LIBERTÉ DE LA PRESSE ET ARTICLE 10 DE LA CEDH
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"Le rôle de la presse est
d'informer pour défendre les droits de l'homme"
Rédigé par Frédéric Fabre docteur en droit.
Article 10 de la Convention
Européenne des droits de l'Homme :
"§1: Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
§2: L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités, peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire".
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- la presse chienne de garde de la démocratie
- l'accès et la protection des sources journalistiques
- la publicité est soumise à l'article 10 de la Convention
- les bonnes moeurs et l'article 10
- Les journalistes doivent être de bonne foi et respecter le secret de l'instruction
- la presse doit respecter la réputation et la vie privée d'autrui
- un chef d'État, un prince, homme politique un juge un policier ou un haut fonctionnaire doit accepter d'être critiqué
Nous pouvons analyser GRATUITEMENT et SANS AUCUN ENGAGEMENT vos griefs pour savoir s'ils sont susceptibles d'être recevables devant le parlement européen, la CEDH, le Haut Commissariat aux droits de l'homme, ou un autre organisme de règlement internationalde l'ONU. Contactez nous à fabre@fbls.net.
Si vos griefs semblent recevables, pour augmenter réellement et concrètement vos chances, vous pouvez nous demander de vous assister pour rédiger votre requête, votre pétition ou votre communication individuelle.
Pour les français, pensez à nous contacter au moins au moment de votre appel, pour assurer l'épuisement des voies de recours et augmenter vos chances de réussite, devant les juridictions françaises ou internationales.
MOTIVATIONS REMARQUABLES DE LA CEDH
KAPMAZ et autres c. TURQUIE du 7 janvier 2020 requête n° 55760/11
"37. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en adoptant une mesure de saisie, de retrait et d’interdiction des exemplaires du périodique des requérants, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit des intéressés à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis."
AYDOĞAN ET DARA RADYO TELEVİZYON YAYINCILIK ANONİM ŞİRKETİ c. TURQUIE du 13 février 2018 requêtes 12261/06
53. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par jurisprudence concernant l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
LA PRESSE CHIENNE DE GARDE DE LA DÉMOCRATIE
En matière de presse, la Cour constate que dans les Etats européens, il y a bien des ingérences prévues par la loi dans un but légitime.
En revanche "la nécessité dans une société démocratique" se heurte au droit de la presse d'informer librement le public. Ce droit fait pencher la balance à son avantage. Les "nécessités d'être informé s'impose dans une société démocratique".
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- LE DROIT DU PUBLIC D'ÊTRE INFORMÉ FACE AU DROIT DES INDIVIDUS ET DE L'ÉTAT
- UN TABOU FRANÇAIS : LES RÉSEAUX DJIHADISTES AVANT "JE SUIS CHARLIE"
- UN TABOU SUISSE : PROTÉGER LA RÉPUTATION DES BANQUES
- UN TABOU LUXEMBOURGEOIS : LA PLACE FINANCIÈRE BLANCHIT L'ARGENT SALE
- METTRE OU MENACER DE METTRE EN PRISON UN JOURNALISTE POUR QU'IL SE TAISE EST UNE VIOLATION
- LES SANCTIONS NE DOIVENT PAS ÊTRE TROP GRAVES POUR NE PAS DISSUADER LES JOURNALISTES DE TRAVAILLER
DROIT DU PUBLIC D'ÊTRE INFORMÉ FACE AU DROIT DES INDIVIDUS ET DE L'ÉTAT
ASSOCIATION OF INVESTIGATIVE REPORTERS AND EDITORIAL
SECURITY OF MOLDOVA AND SANDUȚA v. THE REPUBLIC OF MOLDOVA
du 12 octobre 2021
Art 10 L’affaire concerne une procédure en diffamation engagée contre les requérants, une ONG et un journaliste, pour leur article faisant état du financement présumé du parti socialiste moldave par une société offshore ayant des liens avec la Russie avant la tenue des élections présidentielles de 2016. Le dirigeant du parti socialiste, Igor Dodon, fut élu président de la Moldova lors de ces élections. La Cour accepte, aux fins de la présente affaire, que la procédure en révision puis la réouverture de la procédure sur le fond en 2020, rejetant l'action en diffamation contre les requérants, s’analysent en une reconnaissance par les juridictions internes d'une violation de l'article 10 de la Convention. Toutefois, elle estime que les requérants n'ont pas obtenu une réparation suffisante dans le cadre de cette procédure, les juridictions internes n'ayant accordé aucune indemnisation. Elle refuse donc de rejeter la requête pour défaut de qualité de victime, et accorde aux requérants 3 800 euros au titre du dommage moral et des frais et dépens.
FAITS
Les requérants sont Asociația Reporteri de Investigație și Securitate Editorială din Moldova, une organisation non gouvernementale ayant son siège en Moldova, et un journaliste, Iurie Sanduța, un ressortissant moldave, né en 1988 et résidant à Chișinău. En septembre 2016, l'association requérante publia un article signé par Iurie Sanduța intitulé « L'argent de Dodon aux Bahamas ». L'article rapportait qu'une société offshore basée aux Bahamas et ayant des liens avec la Fédération de Russie avait transféré 1,5 million d'euros à une société moldave dirigée par un membre du parti socialiste ayant des liens étroits avec Igor Dodon. Selon l'article, l'argent était arrivé en Moldova quelques mois avant les élections présidentielles de 2016. Un tiers de la somme avait été retiré en espèces pour être distribué à des personnes proches du parti socialiste sous forme de prêts gratuits. Le parti socialiste a ensuite engagé une procédure civile en diffamation contre les requérants, soutenant que si un organe étatique avait constaté des illégalités dans le financement du parti socialiste et de son candidat, M. Dodon aurait été interdit de participation aux élections présidentielles. Les requérants ont fait valoir qu'ils avaient simplement présenté des preuves que 1,5 million d'euros avaient été transférés d'une société offshore à une société moldave et que l'argent avait été remis à différents membres et partisans du parti socialiste. Dans un jugement du 21 décembre 2017, le tribunal de district de Centru a donné raison au parti socialiste. Il a considéré que l'article avait été diffamatoire car aucun organe d'État n'avait constaté que le parti socialiste avait reçu des fonds de l'étranger. Les requérants ont été condamnés à publier une rétractation admettant que l'article était faux et à payer les frais et dépenses du plaignant (s'élevant à environ 10 EUR). Tous les recours ultérieurs ont été infructueux. Après que la Cour européenne a notifié la présente requête au gouvernement moldave, l'agent du gouvernement a déposé une demande de révision en 2018 auprès de la Cour d'appel. Cette juridiction, finalement en 2020, a fait droit à cette demande et les jugements déclarant les requérants coupables de diffamation ont été annulés.
ARTICLE 10
La Cour rejette l'argument du Gouvernement selon lequel les requérants ont perdu leur statut de victime en raison de l'issue de la procédure de révision. Elle note que ni la cour d'appel ni le Gouvernement dans la procédure devant elle n'ont accordé ou proposé d'accorder une quelconque indemnisation aux requérants, contrairement à la pratique habituelle dans de nombreuses autres affaires. Elle ne considère donc pas que le rejet de l'action en diffamation ait constitué une réparation suffisante dans le cas des requérants. En outre, la Cour était prête à considérer, aux fins de la présente affaire, que l'issue globale de la procédure de révision et de la réouverture ultérieure de la procédure au fond avait constitué une reconnaissance en substance d'une violation de l'article 10 de la Convention. Au vu de sa propre jurisprudence et constatant que les juridictions internes, dans la procédure initiale, n’ont pas procédé à une mise en balance appropriée, la Cour ne voit aucune raison de s'écarter de la conclusion ci-dessus et n'estime pas nécessaire de réexaminer le bien-fondé de ce grief. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l'article 10 de la Convention, les requérants ayant été jugés responsables de diffamation envers le parti socialiste moldave .
Dareskizb Ltd c. Arménie du 21 septembre 2021 requête n o 61737/08
Violation de l’article 10 (liberté d'expression) de la Convention européenne des droits de l’homme, et Violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable). Interdiction par le gouvernement de la publication du journal Haykakan Zhamanak pendant l'état d'urgence, les tribunaux se déclarent incompétents
L’affaire concerne les actions des autorités de l'Etat pendant l'état d'urgence qui a suivi l'élection présidentielle de 2008, au cours duquel la société requérante a été empêchée de publier son journal, Haykakan Zhamanak. Elle concerne également les procédures judiciaires qui ont suivi. La Cour estime, en particulier, que cette interdiction de publication n'avait d'autre but que de limiter les critiques à l'égard du gouvernement et qu'elle allait donc à l'encontre de l'essence même du droit à la liberté d'expression tel que protégé par la Convention. Elle estime, en outre, que le refus du tribunal administratif de connaître de l'affaire de la société requérante, en invoquant des questions de compétence, a spécifiquement privé la société requérante de l'accès à un tribunal.
FAITS
La requérante, Dareskizb Ltd, est une société arménienne fondée en 1999 et ayant son siège social à Erevan. À l'époque des faits, la société requérante publiait Haykakan Zhamanak (« Armenian Times »), un quotidien proche de l'opposition politique de l'époque. Avant l'annonce des résultats de l'élection présidentielle de 2008, le candidat de l'opposition, M. Levon Ter-Petrosyan, a appelé ses partisans à se rassembler sur la place de la Liberté, dans le centre d'Erevan. Des milliers de personnes sont venues, installant un camp semi-permanent. Après neuf jours de manifestations, la place a été évacuée, apparemment sans avertissement, et fermée. La manifestation s'est déplacée vers le quartier de l'ambassade de France et de la mairie, à environ 2 km de là. De violents affrontements eurent lieu avec les forces de l'ordre, faisant dix morts et des dizaines de blessés parmi les civils et les policiers. Pour la société requérante, il s'agissait d'une tentative d'écraser une contestation susceptible d'apporter un changement ; pour le gouvernement, il s'agissait d'un désordre de masse.
L'état d'urgence
Le 1 er mars 2008, l'état d'urgence a été déclaré par le président Robert Kocharyan. Des restrictions, entre autres mesures, ont été imposées aux médias. L'état d'urgence a duré 20 jours. L'ordre a finalement été rétabli. Pendant l'état d'urgence, dans la nuit du 3 au 4 mars, des agents de la sécurité nationale ont empêché l'impression de Haykakan Zhamanak. Aucune raison n'a été donnée. Aucune autre tentative n'a été faite pour publier le journal jusqu'au 13 mars 2008, date à laquelle le président arménien a modifié son décret initial, interdisant ainsi « la publication ou la diffusion par les médias d'informations manifestement fausses ou déstabilisantes sur l'État et les questions internes, ou d'appels à participer à des activités non autorisées (illégales), ainsi que la publication et la diffusion de ces informations et appels par tout autre moyen et sous toute autre forme ». Une tentative de republier l'édition du journal a été faite, mais elle a été empêchée par des agents de la sécurité nationale. Le 21 mars 2008, la publication du journal a repris après la levée de l'état d'urgence. En avril de la même année, la société requérante a saisi le tribunal pour se plaindre des actions des agents de la sécurité nationale et pour faire annuler les dispositions d'habilitation – en particulier le décret présidentiel – relatives à l'interdiction de publication en raison de prétendues contradictions avec la Convention, la loi sur les instruments juridiques et la loi sur les médias. Elle a également réclamé un préjudice pécuniaire. Le tribunal administratif s'est déclaré incompétent pour connaître de l'affaire de la société requérante. Un appel ultérieur sur des points de droit a été déclaré irrecevable comme mal fondé par un collège de trois juges, au lieu des cinq habituels. La Cour constitutionnelle a d'abord jugé que la société requérante n'avait pas qualité pour se pourvoir devant elle, puis a refusé d'examiner le recours de la société requérante devant le président de cette juridiction. La Cour a déclaré que seuls certains individus ou groupes nommés pouvaient contester la constitutionnalité d'un décret présidentiel.
Article 10
La Cour est convaincue que les actions de l'Etat se sont traduites par une ingérence dans les droits de la société requérante, mais elle doit déterminer si cette ingérence était « prévue par la loi », avait des buts légitimes et était « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour rappelle que la démocratie repose sur la liberté d'expression. La société requérante a fait valoir que l'ingérence n'était pas prévue par la loi car le Président arménien n'avait pas le pouvoir constitutionnel de déclarer l'état d'urgence. La Cour note qu'une loi aurait dû être promulguée pour définir ce pouvoir. Elle déclare également que l'ingérence avait pour but légitime de prévenir les troubles. La Cour note que la publication du journal a été interdite bien que son contenu ne comprenne pas de discours de haine ou d'incitation à l'agitation. Il apparaît que les restrictions ont été appliquées uniquement parce que Haykakan Zhamanak a critiqué les autorités. Ces restrictions allaient à l'encontre de l'objectif même de l'article 10 et n'étaient pas nécessaires dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de la Convention sous cet article.
Article 6 § 1
Accès à un tribunal
La société requérante soutient qu'elle n'a pas eu la possibilité de contester devant les tribunaux la mesure violant son droit à l'information. La Cour rappelle que l'article 6 § 1 garantit le droit de saisir un tribunal de toute demande relative à des droits et obligations de caractère civil. Toutefois, ce droit n'est pas absolu. La Cour relève que la manière dont le droit interne relatif à la conformité des décrets présidentiels au droit supérieur a été interprété et appliqué dans le cas de la société requérante, notamment par le tribunal administratif qui a refusé d'examiner la demande de la société requérante, a privé cette dernière de l'accès à un tribunal, en violation de la Convention.
Tribunal établi par la loi
La société requérante a fait valoir que le tribunal administratif, qui avait examiné son recours contre la décision de refus d'admission de sa requête du 17 avril 2008, avait compté un nombre de juges supérieur à celui prévu par la loi (plus précisément les articles 9 et 125 § 1(1) du Code de procédure administrative). Compte tenu des constatations qu'elle a déjà faites sous cet article, la Cour n'a pas jugé nécessaire d'examiner la question de la composition de la formation d'appel.
Öğreten et Kanaat c. Turquie du 18 mai 2021 requêtes nos 42201/17 et 42212/17
Art 10 : Détention provisoire de deux journalistes ayant publié des courriels d’un ministre diffusés sur Wikileaks : plusieurs violations
Art 5 § 1 c) • Détention provisoire irrégulière et arbitraire de deux journalistes sur la base de soupçons non plausibles d’appartenir à des organisations terroristes à raison de leurs activités journalistiques
Art 5 § 4 • Contrôle de la légalité de la détention • Absence d’accès au dossier d’enquête
Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence
L’affaire concerne la détention (de décembre 2016 à décembre 2017) de deux journalistes pour appartenance à des organisations terroristes. Les deux journalistes avaient publié, dans les médias où ils travaillaient, une partie des courriels du ministre turc de l’Énergie de l’époque (M. Berat Albayrak, gendre du président de la République) qui avaient été piratés, puis publiés sur le site Wikileaks en décembre 2016. Les autorités reprochèrent aux deux requérants, mis en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste armée, d’avoir téléchargé les courriels électroniques du ministre concerné, et à M. Kanaat de posséder des rapports d’enquêtes relatifs à l’enquête pénale du « 17, 25 décembre ». Dans son arrêt de chambre1 , rendu ce jour dans l’affaire Öğreten et Kanaat c. Turquie (requêtes n os 42201/17 et 42212/17), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu : Violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention européenne des droits de l’homme : la Cour juge que les faits reprochés aux requérants étaient liés à l’exercice par eux de leurs droits découlant de la Convention, notamment de leur liberté d’expression. Leur détention n’était pas fondée sur des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction. En outre, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire. Pour la Cour, il n’y a aucun doute que le téléchargement desdits courriels et le fait de publier un article sur ceux-ci sont protégés par la liberté de la presse. Violation de l’article 5 § 4 (impossibilité d’accéder au dossier d’enquête) : la Cour estime, en l’espèce, que ni les requérants ni leurs avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire des intéressés. En effet, ils n’ont pas eu accès à des preuves essentielles, en l’occurrence les rapports relatifs au contenu des matériels informatiques, ayant servi à fonder leur placement en détention provisoire jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation. Violation de l’article 10 (liberté d’expression) : la Cour juge que les requérants ont été privés de leur liberté en raison de leurs activités journalistiques, et que l’ingérence dans leur droit à la liberté d’expression n’était pas prévue par la loi puisqu’il n’y avait pas de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction. La Cour précise aussi que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure conduisant à la privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.
FAITS
Les requérants, Tunca İlker Öğreten et Mahir Kanaat, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1981 et 1978. Ils résident à Istanbul (Turquie). Ils sont des journalistes connus pour leurs points de vue critiques concernant les politiques du gouvernement. Avant leur arrestation, M. Öğreten travaillait pour www.diken.com.tr, un portail d’actualité sur Internet, et M. Kanaat travaillait pour le quotidien national Birgün. En 2016, un groupe dénommé « RedHack » annonça qu’il détenait les courriels personnels du ministre turc de l’Énergie de l’époque, M. Berat Albayrak, qui est également le gendre du président de la République. En décembre 2016, le site Wikileaks publia plus de 50 000 courriels présentés comme ayant été envoyés depuis l’adresse du ministre en question, couvrant une période allant de 2000 à 2016. Les requérants publièrent une partie de ces courriels dans les organes des médias où ils travaillaient. La même année, le parquet d’Istanbul engagea une enquête pénale concernant ces faits et ordonna le placement en garde à vue des requérants. Un juge de paix ordonna l’application de la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête des soupçonnés et de leurs avocats. Des perquisitions furent menées aux domiciles des requérants et leurs matériels informatiques furent saisis. Soupçonnés d’appartenance à une organisation terroriste, les requérants furent placés en garde à vue en décembre 2016, puis en détention provisoire en janvier 2017. Un acte d’accusation fut déposé devant une cour d’assises d’Istanbul à leur encontre en juin 2017. Les requérants furent remis en liberté en décembre 2017, à l’issue d’une audience tenue devant la cour d’assises. La procédure pénale engagée contre eux est toujours pendante devant cette instance. Leurs recours individuels devant la Cour constitutionnelle furent rejetés à différentes dates. Les actions en indemnisation qu’ils ont introduites devant les juridictions internes sont encore pendantes.
Article 5 §§ 1 et 3 (droit à la liberté et à la sûreté)
Les requérants ont été placés en garde à vue, le 25 décembre 2016, dans le cadre d’une enquête pénale menée dans le contexte du piratage des courriels personnels du ministre turc de l’Énergie de l’époque. Le 17 janvier 2017, le juge de paix d’Istanbul a ordonné leur mise en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste armée en s’appuyant uniquement sur certains rapports relatifs au contenu des matériels informatiques des requérants, mais il n’a pas cité le contenu de ceux-ci. Il a simplement fait référence à l’existence de ces rapports. Pour la Cour, une telle référence vague et générale aux pièces du dossier ne saurait être considérée comme suffisante pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de base à la mise en détention provisoire des requérants, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur les intéressés ou d’autres types d’éléments et de faits vérifiables.
Ceci dit, à supposer même que les rapports en question démontraient, comme l’a indiqué la Cour constitutionnelle, que les deux requérants avaient téléchargé les courriels électroniques du ministre concerné et que M. Kanaat possédait en outre les rapports d’enquêtes relatifs à l’enquête pénale dite « 17-25 décembre », aux yeux de la Cour, ceux-ci ne sauraient convaincre un observateur objectif que les intéressés ont pu commettre une infraction aussi grave que l’appartenance à une organisation terroriste pour laquelle ils ont été placés en détention provisoire, à moins que d’autres motifs et éléments de preuve justifiant leur privation de liberté ne soient présentés.
En effet, les requérants ont été placés en détention provisoire parce qu’ils avaient téléchargés les courriels piratés du ministre turc de l’Énergie de l’époque, afin de publier un article sur ceux-ci.
Pour la Cour, il n’y a aucun doute que le téléchargement en question et le fait de publier un article sur ces courriels sont protégés par la liberté de la presse des requérants et ils sont impropres à convaincre un observateur objectif que les intéressés ont pu commettre l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste.
En outre, il a été allégué que M. Kanaat possédait les originaux des rapports d’enquête relatifs à une enquête pénale portant sur les allégations de corruption des milieux gouvernementaux (« 17-25 décembre »), que le Gouvernement qualifie de complot et de tentative de coup d’État judiciaire. M. Kanaat argue qu’il a téléchargé ce document sur Internet à partir d’une source publique et qu’il ne s’agissait pas de la copie originelle. Il conteste donc l’authenticité des rapports d’enquête en question. Or, les juridictions nationales ne semblent pas avoir cherché à vérifier l’authenticité des rapports d’enquête, et le Gouvernement n’a pu fournir aucun élément de preuve propre à réfuter l’argument présenté par M. Kanaat à ce sujet.
Compte tenu des doutes relatifs à leur authenticité, la Cour estime que le document en question ne saurait fournir la base qui permettrait à un observateur objectif de conclure que des soupçons raisonnables étayaient les accusations portées contre M. Kanaat. Par conséquent, la Cour estime que les faits reprochés aux deux requérants étaient liés à l’exercice par eux de leurs droits découlant de la Convention, notamment de son article 10 (liberté d’expression).
Aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention des requérants n’ont été exposés ou présentés durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure privative de liberté à l’encontre des intéressés. Ainsi, au moment du placement en détention provisoire des requérants, il n’existait aucun fait ni aucun renseignement permettant de convaincre un observateur objectif que les intéressés auraient pu avoir commis les infractions reprochées. Dans ces conditions, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire.
Quant à l’article 15 de la Convention, la Cour note qu’aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer en l’espèce.
Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis une infraction pénale. Eu égard à cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons données par les juridictions internes pour justifier la détention des requérants étaient fondées sur des motifs pertinents et suffisants comme l’exige l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention.
Article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de sa détention : grief portant sur l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête)
Le 24 décembre 2016, le juge de paix d’Istanbul a décidé de limiter l’accès des requérants et de leurs avocats au dossier d’enquête. En conséquence, les requérants et leurs avocats n’ont pas pu voir les éléments de preuve, notamment les rapports relatifs au contenu des matériels informatiques, ayant servi à fonder le placement en détention provisoire des intéressés jusqu’au 23 juin 2017, date du dépôt de l’acte d’accusation. Or, il existait en l’espèce des preuves essentielles, comme les rapports mentionnés, qui pouvaient permettre aux requérants de contester la légalité de leur détention provisoire.
Par conséquent, la Cour estime que ni les requérants ni leurs avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire des intéressés.
En ce qui concerne l’article 15 de la Convention et la dérogation de la Turquie, la Cour rappelle que la décision relative à la restriction d’accéder au dossier d’enquête était fondée sur l’article 153 du code de procédure pénale (CPP) et qu’elle a été ordonnée pendant l’état d’urgence. La Cour a dès lors des doutes qu’il s’agissait d’une mesure prise pour déroger à la Convention. De plus, la restriction en question a été levée, le 23 juin 2017, avec l’acte d’accusation qui a été déposé alors que l’état d’urgence était toujours en vigueur. La Cour estime que, même dans le cadre de l’état d’urgence, le principe fondamental de la prééminence du droit doit prévaloir. Elle considère donc que cette restriction ne se justifie aucunement au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence et qu’une telle interprétation réduirait à néant les garanties prévues par l’article 5 de la Convention.
En conclusion, l’impossibilité pour les requérants d’accéder au dossier d’enquête ne peut passer pour compatible avec les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.
Article 10 (liberté d’expression)
La Cour note que les requérants ont fait l’objet de poursuites pénales parce qu’ils étaient soupçonnés d’appartenir à des organisations terroristes, et ce principalement à raison de leurs activités journalistiques. Dans le cadre de la procédure pénale, les intéressés ont été privés de leur liberté du 25 décembre 2016, date de leur placement en garde à vue, au 6 décembre 2017. La Cour estime que cette privation de liberté constitue une contrainte réelle et effective et s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression. Elle note aussi que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, la Cour rappelle avoir conclu que la détention des requérants n’était pas fondée sur des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction et qu’il y avait donc eu violation de leur droit à la liberté et à la sûreté. Elle a aussi estimé que l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire. La Cour rappelle en outre que l’article 5 § 1 de la Convention contient une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs. De plus, s’agissant de la prévisibilité de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, réprimée par l’article 314 § 2 du code pénal, la Cour rappelle avoir récemment conclu dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2)2 que l’interprétation aussi large d’une disposition de droit pénal ne pouvait être justifiée lorsqu’elle entraînait l’assimilation de l’exercice du droit à la liberté d’expression au fait d’appartenir à une organisation terroriste armée, en l’absence de tout élément de preuve concret d’un tel lien. Pour la Cour, cette considération est également valable concernant la détention provisoire de MM. Öğreten et Kanaat qui ont été privés de leur liberté en raison de leurs activités journalistiques. Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés des requérants n’était pas prévue par la loi. La Cour précise aussi que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure conduisant à la privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence. Elle estime en outre que ses conclusions relatives à l’application de l’article 15 de la Convention valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION
79. La Cour rappelle que le premier volet de l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention dans le cadre d’une procédure pénale qu’en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction. La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (voir Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 314, avec d’autres références).
80. Cela étant, l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (voir Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 315, avec d’autres références).
81. En règle générale, les problèmes liés à la « plausibilité des soupçons » se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits. Outre l’aspect factuel, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) exige que les faits évoqués puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections de la législation traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (ibidem, § 317, avec d’autres références)
82. En outre, les faits reprochés eux‑mêmes ne doivent pas apparaître avoir été liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (ibidem, § 318).
83. La Cour rappelle que, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, elle doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. À cet égard, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (ibidem, § 319).
84. Si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (ibidem, § 320).
85. En l’espèce, la tâche de la Cour consiste à vérifier s’il existait au moment de la mise en détention des requérants des éléments suffisants pour convaincre un observateur objectif que les intéressés pouvaient avoir commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste qui leur était reprochée. Pour ce faire, il convient d’apprécier si cette mesure était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente et qui ont été portés à l’examen des autorités judiciaires ayant ordonné ladite mesure.
86. En l’occurrence, la Cour observe que, le 25 décembre 2016, les requérants ont été placés en garde à vue dans le cadre d’une enquête pénale menée dans le contexte du piratage des courriels personnels du ministre turc de l’Énergie de l’époque. Le 17 janvier 2017, le juge de paix d’Istanbul a ordonné la mise en détention provisoire des intéressés, eu égard : à l’existence de forts soupçons pesant sur les requérants ; à la nature de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste et le fait que celle-ci figurait parmi les infractions « cataloguées » ; aux rapports relatifs au contenu des matériels informatiques des intéressés, dont le contenu n’est pas cité dans la décision ; au risque de fuite ; à l’état et le risque de détérioration des éléments de preuve ; et au risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes (voir le paragraphe 20 ci-dessus).
87. La Cour relève que, appelée à examiner la légalité de la détention provisoire des requérants, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il y avait des éléments suffisants pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par les intéressés. Pour ce faire, la haute juridiction constitutionnelle a d’abord indiqué que dans l’ordonnance du 17 janvier 2017 relative au placement en détention provisoire des requérants, le juge de paix avait fait référence aux matériaux informatiques saisis des intéressés. S’agissant du deuxième requérant, elle a constaté que la détention de celui-ci était également fondée sur un rapport relatif à l’examen des comptes de réseaux sociaux de l’intéressé. Selon la haute juridiction, ces faits démontraient que la détention des requérants était fondée sur des éléments de preuve indiquant de forts soupçons de commission d’une infraction par les intéressés. Ensuite, elle a examiné les éléments de preuve présentés par le procureur de la République dans l’acte d’accusation. Eu égard au fait que les intéressés étaient prétendument en lien avec le groupe RedHack, lequel avait piraté les courriels électroniques du ministre de l’Energie de l’époque, au fait que le premier requérant avait téléchargé une copie des courriels en question et que le deuxième requérant possédait les rapports d’enquêtes relatifs à l’opération du « 17‑25 décembre », elle estima qu’il n’était pas dénué de fondement ou arbitraire de conclure qu’il y avait suffisamment de données pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par les requérants.
88. La Cour relève qu’en l’occurrence le juge de paix d’Istanbul s’est appuyé uniquement sur certains rapports relatifs au contenu des matériels informatiques des requérants, mais il n’a pas cité le contenu de ceux-ci. Il a simplement fait référence à l’existence de ces rapports. Pour la Cour, une telle référence vague et générale aux pièces du dossier ne saurait être considérée comme suffisante pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de base à la mise en détention provisoire des requérants, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur les intéressés ou d’autres types d’éléments et de faits vérifiables (Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 142, 16 avril 2019).
89. Ceci dit, à supposer même que les rapports en question démontraient, comme l’a indiqué la Cour constitutionnelle, que les requérants avaient téléchargé les courriels électroniques du ministre concerné et que le deuxième requérant possédait les rapports d’enquêtes relatifs à l’enquête pénale dite « 17‑25 décembre », aux yeux de la Cour, ceux-ci ne sauraient convaincre un observateur objectif que les intéressés ont pu commettre une infraction aussi grave que l’appartenance à une organisation terroriste pour laquelle ils ont été placés en détention provisoire, à moins que d’autres motifs et éléments de preuve justifiant leur privation de liberté ne soient présentés.
90. S’agissant d’abord de la première allégation, les requérants ont été placés en détention provisoire parce qu’ils avaient téléchargés les courriels piratés du ministre turc de l’Énergie de l’époque, afin de publier un article sur ceux-ci. Pour la Cour, il n’y a aucun doute que le téléchargement en question et le fait de publier un article sur ces courriels sont protégés par la liberté de la presse des requérants et ils sont impropres à convaincre un observateur objectif que les intéressés ont pu commettre l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste.
91. Quant à la deuxième allégation, qui ne concerne que le deuxième requérant, celui-ci est placé en détention provisoire parce qu’il possédait les originaux des rapports d’enquête relatifs à une enquête pénale portant sur les allégations de corruption des milieux gouvernementaux, que le Gouvernement qualifie de complot et de tentative de coup d’État judiciaire. Or, ce requérant argue qu’il a téléchargé ce document sur Internet à partir d’une source publique et qu’il ne s’agissait pas de la copie originelle. Il conteste donc l’authenticité des rapports d’enquête en question. Selon lui, les autorités judiciaires ont ordonné son placement en détention provisoire sans tenir compte de ses allégations et en agissant de mauvaise foi. La Cour rappelle que, lorsqu’un accusé met en cause l’authenticité d’un élément de preuve sur la base duquel il est placé en détention provisoire, les autorités judiciaires ont l’obligation de démontrer leur crédibilité (Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 43, CEDH 2002‑IX). Cela est d’autant plus vrai quand il s’agit de prolonger la détention provisoire d’une personne sur le fondement de tels éléments de preuve. Or, en l’occurrence, les juridictions nationales ne semblent pas avoir cherché à vérifier l’authenticité des rapports d’enquête. Par ailleurs, le Gouvernement n’a pu fournir aucun élément de preuve propre à réfuter l’argument présenté par le requérant à ce sujet. Compte tenu des doutes relatifs à leur authenticité, la Cour estime que le document en question ne saurait fournir la base qui permettrait à un observateur objectif de conclure que des soupçons raisonnables étayaient les accusations portées contre le deuxième requérant (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, §§ 335-336).
92. Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime que les faits reprochés aux requérants étaient donc liés à l’exercice par eux de leurs droits découlant de la Convention, notamment de son article 10. Dans ce contexte, la Cour rappelle que la notion de « soupçons raisonnables » ne saurait être interprétée de manière à porter atteinte au droit de la liberté d’expression des requérants tel que garanti par l’article 10 de la Convention (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 328). Elle relève qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention des requérants n’ont été exposés ou présentés durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure privative de liberté à l’encontre des intéressés. En conséquence, elle estime que, au moment du placement en détention provisoire des requérants, il n’existait aucun fait ni aucun renseignement propres à convaincre un observateur objectif que les intéressés auraient pu avoir commis les infractions reprochées. Dans ces conditions, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire.
93. Quant à l’article 15 de la Convention et à la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la République de Turquie, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, en l’espèce, c’est en application de l’article 100 du CPP que les requérants ont été placés en détention provisoire. Il convient notamment d’observer que cette disposition, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Ainsi, les détentions provisoires dénoncées par les requérants ont été prises sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, elles ne sauraient être considérées comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 158, 10 décembre 2019).
94. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis une infraction pénale.
95. Eu égard à cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons données par les juridictions internes pour justifier la détention des requérants étaient fondées sur des motifs pertinents et suffisants comme l’exige l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention (voir, dans le même sens, Şahin Alpay, précité, § 122).
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE IMPOSSIBILITÉ D’ACCÉDER AU DOSSIER D’ENQUÊTE
100. La Cour rappelle que les principes généraux applicables concernant l’accès d’un détenu à son dossier d’enquête ont été élaborés par la Cour dans son arrêt A. et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 3455/05, §§ 202-211, CEDH 2009). La Cour a par la suite appliqué cette jurisprudence dans de nombreuses affaires, tels que Piechowicz c. Pologne (no 20071/07, §§ 203-204, 17 avril 2012), Ovsjannikov c. Estonie (no 1346/12, §§ 72-78, 20 février 2014) et plus récemment dans une affaire dirigée contre la Turquie, à savoir Ragıp Zarakolu c. Turquie (no 15064/12, §§ 57-62, 15 septembre 2020).
101. Dans ce contexte, la Cour estime utile de rappeler qu’une procédure menée au titre de l’article 5 § 4 de la Convention doit être contradictoire et garantir dans tous les cas l’« égalité des armes » entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue (voir, notamment, Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009 et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 204). L’égalité des armes n’est pas assurée si la personne détenue et/ou son avocat se voient refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de l’intéressé (voir, notamment,Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001‑I, Piechowicz, précité, § 203, et Ovsjannikov, précité, § 72). Cela étant, la Cour a considéré qu’il pouvait parfois se révéler nécessaire, au nom de l’intérêt public, de dissimuler certaines preuves à la défense. À ce titre, toute restriction au droit d’un détenu ou de son avocat d’accéder à son dossier d’instruction doit être strictement nécessaire à la lumière d’objectifs d’ordre public importants (Piechowicz, précité, § 203, et Ovsjannikov, précité, § 73). Si un intérêt public important est suffisamment démontré, la Cour va alors rechercher si toutes les difficultés causées à la défense par une limitation de ses droits ont été suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 205).
102. La Cour observe que, dans un certain nombre d’affaires contre la Turquie, elle a trouvé une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la limitation de l’accès aux pièces des dossiers (voir, notamment, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 83-86, 8 juillet 2014 ; Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 72-75, 8 juillet 2014 ; Mustafa Avci c.Turquie, no 39322/12, § 92, 23 mai 2017 ; Ragıp Zarakolu, précité, §§ 57-62).
103. Par contre, elle n’a pas trouvé une violation de l’article 5 § 4 de la Convention dans d’autres affaires, bien qu’il y ait eu une restriction empêchant les requérants l’accès aux pièces du dossier (voir, notamment, Ceviz c. Turquie, no 8140/08, §§ 41-44, 17 juillet 2012, Gamze Uludağ c. Turquie, no 21292/07, §§ 41-43, 10 décembre 2013, Karaosmanoğlu et Özden c. Turquie, no 4807/08, §§ 73-75, 17 juin 2014, Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, §§ 65-67, 28 octobre 2014, Ayboğa et autres c. Turquie, no 35302/08, §§ 16-18, 21 juin 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 147-150). Dans ces affaires, la Cour est parvenue à cette conclusion sur la base d’une appréciation concrète des faits. Elle a en effet estimé que les requérants avaient une connaissance suffisante des éléments de preuve qui étaient essentiels pour contester la légalité de leur privation de liberté.
104. En l’occurrence, le 24 décembre 2016, le juge de paix d’Istanbul a décidé de limiter l’accès des requérants et de leurs avocats au dossier d’enquête. Le recours formé par les requérants contre cette décision a été également rejeté. En conséquence, les requérants et leurs avocats n’ont pas pu voir les éléments de preuve, notamment les rapports relatifs au contenu des matériels informatiques, ayant servi à fonder le placement en détention provisoire des intéressés jusqu’au 23 juin 2017, date du dépôt de l’acte d’accusation. À ce titre, les circonstances des présentes affaires se distinguent des affaires citées au paragraphe 103 ci-dessus dans la mesure où il existait des preuves essentielles, comme les rapports mentionnés, qui pouvaient permettre aux requérants de contester la légalité de leur détention provisoire. Toutefois, ni les requérants et ni leurs représentants n’ont pas pu avoir accès à ces éléments de preuve.
105. Par conséquent, la Cour estime que dans les circonstances de la présente affaire ni les requérants ni leurs avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire des intéressés.
106. En ce qui concerne l’article 15 de la Convention et la dérogation de la Turquie, la Cour rappelle que la décision relative à la restriction d’accéder au dossier d’enquête était fondée sur l’article 153 du CPP et elle a été ordonnée pendant l’état d’urgence. Elle a dès lors des doutes qu’il s’agissait d’une mesure prise pour déroger à la Convention. De plus, la restriction en question a été levée, le 23 juin 2017, avec l’acte d’accusation qui a été déposé alors que l’état d’urgence était toujours en vigueur. La Cour estime que, même dans le cadre de l’état d’urgence, le principe fondamental de la prééminence du droit doit prévaloir. Elle considère donc que cette restriction ne se justifie aucunement au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence et qu’une telle interprétation réduirait à néant les garanties prévues par l’article 5 de la Convention (Baş c. Turquie, no 66448/17, § 160, 3 mars 2020).
107. En conclusion, l’impossibilité pour les requérants d’accéder au dossier d’enquête ne peut passer pour compatible avec les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
110. La Cour rappelle les principes pertinents découlant de sa jurisprudence relativement à l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans son arrêt Ilnseher c. Allemagne ([GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 251-256, 4 décembre 2018). Elle se réfère également à ses conclusions dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-167) et Şahin Alpay (précité, §§ 133‑139), concernant la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle turque à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
111. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont saisi la Cour constitutionnelle le 6 mars 2017 et qu’ils ont été mis en liberté provisoire le 6 décembre 2017. Leur mise en liberté provisoire a mis fin à la violation alléguée de l’article 5 § 4 à raison d’une absence d’examen à bref délai par la Cour constitutionnelle de leurs recours concernant la légalité de leur détention provisoire (Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 85, 6 décembre 2011, et les références qui y sont citées). La Cour est donc invitée à examiner dans la présente affaire le grief des requérants tiré du respect de l’exigence de bref délai au sens de l’article 5 § 4 dans la procédure constitutionnelle pour autant qu’il concerne la période comprise entre la date du dépôt des recours constitutionnels et celle de la remise en liberté des intéressés.
112. Dans ses arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-163) et Şahin Alpay (précité, §§ 133-35), la Cour avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait relevé en outre que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à des intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours. Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prît plus de temps. Cependant, dans les affaires susmentionnées, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours pour la première et seize mois et trois jours pour la deuxième. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours écoulés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de ces affaires, elle n’avait pas conclu à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
113. La Cour relève que cette jurisprudence a par la suite été confirmée par la Grande Chambre dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 368-370).
114. En l’espèce, la Cour note que la période à prendre en considération a duré neuf mois, cette période s’étant également déroulée pendant l’état d’urgence. À ses yeux, le fait que la Cour constitutionnelle n’a rendu ses arrêts que le 30 octobre 2018 (pour le deuxième requérant) et le 20 novembre 2019 (pour le premier requérant), soit environ un an et huit mois et deux ans et neuf mois après le dépôt des recours, n’entre pas en ligne de compte pour le calcul du délai à prendre en considération sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, puisque les requérants avaient déjà été libérés avant ces dates.
115. La Cour estime donc que les conclusions auxquelles elle est parvenue dans les arrêts Mehmet Hasan Altan, Şahin Alpay et Selahattin Demirtaş (no 2) (précités) valent aussi dans le cadre des présentes requêtes. Elle souligne à cet égard que les recours introduits par les requérants devant la Cour constitutionnelle étaient complexes puisqu’il s’agissait de deux affaires soulevant des questions délicates relatives à la mise en détention provisoire de journalistes. Dans ce contexte, elle estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137).
116. Cette conclusion ne signifie toutefois pas que la Cour constitutionnelle ait carte blanche au regard des griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Conformément à l’article 19 de la Convention, la Cour conserve sa compétence de contrôle ultime pour les griefs présentés par d’autres requérants qui se plaignent qu’ils n’ont pas obtenu dans un bref délai, à compter de l’introduction de leur recours individuel devant la Cour constitutionnelle, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention (Mehmet Hasan Altan, précité, § 166).
117. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
129. La Cour rappelle tout d’abord que, selon sa jurisprudence, des justiciables qui n’ont pas encore été condamnés par un arrêt définitif peuvent néanmoins avoir la qualité de victime d’une atteinte à la liberté d’expression lorsqu’ils ont été exposés à certaines circonstances ayant eu un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (voir, entre autres références, Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, § 105, 14 septembre 2010, Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011, et Nedim Şener, précité, § 94).
130. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont fait l’objet de poursuites pénales parce qu’ils étaient soupçonnés d’appartenir aux organisations terroristes DHKP/C et FETÖ/PDY, et ce principalement à raison de leurs activités journalistiques. Dans le cadre de la procédure pénale, les intéressés ont été privés de leur liberté du 25 décembre 2016, date de leur placement en garde à vue, au 6 décembre 2017.
131. La Cour estime que cette privation de liberté constitue une contrainte réelle et effective et s’analyse par conséquent en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık, précité, § 85). Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par les requérants.
132. La Cour rejette donc l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant au grief tiré d’une violation de l’article 10 de la Convention.
133. La Cour rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).
134. La Cour rappelle également que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).
135. En l’occurrence, la Cour note que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle avoir déjà conclu que la détention des requérants n’était pas fondée sur des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 5 § 1 (paragraphe 94 ci-dessus), et avoir estimé que « l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire » (paragraphe 92 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79).
136. De plus, s’agissant de la prévisibilité de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, réprimée par l’article 314 § 2 du code pénal, la Cour rappelle avoir récemment conclu dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 274-280) que l’interprétation aussi large d’une disposition de droit pénal ne pouvait être justifiée lorsqu’elle entraînait l’assimilation de l’exercice du droit à la liberté d’expression au fait d’appartenir à une organisation terroriste armée, en l’absence de tout élément de preuve concret d’un tel lien. Aux yeux de la Cour, cette considération est également valable concernant la détention provisoire des requérants, qui ont été privés de leur liberté en raison de leurs activités journalistiques.
137. Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés des requérants au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée sous l’angle de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, mutatis mutandis, Huseynli et autres c. Azerbaïdjan, nos 67360/11 et 2 autres, §§ 98-101, 11 février 2016, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79). Il n’y a donc pas lieu pour la Cour d’examiner si l’ingérence en cause avait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.
138. La Cour note par ailleurs que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure conduisant à la privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.
139. En ce qui concerne enfin la dérogation de la Turquie, la Cour se réfère à ses constats au paragraphe 93 ci-dessus. En l’absence d’une raison sérieuse pour s’écarter de son appréciation relative à l’application de l’article 15 de la Convention en rapport avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime que ses conclusions valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10.
140. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
Akdeniz et autres c. Turquie du 4 avril 2021 requêtes nos 41139/15 et 41146/15
Violation de l'article 10 : Interdiction de diffuser des informations sur une enquête portant sur des allégations de corruption : violation de la liberté d’expression d’une journaliste
Art 10 • Liberté d’expression • Injonction provisoire, sans base légale claire et prévisible, interdisant toute diffusion d’informations sur une enquête parlementaire
Art 34 • Distinction entre une journaliste, victime, et des universitaires et utilisateurs de médias sociaux, non-victimes, de cette restriction préalable et générale
Il s'agit une injonction provisoire ordonnée par les juridictions nationales, interdisant la diffusion et la publication (par tous moyens de communication) d’informations relatives à une enquête parlementaire qui portait sur des allégations de corruption dirigées contre quatre anciens ministres, et qui avait été déclenchée à la suite d’une opération menée par la police et le parquet d’Istanbul les 17 et 25 décembre 2013. Les requérants, Banu Güven (une journaliste connue), ainsi que Yaman Akdeniz et Kerem Altıparmak (deux universitaires et utilisateurs populaires des plateformes des médias sociaux) demandèrent la levée de l’interdiction en cause, invoquant leur droit à la liberté de communiquer des informations et des idées ainsi que leur droit de recevoir des informations. La Cour constitutionnelle rejeta leur recours, estimant qu’ils n’avaient pas la qualité de victime, n’étant pas directement ou personnellement touchés par la mesure d’injonction. La Cour précise qu’une mesure consistant à interdire la publication et la diffusion d’informations éventuelles par tous les moyens de communication pose en soi une question au regard de la liberté d’expression. Elle déclare, à l’unanimité, la requête de Banu Güven recevable quant au grief tiré de l’article 10 (liberté d’expression). Elle admet que Mme Güven, journaliste et commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé à l’époque des faits, peut légitimement prétendre que la mesure d’interdiction litigieuse a atteint son droit à la liberté d’expression. L’intéressée peut donc prétendre à la qualité de victime. À cet égard, la Cour précise qu’il ne faut pas perdre de vue que la collecte des informations, inhérente à la liberté de la presse, est également considérée comme une démarche préalable essentielle à l’exercice du journalisme ; et que, dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille mesure risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Elle dit ensuite, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention dans le chef de Banu Güven. En effet, l’injonction litigieuse, qui s’analysait en une mesure restrictive préalable et visait à interdire dans l’avenir la diffusion et la publication de toute information, a eu des répercussions importantes dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’expression sur un sujet d’actualité. Cette ingérence a manqué de « base légale » au sens de l’article 10 et n’a donc pas permis à Mme Güven de jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. Enfin, la Cour estime que MM. Akdeniz et Altıparmak n’ont pas démontré en quoi l’interdiction litigieuse les touche directement. Ils n’ont donc pas la qualité de victime en l’espèce. La Cour déclare donc, à la majorité, leur requête irrecevable.
FAITS
Les requérants sont trois ressortissants turcs, Yaman Akdeniz, Kerem Altıparmak et Banu Güven. Ils sont nés respectivement en 1968, 1973 et 1969. À l’époque des faits, M. Akdeniz était professeur de droit au sein de la faculté de droit d’une université de Bilgi ; M. Altıparmak était assistant-professeur de droit à la faculté des sciences politiques de l’université d’Ankara et directeur du centre des droits de l’homme auprès de cette université ; et Mme Güven était une journaliste connue qui travaillait pour une chaîne de télévision nationale et privée (IMC TV) en tant que commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé. En mai 2014, à la suite d’une motion déposée par 77 députés, la Grande Assemblée nationale de Turquie décida d’initier une enquête parlementaire et de créer une commission d’enquête parlementaire chargée d’enquêter sur des allégations de corruption visant quatre anciens ministres à a suite d’une opération de grande envergure menée par la police et le parquet d’Istanbul les 17 et 25 décembre 2013. Le Gouvernement fait valoir que cette opération n’était pas une enquête de corruption mais une tentative de coup d’État lancée par les membres de l’organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « FETÖ/PDY2 ». En novembre 2014, le président de la commission saisit le parquet d’Ankara afin d’obtenir une injonction provisoire tendant à interdire la publication et la diffusion, dans la presse écrite, dans les médias audiovisuels et sur Internet, d’informations sur l’enquête parlementaire. Quelques jours plus tard, le juge de paix n o 7 d’Ankara fit droit à cette demande, ordonnant une interdiction de publication et de diffusion au motif que les travaux de la commission étaient confidentiels et que la publication d’informations était susceptible de porter atteinte au secret de l’instruction et à la réputation des personnes concernées. MM. Akdeniz et Altıparmak formèrent opposition contre ladite décision, soutenant que la mesure d’interdiction portait atteinte à leurs droits à la liberté d’expression et à un procès équitable. Leur opposition fut rejetée. En décembre 2014, les trois requérants introduisirent un recours individuel devant la Cour constitutionnelle qui le rejeta, estimant que les demandeurs n’avaient pas la qualité de victime pour pouvoir contester la décision litigieuse dans la mesure où ils n’étaient pas concernés par l’investigation pénale et ils n’étaient ni personnellement ni directement touchés par la mesure.
ARTICLE 10
La nature et la portée de la mesure d’injonction
Le Gouvernement soutient la thèse selon laquelle l’objet de la présente affaire concerne la conduite confidentielle d’une enquête pénale. Il fait valoir que le principe de secret de l’instruction est une règle de droit international et que la mesure litigieuse tendait à assurer le respect de ce principe. Il argue que l’affaire ne porte pas sur une question de la liberté d’expression et de la presse. La Cour souligne que les exigences du secret de l’instruction ne sont pas méconnues de sa jurisprudence. Elle précise ensuite qu’elle ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement. En effet, elle considère qu’une mesure consistant à interdire la publication et la diffusion d’informations éventuelles par tous les moyens de communication pose en soi une question au regard de la liberté d’expression. Elle constate que l’injonction en cause, qui avait une portée très générale et concernait non seulement le matériel imprimé et visuel mais aussi tout type d’information publiée sur Internet, s’analysait en une restriction préalable, adoptée dans le cadre d’une enquête parlementaire, pour prévenir la publication et la diffusion d’informations éventuelles. Elle observe que cette mesure couvrait presque tous les aspects de l’enquête parlementaire en cours. Elle note que le secret de l’instruction en tant que principe applicable à la phase d’enquête n’entraîne pas automatiquement une telle interdiction, mais ce principe impose une obligation générale de ne pas divulguer des faits confidentiels relatifs à une enquête. En effet, en droit turc l’article 285 du code pénal (CP) tend à réprimer ex post facto le fait de violer le secret de l’instruction sans toutefois imposer une interdiction générale de publier le contenu des mesures prises au cours d’une enquête. Ainsi, cet article garantit le droit de publier des informations sur une enquête pénale en cours, en respectant les limites du droit à la liberté de communiquer des informations.
Les conséquences de la mesure d’injonction sur les droits des requérants
Les requérants font valoir qu’en raison de l’interdiction litigieuse ils étaient dans l’impossibilité de communiquer et partager leurs idées ou des informations sur cette enquête d’une ampleur publique considérable et d’une grande actualité. Ils estiment que leur fonction devrait être considérée par la Cour comme celle de « chien de garde public » et qu’elle devrait ainsi reconnaître leur qualité de « victime ». Ils considèrent aussi que leur propre droit de recevoir des informations a été enfreint, dans la mesure où ils étaient empêchés de recevoir des informations.
En ce qui concerne la journaliste Banu Güven, la Cour peut admettre que son droit à la liberté de communiquer des informations et des idées a été touché par la décision litigieuse dans la mesure où elle ne pouvait, ne fût-ce que pendant une période relativement courte, ni publier, ni diffuser d’informations, ni partager ses idées sur un sujet d’actualité qui aurait certainement fait un écho considérable dans l’opinion publique. Pour arriver à cette conclusion, elle accorde notamment du poids au fait que, à l’époque des faits, Mme Güven était commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé dans une chaîne télévisée nationale. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la collecte des informations, inhérente à la liberté de la presse, est également considérée comme une démarche préalable essentielle à l’exercice du journalisme. La Cour a déjà dit à maintes reprises que les obstacles dressés pour restreindre la publication des informations risquent de décourager ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes de mener des investigations sur certains sujets d’intérêt public. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille mesure risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité.
Quant à MM. Akdeniz et Altıparmak, la Cour estime que le seul fait que ces deux requérants – tout comme les autres justiciables en Turquie – subissent les effets indirects de la mesure contestée ne pouvait suffire pour qu’ils se voient reconnaître la qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Certes, compte tenu du fait que la décision d’injonction provisoire visait non seulement les professionnels des médias traditionnels mais aussi les utilisateurs d’Internet, tels que, par exemple, les blogueurs et les utilisateurs populaires des médias sociaux, MM. Akdeniz et Altıparmak peuvent légitiment prétendre avoir subi les effets indirects de la mesure litigieuse. Cependant, la Cour rappelle que des « risques purement hypothétiques » pour un requérant de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention. Or, en l’espèce, pendant la brève période au cours de laquelle la mesure était demeurée en vigueur, il n’a jamais été imposé aux deux requérants de ne pas commenter sur l’enquête en cours par un quelconque moyen de communication, ce qu’ils ne contestent d’ailleurs pas. S’agissant du droit d’accès à l’information, la Cour réitère que les chercheurs universitaires et les auteurs d’ouvrages portant sur des sujets d’intérêt public bénéficient aussi d’un niveau élevé de protection. Par ailleurs, la liberté académique ne se limite pas à la recherche universitaire ou scientifique, mais s’étend également à la liberté des universitaires d’exprimer librement leurs points de vue et leurs opinions, même s’ils sont controversés ou impopulaires, dans les domaines de leur recherche, de leur expertise professionnelle et de leur compétence. Cependant, en l’espèce, les requérants ne se plaignent pas de se voir refuser l’accès à une quelconque information nécessaire. En outre, rien ne donne à penser que la mesure litigieuse ait visé la liberté académique des requérants ou y ait porté atteinte. MM. Akdeniz et Altıparmak se plaignent donc d’une mesure de portée générale qui empêche la presse et les autres médias de communiquer des informations relatives à certains aspects de l’enquête parlementaire. Pour la Cour, le seul fait que MM. Akdeniz et Altıparmak – en leur qualité d’universitaires et utilisateurs populaires des plateformes des médias sociaux – subissent des effets indirects de la mesure en question ne saurait suffire pour les qualifier de « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention. En effet, ces requérants ne démontrent pas en quoi l’interdiction incriminée les touche directement.
Article 10 : liberté d’expression de la requérante, Banu Güven
La Cour précise que l’injonction litigieuse, qui s’analysait en une mesure restrictive préalable et visait à interdire dans l’avenir la diffusion et la publication de toute information, a eu des répercussions importantes dans l’exercice par Mme Güven de son droit à la liberté d’expression sur un sujet d’actualité. Elle observe que la mesure litigieuse ordonnée par le juge de paix d’Ankara avait pour base légale l’article 110 § 2 du Règlement intérieur et l’article 3 § 2 de la loi sur la presse. Elle précise ensuite que la question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, au moment où la mesure litigieuse a été prise, il existait une norme claire et précise de nature à permettre à la requérante de régler leur conduite en la matière.
Elle note à cet égard que par un arrêt du 11 juillet 2019, publié au Journal officiel le 17 septembre 2019, la Cour constitutionnelle a examiné la base légale de la mesure d’interdiction de publication ordonnée par les juges de paix et a conclu à la violation du droit à la liberté d’expression et de la presse au motif que l’ingérence en question ne remplissait pas l’exigence de légalité. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a notamment précisé que « l’article 3 § 2 de la loi [sur la presse] énumère les restrictions préalables à la liberté de la presse. Il n’est pas contesté que cette disposition constitue formellement une loi. Cependant, cet article ne contient aucune disposition autorisant le recours à une mesure d’interdiction de publication en tant que mesure préventive. Par conséquent, lorsqu’une mesure d’interdiction de publication est adoptée dans le cadre d’une procédure pénale, l’on ne saurait dire que les conséquences juridiques des agissements et des faits, ainsi que l’étendue du pouvoir des autorités étaient définies avec un certain degré de certitude. Il en découle que le second paragraphe de l’article 3 de la loi [sur la presse] ne remplissait pas les critères « prévisibilité » et de « clarté » en ce qui concerne la mesure d’interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale (…) ». La Cour constitutionnelle a par ailleurs examiné la question de savoir si l’article 28 § 5 de la Constitution, qui autorise le recours à une interdiction de publication, pouvait constituer la base légale de la mesure litigieuse et elle y a répondu par la négative. Par conséquent, la Cour fait sienne la conclusion de la Cour constitutionnelle quant à la base légale de la mesure litigieuse. Elle estime que, dans ces circonstances, l’ingérence litigieuse a manqué de « base légale » au sens de l’article 10 et n’a pas permis à Mme Güven de jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef de Mme Güven
CEDH
RECEVABILITE
54. La Cour observe qu’à la suite d’une demande formulée par le président de la commission chargée de traiter les allégations de corruption portées contre quatre anciens ministres, le juge de paix no 7 a adopté, le 25 novembre 2014, une injonction tendant à interdire la diffusion et la publication, par tous les moyens de communication, d’informations sur le contenu des renseignements et des documents demandés et obtenus par la commission, et sur les déclarations des personnes entendues par celle-ci. Le recours en opposition formé par les requérants, M. Akdeniz et M. Altıparmak, à cette décision a été rejeté le 15 décembre 2014 par le juge de paix no 8 d’Ankara. Tous les requérants ont ensuite formé un recours devant la Cour constitutionnelle. Celle-ci a déclaré ce recours irrecevable pour absence de qualité de victime.
55. La Cour rappelle d’emblée que la Convention ne reconnaît pas l’actio popularis. S’agissant d’une requête individuelle introduite en application de l’article 34 de la Convention, elle reconnaît, dans sa jurisprudence constante, qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner in abstracto le droit interne (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014). Elle doit en revanche rechercher si un individu a directement subi les effets d’une disposition de droit interne emportant violation de la Convention (Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 115, 4 avril 2018, avec les références citées). Cette condition est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015).
56. La Cour rappelle également que, pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit remplir deux conditions : il doit entrer dans l’une des catégories de demandeurs mentionnées dans cette disposition de la Convention, et doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention. Quant à la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, elle doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI). En effet, par « victime », l’article 34 de la Convention désigne la ou les victimes directes ou indirectes de la violation alléguée. Ainsi, l’article 34 vise non seulement la ou les victimes directes de la violation alléguée, mais encore toute victime indirecte à qui cette violation causerait un préjudice ou qui aurait un intérêt personnel valable à obtenir qu’il y soit mis fin (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 47, CEDH 2013). Ce critère ne saurait être appliqué de façon rigide, mécanique et inflexible (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 25, CEDH 2003-IX). La notion de victime doit comme les autres dispositions de la Convention faire l’objet d’une interprétation évolutive à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui (Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 38, 27 avril 2004).
57. S’agissant des mesures préventives concernant la liberté d’expression, la réponse à la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime d’une mesure d’interdiction générale, telle que la mesure prise en l’espèce, dépend d’une appréciation des circonstances de chaque affaire, en particulier de la nature et de la portée de la mesure litigieuse et de l’ampleur des conséquences pour lui de pareille mesure (voir, mutatis mutandis, Cengiz et autres, précité, § 49). De toute manière, un requérant doit être en mesure de démontrer qu’il est victime de la violation alléguée. Des « risques purement hypothétiques » pour le requérant de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et autres (déc), no 68995/13, § 72, 13 novembre 2019) et pour lui reconnaître la qualité de victime.
a) La nature et la portée de la mesure litigieuse
58. La Cour observe d’emblée que le Gouvernement soutient la thèse selon laquelle l’objet de la présente affaire concerne la conduite confidentielle d’une enquête pénale. Se fondant sur les motifs similaires de la Cour constitutionnelle, il soutient que, dès lors que le principe de secret de l’instruction est une règle de droit international et que la mesure litigieuse tendait selon lui à assurer le respect de ce principe, l’affaire ne porte pas sur une question de la liberté d’expression et de la presse.
59. La Cour souligne que les exigences du secret de l’instruction ne sont pas méconnues de sa jurisprudence. Ces exigences visent non seulement à garantir le droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 51, 29 mars 2016), mais aussi à préserver, sous l’angle de l’article 8, le droit au respect de la vie privée d’un prévenu dans le cadre d’une affaire de violation du secret de l’instruction (Craxi c. Italie (no 2), no 25337/94, § 73, 17 juillet 2003). La Cour a considéré en la matière que les autorités nationales n’étaient pas seulement soumises à une obligation négative de ne pas divulguer sciemment des informations protégées par l’article 8, mais qu’elles devaient également prendre des mesures afin de protéger efficacement le droit d’un prévenu (Bédat, précité, § 76, et, voir aussi, Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224-25, 18 avril 2013). En effet, le secret de l’instruction est en règle générale motivé par les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale (voir, notamment, Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 32, 7 juin 2007).
60. La Cour observe à cet égard que l’article 110 § 2 du Règlement intérieur prévoit la confidentialité des travaux des commissions parlementaires (paragraphe 25 ci-dessus). Par ailleurs, l’article 157 du code de procédure pénale dispose que « (...) les actes de procédure effectués au stade de l’instruction sont secrets » (paragraphe 23 ci-dessus). En outre, en vertu de l’article 285 du code pénal, une violation du secret de l’enquête pourrait constituer une infraction pénale (paragraphe 22 ci-dessus).
61. Cependant, pour les motifs exposés ci-dessous, la Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’affaire ne porte pas sur la liberté d’expression et de la presse, étant donné que la mesure litigieuse assure le respect du principe de secret de l’instruction. En effet, cet argument est fondé sur la considération de la Cour constitutionnelle, développée par celle-ci dans son arrêt Mahmut Tanal et autres précitée, selon laquelle la mesure litigieuse « consiste à réitérer les dispositions législatives et celles du Règlement de l’Assemblée relatives au secret de l’enquête et ne contient aucune nouveauté » (paragraphe 14 ci-dessus).
62. Tout d’abord, la Cour considère qu’une mesure consistant à interdire la publication et la diffusion d’informations éventuelles par tous les moyens de communication pose en soi une question au regard de la liberté d’expression. Elle constate à cet égard que l’injonction en cause, qui avait une portée très générale et concernait non seulement le matériel imprimé et visuel mais aussi tout type d’information publiée sur Internet, s’analysait en une restriction préalable, adoptée dans le cadre d’une enquête parlementaire, pour prévenir la publication et la diffusion d’informations éventuelles.
63. À cet égard, la Cour observe que la décision d’injonction provisoire en question peut être assimilée à une restriction préalable, dans la mesure où elle interdisait la publication de toute information, préjudiciable ou non, sur le « contenu des renseignements et des documents demandés et obtenus par la commission, et sur les déclarations des personnes entendues par la commission en tant que témoins, personnes bien informées, experts ou personnes concernées ». Elle couvrait ainsi presque tous les aspects de l’enquête parlementaire en cours.
Or, le secret de l’instruction en tant que principe applicable à la phase d’enquête n’entraîne pas automatiquement une telle interdiction, mais ce principe impose une obligation générale de ne pas divulguer des faits confidentiels relatifs à une enquête (comparer avec Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, 9 novembre 2006, où une mesure de retrait de la vente et d’interdiction de la diffusion de l’exemplaire d’un magazine comportant des documents couverts par le secret d’une enquête parlementaire a été ordonnée par les juridictions nationales pour préserver le secret d’une enquête parlementaire). À cet égard, il est important de souligner qu’en droit turc, l’article 285 du code pénal tend à réprimer ex post facto le fait de violer le secret de l’instruction sans toutefois imposer une interdiction générale de publier le contenu des mesures prises au cours d’une enquête (comparer avec Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, CEDH 2000-X, où des journalistes avaient été condamnés ex post facto en application d’une loi nationale qui interdisait la publication de toute information, préjudiciable ou non, concernant les procédures ouvertes sur constitution de partie civile). De surcroît, précisant au paragraphe 6 dudit article que « [p]our autant qu’elle respecte les limites du droit à la liberté de communiquer des informations, la publication d’informations sur les actes d’instruction et de procédure pénale ne constitue pas une infraction », l’article 285 garantit donc le droit de publier des informations sur une enquête pénale en cours, en respectant les limites du droit à la liberté de communiquer des informations (paragraphe 22 ci-dessus).
64. De ce fait, l’injonction provisoire en question ne revêt ni la forme d’une « sanction » ex post facto pour la publication d’informations couvertes par le secret de l’instruction (comparer avec Bédat, voir aussi, entre plusieurs autres, Campos Dâmaso c. Portugal, no 17107/05, § 31, 24 avril 2008, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, et A.B. c. Suisse, no 56925/08, § 37, 1er juillet 2014) ni la forme d’un refus des autorités de communiquer une information (comparer avec Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 156).
65. Certes, les circonstances de l’espèce présentent des similitudes avec la mesure d’interdiction prononcée par les juridictions britanniques, visant à publier un article (Sunday Times c. Royaume-Uni ((no 1), 26 avril 1979, série A no 30), et également avec la mesure d’interruption de la diffusion d’un livre prise par le juge des référés (Editions Plon c. France, no 58148/00, CEDH 2004-IV). La présente espèce se distingue cependant des affaires précitées. En effet, alors que, dans les affaires précitées, les injonctions ordonnées par les juges nationaux concernaient des écrits spécifiques dont le contenu était connu, il s’agit en l’espèce d’une mesure générale tendant à interdire la publication et la diffusion dans le futur d’informations éventuelles sur une enquête parlementaire en cours sans viser un quelconque écrit spécifique.
66. À cet égard, la portée de la mesure litigieuse est plutôt comparable à celles examinées dans les arrêts suivants : Çetin et autres c. Turquie (nos 40153/98 et 40160/98, CEDH 2003-III), qui portait sur l’interdiction de la distribution et de l’introduction d’un quotidien, injonction ordonnée par un préfet ; Ürper et autres c. Turquie (nos 14526/07 et 8 autres, 20 octobre 2009) qui concernait la suspension de la publication et de la distribution de certains quotidiens, qui avait été ordonnée par des juridictions nationales pour une période allant de 15 jours à un mois, et Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie (no 28255/07, 8 octobre 2013), qui concernait une injonction d’interdiction de toute nouvelle publication de propos parus dans un quotidien ainsi que de toute information relative à l’action en diffamation qui était en cours. Dans les affaires précitées, comme en l’espèce, les mesures en question visaient des publications devant paraître à des dates ultérieures, dont le contenu n’était pas connu au moment où les injonctions avaient été ordonnées.
b) Les conséquences de la mesure en question sur les droits des requérants
67. La Cour souligne d’emblée que les requérants ne se plaignent pas de se voir refuser l’accès à une quelconque information nécessaire (comparer avec Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 180). Leur grief se rapporte principalement à leur droit à la liberté de communiquer des informations et des idées et ainsi qu’à leur propre droit de recevoir des informations. Il convient à cet égard de souligner qu’il ressort des récents arrêts de la Cour constitutionnelle qui concernaient en partie la mesure litigieuse, l’objet de la présente affaire, que cette juridiction a adopté une interprétation large de la notion de victime et a considéré que les journalistes et les organes de presse, ainsi qu’un membre du parlement pouvaient se prétendre victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, compte tenu notamment du rôle de ces personnes dans un débat public sur les sujets présentant une haute importance pour la société et dans le contrôle de l’opinion publique sur de tels sujets (paragraphe 29 ci-dessus, voir le considérant nos 34-35 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). Les parties pertinentes de l’arrêt de la haute juridiction peuvent se lire comme suit :
« [l]a liberté d’expression qui comprend la liberté de la presse inclut les droits d’exprimer et de commenter les opinions et les convictions, de publier et de diffuser les informations et les critiques par l’intermédiaire des moyens [de communication] tels que des journaux, des revues, des livres (...) il est hors de doute que les demandeurs journalistes, à savoir (...) ont subi une entrave dans l’accomplissement de leur fonction journalistique de recevoir et de communiquer des informations. Par conséquent, il convient d’admettre que ceux-ci ont été personnellement et directement touchés par la mesure d’interdiction de publication [litigieuse] (...). »
68. La Cour note qu’à ce titre, la requérante, Mme Güven, dit qu’elle est, en sa qualité de journaliste, très connue en Turquie, utilisatrice populaire de Twitter et qu’elle travaillait, à l’époque des faits, pour une chaîne de télévision en tant que commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé. Quant aux deux autres requérants, M. Akdeniz et M. Altıparmak, ils soulignent qu’ils sont universitaires, œuvrant dans le domaine de la liberté d’expression, et également utilisateurs populaires des plateformes de médias sociaux, telles que Twitter et Facebook, avec des milliers d’abonnés. Au regard de l’émergence d’un journalisme citoyen, ils disent se servir de divers outils et des plateformes susmentionnées pour partager leurs opinions sur les sujets d’actualité.
69. La Cour considère en effet que, selon les requérants, la mesure litigieuse a enfreint non seulement leur droit à la liberté de communiquer des informations ou des idées mais aussi celui d’en recevoir. À cet égard, les requérants disent en premier lieu qu’en raison de l’interdiction litigieuse ils étaient dans l’impossibilité de communiquer et partager leurs idées ou des informations sur cette enquête d’une ampleur publique considérable et d’une grande actualité. Ils estiment que leur fonction devrait être considérée par la Cour comme celle de « chien de garde public » et ainsi reconnaître leur qualité de « victime ». Ils considèrent en second lieu que leur propre droit de recevoir des informations a été enfreint, dans la mesure où ils étaient empêchés de recevoir des informations fournies par la presse ou d’autres moyens de communication sur l’enquête parlementaire en cours dont la commission traitait des allégations sérieuses de corruption impliquant quatre anciens ministres.
70. À la lumière de la récente jurisprudence de la Cour constitutionnelle (paragraphes 28-29 ci-dessus), la Cour peut admettre que le droit de Mme Güven ‒ qui est journaliste ‒ à la liberté de communiquer des informations et des idées a été touché par la décision litigieuse, dans la mesure où elle ne pouvait, ne fût-ce que pendant une période relativement courte, ni publier, ni diffuser d’informations, ni partager ses idées sur un sujet d’actualité qui aurait certainement fait un écho considérable dans l’opinion publique. Pour arriver à cette conclusion, elle accorde notamment du poids au fait que, à l’époque des faits, Mme Güven était commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé dans une chaîne télévisée nationale (voir paragraphes 2 et 48 ci-dessus). Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la collecte des informations, inhérente à la liberté de la presse, est également considérée comme une démarche préalable essentielle à l’exercice du journalisme (Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 52, 25 avril 2006). La Cour a déjà dit à maintes reprises que les obstacles dressés pour restreindre la publication des informations risquent de décourager ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes de mener des investigations sur certains sujets d’intérêt public (Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, no 37374/05, § 38, 14 avril 2009). Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille mesure risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité (voir, mutatis mutandis, Bédat, précité, § 79).
71. Quant aux deux autres requérants, MM. Akdeniz et Altıparmak, la Cour observe que la situation de ces requérants n’est guère différente de l’affaire Tanrıkulu et autres (décision précitée) où elle n’a pas reconnu la qualité de victime à des lecteurs d’un quotidien visé par une mesure d’interdiction de distribution d’un quotidien. En effet, le seul fait que MM. Akdeniz et Altıparmak – tout comme les autres justiciables en Turquie – subissent les effets indirects de la mesure contestée ne pouvait suffire pour qu’ils se voient reconnaître la qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Certes, dans l’affaire Cengiz et autres précitée, la Cour a admis que, dans les circonstances particulières de cette affaire, la décision ayant ordonné le blocage de l’accès à YouTube a affecté le droit de MM. Akdeniz et Altıparmak de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. Cependant, pour ce faire, elle a pris en considération notamment le fait que ceux-ci étaient usagers actifs de YouTube, qu’ils enseignaient dans différentes universités, qu’ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l’homme, qu’ils accédaient à différents matériaux visuels diffusés par le site en question et qu’ils partageaient leurs travaux par l’intermédiaire de leurs comptes YouTube (ibidem, §§ 50-55). Ces éléments font défaut en l’espèce.
72. Certes, compte tenu du fait que la décision d’injonction provisoire visait non seulement les professionnels des médias traditionnels mais aussi les utilisateurs d’Internet, tels que, par exemple, les blogueurs et les utilisateurs populaires des médias sociaux, MM. Akdeniz et Altıparmak peuvent légitiment prétendre avoir subi les effets indirects de la mesure litigieuse. Cependant, la Cour rappelle que des « risques purement hypothétiques » pour un requérant de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et autres, décision précitée, § 72). Or, en l’espèce, pendant la brève période au cours de laquelle la mesure était demeurée en vigueur, il n’a jamais été imposé aux requérants de ne pas commenter sur l’enquête en cours par un quelconque moyen de communication, ce qu’ils ne contestent d’ailleurs pas. Ils se plaignent donc d’une mesure de portée générale qui empêche la presse et les autres médias de communiquer des informations relatives à certains aspects de l’enquête parlementaire.
73. En outre, MM. Akdeniz et Altıparmak disent être touchés par la mesure en question, en invoquant leur qualité d’universitaire, œuvrant dans le domaine de la liberté d’expression. À cet égard, la Cour rappelle que, s’agissant du droit d’accès à l’information, les chercheurs universitaires et les auteurs d’ouvrages portant sur des sujets d’intérêt public bénéficient aussi d’un niveau élevé de protection (voir Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 168, avec les références qui y sont citées). Par ailleurs, la liberté académique ne se limite pas à la recherche universitaire ou scientifique, mais s’étend également à la liberté des universitaires d’exprimer librement leurs points de vue et leurs opinions, même s’ils sont controversés ou impopulaires, dans les domaines de leur recherche, de leur expertise professionnelle et de leur compétence (Mustafa Erdoğan et autres c. Turquie, nos 346/04 et 39779/04, § 40, 27 mai 2014). Cependant, en l’espèce, comme il a été souligné ci-dessus (paragraphe 67), les requérants ne se plaignent pas de se voir refuser l’accès à une quelconque information nécessaire (voir, a contrario, Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 180). De même, rien ne donne à penser que la mesure litigieuse ait visé la liberté académique des requérants ou y ait porté atteinte. En effet, il n’est pas allégué devant la Cour que MM. Akdeniz et Altıparmak ont été empêchés de publier leurs commentaires ou recherches académiques sur l’enquête en question, en respectant, pendant la brève période en question, les limites imposées par le principe de confidentialité des travaux des commissions parlementaires, une exigence découlant de l’article 110 § 2 du Règlement intérieur (paragraphe 25 ci-dessus).
74. La Cour rappelle par ailleurs que, selon sa jurisprudence établie, pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Senator Lines GmbH c. l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la Finlande, la France, l’Allemagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, l’Espagne, la Suède et le Royaume‑Uni (déc.) [GC], no 56672/00, CEDH 2004‑IV; voir également, Monnat c. Suisse, no 73604/01, §§ 31-32, CEDH 2006‑X). Pour la Cour, le seul fait que MM. Akdeniz et Altıparmak – en leur qualité d’universitaires et utilisateurs populaires des plateformes des médias sociaux – subissent des effets indirects de la mesure en question ne saurait suffire pour les qualifier de « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention. En effet, ces requérants ne démontrent pas en quoi l’interdiction incriminée les touche directement (voir, mutatis mutandis, Tanrikulu et autres, décision précitée).
c) Conclusion
75. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que MM. Akdeniz et Altıparmak n’ont pas pu démontrer un intérêt suffisant pour que leur droit de liberté d’expression entre en jeu et ne peuvent dès lors pas se prétendre victime d’une violation de l’article 10 de la Convention du fait de la mesure litigieuse. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 10 de la Convention pour autant qu’il a été introduit par MM. Akdeniz et Altıparmak est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
76. En revanche, s’agissant de Mme Banu Güven, elle admet que, dans les circonstances de l’affaire, la requérante, journaliste et commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé à l’époque des faits, peut légitimement prétendre que la mesure litigieuse a atteint son droit à la liberté d’expression.
77. Par conséquent, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime de Mme Banu Güven. Constatant que ce grief, pour autant qu’il a été introduit par celle-ci n’est pas manifestement mal fondé, ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, elle le déclare recevable.
FOND
88. Les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, avec d’autres références).
89. Quant à l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à de nombreuses reprises qu’au sens de l’article 10 § 2 on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre à une personne de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, elle doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 141, CEDH 2012).
90. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir ainsi que du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 144, 27 juin 2017).
91. En l’espèce, la Cour observe que la mesure litigieuse ordonnée par le juge de paix d’Ankara avait une base légale, à savoir l’article 110 § 2 du Règlement intérieur et l’article 3 § 2 de la loi sur la presse. Certes, le Gouvernement a également cité l’article 26 § 2 de la Constitution comme base légale de la mesure litigieuse. Cependant, il ne ressort pas du dossier que les juridictions nationales se sont fondées sur cette disposition générale de la Constitution.
À la question de savoir si l’article 110 § 2 du Règlement intérieur et l’article 3 § 2 de la loi sur la presse répondaient également aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité, la partie requérante estime qu’il faut répondre par la négative, ces dispositions ne sauraient constituer la base légale de la mesure litigieuse.
92. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour répondre à ces exigences, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, qui constitue l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, parmi beaucoup d’autres, Sunday Times, précité, § 49, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I).
93. La question qui se pose ici est celle de savoir si, au moment où la mesure litigieuse a été prise, il existait une norme claire et précise de nature à permettre à la requérante de régler sa conduite en la matière.
94. La Cour observe d’emblée que par un arrêt du 11 juillet 2019, publié au Journal officiel le 17 septembre 2019, la Cour constitutionnelle a examiné la base légale de la mesure d’interdiction de publication ordonnée par les juges de paix et a conclu à la violation du droit à la liberté d’expression et de la presse au motif que l’ingérence en question ne remplissait pas l’exigence de légalité (paragraphe 28 ci-dessus). Les parties pertinentes de cet arrêt concernant l’article 3 § 2 de la loi sur la presse peuvent se lire comme suit :
« 44. L’article 3 § 2 de la loi [sur la presse] énumère les restrictions préalables à la liberté de la presse. Il n’est pas contesté que cette disposition constitue formellement une loi. Cependant, cet article ne contient aucune disposition autorisant le recours à une mesure d’interdiction de publication en tant que mesure préventive. Par conséquent, lorsqu’une mesure d’interdiction de publication est adoptée dans le cadre d’une procédure pénale, l’on ne saurait dire que les conséquences juridiques des agissements et des faits, ainsi que l’étendue du pouvoir des autorités étaient définies avec un certain degré de certitude. Il en découle que le second paragraphe de l’article 3 de la loi [sur la presse] ne remplissait pas les critères de « prévisibilité » et de « clarté » en ce qui concerne la mesure d’interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale (...) »
95. Par ailleurs, la haute juridiction a également examiné la question de savoir si l’article 28 § 5 de la Constitution, qui autorise le recours à une interdiction de publication, pouvait constituer la base légale de la mesure litigieuse. Elle a répondu à cette question par la négative en considérant ce qui suit :
« 45. Il est vrai que la Constitution [en son article 28 § 5] autorise le recours à une interdiction de publication sous réserve de respecter les conditions énumérées (...) Cependant, il n’existe pas une disposition législative autorisant une interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale et comportant les qualités expliquées ci-dessus. »
96. La Cour fait sienne la conclusion de la Cour constitutionnelle quant à la base légale de la mesure litigieuse.
97. Dans ces circonstances, l’ingérence litigieuse a manqué de « base légale » au sens de l’article 10 et n’a pas permis à la partie requérante de jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef de la requérante Mme Banu Güven.
Gheorghe-Florin Popescu c. Roumanie du 12 janvier 2020 requête no 79671/13
Condamnation d’un journaliste pour publication sur son blog de plusieurs articles critiques à l’encontre d’un autre journaliste : violation de la liberté d’expression
L’affaire concerne la décision des autorités internes de condamner le requérant, journaliste, à verser des dommages et intérêts pour avoir publié sur son blog cinq articles critiques à l’adresse de L.B., un autre journaliste, rédacteur en chef d’un journal du groupe de médias Desteptarea et réalisateur d’émissions pour une chaîne de télévision locale du même groupe. La Cour considère que les juridictions internes n’ont pas fourni de raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Les juridictions internes n’ont pas appliqué de critères conformes aux principes découlant de l’article 10 de la Convention, parmi lesquels notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que la gravité de la sanction infligée. Elles ne se sont pas non plus basées sur une appréciation acceptable des faits pertinents. L’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique » et il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation d’un journaliste blogueur à verser des dommages-intérêts pour une série d’articles jugés diffamatoires à l’égard d’un autre journaliste • Défaut de motifs pertinents et suffisants au regard des critères dégagés par la jurisprudence de la Cour.
LES FAITS
Le requérant, M. Gheorghe-Florin Popescu, est un ressortissant roumain, né en 1971 et résidant à Bacău. En 2011, M. Popescu, journaliste de profession, publia sur son blog (www.aghiuta.com) une série d’articles dans lesquels il visait L.B. Ce dernier saisit le tribunal de première instance de Bacău d’une action civile. Le 11 avril 2012, le tribunal accueillit partiellement l’action de L.B. et condamna M. Popescu à verser 5 000 lei roumains (environ 1 100 euros) en réparation du préjudice moral causé. Le tribunal estima que dans les articles publiés les 7 juillet et 18 août 2011, M. Popescu avait, en l’absence de toute base factuelle, présenté L.B. comme moralement responsable d’un meurtresuicide. Concernant les articles publiés les 15 janvier, 8 juillet et 4 août 2011, le tribunal jugea que des expressions vulgaires et diffamatoires avaient porté atteinte à l’honneur et à la réputation de L.B.
M. Popescu interjeta appel. Le tribunal départemental rejeta l’appel et confirma les constats du tribunal de première instance, à savoir que les accusations portées contre L.B. étaient dénuées de base factuelle et outrepassaient donc les limites de la liberté d’expression. M. Popescu saisit la cour d’appel de Bacău d’un recours contre cette décision. Par un arrêt du 17 juin 2013, la cour d’appel rejeta le recours pour défaut de fondement. Elle jugea que M. Popescu n’avait pas contesté qu’il administrait le site en question et qu’en tout état de cause, les affirmations contenues dansles articleslitigieux revêtaient un caractère diffamatoire et injurieux et outrepassaient leslimites de la liberté d’expression, ce qui justifiait la mise en jeu de sa responsabilité civile délictuelle conformément aux articles 998 et 999 du code civil.
ARTICLE 10
Article 10 La Cour relève, en accord avec les parties, que la condamnation au civil du requérant, journaliste de profession, pour atteinte à l’honneur et à la réputation de L.B. à raison de la publication de cinq articles sur un blog s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. L’ingérence en question était prévue par la loi, en l’occurrence par les articles 998 et 999 de l’ancien code civil. La mesure litigieuse visait la protection de l’honneur de L.B., et poursuivait donc le but légitime de « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Les principes généraux applicables dansles affaires où le droit à la liberté d’expression (article 10) doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée (article 8) ont été exposés dans les arrêts de Grande Chambre Von Hannover c. Allemagne et Axel Springer AG c. Allemagne prononcés le 7 février 2012. La Cour a posé un certain nombre de critères, parmi lesquels notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que la gravité de la sanction infligée. Examinant la teneur des décisions rendues en l’espèce dans le cadre de la procédure interne, la Cour constate que les juridictions nationales ont centré leur analyse principalement sur les conséquences négatives que les propos litigieux avaient eues sur l’honneur, la réputation et la dignité de L.B., ainsi que sur le fait que le requérant ne soit pas parvenu à prouver ses allégations. Elles n’ont opéré aucune distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur. La Cour note ensuite que les juridictions internes ont omis d’analyser certains éléments essentiels. Ainsi, elles ont accordé un poids très important à la nécessité de réparer le préjudice moral subi par L.B., tout en ignorant le fait que le requérant était journaliste et que la liberté de la presse joue un rôle fondamental dans le bon fonctionnement d’une société démocratique. Par ailleurs, les juridictions internes ont omis de constater que le litige portait sur un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la protection de la réputation. En l’espèce, les juridictions internes n’ont pas recherché si les propos du requérant relevaient d’un domaine d’intérêt public et contribuaient à un débat d’intérêt général. Or, l’analyse des propos en cause à l’aune de ce critère revêt une importance particulière dans l’appréciation de la nécessité de l’ingérence faite dans l’exercice du droit à la liberté d’expression. La Cour relève également que les juridictions internes n’ont tenu compte ni de la notoriété, ni du comportement antérieur de L.B. Il n’a pas été établi avec exactitude si L.B. était une « figure publique » agissant dans un contexte public, au sens de la jurisprudence de la Cour, du fait d’un éventuel engagement politique ou de son travail en tant que rédacteur en chef et réalisateur d’émissions de télévision dans un groupe de médias. En ce qui concerne le contenu des articles litigieux, la Cour constate que les juridictions internes n’ont pas non plus cherché à savoir quel était leur objet, mais qu’elles se sont bornées à conclure que le requérant avait exposé une image négative de L.B. susceptible de lui causer des souffrances psychologiques, des inquiétudes et de la peine. Ce type de raisonnement témoigne selon la Cour de l’acceptation tacite du fait que le respect du droit à la vie privée prévalait en l’espèce sur le respect du droit à la liberté d’expression. Concernant la forme des articles en cause, la Cour admet que leur style peut paraître sujet à caution, notamment pour le caractère offensant de certains passages. Toutefois, alors que le caractère satirique des articles constituait l’argument principal de la défense du requérant, les juridictions internes n’ont pas recherché avec assez d’attention s’il s’agissait ou non d’une forme d’exagération ou de déformation de la réalité visant naturellement à provoquer. Pour la Cour, le style relève de la forme d’expression et est protégé en tant que tel par l’article 10 au même titre que le contenu de l’expression. La Cour relève également que les juridictions internes n’ont pas analysé l’ampleur de la diffusion des articles litigieux, ni leur accessibilité, ni la question de savoir si le requérant était un blogueur connu ou un utilisateur populaire des médias sociaux, ce qui aurait pu attirer l’attention du public et augmenter l’éventuel impact des propos litigieux. Enfin, en ce qui concerne la question de la gravité de la sanction infligée, par absence d’informations quant à l’exécution de la décision interne, la Cour ne saurait spéculer sur l’impact de la sanction sur la situation du requérant. En conclusion, la Cour considère que les juridictions internes n’ont pas fourni de raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Les juridictions internes n’ont pas appliqué de critères conformes aux principes découlant de l’article 10 de la Convention et ne se sont pas basées sur une appréciation acceptable des faits pertinents. L’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique » et il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
CEDH
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »
25. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que les parties considèrent que la condamnation au civil du requérant, journaliste de profession, pour atteinte à l’honneur et à la réputation de L.B. à raison de la publication de cinq articles sur un blog s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Elle souscrit à cette analyse et constate également que l’ingérence en question était prévue par la loi, en l’occurrence par les articles 998 et 999 de l’ancien code civil (paragraphe 17 ci-dessus). Elle note que la mesure litigieuse visait la protection de l’honneur de L.B., et qu’elle poursuivait donc le but légitime de « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Il reste donc à examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 144, CEDH 2015).
b) Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »
i) Les principes généraux
26. En l’espèce, l’ingérence s’inscrit dans le contexte du rôle fondamental que joue la liberté de la presse dans le bon fonctionnement d’une société démocratique (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 62, CEDH 2007‑IV). Compte tenu de ce que les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la diffusion de l’information (Delfi AS, précité, § 133), la fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de « chien de garde public » en ce qui concerne la protection offerte par l’article 10 (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 168, 8 novembre 2016).
27. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont été rappelés dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). La Cour rappelle également que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général. La marge d’appréciation des États est en effet réduite en matière de débat touchant à l’intérêt général (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 159, 23 juin 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 167, 27 juin 2017).
28. Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qui est faite entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’exigence voulant que soit établie leur vérité est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif. Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos, étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Morice, précité, § 126, et les références qui y sont citées).
29. Les principes généraux applicables dans les affaires où le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention ont été exposés par la Cour dans les arrêts Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108‑113, CEDH 2012) et Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, §§ 89‑95, 7 février 2012). La Cour a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence, parmi lesquels notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que la gravité de la sanction infligée.
30. La Cour a également précisé que lorsqu’elle analyse l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression, elle doit, entre autres, déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 196, CEDH 2015 (extraits)).
ii) Application de ces principes en l’espèce
31. Se tournant vers les faits de la présente affaire, la Cour note d’emblée que, pour avoir publié cinq articles sur son blog, le requérant, journaliste de profession, a été condamné à verser à L.B., rédacteur en chef et réalisateur d’émissions pour une chaîne de télévision locale, des dommages et intérêts pour préjudice moral. Les juridictions internes ont considéré que le requérant avait accusé L.B. d’être moralement responsable d’un meurtre-suicide sans avancer aucune preuve, et qu’il s’était borné à affirmer à l’appui de ses accusations que L.B. avait refusé que le journal Desteptarea couvrît l’événement en question. Elles ont jugé que le requérant avait utilisé des expressions vulgaires et diffamatoires qui avaient porté atteinte à l’honneur et à la réputation de L.B. et qui avaient outrepassé les limites de la liberté d’expression (paragraphes 12‑13 et 15‑16 ci‑dessus).
32. Examinant la teneur des décisions rendues en l’espèce dans le cadre de la procédure interne, la Cour constate que les juridictions nationales ont centré leur analyse principalement sur les conséquences négatives que les propos litigieux avaient eues sur l’honneur, la réputation et la dignité de L.B., ainsi que sur le fait que le requérant ne soit pas parvenu à prouver ses allégations (voir, mutatis mutandis, Skudayeva c. Russie, no 24014/07, § 36, 5 mars 2019). En l’espèce, elles n’ont opéré aucune distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur. Or, pareille approche est, aux yeux de la Cour, incompatible en soi avec les principes qui se dégagent de l’article 10 de la Convention (voir la jurisprudence citée au paragraphe 28 ci-dessus).
33. La Cour note ensuite que les juridictions internes ont omis d’analyser certains éléments essentiels. Elle constate que ces dernières ont accordé un poids très important à la nécessité de réparer le préjudice moral subi par L.B., tout en ignorant le fait que le requérant était journaliste et que la liberté de la presse joue un rôle fondamental dans le bon fonctionnement d’une société démocratique (voir la jurisprudence citée au paragraphe 26 ci-dessus).
34. Elle relève par ailleurs que les juridictions internes ont omis de prendre explicitement en considération les critères pertinents énoncés dans la jurisprudence de la Cour (paragraphe 29 ci-dessus) et de constater que le litige portait sur un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la protection de la réputation (voir, mutatis mutandis, Dioundine c. Russie, no 37406/03, § 33, 14 octobre 2008). Ce défaut de mise en balance des deux droits est, en lui-même, problématique au regard de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 47, 31 mai 2006).
35. La Cour rappelle que les juridictions internes sont, en principe, mieux placées pour interpréter l’intention sous-jacente dissimulée derrière les phrases et les affirmations litigieuses et pour apprécier la manière dont le public les perçoit et y réagit (voir, mutatis mutandis, Jalbă c. Roumanie, no 43912/10, § 33, 18 février 2014, où il était question d’un grief soulevé au titre de l’article 8 de la Convention qui concernait une atteinte alléguée au droit au respect de la vie privée). En l’espèce, elle relève que les juridictions internes n’ont pas recherché si les propos du requérant relevaient d’un domaine d’intérêt public et contribuaient à un débat d’intérêt général (voir la jurisprudence citée au paragraphe 29 ci-dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, Terentyev c. Russie, no 25147/09, § 22, 26 janvier 2017). Or, l’analyse des propos en cause à l’aune de ce critère revêt une importance particulière dans l’appréciation de la nécessité de l’ingérence faite dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (paragraphe 27 ci-dessus).
36. La Cour relève également que les juridictions internes n’ont tenu compte ni de la notoriété, ni du comportement antérieur de L.B. L’analyse qu’elles ont effectuée ne permet ni de cerner son comportement antérieur, ni de juger s’il bénéficiait ou non d’un degré de notoriété élevé. Plus précisément, il n’a pas été établi avec exactitude si L.B. était une « figure publique » agissant dans un contexte public, au sens de la jurisprudence de la Cour, du fait d’un éventuel engagement politique ou de son travail en tant que rédacteur en chef et réalisateur d’émissions de télévision dans un groupe de médias (Couderc et Hachette Filipacchi Associés [GC], no 40454/07, §§ 117‑123, CEDH 2015 (extraits), et Sousa Goucha c. Portugal, no 70434/12, § 48, 22 mars 2016).
37. En ce qui concerne le contenu des articles litigieux, la Cour constate que les juridictions internes n’ont pas non plus cherché à savoir quel était leur objet, et qu’elles se sont bornées à conclure que le requérant avait projeté de L.B. une image négative susceptible de lui causer des souffrances psychologiques, des inquiétudes et de la peine (paragraphe 13 ci-dessus). Ce type de raisonnement témoigne d’une acceptation tacite, par les juridictions internes, du fait que le respect du droit à la vie privée prévalait en l’espèce sur le respect du droit à la liberté d’expression (voir la jurisprudence citée au paragraphe 34 ci‑dessus).
38. Quant à la forme des articles rédigés par le requérant, la Cour admet que leur style peut paraître sujet à caution, notamment en ce qui concerne le caractère offensant de certains passages (paragraphes 8‑9 ci-dessus). Toutefois, alors que le caractère satirique des articles constituait l’argument principal de la défense du requérant (paragraphe 14 ci-dessus), les juridictions internes ont omis de rechercher avec une attention particulière s’il s’agissait ou non d’une forme d’exagération ou de déformation de la réalité visant naturellement à provoquer, à agiter (Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009, et Welsh et Silva Canha c. Portugal, no 16812/11, § 29, 17 septembre 2013) et qui ne devrait pas être prise au sérieux (Tamiz c. Royaume-Uni (déc.) no 3877/14, § 81, 19 septembre 2017). Pour la Cour, le style d’une communication fait partie de celle‑ci ; il relève de la forme d’expression et est protégé en tant que tel par l’article 10 au même titre que le contenu de l’expression (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012).
39. En outre, la Cour relève que les juridictions internes n’ont à aucun moment analysé l’ampleur de la diffusion des articles litigieux, ni leur accessibilité (voir, mutatis mutandis, Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 80, 28 août 2018, et, a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 113, 28 juin 2018) ou la question de savoir si le requérant était un blogueur connu ou un utilisateur populaire des médias sociaux (voir, mutatis mutandis, Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 168), ce qui aurait pu attirer l’attention du public et augmenter l’éventuel impact des propos litigieux.
40. Enfin, en ce qui concerne la question de la gravité de la sanction infligée, la Cour constate que les juridictions internes ont condamné le requérant à verser à L.B. 5 000 lei roumains, soit environ 1 100 euros, pour préjudice moral (paragraphe 6 ci-dessus). Le Gouvernement estime que cette sanction n’est pas excessivement sévère (paragraphe 24 ci-dessus). Le requérant, pour sa part, relève que le montant de cette indemnité était sept fois supérieur au salaire minimum mensuel en Roumanie, sans toutefois indiquer quelle était sa situation financière à l’époque des faits, ni s’il a eu des difficultés à payer ce montant (paragraphe 21 in fine ci-dessus). La Cour relève que les juridictions internes se sont bornées à énumérer certains critères devant être appliqués aux fins de l’établissement de la sanction, sans toutefois les appliquer, ni tenir compte des conséquences de cette sanction sur la situation économique du requérant (paragraphe 13 ci-dessus). Dans ces conditions, et en l’absence d’informations quant à l’exécution de la décision interne, la Cour ne saurait spéculer sur l’impact de la sanction sur la situation du requérant.
41. En toute hypothèse, eu égard à ce qui précède, et notamment au fait que les juridictions internes n’ont pas dûment mis en balance les intérêts en jeu conformément aux critères établis dans sa jurisprudence, la Cour considère que ces juridictions n’ont pas fourni des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. On ne saurait donc conclure qu’elles aient appliqué des critères en conformité avec les principes découlant de l’article 10 de la Convention ou qu’elles se soient basées sur une appréciation acceptable des faits pertinents. L’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique » (voir, mutatis mutandis, Skudayeva, précité, §§ 36‑40).
42. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Balaskas c. Grèce du 5 novembre 2020 requête no 73087/17
Article 10 : Condamner un journaliste pour un article critiquant un directeur de lycée est contraire à la CEDH
L’affaire concerne la condamnation pénale infligée à un journaliste à la suite de la publication d’un article dans lequel il avait reproché au directeur du lycée local d’avoir posté sur son blog personnel un billet affirmant que le soulèvement étudiant massif de 1973 constituait « le mensonge absolu ». Dans cet article, le journaliste, qui travaillait pour le quotidien Empros, paraissant à Lesbos, avait qualifié le directeur de « néonazi » et de « théoricien de l’entité « Aube dorée » ». La Cour juge en particulier que les juridictions grecques n’ont pas mis en balance le droit à la liberté d’expression du journaliste, d’une part, et le droit au respect de la vie privée du directeur, d’autre part, au mépris des principes énoncés dans la jurisprudence de la Cour dans des affaires semblables. Plus précisément, les juridictions internes ont ignoré que l’article avait contribué à un débat sur une question d’intérêt public ; que le directeur était un fonctionnaire qui avait lui-même attiré l’attention sur ses opinions politiques par l’intermédiaire de son blog et qu’il aurait par conséquent dû se montrer plus tolérant à l’égard de la critique ; et que le requérant avait porté à leur attention les billets précédemment postés par le directeur au sujet de la race aryenne et du national socialisme en les présentant comme une base factuelle appuyant le choix des expressions qu’il avait employées dans son propre article. De plus, les tribunaux avaient considéré que l’article du journaliste était insultant, mais ils avaient omis de prendre en considération le contexte général et le potentiel de vive controverse qu’il pouvait susciter ; ils n’avaient pas non plus analysé le langage utilisé qui, bien que caustique, ne s’assimilait pas à une attaque personnelle gratuite contre le directeur.
LES FAITS
Le requérant, Efstratios Balaskas, est un ressortissant grec né en 1962 et résidant à Mytilène (Grèce). Il est journaliste. Le 17 novembre 2013, le jour anniversaire du soulèvement de l’école polytechnique de 1973 qui avait contribué à mettre fin à la dictature militaire en Grèce et qui est aujourd’hui célébré par un jour férié, le directeur d’un lycée de Mytilène publia sur son blog personnel un billet intitulé « Le mensonge absolu en est un : celui de l’école polytechnique de 1973 ». En réaction au billet de blog, M. Balaskas, qui était à l’époque rédacteur en chef du quotidien Empros, paraissant à Lesbos, publia un article dans lequel il qualifiait le directeur de « néonazi » et de « théoricien de l’entité « Aube dorée » ».
À la suite d’une plainte déposée par le directeur, le tribunal de première instance considéra que ces expressions constituaient des jugements de valeur, et non des faits, qui portaient intentionnellement atteinte à l’honneur et à la réputation du directeur. M. Balaskas fut ainsi jugé coupable d’insulte par voie de presse et condamné à une peine de prison avec sursis. Tous les recours qui furent ensuite formés par M. Balaskas furent rejetés, le dernier en 2017. La cour d’appel comme la Cour de cassation écartèrent en particulier l’argument selon lequel les expressions en cause étaient des jugements de valeur fondés sur des preuves abondantes, à savoir les nombreux billets traitant de la race aryenne et du national-socialisme publiés sur le site Internet du directeur, ainsi qu’un message dans lequel celui-ci appelait les Grecs à voter pour le parti politique d’extrême droite Aube dorée. Ces juridictions estimèrent que les expressions que le requérant avait utilisées n’étaient pas nécessaires et conclurent que l’intéressé aurait pu employer un vocabulaire plus convenable pour exercer son droit d’informer le public.
ARTICLE 10
La Cour estime que les juridictions grecques n’ont pas mis en balance le droit du requérant à la liberté d’expression, d’une part, et le droit du directeur au respect de la vie privée, d’autre part. Elles se sont bornées à conclure que les déclarations en cause étaient des jugements de valeur qui avaient sali la réputation du directeur, mais ce faisant, elles ont ignoré les critères établis dans la jurisprudence de la Cour pour la réalisation d’un tel exercice de mise en balance. En particulier, les juridictions grecques n’ont pas tenu compte du devoir du journaliste, qui s’imposait au requérant, de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général et elles ont ignoré la contribution apportée par cet article à pareil débat. Elles se sont attachées aux expressions utilisées par le requérant en les sortant de leur contexte et en occultant le fait que les opinions du directeur étaient de nature à susciter une vive controverse. De même, les juridictions internes n’ont pas explicitement analysé le fait que le directeur, qui était un fonctionnaire investi d’une mission publique, avait précédemment exprimé ses opinions à caractère politique sur son blog et qu’il s’était donc délibérément exposé lui-même à l’attention du public et à la critique journalistique.
Ces juridictions n’ont pas non plus recherché si le requérant avait été de bonne ou de mauvaise foi. Elles ont à juste titre qualifié les expressions qu’il avait employées de jugements de valeur, mais elles n’ont pas cherché à déterminer si le choix de ces expressions était étayé par une base factuelle évidente, alors même que le requérant avait porté à leur attention les billets précédemment postés par le directeur. De plus, contrairement au Gouvernement et aux juridictions internes, la Cour ne perçoit pas de langage manifestement injurieux dans les propos du requérant, et son article, bien que caustique et sérieusement critique, ne saurait dans son ensemble passer pour une attaque personnelle gratuite contre le directeur. Enfin, dans l’affaire du requérant, rien ne justifiait de prononcer une peine de prison, qui produit immanquablement un effet dissuasif sur le débat public. La Cour relève du reste qu’elle a déjà conclu à une violation de l’article 10 de la Convention dans un certain nombre d’affaires contre la Grèce, les juridictions internes n’ayant pas appliqué les standards conformément à sa jurisprudence relative à la mise en balance de la liberté d’expression avec la protection de la réputation d’autrui. La Cour conclut par conséquent que la condamnation pénale du requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression et que cette ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Dmitriyevskiy c. Russie du 3 octobre 2017 requête n° 42168/06
Article 10 : La condamnation pénale d’un rédacteur en chef pour la publication de propos de leaders tchétchènes était injustifiée
La Cour rejette une demande du gouvernement russe tendant à exclure de l’exposé des faits de la présente affaire les articles publiés dans Pravo-Zashchita. Le Gouvernement estimait que, en reproduisant ses textes, la Cour avait fait usage de ses « ressources à des fins d’incitation à la haine ou à l’hostilité, ou d’humiliation d’une personne ou d’un groupe de personnes dans sa ou leur dignité, fondée sur le sexe, la race, la nationalité, la langue, l’origine, la religion et l’appartenance à un groupe social ». La Cour constate que la publication de ces articles était le fondement de la condamnation pénale de M. Dmitriyevskiy. De manière à pouvoir se livrer à son appréciation, elle doit dûment tenir compte des circonstances de l’espèce. En particulier, elle doit examiner tous les éléments du dossier qui, aux yeux des parties, sont d’une importance essentielle. De plus, elle doit motiver son arrêt sur la base de ces éléments si bien que, indépendamment des conclusions qu’elle tirera, elle ne peut éviter de reproduire les articles. Il n’est pas contesté entre les parties que la condamnation de M. Dmitriyevskiy s’analyse en une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. La Cour est disposée à examiner l’affaire en partant du principe que cette ingérence était « prévue par la loi » au sens de l’article 10. En outre, constatant qu’à époque où M. Dmitriyevskiy a été jugé et condamné, le conflit en république tchétchène était une question très sensible, elle reconnaît que les mesures prises contre lui, du moins a priori, poursuivaient les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale et de la sûreté publique, et visaient à la défense de l’ordre et à la prévention du crime. Quant à savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10, la Cour constate que le rôle de M. Dmitriyevskiy, en sa qualité de rédacteur en chef d’un journal régional, était de diffuser des informations et idées sur des questions d’intérêt public. Les articles en question, vraisemblablement rédigés par deux leaders séparatistes tchétchènes, qui reprochaient aux autorités russes le conflit qui se poursuivait en république tchétchène, s’inscrivaient sans aucun doute dans le cadre d’un débat politique sur des questions d’intérêt public et général. Consciente du caractère sensible du débat, compte tenu de la situation difficile à l’époque en république tchétchène, où des mouvements séparatistes à l’origine de graves troubles entre les forces de sécurité russes et des combattants rebelles avaient causé de lourdes pertes en vies humaines. Cependant, la Cour estime que le fait que l’auteur de propos soit considéré comme un hors-la-loi ne permet pas à lui seul de justifier une ingérence dans la liberté d’expression des personnes qui les publient. Au vu du contenu des deux articles et du langage y employé, la Cour considère que, globalement, les opinions ainsi exprimées ne peuvent être interprétées comme une incitation à la violence ni comme une apologie de la haine ou de l’intolérance susceptible de dégénérer en violences. Elle ne voit rien, si ce n’est la critique du gouvernement russe et de son action en république tchétchène, qui n’ait pas dépassé les limites acceptables. Dans ces conditions, elle souligne que, en vertu de sa jurisprudence, les limites de la critique permise sont plus larges lorsqu’elle est formulée par de simples particuliers contre le gouvernement. En particulier, le premier article était libellé dans un ton conciliateur. S’il critiquait l’action des autorités russes en république tchétchène, il ne renfermait aucun appel à la violence, à la rébellion ou au renversement par la force du régime politique en place. Au contraire, il laissait entendre que le conflit pouvait être résolu de manière pacifique si le peuple russe votait contre le président Poutine lors des prochaines élections présidentielles. Le second article était plus virulent dans son langage. Il renfermait des propos forts qualifiant l’action des autorités russes en république tchétchène de « génocide », de « folie criminelle du régime sanglant du Kremlin » ou de « terreur russe ». Il accusait le gouvernement russe d’« imposer une guerre » à la république tchétchène et critiquait ses pratiques au cours du récent conflit armé, y voyant des « massacres sans motif », des « exécutions sommaires » et des « détentions sans fondement ». Cependant, la Cour a déjà dit dans sa jurisprudence que la recherche de la vérité historique est un attribut de la liberté d’expression et que les débats sur les causes d’actes susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre doivent pouvoir être librement conduits. De plus, il est dans la nature du discours politique de prêter à la controverse. Le fait que les propos critiquent vivement la politique officielle et expriment une opinion partiale quant aux responsabilités concernant une situation ne suffit pas à lui seul à justifier une ingérence dans la liberté d’expression. Globalement, le second article ne peut être regardé comme une apologie de la violence. S’il critiquait certes énergiquement l’action de la Russie en république tchétchène, il n’appelait pas à la résistance armée ni au recours à des attentats terroristes. La Cour n’est donc pas convaincue que la publication des deux articles ait pu avoir un quelconque effet néfaste sur la défense de l’ordre et la prévention du crime, ou nuire à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique. Le fait que les articles ont été publiés dans un journal régional à faible tirage a également minimisé leurs répercussions potentielles. Par ailleurs, la juridiction de jugement a expressément reconnu que les actions de M. Dmitriyevskiy n’avaient eu aucune conséquence. Au vu de ces éléments, la Cour conclut que les autorités russes ne disposaient que d’une marge de manœuvre (« marge d’appréciation » pour reprendre sa jurisprudence) étroite pour déterminer si l’ingérence dans la liberté d’expression de M. Dmitriyevskiy était nécessaire. Pour ce qui est des décisions de justice russes en l’espèce, la Cour les juge profondément lacunaires. Notamment, si les tribunaux ont fondé leur verdict de culpabilité sur deux rapports d’expertise linguistique, ils n’ont pas examiné ces rapports et se sont contentés d’en suivre les conclusions. D’ailleurs, l’expertise est allée bien au-delà de la résolution de questions linguistiques : elle a essentiellement livré une qualification juridique des actes de M. Dmitriyevskiy en constatant que les articles renfermaient des éléments de « discours de haine ». La Cour estime cette situation inacceptable et souligne que la résolution de toute question juridique est du ressort exclusif des tribunaux. En outre, les tribunaux russes n’ont pas réellement cherché dans ce procès à analyser les propos en question. Ils se sont contentés d’énumérer les déclarations examinées dans les rapports d’expertise et ils ont limité leur contrôle en reprenant plusieurs fois les conclusions de ces rapports et en citant les dispositions pertinentes du code pénal russe. Bien qu’ayant conclu que les propos tenus dans les articles « cherchaient à encourager l’hostilité et à humilier une personne ou un groupe de personnes dans sa ou leur dignité, sur la base du sexe, de la race, de la nationalité, de la langue, de l’origine, de la religion et de l’appartenance à un groupe social », ils n’ont pas désigné les groupes visés par les propos ni indiqué lesquels de ceux-ci avaient des connotations racistes, nationalistes, xénophobes, discriminatoires, humiliantes ou autres, et à quel égard. En conclusion, les autorités nationales n’ont pas fondé leur décision sur une appréciation acceptable de tous les faits pertinents ni n’ont justifié la condamnation de M. Dmitriyevskiy par des raisons pertinentes et suffisantes. De plus, elles ont sommairement écarté tous les arguments de la défense. La Cour considère que la condamnation pénale de M. Dmitriyevskiy ainsi que la lourde sanction qui lui a été infligée risquaient d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression journalistique en Russie et de dissuader la presse de discuter librement de questions d’intérêt public, en particulier au sujet du conflit en république tchétchène. Elle conclut que la condamnation n’était pas nécessaire ni proportionnée aux buts avancés. Il y a donc eu violation de l’article 10.
SOCIÉTÉ DE CONCEPTION DE PRESSE ET D’ÉDITION c. FRANCE
du 25 février 2016 requête 4683/11
Non violation de l'article 10 : L'affaire Ilan Halimi : attiré le 20 janvier 2006 dans un guet-apens par une jeune fille rencontrée quelques jours plus tôt sur son lieu de travail, il est atrocement torturé durant 24 jours et laissé pour mort sur une voie ferrée, uniquement pour sa religion juive. Lors du procès en 2009, le journal CHOC publie la photo du corps martyrisé. La famille poursuit le journal et obtient réparation. La CEDH constate que cette condamnation n'est pas disproportionnée au droit de savoir du public.
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et poursuivant un « but légitime »
32. La Cour constate d’emblée que la condamnation litigieuse a constitué une ingérence dans l’exercice par les requérantes du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Ce point ne fait pas controverse entre les parties.
33. Elle estime par ailleurs que, contrairement à ce que soutient la requérante, cette ingérence était prévue par la loi en ce qu’elle était fondée sur l’article 9 du code civil, dont l’application était prévisible en l’espèce (Hachette Filipacchi Associés, précitée, §§ 32-33). Il en va de même s’agissant de l’application de l’article 16 du code civil dans les circonstances de l’espèce.
34. La Cour estime en outre qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention – en l’espèce, le droit de la mère et des deux sœurs d’I.H. au respect de leur vie privée.
b) Sur la nécessité de l’ingérence
35. En l’occurrence, le différend porte donc sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », s’agissant d’un litige appelant un examen du juste équilibre à ménager entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression.
i. Les principes généraux
36. La Cour rappelle que les principes généraux, qui se dégagent de sa jurisprudence abondante en la matière, qu’il s’agisse de chacun des droits en cause ou des critères de mise en balance de ces droits, ont récemment été rappelés dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, auquel elle renvoie ([GC], no 40454/07, 10 novembre 2015, § 82 et s., et la jurisprudence citée, en particulier les arrêts Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 109-113, CEDH 2012, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 90-95, 7 février 2012).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
α) Quant à la question de la contribution à un débat d’intérêt général
37. La Cour constate tout d’abord, appréciant l’article dans son ensemble, ainsi que la substance de l’information qui y est révélée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 105), que l’article avait notamment pour objet une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général. Le Gouvernement ne le conteste pas.
β) Quant à la notoriété de la personne visée et à l’objet du reportage
38. Rappelant qu’il faut opérer une distinction entre les personnes privées et les personnes agissant dans un contexte public (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 117 et s.), la Cour relève sur ce point qu’en l’espèce la photographie concernait une personne privée.
39. Elle rappelle également que si la notoriété ou les fonctions d’une personne ne peuvent en aucun cas justifier le harcèlement médiatique ni la publication de photographies obtenues par des manœuvres frauduleuses ou clandestines ou de photographies révélant des détails de la vie privée des personnes et constituant une intrusion dans leur intimité (cf. notamment, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 123), il en va nécessairement de même, a fortiori, pour un simple particulier.
40. Quant à l’objet du reportage, la Cour note qu’il concernait une affaire judiciaire et les crimes commis. Néanmoins, la cour d’appel a opéré une distinction entre l’article lui-même et la reproduction de la photographie litigieuse. Dans son arrêt du 28 mai 2009, elle a estimé qu’il n’apparaissait pas nécessaire d’interdire en totalité le magazine, ordonnant uniquement que soient occultées les reproductions de la photographie dans tous les magazines mis en vente ou en distribution (paragraphe 15 ci-dessus).
41. La Cour partage cette analyse. S’agissant de la distinction entre l’article, d’une part, et la photographie, d’autre part, elle a en effet jugé que la publication d’une photographie interfère avec la vie privée d’une personne et qu’un cliché peut contenir des « informations » très personnelles, voire intimes, sur un individu ou sa famille (Von Hannover (no 2), précité, § 103, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 85). Partant, rien ne s’opposait à ce qu’une distinction soit faite entre la publication d’un article et celle d’une photographie (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 148-156, 18 janvier 2011, et Verlagsgruppe News GMBH et Bobi c. Autriche, no 59631/09, § 82, 4 décembre 2012).
γ) Quant au mode d’obtention des informations
42. Concernant le mode d’obtention des informations, en l’espèce, de la photographie litigieuse, la Cour rappelle l’importance que revêt à ses yeux le respect par les journalistes de leurs devoirs et de leurs responsabilités, ainsi que des principes déontologiques qui encadrent leur profession. La loyauté des moyens mis en œuvre pour obtenir une information et la restituer au public, ainsi que le respect de la personne faisant l’objet d’une information, sont aussi des critères essentiels à prendre en compte (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 132).
43. La Cour relève que les juridictions internes ont attaché beaucoup d’importance au fait qu’il ne s’agissait pas d’une photographie réalisée dans un lieu public, mais prise par les tortionnaires d’I.H. pendant sa séquestration, adressée à la famille en vue du versement de la rançon et n’ayant aucune vocation à être publiée. La cour d’appel a relevé, en particulier, que cette photographie avait été publiée sans autorisation, qu’elle n’avait aucune vocation à être diffusée dans le public et qu’elle appartenait à la famille d’I.H. et au dossier de l’instruction de l’affaire (paragraphe 14 ci‑dessus).
44. La Cour constate ainsi que, nonobstant la diffusion de cette photographie dans le cadre d’une émission de télévision, également relevée par la cour d’appel qui l’a qualifiée de nécessairement fugitive, la requérante a publié cette photo, qui n’avait pas de caractère public, sans autorisation de la part des proches d’I.H.
δ) Quant au contenu, à la forme et aux répercussions de l’article litigieux
45. La Cour rappelle ensuite que la manière de traiter un sujet relève de la liberté journalistique (ibidem, §§ 139 et 146 et s.). Pour autant, lorsqu’est en cause une information mettant en jeu la vie privée d’autrui, il incombe aux journalistes de prendre en compte, dans la mesure du possible, l’impact des informations et des images à publier, avant leur diffusion ; en particulier, certains événements de la vie privée et familiale font l’objet d’une protection particulièrement attentive au regard de l’article 8 de la Convention et doivent donc conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution lors de leur traitement (ibidem, § 140).
46. Elle relève que le premier juge a estimé que la publication de cette photographie était de nature à heurter profondément les sentiments de la mère et des sœurs d’I.H. et comportait une atteinte grave à la dignité humaine que constituait une telle représentation de celui-ci au regard des conditions de sa séquestration et de son sort tragique (paragraphe 12 ci‑dessus). La cour d’appel a ensuite considéré que la photographie suggérait la soumission et la torture, était indécente et portait atteinte à la dignité humaine (paragraphe 14 ci-dessus). Les juridictions internes ont unanimement jugé que la publication constituant une atteinte grave, voire exceptionnelle pour le premier juge, au sentiment d’affliction de la mère et des sœurs d’I.H., autrement dit à leur vie privée.
47. La Cour partage ces constats au vu des circonstances particulières de l’espèce. Elle estime en outre qu’à la différence d’autres affaires qu’elle a été amenée à examiner (voir, notamment, Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 45, 18 mai 2004, et Hachette Filipacchi Associés, précitée, §§ 47 et s.), l’écoulement du temps n’est pas un élément d’appréciation pertinent en l’espèce, dès lors que non seulement la photographie n’avait jamais été publiée, mais qu’en outre la publication coïncidait avec le début du procès des criminels qu’allaient devoir affronter la mère et les sœurs d’I.H. Ainsi, et à l’instar de ce que la Cour a jugé dans l’affaire Hachette Filipacchi Associés (précitée), la souffrance ressentie par les proches d’I.H. devait conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution, dès lors que le décès était survenu dans des circonstances particulièrement violentes et traumatisantes pour la famille de la victime. La publication de cette photographie, en couverture et à quatre reprises dans un magazine de très large diffusion, a eu pour conséquence d’aviver le traumatisme subi par ces derniers.
48. Il reste à la Cour à examiner la gravité de la sanction.
ε) Quant à la gravité de la sanction
49. La Cour rappelle que dans le contexte de l’examen de la proportionnalité de la mesure, indépendamment du caractère mineur ou non de la sanction infligée, c’est le fait même de la condamnation qui importe, même si celle-ci revêt uniquement un caractère civil. Toute restriction indue de la liberté d’expression comporte en effet le risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, la couverture médiatique de questions analogues (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 151).
50. Or, la Cour note, avec le Gouvernement, que la cour d’appel a infirmé la décision du premier juge de retirer le magazine de tous les points de vente pour ordonner uniquement que soient occultées, par tout moyen utile et inaltérable, les cinq reproductions de la photographie litigieuse dans tous les magazines mis en vente ou en distribution (paragraphe 15 ci-dessus). Elle note que ni le texte de l’enquête ni les autres photographies qui l’accompagnaient n’ont fait l’objet d’une quelconque mesure.
51. La Cour estime qu’une telle décision est significative de l’attention portée par la cour d’appel au respect de la publication du magazine et de l’article consacré à I.H.. Le fait d’ordonner uniquement que soient occultées les reproductions de la photographie litigieuse constituait une sanction adaptée aux circonstances de l’espèce et à l’atteinte à la vie privée subie par les proches d’I.H., tout en emportant des restrictions proportionnées à l’exercice des droits de la société requérante.
52. De l’avis de la Cour, la société requérante n’a pas, dans les circonstances de l’espèce, démontré en quoi l’ordre d’occulter cette seule photographie a effectivement pu avoir un effet dissuasif sur la manière dont le magazine incriminé a exercé et exerce encore son droit à la liberté d’expression (cf., mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés, précité, § 62). Quant à l’allocation, à titre de provision indemnitaire, d’une somme de 20 000 EUR à la mère d’I.H et de 10 000 EUR à chacune des sœurs, au regard des circonstances de l’affaire, la Cour ne la juge pas excessive ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression.
iii. Conclusion
53. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la mesure examinée dans la présente affaire, que les juridictions nationales ont justifiée par des motifs à la fois pertinents et suffisants, était proportionnée au but légitime qu’elle poursuivait et, partant, nécessaire dans une société démocratique.
54. La Cour en conclut que les droits garantis à la société requérante par les dispositions de l’article 10 de la Convention n’ont pas été violés en l’espèce.
ERDENER c. TURQUIE du 2 février 2016 Requête n° 23497/05
Violation de l'articler 10 : l'Atteinte à la réputation de l'Université pour avoir avoir critiquet les soins apportés au premier ministre, ne légitimait pas une condamnation
LE TEXTE REPROCHÉ
« Notre Premier ministre a décidé de ne pas se rendre à l’hôpital pour son dernier contrôle. Beaucoup d’allégations concernant les raisons de cette décision ont vu le jour. J’ai entendu des parlementaires, lors d’une discussion dans les couloirs de l’Assemblée Nationale, soutenir l’affirmation suivante : « les médecins auraient préparé un rapport concluant à l’incapacité de travailler du Premier ministre. S’il s’était présenté au contrôle, c’est ce rapport qu’ils auraient rendu. Ecevit a agi avec beaucoup d’intelligence, il a rapidement senti le coup venir et il n’est pas allé à l’hôpital. Il aurait été prévenu par un médecin de l’hôpital militaire de Gülhane ». Je leur ai répondu « Rapidement senti le coup venir ? Mais c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire. »
LA CEDH
i. Ingérence « prévue par la loi » et poursuivant un but légitime
27. La Cour observe que le tribunal de grande instance a condamné la requérante à verser une indemnité pour atteinte à la réputation de l’Université de Başkent en application des dispositions pertinentes du code civil (voir paragraphe 14). Elle observe, à cet égard, que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi en vertu de l’article 10 de la Convention.
28. Quant à la question de savoir si cette ingérence poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2, la Cour réitère qu’une mesure prise pour condamner des déclarations tenant à critiquer des actes ou des négligences d’un organe élu ne peut être justifiée par la protection des droits et réputations d’autrui que dans les circonstances exceptionnelles (voir, Lombardo et autres c. Malte, no 7333/06, § 50, 24 avril 2007). Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 36 ci-dessous), la Cour juge qu’elle peut laisser cette question ouverte.
ii. Ingérence « nécessaire dans une société démocratique »
29. La Cour observe ensuite que le tribunal de grande instance d’Ankara a tenu civilement responsable la requérante pour avoir prononcé, entre autres, la phrase « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire » lors d’une conversation tenue entièrement en privé avec une journaliste, et que cette phrase reprenait des informations obtenues par ouï-dire sur l’état de santé du Premier ministre de l’époque (paragraphe 6 ci-dessus).
30. Pour apprécier en l’occurrence si la nécessité de la restriction à l’exercice du droit à la liberté d’expression est établie de manière convaincante, la Cour doit situer son raisonnement essentiellement sur le terrain de la motivation retenue par les juges nationaux dans les circonstances de l’espèce (voir, plus récemment, Özçelebi c. Turquie, no 34823/05, § 48, 23 juin 2015).
31. Pour ce faire, la Cour prend note tout d’abord de la position du tribunal de grande instance selon laquelle, mise à part la phrase « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », les propos de la requérante s’inscrivaient dans un contexte d’intérêt général et n’étaient pas constitutifs d’une attaque personnelle. Elle relève ensuite que le tribunal a estimé que ces propos contenaient des informations obtenues par ouï-dire sur l’état de santé du Premier ministre que la requérante avait entendues dans les couloirs de l’Assemblée nationale en sa qualité de députée. Le tribunal considéra en revanche que la phrase litigieuse « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire » dépassait à elle seule les limites permises par le droit interne au motif qu’il s’agissait d’une mise en accusation de l’hôpital constitutive d’une atteinte à la réputation de ce dernier (paragraphe 14 ci-dessus).
32. La Cour rappelle que les faits à l’origine de la présente espèce ont reçu une large couverture médiatique en Turquie et que la manière dont le Premier ministre avait été soigné avait été critiquée non seulement par les médias mais aussi par les milieux parlementaires (paragraphe 12 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour attache une grande importance au fait que la requérante s’est exprimée en sa double qualité de députée et de membre du parti du Premier ministre dans un climat de tensions politiques à l’Assemblée nationale. À cet égard, la Cour souscrit à la motivation du tribunal de grande instance selon laquelle les propos tenus en l’espèce par la requérante relevaient d’un sujet d’intérêt général très actuel à l’époque des faits, portant, de l’avis de la Cour, en particulier sur le droit des citoyens d’être, le cas échéant, informés des allégations sur l’état de santé du Premier ministre (Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 44, CEDH 2004‑IV). Elle rappelle qu’en pareil cas il n’y a guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression (Morice, précité, § 125).
33. Pour ce qui est de la teneur des propos de la requérante, la Cour constate tout d’abord que les déclarations de la requérante concernaient avant tout des informations obtenues par ouï-dire qui circulaient depuis longtemps à l’Assemblée nationale quant à l’état de santé du Premier ministre, sujet qui avait connu un fort retentissement médiatique. Certes, si la phrase litigieuse « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire » n’était pas anodine, la Cour rappelle que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent » (Morice, précité, § 161). À cet égard, contrairement à ce qu’a jugé le tribunal de grande instance en estimant que la phrase « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », prononcée par la requérante, relevait à elle seule d’une accusation portée contre l’hôpital universitaire de Başkent, la Cour estime que, dans le cadre de l’article 10 de la Convention, il convient d’examiner ladite phrase à la lumière des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 40, série A no 103, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III, et Morice, précité, § 162).
34. La Cour relève que la phrase précitée, lue dans le contexte des propos litigieux, et nonobstant sa tonalité polémique, relevait d’une opinion personnelle critiquant la manière dont le Premier ministre avait été soigné à l’hôpital universitaire de Başkent. Vu les documents présentés par la requérante devant les juridictions internes, la Cour considère que cette opinion reposait sur une base factuelle suffisante et présentait un lien étroit avec les circonstances de l’espèce (paragraphe 12 ci-dessus).
35. De surcroît, la Cour attache également une importance considérable au fait que le tribunal de grande instance a ignoré la manière dont la requérante avait tenu ces propos. En effet, comme la journaliste auteure de l’article en avait témoigné devant le tribunal, il s’agissait d’une conversation privée, et rien dans le dossier n’indiquait que la requérante avait l’intention de s’en servir pour mener publiquement une campagne diffamatoire contre l’hôpital (paragraphe 13 ci-dessus).
36. S’agissant de la personne visée par les propos de la requérante, la Cour note que l’Université de Başkent a disposé du droit de se défendre contre des allégations diffamatoires en vertu des dispositions pertinentes du droit interne (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris c. Royaume Uni, no 68416/01, § 94, CEDH 2005-II; Kuliś et Różycki c. Pologne, no 27209/03, § 35, 6 octobre 2009, et Kharlamov c. Russie, no 27447/07, § 25, 8 octobre 2015). Toutefois, elle rappelle qu’il y a une différence entre les intérêts liés à la réputation d’une personne morale et ceux liés à la réputation d’une personne physique. La Cour réitère à cet égard que les intérêts liés à la réputation d’une personne morale sont dépourvus de la dimension morale (Kharlamov, précité, § 25). En l’espèce, la réputation en cause est celle d’une personne morale publique, à savoir une université à laquelle la loi a accordé ce statut. La Cour estime que, pour procéder à une juste mise en balance des intérêts en cause, le tribunal de grande instance aurait dû dûment tenir compte dans son appréciation des intérêts concurrents des parties, à savoir ceux du requérant et ceux de l’Université, personne morale publique. Toutefois, au vu du dossier rien ne permet de penser que les juridictions internes ont bien vérifié si la phrase litigieuse avait à elle seule particulièrement nui à la réputation de la plaignante.
37. La Cour observe également que les juridictions internes n’ont pas dûment pris en compte les moyens de défense avancés par la requérante pour démontrer que ses propos, dont la phrase incriminée, avaient une base factuelle suffisante et qu’elle les avait formulés en sa qualité de députée. Au lieu de cela, le tribunal de première instance a examiné la phrase litigieuse en la soustrayant de son contexte pour conclure que les termes « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », à eux seuls, avaient suffi pour que la requérante porte atteinte à la réputation de l’Université de Başkent. Or une telle expression aurait dû être replacée dans le contexte propre aux circonstances de l’espèce. Pour les mêmes raisons, la Cour ne souscrit pas à l’argument du Gouvernement, emprunté au raisonnement du tribunal de grande instance, selon lequel l’emploi des termes portait « à lui seul » atteinte à la réputation de l’Université (pour une approche similaire, voir Morice, précité, § 164).
38. Eu égard à l’ensemble des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime qu’il n’a pas été ménagé un juste équilibre entre la nécessité de protéger le droit de la requérante à la liberté d’expression et celle de garantir les droits et la réputation de l’Université. À supposer même que les motifs fournis par le tribunal de grande instance pour justifier la condamnation civile de la requérante puissent passer pour pertinents, la Cour considère qu’ils n’étaient pas suffisants pour justifier une telle ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression.
39. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999-IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). À cet égard, elle souligne que si le montant des dommages et intérêts auxquels la requérante a été condamnée n’est finalement pas très élevé, il n’en demeure pas moins que la condamnation en cause n’a certainement pas manqué d’avoir un effet dissuasif sur la libre discussion publique de questions intéressant la vie de la collectivité (voir Público - Comunicação Social, S.A. et autres c. Portugal, no 39324/07, § 55, 7 décembre 2010).
40. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation de la requérante pour diffamation s’analyse en une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, ingérence qui n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Thoma contre Luxembourg du 29 mars 2001 Hudoc 2476 requête 38432/97
"Tagebatt" publie un article dans lequel des ingénieurs des eaux et forêts sont accusés de détournement de fonds.
Le journaliste est condamné par les juridictions de droit interne.
La Cour constate l'ingérence prévue par la loi qui poursuit un but légitime puis répond à la quatrième question.
LE CARACTERE IMPERATIF DE LA "NECESSITE"
"La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique ainsi que l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Si elle peut être assortie d'exceptions, celles-ci "appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, la liberté d'expression vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent: ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de "société démocratique".
La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique: si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d'autrui ainsi qu'à la nécessité d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général.
A sa fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. S'il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer un rôle indispensable de "chien de garde".
Outre la substance des idées et informations exprimées, l'article 10 protège leur mode d'expression. La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire même de provocation.
Les limites de la critique admissible sont, comme pour les hommes politiques, plus larges pour les fonctionnaires agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles que pour les simples particuliers. Cependant, on ne saurait dire que les fonctionnaires s'exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme les hommes politiques et qu'ils devraient dès lors être traités sur un pied d'égalité avec ces derniers lorsqu'il s'agit de critiques de leur comportement.
La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation.
Pour cela, la Cour doit considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent " pertinents et suffisants".
En l'espèce, le journaliste n'a fait que reprendre les déclarations d'un confrère et a laissé un droit de réponse aux fonctionnaires des forêts. Il a pris soin de dire que la citation de son confrère était "pimentée".
En conséquence, l'ingérence n'était pas nécessaire dans une société démocratique.
Partant, il y a violation de l'article 10 de la Convention.
Colombani et autres contre France
du 25 juin 2002 Hudoc 3730 requête 51279/99
Le journal "le Monde" publie un rapport jugé confidentiel de l'O.G.D sur le trafic de drogue et la production de cannabis au Maroc alors que cet Etat est candidat à L'U.E.
Le roi du Maroc fait un recours fondé sur l'offense prévu par l'article 36 de la loi 29/07/1881 pour atteinte à la réputation et aux droits d'un chef d'Etat étranger. Cet article ne permet pas d'opposer "l'exceptio veritatis" comme dans le cadre de la diffamation prévue par l'article 2 de la même loi.
La Cour constate alors le déséquilibre trop important et le rapport non raisonnable entre la publication de faits réels publiés dans "le Monde" et la condamnation pour offense fut-ce d'un chef d'Etat étranger au détriment du droit de l'information du public sur un Etat candidat à l'Europe.
LE CARACTERE IMPERATIF DE LA "NECESSITE"
"§55: La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique: si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d'autrui ainsi qu'à la nécessité d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général. A sa fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. S'il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de "chien de garde".
§56: Ces principes revêtent une importance particulière pour la presse. Si elle ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de "la protection de la réputation d'autrui", il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur les questions politiques ainsi que sur les autres thèmes d'intérêt général.
Quant aux limites de la critique admissible, elles sont plus larges à l'égard d'un homme politique qui s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et qui doit montrer une plus grande tolérance, surtout lorsqu'il se livre lui-même à des déclarations publiques pouvant prêter à critique. Il a certes droit à voir protéger sa réputation, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d'expression appelant une interprétation étroite.
§57: Par ailleurs, la "nécessité" d'une quelconque restriction à l'exercice de la liberté d'expression doit se trouver établie de manière convaincante.
Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un "besoin social impérieux" susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d'une certaine marge d'appréciation.
Lorsqu'il y va de la presse, le pouvoir d'appréciation national se heurte à l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d'accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu'il s'agit de déterminer, comme l'exige le paragraphe 2 de l'article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi.
§58: La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir.
Pour cela, la Cour doit considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants".
Comité de Rédaction Pravoye Delo et Shtekel C. Ukraine du 5 mai 2011 requête 33014/05
Condamnation à tort de journalistes ukrainiens qui avaient publié des informations tirées d’Internet
Principaux faits
Les requérants sont le comité de rédaction et le rédacteur-en-chef du journal ukrainien Pravoye Delo. À l’époque des faits, ce journal paraissait trois fois par semaine et publiait des articles sur des questions politiques et sociales, reproduisant souvent des matériaux tirés de diverses sources publiques parce qu’il manquait de fonds.
En septembre 2003, Pravoye Delo publia une lettre anonyme, dont l’auteur présumé était un employé des services de sécurité ukrainiens, et qui avait été téléchargée depuis un site d’informations sur Internet. L’auteur de la lettre y alléguait que de hauts fonctionnaires du département des services de sécurité pour la région d’Odessa s’étaient livrés à la corruption et à d’autres activités délictueuses, notamment de concert avec des groupes criminels organisés. La source de l’information était précisée. En outre, une note du comité de rédaction indiquait que ladite information était peut-être fausse et invitait toute personne concernée à faire des commentaires ou apporter des précisions à ce sujet.
Un mois plus tard, le président de la Fédération ukrainienne de boxe thaïlandaise, présenté dans la lettre comme membre d’un groupe criminel, attaqua les requérants en diffamation. Il soutenait notamment que les allégations le concernant étaient fausses et avaient porté atteinte à sa dignité et sa réputation.
En mai 2004, le tribunal se prononça en défaveur du comité de rédaction et du rédacteur-en-chef de Pravoye Delo et les condamna à publier une rétractation d’une partie de la publication renfermant des accusations particulièrement lourdes contre le président de la fédération en question. Il les condamna également à verser à ce dernier, conjointement, 2 394 euros (EUR) en réparation du dommage ainsi causé. Dans une décision distincte, il ordonna au rédacteur-en-chef du journal de publier des excuses officielles pour avoir autorisé la publication en question.
Les requérants firent appel, mais en vain. Toutefois, en juillet 2006, les requérants conclurent avec la partie adverse une transaction amiable prévoyant qu’ils auraient à verser non pas l’indemnité accordée par le juge, mais seulement les frais et dépens se rapportant à la procédure en cause. Ils s’engageaient aussi à publier les matériaux de promotion et d’information que la partie adverse lui fournirait pour acquit de ladite indemnité. En 2008, ils cessèrent de publier Pravoye Delo.
Article 10
Les excuses ordonnées par les tribunaux
Les requérants ont publié une lettre dont l’auteur alléguait – sans avancer la moindre preuve – qu’une personnalité publique, en l’occurrence le président de la fédération ukrainienne de boxe thaïlandaise, était membre d’un groupe criminel et avait organisé et commandité des meurtres.
Le droit ukrainien en vigueur à l’époque prévoyait que les personnes diffamées pouvaient seulement demander la rétractation de propos diffamatoires et une indemnisation. Le juge a d’ailleurs prononcé ces deux mesures à l’encontre des requérants.
Cependant, le juge a également ordonné au rédacteur-en-chef de publier des excuses officielles dans le journal, ce que ne prévoyait pas le droit ukrainien. En outre, les tribunaux ukrainiens ont jugé, dans une jurisprudence ultérieure, que l’injonction judiciaire de publier des excuses à la suite d’une publication était contraire à la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression.
La Cour conclut que, n’étant donc pas prévue par la loi, la condamnation du rédacteur en-chef à publier des excuses est contraire à l’article 10.
Absence de garanties pour les journalistes utilisant des matériaux tirés d’Internet
La publication en cause était une reproduction mot pour mot de matériaux téléchargés depuis un site d’informations sur Internet accessible au public. Elle mentionnait la source de l’information et le comité de rédaction y avait ajouté une note dans laquelle le journal prenait clairement ses distances par rapport au contenu de la lettre.
Le droit ukrainien, et en particulier la loi sur la presse, exonérait de toute responsabilité civile les journalistes qui reproduisaient des matériaux publiés dans d’autres sources de presse. La Cour relève que cette règle était conforme à sa jurisprudence constante protégeant la liberté pour les journalistes de diffuser des propos tenus par autrui.
Or les tribunaux ukrainiens ont conclu que ne bénéficiaient pas de cette immunité les journalistes qui reproduisaient des matériaux tirés de publications sur Internet non enregistrées conformément à la loi ukrainienne sur la presse. Par ailleurs, aucune règle en Ukraine ne prévoyait l’enregistrement public des médias sur Internet.
Compte tenu du rôle important joué par l’Internet dans les activités médiatiques en général et dans l’exercice de la liberté d’expression, la Cour estime que l’absence d’une règle législative permettant aux journalistes d’utiliser des informations tirées d’Internet sans craindre d’être sanctionnés constitue un obstacle à l’exercice par la presse de sa fonction essentielle de « chien de garde ».
De surcroît, en droit ukrainien, les journalistes pouvaient être exempts de toute condamnation à des dommages-intérêts s’ils avaient agi de bonne foi, s’ils avaient vérifié les informations et s’ils n’avaient pas diffusé intentionnellement de fausses informations.
Or les requérants ont fait valoir ces trois arguments dans leurs moyens de défense mais les tribunaux nationaux n’en ont pas tenu compte.
La Cour en conclut que, les règles ukrainiennes régissant l’utilisation par les journalistes d’informations tirées d’Internet n’étant pas claires, les requérants ne pouvaient pas prévoir les conséquences de leurs actes. Dès lors, l’exigence découlant de la Convention voulant que toute restriction à la liberté d’expression soit prévue par la loi, laquelle doit être claire, accessible et prévisible, n’a pas été satisfaite.
Il y a donc eu violation de l’article 10 faute de garanties adéquates pour les journalistes utilisant des informations obtenues sur Internet.
Article 41 (satisfaction équitable)
Au titre de l’article 41, la Cour dit que l’Ukraine doit verser aux requérants 6 000 EUR pour dommage moral.
FRASILA ET CIOCIRLAN c. ROUMANIE du 10 mai 2012 Requête no 25329/03
L’absence d’exécution d’une décision de justice favorable à des journalistes porte atteinte à la liberté d’expression
a) Principes généraux
54. La Cour rappelle l’importance cruciale de la liberté d’expression, qui constitue l’une des conditions préalables au bon fonctionnement de la démocratie. L’exercice réel et effectif de cette liberté ne dépend pas simplement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux. Ainsi, dans l’affaire Appleby et autres c. Royaume-Uni (no 44306/98, § 47, CEDH 2003-VI), la Cour a dû examiner les obligations du Royaume-Uni par rapport au refus d’une société privée propriétaire d’un centre commercial de permettre aux requérants d’établir un stand à cet endroit afin de distribuer des tracts par lesquels ils voulaient attirer l’attention de leurs concitoyens sur leur opposition au projet des élus locaux de construire sur des aires de jeu et de priver ainsi leurs enfants d’espaces verts dans lesquels ils pouvaient jouer. La Cour a décidé que, lorsque l’interdiction d’accéder à la propriété a pour effet d’empêcher tout exercice effectif de la liberté d’expression ou lorsque l’on peut considérer que la substance même de ce droit s’en trouve anéantie, elle n’exclut pas que l’Etat puisse avoir l’obligation positive de protéger la jouissance des droits prévus par la Convention en réglementant le droit de propriété.
55. La Cour rappelle ensuite que, pour
déterminer s’il existe une obligation positive, il faut prendre en compte –
souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste équilibre à ménager
entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu. L’étendue de cette
obligation varie inévitablement, en fonction de la diversité des situations dans
les Etats contractants et des choix à faire en termes de priorités et de
ressources. Cette obligation ne doit pas non plus être interprétée de manière à
imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (voir, parmi
d’autres, Özgür
Gündem c.
Turquie, no 23144/93, § 43, CEDH 2000-III). Enfin, dans la
détermination de l’existence d’une obligation positive sur le terrain de
l’article 10 de la Convention, la Cour a pris en compte la nature de la liberté
d’expression en question, sa capacité à contribuer au débat public, la nature et
la portée des restrictions apportées à la liberté d’expression, l’existence des
alternatives dans l’exercice de cette liberté ainsi que le poids des droits
contraires d’autrui ou du public en général (Appleby
précité, §§ 42-43 et
47-49).
56. La Cour rappelle enfin qu’elle a déjà conclu que l’inexécution d’une décision de justice favorable à un historien s’analyse en une violation de l’article 10 de la Convention, compte tenu de ce que ladite décision porte sur un élément essentiel du droit à liberté d’expression (Kenedi c. Hongrie, no 31475/05, §§ 43-45, 26 mai 2009).
b) Application des principes susmentionnés en l’espèce
57. Dans la présente affaire, les requérants ont obtenu une décision définitive de justice intimant aux représentants de la société Tele M de leur permettre d’accéder à la rédaction de Radio M Plus. Toutefois, cette décision est restée inexécutée et cela même après que les requérants ont demandé son exécution forcée et après avoir saisi un huissier de justice habilité à y procéder.
58. La Cour note que les parties ont des opinions divergentes quant à la démarche que la Cour devrait adopter dans l’examen de la présente affaire. Si le Gouvernement estime qu’elle devrait analyser la justification d’une éventuelle ingérence dans les droits des requérants, ceux-ci allèguent en revanche la méconnaissance de l’obligation positive qu’incomberait à l’État en vertu de l’article 10 de la Convention. La Cour, quant à elle, note d’emblée que les autorités n’ont aucune responsabilité directe dans cette restriction à la liberté d’expression des intéressés. Elle n’est pas convaincue qu’une responsabilité quelconque de l’État puisse découler du fait qu’une société privée empêche l’accès des requérants à la rédaction radio (Appleby, précité, § 41). Néanmoins, il reste à statuer sur la question de savoir si l’État défendeur a respecté ou non une éventuelle obligation positive de protéger d’une ingérence d’autrui – en l’occurrence les représentants de la société Tele M – l’exercice des droits que les requérants tirent de l’article 10 de la Convention.
59. La Cour examinera en premier lieu la question de savoir si l’État avait une obligation positive envers les requérants eu égard aux circonstances spécifiques de l’affaire. Force est de rappeler à cet égard que la Cour a déjà sanctionné l’inertie des autorités nationales face à d’autres types d’agissements délictueux de tiers qui avaient porté atteinte à la liberté d’expression des journalistes (voir Appleby précité ; Özgür Gündem précité, et Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, §§ 106-108 et 137-138, 14 septembre).
60. Sur ce point, la Cour rappelle sa jurisprudence élaborée sur le terrain de l’article 6 de la Convention qui garantit à chacun le droit d’accès à la justice, lequel a pour corollaire le droit à l’exécution des décisions judiciaires définitives (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II). La question qu’il convient de trancher dans la présente affaire est de savoir si, à l’intérêt personnel d’un justiciable à faire exécuter une décision qui lui est favorable, et à l’intérêt général de la société à une bonne administration de la justice qui ont été consacrés par la Cour dans les affaires de non-exécution des décisions judicaires définitives (Hornsby, précité, § 41), peut s’ajouter l’intérêt des requérants à voir respecter leur droit à la liberté d’expression, moyennant l’exécution d’une décision définitive de justice.
61. En l’occurrence, la Cour note que le Gouvernement ne conteste pas que par l’accès à la rédaction et aux équipements de la station de radio Radio M Plus, les requérants entendaient exercer leur profession de journalistes de radio, qui, de toute évidence, porte sur un élément essentiel du droit à liberté d’expression (voir Kenedi précité § 43 et, mutatis mutandis, Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, no 37374/05, § 27, 14 avril 2009). Le Gouvernement conteste en revanche, attestation du C.N.A. à l’appui, que la station susmentionnée ait eu d’activités de radiodiffusion pendant la période 2002-2004 (voir paragraphe 52 ci-dessus) et affirme que dès lors, les requérants n’auraient pas pu exercer une quelconque activité journalistique dans cette société.
62. La Cour précise d’emblée qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la légalité des activités d’une station de radio locale. Elle note que l’attestation du C.N.A. fait l’état de l’octroi et des transferts des licences audiovisuelles détenues par les sociétés en litige, à savoir Radio M Plus et Tele M, et conclut que la station de radio Radio M Plus n’a exercé aucune activité de radiodiffusion pendant la période 2002-2004. Toutefois, la Cour note que les sommations adressées par le C.N.A. suite aux différents transferts irréguliers n’ont jamais été suivies d’une décision de retrait de la licence audiovisuelle no 246/1997 que Radio M Plus exploitait, en vertu de la Loi no 504/2002 sur l’audiovisuel. Par ailleurs, aucun retrait n’a été effectué en application de l’article 57 de la même loi qui permet au C.N.A. de retirer la licence audiovisuelle dans le cas où son titulaire arrête l’émission des programmes pendant 45 jours, pour des raisons techniques, et pendant 96 heures, pour toute autre raison (voir paragraphe 35 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, la Cour ne peut pas accepter l’argument du Gouvernement consistant à dire que l’inexécution de la décision définitive du 6 décembre 2002 n’a pas méconnu la liberté d’expression des requérants au motif que Radio M Plus n’a pas eu d’activités de radiodiffusion pendant la période 2002-2004.
63. La Cour observe ensuite que la présente affaire ne concerne pas l’impossibilité de communiquer certaines informations ou certaines idées à des tierces personnes, mais le mode d’exercice d’une profession à laquelle la Cour reconnaît un rôle essentiel dans une société démocratique, à savoir celui de « chien de garde » (voir récemment Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 102, 7 février 2012). En conclusion, un élément essentiel pour la liberté d’expression, à savoir son mode d’exercice, était en jeu pour les requérants. Par ailleurs, force est de constater qu’il ne s’agissait pas d’une simple vocation de l’exercice d’un tel droit. En effet, les requérants disposaient des moyens techniques permettant la communication de programmes de radio. La Cour note qu’il ressort des pièces du dossier que les requérants ont pu publier quelques articles dans la presse écrite nationale et locale au courant des années 2002 et 2003 (voir paragraphes 33-34 ci-dessus). Cependant, elle admet que la possibilité d’écrire des articles dans des journaux ne saurait pallier au libre choix du mode d’expression des journalistes. Or, conformément à la jurisprudence de la Cour, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 de la Convention protège également leur mode d’expression (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, §§ 39-40, arrêt du 11 janvier 2000, et Vérités Santé Pratique SARL, précité). En effet, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (Jersild, précité, § 31). Il convient également de prendre en compte l’impact potentiel du canal de transmission des opinions qui a une certaine importance lorsqu’il s’agit de la liberté d’expression car l’on s’accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (Purcell et autres précité). En conséquence, la Cour ne peut non plus accueillir l’argument du Gouvernement consistant à dire que les requérants avaient d’autres alternatives pour manifester leur liberté d’expression.
64. En outre, la Cour rappelle que l’État est l’ultime garant du pluralisme, surtout pour ce qui est des médias audiovisuels dont les programmes se diffusent souvent à très grande échelle (Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, 24 novembre 1993, § 38, série A no 276). Ce rôle devient d’autant plus indispensable lorsque l’indépendance de la presse souffre de pressions extérieures exercées par des politiciens et des détenteurs du pouvoir économique. En conséquence, il faut donc attacher une importance particulière au contexte de la liberté de la presse en Roumanie à l’époque des faits. Or, d’après les rapports établis par plusieurs organisations nationales et internationales, la situation de la presse en Roumanie pendant la période 2002-2004 n’apparaît pas comme ayant été satisfaisante (voir paragraphes 39-43 ci-dessus). Ces rapports soulignent, entre autres, que la presse locale se trouvait directement ou indirectement, sous le contrôle des responsables politiques ou économiques de la région. La Cour ne saurait ignorer que, dans la présente affaire, le requérant affirme avoir subi des pressions politiques et économiques qui ont abouti à la vente d’une partie de sa participation dans une société de télévision (voir paragraphes 10-12 ci-dessus). Dans ces conditions, les mesures que l’État devait prendre, vu son rôle de garant du pluralisme et de l’indépendance de la presse, sont d’une réelle importance.
65. Eu égard à ce qui précède, la Cour est d’avis que les autorités nationales étaient tenues de prendre des mesures efficaces afin d’assister les requérants dans la mise à exécution de la décision judiciaire définitive et exécutoire du 6 décembre 2002 du tribunal départemental de Neamţ. Or, malgré leurs démarches, les requérants se sont vu refuser l’accès à la rédaction de la station de radio. Seul le requérant s’est vu restituer le 25 octobre 2004, les équipements appartenant à la société Radio M Plus.
66. La Cour rappelle que l’exercice du pouvoir étatique ayant une influence sur des droits et libertés garantis par la Convention met en jeu la responsabilité de l’État, indépendamment de la forme sous laquelle ces pouvoirs se trouvent être exercés (Wos c. Pologne (déc.), no 22860/02, CEDH 2005-IV, et Vodopyanovy c. Ukraine, no 22214/02, § 33, 17 Janvier 2006). En outre, la décision de l’Etat défendeur de déléguer à une certaine entité certains de ses pouvoirs ne saurait le soustraire aux responsabilités qui auraient été les siennes s’il avait choisi de les exercer lui-même (voir, mutatis mutandis, Wos, précité). Dès lors, l’Etat, en sa qualité de dépositaire de la force publique, était appelé à avoir un comportement diligent et à assister les requérants dans l’exécution de la décision qui leur était favorable, plus particulièrement par l’intermédiaire des huissiers de justice.
67. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont demandé très rapidement l’exécution forcée de la décision du 6 décembre 2002. En conséquence, un huissier de justice s’est déplacé à deux reprises avec ceux-ci au siège de la station de radio, mais ces derniers ont été accueillis dans une pièce vide au rez-de-chaussée de l’immeuble, seul l’huissier ayant pu visiter les studios dotés d’équipements spéciaux, situées au deuxième étage de l’immeuble (voir paragraphes 19-22 ci-dessus). Bien que l’huissier de justice ait noté que la décision exécutoire était claire et qu’il ne fallait pas engager une action judiciaire afin de clarifier le sens et la portée de son dispositif, il n’a pas sollicité le concours et l’assistance des forces de police, qui s’imposaient eu égard au comportement non-coopératif des débiteurs, et n’a fait aucune autre démarche afin d’obtenir l’exécution de la décision favorable aux requérants. Or, en l’espèce, compte tenu de l’enjeu de la procédure pour les requérants qui entendaient exercer leur profession de journalistes de radio et eu égard au fait qu’il s’agissait d’une décision adoptée en référé, la procédure d’exécution forcée appelait des mesures urgentes. La Cour ne saurait accueillir les motifs exposés par l’huissier devant le Gouvernement en 2008 afin de justifier l’inexécution de la décision du 6 décembre 2002 (voir paragraphe 29 ci-dessus). En effet, il ne ressort pas des pièces du dossier que ces motifs aient été notifiés aux requérants, étant pour la première fois soulevés devant la Cour (voir, mutatis mutandis, Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, § 110, CEDH 2006-III (extraits).
68. Pour autant que le Gouvernement soutient que les requérants auraient pu former une opposition contre l’exécution, sur la base de l’article 399 du CPC, ou engager une action disciplinaire contre l’huissier de justice en vertu de la loi no 188/2000, pour se plaindre du refus de celui-ci d’accomplir un acte d’exécution (voir paragraphe 45 ci-dessus), la Cour rappelle avoir déjà jugé que le Gouvernement n’a pas démontré le caractère effectif des voies de recours en question (Constantin Oprea, précité, § 41 in fine, et Elena Negulescu c. Roumanie, no 25111/02, § 43, 1er juillet 2008) et note qu’il n’a pas soumis d’éléments pouvant la mener à une autre conclusion en l’espèce. En particulier, le Gouvernement n’a pas fourni d’exemples de jurisprudence interne pour prouver qu’en l’absence de la notification du refus de l’huissier de justice de continuer l’exécution et de la clôture officielle de cette procédure, les requérants auraient pu engager la responsabilité de l’huissier de justice. Par ailleurs, il n’a pas précisé non plus en quoi l’action disciplinaire était une voie de recours directement accessible aux requérants et susceptible de mener à l’exécution du jugement définitif, vu qu’elle ne pouvait être engagée que par le collège directeur de la chambre des huissiers ou par le ministre de la Justice et ne pouvait mener qu’à la suspension de l’huissier de ses fonctions (Topciov c. Roumanie (déc.), 17369/02, 15 juin 2006).
69. S’agissant en outre de l’argument du
Gouvernement selon lequel les requérants avaient également la possibilité
d’obtenir l’exécution en application de l’article 5802 du CPC ou
d’engager une action en condamnation du débiteur au paiement d’une amende civile
ou à des dédommagements en vertu de l’article 5803 du CPC (voir
paragraphe 45
ci-dessus), la Cour note en premier lieu que le Gouvernement n’a pas montré de
quelle manière les requérants auraient pu faire appliquer les dispositions de
l’article 5802 du CPC, à savoir procéder à l’exécution
eux-mêmes ou par le biais d’un tiers.
70. Par ailleurs, s’agissant de la possibilité d’engager une action en condamnation du débiteur au paiement d’une amende civile ou à des dédommagements en vertu de l’article 5803 du CPC, la Cour note que ces voies de recours suggérées par le Gouvernement sont des moyens indirects de faire exécuter la décision définitive, et ne sont donc pas de nature à remédier directement à la violation prétendue. A supposer que, eu égard à son caractère spécial, l’obligation d’exécuter eût nécessité l’intervention personnelle du débiteur, et que ces moyens de contraindre le débiteur eussent pu, en principe, s’avérer des voies de recours effectives et accessibles, la Cour constate qu’en l’espèce les requérants ont déjà usé d’autres moyens indirects, à savoir les deux plaintes pénales, mais qui n’ont pas abouti à l’exécution de la décision définitive. Or, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Ghibusi c. Roumanie, no 7893/02, § 28, 23 juin 2005).
71. Compte tenu de ce qui précède, la Cour constate que les requérants ont pris l’initiative d’actes d’exécution suffisants et ont déployé les efforts nécessaires afin d’obtenir l’exécution de la décision définitive du 6 décembre 2002. Or, l’essentiel de l’arsenal juridique mis à la disposition des requérants pour faire exécuter la décision qui leur était favorable, à savoir le système des huissiers de justice, s’est montré inadéquat et inefficace. De plus, en s’abstenant de prendre des mesures efficaces et nécessaires pour assister les requérants dans l’exécution de la décision judiciaire définitive et exécutoire précitée, les autorités nationales ont privé les dispositions de l’article 10 de la Convention de tout effet utile et ont remis en cause l’exercice de la profession de journaliste de radio par les requérants.
72. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement et de constater qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
SAMPAIO E PAIVA DE MELO c. PORTUGAL du 23 juillet 2013 requête 33287/10
LE FOOTBALL ET LA MISE EN EXAMEN DES JOUEURS, SONT D' INTERÊT GENERAL AU PORTUGAL
1. Thèses des parties
16. Le requérant soutient que sa condamnation au pénal ne saurait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique. Selon lui, d’une part, le livre contenant l’expression litigieuse s’inscrivait dans un débat public sur un sujet d’actualité, d’autre part, l’utilisation des termes « champion national des mis en examens » faisait une référence ironique à des faits réels, c’est-à-dire la mise en examen de M.P.C. dans un certain nombre d’affaires, circonstance qui état de domaine public et qui n’était pas offensante en soi. Sa condamnation doit par conséquent s’analyser en une ingérence disproportionnée et inacceptable dans son droit à la liberté d’expression et en une tentative d’intimidation servant à dissuader les journalistes d’écrire sur le monde du football et notamment sur le club présidé par M.P.C.
17. Le Gouvernement admet qu’il y a eu, en l’espèce, une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant mais il estime que cette ingérence était nécessaire, dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l’article 10, afin de préserver les droits constitutionnels de M.P.C. à la protection de son bon nom et de sa réputation. Il souligne que la marge d’appréciation reconnue à l’Etat en ce domaine lui donne le choix de sanctionner pénalement ou pas les atteintes à l’honneur et à la réputation des personnes. Se référant à la motivation des décisions des juridictions internes, en particulier à l’arrêt rendu par la cour d’appel de Porto le 17 février 2010, le Gouvernement considère qu’il ne fait aucun doute qu’en qualifiant M.P.C de « champion national des mises en examens » le requérant avait tenu à l’encontre de ce dernier des propos diffamatoires, dont l’objectif n’était pas d’informer le public, par ailleurs sur des faits étrangers au contexte du livre, mais uniquement d’offenser la personne visée. Le Gouvernement ajoute que ces propos furent amplifiés par la couverture médiatique dont fut objet le livre du requérant. Il conclut à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
18. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle qu’elle se trouve consacrée par l’article 10 de la Convention, cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, la nécessité de toute restriction devant être établie de manière convaincante. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, parmi beaucoup d’autres Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 20, 26 avril 2007).
19. Par ailleurs, il convient de souligner que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. A sa fonction qui consiste à diffuser de telles idées et informations, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001‑III).
20. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A nº 103 ; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, nº 57829/00, § 40, 27 mai 2004 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, nº 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X et Eon v. France, nº 26118/10, § 59, 14 March 2013).
21. Par ailleurs, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus. En particulier, il lui incombe de déterminer si la restriction apportée à la liberté d’expression du requérant était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, CEDH 2004-XI).
22. En l’espèce, le requérant a été condamné en raison d’un propos jugé diffamatoire contenu dans un ouvrage, dont il était l’auteur, consacré à la Coupe du Monde de football de 2006 et plus largement au monde du football portugais.
23. La Cour relève qu’il n’est pas contesté que la condamnation en cause s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant, qu’elle était prévue par la loi et visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En revanche, les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
24. La Cour note d’emblée que la présente affaire présente des similitudes avec l’affaire Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, précitée, dans laquelle elle avait jugé que la condamnation pour diffamation d’un journaliste et de la société anonyme propriétaire de la chaîne de télévision qui l’employait avait violé l’article 10 de la Convention.
25. En premier lieu, l’ouvrage publié par le requérant s’inscrivait dans un débat public, la Coupe du Monde de 2006 et les polémiques ayant visé l’équipe nationale portugaise, relevant manifestement de l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, précité).
26. Ensuite, il convient de relever que la personne qui porta plainte contre le requérant, M.P.C., est la même qui avait porté plainte dans l’affaire précitée et que la Cour a reconnu comme étant une personnalité bien connue du public, exerçant un rôle important dans la vie publique de la Nation (Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, précité, § 28) et à ce titre pouvant être assimilée à un homme politique aux fins de l’article 10 de la Convention.
27. Par ailleurs, tout comme dans l’affaire précitée, les propos en cause dans la présente affaire ne visaient pas la vie privée de M.P.C. mais bien ses activités publiques en tant que président d’un grand club de football.
28. La marge d’appréciation de l’Etat dans la restriction du droit à la liberté d’expression du requérant s’en trouvait par conséquent réduite (voir paragraphe 19 ci-dessus).
29. Au surplus, il convient de noter que l’ouvrage publié par le requérant était destiné à un public que l’on peut supposer intéressé aux questions qui agitaient le monde du football portugais à l’époque des faits et bien informé en la matière (voir, mutatis mutandis, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 34, série A no 298).
30. Enfin, la Cour rappelle que, lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, p. 236, § 47). En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas contesté que M.P.C. faisait l’objet, à l’époque des faits, de plusieurs procédures pénales. En le qualifiant de « champion national des mis en examens », le requérant exprimait par conséquent un jugement de valeur, certes péjoratif mais fondé sur des circonstances de notoriété publique.
31. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que la condamnation du requérant a rompu le juste équilibre entre la protection du droit du requérant à la liberté d’expression et de celui de M.P.C. à la protection de sa réputation. De surcroît, elle considère qu’indépendamment de la sévérité de la condamnation infligée, l’existence même d’une sanction pénale dans le cadre de cette affaire est de nature à provoquer un effet dissuasif sur la contribution de la presse aux débats d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, précité, § 31).
32. Il résulte de ce qui précède que la condamnation du requérant n’était pas nécessaire dans une société démocratique et que, par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
WELSH ET SILVA CANHA c. PORTUGAL
REQUÊTE 16812/11 du 17 septembre 2013
Le
journal le Garajau avait publié, en 2004, un article concernant le vice-président du Gouvernement de la région de Madère, C.S. L’article concernait l’achat d’un terrain par C.S, la présence de ce dernier en tant que représentant du Gouvernement de la région aux réunions d’une entreprise publique ainsi que sa participation en tant qu’associé à un cabinet d’avocats. L’article précisait que le Garajau avait contacté les services de C.S. pour obtenir sa version des faits mais que ceux-ci n’avaient pas souhaité réagir.21. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle qu’elle se trouve consacrée par l’article 10 de la Convention, cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, la nécessité de toute restriction devant être établie de manière convaincante. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, parmi beaucoup d’autres
Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 20, 26 avril 2007).22. Par ailleurs, il convient de souligner que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. A sa fonction qui consiste à diffuser de telles idées et informations, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001‑III).
En même temps, il y a lieu de rappeler que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 43, 21 septembre 2010 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI), dont le contrôle revêt une importance accrue (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 104, CEDH 2007‑XIV). Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires à l’encontre de particuliers (voir Pedersen et Baadsgaard, précité, § 78). A cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (voir, entre autres, McVicar c. Royaume-Uni, précité, § 84, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 66, CEDH 1999‑III). Cette dernière question doit s’envisager sous l’angle de la situation telle qu’elle se présentait au journaliste à l’époque et non avec le recul (voir Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, précité, § 43 ; Flux c. Moldova (no 6), no 22824/04, § 26, 29 juillet 2008).
23. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103 ; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Eon v. France, no 26118/10, § 59, 14 mars 2013).
24. Par ailleurs, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus. En particulier, il lui incombe de déterminer si la restriction apportée à la liberté d’expression des requérants était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, CEDH 2004-XI).
25. En l’espèce, les requérants ont été condamnés en raison d’un article sur des prétendues pratiques illégales imputées à C.S, publié dans un journal satirique et jugé diffamatoire par la Cour d’appel de Lisbonne.
26. La Cour relève d’emblée qu’il n’est pas contesté que la condamnation en cause s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants, qu’elle était prévue par la loi et visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En revanche, les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
27. Elle note ensuite que, comme l’a souligné à juste titre le Gouvernement et comme l’a admis la Cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 13 octobre 2010, les faits relatés dans les articles litigieux relevaient manifestement de l’intérêt général (voir paragraphe 20 ci-dessus).
28. Il convient en outre de relever que C.S. était un homme politique relativement connu et que par conséquent il s’était inévitablement et consciemment exposé à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par la presse que par l’opinion publique en général (voir paragraphe 23 ci-dessus).
29. Par ailleurs, les requérants ont été condamnés en leur qualité de journalistes pour des articles publiés dans un journal satirique. Or, la Cour a souligné à plusieurs reprises que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais (Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 8354/01, § 33, 25 janvier 2007 ; Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009, et mutatis mutandis, Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012 ; Eon v. France, précité, § 60).
30. La marge d’appréciation de l’Etat dans la restriction du droit à la liberté d’expression des requérants s’en trouvait par conséquent réduite.
31. Enfin, en ce qui concerne la teneur des articles litigieux, la Cour note qu’il n’est pas contesté que des fonds publics avaient été engagés pour la défense des intérêts de C.S. par G.P. et que les faits relatés dans les articles concernant les montants versés et les personnes bénéficiaires étaient vrais et avaient poussé le ministère public à engager des poursuites contre X. La Cour souligne aussi le fait que, au cours de l’enquête, des indices d’éléments objectifs constituant le délit de falsification de documents furent constatés (voir paragraphe 9 ci-dessus) et que, au moment de la publication des articles litigieux, il n’y avait pas encore eu de jugement définitif d’acquittement d’aucun suspect. Il n’est pas non plus contesté que les requérants avaient consulté les documents de la procédure d’adjudication des services de défense légale et avaient donné à deux reprises à C.S. la possibilité de s’exprimer sur le sujet, sans obtenir de réponse. Cette dernière circonstance avait d’ailleurs été précisée dans les articles de 2004 et 2006.
La Cour ne partage donc pas l’avis du Gouvernement selon lequel les requérants n’avaient pas agi de bonne foi et considère qu’au moment de la publication des articles litigieux, la manière dont les requérants avaient traité l’affaire n’était pas contraire aux normes d’un journalisme responsable (voir, a contrario, Flux c. Moldova (no 6), précité, §§ 31-34).
32. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la condamnation des requérants a rompu le juste équilibre entre la protection de leur droit à la liberté d’expression et de celui de C.S. à la protection de sa réputation. De surcroît, elle considère qu’indépendamment de la sévérité de la condamnation infligée, l’existence même d’une sanction pénale dans le cadre de cette affaire est de nature à provoquer un effet dissuasif sur la contribution de la presse aux débats d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 31, 26 avril 2007).
33. Il résulte de ce qui précède que la condamnation des requérants n’était pas nécessaire dans une société démocratique et que, par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
AMORIM GIESTAS ET JESUS COSTA BORDALO c. PORTUGAL
du 3 avril 2014 requête 37840/10
La presse doit pouvoir s'exprimer sur des sujets de société et avoir une opinion tranchée sans être condamnée. Elle est la chienne de garde de la démocratie.
LES FAITS
7. Dans son édition du 13 septembre 2002, le Jornal do Centro, un hebdomadaire couvrant la région de Viseu dont la deuxième requérante était à l’époque la directrice, publia un article, signé par le premier requérant, sur le don de certains biens ayant appartenu au tribunal de São Pedro do Sul à une institution privée de solidarité sociale de cette même ville, la Misericórdia.
8. Le journal annonça ainsi en couverture le titre « Misericórdia sous le poids des soupçons ». Dans le sous-titre, il était écrit :
« Le tribunal de São Pedro do Sul a distribué de vieux meubles par l’intermédiaire d’associations de la commune, comme prévu par la loi. La Misericórdia a reçu la moitié des biens. Ce « privilège » soulève des soupçons de favoritisme envers des intérêts particuliers. Une partie des meubles a échoué chez les fonctionnaires. »
9. Dans son article, le premier requérant faisait état de la décision du secrétaire du tribunal de São Pedro do Sul, B., de donner 34 des 69 meubles en cause à la Misericórdia, ainsi que du fait que d’autres associations locales, comme le Termas Hoquei Club, l’Associação Cultural e Recreativa de Arcozelo et le Alafum s’estimaient lésées et faisaient état d’un certain mécontentement et de soupçons. L’article contenait les déclarations de B., qui soulignait avoir suivi et respecté le formalisme légal applicable. Un autre article, publié à côté de celui du requérant, mais signé par un autre journaliste, recueillait la réaction du directeur de la Misericórdia. Le premier requérant avait également consulté la direction générale de l’administration de la justice du Ministère de la justice, dont les explications furent publiées.
10. Dans la même édition, la deuxième requérante fit publier un éditorial critiquant le don des meubles. L’éditorial s’exprimant notamment comme suit :
« (...) On prend les meubles et on les donne. Sans concours. Sans critère. Sans la préoccupation d’informer les éventuels intéressés. Vraiment tous. On concentre des objets dans une seule main. Allez savoir pourquoi. Et au nom de qui. Ce n’est pas étonnant que des soupçons se lèvent. Ce n’est pas étonnant que les plaintes se succèdent. Ce n’est pas étonnant que la justice se change en injustice. Et tout cela alors qu’il aurait suffi de prendre un peu plus de précautions. »
CEDH
24. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle qu’elle se trouve consacrée par l’article 10 de la Convention, cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, la nécessité de toute restriction devant être établie de manière convaincante. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, parmi beaucoup d’autres Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 20, 26 avril 2007 ; Welsh et Silva Canha c. Portugal, no 16812/11, § 21, 17 septembre 2013).
25. Par ailleurs, il convient de souligner que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser de telles idées et informations, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001‑III).
En même temps, il y a lieu de rappeler que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 43, 21 septembre 2010 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI), dont le contrôle revêt une importance accrue (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 104, CEDH 2007‑V). Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires à l’encontre de particuliers (voir Pedersen et Baadsgaard, précité, § 78). À cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (voir, entre autres, McVicar c. Royaume‑Uni, no 46311/99, § 84, CEDH 2002-III et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 66, CEDH 1999‑III). Cette dernière question doit s’envisager sous l’angle de la situation telle qu’elle se présentait au journaliste à l’époque et non avec le recul (voir Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, précité, § 43 ; Flux c. Moldova (no 6), no 22824/04, § 26, 29 juillet 2008).
26. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 46 , CEDH 1999‑VIII ; Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 35, 26 février 2002 ; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Eon c. France, no 26118/10, § 59, 14 mars 2013).
27. Par ailleurs, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus. En particulier, il lui incombe de déterminer si la restriction apportée à la liberté d’expression des requérants était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, CEDH 2004-XI).
28. En l’espèce, les requérants ont été condamnés en raison d’un article de fond et d’un éditorial émettant des doutes sur les conditions où s’était déroulée l’aliénation gratuite de certains biens appartenant au domaine public, au profit de personnes privées, et jugés diffamatoires par le tribunal de São Pedro do Sul ainsi que par la Cour d’appel de Coimbra.
29. La Cour relève d’emblée qu’il n’est pas contesté que la condamnation en cause s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants, qu’elle était prévue par la loi et visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En revanche, les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
30. Elle note ensuite que, comme l’admet le Gouvernement et comme l’ont relevé les juridictions internes, les circonstances entourant l’aliénation gratuite de biens meubles vétustes appartenant au tribunal de São Pedro do Sul à des institutions et personnes privées, ainsi que la conduite du secrétaire du tribunal dans cette procédure d’aliénation, relevaient manifestement de l’intérêt général.
31. Par ailleurs, les requérants ont été condamnés en leur qualité de journalistes pour des articles publiés dans un journal hebdomadaire. Or, comme la Cour l’a rappelé plus haut, la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique (voir paragraphe 25, ci-dessus).
32. De surcroît, les articles en question dans la présente affaire ne visaient aucunement des questions relevant de la sphère privée de B. ou de la Misericórdia mais se penchaient sur les agissements respectifs de ces derniers dans le cadre d’une procédure publique (voir, mutatis mutandis, Colaço Mestre, précité, § 28 ; Sampaio e Paiva de Melo c. Portugal, no 33287/10, § 23, 23 juillet 2013).
33. La marge d’appréciation de l’État dans la restriction du droit à la liberté d’expression des requérants s’en trouvait par conséquent réduite.
34. En ce qui concerne la teneur des articles litigieux, la Cour note que l’article du premier requérant était un article d’information qui se limitait à identifier les organisations bénéficiaires de l’aliénation gratuite et le nombre de meubles attribués à chacune d’entre elles, y compris les 34 meubles attribués à la Misericórdia, sur un total de 69. L’article relatait aussi le mécontentement et les soupçons de plusieurs autres organisations qui n’avaient pas bénéficié de l’aliénation, en citant, à ce titre, les déclarations des représentants d’associations comme le Termas Hóquei Club, l’Associação Cultural e Recreativa de Arcozelo et le Alafum. Ces faits ne sont pas contestés et doivent par conséquent être considérés comme vrais.
Quant à l’article de la deuxième requérante, la Cour note qu’il s’agissait d’un article d’opinion, écrit sous la forme d’un éditorial. Cet article contenait des jugements de valeur visant la loi sur l’aliénation gratuite des meubles vétustes appartenant aux tribunaux, dont elle dénonçait le caractère très flou ainsi que le pouvoir discrétionnaire laissé aux responsables des procédures d’aliénation gratuite, et sur la manière dont les tribunaux appliquaient cette loi en général. Il ne contenait aucune référence spécifique à des personnes ou organisations bénéficiaires de ce type d’aliénation gratuite.
Aux yeux de la Cour, ces critiques étaient non seulement basées sur des faits avérés mais étaient judicieuses en tant que contributions civiques à un débat d’intérêt général.
35. En outre, il n’est pas non plus contesté que les requérants avaient consulté tous les acteurs concernés et notamment B. ainsi que l’administrateur de la Misericórdia, dont les déclarations furent d’ailleurs reportées dans l’article de fond publié par le premier requérant ainsi que dans le second article publié sur la même page. Le premier requérant avait même consulté la direction générale de l’administration de la justice du Ministère de la Justice, dont les explications furent également publiées.
La Cour ne partage donc pas l’avis du Gouvernement selon lequel les requérants n’avaient pas agi de bonne foi et considère qu’au moment de la publication des articles litigieux, la manière dont les requérants avaient traité l’affaire n’était pas contraire aux normes d’un journalisme responsable (Welsh, précité, § 31 et, a contrario, Flux c. Moldova (no 6), précité, §§ 31‑34).
36. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie ([GC], no 33348/96, §§ 113-115, CEDH 2004-XI ; Kubaszewski c. Pologne, no 571/04, § 46, 2 février 2010). En particulier, la Cour a déjà considéré à plusieurs reprises qu’une peine de prison infligée dans des cas de diffamation n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (Mariapori c. Finlande, no 37751/07, § 67, 6 juillet 2010 ; Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie, précité, § 115, et mutatis mutandis, Feridun Yazar c. Turquie, no 42713/98, § 27, 23 septembre 2004, et Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], no 23927/94 et 24277/94, § 63, 8 juillet 1999).
À cet égard, la Cour considère que la condamnation des requérants à des amendes pénales, assorties de dommages intérêts, était manifestement disproportionnée. D’autant plus que l’article 70 du Code civil portugais prévoit un remède spécifique pour la protection de l’honneur et de la réputation.
37. Il en résulte que la condamnation des requérants n’était pas nécessaire dans une société démocratique et que, par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
TABOU FRANÇAIS DES RÉSEAUX DJIHADITES AVANT "CHARLIE"
CHALABI c. FRANCE arrêt du 18 septembre 2000, Requête no 35916/04
Dans son numéro 108 du mois de novembre 2001, le magazine Lyon Mag’ publie un entretien avec le requérant présenté comme ancien membre du conseil d’administration de la Grande Mosquée de Lyon. L’article, intitulé « Retraite forcée pour le grand Mufti », était constitué d’une photographie représentant MM. Abdelhamid Chirane, grand mufti, et Kamel Kabtane, directeur de la Grande Mosquée de Lyon et gérant de la société civile du même nom, ainsi que de l’entretien précédé du commentaire suivant :
« Le grand Mufti de la mosquée de Lyon, Abdelhamid Chirane, vient d’être remercié par son directeur, Kamel Kabtane. Officiellement, il s’agit d’un départ à la retraite. En fait, Kabtane voulait sa tête depuis des années. Explications de Nadji Chalabi, ancien membre du conseil d’administration de la mosquée. »
Le texte de l’entretien était le suivant : «Le départ du grand Mufti Chirane vous surprend ?
Nadji Chalabi : Pas vraiment. Abdelhamid Chirane est l’imam de la grande mosquée depuis sa construction en 1994. Et depuis le début, on sent que Kabtane est gêné par Chirane et qu’il veut s’en débarrasser.
Pour quelles raisons ?
C’est un problème de personne. Chirane a des qualités personnelles et professionnelles reconnues. C’est un sage qui a enseigné à l’université d’Alger, il est diplômé en lettres et en théologie. Et cette aura intellectuelle, Kabtane ne la supporte pas. Tout ce qui brille lui fait de l’ombre.
Qu’est ce que vous reprochez à Kabtane ?
De gérer la mosquée en monarque absolu. Il veut avoir tout le monde à sa botte. C’est un colérique qui peut en venir très vite aux mains.
Pourtant Chirane n’est pas un rebelle ?
C’est vrai qu’il n’a jamais attaqué publiquement Kabtane. Mais en privé, il critiquait la gestion de Kabtane. C’est pour ça que Kabtane le surveillait de près.
Chirane aurait pu lui prendre sa place ?
Non, ça ne l’intéressait pas. Mais c’est vrai qu’il pouvait assurer la transition entre Kabtane et une éventuelle nouvelle équipe.
C’est la seule raison de ce départ ?
Non, il y a une autre raison, plus politique. Aujourd’hui, la mosquée est très fragile. Le fisc lui réclame plus de 3 millions de F. Depuis le début, l’Arabie Saoudite joue les bailleurs de fonds : elle a financé 80 % de la construction il y a 5 ans. Et Chirane n’est pas Saoudien, c’est un Algérien. Ce qui n’arrange pas forcément les affaires de Kabtane.
Kabtane aurait négocié un prêt avec l’Arabie Saoudite contre le départ de Chirane ?
Je n’ai pas d’information là-dessus. Mais ce n’est pas impossible. La mosquée a toujours été très liée à l’Arabie Saoudite. Kabtane y va souvent, il reçoit aussi beaucoup d’imams saoudiens.
Chirane était apprécié par la communauté musulmane ?
Non, pas vraiment. D’ailleurs, tout le monde reprochait à Chirane de ne pas se mouiller et notamment d’avoir laissé les mains libres à Kabtane. Mais il part avec ses secrets et ça m’étonnerait qu’il parle un jour.
L’Algérie risque de réagir à ce départ ?
C’est probable. L’Algérie, qui contrôle la mosquée de Paris, a toujours eu des visées sur celle de Lyon. Mais elle n’a plus Chirane dans la place. En plus, c’était le gouvernement algérien qui payait en grande partie le salaire de Chirane. Les trois représentants algériens qui sont membres du conseil d’administration vont certainement boycotter la mosquée de Lyon.
Qui va le remplacer ?
Ça sera un modéré. Pas un mufti qui risque de lui faire de l’ombre. Kabtane ne va pas refaire la même erreur qu’il a faite avec Chirane.
Comment Kabtane a réussi à s’imposer à la tête de cette mosquée ?
Parce que ça arrange tout le monde, et notamment les élus, qui savent bien que la gestion de Kabtane n’est pas claire. Mais avec lui, il n’y a pas de vague, la religion il s’en fout. D’ailleurs il n’y connaît rien. En revanche, la mosquée est calme. Et dans le contexte actuel, ça rassure tout le monde. »
Estimant que le titre de l’article, la photographie ainsi que six passages de l’entretien étaient diffamatoires à leur égard, la SCI Mosquée de Lyon et le gérant de cette société, M. Kamel Kabtane, lequel intervenait également à titre personnel, firent citer devant le tribunal correctionnel de Lyon le requérant ainsi que le directeur de la publication de la société Lyon Mag’, Philippe [B.], et la société Lyon Mag’ en qualité de civilement responsable, pour y être jugés sur un délit de diffamation publique envers un particulier.
La CEDH condamne la France pour atteinte au droit d'expression
au sens de l'article 10 de la Convention
36. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation du requérant s’analyse en une « ingérence des autorités publiques » dans son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
a) «Prévue par la loi»
37. La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention exigent non seulement que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais aussi que la loi soit accessible aux personnes concernées et assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi beaucoup d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I).
38. La Cour constate, en l’espèce, que la condamnation du requérant pour diffamation publique envers un particulier trouve sa base légale dans des textes accessibles et clairs, les articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, tels qu’ils étaient libellés à l’époque des faits (voir droit interne pertinent). La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que ces dispositions revêtaient l’accessibilité et la prévisibilité requises au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (voir Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 42 et 43, 22 octobre 2007). Elle ne voit aucune raison de s’écarter de sa jurisprudence sur ce point et en déduit que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.
b) «But légitimes»
39. Selon la Cour, l’ingérence en cause poursuivait l’un des buts énumérés à l’article 10 § 2 : la protection « de la réputation ou des droits d’autrui », ceux de la partie civile. Au demeurant, les parties n’en disconviennent pas.
c) «Nécessaire dans une société démocratique»
40. La Cour doit rechercher si l’ingérence était une mesure « nécessaire dans une société démocratique », pour atteindre ce but. A cet égard, elle renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France précité, § 145 ; Desjardin c. France, no 22567/03, § 36, 22 novembre 2007 et Paturel c. France, no 54968/00, §§ 28-30, 22 décembre 2005).
41. Ceci exposé, la Cour estime en premier lieu que les propos litigieux doivent être lus à la lumière de l’article publié, pris dans sa globalité. Ce faisant, elle constate que la question centrale soulevée avait trait, pour l’essentiel, à la gestion de la Grande Mosquée de Lyon par son directeur et à son financement, domaine dans lequel il existait à l’époque de la parution de l’article une polémique, nourrie et ravivée par le départ d’un haut représentant religieux, qui fut largement relayée par la presse écrite régionale et nationale.
Contrairement au Gouvernement, la Cour considère que le financement et la gestion d’un lieu de culte, quel qu’il soit, constituent en principe des questions d’intérêt général pour les membres de la communauté religieuse concernée, ainsi que, plus largement, la communauté dans son ensemble. La Cour en déduit que la marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la mesure en cause était donc restreinte puisqu’une question d’intérêt public était soulevée, domaine dans lequel les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation particulièrement étroite (Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006-...).
42. S’agissant de la question relative à la foi de la partie civile, la Cour estime qu’il est artificiel de dissocier les deux expressions litigieuses d’un même passage dès lors que l’entretien traduisait essentiellement l’appréciation de l’auteur sur la manière dont M. Kabtane gérait, administrativement et financièrement, la Grande Mosquée de Lyon. En effet, force est de constater que cette information apparaît en toute fin d’article, de manière totalement isolée et secondaire ; elle ne saurait constituer, dans ces conditions, la question centrale entourant la controverse en question.
Il convient surtout de prendre en compte le fait que les propos litigieux mettaient en cause une personnalité connue de la communauté musulmane de Lyon, ainsi d’ailleurs que du grand public. A cet égard, le requérant soutient, sans être contredit par le Gouvernement, que la partie civile, en sa qualité de directeur de la Grande Mosquée de Lyon, était amenée à prendre position et à représenter la communauté musulmane de la région lyonnaise devant les médias et auprès des autorités nationales, dans le cadre notamment de la création du Conseil français du culte musulman, une association destinée à représenter les musulmans de France et intervenant dans les relations avec le pouvoir politique. La Cour n’adhère pas à la thèse du Gouvernement qui consiste à dire que M. Kabtane n’est pas un personnage public mais un gérant d’une société civile immobilière et que sa gestion est donc privée. Elle considère qu’il est un personnage public en raison de la dimension institutionnelle et de l’importance des fonctions qu’il occupe. En tant que directeur et gérant statutaire de la Grande Mosquée de Lyon, il représentait la communauté musulmane dans la région lyonnaise, et s’exposait ainsi à des critiques relatives à l’exercice de ses fonctions.
43. En second lieu, la Cour observe que le requérant s’exprimait en sa qualité d’ancien membre du conseil d’administration de la Grande Mosquée de Lyon ayant eu l’occasion d’observer la gestion de ce lieu de culte et la personnalité de M. Kabtane dans l’exercice de ses fonctions. Compte tenu de la tonalité générale de l’entretien et du contexte dans lequel les propos litigieux ont été émis, la Cour considère que ceux-ci constituent des jugements de valeur plutôt que de pures déclarations de fait.
44. Reste donc à savoir s’il existait une base factuelle suffisante. A cet égard, la Cour note que la Cour d’appel de Lyon, sur la pertinence de l’offre de preuve qui avait été faite par les coprévenus du requérant – le directeur de publication du journal et la société Lyon Mag’ – a considéré « que les pièces signifiées n’établissent pas la vérité des faits retenus comme diffamatoires, aucun élément ne permettant de retenir que la gestion de M. Kamel Kabtane ait donné lieu à une quelconque suspicion de malversation ».
Or, la Cour relève sur ce point, d’une part, que les juges d’appel, après avoir initialement évoqué à la fois les malversations et les fautes de gestion, limitèrent leur appréciation uniquement à la question des « malversations » – terme à connotation pénale – sans l’étendre à celle relative à une gestion qui ne serait « pas claire ». La Cour est d’avis, d’autre part, que les nombreux documents contenus dans l’offre de preuve et produits devant la Cour (voir supra § 11) témoignent de ce qu’à l’époque de l’article incriminé, les propos litigieux n’étaient pas dépourvus de toute base factuelle. De plus, il apparaît que la partie civile était mise en examen pour abus de confiance et escroquerie, et que la procédure judiciaire était toujours en cours à l’époque des faits incriminés. Dès lors, même si compte tenu de la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, une personne mise en examen ne saurait être réputée coupable, la base factuelle sur laquelle reposait lesdits propos n’était pas inexistante (voir Brasilier c. France, no 71343/01, § 38, 11 avril 2006).
45. Outre l’absence de preuves pertinentes, la Cour relève, en troisième lieu, que les juridictions internes, pour condamner le requérant à réparation, ont assis leur raisonnement sur la nature et la gravité des propos qu’elles ont estimé exclusifs de toute bonne foi, propos que la cour d’appel qualifie « d’attaque personnelle » proférée à l’égard de la partie civile.
46. La Cour n’est pas convaincue par un tel raisonnement. Elle ne voit pas en l’espèce dans les propos en cause des termes « manifestement outrageants » susceptibles de pouvoir justifier une restriction à la liberté d’expression de leur auteur (voir, a contrario, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France précité, § 64), et estime qu’on ne saurait tenir pour excessif le langage utilisé par le requérant. En effet, elle est d’avis que les mots « pas claire » suggèrent essentiellement un manque de transparence dans la gestion de la SCI Mosquée de Lyon, et constate que le passage incriminé de l’entretien n’impute en réalité aucun fait précis de « malversation », au sens pénal du terme, à la partie civile. Par ailleurs, la Cour ne conteste pas que les propos « la religion, il s’en fout (...) ; d’ailleurs il n’y connaît rien » puissent paraître choquants à l’égard d’un directeur d’une institution religieuse. Toutefois, ce dernier, assumant la dimension publique de ses fonctions, devait s’attendre à ce genre de critique.
47. En conclusion, la Cour estime que la condamnation du requérant ne repose pas sur des motifs « pertinents » et « suffisants ». Elle considère en revanche que cette condamnation s’analyse en une ingérence disproportionnée qui ne répondait pas à un besoin social impérieux et qui, par suite, n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
BRUNET-LECOMTE et LYON MAG c. FRANCE arrêt du 6 MAI 2010 Requête no 17265/05
La CEDH constate que la condamnation d'un article sur les réseaux islamistes à Lyon n'est pas nécessaire dans une société démocratique puisque les journalistes, après plusieurs mois d'enquêtes ont été prudents sur leurs déclarations envers un sieur T.
c) « Nécessaire dans une société démocratique»
39. Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le but légitime poursuivi. Elle renvoie à cet égard aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005 ; Mamère, précité, § 19 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, §§ 45 et 46, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, CEDH 2008-... (extraits), §§ 60 à 64).
40. En l’espèce, les requérants furent condamnés pour avoir publié, en octobre 2001, une série d’articles portant sur les réseaux islamistes à Lyon et contenant, selon les juges internes, des insinuations diffamatoires envers T.
41. La Cour relève d’emblée, avec les requérants, que les articles litigieux ont été publiés en octobre 2001, juste après les attentats qui eurent lieu le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis contre les tours jumelles du World Trade Center. La Cour considère que, compte tenu de son objet, lié à ces événements d’envergure mondiale, la publication litigieuse s’intégrait dans un débat d’intérêt général (voir,mutatis mutandis Leroy c. France, no 36109/03, § 41, 2 octobre 2008). Dans ses observations, le Gouvernement admet d’ailleurs cette hypothèse. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre les requérants était en conséquence particulièrement restreinte (voir, par exemple, Mamère, précité, § 20).
42. Ensuite, la Cour rappelle qu’en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III, et Colombani et autres, précité, § 65). Il n’en reste pas moins que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (voir, notamment, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).
43. En l’espèce, la Cour constate que, dans son arrêt du 19 décembre 2002, la cour d’appel, confirmée par la Cour de cassation, a abouti à la condamnation pour diffamation des requérants en analysant un ensemble d’éléments textuels contenus dans les articles litigieux qui « tend à insinuer que T. pourrait être un de ces leaders charismatiques qui n’hésitent pas à recruter ». Elle se fonde essentiellement sur la terminologie employée ainsi que sur la répétition des insinuations et des suppositions émises sur la personnalité et les activités de T. Ayant examiné les offres de preuve formulées par les requérants, la cour d’appel ne les a pas jugées pertinentes et a rejeté l’exception de bonne foi.
44. La Cour ne partage pas cette analyse. Elle estime que les éléments textuels et les insinuations incriminés doivent être examinés dans leur contexte, à savoir la publication d’une série d’articles résultant d’une enquête de terrain sur les réseaux islamistes lyonnais, réalisée en trois semaines. Compte tenu de cela, la Cour constate d’abord que les références directes à T. sont peu nombreuses dans l’article de fond, intitulé « Faut-il avoir peur des réseaux islamistes à Lyon ? ». Ce dernier s’attache surtout à décrire deux mouvements musulmans de la région lyonnaise, l’UJM et la mouvance des Tabligh, T. étant mentionné comme intervenant dans des conférences organisées par l’UJM. S’agissant de l’article faisant le portrait de T., la Cour note, avec la cour d’appel, que le texte comportait des réserves. En particulier, il s’achève par une phrase modératrice (voir paragraphe 13 ci-dessus). La Cour relève également que les requérants ont mis un soin tout particulier à éviter les « amalgames » entre Islam et Islamisme, comme en atteste la publication, juste à côté de l’article consacré au portrait de T., d’un entretien avec un professeur de l’université de Lyon consacré à la différence entre ces deux concepts et regrettant « l’amalgame qui est fait entre musulmans et terrorisme ». La Cour estime donc qu’en l’espèce, les requérants ont fait preuve d’une certaine prudence dans la forme et l’expression.
45. Certes, la Cour convient que la reproduction, en couverture du magazine, de la seule photographie de T., en premier plan, tout comme le fait de consacrer un article entier à son portrait tendait à lui attribuer un rôle important dans la publication. Toutefois, la Cour relève également, à l’instar du tribunal de grande instance, que les requérants n’ont fait preuve d’aucune animosité personnelle à l’encontre de T. En effet, la Cour ne peut que constater que la terminologie utilisée est nuancée et que les requérants n’ont pas dépassé la dose d’exagération, voire de provocation, acceptable en matière de liberté journalistique (voir, notamment, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).
46. Ensuite, quant à la qualité de personnage public de T. alléguée par les requérants et contestée par le Gouvernement, la Cour constate qu’à l’époque des faits, T. était très actif en tant que conférencier, notamment dans l’agglomération lyonnaise, comme en attestent, outre les articles litigieux, de nombreux documents contenus dans l’offre de preuve et produits devant la Cour. Il s’ensuit que si T. ne saurait être comparé à un personnage public eu égard à sa seule activité de professeur, toutefois, il s’est lui-même exposé à la critique journalistique par la publicité qu’il a choisi de donner à certaines de ses idées ou convictions, et peut donc s’attendre à un contrôle minutieux de ses propos (voir Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 38, CEDH 2001-II, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 52, CEDH 1999-VIII).
47. Reste donc à savoir s’il existait une base factuelle suffisante. A cet égard, la Cour note que la cour d’appel de Lyon, statuant sur la pertinence de l’offre de preuve qui avait été faite, a considéré que « les témoignages fournis et les pièces produites (..) n’établissent ni dans sa matérialité ni dans sa portée la vérité de l’imputation faite à T. de recruter des jeunes constituant des « groupes totalement incontrôlables » et d’être « au centre d’un réseau islamiste prêt à servir de relais à des actions terroristes » ». Or, la Cour relève sur ce point que la première citation faite par la cour d’appel ne concerne qu’indirectement T. puisqu’elle est extraite de l’article général de fond, et que la deuxième partie du texte est tronquée. L’article mentionne en effet qu’il est « difficile d’affirmer sans preuve que [T.] soit aujourd’hui au centre d’un réseau islamiste prêt à servir de relais à des actions terroristes », ce qui paraît nuancer l’affirmation initiale. De plus, et compte tenu de ce qui précède, la Cour est d’avis que les nombreux documents contenus dans l’offre de preuve et produits devant la Cour, même s’ils ne vont pas jusqu’à évoquer directement un rôle de « recruteur », font clairement état du danger que représentent les discours de T. Pour la Cour, ces documents témoignent sans conteste de ce qu’à l’époque de l’article incriminé, les propos litigieux n’étaient pas dépourvus de toute base factuelle. De plus, elle constate que l’article consacré à T. se fonde notamment sur l’interdiction qui lui avait été faite, quelques années auparavant, ainsi qu’à son frère, de pénétrer sur le territoire français sur la base d’éléments, dûment mentionnés, émanant du service français des renseignements généraux. Dès lors, la Cour considère que la base factuelle sur laquelle reposait lesdits propos n’était pas inexistante (voir, mutatis mutandis, Chalabi c. France, no 35916/04, § 44, 18 septembre 2008). De surcroît, elle ne peut que constater, à l’instar du tribunal de grande instance, que la multiplicité et le sérieux des sources consultées et de l’enquête réalisée, conjugués à la modération et à la prudence des propos tenus, permettent de conclure à la bonne foi des requérants. La Cour estime qu’en l’espèce, les propos litigieux publiés par des organes de presse informés ne dépassent pas les limites de la critique admissible en la matière.
48. Surtout, la Cour rappelle que la marge d’appréciation dont disposent les Etats contractants en la matière est particulièrement réduite lorsque sont en cause, comme en l’espèce, des questions graves s’intégrant dans un débat d’intérêt général. La Cour ne peut en effet que souligner que les écrits litigieux ont été publiés très peu de temps après les attentats du 11 septembre 2001 qui ont entraîné un chaos mondial, et qu’ils contenaient des informations documentées relatives à ces questions, replacées dans le contexte local. L’intérêt du public, qu’il soit national ou lyonnais, s’en trouvait alors accru, s’agissant d’un débat politique d’une actualité immédiate. Par conséquent, la Cour considère que l’intérêt des requérants à communiquer et celui du public à recevoir des informations sur un sujet d’intérêt global et sur ses répercussions directes pour l’ensemble de l’agglomération lyonnaise est de nature à l’emporter sur le droit de T. à la protection de sa réputation.
Dans ces conditions, la Cour conclut que les motifs avancés par les juridictions françaises pour justifier l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression découlant de leur condamnation n’étaient pas « pertinents et suffisants » aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention.
49. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression (Cumpănă et Mazăre, précité, § 111). En l’espèce, la Cour constate qu’une amnistie est intervenue en 2002 mettant fin à l’action publique exercée contre les requérants. Il s’ensuit que seule l’action civile subsistait, ayant donné lieu à la condamnation solidaire des requérants à 2 500 EUR de dommages et intérêts. Au vu des faits reprochés aux requérants, la Cour estime que pareille condamnation doit être considérée comme étant disproportionnée.
50. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression n’était pas nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 10.
51. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
UN TABOU SUISSE : PROTÉGER LA RÉPUTATION DES BANQUES
STOLL c. SUISSE arrêt du 25 avril 2006 Requête no 69698/01
i. Principes généraux
43. La question majeure à trancher est celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux concernant cette question sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, par exemple, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, § 46, Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, pp. 23 et s, § 31 ou Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui (...) appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
44. Les juridictions suisses ont condamné le requérant à une amende de 800 CHF (environ 520 EUR) pour avoir publié « des débats officiels secrets » au sens de l’article 293 du code pénal suisse. D’après les juridictions suisses, le requérant a réalisé l’infraction par le fait d’avoir divulgué dans un hebdomadaire suisse un rapport confidentiel émanant de l’ambassadeur suisse aux Etats-Unis. Cette publication avait trait à la stratégie à adopter par le gouvernement suisse dans les négociations menées, notamment, entre le Congrès juif mondial et les banques suisses concernant l’indemnisation due aux victimes de l’Holocauste pour les avoirs en déshérence sur des comptes bancaires suisses.
45. La liberté de la presse étant ainsi en cause, les autorités suisses ne disposaient que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux » appelant la prise de la mesure en question contre le requérant (Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, 3ème alinéa, CEDH 2004-IV). La Cour doit donc vérifier si ce besoin social impérieux existait.
46. La Cour rappelle également que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, p. 1957, § 58, Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 42, Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236, p. 23, § 43 et Thorgeir Thorgeirson c. Islande du 25 juin 1992, série A no 239, p. 7, § 63). Elle doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l’espèce, les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 64, CEDH 1999-III, Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, pp. 25-26, § 35).
47. Il ressort également de la jurisprudence de la Cour que les limites de la critique admissible sont, comme pour les hommes politiques, plus larges pour les fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles que pour un simple particulier. Cependant, on ne saurait dire que des fonctionnaires s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme c’est le cas des hommes politiques et que ceux-ci devraient dès lors être traités sur un pied d’égalité avec ces derniers lorsqu’il s’agit de critiques de leur comportement (Oberschlick c. Autriche (no 2), arrêt du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1275, § 29, 3ème alinéa, Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 33, CEDH 1999-I).
En l’occurrence, la critique exprimée par les publications incriminées visait directement un haut fonctionnaire, à savoir un agent diplomatique ayant le rang d’ambassadeur, chargé d’une mission particulièrement importante auprès des Etats-Unis. La marge d’appréciation des tribunaux suisses était dès lors plus étroite que pour un simple justiciable « privé ».
48. La Cour considère que la confidentialité des rapports diplomatiques est a priori justifiée, mais qu’elle ne saurait être protégée à n’importe quel prix. De surcroît, la fonction de critique et de contrôle des médias s’applique également au domaine de la politique étrangère.
49. Selon la Cour, le mode des publications litigieuses ne doit pas s’envisager seulement par rapport aux articles litigieux parus dans le Sonntags-Zeitung, mais dans le contexte plus large de la couverture médiatique accordée à la question en jeu (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 63, 2ème alinéa).
A ce sujet, la Cour partage l’avis du requérant selon lequel les informations contenues dans le document émanant de l’ambassadeur suisse aux Etats-Unis étaient susceptibles de soulever des questions d’intérêt général. Les publications intervenaient dans le cadre d’un débat public sur une question largement évoquée par les médias suisses et ayant profondément divisé l’opinion publique suisse, à savoir celle de l’indemnisation due aux victimes de l’Holocauste pour les avoirs en déshérence sur des comptes bancaires suisses, d’autant plus que les débats sur les avoirs des victimes de l’Holocauste et sur le rôle de la Suisse dans la Seconde Guerre mondiale étaient, fin 1996 et début 1997, très animés et revêtaient une dimension internationale (voir, mutatis mutandis, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, §§ 63 et 73). L’ambassadeur suisse à Washington occupait, dans le cadre des discussions à suivre, une position importante.
Du fait de la publication du document en cause, il est notamment devenu évident que les personnes en charge n’avaient pas encore d’idée très claire sur la question de la responsabilité de la Suisse et sur le point de savoir quelles démarches le Gouvernement devait entamer.
Dans ce contexte, la Cour reconnaît également comme légitime l’intérêt du public à recevoir des informations sur les agents chargés de ce dossier délicat et sur leur style et stratégie de négociation.
50. Il convient aussi, s’agissant de peser les intérêts en jeu, de prendre en compte la nature et le contenu du document litigieux. La présente affaire se distingue, d’emblée, par le fait que la teneur du document dont des extraits avaient été publiés était entièrement inconnue du public alors que les affaires soulevant des questions similaires portaient sur des informations dont le contenu avait dans une large mesure déjà été rendu public (voir, notamment, Fressoz et Roire, précité, § 53, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, précité, p. 34, § 69, Weber, précité, § 49, Vereniging Weekblad Bluf ! c. Pays-Bas, arrêt du 9 février 1995, série A no 306-A, p. 16, § 44 et s, Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, arrêt du 29 octobre 1992, série A no 246-A, p. 31, § 76, Editions Plon, précité, § 53).
En l’occurrence, force est de constater que le rapport en question était un document interne, inconnu du public et classé « confidentiel ». Seul un cercle très restreint de personnes, occupant des postes dirigeants au sein de la Confédération, en avait connaissance. En même temps, il faut retenir qu’il n’apparaît pas que le requérant ait été à l’origine de l’indiscrétion commise. En tout état de cause, aucune procédure n’avait été ouverte à ce titre par les autorités suisses. De surcroît, le document en question ne portait que la simple mention « confidentiel » ce qui représente, selon la jurisprudence de la Cour, un degré peu important de secret (Vereniging Weekblad Bluf !, précité, p. 15, § 41).
51. En même temps, il convient de se demander si les informations contenues dans le compte rendu de M. Jagmetti relèvent effectivement des intérêts essentiels à protéger. Le gouvernement défendeur prétend que les extraits du rapport publiés sont susceptibles de révéler des options de défense d’intérêts nationaux, et sont de nature à nuire gravement aux intérêts du pays. Selon le Conseil de la presse, M. Jagmetti a procédé, dans le papier litigieux, à une analyse globale de la situation, développant deux options extrêmes, celle de la transaction et celle de l’approche juridique. Il ressort du document que le souci fondamental était de rechercher la vérité, de trouver une solution financière adéquate et, en même temps, de préserver les intérêts de la Suisse et ses bonnes relations avec les Etats-Unis.
52. La Cour ne méconnaît nullement l’importance de la préservation du travail des organes diplomatiques à l’abri d’immixtions externes. Mais elle estime que la présente affaire se distingue, quant à la question de la nature des informations à révéler, des affaires soulevant des questions similaires, dans la mesure où elle n’a pas trait au bon fonctionnement des services étatiques chargées de veiller sur la « sécurité nationale » et la « sûreté publique » au sens propre de ces termes, comme l’affirme le Gouvernement (voir, a contrario, Vereniging Weekblad Bluf !, arrêt précité, § 40, Observer et Guardian, arrêt précité, §§ 61 et suiv. ; voir également Hadjianastassiou c. Grèce, arrêt du 16 décembre 1992, série A no 252, pp. 17-19, §§ 38-47). Eu égard au fait que les exceptions à la liberté d’expression appellent une interprétation étroite, la Cour n’est pas convaincue que la divulgation des éléments de la stratégie à adopter par le gouvernement suisse dans les pourparlers portant sur la question des avoirs des victimes de l’Holocauste et sur le rôle de la Suisse dans la Seconde Guerre mondiale est susceptible de porter atteinte à des intérêts tellement précieux qu’ils seraient de nature à primer sur la liberté d’expression dans une société démocratique. Le tribunal de district de Zurich avait d’ailleurs conclu, le 22 janvier 1999 à l’existence de circonstances atténuantes, admettant explicitement que la divulgation du document confidentiel n’avait pas porté atteinte aux fondements mêmes de la Suisse.
53. La Cour rappelle également que quiconque, y compris un journaliste exerçant sa liberté d’expression, assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, arrêt Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49, 3ème alinéa). Ainsi, tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour estime qu’il faut rappeler que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l’article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression. Cela vaut même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt légitime (Bladet Tromsø et Stensaas, arrêt précité,§ 65).
54. Ainsi, la Cour rappelle qu’en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de foi dans le respect de la déontologie journalistique (Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, § 39 et Fressoz et Roire, précité, § 54).
55. En ce qui concerne la forme des publications, il est vrai que le Conseil de la presse a estimé que, en raison de la forme réductrice de celles-ci et du fait que le rapport n’a pas suffisamment été placé dans son contexte, son auteur a rendu, de façon irresponsable, les propos de l’ambassadeur concerné dramatiques et scandaleux. La Cour est consciente qu’il aurait été loisible d’accompagner les articles publiés dans le « Sonntags-Zeitung » de la publication intégrale du rapport litigieux, comme cela a été dans une large mesure fait, le 27 janvier 1997, par le « Tages-Anzeiger » et le « Nouveau Quotidien » et, par conséquent, de permettre aux lecteurs de se former leur propre opinion. La Cour a à d’autres occasions attaché une grande importance à cet élément (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 35, 2ème alinéa, CEDH 2000-X). En même temps, elle rappelle que la liberté de la presse fournit à l’opinion publique un des moyens de connaître et de juger les idées et attitudes des dirigeants et, à cet égard, elle comprend aussi le recours possible à une dose d’exagération, voire même de provocation (Lopes Gomes da Silva, précité, § 34, Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no 313, p. 19, § 38).
56. De surcroît, la Cour constate que la condamnation du requérant repose uniquement sur la publication de débats officiels secrets, et ne visait nullement une infraction contre l’honneur, telle que notamment la diffamation (article 173 du code pénal) ou l’injure (article 177). Elle ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel la manière de présenter la publication est un élément déterminant à prendre en considération dans l’appréciation des articles de presse sanctionnés pour révélation d’informations considérées comme secrètes.
57. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI).
A cet égard, elle note que la sanction prononcée contre le requérant est certes d’une sévérité relativement faible (amende de 800 CHF, soit environ 520 EUR). En revanche, la Cour rappelle aussi que ce qui importe n’est pas le caractère mineur de la peine infligée au requérant, mais le fait même de la condamnation (Jersild, arrêt précité, pp. 25-26, § 35 ; Lopes Gomes da Silva, arrêt précité, § 36).
58. En outre, si la sanction qui a frappé son auteur ne l’a à proprement parler pas empêché de s’exprimer, sa condamnation n’en a pas moins constitué une espèce de censure tendant à l’inciter à ne pas se livrer désormais à des critiques formulées de la sorte. Dans le contexte du débat politique, pareille condamnation risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver la presse dans l’accomplissement de sa tâche d’information et de contrôle (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, p. 26, § 58, Lingens c. Autriche, précité, p. 27, § 44).
59. Eu égard à ce qui précède, la condamnation du journaliste ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé, compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention."
DAMMANN c. SUISSE arrêt du 25 avril 2006 Requête no 77551/01
"i. Principes généraux
49. La question majeure à trancher est celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux concernant cette question sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, par exemple, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, § 46 ou Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui (...) appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
50. Les juridictions suisses ont condamné le requérant à une amende de 500 CHF pour instigation à la violation du secret de fonction au sens des articles 320 § 1 et 24 § 1 du code pénal suisse. D’après les juridictions suisses, le requérant a réalisé l’infraction par le fait d’avoir demandé, par téléphone, à l’assistante administrative du parquet du canton de Zurich si les personnes soupçonnées d’avoir participé à un cambriolage spectaculaire et très médiatisé d’une filiale de la poste à Zurich, quelques jours auparavant, avaient déjà fait l’objet de condamnations. Ayant obtenu les informations voulues, le requérant ne les a pourtant ni publiées ni employées à d’autres fins.
51. La liberté de la presse étant ainsi en cause, les autorités suisses ne disposaient que d’une marge d’appréciation restreinte pour déterminer s’il existait un « besoin social impérieux » de prendre la mesure dont il est question contre le requérant (Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, 3ème alinéa, CEDH 2004-IV). La Cour doit donc vérifier si ce besoin social impérieux existait.
52. La Cour juge utile de souligner que la présente requête ne porte pas sur l’interdiction d’une publication en tant que telle ou sur une condamnation à la suite d’une publication, mais sur un acte préparatoire à celle-ci, à savoir les activités de recherche et d’enquête d’un journaliste. A ce titre, il y a lieu de rappeler que non seulement les restrictions à la liberté de la presse visant la phase préalable à la publication tombent dans le champ du contrôle par la Cour, mais qu’elles présentent même des grands dangers et, dès lors, appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), arrêt du 26 novembre 1991, série A no 217, p. 29, § 51).
53. La Cour ne doute pas que des données relatives aux antécédents judiciaires des personnes soupçonnées sont a priori dignes de protection. En même temps, il ressort notamment de l’arrêt du Tribunal fédéral du 1er mai 2001 que ces informations auraient pu être obtenues par d’autres moyens, en particulier par la consultation des recueils de jurisprudence ou des archives de presse, même si de telles recherches auraient été plus coûteuses. Il n’apparaît pas que les motifs invoqués par les autorités internes pour justifier l’amende infligée au requérant fussent effectivement « pertinents et suffisants », dans la mesure où l’on n’était en l’occurrence pas véritablement en présence d’« informations confidentielles » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention et que, dès lors, les éléments en question appartenaient au domaine public (voir, à ce sujet, notamment les affaires Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 53, CEDH 1999-I, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, arrêt du 26 novembre 1991, série A no 216, p. 34, § 69, Weber c. Suisse, arrêt du 22 mai 1990, série A no 177, p. 22 et s, § 49 ; Vereniging Weekblad Bluf ! c. Pays-Bas, arrêt du 9 février 1995, série A no 306-A, p. 16, § 44 et s, Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, arrêt du 29 octobre 1992, série A no 246-A, p. 31, § 76, Editions Plon, précité, § 53).
54. La Cour souligne également qu’il n’appartient pas à la partie défenderesse de se substituer au requérant sur la question de savoir s’il existait un intérêt général à la publication des informations litigieuses. Quoi qu’il en soit, elle est d’avis que les informations que voulait obtenir le requérant, à savoir les antécédents judiciaires des personnes soupçonnées et leurs liens éventuels avec le milieu des stupéfiants, étaient susceptibles de soulever des questions d’intérêt général, dans la mesure où elles avaient trait à un cambriolage très spectaculaire et fortement médiatisé, dans le cadre duquel 53 millions CHF (environ 34 millions EUR) avaient été volés. Le fait que le cambriolage de la poste avait été à la une des médias en témoigne indubitablement. Dans ce contexte, la Cour n’est pas convaincue de l’argument de la partie défenderesse selon lequel les informations litigieuses ne devaient pas être considérées d’intérêt général pour le motif que le requérant a lui-même renoncé à leur publication.
55. Il convient aussi de rappeler que quiconque, y compris un journaliste, exerçant sa liberté d’expression, assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, arrêt Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 in fine ; Fressoz et Roire c. France [GC], précitée, § 52). Selon les juridictions internes, notamment la cour d’appel, le requérant aurait dû savoir, en tant que chroniqueur expérimenté, que les informations sur les personnes impliquées dans une procédure pénale en cours étaient confidentielles. La Cour n’est pas convaincue par cette argumentation. Elle estime au contraire qu’il appartient aux Etats d’organiser leurs services et de former leurs agents de sorte qu’aucun renseignement ne soit divulgué concernant des données considérées comme confidentielles. Ainsi, le gouvernement défendeur assume, en l’espèce, une partie importante de la responsabilité pour l’indiscrétion commise par l’assistante du parquet du canton de Zurich. De surcroît, il n’apparaît pas que le requérant ait recouru à la ruse ou la menace ou qu’il ait autrement exercé des pressions afin d’obtenir les renseignements voulus.
56. De plus, il convient de rappeler qu’en l’espèce, aucun dommage n’a été causé aux droits des personnes concernées. S’il existait éventuellement, à un moment donné, un certain danger d’atteinte aux droits d’autrui, celui-ci a disparu à la suite de la décision du requérant lui-même de ne pas publier les données en jeu (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Editions Plon, précité, § 45, dans le cadre duquel la Cour a rappelé que la nécessité d’une ingérence dans la liberté d’expression peut exister dans une première période, puis disparaître dans une seconde période).
57. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, 2ème alinéa, CEDH 1999-IV, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI).
A cet égard, elle note que la sanction prononcée contre le requérant (une amende de 500 CHF, soit environ 325 EUR) est certes d’une sévérité relativement faible. Par ailleurs, l’intéressé a été condamné à titre d’instigateur et non pas en tant qu’auteur principal. Dans ce contexte, la Cour rappelle néanmoins, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, que ce qui compte n’est pas le caractère mineur de la peine infligée au requérant, mais le fait même de la condamnation (Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 25, § 35, 1ère alinéa, Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 36, CEDH 2000-X).
De surcroît, la Cour ne doit pas rechercher si la sanction qui a frappé son auteur l’a à proprement parler empêché de s’exprimer, car le requérant a de lui-même renoncé à l’utilisation ultérieure des informations litigieuses. Sa condamnation n’en a pas moins constitué une espèce de censure tendant à l’inciter à ne pas se livrer à des activités de recherche, inhérentes à son métier, en vue de préparer et étayer un article de presse sur un sujet d’actualité. Sanctionnant ainsi un comportement intervenu à un stade préalable à la publication, pareille condamnation risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver la presse dans l’accomplissement de sa tâche d’information et de contrôle (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, p. 26, § 58, Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 27, § 44).
58. Compte tenu de ce qui précède, la condamnation du journaliste ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé, compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention."
TABOU LUXEMBOURGEOIS : LA PLACE FINANCIÈRE BLANCHIT L'ARGENT SALE
Le Luxembourg est un Etat qui vit essentiellement de sa place financière. Elle même vit du blanchiment de l'argent de la drogue, de la corruption et de la spoliation des biens que des étrangers lui confient pour échapper au système fiscal de leur propre état.
Ancien cadre dirigeant de la société Clearstream (anciennement CEDEL), le requérant est coauteur, avec un journaliste français Denis Robert, d’un livre intitulé Révélation$ et publié le 1er mars 2001, notamment au Luxembourg, en France et en Belgique. Cet ouvrage divulgue des méfaits dans le processus international du «clearing» (compensation) effectué par le groupe Clearstream. Un certain nombre de personnalités en relation avec le monde de la finance étaient mises en cause dont un avocat luxembourgeois que la CEDH appelle Me N.S:
«[Me N.S.] était connu pour ses contacts avec [M.S.] et [R.C.], respectivement anciens banquiers de la mafia et du Vatican (cf. [F.C.] et [L.S.], op.cit. p. 288), et il était soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, notamment aux Etats-Unis. Il entretenait en outre d’excellentes relations personnelles avec [G.A.], qui datent de l’époque où il était président de l’association européenne des étudiants démocrates-chrétiens. Grand-Maître de la principale loge maçonnique luxembourgeoise, c’est lui qui a admis [R.C.] en ses rangs.»
Le requérant subit alors une plainte de l'avocat luxembourgeois et se voit condamner à 1500 € d'amende et 1 € symbolique. Contre toute attente, la CEDH ne condamne pas le Luxembourg par 4 voix contre 3. Les juges qui ont voté pour la condamnation du Luxembourg ont émis une opinion dissidente publiée sous la décision de la CEDH. Ils sont l'honneur de la CEDH.
BACKES c. LUXEMBOURG arrêt du 8 JUILLET 2008 Requête 24261/05
40. La Cour estime que la condamnation du requérant à une amende de 1 500 EUR et à des dommages-intérêts d’un montant d’un euro au motif qu’il avait écrit : « [Me N.S.] était soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, notamment aux Etats-Unis » constitue manifestement, et sans conteste, une « ingérence d’autorités publiques » dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion n’enfreint pourtant pas la Convention si les exigences du paragraphe 2 de l’article 10 se trouvent observées.
41. Le requérant ne nie pas qu’il s’agissait d’une mesure « prévue par la loi » et tendant aux buts invoqués par le Gouvernement, à savoir la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », en l’occurrence ceux de Me N.S. La Cour n’a pas de raison de douter du respect de ces deux conditions de l’article 10 § 2 en l’espèce.
42. La seule question controversée est celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre les objectifs susmentionnés.
a) Principes généraux
43. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, §§ 68-71, CEDH 2004-XI ; Steel et Morris c. Royaume-Uni du 15 février 2005, no 68416/01, CEDH 2005-II, § 87, et Mamère c. France du 7 novembre 2006, no 12697/03, § 19).
b) Application des principes précités
44. La Cour rappelle que le requérant fut cité devant le tribunal correctionnel pour avoir publié, à la page 320 du livre Révélation$, une note de bas de page contenant quatre affirmations au sujet de Me N.S. D’emblée, elle note que l’intéressé fut acquitté en ce qui concerne trois de ces affirmations et condamné uniquement du chef d’injure au motif qu’il avait écrit que « [Me N.S.] était soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, notamment aux Etats-Unis ».
45. D’après la jurisprudence de la Cour, afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude ; l’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève cependant en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes. Par ailleurs, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (voir, par exemple, Pedersen et Baadsgaard, précité, § 76).
En l’espèce, le passage litigieux, lu dans son contexte, doit être considéré comme un jugement de valeur. Les juridictions internes ne l’ont d’ailleurs pas contesté, qualifiant d’injure la publication de ladite déclaration (voir paragraphe 16).
46. Quant à la question de l’existence d’une « base factuelle suffisante », le requérant indique avoir tiré la déclaration litigieuse d’une « Note sur [le financier irakien] ». La Cour estime cependant que cette note, qui n’est ni datée ni signée, suscite des doutes, au vu des informations divergentes fournies par le requérant. Ainsi, devant les juges nationaux, l’intéressé a indiqué qu’il s’agissait de notes de recherche de l’hebdomadaire italien E., que celui-ci lui avait transmises par télécopie le 30 septembre 1994 ; puis, dans sa requête à la Cour, il souligne que la note avait été confectionnée par des journalistes dudit hebdomadaire (paragraphe 10 ci-dessus). Toutefois, dans ses observations du 13 avril 2007, il écrit que cette note émanait des autorités de justice luxembourgeoises et avait été adressée aux autorités milanaises dans le cadre d’une demande d’entraide, ce qui expliquerait comment cette note serait parvenue entre les mains du journaliste italien (paragraphe 32 ci-dessus).
Le requérant se réfère ensuite aux autres pièces soumises aux juridictions internes, à savoir des articles de journalistes, des livres et un rapport d’une commission d’enquête du parlement italien. Concernant ces documents, en partie illisibles et non traduits, la cour d’appel releva que le lecteur cherchait en vain un quelconque lien entre Me N.S. et le crime organisé nord-américain. Les juges conclurent qu’aucun des documents versés au dossier ne permettait d’établir ni de près ni même de loin la réalité du fait imputé à Me N.S. A l’instar des juridictions internes, la Cour estime qu’il n’existait aucune base factuelle suffisante pour pouvoir écrire que « [Me N.S.] était soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, notamment aux Etats-Unis ».
Par ailleurs, le requérant produit un jugement civil du 13 février 2002, par lequel Me N.S. fut débouté dans une action contre un journaliste au sujet d’un article que celui-ci avait publié le 23 février 2001 (soit six jours avant la publication du livre Révélation$). Force est cependant de constater que ce jugement n’apporte aucun élément nouveau par rapport aux autres pièces. Ensuite et surtout, il ne saurait en tout état de cause être considéré comme une base factuelle, étant donné qu’il est postérieur à la publication du livre Révélation$.
Finalement, pour autant que le requérant se plaint d’avoir tenté en vain d’apporter la preuve de faits de nature à confirmer le passage litigieux, la Cour rappelle que l’offre de preuve de l’intéressé fut déclarée irrecevable au motif que les faits allégués manquaient de précision. Par ailleurs, les juges avaient antérieurement considéré que le requérant ne précisait pas ce qu’il entendait par crime organisé, avec qui et dans quelles circonstances Me N.S. aurait noué les contacts allégués, et qui portait des soupçons sur l’avocat. Ils en avaient conclu que, faute des précisions requises, la preuve de la véracité ou de la fausseté de l’allégation ne pouvait être rapportée. La Cour estime que ce raisonnement s’accorde avec sa propre jurisprudence.
47. Il est vrai que les propos tenus par le requérant relevaient d’un sujet d’intérêt général, dans la mesure où le livre Révélation$ concernait le domaine de la « finance parallèle » qui englobe, selon les explications de l’intéressé, toutes les activités illégales ou douteuses et tous transferts en relation avec des infractions pénales. Toutefois, même dans un débat sur des questions d’un grand intérêt public, il doit y avoir des limites au droit à la liberté d’expression (Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 47, CEDH 1999-VIII). Ainsi, le requérant aurait dû réagir dans les limites fixées, notamment dans l’intérêt de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Il s’agit donc de rechercher s’il a franchi les limites de la critique admissible.
Pour statuer sur cette question, la Cour tiendra compte du contenu des propos litigieux, du contexte dans lequel ceux-ci ont été rendus publics et de l’affaire dans son ensemble.
48. La Cour juge compatible avec sa jurisprudence la conclusion des juridictions nationales selon laquelle l’imputation en question, c’est-à-dire que Me N.S. était soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, avait porté atteinte à l’honneur de l’avocat. En effet, les juges de première instance ont estimé que les mots utilisés par le requérant, par leur formulation vague et suggestive, constituaient des termes de mépris, et ont considéré que le requérant, en ne précisant pas qui avait porté des soupçons sur la personne de Me N.S. et au sujet de quels faits, avait mis celui-ci dans l’impossibilité de prouver la fausseté des reproches qui lui étaient adressés. La cour d’appel a ajouté que, dans le contexte du livre Révélation$, l’expression « nouer des contacts » avait une connotation outrageante, dès lors qu’elle sous-entendait que l’avocat, cité avec des personnages qualifiés d’« anciens banquiers de la mafia », aurait lui-même participé à des activités illégales.
A cet égard, la Cour se doit d’ailleurs de constater que, d’une part, le requérant nie avoir présenté dans son livre comme un fait établi que Me N.S. eût été « soupçonné d’avoir noué des contacts » et avoir imputé personnellement des illégalités à celui-ci, mais que, d’autre part, il soumet à la Cour des commentaires à connotation tendancieuse concernant celui-ci.
49. La Cour est d’avis que l’intérêt du requérant à diffuser les propos litigieux ne l’emporte pas sur le droit incontesté de Me N.S. à la protection de son honneur et de sa réputation en tant qu’avocat. Elle estime qu’il était tout à fait loisible au requérant de contribuer à une libre discussion publique des problèmes dont il est fait état dans le livre Révélation$ sans déclarer que Me N.S. était « soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, notamment aux Etats-Unis ».
50. Par conséquent, la Cour juge « pertinents et suffisants » les motifs retenus par les juridictions internes pour conclure que le requérant avait porté atteinte à la réputation de Me N.S. et pour le condamner.
51. Quant à la « proportionnalité » de la sanction, la Cour relève que le requérant a été déclaré coupable d’un délit et condamné au paiement d’une amende pénale, ce qui, en soi, confère aux mesures prises à son égard un degré élevé de gravité. Toutefois, elle note que le montant de l’amende infligée est mesuré, à savoir 1 500 EUR. Elle relève également que le requérant a été condamné à payer à la partie civile un montant symbolique d’un euro à titre de dommages-intérêts. Or la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV).
Dans ces circonstances, et eu égard à la teneur des propos litigieux, la Cour estime que les mesures prises contre le requérant n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.
52. En conclusion, le juge national pouvait raisonnablement tenir l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression pour nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 10 de la Convention, afin de protéger la réputation et les droits de Me N.S.
53. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE ZAGREBELSKY
J’ai voté pour le constat d’une violation de l’article 10 et je peux me rallier à l’opinion dissidente du juge Sajó. Je partage aussi le point de vue du juge Popović qui ajoute un autre motif justifiant une conclusion de violation de l’article 10.
Je tiens à souligner le passage de l’opinion dissidente du juge Sajó qui analyse les conséquences qu’emporte le refus d’admettre les preuves offertes par le requérant pour la protection du rôle de la presse en général et pour le journalisme d’investigation en particulier.
Les juges internes se sont bornés à qualifier la phrase litigieuse de « vague », « imprécise » et « manquant de précision », et n’ont pas eu recours aux concepts de « jugement de valeur » et de « déclaration factuelle » normalement utilisés par la Cour. Mais, même s’il s’agissait tout simplement d’un jugement de valeur (et, dans le cas d’espèce, il me semble que nous sommes à la limite de la déclaration factuelle), le requérant aurait eu le devoir – et par conséquent le droit – de prouver, dans toute la mesure de ses moyens, l’existence de la base factuelle le justifiant (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 42, CEDH 2001-II).
Le devoir qu’ont les autorités nationales de permettre à un journaliste d’établir l’existence d’une base factuelle suffisante constitue pour l’Etat concerné une vraie obligation procédurale dans le cadre de la protection de la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, McVicar c. Royaume Uni, no 46311/99, § 87, CEDH 2002-III). Le refus des juridictions internes d’autoriser le requérant à prouver le sérieux de ses sources constitue donc en soi une cause de violation de l’article 10.
Mais j’estime que dans la présente affaire il y a également eu violation de l’article 6.
Dans ses moyens de cassation, le requérant se plaignait du manquement à statuer sur son offre de preuve. Comme on peut le lire dans l’arrêt de la cour d’appel, il a soumis des éléments « pour prouver sa bonne foi, pour établir la vérité de ses imputations et surtout pour prouver pour le moins qu’il en a[vait] contrôlé la véracité dans la limite du raisonnable et du possible ». De la part du requérant, il s’agissait d’une attitude responsable et tout à fait conforme à la jurisprudence de la Cour.
La Cour de cassation s’est bornée à accepter le raisonnement des juges du fond, qui ont considéré que se trouvait en cause « un fait vague et imprécis dont la preuve tendant à en établir la véracité n’est pas autorisée ».
Quant au moyen tiré par le requérant de l’article 10 de la Convention, la Cour de cassation l’a rejeté au motif que « sous couvert de la violation de l’article 10 de la Convention désignée, le moyen ne tend qu’à remettre en cause devant la Cour régulatrice des faits et des éléments de preuve qui ont été souverainement appréciés par les juges du fond ».
Il me paraît au contraire évident que la question posée par le requérant était éminemment une question de droit, liée à la recevabilité des preuves qu’il avait offertes, au regard de la jurisprudence de la Cour concernant l’article 10.
Les deux moyens étaient étroitement liés et soulevaient une question cruciale, à laquelle l’arrêt de la Cour de cassation n’a donné aucune réponse. La Cour peut certes juger que la réponse à un moyen spécifique n’était pas nécessaire dans le cadre général du raisonnement. Or, on ne peut pas dire cela en l’espèce. C’est pourquoi, à mon avis, il y a eu violation du droit à un procès équitable.
Bien au-delà de la présente affaire se posent des questions de principe importantes et générales, qui appellent, à mon sens, un nouvel examen.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE POPOVIĆ
Je ne puis me rallier à la majorité qui conclut à la non-violation de l’article 10 de la Convention, pour les raisons suivantes.
Le requérant a été cité devant le tribunal correctionnel par un particulier, qui n’avait demandé qu’un euro (EUR) de dommages-intérêts. Il a été condamné à le payer, en plus d’une amende de 1 500 EUR.
L’article 448 du code pénal luxembourgeois punit l’injure d’une peine d’emprisonnement de huit jours à deux mois et d’une amende de 251 à 5 000 EUR.
Contrairement à la majorité des juges, j’estime que le montant de l’amende est excessif et qu’il n’est certainement pas nécessaire dans une société démocratique. Il s’agissait dans le cas d’espèce d’un écrivain dont la mission consistait à fournir des informations au public. Le requérant n’a par ailleurs pas été condamné uniquement à des dommages-intérêts d’un montant symbolique mais également à une amende de 1 500 EUR. Cette condamnation se situe, à mon avis, à la limite de la marge d’appréciation accordée aux Etats membres.
J’estime qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ
A mon grand regret, je ne puis partager l’avis de la majorité de la Cour, notamment en ce qui concerne le constat de non-violation de l’article 10 de la Convention.
Cette affaire a pour objet une courte note de bas de page insérée dans un ouvrage, long et sérieux, de journalisme d’investigation. Un ouvrage de cette nature remplit les conditions requises pour bénéficier de toute la protection accordée à la presse en vertu de l’article 10. La note de bas de page en question concerne Me N.S., avocat, qui, en sa qualité d’ancien bâtonnier du barreau luxembourgeois, joue un rôle important dans le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice. Le livre lui-même examine l’intégrité d’institutions financières et des services liés à ces institutions. Il s’agit donc d’une question revêtant une importance considérable et présentant un intérêt général. Eu égard aux événements entourant l’affaire Clearstream, on ne saurait lutter efficacement contre les transactions financières illégales sans impliquer la société civile ; un journalisme d’investigation sérieux constitue une arme indispensable de la société civile dans un état démocratique. Ces considérations déclenchent la protection que la Cour accorde à la presse. Ce niveau élevé de protection doit permettre à la presse d’exercer sa fonction de chien de garde. La Cour a constaté par le passé que « la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation » (Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no 313, § 38). En l’espèce, la majorité juge en principe applicable ce niveau élevé de protection.
La majorité suit la démarche adoptée dans l’affaire Pedersen et Baadsgaard c. Danemark ([GC], no 49017/99, CEDH 2004-XI), au moins pour ce qui est de la qualification de la déclaration litigieuse. Les juridictions luxembourgeoises ont vu dans cette déclaration l’expression d’un jugement de valeur, et c’est pour cette raison qu’ils l’ont qualifiée d’injure. A tous les autres égards, l’affaire Pedersen et Baadsgaard n’est pas pertinente. En l’espèce, contrairement à ce qui était le cas dans cette affaire, la déclaration litigieuse ne constitue pas, même implicitement, une accusation de crime, et les tribunaux luxembourgeois ne l’ont pas interprétée comme telle. Un avocat peut être « soupçonné d’entretenir des contacts avec le crime organisé » sans avoir commis d’infraction. En effet, il peut nouer des contacts avec et entre des personnes et des sociétés en sa qualité d’administrateur et/ou d’agent payeur de différentes sociétés, même de sociétés impliquées dans diverses opérations douteuses, sans être personnellement complice d’actes criminels. A l’époque des faits, les avocats luxembourgeois n’avaient pas l’obligation de prendre des mesures de précaution pour identifier la source des fonds investis dans une société, alors qu’ils y sont désormais tenus en vertu des lois de lutte contre le blanchiment d’argent (adoptées, notamment, en réponse aux révélations de la presse). En l’espèce, Me N.S. a admis devant les tribunaux luxembourgeois avoir eu des relations professionnelles avec M.S. (ainsi qu’avec d’autres personnes condamnées pour des infractions graves liées à la mafia). Il est clair qu’il ne s’agissait pas de contacts placés sous le sceau de la confidentialité entre un avocat de la défense et son client.
La déclaration litigieuse a été formulée dans une note de bas de page à la suite de la mention de ces relations et de contacts similaires (reconnus par Me N.S.). Soit dit en passant, M.S. a été condamné à une peine de vingt ans de détention pour avoir fait office de banquier pour la mafia. Un autre contact professionnel de Me N.S., F.P., avait des antécédents criminels analogues. Si l’on considère la note de bas de page litigieuse dans son ensemble, le jugement de valeur peut être interprété comme renvoyant à un problème sérieux de responsabilité professionnelle qui ne s’analyse pas nécessairement en une allégation de complicité criminelle.
« [L]orsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle suffisante pour la déclaration incriminée » (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II). Le critère applicable pour déterminer l’existence d’une « base factuelle suffisante » est le suivant : « la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique » (Bladet Tromsǿ et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III). Dans l’affaire Bladet Tromsø et Stensaas se trouvait en cause une déclaration factuelle par nature et factuellement inexacte, en ce que des chasseurs de phoques (qui ne sont certainement pas des personnalités publiques ou des personnes exerçant une fonction exigeant la confiance du public) étaient accusés d’un crime. En pareil cas, et en présence de déclarations factuelles se basant sur un rapport officiel, l’exigence de professionnalisme journalistique se trouve remplie sans qu’il soit nécessaire d’entreprendre des recherches indépendantes (ibidem, § 68). En l’espèce, le tribunal luxembourgeois a estimé qu’il y avait eu une relation professionnelle entre Me N.S. et M.S. ; néanmoins, il a considéré que ce n’était pas la base suffisante du jugement de valeur y afférent apparaissant dans la phrase suivante de la note de bas de page.
Dans l’affaire Bladet Tromsø, les critères d’un journalisme responsable et, par conséquent, de la bonne foi, étaient remplis, le journal s’étant appuyé sur un rapport officiel qui n’était pas définitif ni divulgué. En l’espèce, la source était un rapport officiel publié par une commission d’enquête du Parlement italien. Il serait étrange d’exiger une plus grande diligence en ce qui concerne la base factuelle d’un jugement de valeur qu’en ce qui concerne celle d’une déclaration de fait factuellement erronée revenant à accuser une personne d’un acte criminel.
En l’espèce, comme dans l’affaire Jerusalem c. Autriche, « l[e] requérant (...) avait proposé des preuves écrites, notamment des articles de journaux et de revues, portant sur la structure interne et les activités des plaignants, ainsi que (...) la décision d’une juridiction (...). De l’avis de la Cour, ces documents pouvaient contribuer à établir un commencement de preuve que le jugement de valeur formulé par l[e] requérant (...) était un commentaire objectif. Outre ce document fourni à titre de preuve (...) l[e] requérant (...) a également proposé [des] témoignage[s] de (...) » (ibidem, § 45). Il se peut que certains de ces documents « suscitent des doutes, au vu des informations divergentes fournies par le requérant », comme le déclare la majorité. Mais cela n’est pas décisif. Lorsqu’on est en présence de jugements de valeur formulés par la presse et qu’il s’agit de déterminer la bonne foi du journaliste, la divergence d’interprétation des informations pertinentes ne saurait jouer contre le journaliste.
En outre, la déclaration, aussi choquante qu’elle puisse paraître, est certainement moins injurieuse que celle qui a été considérée comme protégée dans l’affaire Thoma c. Luxembourg (qui concernait une allégation de corruption), la Cour ayant estimé que « certains propos tenus au cours de l’émission (...) par le requérant (...) étaient graves » (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III).
Le requérant a indiqué qu’il était prêt à citer des témoins. Toutefois, les juridictions luxembourgeoises se sont contentées d’examiner les documents publics disponibles. Si les propos avaient été qualifiés de déclaration factuelle, le requérant aurait eu la possibilité de faire contre-interroger ses témoins. Les juges nationaux ont au contraire interprété l’affaire comme concernant un jugement de valeur, pour lequel il n’y a pas à faire la preuve de la véracité. Ainsi, le requérant n’a pas eu la possibilité de prouver des faits en ayant la garantie que la confidentialité des sources serait protégée, et seules des sources publiques ont été utilisées. Une telle impossibilité est incompatible, dans une société démocratique, avec les besoins de la presse, si l’on veut que celle-ci accomplisse sa mission. Il ne peut y avoir de journalisme d’investigation sans un niveau élevé de protection des sources. Ce n’est pas par hasard si la Cour a jugé l’exclusion de preuves factuelles si préoccupante dans l’affaire Castells c. Espagne (arrêt du 23 avril 1992, série A no 236). Dans cette affaire-là, comme dans l’affaire Jerusalem susmentionnée, elle a adopté une position de principe contre une pratique qui permettrait aux juridictions nationales de qualifier les faits comme elles le souhaitent. On aboutirait à des abus si, pour écarter la preuve de faits, les autorités nationales étaient libres de qualifier une déclaration de jugement de valeur ou de déclaration de fait. Une telle pratique compromettrait les possibilités procédurales de l’auteur des propos et aurait des effets de censure. D’ailleurs, dès lors que des propos expriment une opinion, même s’ils sont choquants ou outrageants, il est absurde de penser qu’ils peuvent être prouvés. S’agissant des faits ayant motivé l’expression de pareille opinion choquante ou outrageante, ce n’est pas la preuve de leur véracité qu’il faut apporter, mais des éléments suffisants susceptibles d’établir la bonne foi de leur auteur (voir le critère énoncé dans Jerusalem, à savoir « une base factuelle suffisante »). Une base factuelle suffisante ne concerne pas la véracité factuelle absolue de la déclaration ou des faits à l’origine de celle-ci, mais concerne plutôt le caractère raisonnable de la présomption factuelle, laquelle, dans le domaine du journalisme, dépend de l’éthique professionnelle. L’auteur des propos est seulement appelé à prouver qu’il avait des raisons suffisantes de croire à la véracité d’un fait, voire la probabilité qu’il était véridique, lorsque les sources de ses conclusions sont raisonnablement adéquates. Son droit de prouver sa bonne foi, inséparable de la liberté d’exprimer des opinions, est implicitement protégé par l’article 10 (voir, mutatis mutandis, Castells, précité). Pour cette raison (à savoir que l’élément d’équité procédurale exigeant d’écarter des preuves se trouve « absorbé » par l’article 10), j’estime qu’il n’y a pas lieu de conclure à une violation distincte de l’article 6 en l’espèce, bien que l’affaire soulève en principe de sérieuses questions à cet égard (voir l’opinion dissidente du juge Zagrebelsky).
Eu égard au caractère sensible de l’affaire Clearstream, il faut respecter et protéger une certaine confidentialité journalistique. « La Cour souligne que le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité des sources, mais [est] un véritable attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection » (Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 65, CEDH 2007-...).
Pour déterminer la proportionnalité de la restriction, il y a lieu de tenir compte en outre du fait que la déclaration litigieuse avait « déjà reçu à l’époque une large diffusion » (Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, § 44), par le biais d’un rapport du Parlement italien, d’une revue italienne sérieuse et d’autres publications. Si la réputation de Me N.S., qui avait une clientèle internationale, a effectivement été ternie, ce n’est certainement pas en raison d’une note de bas de page insérée dans un ouvrage, mais en raison des médias et des documents officiels accessibles depuis longtemps à un public bien plus large que celui de l’ouvrage Révélation$. Le requérant a été condamné au pénal pour injure à une amende de 1 500 EUR. Pourtant, comme la Cour l’a déclaré dans l’affaire Brasilier c. France (dans laquelle le requérant a été condamné au franc symbolique de dommages-intérêts), « bien que la condamnation (...) soit la plus modérée possible, (...) cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence » (Brasilier c. France, no 71343/01, § 43, 11 avril 2006).
La liberté d’expression exige de protéger le journalisme sérieux, y compris ses sources. Dans l’affaire Tillack susmentionnée (paragraphe 55), la Cour s’est exprimée ainsi : « lorsqu’il y va de la presse, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, [arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II], pp. 500-501, § 40, et Worm c. Autriche, arrêt du 29 août 1997, Recueil 1997-V, p. 1551, § 47) ».
En l’espèce, le requérant n’a pas pu présenter d’éléments de preuve en bénéficiant de la protection généralement assurée, au moins, en principe, dans les affaires de diffamation. Or, « eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, pareille mesure [restrictive] ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public » (Goodwin, précité, p. 500, § 39, Roemen et Schmit c. Luxembourg no 51772/99, § 57, CEDH 2003-IV, et Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, 15 juillet 2003). Eu égard à l’intérêt public à la protection du journalisme d’investigation sérieux sur des questions présentant un grand intérêt général, d’une part, et à l’étendue de la restriction, d’autre part (une condamnation pénale, d’autant que des voies de droit privé s’offraient à la personne visée par les propos en question), la condamnation de M. Backes au pénal a constitué une restriction disproportionnée à sa liberté d’expression.
KAPMAZ et autres c. TURQUIE du 7 janvier 2020 requête n° 55760/11
Violation de l'article 10 pour saisie de la presse kurde sous prétexte d'une prétendue propagande en faveur du PKK.
"35.La Cour ne peut que constater que, en l’espèce, il est impossible de déterminer, à partir des décisions des juridictions internes, en quoi les articles publiés dans l’édition concernée du périodique faisaient la propagande de l’organisation illégale PKK/Kongra Gel et allaient à l’encontre des dispositions de la loi no 3713 et si ces articles pouvaient être considérés, et c’est là l’élément essentiel à ses yeux, comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015). Ces juridictions ne semblent avoir procédé à cet égard à aucune analyse appropriée de la teneur des articles contenus dans ce périodique, du contexte dans lequel cette publication s’inscrivait et de sa capacité de nuire au regard des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).
36. La Cour relève en particulier que les juridictions nationales n’expliquent pas pourquoi il était nécessaire de saisir l’ensemble des 1 350 exemplaires du périodique sur le fondement de l’article 123 du CPP en les considérant comme des éléments de preuve utiles au sens de cette disposition en vue de la procédure pénale diligentée par la suite à l’encontre du cinquième requérant. Elle considère donc que l’argument selon lequel les exemplaires litigieux constituaient des éléments de preuve utiles, invoqué d’une manière aussi générale et sans motivation, n’était pas suffisant pour justifier la mesure de saisie des 1 350 exemplaires en question.
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en adoptant une mesure de saisie, de retrait et d’interdiction des exemplaires du périodique des requérants, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit des intéressés à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis."
CEDH
29. La Cour considère que la mesure de saisie, de retrait et d’interdiction concernant les exemplaires de l’édition juin/juillet 2011 du périodique publié par les requérants, qui en étaient propriétaire, rédacteur en chef et membres du comité de rédaction, constitue une ingérence dans le droit des intéressés à la liberté d’expression (Ürper et autres, précité, § 24).
30. Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 123 et 127 du CPP (paragraphes 17 et 18 ci-dessus) et qu’elle poursuivait des buts légitimes de protection de la sécurité nationale, de défense de l’ordre et de prévention du crime.
31. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, 29 mars 2016) et Kaos GL c. Turquie (no 4982/07, § 50, 22 novembre 2016).
32. Elle rappelle en particulier avoir maintes fois souligné que l’information était un bien périssable et qu’en retarder la publication, même pour une brève période, risquait fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 47, CEDH 2012). Ce risque existe également s’agissant de publications autres que les périodiques, qui portent sur un sujet d’actualité. Certes, l’article 10 n’interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la publication. En témoignent les termes « conditions », « restrictions », « empêcher » et « prévention » qui y figurent, mais aussi les arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (26 avril 1979, série A no 30) et markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne (20 novembre 1989, série A no 165). De telles restrictions présentent pourtant de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII). Dès lors, ces restrictions préalables doivent s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l’interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les abus éventuels (RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 105, CEDH 2011 (extraits).
33. Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression des requérants est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions nationales à l’appui de la mesure litigieuse (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).
34. La Cour note à
cet égard que le juge de la 6e
cour d’assises de Diyarbakır, en approuvant la mesure de saisie déjà effectuée
par la police, et en adoptant la mesure de saisie, de retrait et d’interdiction
des exemplaires du périodique des requérants, a considéré que ces exemplaires
constituaient des éléments de preuve utiles au sens de l’article 123 § 1 du CPP
(paragraphe 8 ci-dessus), en suivant à cet égard la demande du procureur de la
République qui soutenait, de son côté, que le contenu de cette publication
visait à faire la propagande de l’organisation illégale PKK/Kongra Gel et allait
à l’encontre des dispositions de la loi no
3713 relative à la lutte contre le terrorisme (paragraphe 7 ci-dessus). La 4e
cour d’assises, quant à elle, lors de son examen de l’opposition formée par le
cinquième requérant contre la décision du juge de la 6e
cour d’assises, a seulement indiqué qu’elle ne décelait aucun défaut de
pertinence dans cette décision (paragraphe 10
ci-dessus).
35. La Cour ne peut que constater que, en l’espèce, il est impossible de déterminer, à partir des décisions des juridictions internes, en quoi les articles publiés dans l’édition concernée du périodique faisaient la propagande de l’organisation illégale PKK/Kongra Gel et allaient à l’encontre des dispositions de la loi no 3713 et si ces articles pouvaient être considérés, et c’est là l’élément essentiel à ses yeux, comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015). Ces juridictions ne semblent avoir procédé à cet égard à aucune analyse appropriée de la teneur des articles contenus dans ce périodique, du contexte dans lequel cette publication s’inscrivait et de sa capacité de nuire au regard des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).
36. La Cour relève en particulier que les juridictions nationales n’expliquent pas pourquoi il était nécessaire de saisir l’ensemble des 1 350 exemplaires du périodique sur le fondement de l’article 123 du CPP en les considérant comme des éléments de preuve utiles au sens de cette disposition en vue de la procédure pénale diligentée par la suite à l’encontre du cinquième requérant. Elle considère donc que l’argument selon lequel les exemplaires litigieux constituaient des éléments de preuve utiles, invoqué d’une manière aussi générale et sans motivation, n’était pas suffisant pour justifier la mesure de saisie des 1 350 exemplaires en question.
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en adoptant une mesure de saisie, de retrait et d’interdiction des exemplaires du périodique des requérants, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit des intéressés à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis.
38. Elle estime dès lors que la mesure incriminée ne répondait pas à un besoin social impérieux, que, en tout état de cause, elle n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
39. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
ALİ GÜRBÜZ c. TURQUIE du 12 mars 2019 requêtes nos 52497/08 et 6 autres
Violation de l'article 10 : 10 ans de poursuites contre des éditeurs et des journalistes pour un soutien à la cause Kurde est incompatible avec la Convention Multiples poursuites pénales engagées contre le propriétaire d’un quotidien pour avoir publié des déclarations anodines d’organisations illégales
L’affaire concerne sept procédures pénales engagées
à l’encontre de M. Gürbüz parce qu’il avait publié, dans son quotidien « Ülkede Özgür Gündem », des déclarations des responsables d’organisations
qualifiées de terroristes en droit turc.
Il fut acquitté au terme des procédures qui durèrent entre cinq et plus de sept ans et il n’a pas été placé en détention. La Cour constate que des poursuites pénales ont été systématiquement ouvertes, indépendamment du contenu des publications. Il s’agissait, en l’espèce, de messages anodins, tels que des vœux de Noël, qui n’appelaient pas à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou ne constituaient pas un discours de haine, ce qui est l’élément essentiel à prendre en considération. La Cour juge en particulier que ces procédures consistaient en elles-mêmes en des contraintes réelles et effectives, malgré les décisions d’acquittement. Elles ont constitué une pression sur M. Gürbüz pendant un certain temps, et la crainte d’être condamné a inévitablement créé une pression sur lui et l’a conduit, en tant que professionnel de la presse, à une autocensure. La Cour juge aussi que l’ouverture de ces poursuites peut être vue comme une réaction des autorités tendant à réprimer par la voie pénale la publication de déclarations des responsables d’organisations qualifiées de terroristes en droit turc, sans avoir égard à leur contenu, alors que celles-ci pouvaient être considérées comme participant à un débat public sur des questions d’intérêt général. La Cour précise, à cet égard, que la répression des professionnels des médias, exercée de manière mécanique, sans tenir compte de l’objectif des intéressés ou du droit pour le public d’être informé d’un autre point de vue sur une situation conflictuelle, ne saurait se concilier avec la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées. La Cour juge enfin que le maintien, pendant un laps de temps considérable, des multiples poursuites pénales contre M. Gürbüz ne répondait pas à un besoin social impérieux, n’était pas proportionné aux buts légitimes visés (la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale) et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
La CEDH constate :
"77. La Cour considère aussi que les poursuites pénales répétées engagées contre les propriétaires, les éditeurs ou les rédacteurs en chef de périodiques, à l’instar du requérant, au seul motif qu’ils avaient publié des déclarations visées à l’article 6 § 2 de la loi no 3713, peut également avoir pour effet de censurer partiellement les professionnels des médias et de limiter leur aptitude à exposer publiquement une opinion."
1. Existence d’une ingérence
57. Le requérant considère que les poursuites pénales engagées à son encontre pour des articles publiés dans le quotidien dont il était le propriétaire constituent une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression.
58. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans la liberté d’expression du requérant en raison des procédures pénales litigieuses. Il expose à cet égard que l’intéressé n’a pas été obligé de dévoiler des informations sur ses sources anonymes, qu’aucune mesure conservatoire n’a été appliquée à son égard ni à l’égard de sa propriété, qu’il n’a été ni arrêté ni placé en détention, qu’il a été acquitté à l’issue des procédures pénales diligentées à son encontre et qu’il a été en mesure d’exercer sa profession en toute liberté durant toutes les procédures. Le Gouvernement considère donc que les procédures en question ne peuvent passer pour avoir constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression ni pour avoir eu un effet dissuasif sur ses activités de publication.
59. La Cour rappelle sa jurisprudence, notamment exposée aux paragraphes 44-47 de son arrêt Dilipak précité, selon laquelle certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression peuvent procurer aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté. Elle rappelle avoir ainsi estimé dans l’affaire Döner et autres c. Turquie (no 29994/02, §§ 85-88, 7 mars 2017) que les procédures pénales engagées contre les requérants, qui avaient duré environ un an et quatre mois et à l’issue desquelles les intéressés avaient été acquittés mais qui avaient été accompagnées de mesures telles que des perquisitions, des gardes à vue et des placements en détention, avaient constitué une ingérence dans le droit de ces derniers à la liberté d’expression.
60. La Cour rappelle aussi que l’existence d’une législation réprimant en des termes très généraux certaines expressions d’opinion, de sorte que les auteurs potentiels s’imposent une autocensure, peut constituer une ingérence dans la liberté d’expression (Dilipak, précité, § 47). Elle a par exemple considéré dans l’affaire Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, § 54, CEDH 2008) que les incertitudes résultant d’une interdiction générale imposée par la législation sur un emblème, en l’occurrence celle de l’étoile rouge, pouvaient avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et conduire à l’autocensure de la presse, eu égard aux multiples significations que revêtait cet emblème. Elle a aussi estimé que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du code pénal turc – qui réprimait à l’époque entre autres le dénigrement de la turcité, notion vague – procurait à l’intéressé – non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011).
61. La Cour observe que, en l’espèce, sept poursuites pénales ont été engagées contre le requérant en raison de la publication des articles contenant les déclarations des responsables des organisations illégales dans le quotidien dont il était le propriétaire. Dans le cadre de ces procédures, le requérant a été condamné dans un premier temps à des amendes judiciaires en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, avant d’être acquitté par la suite en raison de l’abolition de la responsabilité pénale des propriétaires des organes de presse dans ces publications par l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 18 juin 2009 supprimant le mot « propriétaire » de ladite disposition (paragraphe 44 ci-dessus).
62. La Cour note que le requérant n’a jamais été placé en détention dans le cadre des procédures mises en cause dans la présente affaire (voir, a contrario, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 83 85, 8 juillet 2014). Elle note ensuite que l’intéressé ne semble pas non plus avoir fait l’objet d’autres mesures restrictives en raison de ces procédures.
63. Elle relève donc qu’il se pose en l’espèce la question de savoir si les procédures litigieuses, en l’absence d’autres mesures répressives adoptées contre le requérant dans leur cadre, peuvent constituer en elles-mêmes une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression.
64. Faisant référence à cet égard aux passages relatifs à « l’effet dissuasif » dans la Recommandation du Comité des ministres aux États membres sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias susmentionnés (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour va prêter attention, aux fins de l’examen de cette question, à la législation sur le fondement de laquelle les poursuites litigieuses ont été engagées, aux durées des procédures en cause ainsi qu’à leur nombre.
65. En ce qui concerne la législation en question et son application concrète, la Cour constate que les procédures pénales incriminées ont été ouvertes sur le fondement de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 qui, tel qu’il était libellé à l’époque des faits, réprimait la publication de toute déclaration émanant d’organisations terroristes, indépendamment de son contenu et du contexte dans lequel elle s’inscrivait. Elle note ainsi que, en l’espèce, une poursuite pénale a systématiquement été ouverte contre le requérant pour chaque publication contenant des déclarations faites par les représentants d’une organisation qualifiée de terroriste en droit turc, même quand ces déclarations étaient des messages anodins tels que des vœux de Noël (paragraphe 7 ci-dessus) ou des félicitations pour un succès sportif (paragraphe 37 ci-dessus). Elle estime à cet égard que cette application automatique de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 à toute déclaration émanant d’une organisation terroriste était de nature à avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et le débat public.
66. S’agissant des durées des procédures engagées contre le requérant, la Cour constate que ces procédures ont duré entre cinq ans, cinq mois et neuf jours et sept ans, quatre mois et dix jours. Elle note que, même si ces procédures pénales se sont finalement soldées par l’acquittement de l’intéressé, elles sont restées pendantes pendant des périodes considérables. Eu égard à leur longueur, elle considère que la crainte d’être condamné durant ces procédures a inévitablement créé une pression sur le requérant et l’a conduit, en tant que professionnel de la presse, à une autocensure (voir, à cet égard, le paragraphe 34 de la Recommandation du Comité des ministres susmentionné, paragraphe 46 ci-dessus).
67. Enfin, la Cour prend en compte le nombre des procédures pénales diligentées contre le requérant. Elle souscrit à cet égard à l’affirmation contenue dans la Recommandation du Comité des ministres susmentionnée selon laquelle les poursuites judiciaires abusives, vexatoires ou malveillantes peuvent constituer un outil de pression et de harcèlement, surtout quand elles se multiplient (paragraphe 46 ci-dessus). Elle considère que, en l’espèce, les sept procédures pénales engagées contre le requérant en application de la même disposition pénale pour des faits similaires entre 2004 et 2006 pouvaient être considérées comme une forme de harcèlement contre l’intéressé. En tout état de cause, de l’avis de la Cour, ces procédures, de par leur nombre et leur durée, étaient de nature à intimider le requérant et à le décourager à publier des articles sur des questions d’intérêt général.
68. La Cour estime dès lors que, compte tenu de l’effet dissuasif qu’ont pu provoquer les poursuites pénales diligentées contre le requérant, restées pendantes pendant des durées considérables, celles-ci ne peuvent s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour le requérant. Elle considère qu’elles consistaient en elles-mêmes en des contraintes réelles et effectives. L’acquittement du requérant à l’issue de ces procédures a seulement mis fin à l’existence des risques mentionnés, mais n’a rien enlevé au fait que ceux-ci ont constitué une pression sur l’intéressé pendant un certain temps (voir Dilipak, précité, § 50, et, a contrario, Metis Yayıncılık Limited Şirketi et Sökmen c. Turquie (déc.), no 4751/07, § 35, 20 juin 2017).
69. Eu égard à ce qui précède et aux circonstances particulières de la présente affaire, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime du requérant et conclut que les poursuites constituent une « ingérence » dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
2. Justification de l’ingérence
70. Le requérant soutient que les procédures pénales engagées à son encontre constituent une violation de l’article 10 de la Convention.
71. Le Gouvernement expose que l’ingérence litigieuse était prévue par l’article 6 de la loi no 3713 et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. Il soutient ensuite que cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique dans la mesure où, selon lui, les articles publiés dans le quotidien du requérant faisaient la propagande d’une organisation terroriste et appelaient à la violence.
72. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence, consistant en l’espèce en l’engagement de poursuites pénales contre le requérant pour l’infraction prévue à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, en l’occurrence la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la défense de l’ordre et la prévention du crime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
73. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). Elle rappelle en outre avoir conclu, dans des affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 10 de la Convention (Gözel et Özer, nos 43453/04 et 31098/05, § 64, 6 juillet 2010, Bayar c. Turquie (nos 1-8), nos 39690/06, 40559/06, 48815/06, 2512/07, 55197/07, 55199/07, 55201/07 et 55202/07, §§ 34-35, 25 mars 2014, et Bayar et Gürbüz c. Turquie (no 2), no 33037/07, §§ 30 et 31, 3 février 2015). Elle examinera la présente affaire à la lumière de cette jurisprudence, tout en gardant à l’esprit que, à la différence des affaires précitées, le requérant a été acquitté à l’issue des procédures pénales faisant l’objet de la présente affaire.
74. La Cour observe en l’espèce que les autorités compétentes ont déclenché et mené des poursuites pénales contre le requérant en raison de la publication de certains écrits dans le quotidien de celui-ci. Elle relève que les écrits mis en cause par les autorités rapportaient les déclarations de membres et de représentants de certaines organisations considérées comme terroristes en droit turc relatives à différents sujets : le parcours de formation d’une organisation (paragraphe 7 ci-dessus), le message de Noël d’une organisation (paragraphe 7 ci-dessus), le bilan des conflits armés d’une organisation (paragraphe 12 ci-dessus), les manifestations organisées dans certaines villes (paragraphe 17 ci-dessus), le génocide arménien (paragraphe 22 ci-dessus), la solution au problème kurde (paragraphe 27 ci-dessus), la restructuration d’une organisation (paragraphe 32 ci-dessus), les félicitations d’une organisation pour un succès sportif (paragraphe 37 ci-dessus) et un acte de protestation (paragraphe 37 ci-dessus).
75. La Cour note que les autorités judiciaires ont engagé lesdites poursuites en tenant compte exclusivement du fait que le quotidien du requérant avait publié des écrits émanant d’organisations qualifiées en droit turc de terroristes et en estimant sur cette seule base que le requérant avait commis l’infraction visée à l’article 6 § 2 de la loi no 3713 (paragraphes 8, 9, 13, 14, 18, 19, 23, 24, 28, 29, 33, 34, 38 et 39 ci-dessus). Elle relève en particulier que ces autorités n’ont procédé à aucune analyse appropriée de la teneur des écrits litigieux ni du contexte dans lequel ils s’inscrivaient au regard des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51). Elle constate en outre qu’il n’a pas été allégué par les autorités nationales que les écrits litigieux, pris dans leur ensemble, contenaient un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou qu’ils constituaient un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999 et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015).
76. Dans ces circonstances, l’ouverture des poursuites contre le requérant peut être vue comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale la publication de déclarations de responsables d’organisations qualifiées de terroristes en droit turc sans avoir égard au contenu de ces déclarations, alors que celles-ci pouvaient être considérées comme participant à un débat public sur des questions d’intérêt général relatives au conflit entre les organisations en question et les forces de l’ordre (voir, mutatis mutandis, Dilipak, précité, § 69).
77. La Cour considère aussi que les poursuites pénales répétées engagées contre les propriétaires, les éditeurs ou les rédacteurs en chef de périodiques, à l’instar du requérant, au seul motif qu’ils avaient publié des déclarations visées à l’article 6 § 2 de la loi no 3713, peut également avoir pour effet de censurer partiellement les professionnels des médias et de limiter leur aptitude à exposer publiquement une opinion – sous réserve bien sûr de ne pas préconiser directement ou indirectement la commission d’infractions terroristes – qui a sa place dans un débat public. Elle estime en particulier que la répression des professionnels des médias, exercée de manière mécanique à partir de la disposition précitée sans tenir compte de l’objectif des intéressés ou du droit pour le public d’être informé d’un autre point de vue sur une situation conflictuelle, ne saurait se concilier avec la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées (Gözel et Özer, précité, § 63).
78. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée, à savoir le maintien pendant un laps de temps considérable des multiples poursuites pénales contre le requérant sur le fondement d’accusations pénales graves, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
79. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.
METTRE OU MENACER DE METTRE EN PRISON UN JOURNALISTE
POUR QU'IL SE TAISE EST UNE VIOLATION
ÇOLAK ET KASIMOĞULLARI c. TURQUIE du 13 juin 2007 requête 29969/07 et 47462/07
Article 10 et liberté de la presse, mettre en prison des journalistes pour avoir publié un article n'appelant pas à la haine ni à la violence en faveur des Kurdes et de son chef Osman Öcalan est une atteinte à la liberté d'expression.
LES FAITS
Le 20 septembre 2002, le quotidien Yeniden Özgür Gündem publia un article intitulé « Une région a été déclarée autonome par le KADEK » (KADEK özerk bölge ilan etti). Cet article rapportait une déclaration émanant du conseil exécutif du KADEK selon laquelle la formation de régions autonomes représentait un moyen de défense de la démocratie et de la liberté et une base pour riposter à de probables attaques. Les parties pertinentes en l’espèce de cet article peuvent se lire comme suit :Une région a été déclarée autonome par le KADEK
« (...) Le Conseil d’administration du KADEK s’est réuni du 8 au 15 septembre dans le sud du Kurdistan. Dans une déclaration faite à la MHA (agence de presse Mezopotamya), le Conseil d’administration s’est exprimé comme suit : « L’absence de politique face au problème le plus fondamental de la Turquie a, dès le début, préparé la fin du gouvernement. Ceux qui n’ont pas pu s’engager pour résoudre le problème kurde ont laissé la Turquie sans politique à tous les égards. Le fait que la Turquie n’a avancé dans aucun domaine ces trois dernières années résulte de cette absence de politique. Afin de laisser la voie libre à la Turquie, il fallait affronter la question kurde. (...) L’abolition de la peine capitale et la levée de l’interdiction de la diffusion d’émissions en langue kurde ouvriront la voie à des progrès importants dans les autres zones du Kurdistan et dans les pays de la région. Le Conseil [d’administration], prenant en considération cette réalité, invite notre peuple et les intellectuels à assumer leur rôle afin que les droits relatifs à l’identité, à la langue et à la culture soient obtenus également en Iran et en Syrie (...) L’objectif visé par la création des régions autonomes est de disposer de régions sûres en cas d’attaques. (...) Si nos régions de défense sont attaquées, nos forces de défense y répondront immédiatement (...). Ces régions de défense et les forces de défense du peuple constituent une force défendant la liberté et la démocratie dans tout le Kurdistan et dans [toute] la région. Les régions autonomes de défense, instaurées par la présente déclaration, sont des espaces de démocratie pour notre peuple, y compris celui du sud du Kurdistan. (...) »
17. Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants soutiennent que les condamnations dont ils ont fait l’objet en raison de la rédaction et de la publication d’articles de presse ont enfreint leur droit à la liberté d’expression. L’article 10 est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, (...) »
18. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
19. La Cour note que l’ingérence en cause est prévue par la loi et poursuit plusieurs buts légitimes au sens de l’article 10 § 2, à savoir le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, §§ 43‑45, 6 juillet 2010, et Belek c. Turquie, nos 36827/06, 36828/06 et 36829/06, § 26, 20 novembre 2012). Elle observe que le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
20. La Cour rappelle qu’elle a déjà traité des affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et constaté la violation de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Gözel et Özer, précité, § 64, et Belek, précité, § 29). Elle examinera donc la présente affaire à la lumière de cette jurisprudence.
21. La Cour portera une attention particulière aux termes employés dans les articles litigieux (paragraphes 6 et 9 ci-dessus) et au contexte de leur publication, en tenant compte des circonstances qui entouraient les cas soumis à son examen et en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999).
22. Elle constate à cet égard que les articles en cause ne contenaient aucun appel à la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu’ils ne constituaient pas un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération.
23. Ayant examiné les motifs avancés par la cour d’assises pour condamner les requérants, elle conclut qu’ils ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme suffisants pour justifier l’atteinte portée au droit des intéressés à la liberté d’expression. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans les affaires Gözel et Özer (précitée, § 64), Belek (précitée, § 29) et Belek et Velioğlu c. Turquie (no 44227/04, §§ 26 et 27, 6 octobre 2015).
24. Partant, la Cour dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
NADTOKA c. RUSSIE du 31 mai 2016 requête 38010/05
Violation de l'article 10, la requérante dénonce la mise en détention inutile d'un confrère journaliste qui enquêtait contre le chef de la police. Il s'agit d'une mise en détention pour qu'il se taise. Elle écope d'une sanction pénale pour injure. La CEDH condamne la Russie.
a) Sur l’existence d’une ingérence
33. La Cour relève que la requérante conteste être complice des faits d’injure pour lesquels M me A. a été jugée coupable sur le fondement de l’article 130 du code pénal. Elle soutient subsidiairement que les propos litigieux ne visaient pas M. V. personnellement. Il ne revient pas à la Cour d’entrer dans ces considérations, qui tiennent de l’application du droit interne. Aux fins de l’article 10 de la Convention, il lui suffit de constater que la requérante a été condamnée en sa qualité de rédactrice en chef de Novotcherkassk-soir en raison de la publication d’un article contenant les propos litigieux dans ce journal. Une telle mesure est sans conteste constitutive d’une ingérence dans les droits garantis par cette disposition, ce que, du reste, le Gouvernement ne conteste pas (pour des exemples d’affaires dans lesquelles des rédacteurs en chef ont été condamnés à raison de publications parues dans les journaux pour lesquels ils travaillaient voir, parmi d’autres, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, CEDH 1999-III, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, CEDH 2007-IV).
34. Pareille ingérence enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
b) « Prévue par la loi »
35. La Cour note que les parties divergent sur le point de savoir si l’article 130 du code pénal était suffisamment clair et précis pour servir de base légale à l’ingérence litigieuse.
36. La Cour rappelle que l’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences d’un acte ou d’un manquement prédéterminés. Elles n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent‑elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 43, CEDH 2004‑VI).
37. En l’espèce, s’il apparaît que l’article 130 du code pénal est libellé dans des termes assez généraux, la Cour estime que cette disposition ne saurait toutefois passer pour vague et imprécise au point de ne pouvoir être considérée comme une « loi » (voir, mutatis mutandis, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 38, CEDH 2001‑I).
c) « But légitime »
38. Les parties conviennent que l’ingérence avait pour but de protéger la réputation ou les droits d’autrui, soit ceux de M. V. La Cour partage cette analyse juridique.
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
39. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Le rôle de la Cour consiste à statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. Pour ce faire, elle considère l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation raisonnable des faits pertinents (voir, entre autres, Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015).
40. La Cour a maintes fois souligné le rôle de « chien de garde » de la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites (notamment quant à la protection de la réputation et des droits d’autrui), il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes questions d’intérêt général. En outre, la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (voir, notamment, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59). Lorsque la liberté de la presse est en jeu, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux » (voir, notamment, Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 105, CEDH 2007‑V).
41. La Cour a également souligné que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie [no 1] [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV).
42. Enfin, les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, faire preuve d’une plus grande tolérance (voir, notamment, Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July, précité, § 46, et Lingens, précité, § 42).
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
43. La Cour constate que la publication litigieuse entendait dénoncer la corruption du maire de la ville de Novotcherkassk. Or un tel sujet relève de l’intérêt général et sa discussion contribue au débat politique. Il s’agissait par ailleurs d’un article de presse dont l’objet était d’informer le public sur un sujet de cette nature, de sorte que la liberté de la presse était en jeu. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre la requérante était, par conséquent, particulièrement restreinte.
44. Quant à la teneur des propos litigieux, le Gouvernement indique qu’ils constituaient un jugement de valeur. Il estime qu’ils manquaient d’une base factuelle suffisante puisque M. V. n’avait pas été condamné au pénal pour des atteintes aux biens d’autrui.
45. En premier lieu, la Cour remarque que l’absence d’une condamnation pénale n’exclut pas nécessairement la réalité des faits dénoncés, notamment quand ils n’ont même pas été l’objet d’une investigation officielle. En deuxième lieu, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (voir, notamment, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Enfin, elle observe que les propos litigieux n’ont pas été poursuivis par M. V. en raison de leur teneur mais de leur forme. Le juge interne, qui était saisi du délit d’injure, s’est borné à vérifier si ces propos étaient indécents, au sens de l’article 130 du code pénal. Il n’était pas amené à se prononcer sur le fondement de la critique formulée par Mme A. contre M. V. La question de savoir si cette critique reposait sur une base factuelle suffisante n’ayant pas fait partie du débat au plan interne, il n’y a pas lieu de l’examiner dans le cadre de la présente requête. La seule question soumise à l’examen de la Cour est celle de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, le juge interne a dépassé la marge d’appréciation dont il disposait, en condamnant la requérante au motif que les termes « à la tête de voleur », utilisés dans l’article litigieux, étaient indécents.
46. La Cour rappelle à cet égard que, si l’usage d’un langage insultant peut faire sortir des propos du champ de la protection offert par l’article 10 de la Convention lorsqu’il s’apparente à un dénigrement gratuit, le caractère grossier d’une expression n’est pas en soi décisif quand il dessert des buts purement stylistiques. Selon la Cour, le style d’une communication fait partie de celle-ci ; il relève de la forme de l’expression et est protégé en tant que tel par cette disposition au même titre que le contenu de l’expression (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012). En l’espèce, la tournure « à la tête de voleur » ne saurait passer pour un dénigrement gratuit dès lors qu’il était en rapport direct avec la situation commentée par Mme A., à savoir les soupçons de corruption pesant sur M. V. Il convient de rappeler que même si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est cependant permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (voir, notamment, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 56, ainsi que Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006‑XIII). En outre, en sa qualité de maire de Novotcherkassk, M. V. était inévitablement exposé à un contrôle attentif de ses faits et gestes ainsi qu’à la critique ; il se devait de faire preuve d’une tolérance particulière à cet égard, y compris quant à la forme de cette critique (paragraphe 42 ci-dessus).
47. S’agissant de la manière dont les juridictions internes ont traité l’affaire, la Cour relève qu’à aucun stade de la procédure les juridictions internes n’ont mis en balance le droit de M. V. au respect de sa réputation et le droit de la requérante à la liberté d’expression (voir, pour un résumé récent de critères pertinents, l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 90-93, CEDH 2015 (extraits), et les affaires auxquelles il renvoie). La Cour estime que l’absence de cette mise en balance est, en soi, problématique au regard de l’article 10 de la Convention.
48. Enfin, quant à la proportionnalité de l’ingérence, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en compte (voir, notamment, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 79, 29 mars 2016). Elle relève à cet égard que le Gouvernement considère que la sanction prise par les juridictions internes contre la requérante était clémente. Elle observe cependant que la requérante a été déclarée coupable de complicité de délit et condamnée au paiement d’une amende pénale, ce qui, en soi, confère à la mesure un degré élevé de gravité (voir Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 59). Même la plus modérée possible, une sanction pénale n’en reste pas moins une peine ; comme telle, elle risque d’avoir un effet particulièrement dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression (voir Morice, précité, § 176). Au surplus, la Cour constate que le montant de l’amende (50 000 RUB) infligée à la requérante est loin d’être insignifiant au regard de ses revenus annuels (entre 3 606 et 7 585 RUB). Quant à la thèse du Gouvernement, selon laquelle les frais de justice engagés par la requérante démontreraient qu’elle avait d’autres sources de revenus, la Cour relève qu’elle n’est aucunement étayée (Koprivica c. Montenegro, no 41158/09, § 73, 22 novembre 2011).
49. Au vu de ce qui précède, et rappelant que les autorités ne disposaient en l’espèce que d’une marge d’appréciation particulièrement restreinte, la Cour conclut que l’ingérence dénoncée par la requérante n’était pas « nécessaire, dans une société démocratique », à la protection de la réputation ou des droits d’autrui au sens de l’article 10 de la Convention.
50. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
Dilipak C. Turquie du 15 septembre 2015 requête 29680/05
Violation de l'article 10 de la Convention : Le journaliste est poursuivi pour des faits graves devant un tribunal militaire pendant de nombreuses années avant d'obtenir une prescription. Il reste victime au sens de la CEDH.
40. Le requérant indique que, à la demande des autorités militaires, le parquet militaire a porté contre lui des accusations pénales, passibles de peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à plusieurs années. Il ajoute que son procès a duré six ans et demi devant les juridictions pénales, dont deux ans et demi devant les juridictions militaires. Il expose que les salles d’audience de ces dernières étaient placées, à l’époque des faits, à l’intérieur de zones militaires dont l’accès aurait nécessité des contrôles et des transferts longs et fastidieux. Il aurait vécu toutes ces années dans la crainte et sous la menace d’une condamnation et d’un emprisonnement dans une prison militaire ou d’un placement en détention provisoire dans une maison d’arrêt militaire.
41. Par ailleurs, le requérant tient à préciser que les commandants des forces armées contre lesquels il avait dirigé ses critiques au sujet de leurs interventions, selon lui illégales et inappropriées, dans la politique générale menée par le gouvernement ont été par la suite poursuivis et même condamnés par les juridictions pénales pour tentative de coup d’État. Il soutient qu’on peut en déduire que ses commentaires sur le comportement des haut gradés n’étaient pas des reproches gratuits, formulés sur la base de faits erronés, mais qu’il s’agissait de commentaires fondés sur des faits réels, dans un domaine qui intéressait au plus haut point l’opinion publique.
42. Le requérant fait aussi valoir qu’en tenant compte des autres procédures pénales ou civiles du même genre qui avaient été engagées contre lui, la pression exercée sur lui par la procédure pénale en cause s’est transformée en une menace réelle et l’a empêché d’écrire sur l’intervention des militaires dans la politique générale. Il soutient que l’accumulation des procédures pénales ou civiles pour avoir critiqué le dysfonctionnement du régime démocratique en raison des interventions inappropriées des hauts gradés militaires a exercé un effet extrêmement dissuasif non seulement sur lui-même mais aussi sur l’ensemble de la profession de journaliste.
43. Le Gouvernement répète que le requérant n’a pas la qualité de victime dans la mesure où aucune condamnation n’a été prononcée contre lui par les juridictions pénales. Il fait observer que les poursuites déclenchées contre l’intéressé ont été abandonnées pour cause de prescription.
44. La Cour rappelle avoir déjà estimé que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté : par exemple, une injonction de divulgation de l’identité d’une source d’information anonyme, adressée à des maisons d’édition, même si l’injonction n’a pas été exécutée (Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni, no 821/03, § 56, 15 décembre 2009) ; une mise en détention imposée aux journalistes d’investigation pendant près d’un an dans le cadre d’une procédure pénale engagée pour des crimes sévèrement réprimés (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, § 83‑85, 8 juillet 2014) ; une annonce par le chef d’État concernant son intention de ne plus nommer le requérant, un magistrat, à aucune autre fonction publique du fait que celui-ci a exprimé une opinion sur une question constitutionnelle, opinion qui serait contraire à celle qu’a le chef d’État (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 50, CEDH 1999‑VII).
45. La Cour rappelle aussi que, si des poursuites pénales, basées sur une législation répressive déterminée, sont abandonnées pour des motifs d’ordre procédural, lorsque le risque de se voir reconnu coupable et puni demeure, l’intéressé peut valablement prétendre subir directement les effets de la législation concernée et, partant, se prétendre victime d’une violation de la Convention (voir, parmi d’autres, Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 107, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). La Cour a considéré dans l’affaire Nikula c. Finlande (no 31611/96, § 54, CEDH 2002‑II) que la condamnation d’un avocat pour diffamation simple en raison de ses critiques envers la stratégie appliquée par le procureur lors d’un procès, même si cette condamnation avait été finalement infirmée par la Cour suprême et l’amende infligée annulée, pouvait avoir un effet dissuasif sur le devoir de cet avocat, qui consiste à défendre avec zèle les intérêts de ses clients. Par ailleurs, des poursuites pénales contre des journalistes, déclenchées sur plaintes pénales et aboutissant à un sursis à statuer pour une durée de trois ans, même si l’action pénale a été levée au bout de cette période pour absence de condamnation entre temps, s’analysent en une ingérence, du fait de leur effet dissuasif sur les journalistes (Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, § 35, 24 janvier 2006 ; voir dans le même sens, Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004).
46. En fait, il est même loisible à un particulier de soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc de se dire « victime » au sens de l’article 34, s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (voir, par exemple, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 34, CEDH 2008, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 28, CEDH 2009, Michaud c. France, no 12323/11, § 51, CEDH 2012, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 57, CEDH 2014 (extraits)). Par exemple, la Cour a accepté que la crainte d’être condamné à une peine d’emprisonnement en cas d’attaque à la réputation d’autrui (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 113-114, CEDH 2004‑XI) ou l’inquiétude d’être condamné pour diffamation à une indemnité élevée et imprévisible en raison des reproches contre un homme politique (Independent News et Media et Independent Newspapers Ireland Limited c. Irlande, no 55120/00, § 114, CEDH 2005‑V (extraits)), pouvaient avoir un effet dissuasif sur les journalistes concernés.
47. Dans ce contexte, l’existence d’une législation réprimant en des termes très généraux, certaines expressions d’opinion, de sorte que les auteurs potentiels s’imposent une autocensure, peut constituer une ingérence dans la liberté d’expression. Par exemple, la Cour a considéré dans l’affaire Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, § 54, CEDH 2008) que les incertitudes résultant d’une interdiction générale imposée par la législation sur un emblème, en l’occurrence celle de l’étoile rouge, pouvaient avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et conduire à l’autocensure de la presse, eu égard aux multiples significations que revêtait cet emblème. Elle a aussi estimé que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du code pénal turc – qui réprimait à l’époque entre autres le dénigrement de la turcité, notion vague– procurait à l’intéressé – non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (voir Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011).
48. Dans la présente affaire, la Cour observe que des poursuites pénales ont été engagées contre le requérant à qui il était reproché d’avoir détérioré les liens hiérarchiques au sein des forces armées et « brisé la confiance envers les supérieurs ou commandants » (infraction réprimée par l’article 95 § 4 du code pénal militaire) et/ou d’avoir dénigré les forces armées (infraction réprimée par l’article 159 de l’ancien code pénal et par l’article 301 du code pénal désormais en vigueur), et ce sur le fondement de la rédaction d’un article paru dans la presse et critiquant l’intervention de certains commandants des forces armées, en fonction ou à la retraite, dans la politique générale menée par le gouvernement. Le requérant a introduit sa requête devant la Cour à un moment où son affaire était encore pendante devant les juridictions nationales, et il s’est plaint des poursuites en tant que telles. La Cour note également que, indépendamment de la réponse apportée aux questions portant sur la compétence des diverses juridictions en fonction de la qualification des faits reprochés au requérant, celui-ci risquait d’être condamné à une peine d’emprisonnement pouvant aller de six mois à trois ans, soit pour avoir dénigré les forces armées dans leur ensemble soit pour avoir diffamé en particulier certains généraux de l’armée de façon à porter atteinte à leur position de supérieurs hiérarchiques.
49. La Cour relève encore que la procédure pénale, d’une durée de six ans et demi, dont deux ans et demi devant les tribunaux militaires, a finalement été déclarée éteinte par prescription. Il n’en demeure pas moins d’une part, qu’une accusation pénale à la charge du requérant est restée pendante pendant un laps de temps d’une durée considérable, voire même excessive (paragraphe 29 ci-dessus) et, d’autre part, que l’intéressé n’a pas eu la certitude, tant durant la procédure pénale que s’agissant de l’avenir, qu’il ne serait pas inquiété au plan judiciaire s’il signait encore, en tant que journaliste et chroniqueur politique, des articles sur des sujets touchant aux relations des forces armées avec la politique générale du pays (voir, comme exemple d’une procédure civile engagée contre le requérant pour des raisons semblables, Dilipak et Karakaya c. Turquie, nos 7942/05 et 24838/05, 4 mars 2014).
50. La Cour estime que les poursuites pénales qui ont été menées contre le requérant, en partie devant les tribunaux militaires, pendant six ans et demi du chef de crimes sévèrement réprimés, compte tenu de l’effet dissuasif que ces poursuites ont pu provoquer, ne peuvent s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour le requérant, mais qu’elles consistaient en soi en des contraintes réelles et effectives. Le constat de la prescription de l’action publique a seulement mis fin à l’existence des risques mentionnés, mais n’a rien enlevé au fait que ceux-ci ont constitué une pression sur le requérant pendant un certain temps.
51. Eu égard à ce qui précède, dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime du requérant, et conclut que les poursuites constituent une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
2. Justification de l’ingérence
52. Le requérant soutient qu’il n’était aucunement justifié de l’accuser de ternir l’image de l’armée, alors qu’il avait, à ses dires, reproché à certains supérieurs hiérarchiques de l’armée de lancer, dans un but stratégique, de fausses alertes quant à une menace fondamentaliste et anti-laïque. Il ajoute qu’il ne pouvait pas non plus prévoir qu’il serait accusé d’avoir dénigré les forces armées turques alors que, à ses dires, il s’était borné à exprimer des opinions admises dans le débat public au sein d’un État démocratique.
53. Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point, répétant qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans la liberté d’expression du requérant dès lors qu’il y a eu prescription des poursuites contre lui.
54. L’ingérence, à savoir le fait d’entamer une procédure pénale basée sur des accusations graves et de la mener pendant une durée considérable, a enfreint l’article 10, sauf si elle remplissait les exigences du paragraphe 2 de cette disposition, c’est-à-dire si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
55. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 64, CEDH 2004‑I, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 81, 14 septembre 2010, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 113, CEDH 2011, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).
56. En l’espèce, la Cour note que le requérant ne conteste pas que les mesures en cause avaient une base légale, à savoir l’article 95 § 4 du code pénal militaire et l’article 159 de l’ancien code pénal ou l’article 301 du nouveau code pénal, et que ces dispositions lui étaient accessibles.
57. Se pose alors la question de savoir si la portée large des termes tels que « détériorer les liens hiérarchiques » des forces armées et « briser la confiance envers les supérieurs ou commandants » (article 95 § 4 du code pénal militaire) ou « dénigrer les forces armées » (article 159 de l’ancien code pénal et article 301 du nouveau code pénal) peut réduire, comme le suggère le requérant, la prévisibilité des normes juridiques en cause.
58. Dans l’hypothèse où les autorités de poursuite ont interprété les termes en question comme étant un moyen de protéger les opinions exprimées par certains officiers de l’armée sur des sujets de politique générale contre des commentaires émis en réponse à ces opinions, la Cour considère que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour le requérant de son incrimination en vertu de l’article 95 § 4 du code pénal militaire, de l’article 159 de l’ancien code pénal ou de l’article 301 du nouveau code pénal. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parviendra quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 71 ci-dessous), la Cour juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question.
b) « But légitime »
59. La Cour peut accepter que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes que sont la sécurité nationale et la défense de l’ordre (voir Yaşar Kaplan, précité, § 36).
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
60. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298, Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, et Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits)).
61. Elle rappelle ensuite que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I). Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002-V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004-XI, et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007). Ceci n’empêche pas que la liberté journalistique comprend le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick, précité, § 38).
62. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V, et Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, § 37, 9 juillet 2002). À cet égard, lorsque de telles opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit, lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, Nedim Şener, précité, § 116, et Şık, précité, § 105).
63. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 50, série A no 217). En outre, lorsqu’il y va des médias, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I), dans le cadre de l’examen le plus scrupuleux de la part de la Cour (mutatis mutandis, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), précité, § 51). En outre, la position dominante qu’ils occupent commande aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (voir, entre autres, Nedim Şener, précité, § 114, et Şık, précité, § 103).
64. La Cour a pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, non pas de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Pour cela, elle doit considérer l’« ingérence » litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi de nombreux précédents, Goodwin c. Royaume‑Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil 1996‑II, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999‑IV, et Animal Defenders International, précité, § 100).
ii. Appréciation des faits et application des principes généraux en l’espèce
65. La Cour observe que, dans son article litigieux, le requérant reprochait à certains généraux des forces armées de s’immiscer dans la politique générale du pays. L’intéressé formulait des critiques sévères et cinglantes contre les projets politiques des généraux et leur approche des questions sociales en Turquie, laissant entendre que ces généraux lançaient de fausses alertes pour une présumée avancée du fondamentalisme et qu’ils s’en servaient comme d’un prétexte pour intervenir dans la politique générale du pays, qu’ils semblaient avoir des liens avec certains milieux sociaux dans le but de créer une atmosphère politique en adéquation avec leur vision du monde, et qu’ils manquaient d’empathie et de sensibilité à l’égard de diverses couches de la société.
66. La Cour observe aussi qu’en déclenchant puis en menant des poursuites pénales contre le requérant, les autorités compétentes ont estimé que la critique dirigée par le requérant contre ces généraux pouvait passer pour une volonté de détériorer les liens hiérarchiques dans l’armée ou de briser la confiance envers ces généraux ou, plus généralement, pour un dénigrement des forces armées. Les autorités compétentes ont donc poursuivi le requérant en raison des critiques qu’il avait formulées à l’égard de certains points de vue, avancés par quelques généraux des forces armées, sur la situation politique du pays.
67. Or, lorsque le requérant exprimait sa réaction face aux propos des généraux des forces armées, qu’il considérait comme une intervention inappropriée des militaires dans le domaine de la politique générale, il communiquait ses idées et opinions sur une question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique. La Cour estime sur ce point que, si certains officiers ou généraux des forces armées font des déclarations publiques sur des sujets relevant du domaine de la politique générale, ils s’exposent, à l’instar des hommes politiques ou de toute autre personne participant au débat sur les sujets en question, à des commentaires en réponse qui peuvent inclure des critiques, des idées et des opinions contraires. Dans une société démocratique, des hauts militaires ne peuvent pas, dans ce domaine précis, revendiquer une immunité contre des critiques éventuelles.
68. Quant à l’article rédigé par le requérant, la Cour estime qu’il était dépourvu de tout caractère « gratuitement offensant » ou injurieux et qu’il n’incitait ni à la violence ni à la haine. Ces commentaires ne contenaient pas, aux yeux de la Cour, d’insultes ou de propos diffamatoires fondés sur des faits erronés ou de remarques incitant à des actions violentes à l’encontre des membres des forces armées.
69. Dans ces circonstances, l’ouverture des poursuites se présente comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale des idées ou des opinions considérées comme dérangeantes ou choquantes, alors qu’elles avaient été exprimées en réponse à des points de vue exposés publiquement et touchant au domaine de la politique générale.
70. La Cour considère aussi qu’en poursuivant le requérant au pénal pour des crimes graves pendant un laps de temps considérable, les autorités judiciaires ont exercé un effet dissuasif sur la volonté du requérant de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public. Elle ajoute foi à l’affirmation du requérant selon laquelle l’engagement de telles poursuites est susceptible de créer un climat d’autocensure le touchant lui-même et touchant même tous les journalistes qui envisageraient de commenter les actions et les déclarations des membres des forces armées en lien avec la politique générale du pays. Elle se réfère sur ce point à sa jurisprudence selon laquelle la position dominante que les organes étatiques occupent leur commande de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (paragraphe 63 ci-dessus).
71. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée –à savoir le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales contre le requérant sur le fondement d’accusations pénales graves pour lesquelles des peines d’emprisonnement pouvaient être requises – ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
72. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
SIK C. TURQUIE du 8 juillet 2014 requête 53413/11
Violation de l'article 5-4 et 10 de la Convention, mettre en prison un journaliste sans qu'il ne puisse se défendre pour espérer qu'il se taise est contraire à la Convention.
VIOLATION ARTICLE 5-4 DE LA CONVENTION
71. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » – au sens de l’article 5 § 1 de la Convention – de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles exigées par l’article 6 pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005-XII) –, il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001-III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999-II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit au courant du dépôt d’observations et qu’elle jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001-I). Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237-A). En particulier, l’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, parmi d’autres, Lamy c. Belgique, 30 mars 1989, § 29, série A no 151, Nikolova, précité, § 58, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001-I, Lietzow, précité, § 44, et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009, et Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 41, 17 juillet 2012,).
72. En l’espèce, la Cour constate que, à l’exception des retranscriptions d’écoutes téléphoniques, les reproches et les accusations portés par le parquet contre le requérant du chef d’appartenance ou d’aide et assistance à une organisation criminelle se fondaient principalement sur des documents ou des fichiers saisis non pas chez le requérant, mais chez des tiers. Or le parquet, invoquant la confidentialité de ces pièces au premier stade de la procédure qui s’est prolongé finalement jusqu’à la présentation de l’acte d’accusation, n’a pas autorisé le requérant à examiner ces éléments de preuve principaux, et ce pendant près de six mois à compter de l’arrestation de l’intéressé.
73. La Cour estime donc que ni le requérant ni son avocat n’avaient une connaissance suffisante du contenu des documents qui revêtaient une importance essentielle pour la contestation de la légalité de la détention de l’intéressé.
74. La Cour considère par ailleurs que la nécessité de préserver la confidentialité des éléments de preuve au début de l’enquête afin d’empêcher les autres membres présumés des organisations criminelles de procéder à la destruction d’éléments de preuve non encore recueillis – point de vue défendu par le Gouvernement – ne peut s’appliquer aux faits de la présente cause. D’une part, elle observe que tous les éléments de preuve à la charge du requérant, y compris les dépositions des membres présumés du réseau Ergenekon soupçonnés d’avoir donné des instructions au requérant et d’avoir commandité la rédaction d’un livre, avaient été déjà recueillis à des stades antérieurs de l’enquête. D’autre part, elle estime que la communication au requérant des extraits des documents constituant les éléments de preuve n’aurait empêché en rien le bon déroulement de l’enquête, puisque l’intéressé, arrêté dans la phase finale de l’enquête préliminaire sur l’organisation Ergenekon et le site Oda TV, était désigné par l’accusation non pas comme un planificateur des actes de propagande incriminés, mais plutôt comme un simple exécutant ayant rédigé un livre spécifique. La Cour note à cet égard qu’il n’existe dans les ordonnances relatives à la détention provisoire du requérant aucun élément susceptible de contredire ce constat.
75. La Cour estime donc que ni le requérant ni ses avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire de l’intéressé.
Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
VIOLATION DE L'ARTICLE 10
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
ii. Principes fondamentaux gouvernant la liberté d’expression
101. La Cour rappelle d’abord ses principes fondamentaux en matière de liberté d’expression pour autant qu’ils soient pertinents dans les circonstances de l’espèce.
La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298, et Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313).
102. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I).
103. De plus, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V, et Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 60, 8 juillet 1999). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier, ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, ses actions ou omissions doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de la presse et de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’ils occupent commande au Gouvernement et aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (voir, par exemple, Castells, précité, § 46).
104. Le libre jeu du débat politique, qui se trouve au coeur même de la notion de société démocratique, inclut également la libre expression par des organisations interdites de leurs opinions, pourvu que celles-ci ne contiennent pas d’incitation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du recours à la violence : le public a le droit à être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension ; à cet égard, les autorités doivent, quelles que soient leurs réticences, laisser s’exprimer le point de vue de toutes les parties. Pour évaluer si la publication d’écrits émanant d’organisations interdites comporte un risque d’incitation au recours à la violence, il faut principalement prendre en considération la teneur de l’écrit en question et le contexte dans lequel il est publié, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, dans le même sens, Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 56, 6 juillet 2010).
105. À cet égard, lorsque des opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999).
106. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire. Cet examen prend en compte, outre la teneur des propos reprochés au requérant, le contexte dans lequel il les a tenus et les effets réels que ces propos
risquaient de produire. Il n’est pas nécessaire, dans une société démocratique, de réprimer les propos favorables à l’usage de la force physique lorsqu’ils sont exprimés d’une manière abstraite et qu’ils ne sont pas susceptibles de générer de la violence dans les circonstances réelles de l’affaire (voir, dans le même sens, Gül et autres c. Turquie, no 4870/02, §§ 41 et 42, 8 juin 2010).
107. Il incombe à la Cour de déterminer notamment si l’ingérence litigieuse était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 28, série A no 149, et Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999–I). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Jersild, précité, § 31, Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 44, 29 février 2000, et De Diego Nafría c. Espagne, no 46833/99, § 34, 14 mars 2002).
108. Enfin, la nature et la lourdeur des répressions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, mutatis mutandis, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, et Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I).
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
109. La Cour rappelle ses conclusions quant à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention en ce que les autorités avaient maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui ne sauraient passer ni pour « pertinents » ni pour « suffisants » pour justifier une durée de plus d’un an de détention (voir supra, § 65).
110. La Cour prend en considération la nature et la lourdeur des mesures prises à l’encontre du requérant et estime que, quelles que soient les circonstances, ces mesures ont constitué une ingérence disproportionnée aux buts légitimes poursuivis par l’article 10 de la Convention.
111. La Cour considère aussi qu’en privant le requérant de sa liberté pendant si longtemps sans motifs pertinents ou suffisants, les autorités judiciaires ont exercé un effet dissuasif sur la volonté du requérant de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public. Elle ajoute foi à l’affirmation du requérant selon laquelle une telle application d’une mesure privative de la liberté est susceptible de créer un climat d’autocensure pour lui et pour tous les journalistes d’investigation envisageant d’effectuer des recherches et de faire des commentaires sur le comportement et agissements des organes étatiques. Elle se réfère sur ce point à sa jurisprudence selon laquelle la position dominante qu’ils occupent commande au Gouvernement et aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre à des attaques et critiques injustifiées des médias (voir supra, § 105).
112. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les mesures incriminées, à savoir le placement et le maintien du requérant en détention provisoire pendant plus d’un an, ne répondaient pas à un besoin social impérieux, qu’elles n’étaient pas, en tout état de cause, proportionnées aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.
Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
LES SANCTIONS NE DOIVENT PAS ÊTRE TROP GRAVES
POUR NE PAS DISSUADER LES JOURNALISTES DE TRAVAILLER
AYDOĞAN ET DARA RADYO TELEVİZYON YAYINCILIK ANONİM ŞİRKETİ c. TURQUIE du 13 février 2018 requêtes 12261/06
Article 10 : un organe de presse se constitue. Il n'aura les autorisations de diffuser que si trois membres de son conseil d'administration sont virés. Ils font un recours judiciaire. La CEDH ne sait pas si ses principes sont appliqués ou non. Par conséquent, il y a violation de l'article 10.
"53. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par jurisprudence concernant l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents."
a) Y a-t-il eu une ingérence ?
34. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le refus d’accorder une licence de radiodiffusion constituait une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 10 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 136, CEDH 2012, ainsi que la jurisprudence qui y est citée).
35. La Cour relève en l’espèce que le refus du Bureau du Premier ministre de délivrer un certificat de sécurité nationale à la société requérante aussi longtemps que les trois membres de l’équipe dirigeante de celle-ci n’auraient pas été remplacés ainsi que le refus consécutif du RTÜK de lui accorder une licence de diffusion au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions de forme (en particulier, au motif qu’elle ne disposait pas de l’attestation en question), pris ensemble dans leurs effets combinés, constituent un obstacle substantiel, et donc une ingérence, dans l’exercice par les requérantes de leur droit de communiquer des informations ou des idées. Le fait que l’examen de la demande de certificat pouvait être repris une fois effectué le remplacement des trois personnes mentionnées n’y change rien. Ce qui importe, c’est que les autorités officielles ont rejeté la demande telle qu’elle avait été présentée par la société requérante.
b) L’ingérence était-elle prévue par la loi ?
36. La Cour note que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », notamment par l’article 4 additionnel de la loi no 3984 et les règlements promulgués le 3 février et le 23 mars 1999 relativement aux activités des médias audiovisuels privés (pour ce qui est de la nécessité d’obtenir un certificat de sécurité nationale) ainsi que par les articles 4 et 7 de la circulaire « Les principes » émise et distribuée par le Bureau du Premier ministre (pour ce qui est des principes régissant la délivrance du certificat en question).
En particulier, l’article 4 de la circulaire énumérait les points à vérifier avant la remise d’un certificat de sécurité nationale et l’article 7 prévoyait pour le bureau du Premier ministre la possibilité de demander des changements au sein de l’équipe ou dans les statuts de l’établissement de diffusion audiovisuelle.
c) L’ingérence poursuivait-elle un but légitime ?
37. La Cour observe sur ce point que l’article 4 de la circulaire susmentionnée prévoyait des contrôles portant sur la nationalité des intéressés, l’existence de liens avec les États considérés comme hostiles ou avec les milieux criminels ou terroristes. Les contrôles avaient aussi pour but de faire obstacle à la propagation d’un discours allant à l’encontre des principes constitutionnels (l’indépendance de l’État, son unité indivisible, la démocratie, les droits individuels, la non-discrimination) et d’un discours de violence ou de haine. La Cour accepte que ce processus de contrôle puisse être considéré comme inspiré par les buts légitimes de protéger « la sécurité nationale » et « l’ordre public ».
d) L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?
i. Principes généraux
α) Sur la liberté d’expression
38. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi les arrêts récents, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 131, ECHR 2015 et Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits)) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
β) Principes généraux relatifs au pluralisme dans les médias audiovisuels
39. La Cour rappelle que la liberté de la presse et des autres médias d’information fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants. Il incombe à la presse de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans l’arène politique, tout comme sur celles qui concernent d’autres secteurs d’intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §§ 41-42, Series A no. 103).
40. Les médias audiovisuels, tels que la radio et la télévision, ont un rôle particulièrement important à jouer à cet égard. En raison de leur pouvoir de faire passer des messages par le son et par l’image, ils ont des effets souvent plus immédiats et plus puissants que la presse écrite (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 79, CEDH 2004-XI). La fonction de la télévision et de la radio, sources familières de divertissement au cœur de l’intimité du téléspectateur ou de l’auditeur, renforce encore leur impact (Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 74, CEDH 2003-IX).
41. La Cour estime aussi que pour assurer un véritable pluralisme dans le secteur de l’audiovisuel dans une société démocratique, il faut prévoir un accès effectif au marché de l’audiovisuel de plusieurs opérateurs de façon à assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 130, CEDH 2012).
γ) Sur les garanties procédurales de la liberté d’expression
42. Dans l’affaire Karácsony et autres, la Cour a rappelé une nouvelle fois que la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux de toute société démocratique, était une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 156 CEDH 2016 (extraits) ; voir aussi Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 34, série A no 18, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II). Selon la Cour, la prééminence du droit implique notamment que le droit interne offre une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (voir, entre autres, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 55, série A no 28, et Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82).
43. La Cour rappelle à cet égard que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées aux individus au plan national sont des éléments qu’il faut parfois aussi prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la nécessité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001-VIII, Steel et Morris c. Royaume‑Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005-XIII, Saygılı et Seyman c. Turquie, no 51041/99, §§ 24-25, 27 juin 2006, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 83, 26 février 2009, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, § 46, 20 octobre 2009, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 100, 14 septembre 2010, Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, no 28255/07, § 59, 8 octobre 2013, Karácsony et autres, précité, § 133, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 161, CEDH 2016).
δ. Sur la sécurité nationale et les garanties prévues par l’article 6 de la Convention
44. Dans son récent arrêt Regner c. République tchèque ([GC], no 35289/11, 19 septembre 2017) portant sur une affaire relative aux garanties procédurales sous l’article 6 de la Convention dans le cas de révocation de l’attestation de sécurité nationale d’un haut fonctionnaire, la Cour a examiné la question de savoir si les limitations aux principes du contradictoire et de l’égalité des armes avaient été suffisamment compensées par d’autres garanties procédurales. En fait, au plan national, la Cour administrative suprême tchèque avait constaté qu’« il se dégageait (...) des documents classifiés », contenant les informations concrètes, complètes, détaillées et portant sur le comportement et le mode de vie du requérant, que celui-ci « ne remplissait pas les conditions légales pour être tenu au secret, précisant que le risque le concernant résidait dans son comportement affectant sa crédibilité et sa capacité à tenir le secret » (Regner, précité, §§ 20, 156). Elle avait précisé aussi que ces informations n’avaient aucunement trait au refus du requérant de coopérer avec le service de renseignement militaire, contrairement à ce qu’il prétendait (ibidem, § 158). La Cour administrative suprême avait également considéré que la communication de ces informations « aurait pu avoir pour conséquence la divulgation des méthodes de travail du service de renseignements, la révélation de ses sources d’information » ou des tentatives d’influence d’éventuels témoins. La Cour a observé, entre autres, que le requérant avait fait par la suite « l’objet de poursuites pénales pour association au crime organisé, complicité d’abus de pouvoir public, complicité de malversations dans des procédures de passation des marchés publics et d’adjudication publique ainsi que pour complicité de violation des règles impératives en matière de relations économiques ». Elle a trouvé « compréhensible que quand de tels soupçons existent, les autorités estiment nécessaire d’agir rapidement sans attendre l’issue de l’enquête pénale, tout en évitant la révélation, à un stade précoce, des soupçons pesant sur les intéressés, ce qui risquerait d’handicaper l’enquête pénale » (Regner, précité, § 157).
Finalement, la Cour a jugé dans l’affaire Regner que, eu égard à la procédure dans son ensemble, à la nature du litige et à la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales, les limitations subies par le requérant dans la jouissance des droits qu’il tirait des principes du contradictoire et de l’égalité des armes avaient été compensées de telle manière que le juste équilibre entre les parties n’avait pas été affecté au point de porter atteinte à la substance même de son droit à un procès équitable (Regner, précité, § 161).
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
45. Pour apprécier si, en l’espèce, la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », et en particulier, si elle était justifiée par un « besoin social impérieux », la Cour est tenue de vérifier si les autorités nationales administratives et judiciaires intervenues en l’espèce ont utilisé leur marge d’appréciation dans le cadre assez strict imposé par sa jurisprudence en matière de la liberté d’expression, si elles ont mis en balance la liberté d’expression des requérantes et les impératifs de sécurité nationale et d’ordre social de l’État conformément aux normes établies par sa jurisprudence en la matière, et si elles ont ainsi établi, de manière convaincante et en se fondant sur des motifs pertinents et suffisants, la nécessité de rejeter la demande de certificat de sécurité nécessaire pour la licence de diffusion audiovisuelle telle que présentée par les requérantes. La question de savoir si les requérantes ont joui de garanties adéquates dans la procédure nationale fait partie intégrante de ce contrôle européen. Même si les garanties en question ne peuvent pas toujours être entièrement appliquées dans les affaires relatives à la sécurité de l’État (Regner, précité, §§ 146-149), elles demeurent des garanties essentielles et doivent être suffisamment compensées dans la procédure suivie lorsqu’elles n’ont été que partiellement accordées.
46. Pour ce qui est de la phase administrative, la Cour observe que, lorsque le Bureau du Premier ministre a refusé de fournir un certificat de sécurité nationale à la société requérante aussi longtemps que celle-ci n’aurait pas remplacé trois membres de son équipe dirigeante, il ne lui a pas indiqué les raisons de ce refus, et ce pour des motifs de confidentialité de l’enquête menée à cet égard. Elle note aussi que le rejet opposé par le RTÜK à la demande d’autorisation de diffusion de la société requérante n’a été étayé que par une simple référence au refus du Bureau du Premier ministre de délivrer le certificat de sécurité nationale, sans aucune indication sur les raisons de ce refus.
47. L’argumentation des requérantes quant au motif éventuel de rejet de ces trois personnes, qui pouvait, à leurs yeux, être le fait qu’elles étaient toutes les trois des membres de l’association des droits de l’homme, n’a reçu aucune réponse de la part des autorités (comparer, a contrario, avec Regner, §§ 20 in fine et 154).
48. Pour ce qui est du contrôle exercé par les juridictions administratives, la Cour relève que la motivation formulée dans le jugement du tribunal administratif ne contenait aucune appréciation touchant au fond de la question litigieuse, et qu’elle se limitait au seul fait que la société requérante s’était vu refuser l’octroi du certificat de sécurité nationale à la suite d’une enquête effectuée par l’administration défenderesse et à la simple mention que cela était conforme à la loi.
49. Le tribunal administratif, avant de rendre son jugement, avait eu accès aux documents confidentiels concernant l’enquête menée par le Bureau du Premier ministre pour les besoins de l’évaluation en cause. Ces documents n’ont pas été versés au dossier et n’ont pas été communiqués, fût-ce sous forme de synthèse, aux requérantes. Même si l’accès par les requérantes à l’ensemble des documents du dossier ne pouvait être exigé pour des raisons relevant de la sécurité de l’État (Regner, précité, §§ 148), un tel accès n’en constituait pas moins l’une des garanties procédurales importantes, dont l’absence devait être suffisamment compensée par d’autres mesures procédurales.
50. Bien que la démarche du tribunal administratif puisse être vue comme un pas positif permettant de ne pas laisser entièrement à l’appréciation de la seule administration la question de savoir si la société requérante était apte à recevoir une autorisation de diffusion, elle n’a rien changé au fait que la raison principale du refus litigieux est restée totalement inconnue pour les requérantes, ce qui a définitivement empêché celles-ci de formuler utilement la moindre défense devant les juridictions administratives. En somme, à supposer que les exigences de sécurité nationale pouvaient empêcher la transmission aux requérantes de certains renseignements sensibles, le tribunal administratif ne semble avoir pris aucune mesure susceptible de combler l’absence totale de motivation de la décision de rejet litigieuse et l’impossibilité complète d’accès des requérantes aux données ayant servi de fondement à la décision de rejet prononcée par l’administration.
La Cour constate par ailleurs que le Conseil d’État, instance de cassation dans le cadre du contentieux administratif, n’a pas pu combler la lacune constatée au niveau de la procédure devant la juridiction inférieure.
51. La Cour estime que les faits de la présente affaire se différencient sur ces points de l’affaire Regner, dans laquelle le requérant avait pu contester dans une certaine mesure le motif principal de la décision lui retirant l’attestation de sécurité nécessaire pour son maintien à une poste de haut fonctionnaire : la Cour administrative suprême tchèque a indiqué qu’il se dégageait des documents classifiés que le requérant ne remplissait plus les conditions légales pour pouvoir être tenu au secret et que le risque le concernant tenait à son comportement, qui nuisait à sa crédibilité et à sa capacité à tenir le secret. De plus, dans son arrêt Regner, la Cour a estimé compréhensible que les autorités tchèques n’eussent pas voulu communiquer le dossier de l’enquête administrative à l’intéressé, eu égard à la nécessité d’agir rapidement sans attendre l’issue de l’enquête pénale portant sur les mêmes irrégularités, tout en évitant la révélation, à un stade précoce, des soupçons pesant sur le requérant, ce qui aurait risqué d’handicaper l’enquête pénale. Or, dans la présente affaire, il ne ressort pas des décisions rendues par les juridictions turques que celles-ci aient procédé, comme dans l’affaire Regner (précitée, §§ 154-158), à un examen approfondi pour répondre aux questions de savoir si les documents et les renseignements invoqués par le Bureau du Premier ministre étaient effectivement confidentiels, si les trois personnes désignées pouvaient être raisonnablement considérées comme présentant des risques pour la sécurité nationale et si les motifs invoqués par le Bureau du Premier ministre ne pouvaient pas être communiqués aux requérantes, ne fût-ce que sommairement.
52. Dans ces circonstances, la Cour ne peut que constater que les juridictions nationales, faute d’avoir examiné à la lumière d’éventuelles observations des requérantes la véracité des considérations transmises par les autorités administratives, n’ont pu remplir ni leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire au sens de l’article 10 de la Convention ni leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration lorsque celle-ci prend une mesure litigieuse restreignant la liberté d’expression. Tout au moins, elles n’ont pas montré comment elles auraient rempli lesdites tâche et obligation.
53. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par jurisprudence concernant l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents. En effet, la Cour ne connaît pas la raison principale de la restriction apportée à la liberté d’expression des requérantes et à leur liberté de donner des informations, libertés reconnues par l’article 10, et elle constate qu’il ne ressort pas des décisions rendues par les juridictions nationales comment celles-ci ont rempli, d’une part, leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire et, d’autre part, leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration.
54. Dans ces circonstances, la Cour considère que le contrôle juridictionnel de l’application de la mesure litigieuse n’a pas été suffisant dans la présente affaire.
Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
BRAMBILLA ET AUTRES c. ITALIE du 23 juin 2016 requête 22567/09
Non violation de l'article 10 : Les requérants journalistes espionnaient les fréquences des services des forces de l'ordre avec un émetteur pour écouter leurs conversations radiophoniques et arriver sur les lieux en même temps qu'eux. Une perquisition de leur véhicule et au siège du journal, permirent de mettre la main sur leur appareil. Relaxés en première instance, ils sont condamnés chacun à une peine de un an et trois mois de prison ferme mais avec suspension de leur peine. Grâce à cette suspension, la CEDH constate que l'équilibre prévu à l'article 10 entre le droit d'informer et l'intérêt général des forces de l'ordre, est respecté.
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et sur les but légitimes poursuivis
49. La Cour réitère ses doutes quant à la circonstance qu’une ingérence dans la liberté d’expression des requérants se soit produite en l’espèce. À supposer même que l’article 10 fût applicable, elle observe que les mesures de perquisition, de saisie et de privation de liberté appliquées à leur encontre étaient prévues par la loi, à savoir, les articles 247 du code de procédure pénale et 253, 617, 617 bis et 623 bis du code pénal.
50. La Cour estime que lesdites mesures poursuivaient des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, notamment, la protection des droits d’autrui et, pour ce qui concerne plus particulièrement l’interception des communications des forces de police, la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
b) Sur la nécessité des mesures prises à l’encontre des requérants dans une société démocratique
i. Principes généraux
51. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont été résumés dans l’arrêt Pentikäinen c. Finlande (précité, §§ 87-91).
52. Dans ce même arrêt, la Cour a rappelé que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable (voir, mutatis mutandis, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, Kasabova c. Bulgarie, no 22385/03, §§ 61 et 63-68, 19 avril 2011, et Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 42, CEDH 2009).
53. En outre, le journalisme responsable est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques. Elle englobe aussi, entre autres, la licéité du comportement des journalistes, du point de vue notamment de leurs rapports publics avec les autorités dans l’exercice de leurs fonctions journalistiques (Pentikäinen, précité, § 90).
54. Il y a lieu de rappeler aussi que « malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun au motif que l’article 10 leur offrirait une protection inattaquable (voir, entre autres et mutatis mutandis, Stoll c. Suisse [GC], précité, § 102, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], précité, § 65, et Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 66, CEDH 2006-X). En d’autres termes, un journaliste auteur d’une infraction ne peut se prévaloir d’une immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté d’expression – du seul fait que l’infraction en question a été commise dans l’exercice de ses fonctions journalistiques » (Pentikäinen, précité, § 91).
55. De plus, toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24). Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression, qui restent valables même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (Stoll, précité, § 102 et Pentikäinen, précité, § 110).
56. Enfin, la Cour rappelle que, dans l’analyse de la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, la Cour tient compte de plusieurs critères, à savoir, l’évaluation des intérêts en présence, le comportement des requérants, le contrôle exercé par les juridictions internes et la proportionnalité de la sanction prononcée (Stoll, précité, § 153, Pentikäinen, précité, §§ 112 et 113 et Boris Erdtmann c. Allemagne (déc.), no 56328/10, 5 janvier 2016).
ii. Application de ces principes en l’espèce
57. Il y a lieu d’observer d’emblée que, à la différence d’autres affaires dont des journalistes ont saisi la Cour sur le fondement de l’article 10 de la Convention (notamment, parmi beaucoup d’autres, l’affaire Stoll, précité) la présente espèce ne porte pas sur l’interdiction d’une publication mais a pour objet des mesures prises à l’encontre de journalistes en raison d’actes qui, selon le système juridique italien, étaient contraires à la loi pénale.
58. Afin d’apprécier la nécessité de ces mesures, la Cour relève que les intérêts à mettre en balance en l’espèce sont constitués, d’une part, de l’intérêt public au bon fonctionnement des forces de l’ordre et, de l’autre part, de l’intérêt des lecteurs de recevoir des informations.
59. Quoi que ces deux intérêts puissent être considérés tous deux comme ayant un caractère public (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, §§ 115-116), il y a néanmoins lieu de relever que l’intérêt du public de prendre connaissance de faits divers dans un journal local ne saurait avoir le même poids que celui du public d’acquérir d’informations sur une question d’intérêt général et historique ou revêtant un grand intérêt médiatique, questions que la Cour a déjà eu l’occasion d’examiner.
60. À cet égard, elle rappelle que l’affaire Stoll (précité) concernait la diffusion d’informations tenant à l’indemnisation due aux victimes de l’Holocauste pour les fonds en déshérence sur des comptes bancaires suisse. L’arrêt Pentikäinen (précité) portait sur la diffusion d’informations relatives à une manifestation de protestation contre une réunion Asie-Europe, dont la résonance au niveau national était exceptionnelle.
61. En l’espèce, la Cour note qu’il n’a pas été interdit aux requérants de porter à la connaissance du public des faits divers. Leur condamnation s’est uniquement fondée sur la détention et l’utilisation d’appareils radiophoniques pour obtenir plus rapidement des informations à ce sujet en interceptant les communications entre les forces de police, de caractère confidentiel selon le droit interne. Ces limites de l’interdiction doivent fortement être prises en compte pour l’appréciation de la proportionnalité.
62. Dans ce contexte, la Cour estime que les décisions de la cour d’appel de Milan et de la Cour de cassation concluant au caractère confidentiel des communications échangées entre les opérateurs des forces de l’ordre et, par conséquent, à la qualification criminelle des actes accomplis par les requérants, ont été dûment motivées. Ces décisions, reposant sur une jurisprudence constante de la Cour de cassation, ont accordé une place primordiale à la défense de la sécurité nationale, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime.
63. La Cour note ensuite que, d’après sa jurisprudence (Stoll, précité, § 153 et Pentikäinen, précité, §§ 112 et 113), la gravité de la sanction imposée aux requérants est aussi un élément à prendre en compte dans l’évaluation de la proportionnalité de l’ingérence litigieuse. Dans la présente affaire, cette sanction a consisté en la condamnation à une peine de détention de un an et trois mois pour le premier et deuxième requérants et de six mois quant au troisième, ainsi qu’en la saisie des appareils-radio.
64. La Cour rappelle que la notion de journalisme responsable implique que, dès lors que le comportement d’un journaliste va à l’encontre du devoir de respecter les lois pénales de droit commun, celui-ci doit savoir qu’il s’expose à des sanctions juridiques, notamment pénales (Pentikäinen, précité, § 110).
65. En l’espèce, dans le but d’obtenir d’informations susceptibles d’être publiées sur un journal local, les requérants ont tenu un comportement qui, d’après le droit interne et l’interprétation constante de la Cour de cassation, allait à l’encontre de la loi pénale, qui interdit, de manière générale, l’interception par une personne de toute conversation qui ne lui est pas adressée, dont celle des forces de police. Les actes des requérants consistaient par ailleurs en une technique utilisée couramment dans l’exercice de leur activité de journalistes (voir le paragraphe 7 ci-dessus).
66. La Cour relève enfin que, dans son arrêt du 15 mai 2007, la cour d’appel de Milan a accordé aux requérants la suspension de leurs peines et qu’il n’y pas d’éléments dans le dossier attestant que les requérants avaient purgé leurs peines de détention. Les sanctions appliquées dans le chef des requérants n’apparaissent partant pas disproportionnées.
67. Ces juridictions ont établi une distinction appropriée entre le devoir des requérants de respecter la loi interne et la poursuite par eux de leur activité journalistique, non limitée pour le surplus.
68. Compte tenu de ces éléments, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
PINTO COELHO c. PORTUGAL (2) du 22 mars 2016 requête 49718/11
Violation de l'article 10 : Condamner à 1500 euros un journaliste, pour avoir diffuser les extraits sonores de l'affaire dans un journal télévisé est disproportionné.
2. Appréciation de la Cour
31. La Cour rappelle que la requérante a été condamnée au paiement d’une amende, en raison de l’utilisation d’extraits d’un enregistrement d’une audience dans son reportage. Il y a donc lieu de déterminer si cette condamnation au pénal constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression qui était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention et « nécessaire, dans une société démocratique ».
a) Sur l’existence d’une ingérence
32. Les parties s’accordent à considérer que la condamnation de la requérante a constitué une ingérence dans le droit de cette dernière à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. La Cour estime également que l’ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression est incontestable.
b) « Prévue par la loi »
33. Il n’est pas contesté par les parties que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir à l’article 88 du code de procédure pénale portugais. La Cour ne voit pas de raison de conclure autrement.
c) But légitime
34. La requérante ne conteste pas que la condamnation litigieuse poursuivait des buts légitimes. Le Gouvernement précise, quant à lui, qu’il s’agissait de protéger la bonne administration de la justice et les droits d’autrui. La Cour, quant à elle, relève que les juridictions internes ont estimé que la condamnation de la requérante était justifiée en vue de la protection du droit à la parole d’autrui. Le Tribunal constitutionnel a considéré que la bonne administration de la justice était également en jeu dans la mesure où l’enregistrement d’une audience contient des déclarations faites par des personnes contraintes par la loi à témoigner devant un tribunal, celui-ci étant garant de ces déclarations. Ces buts correspondent à la garantie de « l’autorité et (de) l’impartialité du pouvoir judiciaire » et à la protection de « la réputation (et) des droits d’autrui » (voir Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003, et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 32, 7 juin 2007). La Cour les considère donc légitimes.
35. Il reste à vérifier si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Rappel des principes généraux
36. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et que les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière (voir, entre autres, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997-V, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).
37. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 43‑45, CEDH 2001‑III, et Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005).
38. En particulier, on ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July, précité, § 66). Comme la Cour l’a déjà souligné, « les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale » (ibidem, Worm, précité, § 50, Campos Dâmaso c. Portugal, no 17107/05, § 31, 24 avril 2008, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, et Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224-225, 18 avril 2013).
39. Par ailleurs, la Cour rappelle que sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001‑I, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 68, CEDH 2004‑XI, et Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, § 53, CEDH 2015).
40. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Dupuis et autres, précité, § 40, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 106, CEDH 2007‑V).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
41. En l’espèce, le droit de la requérante d’informer le public et le droit du public de recevoir des informations se heurtent au droit des personnes ayant témoigné au respect de leur vie privée ainsi qu’à l’autorité et l’impartialité de l’appareil judiciaire. Dans des affaires comme la présente espèce, qui nécessitent une mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10 par l’auteur du reportage. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011, Haldimann et autres, précité, § 54, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 87, 7 février 2012). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas. La Cour doit plus particulièrement déterminer si les objectifs de préservation du droit à la parole d’autrui et de sauvegarde de la bonne administration de la justice offraient une justification « pertinente et suffisante » à l’ingérence.
42. Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, et Haldimann et autres, précité, § 55).
α) Sur la contribution du reportage à un débat d’intérêt général
43. La Cour doit d’abord établir si le reportage en cause concernait un sujet d’intérêt général. À cet égard, la Cour note que le public a, de manière générale, un intérêt légitime à être informé sur les procès en matière pénale (Dupuis et autres c. France, précité, § 42). Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a, quant à lui, adopté la Recommandation Rec(2003)13 sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec des procédures pénales. La Recommandation rappelle que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations et souligne l’importance des reportages réalisés sur les procédures pénales pour informer le public et permettre à celui-ci d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système de justice pénale. Parmi les principes posés par cette Recommandation figure notamment le droit du public à recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias, ce qui implique pour les journalistes le droit de pouvoir librement rendre compte du fonctionnement du système de justice pénale.
44. La Cour note qu’à l’origine du reportage litigieux se trouvait une procédure judiciaire dont l’issue avait été la condamnation au pénal de plusieurs prévenus. La démarche de la requérante visait à dénoncer une erreur judiciaire qui, de son avis, s’était produite à l’égard de l’une des personnes condamnées. La Cour accepte dès lors qu’un tel reportage abordait un sujet relevant de l’intérêt général.
β) Sur le comportement de la requérante
45. La Cour considère que quiconque, y compris des journalistes, exerce sa liberté d’expression assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24). En l’occurrence, les juges internes ont considéré que l’auteur, journaliste expérimentée et par surcroît avec des connaissances en droit, ne pouvait ignorer que la diffusion de la séquence enregistrée de l’audience était soumise à une autorisation judiciaire préalable. Tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour souligne que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l’article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun.
46. L’absence de comportement illicite de la part de la requérante dans l’obtention de l’enregistrement n’est pas nécessairement déterminante dans l’appréciation de la question de savoir si elle a respecté ses devoirs et responsabilités (Stoll, précité, § 144). En tout état de cause, elle était à même de prévoir, en tant que journaliste, que la divulgation du reportage litigieux était réprimée par l’article 348 du code pénal. Quant au comportement de la requérante en l’espèce, la Cour relève que le mode d’obtention par celle-ci des enregistrements de l’audience n’a pas été illicite, et que, s’agissant de la forme du reportage, les voix des juges et des témoins avaient été déformées afin d’empêcher leur identification par le public. S’agissant des critiques du Gouvernement à l’encontre de la forme du reportage incriminé, il y a lieu de rappeler qu’outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (voir, par exemple, Jersild, précité, § 31, et De Haes et Gijsels, précité, § 48).
47. La Cour est consciente de la volonté des plus hautes juridictions nationales des États membres du Conseil de l’Europe, de réagir, avec force, à la pression néfaste que pourraient exercer des médias sur les parties civiles et les prévenus, amoindrissant ainsi la garantie de la présomption d’innocence. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs des limites à l’exercice de la liberté d’expression. Il échet de déterminer si, dans les circonstances particulières de l’affaire, l’intérêt d’informer le public l’emportait sur les « devoirs et responsabilités » pesant sur la requérante en raison de l’absence d’autorisation pour la diffusion de l’enregistrement.
γ) Sur le contrôle exercé par les juridictions internes
48. La Cour doit, dès lors, analyser la manière dont le Tribunal constitutionnel s’est livré à la mise en balance des intérêts en litige dans le cas d’espèce. Il apparaît que le Tribunal constitutionnel a considéré que l’exigence d’une autorisation judiciaire pour la diffusion de l’enregistrement sonore des déclarations tenues au cours d’une audience, sans aucune limite temporelle, demeurant au-delà du terme de la procédure dans le cadre de laquelle l’audience a été réalisée, ne constituait pas une solution non conforme et excessive. Pour la haute juridiction, elle se justifierait au nom de la protection du droit à la parole d’autrui et de la bonne administration de la justice, ce qui légitimerait l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de la requérante. Pour le Tribunal constitutionnel, une restriction à l’exercice de la liberté de la presse n’était pas en cause en l’espèce, mais uniquement une certaine modalité de cet exercice : la transmission de l’enregistrement audio d’une audience. La Cour note par ailleurs que les juridictions ont justifié la condamnation de la requérante sans invoquer le besoin de garantir l’autorité du pouvoir judiciaire et sans considérer les limites de l’exercice de cette autorité, en vertu de l’article 10 § 2 de la Convention.
49. Or, la Cour souligne qu’au moment de la diffusion du reportage litigieux l’affaire interne avait déjà été tranchée, comme l’a par ailleurs reconnu le Tribunal constitutionnel. Ainsi, la Cour conclut, à l’instar de l’affaire Dupuis et autres c. France (précitée), que le Gouvernement n’établit pas en quoi, dans les circonstances de l’espèce, la divulgation des extraits sonores aurait pu avoir une influence négative sur l’intérêt de la bonne administration de la justice.
50. Lors de l’examen de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires : à savoir, d’une part, la liberté d’expression telle que protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée tel que garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, MGN Limited, précité, § 142, et Axel Springer AG, précité, § 84). Sur ce point, la Cour note que l’audience tenue dans le cadre de l’affaire a été publique et qu’aucun des intéressés n’a porté plainte à l’égard d’une alléguée atteinte à leur droit à la parole. Dans la mesure où le Gouvernement a allégué que la diffusion non autorisée des extraits sonores pouvait constituer une violation au droit à la parole d’autrui, la Cour note que les personnes concernées disposaient de recours en droit portugais pour faire réparer l’atteinte dont ils n’ont cependant pas fait usage. Or, c’est à eux qu’il incombait au premier chef de faire respecter ce droit. La Cour relève par ailleurs que les voix des participants à l’audience ont fait l’objet d’une déformation empêchant leur identification. Elle considère par ailleurs que l’article 10 § 2 de la Convention ne prévoit pas de restrictions à la liberté d’expression fondées sur le droit à la parole, celui-ci ne bénéficiant pas d’une protection similaire au droit à la réputation. Ainsi, le second but légitime invoqué par le Gouvernement perd nécessairement de la force dans les circonstances de l’espèce. En outre, la Cour voit mal pourquoi le droit à la parole devrait empêcher la diffusion des extraits sonores de l’audience quand, en l’occurrence, l’audience a été publique. Elle conclut que le Gouvernement n’a donc pas suffisamment justifié la sanction infligée à la requérante en raison de la diffusion des enregistrements de l’audience et que les juridictions n’ont pas justifié la restriction au droit à la liberté d’expression de la requérante à la lumière du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.
δ) Sur la proportionnalité de la sanction appliquée
51. La Cour rappelle enfin que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek, précité, § 64, deuxième alinéa, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 59, CEDH 2007‑IV, et Stoll, précité, § 153).
52. Elle doit en effet veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte de débats sur des sujets d’intérêt général, pareille sanction risquerait de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique qui intéresse (la vie de) la collectivité. Par là même, elle serait de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, 25 mars 1985, § 58, série A no 90 ; Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 44, série A no 103 ; Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 70, CEDH 2006‑X ; et Stoll, précité, § 154).
53. La Cour note qu’en l’espèce la requérante a été condamnée à une amende de 1 500 euros et au paiement des frais de justice. Même si le montant peut paraître modéré, elle considère que cela n’enlève en rien l’effet dissuasif, vu la lourdeur de la sanction encourue (Campos Dâmaso, précité, § 39). À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (voir, par exemple, Jersild, précité, § 35, premier alinéa, Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 36, CEDH 2000‑X, Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 57, 25 avril 2006, et Stoll, précité, § 154).
54. Eu égard à l’ensemble de ces considérations, la Cour considère l’amende infligée en l’espèce comme disproportionnée au but poursuivi.
iii. Conclusion
55. Compte tenu de ce qui précède, il apparaît que la condamnation de la requérante ne répondait pas à « un besoin social impérieux ». Si les motifs de la condamnation étaient « pertinents », ils n’étaient pas « suffisants » pour justifier une telle ingérence dans le droit à la liberté d’expression de la requérante.
56. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
GRANDE CHAMBRE PENTIKÄINEN c. FINLANDE du 20 octobre 2015 requête 11882/10
Non violation de l'article 10 : L’interpellation et la condamnation avec dispense de peine d’un photographe pour avoir désobéi à la police alors qu’il couvrait une manifestation étaient proportionnées
106. Enfin, en ce qui concerne la déclaration de culpabilité prononcée contre le requérant, la Cour observe que le tribunal de district l’a reconnu coupable d’atteinte à l’autorité de la police mais qu’il ne lui a infligé aucune peine, estimant que l’infraction commise était assimilable à un « acte excusable ». Cette déclaration de culpabilité a par la suite été confirmée sans autre motivation par la cour d’appel d’Helsinki et la Cour suprême a finalement refusé au requérant l’autorisation de la saisir.
107. La Cour considère que la manifestation présentait un intérêt public légitime, en raison notamment de sa nature. En conséquence, il incombait aux médias de communiquer des informations sur cet événement et le public avait le droit d’en recevoir. Les autorités, qui en avaient conscience, avaient pris des dispositions pour répondre aux besoins des médias. La manifestation avait suscité un grand intérêt médiatique et était suivie de près. La Cour note cependant que, parmi la cinquantaine de journalistes qui s’étaient rendus sur le site de la manifestation, le requérant est le seul à s’être plaint d’une violation de sa liberté d’expression dans le cadre de cet événement.
108. En outre, si ingérence il y a eu dans l’exercice par le requérant de sa liberté journalistique, elle était restreinte compte tenu des facilités qui lui avaient été offertes pour couvrir la manifestation de manière adéquate. La Cour rappelle que ce n’est pas l’activité journalistique du requérant en tant que telle – c’est-à-dire une publication dont il aurait été l’auteur – qui a été sanctionnée par la déclaration de culpabilité prononcée contre lui. Si la phase préalable à la publication relève elle aussi du contrôle exercé par la Cour au titre de l’article 10 de la Convention (The Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 51, série A no 217), la présente affaire ne porte pas sur une sanction que le requérant se serait vu infliger pour avoir mené une enquête journalistique ou recueilli des informations (comparer avec Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 52, 25 avril 2006, où un journaliste avait été condamné à une amende pour avoir recueilli des informations couvertes par le secret de fonction). L’intéressé n’a été déclaré coupable que pour avoir refusé d’obtempérer à un ordre que les policiers avaient donné à la fin de la manifestation parce qu’ils avaient jugé que celle-ci dégénérait en émeute.
109. Par la suite, le tribunal de district a estimé que les ordres de dispersion donnés par la police reposaient sur des raisons valables (paragraphe 37 ci-dessus). Il a considéré qu’il était nécessaire de disperser la foule et d’ordonner aux personnes présentes de quitter les lieux en raison de l’émeute et des risques d’atteinte à la sécurité publique. Il a également jugé que les policiers étaient en droit d’appréhender et d’incarcérer les manifestants réfractaires dès lors que leurs ordres légaux avaient été ignorés. Comme le Gouvernement l’a indiqué, la qualité de journaliste du requérant ne lui conférait pas de droit à un traitement préférentiel ou différent par rapport aux autres personnes présentes sur les lieux de la manifestation (paragraphe 78 ci-dessus). Ce point de vue trouve appui dans les informations dont la Cour dispose et selon lesquelles la majorité des états membres du Conseil de l’Europe ne prévoient dans leur législation aucun régime particulier pour les journalistes qui refusent d’obtempérer à des sommations de quitter les lieux d’une manifestation lancées par la police (paragraphe 57 ci-dessus).
110. Il ressort des éléments du dossier que des poursuites ont été engagées contre quatre-vingt-six personnes accusées de diverses infractions. Arguant qu’il s’était borné à faire son travail de journaliste, le requérant estime que le procureur aurait pu et dû abandonner les charges dirigées contre lui. D’après la jurisprudence de la Cour, le principe de l’opportunité des poursuites laisse aux États une latitude considérable pour décider de poursuivre ou non une personne susceptible d’avoir commis une infraction (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, § 159). En outre, la Cour rappelle que les journalistes ne sauraient être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun du seul fait qu’ils sont protégés par l’article 10 (Stoll, précité, § 102). Cela étant, la Cour reconnaît que les journalistes peuvent parfois se trouver face à un conflit entre le devoir général de respecter les lois pénales de droit commun, dont les journalistes ne sont pas exonérés, et leur obligation professionnelle de recueillir et de diffuser des informations qui permet aux médias de jouer le rôle essentiel de chien de garde qui est le leur. Il convient de souligner, dans le contexte d’un tel conflit d’intérêts, que la notion de journalisme responsable implique que dès lors qu’un journaliste – et son employeur – est contraint de choisir entre ces deux obligations et que son choix va à l’encontre du devoir de respecter les lois pénales de droit commun, le journaliste en question doit savoir qu’il s’expose à des sanctions juridiques, notamment pénales, s’il refuse d’obtempérer à des ordres légaux émanant entre autres de la police.
111. Le tribunal de district s’est posé la question de savoir si le requérant avait le droit, en tant que journaliste, de ne pas obéir aux ordres que la police lui avait donnés. Il a jugé que les conditions auxquelles devait satisfaire la restriction apportée au droit du requérant à la liberté d’expression étaient réunies en l’espèce. Pour se prononcer ainsi, il s’est référé à l’affaire Dammann (précité), précisant qu’il fallait la distinguer de celle du requérant. La motivation du jugement par lequel le tribunal de district a déclaré le requérant coupable d’atteinte à l’autorité de la police est succincte. Toutefois, la Cour la juge pertinente et suffisante eu égard à la nature particulière de l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression ici en cause (paragraphe 108 ci-dessus). En outre, lorsqu’il a décidé de ne pas infliger de peine au requérant, le tribunal de district a tenu compte du conflit d’intérêts auquel celui-ci s’était trouvé confronté.
112. À cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir Stoll, précité, § 153, et les références qui s’y trouvent citées). En l’espèce, le tribunal de district n’a pas infligé de peine au requérant, considérant que l’acte qui lui était reproché était « excusable ». Pour parvenir à cette conclusion, il a relevé que le requérant, en sa qualité de journaliste, avait été confronté à des obligations contradictoires découlant des injonctions de la police, d’une part, et des exigences de son employeur, d’autre part.
113. Il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (voir Stoll, précité, § 154, et les références qui s’y trouvent citées). En l’espèce, toutefois, la Cour accorde de l’importance à la circonstance que la déclaration de culpabilité prononcée contre le requérant n’a pas eu de conséquences négatives importantes pour lui et que, conformément à la loi, elle n’a pas même été inscrite à son casier judiciaire puisqu’aucune peine ne lui a été infligée (paragraphe 53 ci‑dessus). La déclaration de culpabilité du requérant se résume à un constat formel de l’infraction commise par lui. En tant que telle, elle n’est guère – voire pas du tout – susceptible d’avoir un « effet dissuasif » sur les personnes qui prennent part à des actions de protestation (comparer, mutatis mutandis, avec Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 95, 15 mai 2014) ou sur le travail des journalistes en général (comparer avec Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 116, CEDH 2004‑XI). En somme, la déclaration de culpabilité litigieuse peut passer pour proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
6. Conclusion générale
114. Eu égard à l’ensemble des éléments qui précèdent et à la marge d’appréciation dont les états bénéficient, la Cour estime qu’en l’espèce les autorités internes ont fondé leurs décisions sur des motifs pertinents et suffisants et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence. Il ressort clairement du dossier de l’affaire que les autorités n’ont pas délibérément empêché les médias de couvrir la manifestation ou entravé leur travail pour essayer de dissimuler au public l’attitude de la police vis-à-vis de la manifestation en général ou des manifestants en particulier (paragraphe 89 in fine). De fait, le requérant n’a pas été empêché de faire son travail de journaliste pendant ou après la manifestation. En conséquence, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention. Elle souligne qu’il convient de considérer cette conclusion au regard des circonstances particulières de l’espèce et en tenant dûment compte de la nécessité d’éviter toute atteinte au rôle de « chien de garde » des médias (paragraphe 89 ci-dessus).
115. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
Arrêt Ricci C. Italie du 8 octobre 2013 Requête 30210/06
La condamnation d’un animateur de télévision par les juridictions italiennes à une peine de prison avec sursis pour avoir diffusé les informations confidentielles sur une dispute entre Gianni Vattimo et un écrivain, sur une chaîne de télévision publique, était disproportionnée.
a) Sur l’existence d’une ingérence
42. La Cour observe que le requérant a été condamné pour avoir diffusé des communications confidentielles et que l’intéressé a affirmé, tant devant les juridictions nationales que devant la Cour, qu’il avait procédé à une telle divulgation afin de révéler au public un cas d’utilisation détournée et hypocrite de la télévision et afin de montrer de manière tangible l’appauvrissement de la qualité des émissions télévisées financées par l’Etat. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’intéressé visait à communiquer des informations ou des idées et que sa condamnation a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) Sur la justification de l’ingérence : la prévision par la loi et la poursuite d’un but légitime
43. Une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark, no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI).
44. Il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir par l’article 617 quater du CP (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour admet que l’ingérence visait les buts légitimes de protéger la réputation ou les droits d’autrui – en l’occurrence, de M. Vattimo – et d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles.
45. Il reste à vérifier si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
c) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
i. Principes généraux
46. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I). A sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 63, série A no 239, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no
21980/93 , § 62, CEDH 1999-III). Outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode d’expression (Oberschlick c. Autriche (no1), 23 mai 1991, § 57, série A no 204). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313 ; Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 45 et 46, CEDH 2001-III ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).47. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (Janowski c. Pologne [GC], no
25716/94, § 30, CEDH 1999-I, et Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII).48. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I).
49. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil 1997-VII ; De Diego Nafría c. Espagne, no 46833/99, § 34, 14 mars 2002 ; Pedersen et Baadsgaard, précité, § 70).
50. Le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé à condition qu’ils agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (voir, par exemple, les arrêts précités Fressoz et Roire, § 54 ; Bladet Tromsø et Stensaas, § 58 ; et Prager et Oberschlick, § 37). Le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias, même s’agissant de questions d’un grand intérêt général. De plus, ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir de l’importance lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui ». Pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe normalement de vérifier les déclarations factuelles potentiellement diffamatoires à l’encontre de particuliers, il doit exister des motifs spécifiques. A cet égard entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation potentielle et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations en cause (voir, entres autres, McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, § 84, CEDH 2002-III, et Standard Verlagsgesellschaft MBH (no 2) c. Autriche, no 37464/02, § 38, 22 février 2007).
51. Dans des cas où se trouvait en cause la diffusion d’informations de nature confidentielle, la Cour a rappelé que la condamnation d’un journaliste pour divulgation de telles informations peut dissuader les professionnels des médias d’informer le public sur des questions d’intérêt général. En pareil cas, la presse pourrait ne plus être à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie. Pour déterminer si la mesure litigieuse était néanmoins nécessaire en l’espèce, plusieurs aspects distincts sont à examiner : les intérêts en présence ; le contrôle exercé par les juridictions internes; le comportement du requérant ainsi que la proportionnalité de la sanction prononcée (Stoll, précité, §§ 109-112).
52. En effet, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, et Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I). En particulier, dans l’affaire Cumpănă et Mazăre c. Roumanie ([GC], no 33348/96, §§ 113-115, CEDH 2004-XI), la Cour a affirmé les principes suivants :
« 113. Si les Etats contractants ont la faculté, voire le devoir, en vertu de leurs obligations positives au titre de l’article 8 de la Convention, de réglementer l’exercice de la liberté d’expression de manière à assurer une protection adéquate par la loi de la réputation des individus, ils doivent éviter ce faisant d’adopter des mesures propres à dissuader les médias de remplir leur rôle d’alerte du public en cas d’abus apparents ou supposés de la puissance publique. Les journalistes d’investigation risquent d’être réticents à s’exprimer sur des questions présentant un intérêt général (...) s’ils courent le danger d’être condamnés, lorsque la législation prévoit de telles sanctions pour les attaques injustifiées contre la réputation d’autrui, à des peines de prison ou d’interdiction d’exercice de la profession.
114. L’effet dissuasif que la crainte de pareilles sanctions emporte pour l’exercice par ces journalistes de leur liberté d’expression est manifeste (...). Nocif pour la société dans son ensemble, il fait lui aussi partie des éléments à prendre en compte dans le cadre de l’appréciation de la proportionnalité – et donc de la justification – des sanctions infligées (...).
115. Si la fixation des peines est en principe l’apanage des juridictions nationales, la Cour considère qu’une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine de la presse n’est compatible avec la liberté d’expression journalistique garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (...). »
53. Il convient de rappeler, enfin, que dans des affaires comme la présente, qui nécessitent une mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 8 janvier 2011, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 28957/06 28959/06 et 28964/06, § 57, ECHR 2011-.. ).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
54. La Cour relève tout d’abord qu’elle ne saurait accepter l’argument du tribunal de Milan (paragraphe 15 ci-dessus) et de la Cour de cassation (paragraphe 23 ci-dessus) selon lequel la protection des communications relatives à un système informatique ou télématique exclut en principe toute possibilité de mise en balance avec l’exercice de la liberté d’expression. En effet, de la jurisprudence citée au paragraphe 51 ci-dessus, il résulte que même lorsque des informations confidentielles sont diffusées, plusieurs aspects distincts sont à examiner, à savoir les intérêts en présence, le contrôle exercé par les juridictions internes, le comportement du requérant et la proportionnalité de la sanction prononcée.
55. Quant au premier point, le requérant affirme que l’enregistrement diffusé de l’émission L’altra edicola concernait un sujet d’intérêt général, à savoir la fonction et la « vraie nature » de la télévision dans la société moderne. La Cour observe que le rôle joué par la télévision publique dans une société démocratique est un sujet d’intérêt général. Elle est donc prête à admettre que la collectivité pouvait avoir un certain intérêt à être informée de ce que l’animatrice d’un programme télévisé public regrettait de ne pas pouvoir diffuser une querelle entre ses invités et disait avoir choisi ces derniers par rapport à la probabilité qu’une telle querelle éclate. Effectivement, il était possible d’y voir le symptôme d’une volonté d’impressionner et divertir le public plutôt que de lui fournir des informations à contenu culturel. Il n’en demeure pas moins que, pour le requérant, il s’agissait surtout, aux yeux de la Cour, de stigmatiser et de ridiculiser un comportement individuel. Si le requérant souhaitait ouvrir un débat sur un sujet d’intérêt primordial pour la société, tel que le rôle des médias télévisés, d’autres voies, qui ne comportaient aucune violation de la confidentialité des communications télématiques, s’ouvraient à lui. La cour d’appel de Milan l’a souligné à juste titre (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour en tiendra compte dans la mise en balance du droit du requérant à la liberté d’expression par rapport aux buts légitimes poursuivis par l’Etat.
56. Pour ce qui est du contrôle exercé par les juridictions internes, la Cour note que seule la cour d’appel de Milan a abordé la question du conflit entre le droit à la confidentialité des communications et la liberté d’expression. Elle a attaché une importance particulière à l’intérêt social de l’information diffusée, concluant qu’en l’espèce il ne pouvait passer pour « primordial » (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour estime qu’une telle analyse n’est pas entachée d’arbitraire et qu’elle a été faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence.
57. Pour ce qui est du comportement du requérant, la Cour relève que l’enregistrement litigieux avait eu lieu sur une fréquence réservée à l’usage interne de la RAI (paragraphes 8 et 18 ci-dessus). Ceci ne pouvait pas être ignoré par le requérant, professionnel de l’information, qui était ou aurait donc dû être conscient du fait que la diffusion de l’enregistrement méconnaissait la confidentialité des communications de la chaîne de télévision publique. Il s’ensuit que le requérant n’a pas agi dans le respect de l’éthique journalistique (voir les principes énoncés au paragraphe 50 ci-dessus).
58. A la lumière de ce qui précède, la Cour ne saurait conclure qu’une condamnation à l’encontre du requérant était en soi contraire à l’article 10 de la Convention.
59. Il n’en demeure pas moins que, comme rappelé au paragraphe 52 ci-dessus, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. Or, en l’espèce, en plus de la réparation des dommages, le requérant a été condamné à quatre mois et cinq jours d’emprisonnement (paragraphe 13 ci-dessus). Bien qu’il y ait eu sursis à l’exécution de cette sanction et bien que la Cour de cassation ait déclaré l’infraction prescrite (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour considère que l’infliction en particulier d’une peine de prison a pu avoir un effet dissuasif significatif. Par ailleurs, le cas d’espèce, qui portait sur la diffusion d’une vidéo dont le contenu n’était pas de nature à provoquer un préjudice important, n’était marqué par aucune circonstance exceptionnelle justifiant le recours à une sanction aussi sévère.
60. La Cour estime que, de par la nature et le quantum de la sanction imposée au requérant, l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier n’est pas restée proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
61. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
JEAN-JACQUES MOREL c. FRANCE du 10 octobre 2013 requête 25689/10
La condamnation d'un élu local pour avoir dénoncé des pratiques administratives, est trop lourde et non justifiée par rapport au débat général d'intérêt public sur la gestion des deniers publics.
a) Principes généraux
31. La Cour rappelle que cette condition lui commande de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII, et De Lesquen du Plessis-Casso c. France, no 54216/09, § 36, 12 avril 2012).
32. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus. Ce faisant, il lui incombe de déterminer si la mesure attaquée devant elle demeurait « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000‑I). Pour cela, la Cour doit se convaincre que ces dernières ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, et Lehideux et Isorni c. France, précité, § 51).
33. La Cour rappelle également que, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour les partis politiques et leurs membres actifs (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 46, Recueil 1998-I, et Desjardin c. France, no 22567/03, § 47, 22 novembre 2007). En effet, des ingérences dans la liberté d’expression d’un membre de l’opposition, qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (voir, notamment, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Piermont c. France, 27 avril 1995, § 76, série A no 314, et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 46, Recueil 1998-IV). Permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d’expression en général dans l’État concerné (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001‑VIII).
34. Il convient de rappeler à cet égard que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (voir, par exemple, Lingens, précité, § 42, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, Brasilier, précité, § 41, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007‑IV).
35. Dans ce domaine, l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel ; ce sont les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 34, CEDH 2000‑X, Almeida Azevedo c. Portugal, no 43924/02, § 30, 23 janvier 2007, et Renaud c. France, no 13290/07, § 39, 25 février 2010). Les adversaires des idées et positions officielles doivent pouvoir trouver leur place dans l’arène politique, discutant au besoin des actions menées par des responsables dans le cadre de l’exercice de leurs mandats publics (voir, notamment, Brasilier, précité, § 42, et De Lesquen du Plessis-Casso c. France, précité, § 40).
36. Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qu’il convient d’opérer entre déclarations de faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les secondes ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Par conséquent, en présence de jugements de valeurs, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil 1997-I, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001‑II, et Renaud c. France, précité, § 35-36).
37. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments qui entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], précité, § 64).
b) Application de ces principes
38. La Cour relève d’emblée que le débat dans le cadre duquel les propos litigieux ont été tenus relevait de l’intérêt général, la critique des modalités d’emploi et de rémunération du directeur de l’ADPE touchant incontestablement à la gestion de la municipalité et des fonds publics.
39. De plus, elle souligne que le requérant s’exprimait au cours d’une conférence de presse, en sa qualité de membre du conseil municipal de Saint-Denis de la Réunion et de représentant d’un groupe distinct de la majorité municipale, lequel avait été créé pour marquer une divergence née au sein de cette dernière en cours de mandat électoral. Son discours s’analyse donc comme celui d’un opposant politique, pour l’encadrement duquel la marge d’appréciation des Etats est très limitée.
40. À cet égard, la Cour constate que les propos litigieux constituaient au premier chef une critique de la décision du maire de créer un poste de directeur de l’ADPE et de l’assortir de modalités avantageuses pour son titulaire. Ils ne visaient pas la partie plaignante, mais tendaient à critiquer la manière dont le député-maire de la ville utilisait les fonds publics.
41. Par ailleurs, la Cour estime que les propos litigieux, consistant à qualifier le poste concerné d’ « emploi factice » et à dénoncer une forme de « gabegie » et de « gaspillage », s’apparentent d’avantage à des jugements de valeur qu’à des déclarations de fait. Or, elle note, d’une part, que les documents présentés par le requérant à l’appui de son offre de preuve, s’ils n’établissent pas le caractère fictif de l’emploi, montrent néanmoins que la critique s’appuyait sur des éléments réels relatifs à la rémunération du directeur de l’ADPE et s’inscrivaient dans le cadre d’une réflexion plus vaste sur la gestion des deniers publics au niveau local. D’autre part, l’argumentation du requérant, tirée de la situation antérieure au cours de laquelle G.S. cumulait l’emploi critiqué avec celui de directeur de gestion des services de la ville, servait de base à son questionnement quant à l’utilité de créer un poste à temps plein. La Cour estime dès lors que la base factuelle de ces jugements de valeur était suffisante.
42. De plus, elle ne partage pas l’avis du Gouvernement quant à l’absence de prudence et à la virulence dont aurait fait preuve le requérant, les propos litigieux ne contenant ni allégation explicite de commission d’une infraction ni mise en cause du titulaire de l’emploi contesté. Elle observe en outre que les termes utilisés, bien que polémiques, restent néanmoins dans les limites de l’exagération ou de la provocation admissibles, au regard du ton et du registre ordinaires du débat politique.
43. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre la nécessité de protéger le droit du requérant à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation du plaignant. Les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants, et ne correspondaient à aucun besoin social impérieux.
44. Enfin, la Cour estime que les sommes mises à la charge du requérant ne sont pas négligeables, s’agissant d’une peine d’amende de 1 000 euros, associée à une condamnation à 3 000 euros de dommages et intérêts. Or, la Cour a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 48, 7 juin 2007, et De Lesquen du Plessis-Casso c. France, précité, § 51).
45. En conclusion, la Cour estime que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression et qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
46. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
MEHMET HATİP DİCLE c.TURQUIE du 15 octobre 2013 requête 9858/04
LES PEINES PRONONCEES SONT TROP LOURDES POUR AVOIR CRITIQUE LE GOUVERNEMENT
30. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation litigieuse constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que l’ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir notamment la protection de l’ordre public et la prévention du crime, au sens de l’article 10 § 2 (voir Yağmurdereli c. Turquie, no 29590/96, § 40, 4 juin 2002).
31. Le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».
32. La Cour a déjà traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 10 de la Convention (voir notamment et parmi de nombreux autres, les arrêts Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 38, CEDH 1999‑IV, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 74, CEDH 1999‑VI, İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, § 80, 10 octobre 2000, Karkın c. Turquie, no 43928/98, § 39, 23 septembre 2003).
33. En se penchant sur les circonstances de la présente affaire à la lumière de sa jurisprudence, en portant une attention particulière aux termes employés dans l’article incriminé et au contexte de sa publication, et en tenant compte des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (İbrahim Aksoy, précité, § 60 et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV), la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente.
34. L’article litigieux traitait de la situation sociale et économique à Tunceli (anciennement Dersim). De par son contenu, cet article consistait indéniablement en une critique des actions et de la politique menées dans la région par le gouvernement, aussi bien par le passé qu’au moment de sa rédaction. L’usage d’expressions telles que « machine de guerre », « incendie des villages », « génocide », « meurtre », « torture » et « oppression » conférait en outre une virulence certaine à cette critique. Le requérant y dénonçait tout à la fois le dépeuplement de la région, le faible développement économique, une politique de violence et de répression à l’endroit de la population kurde, et la prolifération du trafic de stupéfiants, en tenant par ailleurs le Gouvernement pour responsable et complice de celui-ci. La Cour note aussi l’ambiguïté de certains propos du requérant, notamment lorsqu’il se réfère à des figures passées kurdes et dit souhaiter « que s’allume à nouveau la flamme de la vengeance ». Cela étant, elle relève également que le requérant en appelait à mener des « campagnes de paix et de liberté ».
35. A cet égard, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). Ainsi, si certains passages particulièrement acerbes de l’écrit litigieux brossent un tableau des plus négatifs de l’Etat turc, et donnent ainsi au récit une connotation hostile, ils n’exhortent pas pour autant à l’usage de la violence, à la résistance armée, ou au soulèvement et il ne s’agit pas d’un discours de haine, ce qui est aux yeux de la Cour l’élément essentiel à prendre en considération (voir, a contrario, Sürek (no 1) [GC], précité, § 62, CEDH 1999-IV et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999).
36. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. La Cour relève que le requérant a été condamné à une peine de deux ans d’emprisonnement. Bien qu’il y ait eu sursis à l’exécution de cette sanction, la Cour considère que l’infliction en particulier d’une peine de prison a pu avoir un effet dissuasif significatif.
37. A la lumière de tout ce qui précède, la Cour estime que la condamnation pénale était disproportionnée par rapport aux buts visés et que, dès lors, elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
38. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
PENTIKÄINENEN C. FINALANDE du 4 février 2014 requête 11882/10
La condamnation d’un photographe pour désobéissance à la police alors qu’il couvrait une manifestation n’a pas violé sa liberté d’expression. Il a été poursuivi uniquement pour avoir désobéi à la police qui voulait le mettre dans une zone sécurisée. Il n'a pas eu de peine ni d'inscription sur son casier judiciaire.
Pour ce qui est de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10, la Cour observe tout d’abord que M. Pentikäinen n’a pas été empêché de prendre des photographies de la manifestation. Son équipement n’a pas été confisqué et il a été autorisé à garder tous les clichés pris par lui et à les utiliser sans restriction. De plus, les juridictions finlandaises ont jugé établi qu’il avait été prévenu des sommations de la police ordonnant de quitter les lieux après que la manifestation était devenue violente mais que, au lieu de se rendre dans une zone sécurisée séparée réservée pour la presse, il avait décidé de ne pas obtempérer. Par ailleurs, d’après des dépositions faites devant les juridictions finlandaises, il n’avait pas indiqué avec suffisamment de clarté à la police, au moment de son arrestation, qu’il était journaliste.
La Cour estime que M. Pentikäinen n’a pas été empêché d’exercer sa liberté d’expression à proprement parler. On lui a donné le choix de suivre la manifestation depuis la zone sécurisée pour la presse. De plus, il n’a été arrêté et condamné que pour avoir refusé d’obéir aux ordres de la police, et non à cause de ses activités de journaliste. La Cour tient compte aussi de ce que, comme l’a dit le gouvernement finlandais, la garde à vue de 18 heures s’expliquait par le fait qu’elle a été ordonnée tardivement la nuit et que le droit finlandais interdit les interrogatoires nocturnes.
Il ne fait aucun doute que la manifestation était un sujet légitime d’intérêt public justifiant une couverture médiatique. Cependant, les juridictions finlandaises ont pesé la liberté d’expression de M. Pentikäinen à l’aune de la nécessité de disperser la foule en raison d’une menace pour l’ordre public. Enfin, en application du droit finlandais, la condamnation de M. Pentikäinen n’a pas été inscrite sur son casier judiciaire du fait qu’aucune peine ne lui avait été infligée.
La Cour en conclut que les juridictions finlandaises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu. Elles ont donc décidé à bon droit que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10.
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Szurovecz c. Hongrie du 9 octobre 2019 requête n° 15428/16
Article 10 : Refuser l’accès d’un journaliste à un centre d’accueil de demandeurs d’asile était contraire à la Convention européenne
L’affaire concernait l’accès des médias à des centres d’accueil de demandeurs d’asile. Le requérant en l’espèce, un journaliste pour un portail d’information en ligne, se plaignait du refus par les autorités de sa demande tendant à ce qu’il puisse faire des interviews et prendre des photographies au centre d’accueil de Debrecen, l’empêchant ainsi de relater les conditions de vie dans ce lieu. La Cour a souligné que les travaux de recherche sont un volet essentiel de la liberté de la presse et doivent être protégés. Elle n’est pas convaincue que restreindre la possibilité pour le requérant de conduire de tels travaux de recherche, l’ayant ainsi empêché de relater au moyen d’informations de première main un problème revêtant un intérêt public considérable, à savoir la crise des réfugiés en Hongrie, était suffisamment justifié. En particulier, les autorités n’ont avancé que des raisons sommaires, à savoir d’éventuels problèmes pour la sécurité et la vie privée des demandeurs d’asile, pour justifier leur refus, sans avoir réellement pesé les intérêts en jeu.
LES FAITS
En septembre 2015, alors qu’il travaillait comme journaliste pour abcug.hu, un portail d’information en ligne, il demanda aux autorités de l’immigration l’accès au centre d’accueil de Debrecen afin de rédiger un article sur les conditions de vie des demandeurs d’asile. Il précisa qu’il ne photographierait que les personnes qui y consentiraient au préalable et qu’il recueillerait leur accord écrit si besoin était. Cependant, sa demande fut rejetée pour des raisons tenant à la vie privée et à la sécurité des demandeurs d’asile, en particulier parce que bon nombre de personnes séjournant dans les centres d’accueil avaient fui la persécution et courraient donc un risque en cas d’exposition dans les médias. M. Szurovecz attaqua cette décision en justice, mais en vain. Le tribunal administratif jugea son recours irrecevable au motif que, au regard du droit interne pertinent, le refus n’était pas une décision administrative et échappait donc au contrôle du juge.
CEDH
La Cour rappelle que l’un des éléments essentiels de la protection de la liberté de la presse consiste à veiller à ce que les journalistes puissent conduire des travaux de recherche. Faire obstacle à l’accès des journalistes à l’information risque de les décourager voire de les empêcher de relater des informations exactes et fiables au public et donc de jouer leur rôle indispensable de « chiens de garde ». Tel était le cas du requérant lorsqu’il n’a pas été autorisé à conduire des interviews et à prendre des photographies à l’intérieur du centre d’accueil puisqu’on l’a empêché de recueillir des informations de première main et d’enquêter sur les conditions de détention des demandeurs d’asile, relatées par d’autres sources. La Cour y voit une ingérence dans sa liberté d’expression. L’ingérence était prévue par la loi car elle était fondée sur l’article 2 de l’arrêté n o 52/2007 (XII.11) du ministère de la Justice, et elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la vie privée des demandeurs d’asile.
Cependant, la Cour estime que les raisons avancées à une telle restriction de la liberté d’expression du requérant, quoique pertinentes, n’étaient pas suffisantes.
Premièrement, concernant la nécessité de protéger la vie privée des demandeurs d’asile, les autorités de l’immigration n’ont apparemment pas pris note de l’argument du requérant selon lequel il ne prendrait de photographies qu’avec l’accord préalable, et le cas échéant écrit, des intéressés. En outre, un reportage sur les conditions de vie dans le centre, même s’il n’abordait pas forcément la vie privée des demandeurs d’asile, concernait une question d’intérêt public et ne recherchait pas le sensationnalisme.
Deuxièmement, ni les autorités internes ni le Gouvernement n’ont indiqué en quoi exactement la sécurité des demandeurs d’asile aurait été concrètement compromise, surtout si les recherches n’étaient conduites qu’avec leur consentement. Troisièmement, la Cour ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel le requérant aurait tout aussi bien pu prendre des photographies et conduire des interviews à l’extérieur du centre d’accueil et se servir d’informations diffusées par des organisations internationales et/ou des ONG. De telles alternatives ne pouvaient en aucun cas se substituer à des discussions en tête-à-tête et aux premières impressions sur les conditions de vie. En effet, aux yeux du public, des informations de seconde main n’auraient pas eu le même poids et n’auraient pas semblé fiables.
Enfin, les tribunaux n’ont pas été en mesure de peser les différents intérêts en jeu, la décision de refus d’accès ayant échappé au contrôle du juge. Par ailleurs, compte tenu de l’importance dans une société démocratique de relater les questions revêtant un intérêt public considérable, en l’occurrence la crise des réfugiés en Hongrie, le refus d’accès opposé par les autorités n’a tenu aucun compte de l’intérêt pour le requérant en tant que journaliste de conduire des recherches ni de l’intérêt pour le public de recevoir des informations de cette nature.
Il y a donc eu violation de l’article 10.
Au vu de ce constat, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief sur le terrain de l’article 13.
MAGYAR HELSINKI BIZOTTSÁG c. HONGRIE du 8 novembre 2016 Requête no 18030/11
Violation de l'article 10 : Le refus des autorités hongroises de fournir à une ONG des renseignements sur les avocats commis d’office est contraire au droit d’accès à l’information.
a) Sur l’applicabilité de l’article 10 et l’existence d’une ingérence
117. La première question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si les faits dont se plaint la requérante entrent dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention. La Cour observe qu’en son paragraphe 1, cet article énonce que le droit à la liberté d’expression « comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques ». Contrairement aux dispositions comparables d’autres instruments internationaux (paragraphes 36-37, 60 et 63 ci-dessus et paragraphes 140 et 146-147 ci-dessous), il ne précise pas que ce droit englobe la liberté de rechercher des informations. Pour déterminer si le refus litigieux des autorités nationales de donner à la requérante l’accès aux informations sollicitées a constitué une ingérence dans l’exercice par elle des droits garantis par l’article 10, la Cour doit procéder à une analyse plus générale de cette disposition afin de vérifier si et dans quelle mesure elle protège un droit d’accès aux informations détenues par l’État, thèse soutenue par la requérante et les ONG tiers intervenantes mais contestée par le gouvernement défendeur et le gouvernement tiers intervenant.
i. Observations préliminaires relatives à l’interprétation de la Convention
118. La Cour a déjà souligné que, en tant que traité international, la Convention doit s’interpréter à la lumière des règles prévues aux articles 31 à 33 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (Golder, précité, § 29, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, §§ 114 et 117, série A no 102, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, §§ 51 et suivants, série A no 112, Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, §§ 57-59, CEDH 2000‑III).
119. Ainsi, en vertu de la Convention de Vienne, la Cour doit rechercher le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés (Johnston et autres, précité, § 51, et article 31 § 1 de la Convention de Vienne cité au paragraphe 35 ci-dessus).
120. Il faut aussi tenir compte de ce que le contexte de la disposition est celui d’un traité de protection effective des droits individuels de l’homme et de ce que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter en veillant à l’harmonie et à la cohérence interne de ses différentes dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 47-48, CEDH 2005‑X, et Rantsev, précité, § 274).
121. La Cour souligne que l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires (Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, § 87, série A no 161).
122. La Cour rappelle encore que la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États contractants (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 100, CEDH 2005‑I, et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 239, série A no 25).
123. Il faut aussi tenir compte de toute règle de droit international applicable aux relations entre les parties contractantes (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 134, 21 juin 2016) ; la Convention ne peut s’interpréter dans le vide mais doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante (voir, par exemple, Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 150, CEDH 2005‑VI, Hassan c. Royaume‑Uni [GC], no 29750/09, §§ 77 et 102, CEDH 2014, et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne cité au paragraphe 35 ci-dessus).
124. Ensembles constitués des règles et principes acceptés par une grande majorité des États, les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens reflètent une réalité, que la Cour ne saurait ignorer lorsqu’elle est appelée à clarifier la portée d’une disposition de la Convention (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 184, CEDH 2009). Le consensus qui se dégage des instruments internationaux spécialisés et de la pratique des États contractants peut constituer un facteur pertinent lorsque la Cour interprète les dispositions de la Convention dans des cas spécifiques (voir Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 102 et §§ 108-110, CEDH 2011, où la Cour a jugé qu’une objection de conscience au service militaire relevait de l’article 9, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, §§ 104-109, 17 septembre 2009, sur l’article 7 et le principe de la rétroactivité de la loi pénale plus clémente, et Rantsev, précité, §§ 278-282, sur l’applicabilité de l’article 4 à la traite des êtres humains).
125. Enfin, il peut aussi être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment aux travaux préparatoires du traité, soit pour confirmer un sens déterminé conformément aux étapes évoquées plus haut, soit pour établir le sens lorsqu’il serait autrement ambigu, obscur ou manifestement absurde ou déraisonnable (voir Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008, et l’article 32 de la Convention de Vienne cité au paragraphe 35 ci-dessus). Il ressort de la jurisprudence que les travaux préparatoires ne délimitent pas la question de savoir si un droit peut être considéré comme relevant d’un article de la Convention lorsque l’existence de ce droit est confirmée par un degré croissant de consensus qui se dégage en la matière (voir, par exemple, Sigurður A. Sigurjónsson c. Islande, 30 juin 1993, § 35, série A no 264).
ii. La jurisprudence des organes de la Convention
126. C’est à la lumière des principes rappelés ci-dessus que la Cour examinera la question de savoir si et dans quelle mesure on peut considérer qu’un droit d’accès aux informations détenues par l’État relève en tant que tel de la « liberté d’expression » au sens de l’article 10 de la Convention, bien que ce droit ne soit pas immédiatement apparent dans le texte de cette disposition. Le gouvernement défendeur et le gouvernement intervenant arguent tous deux, notamment, que les auteurs de la Convention n’ont pas fait mention d’un droit d’accès à l’information dans le texte de la Convention précisément parce qu’ils n’entendaient pas faire assumer une telle obligation aux Parties contractantes (voir aussi les paragraphes 69 et 101 ci-dessus).
127. La Cour rappelle que la question de savoir si le grief d’un requérant qui se plaint de s’être vu refuser l’accès à des informations peut être considéré comme entrant dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention malgré l’absence de référence expresse à l’accès à l’information dans le texte de cette disposition a fait l’objet, au fil des années, d’une clarification progressive dans la jurisprudence des organes de la Convention, aussi bien par l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme (voir, en particulier, Seize municipalités autrichiennes et certains de leurs conseillers c. Autriche, nos 5767/72 et al., décision de la Commission du 31 mai 1974, Annuaire 1974, p. 338, X. c. République Fédérale d’Allemagne, no 8383/78, décision de la Commission du 3 octobre 1979, Décisions et rapports (DR) 17, p. 229, Clavel c. Suisse, no 11854/85, décision de la Commission du 15 octobre 1987, DR 54, p. 153, A. Loersch et la Nouvelle Association du Courrier c. Suisse, nos 23868/94 et 23869/94, décision de la Commission du 24 février 1995, DR 80-A, p. 162, Bader c. Autriche, no 26633/95, décision de la Commission du 15 mai 1996, Nurminen et autres c. Finlande, no 27881/95, décision de la Commission du 26 février 1997, et Grupo Interpres SA c. Espagne, no 32849/96, décision de la Commission du 7 avril 1997, DR 89-A, p. 150) que par la Cour, laquelle, au paragraphe 74 de son arrêt Leander de 1987, a énoncé en ces termes l’approche qui est devenue par la suite la position jurisprudentielle standard en la matière :
« Quant à la liberté de recevoir des informations, elle interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir. Dans des circonstances du genre de celles de la présente affaire, l’article 10 n’accorde pas à l’individu le droit d’accéder à un registre où figurent des renseignements sur sa propre situation, ni n’oblige le gouvernement à les lui communiquer. »
128. Ainsi, la Cour plénière dans l’arrêt Gaskin (précité, § 52) en 1989 et la Grande Chambre dans l’arrêt Guerra (précité) en 1998 ont confirmé cette approche, la Grande Chambre ayant ajouté dans l’arrêt Guerra que la liberté de recevoir des informations « ne saurait se comprendre comme imposant à un État, dans des circonstances telles que celles de l’espèce, des obligations positives de collecte et de diffusion, motu proprio, des informations » (Guerra et autres, précité, § 53, ainsi que Sîrbu et autres c. Moldova, nos 73562/01, 73565/01, 73712/01, 73744/01, 73972/01 et 73973/01, §§ 17-19, 15 juin 2004). En 2005, dans l’arrêt Roche (précité, § 172), la Grande Chambre a suivi le même type de raisonnement – ce qu’avaient déjà fait des formations de chambre dans les affaires Eccleston c. Royaume-Uni ((déc.), no 42841/02, 18 mai 2004) et Jones c. Royaume-Uni ((déc.), no 42639/04, 13 septembre 2005).
129. Les affaires mentionnées au paragraphe précédent étaient semblables en ce que les requérants demandaient l’accès à des informations pertinentes pour leur vie privée. La Cour y a dit que, dans les circonstances particulières de la cause, le droit d’accès à l’information n’était pas prévu par l’article 10 de la Convention, mais que les informations sollicitées concernaient la vie privée et/ou familiale des requérants de sorte qu’elles entraient dans le champ d’application de l’article 8 (Gaskin, précité, § 37) ou qu’elles rendaient l’article 8 applicable (Leander, § 48, Guerra et autres, § 57, et Roche, §§ 155-156, tous précités).
130. Ultérieurement, dans l’arrêt Dammann (précité, § 52), la Cour a dit que la collecte d’informations était une étape préparatoire essentielle du travail de journalisme et qu’elle était inhérente à la liberté de la presse et, à ce titre, protégée (voir aussi Shapovalov, précité). Sans beaucoup de débat, cette considération a été encore développée dans la décision Sdruženi Jihočeské Matky (précitée). La Cour y a d’abord rappelé les principes énoncés dans les arrêts Leander, Guerra et Roche. S’appuyant sur la décision Loiseau c. France ((déc.), no 46809/99, CEDH 2003–XII (extraits)), elle a ensuite observé qu’il était « difficile de déduire de la Convention un droit général d’accès aux données et documents de caractère administratif ». Puis, citant la décision Grupo Interpres SA (précitée), elle a dit que le refus litigieux de l’autorité publique de donner accès aux documents administratifs pertinents, qui étaient aisément accessibles, avait constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit de recevoir des informations garanti par l’article 10 de la Convention. Comme dans l’affaire Grupo Interpres SA, le grief tiré de la Convention dans l’affaire Dammann avait trait à l’application d’une obligation prévue par le droit national de donner accès aux documents demandés, sous réserve de certaines conditions. Dans cette affaire, ayant déterminé que la restriction litigieuse n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi, la Cour a finalement déclaré le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
131. Par la suite, dans une série d’arrêts rendus après la décision Sdruženi Jihočeské Matky (précitée), la Cour a estimé qu’il y avait eu une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 10 § 1 dans des cas où, alors que le requérant avait été jugé avoir en droit interne un droit établi d’accès aux informations en cause, notamment en vertu de décisions de justice définitives, les autorités n’avaient pas donné effet à ce droit. Pour conclure à l’existence d’une ingérence, elle a en outre tenu compte de ce que l’accès aux informations en question était un élément essentiel de l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, ou de ce qu’il s’inscrivait dans le cadre d’une collecte légitime d’informations d’intérêt public destinées à être communiquées au public et ainsi à contribuer au débat public (Kenedi, 26 mai 2009, § 43, Youth Initiative for Human Rights, 25 juin 2013, § 24 ; Roşiianu, 24 juin 2014, § 64, et Guseva, 14 février 2015, § 55, tous précités et faisant tous référence dans ce contexte à l’arrêt Társaság plus amplement décrit ci-dessous). Examinant des circonstances comparables dans l’arrêt Gillberg (précité), la Grande Chambre a adopté une approche similaire (voir le paragraphe 93 de cet arrêt), tout en rappelant le principe Leander selon lequel l’article 10 « interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir » (ibidem, § 83). Rétrospectivement, la Cour considère que cette jurisprudence constitue non pas un abandon des principes Leander, mais plutôt une extension de ces principes, en ce qu’elle concernait des situations où, comme l’a noté le gouvernement intervenant, l’État avait reconnu un droit à recevoir des informations mais avait manqué à donner effet à ce droit ou en avait entravé l’exercice.
132. Parallèlement à cette jurisprudence s’est développée une approche étroitement liée, celle suivie dans les arrêts Társaság et Österreichische Vereinigung (respectivement du 14 avril 2009 et du 28 novembre 2013, tous deux précités). La Cour y a reconnu, sous réserve de certaines conditions – indépendamment des considérations de droit interne qui s’appliquaient dans les affaires Kenedi, Youth Initiative for Human Rights, Roşiianu et Guseva – l’existence d’un droit limité d’accès à l’information, en tant qu’élément des libertés garanties par l’article 10 de la Convention. Dans l’arrêt Társaság, elle a souligné que l’organisation requérante jouait un rôle de « chien de garde » social et a considéré, en suivant un raisonnement qui a été confirmé dans les arrêts Kenedi, Youth Initiative for Human Rights, Roşiianu et Guseva, qu’elle cherchait donc légitimement à collecter des informations sur un sujet d’importance publique (à savoir la demande, présentée par un homme politique, de contrôle de constitutionnalité d’une loi pénale relative à des infractions en matière de drogue) et que les autorités s’étaient immiscées dans le stade préparatoire de cette démarche, en y posant un obstacle administratif. Elle a jugé que le monopole de la Cour constitutionnelle sur les informations s’analysait donc en une forme de censure. De plus, étant donné que l’intention de la requérante était de communiquer au public les informations susceptibles d’être extraites du recours constitutionnel en question, et ainsi de contribuer au débat public sur la législation pénale en matière de drogue, elle a estimé qu’il était clair que l’intéressée avait subi une atteinte à son droit de communiquer des informations (Társaság, §§ 26 à 28). La Cour est parvenue à des conclusions comparables dans l’arrêt Österreichische Vereinigung (§ 36).
133. Le fait que la Cour n’ait pas expliqué dans sa jurisprudence le lien entre les principes Leander et les évolutions plus récentes décrites ci-dessus ne signifie pas qu’il y ait entre les premiers et les secondes des contradictions ou des incohérences. Il apparaît que la déclaration de la Cour selon laquelle le droit à la liberté de recevoir des informations « interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir », reposait sur ce que l’on peut considérer comme une lecture littérale de l’article 10. Cette déclaration a été reprise par la Cour plénière et par la Grande Chambre dans les arrêts Guerra, Gaskin et Roche (ainsi que dans l’arrêt Gillberg). Cependant, si elle a dit que, dans des circonstances telles que celles en cause dans les affaires Guerra, Gaskin et Roche, l’article 10 ne conférait pas à l’individu un droit d’accès aux informations en question et n’imposait pas au Gouvernement l’obligation de communiquer ces informations, la Cour n’a exclu l’existence ni d’un tel droit ni de l’obligation correspondante pour le Gouvernement dans d’autres types de circonstances. La jurisprudence récente susmentionnée (y compris l’arrêt Gillberg) peut être vue comme l’illustration du type de circonstances dans lesquelles la Cour est disposée à reconnaître un droit individuel d’accès à des informations détenues par l’État. Aux fins de son examen de la présente affaire, la Grande Chambre juge utile d’envisager de manière plus large la question de savoir dans quelle mesure un droit d’accès à l’information se dégage de l’article 10 de la Convention.
iii. Les travaux préparatoires
134. La Cour prend note d’emblée de la thèse du gouvernement britannique, reposant sur l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, selon laquelle le sens ordinaire à attribuer aux termes employés par les États contractants devrait être le principal moyen d’interprétation de la Convention (paragraphe 99 ci-dessus). Le gouvernement britannique soutient que l’article 10 a clairement pour objet d’imposer aux organes de l’État l’obligation négative de ne pas porter atteinte au droit de communication, et qu’on ne peut pas déduire des termes de l’article 10 § 1 l’existence d’une obligation positive imposant aux États contractants de fournir un accès aux informations. D’après lui, cette analyse est confirmée par les travaux préparatoires, qui montreraient que le droit de « rechercher » des informations a été délibérément omis du texte final de l’article 10.
135. En ce qui concerne les travaux préparatoires sur l’article 10, la Cour observe qu’il est vrai que le libellé de l’avant-projet de Convention préparé par le Comité d’experts à sa première réunion du 2 au 8 février 1950 était identique à celui de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et comprenait le droit de rechercher des informations. Toutefois, ce droit n’apparaît plus dans les versions ultérieures du texte (paragraphes 44 à 49 ci-dessus). Il n’y a aucune trace de discussions relatives à ce changement ni d’un débat sur le point de savoir quels éléments sont précisément constitutifs de la liberté d’expression (voir, a contrario, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, §§ 51-52, série A no 44).
La Cour n’est donc pas persuadée que l’on puisse attribuer une importance déterminante aux travaux préparatoires en ce qui concerne la possibilité d’interpréter l’article 10 § 1 comme comprenant un droit d’accès à l’information dans le présent contexte. Elle n’est pas non plus convaincue qu’il n’existe pas de circonstances dans lesquelles pareille interprétation pourrait se déduire du sens ordinaire des mots « recevoir et communiquer des informations et des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence gouvernementale » ou de l’objet et du but de l’article 10.
136. Au contraire, il est à noter que les travaux préparatoires du Protocole no 6 révèlent une conception partagée par les organes et les institutions du Conseil de l’Europe selon laquelle l’article 10 § 1 de la Convention, tel qu’il était libellé à l’origine, pourrait raisonnablement être considéré comme comprenant déjà la « liberté de rechercher des informations ».
En particulier, dans son Avis sur le projet de Protocole no 6, la Cour a considéré que la liberté de recevoir des informations garantie par l’article 10 impliquait bien celle d’en rechercher, mais elle a estimé, en accord avec le rapport explicatif, que la liberté de rechercher des informations n’impliquait pas l’obligation pour l’autorité de les fournir. Pareillement, dans ses observations sur le même projet de Protocole, la Commission européenne des droits de l’homme a dit que même si l’article 10 ne mentionnait pas la liberté de rechercher des informations, on ne pouvait exclure qu’une telle liberté fût comprise par implication parmi celles que cet article protège, et il n’était pas interdit d’admettre que, dans certaines circonstances, il incluait un droit d’accès à des documents qui n’étaient pas généralement accessibles. Pour la Commission, il fallait laisser toute possibilité de développement à l’interprétation jurisprudentielle de l’article 10 (paragraphe 51 ci-dessus).
137. De même, pour les raisons exposées ci-dessous, la Cour estime que, dans certains types de cas et sous réserve de conditions particulières, il peut y avoir de solides arguments en faveur de l’interprétation de cette disposition comme comprenant un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État et une obligation pour celui-ci de les fournir.
iv. Droit comparé et droit international
138. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 123), la Convention doit être interprétée non pas isolément mais, conformément au critère énoncé à l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne (paragraphe 35 ci-dessus), de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie. De plus, la Convention revêtant un caractère spécial en tant qu’instrument de protection des droits de l’homme où sont énoncées des règles matérielles qui ont une nature de droit interne et qui imposent aux États des obligations envers les individus, la Cour peut aussi tenir compte de ce que l’évolution des systèmes juridiques internes indique l’existence d’une approche uniforme ou commune ou l’émergence d’un consensus au sein des États contractants sur un sujet donné (voir, à cet égard, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 41, série A no 31, et Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, §§ 67-68, CEDH 2002-IV).
139. À cet égard, la Cour observe que dans la grande majorité des États contractants, et notamment dans les trente et un États étudiés sauf un, la législation nationale reconnaît un droit d’accès à l’information et/ou aux documents officiels détenus par les autorités publiques, en tant que droit autonome visant à renforcer la transparence dans la conduite des affaires publiques en général (paragraphe 64 ci-dessus). Même si ce but est plus large que celui consistant à faire progresser le droit à la liberté d’expression en tant que tel, la Cour estime établi qu’il existe au sein des États membres du Conseil de l’Europe un large consensus sur la nécessité de reconnaître un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État afin de permettre au public d’examiner les questions d’intérêt public, y compris le mode de fonctionnement des autorités publiques dans une société démocratique, et de se forger une opinion en la matière.
140. Un consensus fort se dégage aussi au niveau international. Notamment, le droit de rechercher des informations est expressément garanti par l’article 19 (la disposition protégeant la liberté d’expression qui correspond à l’article 10 de la Convention) du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques, instrument ratifié par l’ensemble des quarante-sept Parties contractantes à la Convention, y compris la Hongrie (et toutes, sauf la Suisse et le Royaume-Uni, ont accepté le droit de recours individuel en vertu du Protocole facultatif s’y rapportant). Le même droit est consacré à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
141. À cet égard, il importe de relever que le Comité des droits de l’homme des Nations unies a confirmé à plusieurs reprises l’existence d’un droit d’accès à l’information. Il a souligné l’importance de l’accès à l’information dans le processus démocratique, et le lien entre cet accès et la possibilité de diffuser des informations et des opinions sur des questions d’intérêt public pour les citoyens. Il a considéré que la liberté de pensée et d’expression incluait la protection du droit d’accès aux informations détenues par l’État. Dans une affaire, il a dit que le droit de rechercher des informations pouvait être exercé sans qu’il soit nécessaire de prouver un intérêt direct ou personnel à obtenir les informations en question, mais qu’en raison des fonctions de « chien de garde » spécial de l’association auteure de la communication et de la nature particulière des informations recherchées, il y avait lieu de conclure que ladite association avait été directement touchée par le refus en question (paragraphes 39-41 ci-dessus).
142. La Cour note encore que, selon le Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, le droit de rechercher et de recevoir des informations est un élément essentiel du droit à la liberté d’expression, qui comprend le droit général du public d’avoir accès aux informations d’intérêt général, le droit pour les individus de rechercher des informations les concernant qui peuvent avoir une incidence sur leurs droits individuels et le droit des médias d’accéder aux informations (paragraphe 42 ci-dessus).
143. Certes, ces conclusions ont été adoptées relativement à l’article 19 du Pacte, dont le libellé est différent de celui de l’article 10 de la Convention. Toutefois, la Cour les juge pertinentes en l’espèce en ce qu’il en ressort que le droit d’accès aux données et documents d’intérêt public est inhérent à la liberté d’expression. Les organes des Nations unies considèrent que le droit pour les « chiens de garde publics » d’accéder aux informations détenues par l’État afin de s’acquitter des obligations que leur rôle fait peser sur eux, à savoir la communication d’informations et d’idées, est un corollaire du droit pour le public de recevoir des informations sur des questions d’intérêt général (paragraphes 39-42 ci-dessus).
144. Par ailleurs, l’article 42 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le règlement (CE) no 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001 garantissent aux citoyens un droit d’accès aux documents détenus par les institutions de l’Union, sous réserve des exceptions énoncées à l’article 4 du règlement (paragraphes 55-56 ci‑dessus).
145. En outre, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a reconnu le droit d’accès aux documents publics dans sa recommandation Rec(2002) 2 sur l’accès aux documents publics, où il dit que les États membres devraient, avec certaines exceptions, garantir à toute personne le droit d’accéder, à sa demande, à des documents publics détenus par des autorités publiques (paragraphe 52 ci-dessus). De plus, même si la Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics n’a à ce jour été ratifiée que par sept États membres, son adoption dénote une évolution continue vers la reconnaissance d’une obligation pour l’État de donner accès aux informations publiques (la Cour a déjà tenu compte dans sa jurisprudence d’instruments internationaux qui n’avaient pas été ratifiés par tous les États parties à la Convention ni même par la majorité d’entre eux, par exemple dans les arrêts Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, § 75, CEDH 2004–II et Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 59, CEDH 2004–XII ; elle a aussi tenu compte d’instruments qui n’étaient pas contraignants à l’époque de son examen, par exemple dans les arrêts Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, CEDH 2002–VI, Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, [GC], no 63235/00, CEDH 2007–II, et Marckx, précité, §§ 20 et 41). Ainsi, même si la présente affaire ne concerne pas un droit à part entière d’accès à l’information, la Cour estime que cette convention indique une tendance claire vers une norme européenne, qui doit être vue comme une considération pertinente en l’espèce.
146. Il est aussi instructif pour la Cour de tenir compte des évolutions se dégageant dans d’autres systèmes régionaux de protection des droits de l’homme en ce qui concerne la reconnaissance du droit d’accès à l’information. L’évolution la plus notable est l’interprétation faite par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire Claude Reyes et autres c. Chili de l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, qui garantit expressément le droit de rechercher et de recevoir des informations, la Cour interaméricaine ayant considéré que le droit à la liberté de pensée et d’expression incluait la protection du droit d’accès aux informations détenues par l’État (paragraphe 61 ci-dessus).
147. On peut encore mentionner la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique adoptée par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples en 2002. Alors que l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ne mentionne pas le droit de rechercher des informations, la Déclaration de principes énonce expressément que « [l]a liberté d’expression et d’information, y compris le droit de chercher, de recevoir et de communiquer des informations et idées (...) est un droit fondamental et inaliénable » (paragraphe 63 ci-dessus).
148. Il ressort donc clairement des considérations exposées ci-dessus que depuis l’adoption de la Convention, le droit interne de l’écrasante majorité des États membres du Conseil de l’Europe ainsi que les instruments internationaux pertinents ont effectivement évolué au point qu’il se dégage un large consensus, en Europe et au-delà, quant à la nécessité de reconnaître un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État afin d’aider le public à se forger une opinion sur les questions d’intérêt général.
v. L’approche de la Cour concernant l’applicabilité de l’article 10
149. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que rien ne l’empêche d’interpréter l’article 10 § 1 de la Convention comme incluant un droit d’accès à l’information.
150. Elle a conscience de l’importance de la sécurité juridique en droit international et de ce que l’on ne peut attendre des États qu’ils mettent en œuvre une obligation internationale qu’ils n’ont pas d’abord acceptée. Elle considère qu’il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents (Mamatkoulov et Askarov, précité, § 121, et Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001‑I). La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit en outre tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 131, 24 mai 2016).
151. Il ressort de l’étude de la jurisprudence des organes de la Convention résumée aux paragraphes 127 à 132 ci-dessus qu’il y a eu une évolution perceptible en faveur de la reconnaissance, sous certaines conditions, d’un droit à la liberté d’information en tant qu’élément inhérent à la liberté de recevoir et de communiquer des informations protégée par l’article 10 de la Convention.
152. La Cour observe par ailleurs que cette évolution se reflète aussi dans la position prise par les organes internationaux de protection des droits de l’homme, qui lient le droit pour les « chiens de garde » d’accéder à l’information à leur droit de communiquer des informations et à celui du grand public de recevoir des informations et des idées (paragraphes 39-42 et 143 ci‑dessus).
153. De plus, il est d’une importance primordiale que, selon les informations dont dispose la Cour, sur les trente et un États membres du Conseil de l’Europe objets de l’étude de droit comparé, presque tous aient adopté une législation sur la liberté d’information. Un autre indicateur de la communauté d’approche dans ce contexte est l’existence de la Convention sur l’accès aux documents publics.
154. À la lumière de ces changements et en réponse à cette évolution convergente quant aux normes à atteindre en matière de protection des droits de l’homme, la Cour considère qu’il y a lieu en l’espèce de clarifier les principes Leander.
155. L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires (Soering, précité, § 87). Comme l’illustrent clairement la jurisprudence récente de la Cour et les décisions d’autres organes de protection des droits de l’homme, dire que le droit d’accès à l’information ne peut en aucune circonstance relever de l’article 10 de la Convention aboutirait à des situations où la liberté « de recevoir et de communiquer » des informations se trouverait entravée d’une manière et à un degré tels que la substance même de la liberté d’expression en serait atteinte. De l’avis de la Cour, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice du droit de recevoir et de communiquer des informations, refuser cet accès peut constituer une ingérence dans l’exercice de ce droit. Le principe selon lequel les droits protégés par la Convention doivent être garantis de manière concrète et effective commande qu’un requérant se trouvant dans une telle situation puisse invoquer la protection de l’article 10.
156. En bref, le temps est venu de clarifier les principes classiques. La Cour considère toujours que « le droit à la liberté de recevoir des informations interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir ». De plus, « le droit de recevoir des informations ne saurait se comprendre comme imposant à un État des obligations positives de collecte et de diffusion, motu proprio, des informations ». La Cour considère par ailleurs que l’article 10 n’accorde pas à l’individu un droit d’accès aux informations détenues par une autorité publique, ni n’oblige l’État à les lui communiquer. Toutefois, comme le montre l’analyse ci‑dessus, un tel droit ou une telle obligation peuvent naître, premièrement, lorsque la divulgation des informations a été imposée par une décision judiciaire devenue exécutoire (situation qui ne concerne pas le cas d’espèce) et, deuxièmement, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression, en particulier « la liberté de recevoir et de communiquer des informations », et que refuser cet accès constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit.
vi. Critères entraînant l’application du droit d’accès à des informations détenues par l’État
157. La question de savoir si et dans quelle mesure le refus de donner accès à des informations a constitué une ingérence dans l’exercice par un requérant du droit à la liberté d’expression doit s’apprécier au cas par cas à la lumière des circonstances particulières de la cause. La Cour considère que la jurisprudence récente rappelée ci-dessus (paragraphes 131 et 132) fournit des illustrations précieuses des critères pertinents pour définir plus précisément la portée de ce droit.
α) Le but de la demande d’information
158. Une première condition préalable doit être que la personne demandant l’accès à des informations détenues par une autorité publique a pour but d’exercer sa liberté de « recevoir et de communiquer des informations et des idées ». Ainsi, la Cour a accordé de l’importance dans sa jurisprudence au fait que la collecte des informations était une étape préparatoire importante dans l’exercice d’activités journalistiques ou d’autres activités visant à ouvrir un débat public ou constituant un élément essentiel de la participation à un tel débat (voir, mutatis mutandis, Társaság, précité, §§ 27-28, et Österreichische Vereinigung, précité, § 36).
159. Dans ce contexte, on peut rappeler qu’en matière de liberté de la presse, la Cour a dit que, « [e]n raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique » (Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil 1996‑II, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III). Les mêmes considérations devraient s’appliquer à une ONG jouant un rôle de « chien de garde » social (cet aspect est développé ci-après).
En conséquence, pour savoir si l’article 10 trouve à s’appliquer, il faut déterminer si les informations recherchées étaient réellement nécessaires à l’exercice de la liberté d’expression (Roşiianu, précité, § 63). De l’avis de la Cour, il y a lieu de considérer qu’obtenir l’accès à des informations est nécessaire lorsque leur rétention serait de nature à entraver l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression ou à porter atteinte à ce droit (Társaság, précité, § 28), qui comprend la liberté « de recevoir et de communiquer des informations et des idées » dans le respect des « droits et responsabilités » découlant du paragraphe 2 de l’article 10.
β) La nature des informations recherchées
160. La Cour a déjà conclu que le refus de donner accès à des informations avait constitué une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit de recevoir et de communiquer des informations, dans des cas où les données recherchées étaient respectivement des « informations factuelles concernant l’utilisation de mesures de surveillance électroniques » (Youth Initiative for Human Rights, précité, § 24), des « informations relatives à un recours constitutionnel » et portant « sur un sujet d’importance générale » (Társaság, précité, §§ 37-38), des « sources documentaires originales à des fins de recherche historique légitime » (Kenedi¸ précité, § 43), et des décisions concernant des commissions sur des transactions immobilières (Österreichische Vereinigung, précité, § 42). Elle a alors attaché un poids important à la présence de catégories particulières d’informations considérées comme étant d’intérêt public.
161. Dans le prolongement de cette approche, la Cour considère que les informations, les données ou les documents auxquels l’accès est demandé doivent généralement répondre à un critère d’intérêt public pour devoir être divulgués en vertu de la Convention. Tel peut être le cas, notamment, lorsque l’accès à ces informations contribue à la transparence sur la conduite des affaires publiques et sur les questions présentant un intérêt pour la société de manière générale, et permet ainsi la participation de l’ensemble de la collectivité à la gouvernance publique.
162. La Cour a souligné que la définition de ce qui pourrait constituer un sujet d’intérêt public dépend des circonstances de chaque affaire. Ont trait à un intérêt public les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité. Tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé. L’intérêt public ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel voire, parfois, pour le voyeurisme. Pour vérifier qu’une publication a trait à un sujet d’importance générale, il faut en apprécier la totalité, eu égard au contexte dans lequel elle s’inscrit (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 97 à 103, CEDH 2015 (extraits), avec les références citées).
163. À cet égard, la position privilégiée accordée par la Cour dans sa jurisprudence au discours politique et au débat sur les questions d’intérêt public est un facteur à prendre en compte. La raison pour laquelle l’article 10 § 2 de la Convention laisse peu de place pour des restrictions à ce type d’expression (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §§ 38 et 41, série A no 103, et Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999–IV) milite de même pour l’octroi d’un droit d’accès à ce type d’informations en vertu de l’article 10 § 1 lorsqu’elles sont détenues par les autorités publiques.
γ) Le rôle de la requérante
164. Une conséquence logique des deux critères énoncés ci-dessus, qui concernent l’un le but de la demande d’informations et l’autre la nature des informations demandées, est que le rôle particulier de « réception et de communication » au public des informations qu’assume celui qui les recherche revêt une importance particulière. Ainsi, appelée à apprécier si l’État défendeur avait porté atteinte aux droits des requérants découlant de l’article 10 en leur refusant l’accès à certains documents, la Cour a précédemment attaché un poids particulier au rôle joué par les intéressés en tant que journaliste (Roşiianu, précité, § 61), « chien de garde » social ou organisation non gouvernementale dont les activités portaient sur des questions d’intérêt public (Társaság, § 36, Österreichische Vereinigung, § 35, Youth Initiative for Human Rights, § 20, et Guseva, § 41, tous précités).
165. Si l’article 10 garantit la liberté d’expression à « toute personne », la Cour a pour pratique de reconnaître le rôle essentiel joué par la presse dans une société démocratique (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997‑I) et la position particulière des journalistes dans ce contexte. Ainsi, elle a dit que les garanties dont la presse doit jouir revêtent une importance particulière (Goodwin, précité, § 39, et Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59, Série A no 216), et elle a reconnu à plusieurs reprises le rôle crucial joué par les médias s’agissant de faciliter l’exercice par le public du droit de recevoir et de communiquer des informations et des idées et de contribuer à la réalisation de ce droit. Elle s’est alors exprimée comme suit :
« Il incombe à la presse de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999–III). »
166. La Cour a aussi reconnu que la fonction consistant à créer des plateformes pour le débat public n’est pas l’apanage de la presse mais peut aussi être le fait d’autres acteurs, notamment des organisations non gouvernementales, dont les activités sont un élément essentiel d’un débat public éclairé. Elle a admis que lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de « chien de garde public » semblable par son importance à celui de la presse (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 103, CEDH 2013 (extraits)) et peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (ibidem, voir aussi Társaság, précité, § 27, et Youth Initiative for Human Rights, précité, § 20). Elle a reconnu l’apport important de la société civile au débat sur les affaires publiques (voir, par exemple, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 89, CEDH 2005‑II, et Társaság, précité, § 38).
167. La manière dont les « chiens de garde publics » mènent leurs activités peut avoir une incidence importante sur le bon fonctionnement d’une société démocratique. Il est dans l’intérêt d’une société démocratique de permettre à la presse d’exercer son rôle crucial de « chien de garde public » en communiquant des informations sur des sujets d’intérêt public (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59), et de donner aux ONG examinant les activités de l’État la possibilité de faire de même. Les personnes et les organisations exerçant des fonctions de « chien de garde » devant disposer d’informations précises pour accomplir leurs activités, elles ont souvent besoin d’avoir accès à certaines informations pour remplir leur rôle d’information sur les sujets d’intérêt public. Les obstacles dressés pour restreindre l’accès à des informations risquent d’avoir pour effet que ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes soient moins à même de jouer leur rôle de « chien de garde », et leur aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (Társaság, précité, § 38).
168. Ainsi, la Cour estime que le point de savoir si la personne qui demande l’accès aux informations a pour but d’informer le public en sa qualité de « chien de garde » est une considération importante. Cela ne signifie pas, toutefois, que le droit d’accès à l’information doive s’appliquer exclusivement aux ONG et à la presse. La Cour rappelle que les chercheurs universitaires (Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 61-67, CEDH 1999‑IV, Kenedi, précité, § 42, et Gillberg, précité, § 93) et les auteurs d’ouvrages portant sur des sujets d’intérêt public (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 68, CEDH 2004‑VI, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 48, CEDH 2007‑IV) bénéficient aussi d’un niveau élevé de protection. Elle note également que, compte tenu de ce que les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la diffusion de l’information (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 133, CEDH 2015), la fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de « chien de garde public » en ce qui concerne la protection offerte par l’article 10.
δ) Informations déjà disponibles
169. Lorsqu’elle a conclu que le refus opposé à une demande d’informations était contraire à l’article 10, la Cour a tenu compte du fait que les informations recherchées étaient « déjà disponibles » et ne nécessitaient aucun travail de collecte de données de la part des autorités (voir Társaság, précité, § 36, et, a contrario, Weber c. Allemagne (déc.), 70287/11, § 26, 6 janvier 2015). Dans une autre affaire, elle a rejeté l’argument d’une autorité interne qui invoquait les difficultés qu’elle craignait d’avoir à rassembler les informations demandées pour justifier son refus de les communiquer à la requérante, car elle a estimé que ces difficultés tenaient à la propre pratique de l’autorité en question (Österreichische Vereinigung, précité, § 46).
170. À la lumière de la jurisprudence susmentionnée, et compte tenu également du libellé de l’article 10 § 1 (en particulier des mots « sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques »), la Cour estime que le fait que les informations demandées sont déjà disponibles devrait constituer un critère important dans l’appréciation globale de la question de savoir si un refus de fournir ces informations peut être considéré comme une « ingérence » dans l’exercice de la liberté de « recevoir et de communiquer des informations » protégée par cette disposition.
vii. Application de ces critères au cas d’espèce
171. La requérante argue qu’elle avait le droit en vertu de l’article 10 d’obtenir l’accès aux informations demandées dès lors que, d’après elle, le but de sa demande était de mener une étude à l’appui de propositions de réforme du système des commissions d’office des avocats de la défense, et d’informer le public sur un sujet d’intérêt général (paragraphe 95 ci-dessus). Le Gouvernement soutient quant à lui que le véritable but de l’étude était de discréditer le système des commissions d’office existant (paragraphe 85 ci‑dessus).
172. La Cour estime établi que la requérante souhaitait exercer le droit de communiquer des informations sur un sujet d’intérêt public et qu’elle sollicitait l’accès aux informations à cette fin.
173. Elle prend note également de la thèse du Gouvernement selon laquelle les informations recherchées, à savoir le nom des avocats de la défense commis d’office, n’étaient nullement nécessaires pour parvenir à des conclusions et publier des constats sur l’efficacité du système des commissions d’office, de sorte que le refus de divulguer ces données à caractère personnel n’aurait pas entravé la participation de la requérante à un débat public (paragraphe 77 ci-dessus). Le Gouvernement conteste aussi l’utilité de disposer d’informations nominatives, estimant que des extraits anonymisés des fichiers en question auraient répondu aux besoins de la requérante (paragraphe 84 ci-dessus).
174. La requérante soutient pour sa part que le nom des avocats commis d’office et le nombre de fois où chacun d’eux avait été commis étaient des informations nécessaires pour enquêter et déceler un éventuel dysfonctionnement du système (paragraphe 96 ci-dessus). Elle indique à cet égard que les disparités alléguées dans la répartition des commissions d’office constituaient le point essentiel de sa publication sur l’efficacité du système des commissions d’office.
175. La Cour considère que les informations demandées par la requérante aux services de police relevaient indiscutablement du sujet de sa recherche. Pour pouvoir appuyer ses arguments, la requérante souhaitait recueillir des informations nominatives sur chacun des avocats afin de démontrer le cas échéant l’existence d’un schéma de désignation récurrent. Si, comme le Gouvernement l’envisage, elle avait limité son enquête à des informations anonymisées, elle aurait selon toute probabilité été dans l’incapacité de produire des résultats vérifiables à l’appui de sa critique du système existant. De plus, la Cour note, en ce qui concerne l’importance des informations en cause à des fins d’exhaustivité et de statistiques, que la demande de la requérante avait pour but l’obtention de données couvrant tout le pays, y compris les services de police de département. Le refus de deux services de fournir les informations demandées constituait un obstacle à la production et à la publication d’une étude exhaustive. Ainsi, on peut raisonnablement conclure que sans ces informations la requérante ne pouvait pas contribuer à un débat public en produisant des données précises et fiables. Ces informations lui étaient donc « nécessaires », au sens où ce mot est employé au paragraphe 159 ci-dessus, aux fins de l’exercice de son droit à la liberté d’expression.
176. En ce qui concerne la nature des informations, la Cour observe que les autorités internes n’ont nullement recherché si celles qui leur étaient demandées pouvaient avoir un intérêt public et qu’elles ne se sont préoccupées que de la situation des avocats commis d’office du point de vue de la loi sur les données. Cette loi ne permettait que des exceptions très limitées à la règle générale de non-divulgation des données à caractère personnel. Ayant établi que les avocats commis d’office ne relevaient pas de la catégorie des « autres personnes accomplissant une mission publique », unique exception pertinente dans ce contexte, les autorités internes ne pouvaient examiner la question de savoir si les informations en question présentaient un intérêt public.
177. Cette approche a privé de toute pertinence l’argument d’intérêt public avancé par la requérante. Or les informations relatives à la commission d’office des avocats étaient éminemment d’intérêt public, indépendamment du point de savoir si ces avocats pouvaient être qualifiés d’« autres personnes accomplissant une mission publique » en vertu de la législation nationale applicable.
178. Pour ce qui est du rôle de la requérante, les parties s’accordent à dire que la présente affaire concerne une organisation qui est assurément d’intérêt public et qui œuvre à la diffusion d’informations sur des sujets relatifs aux droits de l’homme et à l’état de droit. La démarche professionnelle de la requérante sur les questions qu’elle traite et son action de sensibilisation du grand public n’ont pas été mises en question. La Cour ne voit pas de raison de douter que l’étude en question ait renfermé des informations du type de celles que la requérante avait entrepris de communiquer au public et que celui-ci avait le droit de recevoir. Elle estime par ailleurs établi que l’intéressée avait besoin d’accéder aux informations demandées pour accomplir cette tâche.
179. Enfin, la Cour note que les informations en question étaient déjà disponibles et qu’il n’a pas été argué devant elle que leur divulgation eût fait peser sur les autorités une charge particulièrement lourde (voir, a contrario, Weber, précité).
viii. Conclusion
180. En bref, les informations demandées par la requérante aux services de police étaient nécessaires pour lui permettre de mener à bien l’étude sur le fonctionnement du système des commissions d’office qu’elle réalisait en sa qualité d’organisation non gouvernementale de défense des droits de l’homme afin de contribuer à un débat sur une question présentant un intérêt public évident. En refusant à la requérante l’accès aux informations demandées, qui étaient déjà disponibles, les autorités internes ont entravé l’exercice par elle de sa liberté de recevoir et de communiquer des informations, d’une manière portant atteinte à la substance même de ses droits protégés par l’article 10. Il y a donc eu une ingérence dans l’exercice du droit garanti par cette disposition, laquelle est applicable au cas d’espèce. L’exception d’incompatibilité ratione materiae du grief de la requérante soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée.
b) Sur la justification de l’ingérence
181. Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique ».
i. « Prévue par la loi »
182. La Cour observe que les parties sont en désaccord sur le point de savoir si l’ingérence dans l’exercice par la requérante de la liberté d’expression était « prévue par la loi ». La requérante invoque l’article 19 § 4 de la loi sur les données, arguant que cette disposition prévoyait expressément la divulgation des données à caractère personnel concernant d’« autres personnes accomplissant une mission publique » et qu’aucune disposition n’interdisait la divulgation du nom des avocats de la défense commis d’office. Le Gouvernement, pour sa part, renvoie à l’avis exprimé par le Commissaire à la protection des données et aux décisions de justice internes qui donnent de l’article 19 § 4 de la loi sur les données une interprétation selon laquelle les avocats de la défense commis d’office ne sont pas « d’autres personnes accomplissant une mission publique », de sorte que leurs données à caractère personnel ne pourraient pas être divulguées. Il estime que la Cour devrait partir des faits établis et de la loi appliquée et interprétée par les juridictions internes.
183. La Cour observe que la divergence d’opinions entre les parties concernant le droit applicable provient de leur désaccord sur la question de savoir comment les avocats commis d’office doivent être qualifiés en droit interne. Selon la requérante, ils relèvent de la qualification « autres personnes accomplissant une mission publique », tandis que le Gouvernement estime qu’ils doivent être considérés comme des personnes privées, y compris en ce qui concerne les activités qu’ils exercent lorsqu’ils sont nommés par les autorités publiques.
184. Toutefois, comme la Cour l’a dit à plusieurs reprises, elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes et c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi bien d’autres, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 35, CEDH 1999‑III). Ce n’est pas à elle de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 67, CEDH 2004‑I).
185. La Cour note que la Cour suprême a examiné en détail le statut juridique des avocats de la défense commis d’office ainsi que les arguments avancés par la requérante quant à leur mission consistant à assurer le droit à la défense, et qu’elle a conclu qu’ils ne relevaient pas de la qualification « autres personnes accomplissant une mission publique ». L’interprétation de la haute juridiction était conforme à la recommandation du Commissaire parlementaire à la protection des données publiée en 2006 (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour ne voit pas de raison de remettre en question l’analyse de la Cour suprême, qui a estimé que les avocats commis d’office ne pouvaient être considérés comme d’« autres personnes accomplissant une mission publique » et que l’article 19 § 4 de la loi sur les données fournissait une base légale pour le refus d’accès aux informations dénoncé par la requérante. L’ingérence litigieuse était donc « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10.
ii. But légitime
186. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la restriction apportée à la liberté d’expression de la requérante visait le but légitime de la protection des droits d’autrui, et elle ne voit pas de raison de conclure autrement.
iii. « Nécessaire dans une société démocratique »
187. Les principes fondamentaux à appliquer pour apprécier le point de savoir si une ingérence dans la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique » sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, entre autres, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil 1998‑VI, Steel et Morris, précité, § 87, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits), Animal Defenders International, précité, § 100, et tout récemment, Delfi, précité, § 131) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
188. La Cour observe que l’élément central sur lequel repose le grief de la requérante tient au fait que les informations recherchées ont été qualifiées par les autorités nationales de données à caractère personnel non soumises à divulgation. La raison en était qu’en droit hongrois, la notion de données à caractère personnel recouvrait toutes les informations susceptibles de permettre l’identification d’un individu. Pareilles informations n’étaient susceptibles de divulgation que pour autant que cette mesure était expressément prévue par la loi, que les informations avaient trait à l’exercice de fonctions (publiques) municipales ou gouvernementales ou qu’elles concernaient d’autres personnes accomplissant une mission publique. La Cour suprême ayant dans sa décision exclu les avocats commis d’office de la catégorie des « autres personnes accomplissant une mission publique », il était juridiquement impossible à la requérante d’arguer que la divulgation des informations en cause lui était nécessaire pour assurer son rôle de « chien de garde ».
189. À cet égard, la requérante soutient que, nonobstant les considérations liées à la vie privée exposées par le Gouvernement, rien ne justifierait de ne pas divulguer des informations concernant les commissions d’office des avocats par les autorités publiques dans le cadre d’un système financé par l’État.
190. Pour sa part, le Gouvernement argue qu’une interprétation large de la notion d’« autres personnes accomplissant une mission publique » telle que celle que propose la requérante risquerait d’anéantir la protection de la vie privée des avocats commis d’office (paragraphe 83 ci-dessus).
191. La Cour rappelle que la divulgation d’informations relatives à la vie privée d’un individu entre dans le champ d’application de l’article 8 § 1 (Leander, précité, § 48). Elle souligne à cet égard que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002–III). Cette notion recouvre l’intégrité physique et morale de la personne. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. Des éléments tels, par exemple, l’identification sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 (S. et Marper, précité, § 66, et Pretty, précité, § 61, avec les références citées). La vie privée peut aussi inclure les activités professionnelles ou commerciales (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). La Cour a dit également qu’il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 83).
192. En matière de données à caractère personnel, la Cour s’est déjà référée dans sa jurisprudence à la Convention du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (paragraphe 54 ci-dessus), dont le but est « de garantir (...) à toute personne physique (...) le respect de ses droits et de ses libertés fondamentales, et notamment de son droit à la vie privée, à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel la concernant » (article 1). En vertu de l’article 2 de cette convention, on entend par données à caractère personnel « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable » (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 65, CEDH 2000‑II). La Cour a fourni des exemples de données à caractère personnel relatives aux aspects les plus intimes et les plus personnels de l’individu : l’état de santé (notamment la séropositivité, dans Z c. Finlande, 25 février 1997, §§ 96-97, Recueil 1997‑I, et le fait d’avoir subi un avortement, dans M.S. c. Suède, 27 août 1997, § 47, Recueil 1997‑IV), le rapport à la religion (voir, dans le contexte de la liberté de religion, Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, §§ 42‑53, CEDH 2010), ou encore l’orientation sexuelle (Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, § 82, 27 septembre 1999). Ces catégories de données constituent des éléments de la vie privée relevant de la protection de l’article 8 de la Convention.
193. Pour établir si les informations personnelles que les autorités ont refusé de divulguer avaient trait à la jouissance par les avocats commis d’office concernés de leur droit au respect de leur vie privée, la Cour tiendra dûment compte du contexte spécifique (S. et Marper, précité, § 67). Un certain nombre d’éléments entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer si la vie privée d’une personne est touchée par des mesures prises en dehors de son domicile ou de ses locaux privés. Puisqu’à certaines occasions les gens se livrent sciemment ou intentionnellement à des activités qui sont ou peuvent être enregistrées ou rapportées publiquement, ce qu’un individu est raisonnablement en droit d’attendre quant au respect de sa vie privée peut constituer un facteur significatif, quoique pas nécessairement décisif (P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 57, CEDH 2001‑IX).
194. En l’espèce, les informations demandées étaient les noms des avocats commis d’office et le nombre de fois où ils avaient été commis dans certains ressorts. La demande de communication de ces noms, qui étaient certes des données à caractère personnel, se rapportait principalement à la conduite d’activités professionnelles dans le cadre de procédures publiques. En ce sens, les activités professionnelles des avocats commis d’office ne peuvent être considérées comme une question privée. De plus, les informations recherchées n’avaient pas trait aux actions ou aux décisions de ces avocats dans le cadre de l’accomplissement de leur tâche de conseil juridique ni à leurs consultations avec leurs clients. Le Gouvernement n’a pas démontré que la divulgation des informations que la requérante avait sollicitées précisément aux fins d’alimenter l’enquête eût pu porter atteinte à la jouissance par les avocats concernés de leur droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.
195. La Cour considère également que la divulgation du nom des avocats commis d’office et du nombre de fois où chacun d’eux avait été commis n’aurait pas constitué, les concernant, des révélations allant au-delà de ce à quoi ils pouvaient s’attendre en s’inscrivant comme avocats susceptibles d’être commis d’office (voir, a contrario, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 62, CEDH 2003‑I). Il n’y a pas de raison de présumer que le public ne pouvait pas prendre connaissance par d’autres moyens du nom des différents avocats commis d’office et du nombre de fois où ils avaient été commis, par exemple en recueillant les informations qui figuraient dans les listes d’avocats disponibles au titre de l’assistance judiciaire ainsi que dans les calendriers des audiences des tribunaux et en assistant aux audiences publiques, même si ces informations n’étaient pas réunies au même endroit au moment de l’étude.
196. Dans ce contexte, les intérêts invoqués par le Gouvernement, qui se réfère à l’article 8 de la Convention, ne sont pas d’une nature et d’un degré propres à justifier l’application de cette disposition et leur mise en balance avec le droit de la requérante découlant du paragraphe 1 de l’article 10 (voir, a contrario, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91, Axel Springer AG, précité, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 227-228, CEDH 2015 (extraits)). Néanmoins, l’article 10 ne garantit pas une liberté d’expression illimitée et, comme cela a déjà été dit au paragraphe 188 ci-dessus, la protection des intérêts privés des avocats commis d’office constitue un but légitime permettant de restreindre la liberté d’expression en vertu du paragraphe 2 de cet article. Ainsi, la question essentielle à trancher est celle de savoir si les moyens employés pour protéger ces intérêts étaient proportionnés au but visé.
197. La Cour note que le sujet de l’étude concernait l’efficacité du système des commissions d’office (paragraphes 15-16 ci-dessus). Cette question est étroitement liée à celle du droit à un procès équitable, droit fondamental reconnu en droit hongrois (paragraphe 33 ci-dessus) et d’importance primordiale dans la Convention. Ainsi, toute critique ou proposition d’amélioration d’un service aussi directement lié au droit à un procès équitable doit être considérée comme un sujet d’intérêt public légitime. Dans l’étude qu’elle souhaitait réaliser, la requérante voulait vérifier sa théorie selon laquelle le schéma de désignations récurrentes des mêmes avocats était dysfonctionnel, ce qui aurait jeté un doute sur le caractère adéquat du dispositif. La thèse selon laquelle le système d’assistance judiciaire pouvait être partial en tant que tel car les avocats commis d’office étaient systématiquement sélectionnés par la police dans le même groupe d’avocats – et étaient dès lors peu susceptibles de critiquer les enquêtes de la police s’ils souhaitaient être à nouveau désignés à l’avenir – soulève effectivement une préoccupation légitime. La Cour a reconnu dans l’arrêt Martin (précité) les répercussions que pouvait avoir sur les droits de la défense la désignation par la police des avocats commis d’office. La question examinée touchant ainsi à l’essence même d’un droit garanti par la Convention, la Cour estime que la requérante entendait contribuer à un débat portant sur une question d’intérêt public (paragraphes 164-165 ci‑dessus). Le refus de faire droit à sa demande a en pratique entravé sa contribution à un débat public sur une question d’intérêt général.
198. Eu égard aux considérations exposées aux paragraphes 194 à 196 ci‑dessus, la Cour conclut qu’il n’y aurait pas eu d’atteinte au droit au respect de la vie privée des avocats commis d’office si la demande d’information de la requérante avait été acceptée. Même s’il est vrai que cette demande concernait des données à caractère personnel, elle ne portait pas sur des informations se trouvant hors du domaine public. Comme cela a déjà été dit ci-dessus, il s’agissait seulement d’informations de nature statistique sur le nombre de fois où chacune des personnes en question avait été désignée pour représenter un accusé dans une procédure pénale publique dans le cadre du dispositif national d’assistance judiciaire financé par l’État.
199. Le droit hongrois pertinent, tel qu’interprété par les juridictions internes compétentes, excluait toute appréciation sérieuse du respect du droit de la requérante à la liberté d’expression au regard de l’article 10 de la Convention. Or, dans le cas d’espèce, toute restriction à la démarche de l’intéressée visant à publier l’étude en question – qui avait pour but de contribuer à un débat sur une question d’intérêt général – aurait dû faire l’objet d’un contrôle minutieux.
200. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que les arguments avancés par le Gouvernement sont pertinents mais non suffisants pour démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». En particulier, elle juge, nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur, qu’il n’y avait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre la mesure litigieuse et le but légitime poursuivi.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Rosilianu C. Roumanie du 24 janvier 2014 requête 27329/06
Violation des articles 6-1 et 10 de la Convention : les journalistes doivent pouvoir avoir accès aux sources publiques d'informations d'intérêt général.Le maire de Baia mare refuse de donner les informations, les requérants saisissent les tribunaux roumains qui condamnent la mairie mais les décisions de justice ne sont pas exécutées, c'est un non accès à un tribunal. Comme les journalistes continuent à être privés du droit à l'information, l'article 10 est violé.
PROTECTION DES SOURCES D'UN JOURNALISTE
Jecker c. Suisse du 6 octobre 2020 requête n° 35449/14
Article 10 : L’obligation faite à une journaliste de témoigner et de divulguer la source de son article sur un trafic de drogues n’était pas suffisamment justifiée
Violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme L’affaire concerne une journaliste qui se plaignait d’avoir été obligée de témoigner dans le cadre d’une enquête pénale relative à un trafic de drogues et du fait que les autorités lui avaient demandé de révéler ses sources journalistiques à la suite d’un article qu’elle avait rédigé sur un vendeur de drogues douces qui lui avait fourni des informations. Le Tribunal fédéral avait estimé que Mme Jecker ne pouvait pas se prévaloir du droit de refus de témoigner car le commerce de drogues douces était une infraction qualifiée. Le Tribunal s’était référé à la pesée des intérêts faite par le législateur pour considérer que l’intérêt public à poursuivre une infraction qualifiée en matière de stupéfiants l’emportait sur l’intérêt de protéger sa source. La Cour précise que, eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, l’obligation faite à un journaliste de révéler l’identité de sa source ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public. En l’occurrence, il ne suffisait pas que l’ingérence ait été imposée parce que l’infraction en cause se rangeait dans telle ou telle catégorie ou tombait sous le coup d’une règle juridique formulée en termes généraux. Il fallait plutôt s’assurer qu’elle était nécessaire eu égard aux circonstances en cause. Or, en l’espèce, le Tribunal fédéral a résolu l’affaire en se référant à la pesée des intérêts faite en général et dans l’abstrait par le législateur. Ainsi, l’arrêt du Tribunal fédéral ne permet pas de constater que l’obligation de témoigner faite à Mme Jecker répondait à un impératif prépondérant d’intérêt public
Art 10 • Liberté d’expression • Injonction de divulguer l’identité d’un revendeur de drogue, faite à une journaliste à la suite d’un reportage sur celui-ci et sans pesée des intérêts in concreto • Éléments à prendre en considération pour établir la nécessité de divulguer l’identité d’une source journalistique • Existence d’un impératif prépondérant d’intérêt public non démontrée in casu
FAITS
La requérante, Nina Jecker, est une ressortissante suisse née en 1981. Elle réside à Bâle (Suisse) et est journaliste de profession. En 2012, Mme Jecker publia un article – intitulé « Zu Besuch bei einem Dealer » – dans le quotidien régional « Basler Zeitung ». Elle y décrivit un revendeur de drogues qu’elle avait visité dans son appartement, précisant que l’intéressé faisait du commerce de cannabis et de haschich depuis 10 ans et que son bénéfice annuel s’élevait à 12 000 francs suisses. À la suite de la parution de cet article, le ministère public ouvrit une enquête. Mme Jecker fut invitée à témoigner mais elle refusa, se prévalant de son droit de refus de témoigner. Le ministère public estima toutefois qu’elle ne pouvait pas se prévaloir de ce droit.
En 2013, le tribunal cantonal fit droit à la demande de Mme Jecker de ne pas divulguer ses sources. Le ministère public fit un recours contre cette décision. En 2014, le Tribunal fédéral estima que Mme Jecker ne pouvait pas se prévaloir du droit de refus de témoigner, estimant que le commerce de drogues douces était une infraction qualifiée et que la déposition de Mme Jecker était le seul moyen d’identifier l’auteur de l’infraction. Se référant à la pesée des intérêts faite par le législateur, le Tribunal fédéral considéra également que l’intérêt public à poursuivre une infraction qualifiée en matière de stupéfiants l’emportait sur l’intérêt privé de la requérante à protéger sa source.
Article 10 (liberté d’expression)
L’injonction de témoigner faite à Mme Jecker a constitué une « ingérence » dans l’exercice par cette dernière de ses droits garantis par l’article 10 de la Convention. Cette ingérence était prévue par le Code pénal et la loi sur les stupéfiants2 et a été émise aux fins de la « prévention du crime ». En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, l’obligation faite à Mme Jecker de témoigner dans le cadre d’une enquête ouverte par le ministère public avait pour but de rechercher l’auteur potentiel d’une infraction à la loi sur les stupéfiants. Mme Jecker était la seule à pouvoir aider les autorités pénales à identifier le revendeur de drogues qui lui avait fourni des informations pour son article. Il existait donc incontestablement un motif légitime à poursuivre celui-ci au pénal. Il s’agit là sans aucun doute de motifs pertinents. Cependant, la Cour estime que pour établir la nécessité de divulguer l’identité d’une source, il ne suffit pas de soutenir que, faute d’une telle mesure, il ne serait pas possible de faire avancer une enquête pénale. En effet, pour apprécier la nécessité aux fins de la « prévention du crime », il faut tenir compte de la gravité des infractions qui sont à l’origine d’une telle enquête. À cet égard, le Tribunal fédéral et le Gouvernement défendeur semblent accorder une importance relativement moindre à l’infraction en jeu en l’espèce, et s’en remettent au choix du législateur d’inclure l’infraction dans le catalogue des infractions justifiant une exception à la protection des sources.
Par ailleurs, il faut accorder du poids au fait que l’article en question se rapportait à un sujet susceptible de susciter considérablement l’intérêt du public, étant donné qu’il mettait en lumière le fait qu’un trafiquant de drogues ait pu être actif pendant des années sans être dévoilé. À cet égard, cette injonction pouvait avoir un impact préjudiciable sur le journal l’ayant publié, dont la réputation auprès des sources potentielles futures pouvait être affectée négativement par la divulgation, ainsi que sur les membres du public qui ont un intérêt à recevoir les informations communiquées par des sources anonymes. Ainsi, eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, l’obligation faite à un journaliste de révéler l’identité de sa source ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public. En l’occurrence, il ne suffisait donc pas que l’ingérence ait été imposée parce que l’infraction en cause se rangeait dans telle ou telle catégorie ou tombait sous le coup d’une règle juridique formulée en termes généraux. Il fallait plutôt s’assurer qu’elle était nécessaire eu égard aux circonstances en cause. Or, en l’espèce, après avoir conclu qu’une importance particulière ne devait être accordée ni à l’intérêt public ni à l’intérêt de Mme Jecker, le Tribunal fédéral a résolu l’affaire en se référant à la pesée des intérêts faite en général et dans l’abstrait par le législateur. Ainsi, son arrêt ne permet pas de constater que l’obligation de témoigner faite à Mme Jecker répondait à un impératif prépondérant d’intérêt public. Par conséquent, la Cour estime que le Tribunal fédéral n’est pas parvenu à fournir des raisons suffisantes pour justifier que la mesure litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Elle conclut donc que l’ingérence dans l’exercice par Mme Jecker de sa liberté d’expression ne peut pas être considérée comme nécessaire dans une société démocratique et qu’il y a violation de l’article 10 de la Convention.
CEDH
a) Principes généraux et jurisprudence
30. La Cour a développé les principes régissant la protection des sources journalistiques dans une série d’arrêts. Dès 1996, la Grande Chambre énonçait ce qui suit dans l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni ([GC] 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II) :
« 39. La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse, comme cela ressort des lois et codes déontologiques en vigueur dans nombre d’États contractants et comme l’affirment en outre plusieurs instruments internationaux sur les libertés journalistiques (...). L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie. Eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique et à l’effet négatif sur l’exercice de cette liberté que risque de produire une ordonnance de divulgation, pareille mesure ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public.
40. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit être établie de manière convaincante (...). Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Le pouvoir d’appréciation national se heurte cependant à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi. En bref, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. La Cour n’a pas pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Pour cela, la Cour doit considérer « l’ingérence » litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». »
31. Dans l’arrêt Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas ([GC], no 38224/03, § 51, 14 septembre 2010), la Grande Chambre a rappelé ce qui suit :
« La Cour a toujours soumis à un examen particulièrement vigilant les garanties du respect de la liberté d’expression dans les affaires relevant de l’article 10 de la Convention. Eu égard à l’importance de la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, une ingérence ne peut être jugée compatible avec l’article 10 de la Convention que si elle est justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public (...). »
32. Dans l’arrêt Voskuil c. Pays-Bas (no 64752/01, § 67, 22 novembre 2007), en réponse au Gouvernement qui plaidait que la divulgation de la source avait été nécessaire aux fins d’assurer un procès équitable au prévenu, la Cour a dit :
« La Cour ne voit pas en l’occurrence la nécessité d’examiner si, en une quelconque circonstance, l’obligation incombant à une partie contractante d’assurer un procès équitable peut justifier de contraindre un journaliste à révéler sa source. Quelle que fût l’importance potentielle pour la procédure pénale des informations que la cour d’appel s’est efforcée d’obtenir auprès du requérant, la cour d’appel n’a pas été empêchée d’apprécier le bien-fondé des charges qui pesaient contre les trois prévenus ; il apparaît qu’elle a pu substituer les éléments de preuve recueillis auprès d’autres témoins à ceux qu’elle avait cherché à soutirer au requérant (...). Partant, ce motif censé justifier l’ingérence litigieuse est dépourvu de pertinence. »
33. Il ressort également de la jurisprudence de la Cour que le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité de leurs sources, mais constitue un véritable attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection (voir Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 65, 27 novembre 2007). De plus, la participation apparente de journalistes à l’identification des sources anonymes a toujours un effet inhibiteur (voir Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni, no 821/03, § 70, 15 décembre 2009).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
34. Les parties conviennent qu’il y a eu au regard de l’article 10 § 1 de la Convention une « ingérence » dans l’exercice par la requérante de ses droits, et la Cour ne voit pas de raison d’en juger autrement. Elle doit donc rechercher si cette ingérence était justifiée au titre du second paragraphe de cette disposition.
35. Il n’est pas contesté en l’espèce que l’injonction de témoigner a été prévue par l’article 28a al. 2 du Code pénal en relation avec l’article 19 al. 2 c) de la loi sur les stupéfiants, et qu’elle a été émise aux fins de la « prévention du crime ». La Cour partage ce point de vue et juge qu’il n’y a pas lieu de trancher le point de savoir si cette ingérence poursuivait un des autres buts légitimes invoqués par le Gouvernement (paragraphe 22 ci-dessus).
36. Il appartient donc à la Cour d’examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». En particulier, il lui incombe de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 90, CEDH 2004‑XI ; Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG c. Suisse, no 34124/06, § 55, 21 juin 2012). Elle rappelle sur ce point que la possibilité de faire contrôler la mesure par un juge ou tout autre organe décisionnel indépendant et impartial figure au premier rang des garanties qui doivent entourer toute atteinte au droit à la protection des sources journalistiques. L’organe de contrôle doit être investi du pouvoir de dire s’il existe un impératif d’intérêt public l’emportant sur le principe de protection des sources des journalistes et, dans le cas contraire, d’empêcher tout accès non indispensable aux informations susceptibles de conduire à la divulgation de l’identité des sources (voir Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 90).
37. La Cour note d’emblée que l’obligation faite à la requérante de témoigner dans le cadre d’une enquête ouverte par le ministère public avait pour but la recherche de l’auteur potentiel d’une infraction à la loi sur les stupéfiants. Elle admet que la requérante était la seule à pouvoir aider les autorités pénales à identifier le revendeur de drogues en question, qui lui a fourni des informations pour son article, et qu’il existait incontestablement un motif légitime à poursuivre celui-ci au pénal.
38. Il s’agit là sans aucun doute de motifs pertinents. Cependant, la Cour estime que pour établir la nécessité de divulguer l’identité d’une source, il ne suffit pas de soutenir que, faute d’une telle mesure, il ne serait pas possible de faire avancer une enquête pénale. Pour apprécier la nécessité aux fins de la « prévention du crime », il y a lieu de tenir compte de la gravité des infractions qui sont à l’origine d’une telle enquête (voir, mutatis mutandis, Becker, précité, § 79).
39. À cet égard, il convient de noter que tant le Tribunal fédéral (paragraphe 8 ci-dessus) que le Gouvernement défendeur (paragraphe 26 ci‑ dessus) semblent accorder une importance relativement moindre à l’infraction en jeu en l’espèce, s’en remettant au choix du législateur de l’inclure dans le catalogue – qualifié par le Tribunal fédéral de non cohérent sur le plan systématique (paragraphe 12 ci-dessus) – des infractions justifiant une exception à la protection des sources. Il est vrai que, dans son arrêt rendu en l’espèce, le Tribunal fédéral a identifié d’autres considérations qu’il estimait pertinentes pour apprécier la gravité de l’infraction. Ce faisant, il a souligné surtout la nature commerciale de l’activité du revendeur et les gains obtenus par celui-ci, plutôt que le fait que cette activité, à savoir le trafic de drogues douces, représenterait un risque considérable pour la santé des usagers (voir également la pratique interne citée au paragraphe 26 ci-dessus).
40. La Cour estime que, en sus de la dangerosité moindre de l’infraction au sujet de laquelle la requérante était appelée à témoigner afin de divulguer sa source, il y avait lieu d’accorder du poids également au fait que l’article de la requérante se rapportait à un sujet susceptible de susciter considérablement l’intérêt du public, étant donné qu’il mettait en lumière le fait qu’un trafiquant de drogues ait pu être actif pendant des années sans être dévoilé. De plus, cette injonction pouvait avoir un impact préjudiciable sur le journal l’ayant publié, dont la réputation auprès des sources potentielles futures pouvait être affectée négativement par la divulgation, ainsi que sur les membres du public qui ont un intérêt à recevoir les informations communiquées par des sources anonymes (voir, mutatis mutandis, Voskuil, précité, § 71). En revanche, on ne saurait reprocher à la requérante de ne pas s’être exprimée de manière suffisamment critique sur le sujet traité dans son article, ou soumettre la protection des sources à une telle condition, comme le Tribunal fédéral semble le suggérer (paragraphe 8 ci-dessus).
41. La Cour réitère que, eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, l’obligation faite à un journaliste de révéler l’identité de sa source ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public (voir, mutatis mutandis, Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 46, CEDH 2003‑IV). En l’occurrence, il ne suffisait donc pas que l’ingérence ait été imposée parce que l’infraction en cause se rangeait dans telle ou telle catégorie ou tombait sous le coup d’une règle juridique formulée en termes généraux : il fallait plutôt s’assurer qu’elle était nécessaire eu égard aux circonstances de la cause (voir, mutatis mutandis, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 275, CEDH 2015 (extraits)). Telle semble être également l’approche du Tribunal fédéral adoptée dans son arrêt ATF 132 I 181 (paragraphe 12 ci-dessus). En effet, tout en constatant que l’ordre juridique doit prévoir la possibilité de limiter la protection des sources journalistiques, le Tribunal fédéral y a énuméré les éléments à prendre en compte dans la pesée des intérêts qui doit déterminer s’il est ou non justifié dans un cas concret de faire usage de cette possibilité. Ainsi, admettant que les professionnels des médias ne doivent pas dévoiler ses sources dans chaque cas relevant du catalogue d’exceptions prévu à l’article 28a al. 2 b) du Code pénal, il a notamment considéré que l’obligation de témoigner n’est justifiable que lorsque l’intérêt à la poursuite pénale prévaut sur l’intérêt du journaliste à ne pas divulguer ses sources.
42. La Cour se doit cependant de constater que, en l’espèce, après avoir conclu qu’une importance particulière ne devait être accordée ni à l’intérêt public ni à l’intérêt de la requérante, le Tribunal fédéral a résolu l’affaire en se référant à la pesée des intérêts faite en général et dans l’abstrait par le législateur. Ainsi, son arrêt ne permet pas de constater que l’obligation de témoigner faite à la requérante répondait à un impératif prépondérant d’intérêt public. De l’avis de la Cour, le Tribunal fédéral n’est donc pas parvenu à fournir des raisons suffisantes pour justifier que la mesure litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux » (voir, mutatis mutandis, Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG, précité, § 65).
43. La Cour conclut dès lors que, en l’absence de raisons suffisantes avancées par les autorités internes, l’ingérence dans l’exercice par la requérante de sa liberté d’expression ne peut pas être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Becker c. Norvège du 5 octobre 2017 requête no 21272/12
Article 10 : Sommer une journaliste de témoigner sur une de ces sources n’était pas justifié, quand bien même la source s’était présentée à la police
LES FAITS
En août 2007, Mme Becker écrivit un article sur la Société pétrolière norvégienne, dans lequel elle faisait part de craintes que celle-ci ne s’écroule. Son article était fondé sur une conversation téléphonique avec un certain M. X et sur une lettre que celui-ci lui avait adressée par télécopie et qui avait été rédigée par un avocat, apparemment pour le compte de titulaires d’obligations émises par cette société, exprimant de graves préoccupations sur la situation financière de celle-ci. Il s’avérera ultérieurement que, en réalité, l’avocat n’avait rédigé la lettre qu’au nom de M. X, détenteur d’une obligation de la société. Après la publication de cet article, le cours de l’action de cette société chuta. Mme Becker fut ultérieurement interrogée en juin 2008 par la police et déclara que M. X avait confirmé que c’était lui sa source. Elle ajouta qu’elle était disposée à dire qu’elle avait fondé son article sur la lettre télécopiée mais refusa de livrer d’autres informations, opposant les principes journalistiques en matière de protection des sources. En juin 2010, la source de Mme Becker fut inculpée de manipulation de marché boursier et de délit d’initié. Au cours du procès pénal qui s’ensuivit, Mme Becker fut convoquée en qualité de témoin. Elle refusa de témoigner à tous les stades de la procédure, invoquant les dispositions internes pertinentes sur la protection des sources journalistiques et l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme. Les tribunaux jugèrent en première instance qu’elle avait l’obligation de témoigner concernant ses contacts avec X. Mme Becker attaqua ultérieurement leurs décisions, mais en vain, avant d’être déboutée définitivement par la Cour suprême en septembre 2011. Cette dernière observa qu’il n’y avait aucune jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans la situation où la source d’un journaliste se dévoile, comme en l’espèce. Elle conclut ensuite que, en pareille situation, il n’y avait aucune source à protéger et que la révélation de son identité n’aurait donc aucune incidence sur la libre circulation des informations. Elle ajouta qu’il s’agissait d’une affaire pénale grave, dans laquelle M. X était accusé de s’être servi de Mme Becker pour manipuler le marché des obligations et que le témoignage de celle-ci aurait grandement aidé les tribunaux à faire la lumière sur l’affaire. Parallèlement, en mars 2011, M. X avait été reconnu coupable et condamné à un an et six mois d’emprisonnement. La condamnation fut confirmée en janvier 2012. Par un arrêt rendu le même jour, Mme Becker fut également condamnée à verser une amende de 30 000 couronnes norvégiennes (soit environ 3 700 euros) pour avoir refusé de répondre aux questions sur ses contacts avec M. X.
CEDH
La Cour rappelle que le degré de protection accordé aux journalistes pour ce qui est de leur droit à conserver la confidentialité de leurs sources dépend aussi bien du journaliste que de la source. Pour ce qui est de Mme Becker elle-même, ses méthodes journalistiques n’ont jamais été mises en question et elle n’a été accusée d’aucune activité illégale. Pour ce qui est de M. X, il a été reconnu coupable d’une infraction grave et condamné à une peine d’emprisonnement, et il s’est même présenté à la police pour confirmer qu’il était la source de Mme Becker. Dès lors, le degré de protection à appliquer dans cette affaire n’est pas le même que dans le cas d’un journaliste aidé par des sources inconnues à l’égard de questions d’intérêt public. Cela dit, la Cour rappelle également que la protection offerte aux journalistes ne peut être automatiquement écartée à raison du comportement d’une source. La connaissance de l’identité de cette dernière n’est pas non plus décisive dans son examen sur le terrain de l’article 10 de la Convention. La Cour estime que son contrôle est surtout axé sur la question de savoir si le témoignage de Mme Becker était nécessaire au cours de l’enquête pénale ainsi qu’ultérieurement, dans le procès de sa source. Elle souligne que le refus de Mme Becker de dévoiler sa source (ou ses sources) n’a à aucun moment entravé le déroulement de l’enquête ou du procès de M. X. En particulier, le parquet avait délivré l’acte d’inculpation contre M. X sans avoir reçu la moindre information de Mme Becker ; les tribunaux n’ont à aucun moment été empêchés d’examiner les charges sur le fond ; et, dans leurs décisions contre M. X, ils n’ont indiqué nulle part que le refus de témoigner opposé par Mme Becker posait problème. Au contraire, la juridiction de première instance qui a condamné M. X avait été avisée par le procureur qu’aucune demande de renvoi (en instance de la décision définitive sur l’obligation de témoigner) n’avait été faite parce que le dossier était suffisamment en l’état même en l’absence du témoignage de Mme Becker. Compte tenu également de sa jurisprudence antérieure soulignant l’effet dissuasif de l’image donnée par des journalistes livrant l’identité de sources anonymes, la Cour n’est donc pas convaincue que les circonstances de l’espèce ou les raisons avancées eussent justifié la sommation faite à Mme Becker de témoigner. Il y a donc eu violation de l’article 10.
GÖRMÜŞ ET AUTRES c. TURQUIE du 19 janvier 2016 requête 49085/07
Violation de l'article 10 : Les saisies au siège du journal effectuées par les autorités avec le transfert sur des disques externes de tous les contenus des ordinateurs et leur conservation par le parquet, pour identifier les sources d’un article se basant sur des documents confidentiels pour informer le public que l'armée choisissait ses journalistes, ont porté atteinte à la liberté d’expression
Violation de l'article 3 : Les mesures prises par les autorités pour identifier les sources d’un article se basant sur des documents confidentiels ont porté atteinte à la liberté d’expression.
a) Existence d’une ingérence
32. La Cour estime que les mesures de perquisition sur le lieu de travail des requérants et de saisie de leurs données, sous forme informatique ou imprimée, s’analysent en une ingérence dans l’exercice du droit des intéressés à la liberté d’expression, ce que nul ne conteste.
33. Pareille ingérence a enfreint l’article 10, sauf si, « prévue par la loi », elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts.
b) « Prévue par la loi »
34. Dans leur requête, les requérants soutenaient que l’ingérence en cause n’était pas prévue par la loi, dès lors que, selon eux, elle était clairement contraire à l’article 12 de la loi sur la presse interdisant d’obliger les journalistes à dévoiler leurs sources. Ils n’ont toutefois pas repris ce point dans leurs observations ultérieures.
35. La Cour observe, à l’instar du Gouvernement, que les juridictions nationales, confrontées à la thèse de l’illégalité des mesures en cause, ont estimé que la perquisition et les saisies en cause avaient été effectuées conformément aux dispositions de l’article 66 de la loi no 353 instaurant les juridictions militaires et réglementant leur procédure, qui primait selon elles sur l’article 12 de la loi sur la presse. Compte tenu de ce que la « loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume‑Uni (no 1), 26 avril 1979, § 47, série A no 30, ou Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 43, série A no 285‑A) et de ce que les parties n’ont pas discuté davantage de ce point devant elle, la Cour poursuivra son examen en postulant que les dispositions de l’article 66 de la loi no 353 répondent aux conditions requises pour que l’on puisse considérer l’ingérence litigieuse comme « prévue par la loi ».
c) Buts légitimes
36. D’après le Gouvernement, la perquisition et la saisie des données informatiques en cause tendaient à « empêcher la divulgation d’informations confidentielles » et visaient aussi à la protection de la « sécurité nationale ».
Les requérants contestent cette thèse.
37. La Cour n’est pas convaincue que les mesures en cause visaient à protéger la « sécurité nationale ». Elle constate en effet que les autorités internes n’ont pas entamé de poursuites pénales, ni contre le requérant ni contre des tierces personnes, pour des activités menaçant la « sécurité nationale ». Elle rappelle qu’il convient d’appliquer cette notion avec retenue et de l’interpréter de manière restrictive, en n’y ayant recours que lorsqu’il a été démontré qu’il était nécessaire d’empêcher la publication de telles informations à des fins de protection de la sécurité nationale (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 54, CEDH 2007‑V).
38. En revanche, la Cour est disposée à admettre qu’il était légitime pour les autorités militaires de chercher à empêcher la divulgation d’informations confidentielles.
Elle doit donc examiner si l’ingérence en question était nécessaire dans une société démocratique, en particulier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi.
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Les principes élaborés par la Cour
39. La Cour constate que, dans la présente affaire, sont en cause trois domaines liés à la liberté d’expression sur lesquels elle s’est déjà prononcée : la protection des sources journalistiques, la diffusion des informations confidentielles et la protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte.
α. La liberté de la presse et la protection des sources journalistiques
40. La Cour rappelle que la presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique et que, si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (voir, par exemple, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).
41. La Cour rappelle également le principe selon lequel l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (voir, par exemple, Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V). Quand elle examine les affaires portées devant elle, elle doit faire preuve de la plus grande vigilance lorsque les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 64, CEDH 1999‑III).
42. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Cependant, lorsqu’il y va de la presse, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux ». De même, lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse, intérêt auquel il convient d’accorder un grand poids (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil 1996‑II, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil 1997‑V, et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 36, 7 juin 2007).
43. Cependant, toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24). Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002-V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI, et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007).
44. En particulier, la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, parmi beaucoup d’autres, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 50, 14 septembre 2010, Martin et autres c. France, no 30002/08, § 59, 12 avril 2012, et Saint‑Paul Luxembourg S.A. c. Luxembourg, no 26419/10, § 49, 18 avril 2013).
45. Selon la conception de la Cour, la « source » journalistique désigne « toute personne qui fournit des informations à un journaliste » ; par ailleurs, la Cour entend les termes « information identifiant une source » comme visant, dans la mesure où elle risque de conduire à identifier une source, tant « les circonstances concrètes de l’obtention d’informations par un journaliste auprès d’une source » que « la partie non publiée de l’information fournie par une source à un journaliste » (Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays-Bas, no 39315/06, § 86, 22 novembre 2012).
46. La Cour a déjà jugé que des perquisitions qui avaient été menées au domicile et sur les lieux de travail de journalistes aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré à ceux-ci des informations confidentielles s’analysaient en des atteintes aux droits découlant pour les journalistes du paragraphe 1 de l’article 10. Elle a également considéré que le fait que les perquisitions étaient demeurées sans résultat ne leur enlevait pas leur finalité, à savoir l’identification de la source d’un journaliste (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 61). Aux yeux de la Cour, une décision de saisie et de perquisition dans les locaux professionnels des journalistes concernés constitue un acte plus grave qu’une sommation de divulgation de l’identité de la source. En effet, les enquêteurs qui, munis d’un mandat de perquisition, surprennent un journaliste à son lieu de travail ont des pouvoirs d’investigation très larges du fait qu’ils ont, par définition, accès à toute la documentation détenue par le journaliste (Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 57, CEDH 2003‑IV).
β. La liberté d’expression et la liberté de la presse, et la divulgation d’informations confidentielles
47. Il est vrai que la Cour a déjà considéré que la publication de rapports classés « confidentiels » (Stoll, précité) ou la divulgation de renseignements touchant à des intérêts militaires et à la sécurité nationale (Hadjianastassiou c. Grèce, 16 décembre 1992, §§ 45 et 47, série A no 252), dans la mesure où elles portaient « un préjudice considérable » aux intérêts des organes étatiques, pouvaient être restreintes et réprimées, sous certaines conditions, sans que cela portât atteinte à l’article 10 de la Convention.
48. Cependant, la liberté de la presse est d’autant plus importante lorsque les activités et les décisions étatiques, en raison de leur nature confidentielle ou secrète, échappent au contrôle démocratique ou judiciaire. Dans un tel contexte, la divulgation d’informations qui se trouvent entre les mains de l’État joue un rôle primordial dans une société démocratique, puisqu’elle permet à la société civile de contrôler les activités du gouvernement auquel elle a confié la protection de ses intérêts. De plus, la sanction infligée à un journaliste pour divulgation d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut dissuader les professionnels des médias d’informer le public sur des questions d’intérêt général. En pareil cas, la presse pourrait ne plus être à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (Stoll, précité, §§ 110‑111).
49. À cet égard, la Cour réaffirme que, dans l’équilibre entre la liberté de la presse et la protection des informations confidentielles ou secrètes, la publicité des documents est la règle et leur classification l’exception (Stoll, précité, § 111).
γ. La protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte
50. En ce qui concerne la protection par la Convention de lanceurs d’alerte qui sont des agents de la fonction publique, la Cour a établi les principes suivants (Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, §§ 70-78, CEDH 2008) :
« (...) [L’] article 10 s’applique également à la sphère professionnelle et (...) les fonctionnaires (...) jouissent du droit à la liberté d’expression (...). Cela étant, elle n’oublie pas que les salariés ont un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion envers leur employeur. Cela vaut en particulier pour les fonctionnaires, dès lors que la nature même de la fonction publique exige de ses membres une obligation de loyauté et de réserve (...)
La mission des fonctionnaires dans une société démocratique étant d’aider le gouvernement à s’acquitter de ses fonctions et le public étant en droit d’attendre que les fonctionnaires apportent cette aide et n’opposent pas d’obstacles au gouvernement démocratiquement élu, l’obligation de loyauté et de réserve revêt une importance particulière les concernant (...). De plus, eu égard à la nature même de leur position, les fonctionnaires ont souvent accès à des renseignements dont le gouvernement, pour diverses raisons légitimes, peut avoir un intérêt à protéger la confidentialité ou le caractère secret. Dès lors, ils sont généralement tenus à une obligation de discrétion très stricte.
(...) En ce qui concerne les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou statutaires, la Cour observe qu’ils peuvent être amenés, dans l’exercice de leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou publier. Elle estime dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances. Pareille protection peut s’imposer lorsque l’agent concerné est seul à savoir – ou fait partie d’un petit groupe dont les membres sont seuls à savoir – ce qui se passe sur son lieu de travail et est donc le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en avertissant son employeur ou l’opinion publique. (...)
Eu égard à l’obligation de discrétion susmentionnée, il importe que la personne concernée procède à la divulgation d’abord auprès de son supérieur ou d’une autre autorité ou instance compétente. La divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement (...). Dès lors, pour juger du caractère proportionné ou non de la restriction imposée à la liberté d’expression du requérant en l’espèce, la Cour doit examiner si l’intéressé disposait d’autres moyens effectifs de faire porter remède à la situation qu’il jugeait critiquable.
Pour apprécier la proportionnalité d’une atteinte portée à la liberté d’expression d’un fonctionnaire en pareil cas, la Cour doit également tenir compte d’un certain nombre d’autres facteurs. Premièrement, il lui faut accorder une attention particulière à l’intérêt public que présentait l’information divulguée. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (...). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi (...)
Le deuxième facteur à prendre en compte dans cet exercice de mise en balance est l’authenticité de l’information divulguée. Il est loisible aux autorités compétentes de l’État d’adopter des mesures destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à des imputations diffamatoires dénuées de fondement ou formulées de mauvaise foi (...). En outre, l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et responsabilités, et quiconque choisit de divulguer des informations doit vérifier avec soin, dans la mesure où les circonstances le permettent, qu’elles sont exactes et dignes de crédit (...)
La Cour doit par ailleurs apprécier le poids respectif du dommage que la divulgation litigieuse risquait de causer à l’autorité publique et de l’intérêt que le public pouvait avoir à obtenir cette divulgation (...) À cet égard, elle peut prendre en compte l’objet de la divulgation et la nature de l’autorité administrative concernée (...)
La motivation du salarié qui procède à la divulgation est un autre facteur déterminant pour l’appréciation du point de savoir si la démarche doit ou non bénéficier d’une protection. Par exemple, un acte motivé par un grief ou une animosité personnels ou encore par la perspective d’un avantage personnel, notamment un gain pécuniaire, ne justifie pas un niveau de protection particulièrement élevé (...) Il importe donc d’établir si la personne concernée, en procédant à la divulgation, a agi de bonne foi et avec la conviction que l’information était authentique, si la divulgation servait l’intérêt général et si l’auteur disposait ou non de moyens plus discrets pour dénoncer les agissements en question.
Enfin, l’évaluation de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but légitime poursuivi passe par une analyse attentive de la peine infligée et de ses conséquences (...) »
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
α. Les domaines en jeu en l’espèce
51. En l’espèce, la Cour observe que, en avril 2007, l’hebdomadaire Nokta a publié un article, élaboré à partir de documents classés « confidentiels » par l’état-major des forces armées, qui révélait, entre autres, le système d’évaluation des éditeurs de presse et des journalistes que ce dernier avait mis en place dans le but d’exclure de certaines invitations et activités les journalistes supposés être des « opposants » à l’armée. À la suite d’une demande d’ouverture d’une instruction par l’état-major, le tribunal militaire a ordonné une perquisition dans les locaux de l’hebdomadaire afin de saisir les documents qui auraient été transmis au rédacteur en chef de Nokta. Selon les autorités judiciaires, ces documents pouvaient servir à identifier l’officier ou le fonctionnaire lanceur d’alerte au sein de l’état‑major. Le tribunal militaire a aussi ordonné l’extraction de tous les contenus informatiques disponibles dans les locaux de l’hebdomadaire. Alors même que les documents sollicités avaient bien été remis au parquet dès le début de la perquisition, les fichiers sauvegardés dans 46 ordinateurs se trouvant dans les locaux de Nokta ont été copiés sur des disques externes conservés par le parquet.
52. Pour déterminer si la mesure litigieuse a respecté le juste équilibre entre, d’une part, la liberté d’expression et la liberté de la presse – qui incluent la protection des sources journalistiques et la protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte – et, d’autre part, la protection des données confidentielles des organes étatiques, la Cour prendra en compte les aspects suivants : les intérêts en présence, le contrôle exercé par les juridictions internes, le comportement des requérants et la proportionnalité des mesures incriminées.
β. Intérêts du public à voir divulguer des informations et à voir protéger les sources de celles-ci
– Contribution au débat public sur des questions d’intérêt général
53. La Cour note que les documents divulgués par l’hebdomadaire contenaient des évaluations, effectuées par l’état-major des forces armées, d’organes de presse accrédités, de journalistes nommément désignés et des politiques éditoriales de divers journaux. Il ressort du dossier que les forces armées n’ont pas démenti l’existence d’une liste d’articles de presse accompagnés d’une évaluation favorable (« plus ») ou défavorable (« moins »), destinée à guider la sélection des journalistes qui seraient invités lors des événements organisés par l’état-major des forces armées ou autorisés à couvrir ceux-ci.
54. La Cour observe également que l’article litigieux a été publié dans le contexte des débats publics relatifs à des questions qui étaient largement évoquées par les médias et qui divisaient l’opinion publique en Turquie, à savoir l’intervention des forces armées dans la politique générale du pays. Les enquêtes engagées par le parquet en 2007 contre certains officiers des forces armées et des personnalités publiques, soupçonnés, entre autres, de manipuler la presse et d’inciter à des manifestations de protestation contre le gouvernement dans le cadre du plan d’action Sarıkız, témoignent de l’importance du débat public en la matière (voir, entre autres, Levent Bektaş c. Turquie (déc.), no 70026/10, 7 février 2012).
55. Quant à la question de savoir si l’article et les informations divulguées étaient susceptibles de nourrir le débat sur le sujet, la Cour observe que les principales organisations professionnelles représentant les médias ont protesté contre l’opération de sélection des éditeurs de presse et des journalistes à laquelle aurait procédé l’état-major général des forces armées, la qualifiant d’arbitraire et de préjudiciable à la liberté d’expression et à la liberté de la presse. En effet, l’on peut aisément considérer que la tenue de fichiers dans lesquels les journalistes ont été classés selon leur tendance politique et l’utilisation de ces fichiers pour écarter certains d’entre eux de la diffusion d’informations d’intérêt général relèvent du droit du public à recevoir des informations, qui constitue l’un des droits principaux prévus par l’article 10 de la Convention.
56. Partant, aux yeux de la Cour, les points de vue soutenus et la teneur des documents divulgués dans l’article en question étaient, sans doute aucun, susceptibles de contribuer au débat public sur les relations des forces armées avec la politique générale.
– Protection des sources journalistiques
57. Les faits de la cause montrent que, aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré les informations confidentielles en question aux requérants, les autorités judiciaires ont procédé à la perquisition et aux saisies en surprenant les journalistes sur leur lieu de travail et qu’elles ont ainsi eu accès à tous les documents détenus par les intéressés. Il s’agit d’un acte plus grave qu’une simple sommation de révéler l’identité de la source des informations en cause.
58. La Cour observe également que le premier requérant, le directeur de publication de l’hebdomadaire, a fourni aux enquêteurs, lorsque ceux-ci se sont présentés au siège, les documents sollicités par le parquet militaire. Or la remise de ces documents n’a pas empêché les autorités de transférer sur des disques externes, pendant soixante-cinq heures environ, les contenus informatiques de 46 ordinateurs sur lesquels les journalistes de Nokta travaillaient. L’intervention des autorités judiciaires s’est ainsi étendue au-delà de la demande initiale que le parquet militaire avait formulée par téléphone le 6 avril 2007, à savoir la remise, en l’état, du dossier tel qu’il avait été fourni par le lanceur d’alerte.
59. La Cour estime qu’une telle intervention est de nature à dissuader toutes les sources potentielles d’aider la presse à informer le public sur les questions concernant les forces armées, même si elles sont d’intérêt général.
– Protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte
60. La Cour constate que, contrairement à ce que le tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air a exposé dans sa décision du 24 avril, il ressort des décisions rendues par les tribunaux militaires le 10 avril et le 24 avril 2007 que l’enquête avait bien pour buts l’identification des responsables de la fuite survenue au sein de l’état-major et l’arrestation de ceux‑ci. Elle estime que les requérants, en protégeant leurs sources d’information, protégeaient aussi les fonctionnaires lanceurs d’alerte.
61. La Cour peut accepter que les devoirs et les responsabilités qu’assument les journalistes qui exercent leur droit à la liberté d’expression puissent inclure le devoir de ne pas publier les renseignements que des fonctionnaires lanceurs d’alerte leur ont fournis, jusqu’à ce que ces fonctionnaires aient utilisé les procédures administratives internes prévues pour faire part de leurs préoccupations à leurs supérieurs (voir, entre autres, mutatis mutandis, Colombani et autres, précité, § 65, combiné avec Guja, précité, § 73). Cependant, dans la présente affaire, après avoir constaté que la teneur des documents divulgués par les présumés lanceurs d’alerte était à même de contribuer au débat public, la Cour relève aussi que la législation en Turquie ne comportait aucune disposition concernant la divulgation par les membres des forces armées d’actes potentiellement irréguliers commis sur le lieu de travail. Le Gouvernement n’a soumis aucun élément montrant que des moyens existaient au sein des forces armées pour contester pareilles pratiques. Partant, on ne peut reprocher aux requérants d’avoir publié les informations qui leur avaient été fournies sans avoir attendu que leurs sources et/ou leurs lanceurs d’alerte eussent fait part de leurs préoccupations par la voie hiérarchique.
γ. Les intérêts protégés des autorités nationales
– Confidentialité des affaires militaires
62. La Cour peut admettre que le caractère confidentiel des informations portant sur l’organisation et le fonctionnement internes des forces armées soit a priori justifié. Cependant, pareille confidentialité ne saurait être protégée à n’importe quel prix. La Cour se réfère sur ce point au principe en vertu duquel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, par exemple, Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Ce principe doit aussi être respecté quand il s’agit d’apprécier une ingérence dans l’exercice d’un droit. Il en découle que, pour qu’ils puissent passer pour être légitimes, les arguments invoqués par le Gouvernement doivent être fondés concrètement et effectivement sur les motifs énoncés dans le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. En tant qu’exceptions à l’exercice du droit à la liberté d’expression, ceux-ci appellent un examen attentif et soigneux par la Cour. La Cour estime que la tâche d’information et de contrôle accomplie par les médias s’étend également aux actes des forces armées. Dès lors, l’exclusion absolue du débat public des questions relevant des forces armées n’est pas acceptable. En conséquence, il convient de vérifier si la divulgation des documents et la publication de l’article y relatif étaient de nature à causer aux intérêts du pays un « préjudice considérable » (voir, dans le même sens, Hadjianastassiou, précité, § 45).
En l’espèce, la Cour note que le dossier ne révèle pas les raisons pour lesquelles les documents mentionnés dans l’article en question étaient classés « confidentiels ». Le Gouvernement s’est borné à signaler que les documents en cause avaient été classés « confidentiels » par les autorités militaires sans soumettre à la Cour des pièces pertinentes et convaincantes susceptibles de justifier ce classement.
Par ailleurs, la Cour note que le Gouvernement n’est pas parvenu à démontrer que la divulgation des documents de l’état-major a effectivement eu des répercussions négatives pour l’image des relations que les autorités militaires entretiennent avec les médias et l’opinion publique. Elle estime que le contenu de l’article en question, dénonçant, documents divulgués à l’appui, une pratique de l’administration qui limitait la diffusion des informations à destination de l’opinion publique, était hautement pertinent dans le débat sur la question d’une discrimination des médias par des organes de l’État. Elle observe aussi qu’il n’a été soutenu ni par les autorités judiciaires nationales ni par le Gouvernement que le style de l’article litigieux ou le moment de sa publication pouvaient être la source de difficultés de nature à causer un « préjudice considérable » aux intérêts de l’État.
– Maintien de la confiance des citoyens dans les autorités nationales concernées
63. La Cour peut admettre qu’il est dans l’intérêt général de maintenir la confiance des citoyens dans le respect du principe du traitement égalitaire des médias par les autorités officielles de l’État, y compris les forces armées. En même temps, le citoyen a un intérêt à recevoir des éclaircissements lorsque des pratiques discutables portant sur la liberté de la presse sont reprochées à une institution publique. La Cour considère que l’intérêt général à la divulgation d’informations faisant état de pratiques discutables de la part des forces armées dans le domaine de la liberté de recevoir des informations est si important dans une société démocratique qu’il l’emporte sur l’intérêt qu’il y a à maintenir la confiance du public dans cette institution. Elle rappelle à cet égard qu’une libre discussion des problèmes d’intérêt public est essentielle dans un État démocratique et qu’il faut se garder de décourager les citoyens de se prononcer sur de tels problèmes (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 29, série A no 149, et Bucur et Toma c. Roumanie, no 40238/02, § 115, 8 janvier 2013).
δ. Contrôle des juridictions nationales
64. Il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux États parties à la Convention dans la définition de leurs intérêts nationaux, domaine qui relève traditionnellement du noyau dur de la souveraineté étatique. Pour autant, il se peut que des considérations relatives à l’équité d’une procédure doivent être prises en compte dans l’examen d’une ingérence dans l’exercice des droits garanti par l’article 10 (Stoll, précité, § 137). Il en résulte que, en l’espèce, la Cour est appelée à vérifier si l’application purement formelle de la notion de « confidentialité » qui sous-tend l’article 336 du code pénal relatif à la divulgation d’informations confidentielles est compatible avec les exigences de la Convention. En d’autres termes, il convient d’examiner si l’application purement formelle de cette notion liait le juge au point de l’empêcher de prendre en compte le contenu matériel des documents confidentiels en vue de procéder à une mise en balance des intérêts en jeu. Pareille impossibilité ferait en effet obstacle au contrôle de la justification d’une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 10 de la Convention.
65. La Cour note que les tribunaux militaires ont omis de vérifier si le classement « confidentiel » était justifié au regard des documents élaborés par la division des relations publiques de l’état-major général. Ces juridictions n’ont pas répondu non plus à la question de savoir si l’intérêt du maintien de la confidentialité de ces documents primait sur l’intérêt qu’avait le public à prendre connaissance de la façon dont les services des relations publiques de l’état-major général traitaient les divers organes des médias. En fait, les juridictions internes, considérant comme acquise la nécessité d’accorder à ces documents le statut de secret d’État, ont mis plutôt l’accent sur la responsabilité pénale des fonctionnaires lanceurs d’alerte et sur celle des requérants journalistes qui refusaient de fournir les documents afin de protéger leurs sources d’information. Elles auraient par conséquent dû examiner, dans le cadre de la protection des lanceurs d’alerte, si les fonctionnaires en question disposaient de procédures ou des moyens administratifs internes spéciaux susceptibles de leur permettre de faire part de leurs préoccupations à leur supérieurs et si les informations qu’ils avaient divulguées étaient de nature à contribuer au débat public, ce qu’elles n’ont pas fait.
66. En conclusion, dès lors que les juridictions militaires n’ont pas vérifié si le classement « confidentiel » des informations divulguées par les requérants était justifié et qu’elles n’ont pas procédé à une mise en balance des divers intérêts en jeu en l’espèce, la Cour doit constater que l’application formelle de la notion de confidentialité des documents d’origine militaire a empêché les juridictions internes de contrôler la compatibilité de l’ingérence litigieuse avec l’article 10 de la Convention.
ε. Comportement des requérants
67. La Cour examine ensuite si, du point de vue de sa forme, l’article publié par les requérants respectait les règles déontologiques et si les requérants avaient agi de bonne foi.
68. En premier lieu, la Cour ne décèle aucune carence dans la forme de la publication. Les requérants s’étaient concentrés sur la stratégie élaborée par les services concernés de l’armée quant au traitement des éditeurs de presse et des journalistes en fonction de leur classement selon les critères « favorable » ou « défavorable » aux forces armées, et ce sans sortir du contexte. Ils n’ont pas caché non plus aux lecteurs des éléments qui n’appelaient pas de critiques à l’égard des forces armées. En outre, les requérants n’ont pas attaqué personnellement les membres de l’état-major par le biais de propos diffamatoires fondés sur des faits dont la réalité n’aurait pas été établie. Au contraire, dans leur manière de présenter le sujet, ils en ont respecté l’importance et le sérieux, sans user d’effets de style susceptibles de détourner le lecteur d’une information objective.
69. En deuxième lieu, la Cour n’aperçoit aucune raison de penser que les requérants étaient motivés par la volonté de tirer des avantages personnels de la publication de leur article, qu’ils nourrissaient des griefs personnels à l’égard des services concernés des forces armées ou qu’ils étaient mus par une quelconque autre intention cachée.
70. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne peut que constater que les requérants n’avaient d’autre intention que d’informer le public sur une question d’intérêt général.
ζ. Proportionnalité de l’ingérence
71. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des mesures incriminées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999‑IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004‑VI).
72. Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que les mesures litigieuses en cause ne constituent pas une forme de censure visant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareilles mesures sont de nature à dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elles risquent d’entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle (Stoll, précité, § 154).
73. En l’espèce, la Cour estime que la perquisition effectuée dans les locaux professionnels des requérants ainsi que le transfert sur des disques externes de tous les contenus des ordinateurs des journalistes et la conservation par le parquet de ces disques étaient plus attentatoires à la protection des sources qu’une sommation de révéler l’identité des informateurs. En effet, l’extraction sans discrimination de toutes les données se trouvant dans les supports informatiques permettait aux autorités de recueillir des informations sans lien avec les faits poursuivis.
74. Cette intervention risquait non seulement d’avoir des répercussions très négatives sur les relations des requérants avec l’ensemble de leurs sources d’information, mais également d’avoir un effet dissuasif sur d’autres journalistes ou d’autres fonctionnaires lanceurs d’alerte, en les décourageant de signaler les agissements irréguliers ou discutables d’autorités publiques.
75. Partant, la Cour considère que l’intervention en cause était disproportionnée au but poursuivi.
η. Conclusion
76. Compte tenu de ce qui précède, notamment de l’importance de la liberté d’expression relativement aux questions d’intérêt général et de la nécessité de protéger les sources journalistiques dans ce domaine, y compris lorsque ces sources sont des fonctionnaires ayant constaté et signalé des comportements ou des pratiques qu’ils estimaient contestables sur leur lieu de travail, la Cour, après avoir pesé les divers autres intérêts ici en jeu, à savoir principalement la confidentialité des affaires militaires, considère que l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression des requérants, en particulier à leur droit de communiquer des informations, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée au but légitime visé et que, de ce fait, elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
77. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Ernst contre Belgique du 15 juillet 2003 Hudoc 4488 requête 33400/96
Le requérant est directeur d'un journal qui subit des perquisitions générales et massives de la part de la police à la suite de publications sur une affaire judiciaire sensible. Les journalistes avaient refuser de divulguer leurs sources.
La Cour constate le but légitime de l'ingérence prévue par la loi
"La Cour estime que l'ingérence visait à empêcher la divulgation d'informations confidentielles, à protéger la réputation d'autrui et plus globalement à garantir l'autorité et l'impartialité du procès verbal judiciaire"
LE CARACTERE IMPERATIF DE LA "NECESSITE"
"La protection des sources journalistiques est l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L'absence d'une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d'aider la presse à informer le public sur des questions d'intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de "chien de garde" et son aptitude à fournier des informations précises et fiables pourrait s'en trouver amoindrie.
Eu égard à l'importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, pareille mesure ne saurait se concilier avec l'article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d'intérêt public"
En examinant l'espèce, la Cour regrette le caractère massif et systématique des saisies concernant des journalistes dont certains n'avaient même pas étaient auteurs des articles litigieux.
La Cour constate le déséquilibre de la balance entre les saisies et le but légitime visé:
"La Cour en arrive à la conclusion que le Gouvernement n'a pas démontré qu'une balance équitable des intérêts en présence a été préservée. A cet égard, elle rappelle que "les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer leur contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l'article 10 font pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique".
En l'occurrence, même si l'on devait considérer que les motifs invoqués étaient "pertinents" la Cour estime qu'ils n'étaient pas en tout cas "suffisants" pour justifier des perquisitions et saisies d'une telle envergure.
§105: Elle en conclut que les mesures litigieuses ne représentaient pas des moyens raisonnablement proportionnées à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse.
Il y a donc donc eu violation de l'article 10 de la Convention"
ARRÊT GRANDE CHAMBRE
SANOMA UITGEVERS BV c. PAYS BAS 14 septembre 2010 requête nos 38224/03
LA PROTECTION DES SOURCES PEUT ETRE LEVEE SUR DECISION DU JUGE DU SIEGE
En l'espèce, les Pays Bas sont condamnés non pas pour avoir exigé copie de leurs films pour rechercher et reconnaître les malfaiteurs.
Les Pays Bas sont condamnés sur le fait que la remise forcée des films n'ait pas été ordonnée par un juge indépendant du siège mais par le procureur qui menait l'enquête.
La société requérante, Sanoma Uitgevers B.V., est une société néerlandaise ayant son siège à Hoofddorp (Pays-Bas) et dont l’activité consiste à publier et vendre des magazines. L’affaire concerne des photographies, devant accompagner un article au sujet de courses automobiles illégales, que la société requérante fut contrainte de remettre à la police qui enquêtait sur une autre infraction, bien que les journalistes se fussent fortement élevés contre l’obligation de livrer des informations propres à permettre l’identification de leurs sources.
Le 12 janvier 2002, une course de voitures illégale eut lieu dans une zone industrielle à la périphérie de la ville de Hoorn. La société requérante affirme que des journalistes travaillant pour son magazine Autoweek – et qui avaient l’intention de publier un article au sujet des courses automobiles illégales – se virent offrir la possibilité de prendre des photos de la course à condition de donner l’assurance que l’identité des participants ne serait pas divulguée. Les photographies devaient être retouchées de manière à ce que les voitures et les spectateurs ne pussent être identifiés, puis sauvegardées sur un CD-ROM. Finalement, la course fut interrompue par la police, qui était sur place. Il ne fut procédé à aucune arrestation.
La police fut par la suite amenée à penser que l’un des véhicules (une Audi RS4) qui avait participé à la course de rue avait été utilisée pour s’enfuir par les auteurs d’un casse bélier qui avait eu lieu le 1er février 2001 au cours duquel un distributeur de billets avait été dérobé et un passant menacé à l’aide d’une arme à feu.
Plus tard dans la même journée, la police tenta de se faire remettre le CD-Rom où se trouvaient contenues les photographies en question. La société requérante s’y refusa afin de protéger l’anonymat de ses sources journalistiques. Le procureur d’Amsterdam délivra alors à la société requérante une injonction au titre de l’article 96a du code de procédure pénale lui ordonnant de remettre les photographies ainsi que toutes pièces connexes concernant la course. Le rédacteur en chef du magazine refusa de remettre les photographies, invoquant à nouveau l’engagement que les journalistes avaient pris envers les participants quant à la protection de leur anonymat. Le 1er février 2002 à 18 h 01, le rédacteur en chef fut arrêté et fut présenté au procureur d’Amsterdam. Il fut libéré à 22 heures.
L’avocat de Sanoma Uitgevers B.V. invita les procureurs, qui y consentirent, à solliciter l’intervention du juge d’instruction de garde du tribunal d’arrondissement d’Amsterdam qui, tout en reconnaissant d’emblée que la loi ne lui donnait aucune compétence en la matière, exprima l’avis que les nécessités de l’enquête pénale l’emportaient sur le privilège journalistique de la société requérante.
Le 2 février 2002 à 1 h 20 du matin, la société requérante remit, non sans protester, le CD-ROM au procureur, qui le plaça formellement sous main de justice.
Le 15 avril 2002, la société requérante forma une plainte devant le tribunal régional, sollicitant la mainlevée de la saisie et la restitution du CD-ROM, la délivrance à la police et au parquet d’une injonction leur ordonnant de détruire les éventuelles copies des données enregistrées sur le CD-ROM et d’une autre leur interdisant de prendre connaissance ou de faire usage des informations contenues dans le CD-ROM. Le 19 septembre 2002, le tribunal d’arrondissement fit droit uniquement à la demande de mainlevée de la saisie et de restitution du CD-ROM à la société requérante.
Article 10
Comme la chambre, la Cour n’aperçoit aucune raison de mettre en doute l’affirmation de Sanoma Uitgevers B.V. selon laquelle ses journalistes s’étaient engagés à ne pas révéler l’identité des participants à la course automobile illégale en question. L’affaire concerne une injonction de remise de matériaux journalistiques renfermant des informations propres à permettre d’identifier les sources journalistiques. Cela suffit pour que la Cour estime que l’injonction constituait en soi une ingérence dans la liberté de la société de recevoir et de communiquer des informations garantie par l’article 10 § 1.
Contrairement à la chambre, la Grande Chambre estime toutefois que l’ingérence n’était pas « prévue par la loi ».
Il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse avait une base légale (l’article 96a § 3 du code de procédure pénale). La discussion porte sur la qualité de la loi (en particulier sur les garanties procédurales requises).
La Cour relève qu’une injonction de divulgation des sources peut avoir un impact préjudiciable non seulement sur les sources, dont l’identité peut être révélée, mais également sur le journal ou toute autre publication visée par l’injonction, dont la réputation auprès des sources potentielles futures peut être affectée négativement par la divulgation, et sur les membres du public, qui ont un intérêt à recevoir les informations communiquées par des sources anonymes.
Au premier rang des garanties exigées doit figurer la possibilité de faire contrôler la mesure par un juge ou tout autre organe décisionnel indépendant et impartial. Le contrôle requis doit être mené par un organe, distinct de l’exécutif et des autres parties intéressées, investi du pouvoir de dire, avant la remise des éléments réclamés, s’il existe un impératif d’intérêt public l’emportant sur le principe de protection des sources des journalistes et, dans le cas contraire, d’empêcher tout accès non indispensable aux informations susceptibles de conduire à la divulgation de l’identité des sources.
Dans les cas urgents, un contrôle indépendant mené à tout le moins avant que les éléments obtenus ne soient consultés et exploités devrait être suffisant pour permettre de déterminer si une question de confidentialité se pose et de peser les divers intérêts en jeu. Un contrôle indépendant pratiqué seulement après la remise d’éléments susceptibles de conduire à l’identification de sources est inapte à préserver l’essence même du droit à la confidentialité.
Le juge ou autre organe indépendant et impartial doit donc être en mesure d’effectuer avant toute divulgation cette mise en balance des risques potentiels et des intérêts respectifs relativement aux éléments dont la divulgation est demandée. La décision à prendre doit être régie par des critères clairs, notamment quant au point de savoir si une mesure moins intrusive peut suffire. Le juge ou autre organe compétent doit avoir la faculté de refuser de délivrer une injonction de divulgation ou d’émettre une injonction de portée plus limitée ou plus encadrée, de manière à ce que les sources concernées puissent échapper à la divulgation de leur identité. En cas d’urgence, une procédure doit pouvoir être suivie qui permette d’identifier et d’isoler, avant qu’elles ne soient exploitées par les autorités, les informations susceptibles de permettre l’identification des sources de celles qui n’emportent pas semblable risque.
Aux Pays-Bas, depuis l’entrée en vigueur de l’article 96a, cette décision est confiée au procureur plutôt qu’à un juge indépendant. Du point de vue procédural, le procureur est une « partie » et ne peut guère passer pour suffisamment objectif et impartial.
La Cour estime qu’on ne peut pas voir non plus dans l’intervention du juge d’instruction en l’espèce une garantie adéquate ; le juge d’instruction avait un rôle uniquement consultatif et son intervention s’est faite en dehors de toute base légale, comme il l’a du reste lui-même reconnu. Il n’avait donc pas la faculté de délivrer une injonction, de rejeter ou d’accueillir une demande d’injonction ou de mettre des conditions ou des limites à une injonction. Pareille situation ne peut guère être réputée compatible avec l’état de droit. La Cour ajoute qu’elle serait parvenue à cette conclusion sur chacun des deux aspects mentionnés s’ils avaient été considérés séparément.
Ces déficiences ne furent pas purgées par le tribunal d’arrondissement, tout aussi impuissant à empêcher le procureur et la police d’examiner les photographies stockées sur le CD-ROM une fois celui-ci parvenu en leur possession.
En conclusion, la qualité de la loi était déficiente dans la mesure où il n’existait aucune procédure entourée de garanties légales adéquates qui eût permis à la société requérante d’obtenir une appréciation indépendante du point de savoir si l’intérêt de l’enquête pénale qui était en cours devait l’emporter sur l’intérêt public à la protection des sources des journalistes. Il y a donc eu violation de l’article 10 à raison du fait que l’ingérence incriminée n’était pas « prévue par la loi ».
RESSIOT ET AUTRES c. FRANCE Requêtes nos 15054/07 et 15066/07 du 28 juin 2012
Les perquisitions et les saisies effectuées dans les locaux de "l'Equipe" et du "Point" étaient des mesures disproportionnées compte tenu de l’intérêt d'assurer et de maintenir la liberté de la presse dans une société démocratique
L’affaire concerne des investigations conduites dans les locaux des journaux L’Equipe et Le Point, ainsi qu’au domicile de journalistes accusés de violation du secret de l’instruction et de recel. Il s’agissait pour les autorités de découvrir l’origine de fuites ayant eu lieu au sujet d’une enquête portant sur un éventuel dopage de coureurs cyclistes de l'équipe COFIDIS participante au tour de France.
a) Principes généraux
98. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière (voir, entre autres, Worm c. Autriche, 29 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-V, pp. 1550-1551, § 47 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I, § 45 et Dupuis c. France, no 1914/02, § 33, 7 juin 2007, CEDH 2007-...).
99. La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, § 39 ; Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 57, CEDH 2003-IV ; Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 91, 15 juillet 2003 et Tillack c. Belgique, no20477/05, § 53, 27 novembre 2007).
100. La presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique ; si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 233-234, § 37 ; Fressoz et Roire précité, § 45).
101. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Lorsqu’il y va de la presse, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume‑Uni, précité, pp. 500-501, § 40, Worm c. Autriche, précité, § 47 et Tillack c. Belgique, précité, § 55).
102. Par ailleurs, comme la Cour l’a rappelé dans l’arrêt Dupuis et autres (précité, § 42), l’importance du rôle des médias dans le domaine de la justice pénale est très largement reconnue.
De plus, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a d’ailleurs adopté la Recommandation Rec(2003)13 sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales ; celle-ci rappelle que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations et souligne l’importance des reportages réalisés sur les procédures pénales pour informer le public et permettre à celui-ci d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système de justice pénale. En annexe à cette Recommandation figure notamment le droit du public à recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias, ce qui implique pour les journalistes le droit de pouvoir librement rendre compte du fonctionnement du système de justice pénale voir paragraphe 61 ci-dessus). Ainsi, il convient d’apprécier avec la plus grande prudence, dans une société démocratique, la nécessité de punir pour recel de violation de secret de l’instruction ou de secret professionnel des journalistes qui participent à un débat public d’une telle importance, exerçant ainsi leur mission de « chiens de garde » de la démocratie.
Par conséquent, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Roemen et Schmit, précité, § 46, Goodwin, précité, §§ 39-40 et mutatis mutandis Nordisk Film & TV A/S c. Danemark (déc.), no 40485/02, CEDH 2005‑XIII), et une ingérence ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public (Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 51, 14 septembre 2010).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
103. Les mesures litigieuses s’analysent en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le ou lesdits buts.
i. “Prévue par la loi”
104. La Cour rappelle que l’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé. Elles n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Hertel c. Suisse, 25 août 1998, Recueil 1998-VI, § 35 et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 43, CEDH 2004‑VI).
105. La Cour rappelle également que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996‑V, p. 1629, § 35). La prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, notamment, les arrêts Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, série A no 316‑B, p. 71, § 37, et Grigoriades c. Grèce, 25 novembre 1997, Recueil 1997‑VII, p. 2587, § 37).
106. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier. Aussi peut-on attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Cantoni, ibidem).
107. Dans le cas d’espèce, en ce qui concerne plus précisément l’accessibilité et la prévisibilité de la loi, la Cour constate que les requérants sont journalistes et travaillent respectivement pour un quotidien et pour un hebdomadaire.
Elle note par ailleurs que le droit applicable et appliqué en l’espèce consistait en un article du code de procédure pénale édictant le secret de l’instruction (article 11) et en plusieurs articles du code pénal traitant de l’infraction de recel (articles 321-1 et 226-13 notamment).
108. La Cour considère dès lors que le fait qu’un autre tribunal de premier degré ait tranché différemment dans une affaire portant également sur des faits de recel du secret de l’enquête et de l’instruction ne suffit pas à établir que la loi était imprévisible.
En conclusion, la Cour est d’avis que les requérants ne sauraient soutenir qu’ils ne pouvaient prévoir « à un degré raisonnable » les conséquences que la publication des articles en cause était susceptible d’avoir pour eux sur le plan judiciaire. La Cour en déduit que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.
ii. But légitime
109. La Cour a déjà considéré qu’une ingérence découlant du secret de l’instruction tendait à garantir la bonne marche d’une enquête, donc à protéger l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire (Weber c. Suisse, arrêt du 22 mai 1990, série A no 177, § 45 et Ernst et autres, précité, § 45). Eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, la Cour estime que l’ingérence visait à empêcher la divulgation d’informations confidentielles, à protéger la réputation d’autrui et plus globalement à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
iii. Nécessaire dans une société démocratique
110. La question essentielle est celle de savoir si l’ingérence critiquée était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le but poursuivi. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants.
111. L’article 10 protège le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général dès lors qu’ils s’expriment de bonne foi, sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (Colombani et autres c. France, arrêt du 25 juin 2002, § 65, CEDH 2002-V et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007).
112. En particulier, on ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. A la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 66, 24 novembre 2005).
Comme la Cour l’a déjà souligné, il convient que les journalistes, qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours, gardent ce principe à l’esprit car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale (ibidem, et Worm, précité, § 50). Enfin, il y a lieu de rappeler que toutes les personnes, y compris les journalistes, qui exercent leur liberté d’expression assument des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de la situation (Dupuis et autres, précité, § 43, et Campos Dâmaso c. Portugal, no 17107/05, § 35, 24 avril 2008).
113. En l’espèce, il convient tout d’abord de relever que les requérants étaient soupçonnés de recel de violation du secret de l’instruction car ils avaient publié dans plusieurs articles des passages in extenso de procès‑verbaux de transcriptions d’écoutes téléphoniques, une liste de produits trouvés lors d’une perquisition et des pièces de procédure concernant une enquête en cours sur l’usage de substances prohibées dans le milieu du cyclisme.
114. La Cour observe d’emblée que le thème des articles publiés, le dopage dans le sport professionnel, en l’occurrence le cyclisme, et donc les problèmes de santé publique en découlant, concernait un débat qui était d’un intérêt public très important.
115. Elle rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV).
116. A la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt public, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, parmi d’autres, Jersild, précité, § 31 ; De Haes et Gijsels, précité, § 39). Il en allait tout particulièrement ainsi en l’espèce, s’agissant d’un problème de dopage dans le cyclisme professionnel. La découverte de ces faits suscita un vif intérêt dans l’opinion publique. Les articles en cause répondaient ainsi à une demande croissante du public désireux de disposer d’informations sur les pratiques de dopage dans le sport et les problèmes de santé qui en découlent. Le public avait dès lors un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur cette enquête.
117. Certes, quiconque, y compris des journalistes, exerce sa liberté d’expression assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 in fine).
118. En l’occurrence, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles considéra que la publication de nombreuses informations couvertes par le secret de l’enquête, avait causé une « gêne considérable » dans l’organisation du travail du juge d’instruction et que celui-ci avait estimé que cette publication avait « torpillé » l’instruction en cours.
119. Toutefois, la Cour note que ce même juge d’instruction, interrogé dans le journal Le Monde sur des complications éventuelles ayant émaillé l’enquête, répondit que cette affaire n’était pas prioritaire pour le ministère de la Justice, que les effectifs de police qui l’assistaient étaient en nombre insuffisant et que des erreurs techniques avaient été commises. Il ne mentionna à aucun moment les articles qui avaient été publiés et leur répercussion négative éventuelle sur l’enquête en cours (voir paragraphe 32 ci-dessus).
120. Néanmoins, les auteurs, journalistes expérimentés, ne pouvaient ignorer que lesdits documents provenaient du dossier d’instruction et étaient couverts, selon les personnes à l’origine de la remise des documents, par le secret de l’instruction ou par le secret professionnel. Tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour souligne que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l’article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression. Il convient donc de déterminer si, dans les circonstances particulières de l’affaire, l’intérêt d’informer le public sur un sujet important tel que le dopage des sportifs (voir paragraphes 114 et 116 ci-dessus) l’emportait sur les « devoirs et responsabilités » pesant sur les requérants en raison de l’origine douteuse des documents qui leur avaient été adressés (Dupuis et autres, précité, § 42).
121. La Cour doit plus particulièrement déterminer si, en l’espèce, l’objectif de préservation du secret de l’instruction offrait une justification pertinente et suffisante à l’ingérence.
En effet, comme elle l’a déjà établi, une ingérence ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public (voir Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 51, CEDH 1999‑I).
122. Elle note que, dans la présente affaire, les mesures prises furent relativement tardives puisqu’intervenant entre le 24 septembre 2004 et janvier 2005, alors que les articles en cause avaient été publiés respectivement les 22 et 29 janvier et 9 et 10 avril 2004 et avaient été abondamment commentés entre temps.
Au moment où les perquisitions et les interceptions téléphoniques litigieuses eurent lieu, il est évident qu’elles avaient pour seul but de révéler la provenance des informations relatées par les requérants dans leurs articles. En effet, les démarches entreprises par les enquêteurs précédemment n’avaient pas permis de déterminer l’auteur ou les auteurs d’une éventuelle violation du secret de l’instruction ou du secret professionnel.
123. Ces informations tombaient ainsi, à n’en pas douter, dans le domaine de la protection des sources journalistiques. L’absence de résultat apparent des perquisitions et saisies opérées aux sièges des journaux et aux domiciles de certains des requérants n’enlève pas à ces dernières leur objet, à savoir trouver le responsable de la divulgation des informations confidentielles (voir, mutatis mutandis, Ernst et autres c. Belgique précité, § 100).
124. La Cour souligne que le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité des sources, mais un véritable attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection. Cela vaut encore plus en l’espèce, où les requérants traitaient d’un problème de santé publique et ne furent finalement pas condamnés (paragraphe 55 ci-dessus).
125. La Cour constate par ailleurs l’ampleur des mesures ordonnées en l’espèce (voir paragraphes 15 à 28 ci-dessus). Certaines d’entre elles ont certes été annulées par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles (voir paragraphes 42 à 45 ci-dessus). Toutefois, il convient de souligner que, dans des circonstances comme celles de l’espèce, si des mesures restreignant la liberté d’expression des journalistes ne peuvent être envisagées qu’en dernier recours, le respect de cette seule exigence ne dispense pas le Gouvernement d’établir l’existence d’un besoin social impérieux propre à justifier l’ingérence litigieuse. Or, la saisie et le placement sous scellés des listings des appels des premier et deuxième requérants, les perquisitions et saisies opérées le 13 janvier 2005 aux sièges des journaux Le Point et L’Equipe et les perquisitions opérées aux domiciles des deux premiers requérants furent validées par la chambre de l’instruction sans que soit démontrée l’existence d’un besoin social impérieux. Lors de la perquisition dans les locaux du journal Le Point furent notamment saisis et placés sous scellés les ordinateurs des troisième et quatrième requérant, la liste de la messagerie du quatrième requérant étant, quant à elle, éditée et également placée sous scellés. Ces perquisitions aux sièges de deux journaux, impressionnantes et spectaculaires, ne pouvaient que marquer profondément les professionnels qui y travaillaient et être perçues par eux comme une menace potentielle pour le libre exercice de leur profession.
En effet, les enquêteurs qui, munis de mandats de perquisition, surprennent des journalistes à leur lieu de travail ou à leur domicile, ont des pouvoirs d’investigation très larges du fait qu’ils ont, par définition, accès à toute leur documentation. La Cour, qui rappelle que « les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux » (voir Goodwin c. Royaume-Uni, précité, § 40), estime ainsi que les perquisitions et saisies litigieuses avaient un effet encore plus important quant à la protection des sources journalistiques que dans l’affaire Goodwin.
126. La Cour en arrive à la conclusion que le Gouvernement n’a pas démontré qu’une balance équitable des intérêts en présence a été préservée. A cet égard, elle rappelle que « les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer leur contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l’article 10 font pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique » (voir Goodwin c. Royaume-Uni, précité, § 45). En l’occurrence, même si l’on devait considérer que les motifs invoqués étaient « pertinents », la Cour estime qu’ils n’étaient pas en tout cas « suffisants » pour justifier des perquisitions et saisies d’une telle envergure.
127. Elle en conclut que les mesures litigieuses ne représentaient pas des moyens raisonnablement proportionnés à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
MARTIN ET AUTRES c. FRANCE du 12 avril 2012 Requête 30002/08
Une perquisition dans les locaux du Midi Libre, justifiée par des motifs pertinents mais non suffisants, a violé la liberté d'expression des journalistes : "La Cour est ainsi d’avis que si les motifs invoqués par les juridictions nationales peuvent certes passer pour « pertinents », ils ne peuvent être jugés « suffisants » pour justifier la perquisition incriminée."
a) Principes généraux
58. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I, § 45 et Dupuis c. France, no 1914/02, § 33, 7 juin 2007).
59. La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, parmi beaucoup d’autres, Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 46, CEDH 2003-IV ; Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 53, 27 novembre 2007, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001-III et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 93, CEDH 2004-XI).
60. La presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique ; si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, § 37 ; Fressoz et Roire précité, § 45).
61. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Lorsqu’il y va de la presse, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, § 40, Worm, précité, § 47 et Dupuis, précité, § 36).
62. Par ailleurs, il y a lieu de rappeler que toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, § 49 in fine). Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression, qui restent valables même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III, Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 66, CEDH 2006-... et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 102, CEDH 2007-V).
63. Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002-V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004-XI et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007).
64. Ces considérations jouent un rôle particulièrement important de nos jours, vu le pouvoir qu’exercent les médias dans la société moderne, car non seulement ils informent, mais ils peuvent en même temps suggérer, par la façon de présenter les informations, comment les destinataires devraient les apprécier. Dans un monde dans lequel l’individu est confronté à un immense flux d’informations, circulant sur des supports traditionnels ou électroniques et impliquant un nombre d’auteurs toujours croissant, le contrôle du respect de la déontologie journalistique revêt une importance accrue.
65. Là où la liberté de la « presse » est en jeu, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux », préalable nécessaire à toute mesure d’investigation portant sur les sources d’information des journalistes (voir mutatis mutandis Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, CEDH 2004-IV).
66. En outre, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (voir, par exemple, Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, § 58). La Cour doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l’espèce, les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 64, et Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 25, § 35).
67. Par conséquent, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Roemen et Schmit, précité, § 46 et Goodwin, précité, §§ 39-40), et une ingérence ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public.
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
i. Sur l’existence d’une ingérence
68. La Cour note que le Gouvernement soutient que les mesures prises en l’espèce ne sauraient être qualifiées d’ingérence car aucune condamnation n’a été prononcée contre les requérants, aucune source n’a été révélée par la perquisition en cause et les investigations n’ont pas entraîné de retard dans la diffusion de l’information.
69. Les requérants contestent cette thèse et exposent que la perquisition a bien eu lieu avec le concours de la force publique et d’un expert en informatique, que des documents saisis n’ont jamais été restitués et que le fait qu’aucune source n’ait été révélée importe peu.
70. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que des perquisitions qui avaient été menées au domicile et sur les lieux de travail de journalistes aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré aux intéressés des informations confidentielles s’analysaient en des atteintes aux droits résultant pour les journalistes du paragraphe 1 de l’article 10 ( voir Roemen et Schmit, précité, § 47, Ernst et autres c. Belgique, précité, § 94, Tillack, précité, § 56 et Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 61, 14 septembre 2010).
71. Elle a également précisé que l’absence de résultats des perquisitions ne leur enlève pas leur finalité, à savoir l’identification de l’auteur d’une violation du secret professionnel et donc la source du journaliste (Roemen et Schmit, précité, § 57).
72. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce ingérence dans la liberté des requérants de recevoir ou de communiquer des informations au sens de l’article 10 § 1 de la Convention.
73. La question se pose dès lors de savoir si pareille ingérence peut se justifier au regard du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu d’examiner si cette ingérence était « prévue par la loi », visait un « but légitime » au regard de ce paragraphe et était « nécessaire dans une société démocratique ».
ii. Sur la justification de l’ingérence
74. La Cour note que les requérants ne contestent pas que l’ingérence était prévue par la loi mais qu’ils soutiennent en revanche que son but n’était pas légitime car, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, il ne s’agissait pas de protéger les droits d’autrui et notamment la présomption d’innocence de M. J.B. ou la préservation d’informations confidentielles, mais bien de découvrir la source des journalistes.
75. La Cour estime, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, que l’ingérence visait à empêcher la divulgation d’informations confidentielles, à protéger la réputation d’autrui et, notamment, la présomption d’innocence.
76. La question essentielle est celle de savoir si l’ingérence critiquée était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le but poursuivi. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants.
77. La Cour note d’emblée que dans la présente affaire, les requérants, journalistes, ont publié dans un quotidien des extraits d’un rapport provisoire de la Cour régionale des comptes du Languedoc-Roussillon mettant en cause la gestion de cette région sous la présidence de M. J.B.
78. Force est de constater à cet égard que les articles litigieux contenaient principalement des informations au sujet de la gestion faite des fonds publics par certains élus locaux et fonctionnaires publics, telle qu’elle avait été mise en cause par un rapport provisoire de la Chambre régionale des comptes.
79. Il s’agissait là incontestablement d’un sujet d’intérêt général pour la collectivité locale, que les requérants avaient le droit de faire connaître au public à travers la presse. La circonstance que le sujet ait été soulevé précisément dans un rapport d’observations de la Chambre régionale des comptes ne fait que confirmer que les articles litigieux s’inscrivaient dans le cadre d’un débat présentant un intérêt pour la population locale, et que celle-ci avait le droit d’en être informée (Cumpănă et Mazăre, précité, § 95).
80. Pour autant que le Gouvernement allègue que ledit rapport avait un caractère provisoire (paragraphe 54 ci-dessus), la Cour souligne que le rôle des journalistes d’investigation est, précisément, d’informer et d’alerter le public sur des phénomènes indésirables dans la société, dès que les informations pertinentes entrent en leur possession. Or, une simple lecture des articles fait apparaître qu’à la date de sa rédaction les requérants avaient connaissance sinon du rapport définitif (publié le 4 septembre 2006) de la Chambre régionale des comptes, au moins de sa version initiale, les moyens par lesquels les intéressés s’étaient procuré le texte en cause relevant de la liberté d’investigation inhérente à l’exercice de leur profession (Cumpănă et Mazăre, précité, § 96).
81. La Cour relève que les journalistes avaient indiqué en première page du quotidien qu’il s’agissait d’un « rapport d’observations provisoires susceptible d’être modifié par les arguments de ceux qu’il met en cause ».
Par ailleurs, dans la page consacrée à ce rapport, un encadré de quarante-cinq lignes décrivait la procédure et précisait que les conclusions pouvaient changer après la réception des réponses des personnes mises en cause (voir paragraphe 8 ci-dessus).
Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants ont fait une présentation claire de la nature du rapport en cause et ont démontré ainsi leur bonne foi et un souci du respect de la déontologie de leur profession.
82. En ce qui concerne plus précisément la perquisition, la Cour note qu’elle eut lieu plus de huit mois après la publication des articles en cause. Au cours de cette perquisition, des documents furent saisis et placés sous scellés, dont, dans le bureau du troisième requérant, une copie du rapport, un cahier contenant des annotations manuscrites, un document de douze pages comportant des explications sur le budget de la région, ainsi qu’une pochette contenant des documents relatifs au budget primitif de la région. Le juge fit également procéder à une copie des disques durs des ordinateurs des requérants (paragraphe 12 ci-dessus).
83. La Cour relève que, selon le Gouvernement (voir paragraphe 52 ci-dessus), ces actes faisaient partie d’une série de mesures prises en vue de tenter d’identifier la ou les personnes qui avaient fourni la copie du rapport d’observations provisoires de la CRC aux journalistes. Elle constate toutefois qu’aucune précision n’a été apportée par le Gouvernement sur la nature des actes d’enquête qui auraient été effectués avant la perquisition.
Elle note en outre que, dans son arrêt du 3 juillet 2007, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Montpellier a elle-même indiqué que la perquisition avait pour but de découvrir comment les journalistes, soupçonnés de participation aux faits de violation du secret professionnel, avaient obtenu les informations à l’origine de leurs articles (voir paragraphe 18 ci-dessus).
84. Or, la Cour constate que le rapport en cause avait été communiqué aux président et ancien président du conseil régional du Languedoc-Roussillon et que des extraits avaient été adressés à soixante-six personnes mises en cause dans ce rapport (voir § 12 ci-dessus).
Il convient d’ailleurs de relever sur ce point que le juge d’instruction ayant mis les requérants en examen constata lui-même, dans son ordonnance du 22 mai 2007, que l’enquête n’avait pas permis de déterminer si l’auteur de la divulgation était tenu au secret professionnel.
La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Montpellier, souligna quant à elle, dans son arrêt du 4 octobre 2007, que les destinataires de ce rapport n’étaient pas tenues au secret professionnel et que les documents provisoires n’étaient pas classifiés erga omnes (voir § 24 ci-dessus).
85. La Cour rappelle que l’absence de résultat des perquisitions n’enlève pas à ces dernières leur objet, à savoir trouver l’auteur d’une violation du secret professionnel et donc la source des journalistes.
Elle note encore qu’en l’espèce, la perquisition litigieuse n’a pas été effectuée dans le cadre de la recherche d’une infraction que les requérants auraient commise en dehors de leurs fonctions de journalistes. Elle avait au contraire pour but la recherche des auteurs potentiels d’une violation du secret professionnel et de l’éventuelle illégalité subséquemment commise par les requérants dans l’exercice de leurs fonctions. Les mesures tombent ainsi, à n’en pas douter, dans le domaine de la protection des sources journalistiques (voir Roemen et Schmit, précité, § 52).
86. La Cour se demande si d’autres mesures que la perquisition au siège de la rédaction du journal n’auraient pas pu permettre au juge d’instruction de rechercher s’il y avait eu effectivement violation du secret professionnel. Force est en tout état de cause de constater que le Gouvernement omet de démontrer qu’en l’absence de la perquisition litigieuse, les autorités nationales n’auraient pas été en mesure de rechercher d’abord l’existence d’une éventuelle violation du secret professionnel et, ensuite, celle du recel de cette violation par les requérants (Ernst et autres, précité, § 20).
Elle souligne encore sur ce point que la chambre d’instruction de la cour d’appel a elle-même estimé qu’il n’était pas nécessaire que le juge d’instruction ait effectué antérieurement tous les actes possibles et qu’il relevait de sa seule conscience de déterminer s’il devait procéder à la perquisition (voir paragraphe 19 ci-dessus).
La Cour en induit que, procéder à d’autres actes d’instruction avant la perquisition, n’était pas une priorité pour les magistrats chargés de superviser l’instruction.
87. Au vu de tout ce qui précède, la Cour arrive à la conclusion que le Gouvernement n’a pas démontré que la balance des intérêts en présence, à savoir, d’une part, la protection des sources, et, de l’autre, la prévention et la répression d’infractions, a été préservée. A cet égard, elle rappelle que « les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer leur contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l’article 10 font pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique » (Goodwin, précité, § 45).
88. La Cour est ainsi d’avis que si les motifs invoqués par les juridictions nationales peuvent certes passer pour « pertinents », ils ne peuvent être jugés « suffisants » pour justifier la perquisition incriminée.
89. Elle conclut que la mesure litigieuse est à considérer comme disproportionnée et a violé le droit des requérants à la liberté d’expression reconnu par l’article 10 de la Convention.
SAINT-PAUL LUXEMBOURG S.A. c. LUXEMBOURG
du 18 avril 2013 Requête no 26419/10
En l'espèce, il s'agit de la perquisition dans le siège sociale et les locaux d'un journal
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
47. La requérante dénonce une violation de sa liberté d’expression. En effet, la mesure litigieuse serait critiquable en ce qu’elle consisterait à rechercher les sources du journaliste et qu’elle aurait un effet d’intimidation. Elle invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
48. Le Gouvernement conteste cette thèse essentiellement pour les mêmes motifs que ceux qu’il opposa au grief tiré de l’article 8. Il soutient également qu’il n’aurait nullement été question de rechercher les sources du journaliste car celle-ci étaient connues.
49. La Cour rappelle que la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, parmi beaucoup d’autres, Martin et autres c. France, no 30002/08, § 59, 12 avril 2012 ; Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 46, CEDH 2003-IV ; Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 53, 27 novembre 2007, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001-III, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 93, CEDH 2004‑XI et Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], précité, § 50).
50. Suivant la conception de la Cour, la « source » journalistique désigne « toute personne qui fournit des informations à un journaliste » ; par ailleurs, la Cour entend le terme « information identifiant une source » comme visant, dans la mesure où elle risque de conduire à identifier une source, tant « les circonstances concrètes de l’obtention d’informations par un journaliste auprès d’une source » que « la partie non publiée de l’information fournie par une source à un journaliste » (Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays-Bas, no 39315/06, § 86, 22 novembre 2012).
51. La Cour a déjà jugé que des perquisitions qui avaient été menées au domicile et sur les lieux de travail de journalistes aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré aux intéressés des informations confidentielles s’analysaient en des atteintes aux droits résultant pour les journalistes du paragraphe 1 de l’article 10 (Martin et autres c. France, no 30002/08, § 70, 12 avril 2012, Roemen et Schmit, précité, § 47, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 94, 15 juillet 2003, Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 56, 27 novembre 2007 et Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], précité, § 61)
52. Dans l’affaire Roemen et Schmit (précitée, § 47), l’exécution de l’ordonnance de saisie et de perquisition dans les locaux utilisés par les journalistes concernés n’avait pas permis d’obtenir les informations souhaitées. La Cour a aussi estimé (§ 57) que cette ordonnance constituait un acte plus grave qu’une sommation de divulgation de l’identité de la source parce que les enquêteurs qui, munis d’un mandat de perquisition, surprennent un journaliste à son lieu de travail, ont des pouvoirs d’investigation très larges du fait qu’ils ont, par définition, accès à toute la documentation détenue par le journaliste.
53. En l’espèce, le Gouvernement conteste que l’objet de la perquisition et de la saisie litigieuses ait été de découvrir les sources du journaliste.
54. La Cour constate qu’il ne ressort pas du dossier que d’autres sources que celles d’ores et déjà publiées dans l’article aient été relevées. Cependant, au regard de la compréhension qu’a la Cour d’une information susceptible d’identifier une source, et au regard de l’ampleur du pouvoir qu’a donné la perquisition aux autorités perquisitionnant le siège de la requérante, la Cour considère qu’en l’espèce, les policiers étaient, de par l’ordonnance litigieuse, en mesure d’accéder à des informations que le journaliste n’entendait pas publier et susceptibles de renseigner l’identité d’autres sources.
55. Cela suffit à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce « ingérence » dans la liberté de la requérante de recevoir ou de communiquer des informations au sens de l’article 10 § 1 de la Convention.
56. La question se pose dès lors de savoir si pareille ingérence peut se justifier au regard du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu d’examiner si cette ingérence était « prévue par la loi », visait un « but légitime » au regard de ce paragraphe et était « nécessaire dans une société démocratique ».
57. Au regard de ce qu’elle a retenu pour l’article 8 (paragraphes 41 et 42), la Cour estime que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime.
58. Quant à la nécessité d’une telle ingérence dans une société démocratique, la Cour rappelle que les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent, de la part de la Cour, l’examen le plus scrupuleux (voir Roemen et Schmit, précité, § 46).
59. La Cour constate qu’en l’espèce l’ordonnance litigieuse avait pour but de rechercher et de saisir « tous documents et objets sous quelque forme que ce soit et sur quelque support que ce soit en relation avec les infractions reprochées (...) ».
60. La Cour relève la formulation relativement large de cette mission. Le mandat de perquisition octroyait ainsi aux enquêteurs des pouvoirs assez étendus (voir, à titre de comparaison, Roemen et Schmit, précité, § 70). A cet égard, la Cour note que les policiers, qui exécutèrent la perquisition seuls, en l’absence de toute mesure de sauvegarde, avaient le soin d’apprécier la nécessité de saisir tel ou tel élément.
61. Même si la Cour ne peut, sur la base des éléments fournis par les parties, déterminer si l’objet de cette perquisition était de découvrir les sources du journaliste, force est de constater que la formulation large de l’ordonnance ne lui permet pas d’exclure cette possibilité. A cet égard, la Cour ne saurait se satisfaire de l’explication du Gouvernement, selon laquelle les sources figuraient déjà dans l’article litigieux. En effet, ce n’est pas parce que certaines sources avaient été publiées que d’autres sources potentielles ne pouvaient être découvertes lors de la perquisition. La Cour estime que la perquisition et la saisie litigieuses étaient disproportionnées dans la mesure où elles permettaient aux policiers de rechercher les sources du journaliste. La Cour relève à cet égard que l’introduction d’une clé USB dans un ordinateur est un procédé qui peut être de nature à extraire des données se trouvant dans la mémoire du support informatique, permettant ainsi aux autorités de recueillir des informations sans lien avec les faits poursuivis. L’ordonnance du 30 mars 2009 n’était pas assez restreinte pour éviter un éventuel abus. Puisque - comme le Gouvernement l’affirme devant la Cour - l’unique objet de la perquisition était de découvrir la véritable identité du journaliste ayant rédigé l’article, un libellé plus étroit, ne reprenant que cet objet, aurait été suffisant.
62. Compte tenu de ce qui précède, la Cour juge que la perquisition et saisie effectuée au siège de la requérante était, dans les circonstances de l’espèce, disproportionnée par rapport au but visé.
63.Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Stichting Ostade Blade c. Pays-Bas du 19 juin 2014 requête 8406/06
Non violation de l'article 10 : La protection des sources journalistiques ne s’étend pas à l’auteur d’attentats à la bombe
La Cour estime que la perquisition des locaux de la fondation requérante a constitué une ingérence, prévue par le droit néerlandais, dans l’exercice par la fondation du droit à la liberté d’expression.
La question concerne toutefois la nature de l’ingérence et le point de savoir si elle était justifiée comme étant « nécessaire dans une société démocratique » à la prévention du crime.
Concernant la nature de l’ingérence, la Cour considère que toutes les personnes auprès desquelles un journaliste obtient des informations ne peuvent être considérées comme étant des «sources» au sens de sa jurisprudence pertinente. Elle observe que l’informateur du magazine n’était pas mû par le souhait de fournir des informations dont le public avait le droit d’avoir connaissance. Au contraire, l’informateur revendiquait la responsabilité de crimes qu’il avait lui-même commis et sa recherche de publicité par l’intermédiaire du magazine visait à lui permettre de «revêtir le voile de l’anonymat pour échapper à sa responsabilité pénale». En conséquence, la Cour estime que l’informateur ne pouvait en principe se prévaloir de la même protection que celle accordée d’ordinaire aux «sources». Elle estime donc que la question de la «protection des sources» ne se posait pas en l’espèce.
Cela étant, la Cour conclut ensuite que la perquisition, qui avait pour but d’enquêter sur des crimes graves et d’empêcher d’autres attentats, a satisfait aux exigences de l’article 10 de la Convention, à savoir être nécessaire dans une société démocratique à la prévention du crime.
LA PRESSE DOIT RESPECTER LE SECRET JUDICIAIRE
LEEMPOEL & S.A. ED. CINE REVUE c. BELGIQUE Requête no 64772/01 du 9/11/2006
LE SECRET DE l'INSTRUCTION DOIT ÊTRE PROTEGE
"55. La mesure litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par les intéressés de leur liberté d’expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, §§ 34-37 ; Fressoz et Roire, précité, § 41).
1. « Prévue par la loi »
56. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » non seulement impose que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi vise la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible dans ses effets (voir, par exemple, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II, Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 56, CEDH 2001-VIII et Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III). La condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (Karademirci et autres c. Turquie, nos 37096/97 et 37101/97, § 40, CEDH 2005-I).
57. La Cour constate que la Cour de cassation belge a relevé qu’en vertu de l’article 1382 du code civil, le juge des référés peut enjoindre à l’auteur d’un dommage de faire cesser l’état de choses qui cause le préjudice et qu’il ne pouvait, en l’espèce, être question de censure contraire à l’article 25 de la Constitution dès lors que l’hebdomadaire en cause avait déjà été diffusé au moment où la mesure de retrait de la vente fut prise. L’application combinée de l’article 1382 du code civil et des articles 18, alinéa 2, et 584 du code judiciaire devait être considérée comme visant à limiter l’ampleur d’un dommage déjà causé à la juge par la publication de l’article.
Rappelant que, selon sa jurisprudence constante, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne, la Cour n’aperçoit aucun motif de s’écarter en l’espèce de la conclusion de la Cour de cassation (voir, mutatis mutandis, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 97, 15 juillet 2003). En l’espèce, il apparaît clairement des faits que la juge a engagé son action le jeudi soir, après avoir été informée de la teneur de l’article paru dans la revue mise en vente le jeudi matin. Il ne saurait donc être question de mesure préalable à la publication comme le prétendent les requérants. L’un des arguments soulevés par ces derniers, à l’appui de la thèse selon laquelle la mesure en cause n’était pas « nécessaire », est d’ailleurs la circonstance que la revue avait déjà été amplement diffusée.
58. L’argument des requérants selon lequel la juge n’a pas agi au fond contre eux est sans pertinence, dans la mesure où elle l’a fait contre l’auteur de l’article. De l’avis de la Cour, le fait qu’elle ait agi en référé contre les requérants et au fond contre l’auteur confirme plutôt la thèse du Gouvernement, partagée par la Cour de cassation, selon laquelle la procédure en référé visait à limiter l’ampleur d’un dommage déjà causé.
59. Quant à la prévisibilité de la mesure litigieuse, il existait aussi des précédents judiciaires en matière de presse télévisée. Les requérants – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – pouvaient donc prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences pouvant résulter de la publication de l’article litigieux. A cet égard, la Cour rappelle qu’il peut être difficile, dans le domaine considéré, de rédiger des lois d’une totale précision et une certaine souplesse peut même se révéler souhaitable pour permettre aux juridictions internes de faire évoluer le droit en fonction de ce qu’elles jugent être des mesures nécessaires dans l’intérêt de la justice (Société Prisma Presse c. France (déc.), no 66910/01, 1er juillet 2003 ; Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, § 33) et de l’évolution des conceptions de la société (Müller c. Suisse, arrêt du 24 mai 1988, série A no 133, p. 20, § 29). La Cour rappelle que l’on doit attendre de professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques pouvant résulter de leurs actes (Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, § 35) et constate que les requérants sont respectivement éditeur responsable et maison d’édition (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 46 à 48, CEDH 2004-VI).
Quant aux conséquences pouvant résulter de la publication de l’article litigieux, la Cour rappelle aussi les termes du point 14. de la Résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée qui invite notamment (rubriques i, ii et vii) les Etats à garantir la possibilité d’intenter une action civile pour permettre à la victime de prétendre à des dommages et intérêts, en cas d’atteinte à sa vie privée, de rendre les directeurs de publication et les journalistes responsables des atteintes au droit au respect de la vie privée commises par leurs publications au même titre qu’ils le sont pour la diffamation et de prévoir une action judiciaire d’urgence au bénéfice d’une personne qui a connaissance de l’imminence de la diffusion d’informations ou d’images concernant sa vie privée.
60. La Cour en conclut que l’ingérence était donc bien « prévue par la loi ».
61. La Cour constate que l’ingérence avait pour but de protéger la réputation et les droits d’autrui, un but légitime prévu explicitement par le paragraphe 2 de l’article 10. Eu égard à cette conclusion, la Cour ne voit pas l’utilité de se prononcer sur la question de savoir si la mesure avait aussi pour but de protéger, comme le soutient le Gouvernement, d’autres « buts légitimes ».
3. « Nécessaire dans une société démocratique »
62. La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ce but.
a) Principes généraux
63. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, § 51 ; Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).
64. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire, précité, § 45). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des faits reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci ont agi (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I). En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres, précité, § 70). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, pp. 2547-2548, § 51 ; Lehideux et Isorni, précité, § 51).
65. La Cour a par ailleurs souligné à de très nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Elle a en particulier précisé que, si la presse ne doit pas franchir certaines limites, notamment quant aux droits d’autrui, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général ; à sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999-III, et Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 55, CEDH 2002-V). La marge d’appréciation des autorités nationales se trouve ainsi circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, par exemple, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, 3e alinéa, CEDH 2004-IV et l’arrêt Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).
66. Il convient aussi de rappeler que quiconque, y compris un journaliste, exerçant sa liberté d’expression, assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 in fine). La garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de foi dans le respect de la déontologie journalistique (Goodwin, précité, § 39 ; McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, §§ 83-86, CEDH 2002-III, et Colombani, précité, § 65). En outre, la Cour rappelle que si, en fournissant un support aux auteurs, les éditeurs participent à l’exercice de la liberté d’expression, en corollaire ils partagent indirectement les « devoirs et responsabilités » que lesdits auteurs assument lors de la diffusion de leurs écrits (voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 63, CEDH 1999-IV).
67. La Cour doit par ailleurs vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause, qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres, précité, § 70 in fine). Cette dernière disposition peut nécessiter l’adoption de mesures positives propres à garantir le respect effectif de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Von Hannover, précité, § 57 ; Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, §§ 61-62).
68. Dans les affaires relatives à la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression dont la Cour a eu à connaître, elle a toujours mis l’accent sur la nécessité que la publication d’informations, de documents ou de photos dans la presse serve l’intérêt public et apporte une contribution au débat d’intérêt général (voir, récemment, Tammer c. Estonie, no 41205/98, CEDH 2001-I, §§ 64 et suiv. ; News Verlags GmbH & Co. KG, précité, §§ 52 et suiv., CEDH 2000-I, et Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, §§ 33 et suiv., 26 février 2002). S’il existe un droit du public à être informé, droit essentiel dans une société démocratique qui, dans des circonstances particulières, peut même porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, notamment lorsqu’il s’agit de personnalités politiques (Editions Plon, précité, § 53), des publications ayant eu pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie privée d’une personne, quelle que soit la notoriété de celle-ci, ne saurait passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (Von Hannover, précité, § 65, ainsi que, mutatis mutandis, Campmany y Diez de Revenga et Lopez Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, CEDH 2000-XII, Julio Bou Gibert et El Hogar Y La Moda J.A. c. Espagne (déc.), no 14929/02, 13 mai 2003).
b) Application en l’espèce
69. La mesure de retrait de la vente a été justifiée par les juridictions internes par le fait que les documents publiés étaient couverts par le secret de l’enquête parlementaire, que l’article portait gravement atteinte aux droits de la défense de la juge D. et au respect de sa vie privée dans la mesure où, au-delà de l’activité professionnelle de la juge, c’est sa personnalité même qui faisait l’objet de commentaires.
70. Le caractère confidentiel du dossier remis par la juge ne faisait aucun doute et des mesures spéciales avaient été prises pour le garantir. Cette circonstance, d’ailleurs rappelée au début de l’article, n’était ignorée ni des requérants ni de l’auteur de l’article. Passer outre le caractère confidentiel nécessitait des raisons impérieuses d’intérêt d’information du public. La cour examinera si de telles raisons existaient en l’espèce dans le cadre de son examen des autres motifs sur lesquels se sont fondées les juridictions nationales pour justifier l’ingérence.
71. Les tribunaux saisis ont également justifié l’ingérence par l’atteinte portée aux droits de la défense de la juge D. Les requérants affirment à cet égard que la juge D. n’était ni prévenue, ni inculpée, ni accusée de quoi que ce soit et qu’elle n’a comparu que comme témoin devant la Commission d’enquête. Rappelant qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter le droit interne, la Cour estime que la considération que les droits de la défense de la juge D. étaient en jeu n’est ni déraisonnable ni arbitraire. S’il est clair que la juge n’était pas, devant la Commission d’enquête, sous le coup d’une « accusation » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Saunders c. Royaume-Uni, arrêt du 17 décembre 1996, Recueil 1996-VI, § 67), force est de constater que les pouvoirs d’une commission d’enquête parlementaire sont en Belgique extrêmement étendus, puisqu’ils peuvent prendre toutes les mesures d’instruction prévues par le code d’instruction criminelle et peuvent entrer en concours avec des enquêtes judiciaires. Bien qu’elle ne pouvait être tenue de témoigner contre elle-même en vertu de l’article 8 nouveau de la loi du 3 mai 1880, la législation faisait obligation à la juge de déposer, sous serment, devant la Commission et tout faux témoignage était en outre passible d’une peine de 2 mois à 3 ans de prison et d’une interdiction des droits électoraux variant de 5 à 10 ans. Vu les aspects spécifiques de la procédure d’enquêtes parlementaires et le fait que ces enquêtes peuvent entrer en concours avec des enquêtes judiciaires ou disciplinaires, les témoignages faits devant la Commission d’enquête peuvent par la suite avoir des répercussions sur la situation de la personne entendue, notamment en application de l’article 10 de la loi du 3 mai 1880. La cour note aussi que l’auteur de l’article litigieux mentionne expressément à ce propos que « chacun a bien évidemment le droit de se défendre. »
72. Il ne fait pas de doute que l’article litigieux se rattachait à un sujet d’intérêt général qui suscitait de nombreux débats. Les travaux de la « Commission Dutroux » s’inscrivaient dans un débat public amplement ouvert à l’époque des faits et articulé autour de l’attitude des autorités belges et, notamment des autorités judiciaires, dans les enquêtes sur les disparitions d’enfants. Il faut cependant encore examiner si, à la lumière de son contenu et du contexte général de la présente affaire, cet article contribuait à la discussion publique de ces questions qui intéressaient la vie de la collectivité et s’il s’inscrivait dans la mission que les médias se voient confier dans une société démocratique. Nul doute que les notes publiées et leurs commentaires pouvaient satisfaire une certaine curiosité du public. Cet aspect ne saurait cependant suffire. Pour légitimer la diffusion, les informations publiées par les requérants devaient aussi posséder la composante essentielle de l’intérêt public. Il convient dès lors, pour peser les intérêts en jeu, de prendre en compte la nature et le contenu de l’article litigieux.
73. Une des informations essentielles qui était fournie dans l’article était que, sur la base du contenu de ses notes, on pouvait déduire que la juge s’était « préparée » préalablement à son audition devant la Commission d’enquête afin d’y faire « bonne figure ». Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une révélation puisque l’article lui-même relève que la juge avait prononcé, lors de son audition, la phrase suivante : « Quand je passais un examen à l’université, je m’y préparais aussi ... ». La Commission d’enquête l’avait aussi spécifiquement interrogée sur ce point lors de son audience du 14 janvier 1997, retransmise intégralement et en direct à la télévision.
Dans son édition du 31 janvier 1996, le quotidien « le Soir » relevait d’ailleurs que les notes ne révélaient que peu de choses intéressantes, excepté la « préparation » préalable (voir supra, paragraphe 18).
On peut donc difficilement considérer, à cet égard, que l’article litigieux a servi l’intérêt public.
74. Plus spécifiquement, l’article reproduisait, accompagné de longs commentaires, certaines pièces rédigées en vue de préparer son audition par la Commission d’enquête. Ces pièces étaient écrites de sa main ou rédigées par des tiers qu’elle avait consultés à cet effet.
75. Dans une société fondée sur la prééminence du droit et le respect des droits de la défense, il est normal qu’un justiciable désireux d’obtenir des conseils en vue d’une comparution en justice ou devant une commission d’enquête dotée de large pouvoirs d’investigation puisse le faire dans des conditions propices à une pleine et libre discussion. Ce principe – qui fonde le régime privilégié dont bénéficie la relation avocat-client (Campbell c. Royaume- Uni, arrêt du 25 mars 1992, série A no 233, §§ 44-48) – ne se limite pas à cette seule relation et s’étend aux conseils qui peuvent être fournis ponctuellement à une personne. La Cour rappelle à cet égard que les systèmes juridiques des Etat membres connaissent nombre de procédures où un justiciable peut agir seul, sans représentation obligatoire d’un avocat, ou des situations où une partie est amenée à agir seule (voir, par exemple, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, 15 février 2005 ; McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, CEDH 2002). La confidentialité de pareils documents constitue un droit fondamental pour un individu et touche directement les droits de la défense. C’est pourquoi une dérogation à ce principe ne peut être autorisée que dans des cas exceptionnels (Erdem, précité, § 65).
76. Outre le contenu même de l’article litigieux, un élément fondamental à cet égard est le fait que les audiences tenues par la Commission d’enquête étaient intégralement retransmises à la télévision. Comme le soutient le Gouvernement, cette circonstance a permis tous débats, commentaires et diffusion d’informations et d’idées sur le sujet. Le public avait pu, de visu et auditu, prendre connaissance de nombre d’informations sur la question y compris sur le dossier remis par la juge et les notes y figurant, un sujet abordé lors de la troisième audition de la juge. La presse n’avait d’ailleurs pas manqué de les commenter amplement. La retransmission intégrale en direct des audiences tenues par la Commission d’enquête avait permis à l’ensemble du public d’être pleinement informé à cet effet. Les requérants sont restés à défaut de montrer que, même s’ils pouvaient répondre à la curiosité d’un certain public, la publication de certaines notes personnelles de la juge D. et les commentaires figurant dans l’article en cause révélaient de nouveaux éléments d’intérêt public et apportaient une contribution au débat qui existait quant aux travaux de la Commission d’enquête parlementaire.
77. L’ingérence a également été justifiée par l’atteinte portée à la vie privée de la juge D. La Cour constate à cet égard que, si certaines critiques sont énoncées dans l’article litigieux à l’égard de la juge, elles visent plutôt la personnalité propre de celle-ci, telle qu’elle ressort des notes figurant au dossier remis à la Commission d’enquête, que son attitude lors de l’audition par la Commission d’enquête ou comme juge d’instruction. Or, lorsque les informations fournies relèvent du plan personnel, les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation plus large (Société Prisma Presse, décision précitée, et, a contrario, Krone Verlag GMBH & Co. KG, précité, § 37).
78. S’agissant du conflit entre le droit de communiquer des informations et celui de voir protéger la réputation et les droits d’autrui, la Cour rappelle qu’elle a déjà indiqué que, dans certaines circonstances, une personne disposait d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Halford c. Royaume-Uni, arrêt du 25 juin 1997, Recueil 1997-III, § 45 ; Von Hannover, précité, § 51). Or la Cour réitère que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (voir, mutatis mutandis, X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 23, Stjerna c. Finlande, arrêt du 25 novembre 1994, série A no 299-B, p. 61, § 38, et Verliere c. Suisse (déc.), no 41953/98, 28 juin 2001). La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’Etat jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (voir, parmi de nombreux précédents, Keegan c. Irlande, arrêt du 26 mai 1994, série A no 290, p. 19, § 49, et Botta c. Italie, arrêt du 24 février 1998, Recueil 1998-I, § 33).
A cet égard, la Cour tient également à rappeler la Résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, qui souligne « l’interprétation unilatérale du droit à la liberté d’expression » par certains médias, dans la mesure où ils cherchent à justifier les atteintes au droit inscrit à l’article 8 de la Convention en considérant que « leurs lecteurs auraient le droit de tout savoir sur les personnes publiques » (paragraphe 44 ci-dessus ; Von Hannover, précité, § 42, et Société Prisma Presse, décision précitée).
79. La Cour a affirmé à plusieurs reprises que l’élément déterminant, lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, doit résider dans la contribution que l’article publié apporte au débat d’intérêt général. Or force est de constater qu’en l’espèce cette contribution fait défaut (paragraphes 72 à 74 ci-dessus).
80. Figure également, dans l’article litigieux, une copie d’une correspondance privée de la juge au sens le plus strict du terme. Une pièce relative à des aspects purement privés de la vie d’une personne ne saurait passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société et les requérants n’ont pas expliqué quels motifs sérieux en justifiait la publication intégrale.
81. Qui plus est, l’utilisation du dossier remis à la Commission d’enquête et les commentaires figurant dans l’article pénètrent au cœur du « système de défense » qu’aurait adopté, ou pu adopter la juge devant la Commission. Or, l’adoption d’un « système de défense » entre dans le « cercle intime » de la vie privée d’une personne et la confidentialité de telles données personnelles doit être garantie et protégée contre toute immixtion.
82. En conclusion, l’article en cause et sa diffusion ne peuvent être considérés comme ayant contribué à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (voir, mutadis mutandis, Jaime Campmany et Lopez-Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, 12 décembre 2000).
83. Sur la base des ces éléments, la Cour considère que les motifs avancés par les tribunaux pour justifier la condamnation des requérants étaient pertinents et suffisants.
84. Quant à la « proportionnalité » de l’ingérence litigieuse, la Cour estime que la mesure litigieuse ne saurait être considérée comme disproportionnée au but poursuivi. En effet, elle s’est bornée à imposer aux deux requérants, pour une période limitée à quatre mois par la cour d’appel, l’obligation de retirer de la vente les exemplaires déjà diffusés, dans les trois heures de la signification de l’ordonnance du 30 janvier 1997. S’y est ajouté, pour les seuls premiers requérants, la condamnation à prendre, dans le même délai toutes les mesures utiles pour informer du retrait de la vente les responsables des points de vente où l’hebdomadaire litigieux avait été diffusé. L’astreinte de 10 000 BEF par exemplaire vendu le 31 janvier 1997 ne visait que les cas où il serait établi que le libraire concerné n’avait pas été avisé de l’obligation de retrait de la vente.
85. Eu égard à ce qui précède, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention de ce chef."
A.B Contre SUISSE du 1er juillet 2014, requête 56925/08
violation de l'article 10 : La condamnation à une amende pour violation du secret de l'instruction est légitime mais dans le cas de l'espèce non nécessaire dans une société démocratique. Le sujet était d'intérêt général. L'amende prononcée même faible est disproportionnée au but poursuivi.
LES FAITS
6. Le 15 octobre 2003, le requérant fit paraître dans l’hebdomadaire L’Illustré, un article intitulé Drame du Grand-Pont à Lausanne – la version du chauffard – l’interrogatoire du conducteur fou. L’article en question concernait une procédure pénale dirigée contre M. B., automobiliste ayant été placé en détention préventive pour avoir foncé sur des piétons avant de se jeter du pont de Lausanne le 8 juillet 2003. Il tua trois personnes et en blessa huit autres. Cet incident avait suscité beaucoup d’émotion et d’interrogations en Suisse eu égard aux circonstances très particulières de cette affaire.
8. L’article comportait également un bref résumé, intitulé « Il a perdu la boule ... », des déclarations de l’épouse de M. B. et du médecin traitant de celui-ci.
9. M. B. ne porta pas plainte contre le requérant. Ce dernier fit cependant l’objet de poursuites pénales d’office pour avoir publié des documents secrets. Au cours de l’instruction, il apparut qu’une des parties civiles à la procédure dirigée contre M. B. avait photocopié le dossier et aurait égaré un des exemplaires dans un centre commercial. Un inconnu l’aurait alors apporté à la rédaction de l’hebdomadaire dans lequel était paru l’article litigieux.
CEDH
37. La Cour relève que le requérant a été condamné au paiement d’une amende, en raison de l’utilisation et de la reproduction d’éléments du dossier d’instruction dans son article. Il y a donc lieu de déterminer si cette condamnation constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression qui était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique ».
a) Sur l’existence d’une ingérence
38. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation du requérant a constitué une ingérence dans le droit de ce dernier à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) « Prévue par la loi »
39. Il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir dans le Code pénal suisse et le Code de procédure pénale du canton de Vaud.
c) But légitime
40. La Cour relève que les juridictions internes ont fondé leurs décisions sur l’interdiction de la publication de débats officiels secrets et notamment du secret de l’enquête. Comme elle l’a déjà rappelé dans l’affaire Stoll c. Suisse (précité, § 61), elle considère qu’il y a lieu d’adopter une interprétation de la phrase « empêcher la divulgation d’informations confidentielles », figurant au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, englobant les informations confidentielles divulguées aussi bien par une personne soumise à un devoir de confidentialité que par une tierce personne, et notamment, comme en l’espèce, par un journaliste. À cet égard, la Cour estime que la mesure incriminée poursuivait le but légitime de la prévention de « la divulgation d’informations confidentielles ».
41. La Cour considère également, comme il a été relevé par le Tribunal fédéral, que le secret de l’instruction est en règle générale motivé par les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale. En outre, toujours selon le Tribunal fédéral, on ne peut méconnaître les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence et de ses relations et intérêts personnels. Ces buts correspondent à la garantie de « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » et à la protection de « la réputation (et) des droits d’autrui » (voir Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003, et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 32, 7 juin 2007).
42. Il reste à vérifier si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Rappel des principes généraux
43. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière (voir, entre autres, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298 ; Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997-V ; Fressoz et Roire c. France [GC], précité, § 45).
44. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III ; Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 43‑45, CEDH 2001‑III ; Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005).
45. En particulier, on ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July, précité, § 66). Comme la Cour l’a déjà souligné, « les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale » (ibidem ; Worm, précité, § 50, Campos Dâmaso, précité, § 31, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224-225, 18 avril 2013).
46. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10. Elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi (voir, notamment, Stoll, précité, § 101, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
47. La Cour doit d’abord établir si l’article en question concernait un sujet d’intérêt général. A cet égard, la Cour note que le public a, de manière générale, un intérêt légitime à être informé sur les procès en matière pénale (Dupuis et autres c. France, précité, § 42). Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a, quant à lui, adopté la Recommandation Rec(2003)13 sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales ; celle-ci rappelle à juste titre que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations et souligne l’importance des reportages réalisés sur les procédures pénales pour informer le public et permettre à celui-ci d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système de justice pénale. Parmi les principes posés par cette Recommandation figure notamment le droit du public à recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias, ce qui implique pour les journalistes le droit de pouvoir librement rendre compte du fonctionnement du système de justice pénale.
48. La Cour note qu’à l’origine de l’article litigieux se trouvait une procédure judiciaire entamée suite à un incident survenu dans des circonstances exceptionnelles ayant immédiatement suscité une vive émotion au sein de la population locale. L’intérêt du public à la compréhension de cet événement inhabituel a conduit de nombreux médias à s’intéresser à cette affaire et à la manière dont la justice pénale la traitait, raison pour laquelle l’incident en question a été l’objet de nombreux commentaires dans la presse à l’époque.
49. Dans l’article incriminé, le requérant se penchait sur la personnalité de l’accusé – M. B. – et cherchait à comprendre son animus, tout en mettant en exergue la manière dont les autorités de police et judiciaire traitaient avec ledit M. B. qui semblait atteint de troubles psychiatriques. La Cour accepte dès lors qu’un tel article abordait un sujet relevant de l’intérêt général.
50. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V ; Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV ; Dupuis et autres, précité, § 40 ; Stoll, précité, § 106).
51. Cependant, quiconque, y compris des journalistes, exerce sa liberté d’expression assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24). En l’occurrence, les juges internes ont considéré, compte tenu de la nature des documents reproduits dans l’article ou ayant servi de support à certains passages de ce dernier, que l’auteur, journaliste expérimenté, ne pouvait ignorer que lesdits documents provenaient du dossier d’instruction et étaient couverts, selon les personnes à l’origine de la remise des documents, par le secret de l’instruction. Tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour souligne que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l’article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun.
52. La Cour est consciente de la volonté des plus hautes juridictions nationales des États membres du Conseil de l’Europe, de réagir, avec force, à la pression néfaste que pourraient exercer des médias sur les parties civiles et les prévenus amoindrissant ainsi la garantie de la présomption d’innocence. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs des limites à l’exercice de la liberté d’expression. Il échet de déterminer si, dans les circonstances particulières de l’affaire, l’intérêt d’informer le public l’emportait sur les « devoirs et responsabilités » pesant sur le requérant en raison de l’origine douteuse des documents qui lui avaient été adressés.
53. La Cour doit plus particulièrement déterminer si l’objectif de préservation du secret de l’instruction offrait une justification pertinente et suffisante à l’ingérence. Comme il vient d’être souligné, il est légitime de vouloir accorder une protection au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen. En outre, ainsi qu’elle l’a déjà établi dans l’arrêt Stoll (précité, § 139), la conception formelle de la notion de secret en droit suisse, sur laquelle repose l’article 293 du code pénal suisse, n’empêche pas, per se, le Tribunal fédéral, ainsi qu’il l’a déjà fait, de contrôler en dernière instance la compatibilité d’une ingérence avec l’article 10 de la Convention.
54. La Cour doit, dès lors, analyser la manière dont le Tribunal fédéral s’est livré à la balance des intérêts en litige dans le cas d’espèce. Or il apparaît que le Tribunal fédéral s’est borné à constater que tant la divulgation prématurée des procès-verbaux d’audition que celle des correspondances adressées au juge par le prévenu portaient nécessairement atteinte à la présomption d’innocence et plus largement au droit à un procès équitable de M.B.
55. Or la Cour souligne que l’imputabilité des faits à M.B. n’était pas le sujet principal de l’article pour lequel le requérant a été sanctionné. En outre, la principale audience concernant le procès de M. B. a eu lieu en novembre 2005, soit plus de deux ans après la publication de l’article. Par ailleurs, les deux parties s’accordent sur le fait que les préoccupations exprimées par le prévenu dans les documents litigieux étaient secondaires et ne permettaient pas de tirer de conclusion sur l’intentionnalité de l’acte. Enfin, comme le soutient le requérant, des magistrats professionnels ont été amenés à se prononcer sur l’affaire, à l’exclusion d’un jury populaire, ce qui réduisait également les risques de voir des articles tels que celui de l’espèce affecter l’issue de la procédure judiciaire (voir, mutatis mutandis, Campos Dâmaso, précité, § 35 ; Worm c. Autriche, 83/1996/702/894, § 9 ; Tourancheau et July c. France, précité, § 75). Ainsi, la Cour conclut qu’en l’espèce, à l’instar de l’affaire Dupuis et autres c. France (précitée), le Gouvernement n’établit pas en quoi, dans les circonstances de l’espèce, la divulgation de ce type d’informations confidentielles aurait pu avoir une influence négative tant sur le droit à la présomption d’innocence que sur le jugement du prévenu.
56. Dans la mesure où le Gouvernement a allégué que la divulgation des documents couverts par le secret de l’instruction a constitué une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de M.B., la Cour note que ce dernier disposait de recours en droit helvétique pour faire réparer l’atteinte à sa réputation dont il n’a cependant pas fait usage. Or, c’est à M. B. qu’il incombait au premier chef de faire respecter sa vie privée. Ainsi le second but légitime invoqué par le Gouvernement perd nécessairement de la force dans les circonstances de l’espèce. La Cour conclut que le Gouvernement n’a donc pas suffisamment justifié la sanction infligée au requérant en raison de la divulgation d’informations personnelles concernant M. B.
57. S’agissant des critiques du Gouvernement à l’encontre de la forme de l’article incriminé, il y a lieu de rappeler qu’outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (voir, par exemple, Jersild, précité, § 31, et De Haes et Gijsels, précité, § 48). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313 ; Thoma, précité, §§ 45 et 46 ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003‑V, et Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 59, 17 juillet 2007).
58. Si l’on ne saurait certes nier la présentation provocatrice de l’article litigieux, la Cour rappelle que la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Stoll, précité, § 101 ; Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II, et Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits)). Que certaines expressions vraisemblablement destinées à capter l’attention du public aient été employées par le requérant ne saurait en soi poser un problème au regard de la jurisprudence de la Cour (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no