LIBERTÉ DE LA PRESSE ET ARTICLE 10 DE LA CEDH
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"Le rôle de la presse est
d'informer pour défendre les droits de l'homme"
Rédigé par Frédéric Fabre docteur en droit.
Article 10 de la Convention Européenne des droits de l'Homme :
"§1: Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
§2: L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités, peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire".
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- la presse chienne de garde de la démocratie
- l'accès et la protection des sources journalistiques
- la publicité est soumise à l'article 10 de la Convention
- les bonnes moeurs et l'article 10
- Les journalistes doivent être de bonne foi et respecter le secret de l'instruction
- la presse doit respecter la réputation et la vie privée d'autrui
- un chef d'État, un prince, homme politique un juge un policier ou un haut fonctionnaire doit accepter d'être critiqué
Nous pouvons analyser GRATUITEMENT et SANS AUCUN ENGAGEMENT vos griefs pour savoir s'ils sont susceptibles d'être recevables devant le parlement européen, la CEDH, le Haut Commissariat aux droits de l'homme, ou un autre organisme de règlement internationalde l'ONU. Contactez nous à fabre@fbls.net.
Si vos griefs semblent recevables, pour augmenter réellement et concrètement vos chances, vous pouvez nous demander de vous assister pour rédiger votre requête, votre pétition ou votre communication individuelle.
Pour les français, pensez à nous contacter au moins au moment de votre appel, pour assurer l'épuisement des voies de recours et augmenter vos chances de réussite, devant les juridictions françaises ou internationales.
MOTIVATIONS REMARQUABLES DE LA CEDH
KAPMAZ et autres c. TURQUIE du 7 janvier 2020 requête n° 55760/11
"37. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en adoptant une mesure de saisie, de retrait et d’interdiction des exemplaires du périodique des requérants, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit des intéressés à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis."
AYDOĞAN ET DARA RADYO TELEVİZYON YAYINCILIK ANONİM ŞİRKETİ c. TURQUIE du 13 février 2018 requêtes 12261/06
53. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par jurisprudence concernant l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
LA PRESSE CHIENNE DE GARDE DE LA DÉMOCRATIE
En matière de presse, la Cour constate que dans les Etats européens, il y a bien des ingérences prévues par la loi dans un but légitime.
En revanche "la nécessité dans une société démocratique" se heurte au droit de la presse d'informer librement le public. Ce droit fait pencher la balance à son avantage. Les "nécessités d'être informé s'impose dans une société démocratique".
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- LE DROIT DU PUBLIC D'ÊTRE INFORMÉ FACE AU DROIT DES INDIVIDUS ET DE L'ÉTAT
- UN TABOU FRANÇAIS : LES RÉSEAUX DJIHADISTES AVANT "JE SUIS CHARLIE"
- UN TABOU SUISSE : PROTÉGER LA RÉPUTATION DES BANQUES
- UN TABOU LUXEMBOURGEOIS : LA PLACE FINANCIÈRE BLANCHIT L'ARGENT SALE
- METTRE OU MENACER DE METTRE EN PRISON UN JOURNALISTE POUR QU'IL SE TAISE EST UNE VIOLATION
- LES SANCTIONS NE DOIVENT PAS ÊTRE TROP GRAVES POUR NE PAS DISSUADER LES JOURNALISTES DE TRAVAILLER
DROIT DU PUBLIC D'ÊTRE INFORMÉ FACE AU DROIT DES INDIVIDUS ET DE L'ÉTAT
ASSOCIATION OF INVESTIGATIVE REPORTERS AND EDITORIAL
SECURITY OF MOLDOVA AND SANDUȚA v. THE REPUBLIC OF MOLDOVA
du 12 octobre 2021
Art 10 L’affaire concerne une procédure en diffamation engagée contre les requérants, une ONG et un journaliste, pour leur article faisant état du financement présumé du parti socialiste moldave par une société offshore ayant des liens avec la Russie avant la tenue des élections présidentielles de 2016. Le dirigeant du parti socialiste, Igor Dodon, fut élu président de la Moldova lors de ces élections. La Cour accepte, aux fins de la présente affaire, que la procédure en révision puis la réouverture de la procédure sur le fond en 2020, rejetant l'action en diffamation contre les requérants, s’analysent en une reconnaissance par les juridictions internes d'une violation de l'article 10 de la Convention. Toutefois, elle estime que les requérants n'ont pas obtenu une réparation suffisante dans le cadre de cette procédure, les juridictions internes n'ayant accordé aucune indemnisation. Elle refuse donc de rejeter la requête pour défaut de qualité de victime, et accorde aux requérants 3 800 euros au titre du dommage moral et des frais et dépens.
FAITS
Les requérants sont Asociația Reporteri de Investigație și Securitate Editorială din Moldova, une organisation non gouvernementale ayant son siège en Moldova, et un journaliste, Iurie Sanduța, un ressortissant moldave, né en 1988 et résidant à Chișinău. En septembre 2016, l'association requérante publia un article signé par Iurie Sanduța intitulé « L'argent de Dodon aux Bahamas ». L'article rapportait qu'une société offshore basée aux Bahamas et ayant des liens avec la Fédération de Russie avait transféré 1,5 million d'euros à une société moldave dirigée par un membre du parti socialiste ayant des liens étroits avec Igor Dodon. Selon l'article, l'argent était arrivé en Moldova quelques mois avant les élections présidentielles de 2016. Un tiers de la somme avait été retiré en espèces pour être distribué à des personnes proches du parti socialiste sous forme de prêts gratuits. Le parti socialiste a ensuite engagé une procédure civile en diffamation contre les requérants, soutenant que si un organe étatique avait constaté des illégalités dans le financement du parti socialiste et de son candidat, M. Dodon aurait été interdit de participation aux élections présidentielles. Les requérants ont fait valoir qu'ils avaient simplement présenté des preuves que 1,5 million d'euros avaient été transférés d'une société offshore à une société moldave et que l'argent avait été remis à différents membres et partisans du parti socialiste. Dans un jugement du 21 décembre 2017, le tribunal de district de Centru a donné raison au parti socialiste. Il a considéré que l'article avait été diffamatoire car aucun organe d'État n'avait constaté que le parti socialiste avait reçu des fonds de l'étranger. Les requérants ont été condamnés à publier une rétractation admettant que l'article était faux et à payer les frais et dépenses du plaignant (s'élevant à environ 10 EUR). Tous les recours ultérieurs ont été infructueux. Après que la Cour européenne a notifié la présente requête au gouvernement moldave, l'agent du gouvernement a déposé une demande de révision en 2018 auprès de la Cour d'appel. Cette juridiction, finalement en 2020, a fait droit à cette demande et les jugements déclarant les requérants coupables de diffamation ont été annulés.
ARTICLE 10
La Cour rejette l'argument du Gouvernement selon lequel les requérants ont perdu leur statut de victime en raison de l'issue de la procédure de révision. Elle note que ni la cour d'appel ni le Gouvernement dans la procédure devant elle n'ont accordé ou proposé d'accorder une quelconque indemnisation aux requérants, contrairement à la pratique habituelle dans de nombreuses autres affaires. Elle ne considère donc pas que le rejet de l'action en diffamation ait constitué une réparation suffisante dans le cas des requérants. En outre, la Cour était prête à considérer, aux fins de la présente affaire, que l'issue globale de la procédure de révision et de la réouverture ultérieure de la procédure au fond avait constitué une reconnaissance en substance d'une violation de l'article 10 de la Convention. Au vu de sa propre jurisprudence et constatant que les juridictions internes, dans la procédure initiale, n’ont pas procédé à une mise en balance appropriée, la Cour ne voit aucune raison de s'écarter de la conclusion ci-dessus et n'estime pas nécessaire de réexaminer le bien-fondé de ce grief. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l'article 10 de la Convention, les requérants ayant été jugés responsables de diffamation envers le parti socialiste moldave .
Dareskizb Ltd c. Arménie du 21 septembre 2021 requête n o 61737/08
Violation de l’article 10 (liberté d'expression) de la Convention européenne des droits de l’homme, et Violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable). Interdiction par le gouvernement de la publication du journal Haykakan Zhamanak pendant l'état d'urgence, les tribunaux se déclarent incompétents
L’affaire concerne les actions des autorités de l'Etat pendant l'état d'urgence qui a suivi l'élection présidentielle de 2008, au cours duquel la société requérante a été empêchée de publier son journal, Haykakan Zhamanak. Elle concerne également les procédures judiciaires qui ont suivi. La Cour estime, en particulier, que cette interdiction de publication n'avait d'autre but que de limiter les critiques à l'égard du gouvernement et qu'elle allait donc à l'encontre de l'essence même du droit à la liberté d'expression tel que protégé par la Convention. Elle estime, en outre, que le refus du tribunal administratif de connaître de l'affaire de la société requérante, en invoquant des questions de compétence, a spécifiquement privé la société requérante de l'accès à un tribunal.
FAITS
La requérante, Dareskizb Ltd, est une société arménienne fondée en 1999 et ayant son siège social à Erevan. À l'époque des faits, la société requérante publiait Haykakan Zhamanak (« Armenian Times »), un quotidien proche de l'opposition politique de l'époque. Avant l'annonce des résultats de l'élection présidentielle de 2008, le candidat de l'opposition, M. Levon Ter-Petrosyan, a appelé ses partisans à se rassembler sur la place de la Liberté, dans le centre d'Erevan. Des milliers de personnes sont venues, installant un camp semi-permanent. Après neuf jours de manifestations, la place a été évacuée, apparemment sans avertissement, et fermée. La manifestation s'est déplacée vers le quartier de l'ambassade de France et de la mairie, à environ 2 km de là. De violents affrontements eurent lieu avec les forces de l'ordre, faisant dix morts et des dizaines de blessés parmi les civils et les policiers. Pour la société requérante, il s'agissait d'une tentative d'écraser une contestation susceptible d'apporter un changement ; pour le gouvernement, il s'agissait d'un désordre de masse.
L'état d'urgence
Le 1 er mars 2008, l'état d'urgence a été déclaré par le président Robert Kocharyan. Des restrictions, entre autres mesures, ont été imposées aux médias. L'état d'urgence a duré 20 jours. L'ordre a finalement été rétabli. Pendant l'état d'urgence, dans la nuit du 3 au 4 mars, des agents de la sécurité nationale ont empêché l'impression de Haykakan Zhamanak. Aucune raison n'a été donnée. Aucune autre tentative n'a été faite pour publier le journal jusqu'au 13 mars 2008, date à laquelle le président arménien a modifié son décret initial, interdisant ainsi « la publication ou la diffusion par les médias d'informations manifestement fausses ou déstabilisantes sur l'État et les questions internes, ou d'appels à participer à des activités non autorisées (illégales), ainsi que la publication et la diffusion de ces informations et appels par tout autre moyen et sous toute autre forme ». Une tentative de republier l'édition du journal a été faite, mais elle a été empêchée par des agents de la sécurité nationale. Le 21 mars 2008, la publication du journal a repris après la levée de l'état d'urgence. En avril de la même année, la société requérante a saisi le tribunal pour se plaindre des actions des agents de la sécurité nationale et pour faire annuler les dispositions d'habilitation – en particulier le décret présidentiel – relatives à l'interdiction de publication en raison de prétendues contradictions avec la Convention, la loi sur les instruments juridiques et la loi sur les médias. Elle a également réclamé un préjudice pécuniaire. Le tribunal administratif s'est déclaré incompétent pour connaître de l'affaire de la société requérante. Un appel ultérieur sur des points de droit a été déclaré irrecevable comme mal fondé par un collège de trois juges, au lieu des cinq habituels. La Cour constitutionnelle a d'abord jugé que la société requérante n'avait pas qualité pour se pourvoir devant elle, puis a refusé d'examiner le recours de la société requérante devant le président de cette juridiction. La Cour a déclaré que seuls certains individus ou groupes nommés pouvaient contester la constitutionnalité d'un décret présidentiel.
Article 10
La Cour est convaincue que les actions de l'Etat se sont traduites par une ingérence dans les droits de la société requérante, mais elle doit déterminer si cette ingérence était « prévue par la loi », avait des buts légitimes et était « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour rappelle que la démocratie repose sur la liberté d'expression. La société requérante a fait valoir que l'ingérence n'était pas prévue par la loi car le Président arménien n'avait pas le pouvoir constitutionnel de déclarer l'état d'urgence. La Cour note qu'une loi aurait dû être promulguée pour définir ce pouvoir. Elle déclare également que l'ingérence avait pour but légitime de prévenir les troubles. La Cour note que la publication du journal a été interdite bien que son contenu ne comprenne pas de discours de haine ou d'incitation à l'agitation. Il apparaît que les restrictions ont été appliquées uniquement parce que Haykakan Zhamanak a critiqué les autorités. Ces restrictions allaient à l'encontre de l'objectif même de l'article 10 et n'étaient pas nécessaires dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de la Convention sous cet article.
Article 6 § 1
Accès à un tribunal
La société requérante soutient qu'elle n'a pas eu la possibilité de contester devant les tribunaux la mesure violant son droit à l'information. La Cour rappelle que l'article 6 § 1 garantit le droit de saisir un tribunal de toute demande relative à des droits et obligations de caractère civil. Toutefois, ce droit n'est pas absolu. La Cour relève que la manière dont le droit interne relatif à la conformité des décrets présidentiels au droit supérieur a été interprété et appliqué dans le cas de la société requérante, notamment par le tribunal administratif qui a refusé d'examiner la demande de la société requérante, a privé cette dernière de l'accès à un tribunal, en violation de la Convention.
Tribunal établi par la loi
La société requérante a fait valoir que le tribunal administratif, qui avait examiné son recours contre la décision de refus d'admission de sa requête du 17 avril 2008, avait compté un nombre de juges supérieur à celui prévu par la loi (plus précisément les articles 9 et 125 § 1(1) du Code de procédure administrative). Compte tenu des constatations qu'elle a déjà faites sous cet article, la Cour n'a pas jugé nécessaire d'examiner la question de la composition de la formation d'appel.
Öğreten et Kanaat c. Turquie du 18 mai 2021 requêtes nos 42201/17 et 42212/17
Art 10 : Détention provisoire de deux journalistes ayant publié des courriels d’un ministre diffusés sur Wikileaks : plusieurs violations
Art 5 § 1 c) • Détention provisoire irrégulière et arbitraire de deux journalistes sur la base de soupçons non plausibles d’appartenir à des organisations terroristes à raison de leurs activités journalistiques
Art 5 § 4 • Contrôle de la légalité de la détention • Absence d’accès au dossier d’enquête
Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence
L’affaire concerne la détention (de décembre 2016 à décembre 2017) de deux journalistes pour appartenance à des organisations terroristes. Les deux journalistes avaient publié, dans les médias où ils travaillaient, une partie des courriels du ministre turc de l’Énergie de l’époque (M. Berat Albayrak, gendre du président de la République) qui avaient été piratés, puis publiés sur le site Wikileaks en décembre 2016. Les autorités reprochèrent aux deux requérants, mis en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste armée, d’avoir téléchargé les courriels électroniques du ministre concerné, et à M. Kanaat de posséder des rapports d’enquêtes relatifs à l’enquête pénale du « 17, 25 décembre ». Dans son arrêt de chambre1 , rendu ce jour dans l’affaire Öğreten et Kanaat c. Turquie (requêtes n os 42201/17 et 42212/17), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu : Violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention européenne des droits de l’homme : la Cour juge que les faits reprochés aux requérants étaient liés à l’exercice par eux de leurs droits découlant de la Convention, notamment de leur liberté d’expression. Leur détention n’était pas fondée sur des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction. En outre, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire. Pour la Cour, il n’y a aucun doute que le téléchargement desdits courriels et le fait de publier un article sur ceux-ci sont protégés par la liberté de la presse. Violation de l’article 5 § 4 (impossibilité d’accéder au dossier d’enquête) : la Cour estime, en l’espèce, que ni les requérants ni leurs avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire des intéressés. En effet, ils n’ont pas eu accès à des preuves essentielles, en l’occurrence les rapports relatifs au contenu des matériels informatiques, ayant servi à fonder leur placement en détention provisoire jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation. Violation de l’article 10 (liberté d’expression) : la Cour juge que les requérants ont été privés de leur liberté en raison de leurs activités journalistiques, et que l’ingérence dans leur droit à la liberté d’expression n’était pas prévue par la loi puisqu’il n’y avait pas de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction. La Cour précise aussi que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure conduisant à la privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.
FAITS
Les requérants, Tunca İlker Öğreten et Mahir Kanaat, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1981 et 1978. Ils résident à Istanbul (Turquie). Ils sont des journalistes connus pour leurs points de vue critiques concernant les politiques du gouvernement. Avant leur arrestation, M. Öğreten travaillait pour www.diken.com.tr, un portail d’actualité sur Internet, et M. Kanaat travaillait pour le quotidien national Birgün. En 2016, un groupe dénommé « RedHack » annonça qu’il détenait les courriels personnels du ministre turc de l’Énergie de l’époque, M. Berat Albayrak, qui est également le gendre du président de la République. En décembre 2016, le site Wikileaks publia plus de 50 000 courriels présentés comme ayant été envoyés depuis l’adresse du ministre en question, couvrant une période allant de 2000 à 2016. Les requérants publièrent une partie de ces courriels dans les organes des médias où ils travaillaient. La même année, le parquet d’Istanbul engagea une enquête pénale concernant ces faits et ordonna le placement en garde à vue des requérants. Un juge de paix ordonna l’application de la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête des soupçonnés et de leurs avocats. Des perquisitions furent menées aux domiciles des requérants et leurs matériels informatiques furent saisis. Soupçonnés d’appartenance à une organisation terroriste, les requérants furent placés en garde à vue en décembre 2016, puis en détention provisoire en janvier 2017. Un acte d’accusation fut déposé devant une cour d’assises d’Istanbul à leur encontre en juin 2017. Les requérants furent remis en liberté en décembre 2017, à l’issue d’une audience tenue devant la cour d’assises. La procédure pénale engagée contre eux est toujours pendante devant cette instance. Leurs recours individuels devant la Cour constitutionnelle furent rejetés à différentes dates. Les actions en indemnisation qu’ils ont introduites devant les juridictions internes sont encore pendantes.
Article 5 §§ 1 et 3 (droit à la liberté et à la sûreté)
Les requérants ont été placés en garde à vue, le 25 décembre 2016, dans le cadre d’une enquête pénale menée dans le contexte du piratage des courriels personnels du ministre turc de l’Énergie de l’époque. Le 17 janvier 2017, le juge de paix d’Istanbul a ordonné leur mise en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste armée en s’appuyant uniquement sur certains rapports relatifs au contenu des matériels informatiques des requérants, mais il n’a pas cité le contenu de ceux-ci. Il a simplement fait référence à l’existence de ces rapports. Pour la Cour, une telle référence vague et générale aux pièces du dossier ne saurait être considérée comme suffisante pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de base à la mise en détention provisoire des requérants, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur les intéressés ou d’autres types d’éléments et de faits vérifiables.
Ceci dit, à supposer même que les rapports en question démontraient, comme l’a indiqué la Cour constitutionnelle, que les deux requérants avaient téléchargé les courriels électroniques du ministre concerné et que M. Kanaat possédait en outre les rapports d’enquêtes relatifs à l’enquête pénale dite « 17-25 décembre », aux yeux de la Cour, ceux-ci ne sauraient convaincre un observateur objectif que les intéressés ont pu commettre une infraction aussi grave que l’appartenance à une organisation terroriste pour laquelle ils ont été placés en détention provisoire, à moins que d’autres motifs et éléments de preuve justifiant leur privation de liberté ne soient présentés.
En effet, les requérants ont été placés en détention provisoire parce qu’ils avaient téléchargés les courriels piratés du ministre turc de l’Énergie de l’époque, afin de publier un article sur ceux-ci.
Pour la Cour, il n’y a aucun doute que le téléchargement en question et le fait de publier un article sur ces courriels sont protégés par la liberté de la presse des requérants et ils sont impropres à convaincre un observateur objectif que les intéressés ont pu commettre l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste.
En outre, il a été allégué que M. Kanaat possédait les originaux des rapports d’enquête relatifs à une enquête pénale portant sur les allégations de corruption des milieux gouvernementaux (« 17-25 décembre »), que le Gouvernement qualifie de complot et de tentative de coup d’État judiciaire. M. Kanaat argue qu’il a téléchargé ce document sur Internet à partir d’une source publique et qu’il ne s’agissait pas de la copie originelle. Il conteste donc l’authenticité des rapports d’enquête en question. Or, les juridictions nationales ne semblent pas avoir cherché à vérifier l’authenticité des rapports d’enquête, et le Gouvernement n’a pu fournir aucun élément de preuve propre à réfuter l’argument présenté par M. Kanaat à ce sujet.
Compte tenu des doutes relatifs à leur authenticité, la Cour estime que le document en question ne saurait fournir la base qui permettrait à un observateur objectif de conclure que des soupçons raisonnables étayaient les accusations portées contre M. Kanaat. Par conséquent, la Cour estime que les faits reprochés aux deux requérants étaient liés à l’exercice par eux de leurs droits découlant de la Convention, notamment de son article 10 (liberté d’expression).
Aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention des requérants n’ont été exposés ou présentés durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure privative de liberté à l’encontre des intéressés. Ainsi, au moment du placement en détention provisoire des requérants, il n’existait aucun fait ni aucun renseignement permettant de convaincre un observateur objectif que les intéressés auraient pu avoir commis les infractions reprochées. Dans ces conditions, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire.
Quant à l’article 15 de la Convention, la Cour note qu’aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer en l’espèce.
Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis une infraction pénale. Eu égard à cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons données par les juridictions internes pour justifier la détention des requérants étaient fondées sur des motifs pertinents et suffisants comme l’exige l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention.
Article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de sa détention : grief portant sur l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête)
Le 24 décembre 2016, le juge de paix d’Istanbul a décidé de limiter l’accès des requérants et de leurs avocats au dossier d’enquête. En conséquence, les requérants et leurs avocats n’ont pas pu voir les éléments de preuve, notamment les rapports relatifs au contenu des matériels informatiques, ayant servi à fonder le placement en détention provisoire des intéressés jusqu’au 23 juin 2017, date du dépôt de l’acte d’accusation. Or, il existait en l’espèce des preuves essentielles, comme les rapports mentionnés, qui pouvaient permettre aux requérants de contester la légalité de leur détention provisoire.
Par conséquent, la Cour estime que ni les requérants ni leurs avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire des intéressés.
En ce qui concerne l’article 15 de la Convention et la dérogation de la Turquie, la Cour rappelle que la décision relative à la restriction d’accéder au dossier d’enquête était fondée sur l’article 153 du code de procédure pénale (CPP) et qu’elle a été ordonnée pendant l’état d’urgence. La Cour a dès lors des doutes qu’il s’agissait d’une mesure prise pour déroger à la Convention. De plus, la restriction en question a été levée, le 23 juin 2017, avec l’acte d’accusation qui a été déposé alors que l’état d’urgence était toujours en vigueur. La Cour estime que, même dans le cadre de l’état d’urgence, le principe fondamental de la prééminence du droit doit prévaloir. Elle considère donc que cette restriction ne se justifie aucunement au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence et qu’une telle interprétation réduirait à néant les garanties prévues par l’article 5 de la Convention.
En conclusion, l’impossibilité pour les requérants d’accéder au dossier d’enquête ne peut passer pour compatible avec les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.
Article 10 (liberté d’expression)
La Cour note que les requérants ont fait l’objet de poursuites pénales parce qu’ils étaient soupçonnés d’appartenir à des organisations terroristes, et ce principalement à raison de leurs activités journalistiques. Dans le cadre de la procédure pénale, les intéressés ont été privés de leur liberté du 25 décembre 2016, date de leur placement en garde à vue, au 6 décembre 2017. La Cour estime que cette privation de liberté constitue une contrainte réelle et effective et s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression. Elle note aussi que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, la Cour rappelle avoir conclu que la détention des requérants n’était pas fondée sur des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction et qu’il y avait donc eu violation de leur droit à la liberté et à la sûreté. Elle a aussi estimé que l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire. La Cour rappelle en outre que l’article 5 § 1 de la Convention contient une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs. De plus, s’agissant de la prévisibilité de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, réprimée par l’article 314 § 2 du code pénal, la Cour rappelle avoir récemment conclu dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2)2 que l’interprétation aussi large d’une disposition de droit pénal ne pouvait être justifiée lorsqu’elle entraînait l’assimilation de l’exercice du droit à la liberté d’expression au fait d’appartenir à une organisation terroriste armée, en l’absence de tout élément de preuve concret d’un tel lien. Pour la Cour, cette considération est également valable concernant la détention provisoire de MM. Öğreten et Kanaat qui ont été privés de leur liberté en raison de leurs activités journalistiques. Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés des requérants n’était pas prévue par la loi. La Cour précise aussi que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure conduisant à la privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence. Elle estime en outre que ses conclusions relatives à l’application de l’article 15 de la Convention valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION
79. La Cour rappelle que le premier volet de l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention dans le cadre d’une procédure pénale qu’en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction. La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (voir Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 314, avec d’autres références).
80. Cela étant, l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (voir Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 315, avec d’autres références).
81. En règle générale, les problèmes liés à la « plausibilité des soupçons » se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits. Outre l’aspect factuel, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) exige que les faits évoqués puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections de la législation traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (ibidem, § 317, avec d’autres références)
82. En outre, les faits reprochés eux‑mêmes ne doivent pas apparaître avoir été liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (ibidem, § 318).
83. La Cour rappelle que, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, elle doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. À cet égard, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (ibidem, § 319).
84. Si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (ibidem, § 320).
85. En l’espèce, la tâche de la Cour consiste à vérifier s’il existait au moment de la mise en détention des requérants des éléments suffisants pour convaincre un observateur objectif que les intéressés pouvaient avoir commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste qui leur était reprochée. Pour ce faire, il convient d’apprécier si cette mesure était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente et qui ont été portés à l’examen des autorités judiciaires ayant ordonné ladite mesure.
86. En l’occurrence, la Cour observe que, le 25 décembre 2016, les requérants ont été placés en garde à vue dans le cadre d’une enquête pénale menée dans le contexte du piratage des courriels personnels du ministre turc de l’Énergie de l’époque. Le 17 janvier 2017, le juge de paix d’Istanbul a ordonné la mise en détention provisoire des intéressés, eu égard : à l’existence de forts soupçons pesant sur les requérants ; à la nature de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste et le fait que celle-ci figurait parmi les infractions « cataloguées » ; aux rapports relatifs au contenu des matériels informatiques des intéressés, dont le contenu n’est pas cité dans la décision ; au risque de fuite ; à l’état et le risque de détérioration des éléments de preuve ; et au risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes (voir le paragraphe 20 ci-dessus).
87. La Cour relève que, appelée à examiner la légalité de la détention provisoire des requérants, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il y avait des éléments suffisants pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par les intéressés. Pour ce faire, la haute juridiction constitutionnelle a d’abord indiqué que dans l’ordonnance du 17 janvier 2017 relative au placement en détention provisoire des requérants, le juge de paix avait fait référence aux matériaux informatiques saisis des intéressés. S’agissant du deuxième requérant, elle a constaté que la détention de celui-ci était également fondée sur un rapport relatif à l’examen des comptes de réseaux sociaux de l’intéressé. Selon la haute juridiction, ces faits démontraient que la détention des requérants était fondée sur des éléments de preuve indiquant de forts soupçons de commission d’une infraction par les intéressés. Ensuite, elle a examiné les éléments de preuve présentés par le procureur de la République dans l’acte d’accusation. Eu égard au fait que les intéressés étaient prétendument en lien avec le groupe RedHack, lequel avait piraté les courriels électroniques du ministre de l’Energie de l’époque, au fait que le premier requérant avait téléchargé une copie des courriels en question et que le deuxième requérant possédait les rapports d’enquêtes relatifs à l’opération du « 17‑25 décembre », elle estima qu’il n’était pas dénué de fondement ou arbitraire de conclure qu’il y avait suffisamment de données pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par les requérants.
88. La Cour relève qu’en l’occurrence le juge de paix d’Istanbul s’est appuyé uniquement sur certains rapports relatifs au contenu des matériels informatiques des requérants, mais il n’a pas cité le contenu de ceux-ci. Il a simplement fait référence à l’existence de ces rapports. Pour la Cour, une telle référence vague et générale aux pièces du dossier ne saurait être considérée comme suffisante pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de base à la mise en détention provisoire des requérants, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur les intéressés ou d’autres types d’éléments et de faits vérifiables (Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 142, 16 avril 2019).
89. Ceci dit, à supposer même que les rapports en question démontraient, comme l’a indiqué la Cour constitutionnelle, que les requérants avaient téléchargé les courriels électroniques du ministre concerné et que le deuxième requérant possédait les rapports d’enquêtes relatifs à l’enquête pénale dite « 17‑25 décembre », aux yeux de la Cour, ceux-ci ne sauraient convaincre un observateur objectif que les intéressés ont pu commettre une infraction aussi grave que l’appartenance à une organisation terroriste pour laquelle ils ont été placés en détention provisoire, à moins que d’autres motifs et éléments de preuve justifiant leur privation de liberté ne soient présentés.
90. S’agissant d’abord de la première allégation, les requérants ont été placés en détention provisoire parce qu’ils avaient téléchargés les courriels piratés du ministre turc de l’Énergie de l’époque, afin de publier un article sur ceux-ci. Pour la Cour, il n’y a aucun doute que le téléchargement en question et le fait de publier un article sur ces courriels sont protégés par la liberté de la presse des requérants et ils sont impropres à convaincre un observateur objectif que les intéressés ont pu commettre l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste.
91. Quant à la deuxième allégation, qui ne concerne que le deuxième requérant, celui-ci est placé en détention provisoire parce qu’il possédait les originaux des rapports d’enquête relatifs à une enquête pénale portant sur les allégations de corruption des milieux gouvernementaux, que le Gouvernement qualifie de complot et de tentative de coup d’État judiciaire. Or, ce requérant argue qu’il a téléchargé ce document sur Internet à partir d’une source publique et qu’il ne s’agissait pas de la copie originelle. Il conteste donc l’authenticité des rapports d’enquête en question. Selon lui, les autorités judiciaires ont ordonné son placement en détention provisoire sans tenir compte de ses allégations et en agissant de mauvaise foi. La Cour rappelle que, lorsqu’un accusé met en cause l’authenticité d’un élément de preuve sur la base duquel il est placé en détention provisoire, les autorités judiciaires ont l’obligation de démontrer leur crédibilité (Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 43, CEDH 2002‑IX). Cela est d’autant plus vrai quand il s’agit de prolonger la détention provisoire d’une personne sur le fondement de tels éléments de preuve. Or, en l’occurrence, les juridictions nationales ne semblent pas avoir cherché à vérifier l’authenticité des rapports d’enquête. Par ailleurs, le Gouvernement n’a pu fournir aucun élément de preuve propre à réfuter l’argument présenté par le requérant à ce sujet. Compte tenu des doutes relatifs à leur authenticité, la Cour estime que le document en question ne saurait fournir la base qui permettrait à un observateur objectif de conclure que des soupçons raisonnables étayaient les accusations portées contre le deuxième requérant (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, §§ 335-336).
92. Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime que les faits reprochés aux requérants étaient donc liés à l’exercice par eux de leurs droits découlant de la Convention, notamment de son article 10. Dans ce contexte, la Cour rappelle que la notion de « soupçons raisonnables » ne saurait être interprétée de manière à porter atteinte au droit de la liberté d’expression des requérants tel que garanti par l’article 10 de la Convention (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 328). Elle relève qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention des requérants n’ont été exposés ou présentés durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure privative de liberté à l’encontre des intéressés. En conséquence, elle estime que, au moment du placement en détention provisoire des requérants, il n’existait aucun fait ni aucun renseignement propres à convaincre un observateur objectif que les intéressés auraient pu avoir commis les infractions reprochées. Dans ces conditions, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire.
93. Quant à l’article 15 de la Convention et à la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la République de Turquie, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, en l’espèce, c’est en application de l’article 100 du CPP que les requérants ont été placés en détention provisoire. Il convient notamment d’observer que cette disposition, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Ainsi, les détentions provisoires dénoncées par les requérants ont été prises sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, elles ne sauraient être considérées comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire n’aurait pu s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 158, 10 décembre 2019).
94. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis une infraction pénale.
95. Eu égard à cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons données par les juridictions internes pour justifier la détention des requérants étaient fondées sur des motifs pertinents et suffisants comme l’exige l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention (voir, dans le même sens, Şahin Alpay, précité, § 122).
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE IMPOSSIBILITÉ D’ACCÉDER AU DOSSIER D’ENQUÊTE
100. La Cour rappelle que les principes généraux applicables concernant l’accès d’un détenu à son dossier d’enquête ont été élaborés par la Cour dans son arrêt A. et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 3455/05, §§ 202-211, CEDH 2009). La Cour a par la suite appliqué cette jurisprudence dans de nombreuses affaires, tels que Piechowicz c. Pologne (no 20071/07, §§ 203-204, 17 avril 2012), Ovsjannikov c. Estonie (no 1346/12, §§ 72-78, 20 février 2014) et plus récemment dans une affaire dirigée contre la Turquie, à savoir Ragıp Zarakolu c. Turquie (no 15064/12, §§ 57-62, 15 septembre 2020).
101. Dans ce contexte, la Cour estime utile de rappeler qu’une procédure menée au titre de l’article 5 § 4 de la Convention doit être contradictoire et garantir dans tous les cas l’« égalité des armes » entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue (voir, notamment, Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009 et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 204). L’égalité des armes n’est pas assurée si la personne détenue et/ou son avocat se voient refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de l’intéressé (voir, notamment,Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001‑I, Piechowicz, précité, § 203, et Ovsjannikov, précité, § 72). Cela étant, la Cour a considéré qu’il pouvait parfois se révéler nécessaire, au nom de l’intérêt public, de dissimuler certaines preuves à la défense. À ce titre, toute restriction au droit d’un détenu ou de son avocat d’accéder à son dossier d’instruction doit être strictement nécessaire à la lumière d’objectifs d’ordre public importants (Piechowicz, précité, § 203, et Ovsjannikov, précité, § 73). Si un intérêt public important est suffisamment démontré, la Cour va alors rechercher si toutes les difficultés causées à la défense par une limitation de ses droits ont été suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 205).
102. La Cour observe que, dans un certain nombre d’affaires contre la Turquie, elle a trouvé une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de la limitation de l’accès aux pièces des dossiers (voir, notamment, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 83-86, 8 juillet 2014 ; Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 72-75, 8 juillet 2014 ; Mustafa Avci c.Turquie, no 39322/12, § 92, 23 mai 2017 ; Ragıp Zarakolu, précité, §§ 57-62).
103. Par contre, elle n’a pas trouvé une violation de l’article 5 § 4 de la Convention dans d’autres affaires, bien qu’il y ait eu une restriction empêchant les requérants l’accès aux pièces du dossier (voir, notamment, Ceviz c. Turquie, no 8140/08, §§ 41-44, 17 juillet 2012, Gamze Uludağ c. Turquie, no 21292/07, §§ 41-43, 10 décembre 2013, Karaosmanoğlu et Özden c. Turquie, no 4807/08, §§ 73-75, 17 juin 2014, Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, §§ 65-67, 28 octobre 2014, Ayboğa et autres c. Turquie, no 35302/08, §§ 16-18, 21 juin 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, §§ 147-150). Dans ces affaires, la Cour est parvenue à cette conclusion sur la base d’une appréciation concrète des faits. Elle a en effet estimé que les requérants avaient une connaissance suffisante des éléments de preuve qui étaient essentiels pour contester la légalité de leur privation de liberté.
104. En l’occurrence, le 24 décembre 2016, le juge de paix d’Istanbul a décidé de limiter l’accès des requérants et de leurs avocats au dossier d’enquête. Le recours formé par les requérants contre cette décision a été également rejeté. En conséquence, les requérants et leurs avocats n’ont pas pu voir les éléments de preuve, notamment les rapports relatifs au contenu des matériels informatiques, ayant servi à fonder le placement en détention provisoire des intéressés jusqu’au 23 juin 2017, date du dépôt de l’acte d’accusation. À ce titre, les circonstances des présentes affaires se distinguent des affaires citées au paragraphe 103 ci-dessus dans la mesure où il existait des preuves essentielles, comme les rapports mentionnés, qui pouvaient permettre aux requérants de contester la légalité de leur détention provisoire. Toutefois, ni les requérants et ni leurs représentants n’ont pas pu avoir accès à ces éléments de preuve.
105. Par conséquent, la Cour estime que dans les circonstances de la présente affaire ni les requérants ni leurs avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire des intéressés.
106. En ce qui concerne l’article 15 de la Convention et la dérogation de la Turquie, la Cour rappelle que la décision relative à la restriction d’accéder au dossier d’enquête était fondée sur l’article 153 du CPP et elle a été ordonnée pendant l’état d’urgence. Elle a dès lors des doutes qu’il s’agissait d’une mesure prise pour déroger à la Convention. De plus, la restriction en question a été levée, le 23 juin 2017, avec l’acte d’accusation qui a été déposé alors que l’état d’urgence était toujours en vigueur. La Cour estime que, même dans le cadre de l’état d’urgence, le principe fondamental de la prééminence du droit doit prévaloir. Elle considère donc que cette restriction ne se justifie aucunement au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence et qu’une telle interprétation réduirait à néant les garanties prévues par l’article 5 de la Convention (Baş c. Turquie, no 66448/17, § 160, 3 mars 2020).
107. En conclusion, l’impossibilité pour les requérants d’accéder au dossier d’enquête ne peut passer pour compatible avec les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON D’UNE ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
110. La Cour rappelle les principes pertinents découlant de sa jurisprudence relativement à l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans son arrêt Ilnseher c. Allemagne ([GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 251-256, 4 décembre 2018). Elle se réfère également à ses conclusions dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-167) et Şahin Alpay (précité, §§ 133‑139), concernant la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle turque à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
111. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont saisi la Cour constitutionnelle le 6 mars 2017 et qu’ils ont été mis en liberté provisoire le 6 décembre 2017. Leur mise en liberté provisoire a mis fin à la violation alléguée de l’article 5 § 4 à raison d’une absence d’examen à bref délai par la Cour constitutionnelle de leurs recours concernant la légalité de leur détention provisoire (Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, § 85, 6 décembre 2011, et les références qui y sont citées). La Cour est donc invitée à examiner dans la présente affaire le grief des requérants tiré du respect de l’exigence de bref délai au sens de l’article 5 § 4 dans la procédure constitutionnelle pour autant qu’il concerne la période comprise entre la date du dépôt des recours constitutionnels et celle de la remise en liberté des intéressés.
112. Dans ses arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-163) et Şahin Alpay (précité, §§ 133-35), la Cour avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait relevé en outre que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à des intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours. Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prît plus de temps. Cependant, dans les affaires susmentionnées, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours pour la première et seize mois et trois jours pour la deuxième. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours écoulés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de ces affaires, elle n’avait pas conclu à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
113. La Cour relève que cette jurisprudence a par la suite été confirmée par la Grande Chambre dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 368-370).
114. En l’espèce, la Cour note que la période à prendre en considération a duré neuf mois, cette période s’étant également déroulée pendant l’état d’urgence. À ses yeux, le fait que la Cour constitutionnelle n’a rendu ses arrêts que le 30 octobre 2018 (pour le deuxième requérant) et le 20 novembre 2019 (pour le premier requérant), soit environ un an et huit mois et deux ans et neuf mois après le dépôt des recours, n’entre pas en ligne de compte pour le calcul du délai à prendre en considération sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, puisque les requérants avaient déjà été libérés avant ces dates.
115. La Cour estime donc que les conclusions auxquelles elle est parvenue dans les arrêts Mehmet Hasan Altan, Şahin Alpay et Selahattin Demirtaş (no 2) (précités) valent aussi dans le cadre des présentes requêtes. Elle souligne à cet égard que les recours introduits par les requérants devant la Cour constitutionnelle étaient complexes puisqu’il s’agissait de deux affaires soulevant des questions délicates relatives à la mise en détention provisoire de journalistes. Dans ce contexte, elle estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle depuis la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137).
116. Cette conclusion ne signifie toutefois pas que la Cour constitutionnelle ait carte blanche au regard des griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Conformément à l’article 19 de la Convention, la Cour conserve sa compétence de contrôle ultime pour les griefs présentés par d’autres requérants qui se plaignent qu’ils n’ont pas obtenu dans un bref délai, à compter de l’introduction de leur recours individuel devant la Cour constitutionnelle, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention (Mehmet Hasan Altan, précité, § 166).
117. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
129. La Cour rappelle tout d’abord que, selon sa jurisprudence, des justiciables qui n’ont pas encore été condamnés par un arrêt définitif peuvent néanmoins avoir la qualité de victime d’une atteinte à la liberté d’expression lorsqu’ils ont été exposés à certaines circonstances ayant eu un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (voir, entre autres références, Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, § 105, 14 septembre 2010, Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011, et Nedim Şener, précité, § 94).
130. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont fait l’objet de poursuites pénales parce qu’ils étaient soupçonnés d’appartenir aux organisations terroristes DHKP/C et FETÖ/PDY, et ce principalement à raison de leurs activités journalistiques. Dans le cadre de la procédure pénale, les intéressés ont été privés de leur liberté du 25 décembre 2016, date de leur placement en garde à vue, au 6 décembre 2017.
131. La Cour estime que cette privation de liberté constitue une contrainte réelle et effective et s’analyse par conséquent en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık, précité, § 85). Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par les requérants.
132. La Cour rejette donc l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant au grief tiré d’une violation de l’article 10 de la Convention.
133. La Cour rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).
134. La Cour rappelle également que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).
135. En l’occurrence, la Cour note que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle avoir déjà conclu que la détention des requérants n’était pas fondée sur des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 5 § 1 (paragraphe 94 ci-dessus), et avoir estimé que « l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par les requérants un caractère irrégulier et arbitraire » (paragraphe 92 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79).
136. De plus, s’agissant de la prévisibilité de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste, réprimée par l’article 314 § 2 du code pénal, la Cour rappelle avoir récemment conclu dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 274-280) que l’interprétation aussi large d’une disposition de droit pénal ne pouvait être justifiée lorsqu’elle entraînait l’assimilation de l’exercice du droit à la liberté d’expression au fait d’appartenir à une organisation terroriste armée, en l’absence de tout élément de preuve concret d’un tel lien. Aux yeux de la Cour, cette considération est également valable concernant la détention provisoire des requérants, qui ont été privés de leur liberté en raison de leurs activités journalistiques.
137. Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés des requérants au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée sous l’angle de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, mutatis mutandis, Huseynli et autres c. Azerbaïdjan, nos 67360/11 et 2 autres, §§ 98-101, 11 février 2016, et Ragıp Zarakolu, précité, § 79). Il n’y a donc pas lieu pour la Cour d’examiner si l’ingérence en cause avait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.
138. La Cour note par ailleurs que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure conduisant à la privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.
139. En ce qui concerne enfin la dérogation de la Turquie, la Cour se réfère à ses constats au paragraphe 93 ci-dessus. En l’absence d’une raison sérieuse pour s’écarter de son appréciation relative à l’application de l’article 15 de la Convention en rapport avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime que ses conclusions valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10.
140. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
Akdeniz et autres c. Turquie du 4 avril 2021 requêtes nos 41139/15 et 41146/15
Violation de l'article 10 : Interdiction de diffuser des informations sur une enquête portant sur des allégations de corruption : violation de la liberté d’expression d’une journaliste
Art 10 • Liberté d’expression • Injonction provisoire, sans base légale claire et prévisible, interdisant toute diffusion d’informations sur une enquête parlementaire
Art 34 • Distinction entre une journaliste, victime, et des universitaires et utilisateurs de médias sociaux, non-victimes, de cette restriction préalable et générale
Il s'agit une injonction provisoire ordonnée par les juridictions nationales, interdisant la diffusion et la publication (par tous moyens de communication) d’informations relatives à une enquête parlementaire qui portait sur des allégations de corruption dirigées contre quatre anciens ministres, et qui avait été déclenchée à la suite d’une opération menée par la police et le parquet d’Istanbul les 17 et 25 décembre 2013. Les requérants, Banu Güven (une journaliste connue), ainsi que Yaman Akdeniz et Kerem Altıparmak (deux universitaires et utilisateurs populaires des plateformes des médias sociaux) demandèrent la levée de l’interdiction en cause, invoquant leur droit à la liberté de communiquer des informations et des idées ainsi que leur droit de recevoir des informations. La Cour constitutionnelle rejeta leur recours, estimant qu’ils n’avaient pas la qualité de victime, n’étant pas directement ou personnellement touchés par la mesure d’injonction. La Cour précise qu’une mesure consistant à interdire la publication et la diffusion d’informations éventuelles par tous les moyens de communication pose en soi une question au regard de la liberté d’expression. Elle déclare, à l’unanimité, la requête de Banu Güven recevable quant au grief tiré de l’article 10 (liberté d’expression). Elle admet que Mme Güven, journaliste et commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé à l’époque des faits, peut légitimement prétendre que la mesure d’interdiction litigieuse a atteint son droit à la liberté d’expression. L’intéressée peut donc prétendre à la qualité de victime. À cet égard, la Cour précise qu’il ne faut pas perdre de vue que la collecte des informations, inhérente à la liberté de la presse, est également considérée comme une démarche préalable essentielle à l’exercice du journalisme ; et que, dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille mesure risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Elle dit ensuite, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention dans le chef de Banu Güven. En effet, l’injonction litigieuse, qui s’analysait en une mesure restrictive préalable et visait à interdire dans l’avenir la diffusion et la publication de toute information, a eu des répercussions importantes dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’expression sur un sujet d’actualité. Cette ingérence a manqué de « base légale » au sens de l’article 10 et n’a donc pas permis à Mme Güven de jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. Enfin, la Cour estime que MM. Akdeniz et Altıparmak n’ont pas démontré en quoi l’interdiction litigieuse les touche directement. Ils n’ont donc pas la qualité de victime en l’espèce. La Cour déclare donc, à la majorité, leur requête irrecevable.
FAITS
Les requérants sont trois ressortissants turcs, Yaman Akdeniz, Kerem Altıparmak et Banu Güven. Ils sont nés respectivement en 1968, 1973 et 1969. À l’époque des faits, M. Akdeniz était professeur de droit au sein de la faculté de droit d’une université de Bilgi ; M. Altıparmak était assistant-professeur de droit à la faculté des sciences politiques de l’université d’Ankara et directeur du centre des droits de l’homme auprès de cette université ; et Mme Güven était une journaliste connue qui travaillait pour une chaîne de télévision nationale et privée (IMC TV) en tant que commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé. En mai 2014, à la suite d’une motion déposée par 77 députés, la Grande Assemblée nationale de Turquie décida d’initier une enquête parlementaire et de créer une commission d’enquête parlementaire chargée d’enquêter sur des allégations de corruption visant quatre anciens ministres à a suite d’une opération de grande envergure menée par la police et le parquet d’Istanbul les 17 et 25 décembre 2013. Le Gouvernement fait valoir que cette opération n’était pas une enquête de corruption mais une tentative de coup d’État lancée par les membres de l’organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « FETÖ/PDY2 ». En novembre 2014, le président de la commission saisit le parquet d’Ankara afin d’obtenir une injonction provisoire tendant à interdire la publication et la diffusion, dans la presse écrite, dans les médias audiovisuels et sur Internet, d’informations sur l’enquête parlementaire. Quelques jours plus tard, le juge de paix n o 7 d’Ankara fit droit à cette demande, ordonnant une interdiction de publication et de diffusion au motif que les travaux de la commission étaient confidentiels et que la publication d’informations était susceptible de porter atteinte au secret de l’instruction et à la réputation des personnes concernées. MM. Akdeniz et Altıparmak formèrent opposition contre ladite décision, soutenant que la mesure d’interdiction portait atteinte à leurs droits à la liberté d’expression et à un procès équitable. Leur opposition fut rejetée. En décembre 2014, les trois requérants introduisirent un recours individuel devant la Cour constitutionnelle qui le rejeta, estimant que les demandeurs n’avaient pas la qualité de victime pour pouvoir contester la décision litigieuse dans la mesure où ils n’étaient pas concernés par l’investigation pénale et ils n’étaient ni personnellement ni directement touchés par la mesure.
ARTICLE 10
La nature et la portée de la mesure d’injonction
Le Gouvernement soutient la thèse selon laquelle l’objet de la présente affaire concerne la conduite confidentielle d’une enquête pénale. Il fait valoir que le principe de secret de l’instruction est une règle de droit international et que la mesure litigieuse tendait à assurer le respect de ce principe. Il argue que l’affaire ne porte pas sur une question de la liberté d’expression et de la presse. La Cour souligne que les exigences du secret de l’instruction ne sont pas méconnues de sa jurisprudence. Elle précise ensuite qu’elle ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement. En effet, elle considère qu’une mesure consistant à interdire la publication et la diffusion d’informations éventuelles par tous les moyens de communication pose en soi une question au regard de la liberté d’expression. Elle constate que l’injonction en cause, qui avait une portée très générale et concernait non seulement le matériel imprimé et visuel mais aussi tout type d’information publiée sur Internet, s’analysait en une restriction préalable, adoptée dans le cadre d’une enquête parlementaire, pour prévenir la publication et la diffusion d’informations éventuelles. Elle observe que cette mesure couvrait presque tous les aspects de l’enquête parlementaire en cours. Elle note que le secret de l’instruction en tant que principe applicable à la phase d’enquête n’entraîne pas automatiquement une telle interdiction, mais ce principe impose une obligation générale de ne pas divulguer des faits confidentiels relatifs à une enquête. En effet, en droit turc l’article 285 du code pénal (CP) tend à réprimer ex post facto le fait de violer le secret de l’instruction sans toutefois imposer une interdiction générale de publier le contenu des mesures prises au cours d’une enquête. Ainsi, cet article garantit le droit de publier des informations sur une enquête pénale en cours, en respectant les limites du droit à la liberté de communiquer des informations.
Les conséquences de la mesure d’injonction sur les droits des requérants
Les requérants font valoir qu’en raison de l’interdiction litigieuse ils étaient dans l’impossibilité de communiquer et partager leurs idées ou des informations sur cette enquête d’une ampleur publique considérable et d’une grande actualité. Ils estiment que leur fonction devrait être considérée par la Cour comme celle de « chien de garde public » et qu’elle devrait ainsi reconnaître leur qualité de « victime ». Ils considèrent aussi que leur propre droit de recevoir des informations a été enfreint, dans la mesure où ils étaient empêchés de recevoir des informations.
En ce qui concerne la journaliste Banu Güven, la Cour peut admettre que son droit à la liberté de communiquer des informations et des idées a été touché par la décision litigieuse dans la mesure où elle ne pouvait, ne fût-ce que pendant une période relativement courte, ni publier, ni diffuser d’informations, ni partager ses idées sur un sujet d’actualité qui aurait certainement fait un écho considérable dans l’opinion publique. Pour arriver à cette conclusion, elle accorde notamment du poids au fait que, à l’époque des faits, Mme Güven était commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé dans une chaîne télévisée nationale. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la collecte des informations, inhérente à la liberté de la presse, est également considérée comme une démarche préalable essentielle à l’exercice du journalisme. La Cour a déjà dit à maintes reprises que les obstacles dressés pour restreindre la publication des informations risquent de décourager ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes de mener des investigations sur certains sujets d’intérêt public. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille mesure risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité.
Quant à MM. Akdeniz et Altıparmak, la Cour estime que le seul fait que ces deux requérants – tout comme les autres justiciables en Turquie – subissent les effets indirects de la mesure contestée ne pouvait suffire pour qu’ils se voient reconnaître la qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Certes, compte tenu du fait que la décision d’injonction provisoire visait non seulement les professionnels des médias traditionnels mais aussi les utilisateurs d’Internet, tels que, par exemple, les blogueurs et les utilisateurs populaires des médias sociaux, MM. Akdeniz et Altıparmak peuvent légitiment prétendre avoir subi les effets indirects de la mesure litigieuse. Cependant, la Cour rappelle que des « risques purement hypothétiques » pour un requérant de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention. Or, en l’espèce, pendant la brève période au cours de laquelle la mesure était demeurée en vigueur, il n’a jamais été imposé aux deux requérants de ne pas commenter sur l’enquête en cours par un quelconque moyen de communication, ce qu’ils ne contestent d’ailleurs pas. S’agissant du droit d’accès à l’information, la Cour réitère que les chercheurs universitaires et les auteurs d’ouvrages portant sur des sujets d’intérêt public bénéficient aussi d’un niveau élevé de protection. Par ailleurs, la liberté académique ne se limite pas à la recherche universitaire ou scientifique, mais s’étend également à la liberté des universitaires d’exprimer librement leurs points de vue et leurs opinions, même s’ils sont controversés ou impopulaires, dans les domaines de leur recherche, de leur expertise professionnelle et de leur compétence. Cependant, en l’espèce, les requérants ne se plaignent pas de se voir refuser l’accès à une quelconque information nécessaire. En outre, rien ne donne à penser que la mesure litigieuse ait visé la liberté académique des requérants ou y ait porté atteinte. MM. Akdeniz et Altıparmak se plaignent donc d’une mesure de portée générale qui empêche la presse et les autres médias de communiquer des informations relatives à certains aspects de l’enquête parlementaire. Pour la Cour, le seul fait que MM. Akdeniz et Altıparmak – en leur qualité d’universitaires et utilisateurs populaires des plateformes des médias sociaux – subissent des effets indirects de la mesure en question ne saurait suffire pour les qualifier de « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention. En effet, ces requérants ne démontrent pas en quoi l’interdiction incriminée les touche directement.
Article 10 : liberté d’expression de la requérante, Banu Güven
La Cour précise que l’injonction litigieuse, qui s’analysait en une mesure restrictive préalable et visait à interdire dans l’avenir la diffusion et la publication de toute information, a eu des répercussions importantes dans l’exercice par Mme Güven de son droit à la liberté d’expression sur un sujet d’actualité. Elle observe que la mesure litigieuse ordonnée par le juge de paix d’Ankara avait pour base légale l’article 110 § 2 du Règlement intérieur et l’article 3 § 2 de la loi sur la presse. Elle précise ensuite que la question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, au moment où la mesure litigieuse a été prise, il existait une norme claire et précise de nature à permettre à la requérante de régler leur conduite en la matière.
Elle note à cet égard que par un arrêt du 11 juillet 2019, publié au Journal officiel le 17 septembre 2019, la Cour constitutionnelle a examiné la base légale de la mesure d’interdiction de publication ordonnée par les juges de paix et a conclu à la violation du droit à la liberté d’expression et de la presse au motif que l’ingérence en question ne remplissait pas l’exigence de légalité. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a notamment précisé que « l’article 3 § 2 de la loi [sur la presse] énumère les restrictions préalables à la liberté de la presse. Il n’est pas contesté que cette disposition constitue formellement une loi. Cependant, cet article ne contient aucune disposition autorisant le recours à une mesure d’interdiction de publication en tant que mesure préventive. Par conséquent, lorsqu’une mesure d’interdiction de publication est adoptée dans le cadre d’une procédure pénale, l’on ne saurait dire que les conséquences juridiques des agissements et des faits, ainsi que l’étendue du pouvoir des autorités étaient définies avec un certain degré de certitude. Il en découle que le second paragraphe de l’article 3 de la loi [sur la presse] ne remplissait pas les critères « prévisibilité » et de « clarté » en ce qui concerne la mesure d’interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale (…) ». La Cour constitutionnelle a par ailleurs examiné la question de savoir si l’article 28 § 5 de la Constitution, qui autorise le recours à une interdiction de publication, pouvait constituer la base légale de la mesure litigieuse et elle y a répondu par la négative. Par conséquent, la Cour fait sienne la conclusion de la Cour constitutionnelle quant à la base légale de la mesure litigieuse. Elle estime que, dans ces circonstances, l’ingérence litigieuse a manqué de « base légale » au sens de l’article 10 et n’a pas permis à Mme Güven de jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef de Mme Güven
CEDH
RECEVABILITE
54. La Cour observe qu’à la suite d’une demande formulée par le président de la commission chargée de traiter les allégations de corruption portées contre quatre anciens ministres, le juge de paix no 7 a adopté, le 25 novembre 2014, une injonction tendant à interdire la diffusion et la publication, par tous les moyens de communication, d’informations sur le contenu des renseignements et des documents demandés et obtenus par la commission, et sur les déclarations des personnes entendues par celle-ci. Le recours en opposition formé par les requérants, M. Akdeniz et M. Altıparmak, à cette décision a été rejeté le 15 décembre 2014 par le juge de paix no 8 d’Ankara. Tous les requérants ont ensuite formé un recours devant la Cour constitutionnelle. Celle-ci a déclaré ce recours irrecevable pour absence de qualité de victime.
55. La Cour rappelle d’emblée que la Convention ne reconnaît pas l’actio popularis. S’agissant d’une requête individuelle introduite en application de l’article 34 de la Convention, elle reconnaît, dans sa jurisprudence constante, qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner in abstracto le droit interne (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014). Elle doit en revanche rechercher si un individu a directement subi les effets d’une disposition de droit interne emportant violation de la Convention (Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 115, 4 avril 2018, avec les références citées). Cette condition est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015).
56. La Cour rappelle également que, pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit remplir deux conditions : il doit entrer dans l’une des catégories de demandeurs mentionnées dans cette disposition de la Convention, et doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention. Quant à la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, elle doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI). En effet, par « victime », l’article 34 de la Convention désigne la ou les victimes directes ou indirectes de la violation alléguée. Ainsi, l’article 34 vise non seulement la ou les victimes directes de la violation alléguée, mais encore toute victime indirecte à qui cette violation causerait un préjudice ou qui aurait un intérêt personnel valable à obtenir qu’il y soit mis fin (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 47, CEDH 2013). Ce critère ne saurait être appliqué de façon rigide, mécanique et inflexible (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 25, CEDH 2003-IX). La notion de victime doit comme les autres dispositions de la Convention faire l’objet d’une interprétation évolutive à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui (Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 38, 27 avril 2004).
57. S’agissant des mesures préventives concernant la liberté d’expression, la réponse à la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime d’une mesure d’interdiction générale, telle que la mesure prise en l’espèce, dépend d’une appréciation des circonstances de chaque affaire, en particulier de la nature et de la portée de la mesure litigieuse et de l’ampleur des conséquences pour lui de pareille mesure (voir, mutatis mutandis, Cengiz et autres, précité, § 49). De toute manière, un requérant doit être en mesure de démontrer qu’il est victime de la violation alléguée. Des « risques purement hypothétiques » pour le requérant de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et autres (déc), no 68995/13, § 72, 13 novembre 2019) et pour lui reconnaître la qualité de victime.
a) La nature et la portée de la mesure litigieuse
58. La Cour observe d’emblée que le Gouvernement soutient la thèse selon laquelle l’objet de la présente affaire concerne la conduite confidentielle d’une enquête pénale. Se fondant sur les motifs similaires de la Cour constitutionnelle, il soutient que, dès lors que le principe de secret de l’instruction est une règle de droit international et que la mesure litigieuse tendait selon lui à assurer le respect de ce principe, l’affaire ne porte pas sur une question de la liberté d’expression et de la presse.
59. La Cour souligne que les exigences du secret de l’instruction ne sont pas méconnues de sa jurisprudence. Ces exigences visent non seulement à garantir le droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 51, 29 mars 2016), mais aussi à préserver, sous l’angle de l’article 8, le droit au respect de la vie privée d’un prévenu dans le cadre d’une affaire de violation du secret de l’instruction (Craxi c. Italie (no 2), no 25337/94, § 73, 17 juillet 2003). La Cour a considéré en la matière que les autorités nationales n’étaient pas seulement soumises à une obligation négative de ne pas divulguer sciemment des informations protégées par l’article 8, mais qu’elles devaient également prendre des mesures afin de protéger efficacement le droit d’un prévenu (Bédat, précité, § 76, et, voir aussi, Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224-25, 18 avril 2013). En effet, le secret de l’instruction est en règle générale motivé par les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale (voir, notamment, Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 32, 7 juin 2007).
60. La Cour observe à cet égard que l’article 110 § 2 du Règlement intérieur prévoit la confidentialité des travaux des commissions parlementaires (paragraphe 25 ci-dessus). Par ailleurs, l’article 157 du code de procédure pénale dispose que « (...) les actes de procédure effectués au stade de l’instruction sont secrets » (paragraphe 23 ci-dessus). En outre, en vertu de l’article 285 du code pénal, une violation du secret de l’enquête pourrait constituer une infraction pénale (paragraphe 22 ci-dessus).
61. Cependant, pour les motifs exposés ci-dessous, la Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’affaire ne porte pas sur la liberté d’expression et de la presse, étant donné que la mesure litigieuse assure le respect du principe de secret de l’instruction. En effet, cet argument est fondé sur la considération de la Cour constitutionnelle, développée par celle-ci dans son arrêt Mahmut Tanal et autres précitée, selon laquelle la mesure litigieuse « consiste à réitérer les dispositions législatives et celles du Règlement de l’Assemblée relatives au secret de l’enquête et ne contient aucune nouveauté » (paragraphe 14 ci-dessus).
62. Tout d’abord, la Cour considère qu’une mesure consistant à interdire la publication et la diffusion d’informations éventuelles par tous les moyens de communication pose en soi une question au regard de la liberté d’expression. Elle constate à cet égard que l’injonction en cause, qui avait une portée très générale et concernait non seulement le matériel imprimé et visuel mais aussi tout type d’information publiée sur Internet, s’analysait en une restriction préalable, adoptée dans le cadre d’une enquête parlementaire, pour prévenir la publication et la diffusion d’informations éventuelles.
63. À cet égard, la Cour observe que la décision d’injonction provisoire en question peut être assimilée à une restriction préalable, dans la mesure où elle interdisait la publication de toute information, préjudiciable ou non, sur le « contenu des renseignements et des documents demandés et obtenus par la commission, et sur les déclarations des personnes entendues par la commission en tant que témoins, personnes bien informées, experts ou personnes concernées ». Elle couvrait ainsi presque tous les aspects de l’enquête parlementaire en cours.
Or, le secret de l’instruction en tant que principe applicable à la phase d’enquête n’entraîne pas automatiquement une telle interdiction, mais ce principe impose une obligation générale de ne pas divulguer des faits confidentiels relatifs à une enquête (comparer avec Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, 9 novembre 2006, où une mesure de retrait de la vente et d’interdiction de la diffusion de l’exemplaire d’un magazine comportant des documents couverts par le secret d’une enquête parlementaire a été ordonnée par les juridictions nationales pour préserver le secret d’une enquête parlementaire). À cet égard, il est important de souligner qu’en droit turc, l’article 285 du code pénal tend à réprimer ex post facto le fait de violer le secret de l’instruction sans toutefois imposer une interdiction générale de publier le contenu des mesures prises au cours d’une enquête (comparer avec Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, CEDH 2000-X, où des journalistes avaient été condamnés ex post facto en application d’une loi nationale qui interdisait la publication de toute information, préjudiciable ou non, concernant les procédures ouvertes sur constitution de partie civile). De surcroît, précisant au paragraphe 6 dudit article que « [p]our autant qu’elle respecte les limites du droit à la liberté de communiquer des informations, la publication d’informations sur les actes d’instruction et de procédure pénale ne constitue pas une infraction », l’article 285 garantit donc le droit de publier des informations sur une enquête pénale en cours, en respectant les limites du droit à la liberté de communiquer des informations (paragraphe 22 ci-dessus).
64. De ce fait, l’injonction provisoire en question ne revêt ni la forme d’une « sanction » ex post facto pour la publication d’informations couvertes par le secret de l’instruction (comparer avec Bédat, voir aussi, entre plusieurs autres, Campos Dâmaso c. Portugal, no 17107/05, § 31, 24 avril 2008, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, et A.B. c. Suisse, no 56925/08, § 37, 1er juillet 2014) ni la forme d’un refus des autorités de communiquer une information (comparer avec Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 156).
65. Certes, les circonstances de l’espèce présentent des similitudes avec la mesure d’interdiction prononcée par les juridictions britanniques, visant à publier un article (Sunday Times c. Royaume-Uni ((no 1), 26 avril 1979, série A no 30), et également avec la mesure d’interruption de la diffusion d’un livre prise par le juge des référés (Editions Plon c. France, no 58148/00, CEDH 2004-IV). La présente espèce se distingue cependant des affaires précitées. En effet, alors que, dans les affaires précitées, les injonctions ordonnées par les juges nationaux concernaient des écrits spécifiques dont le contenu était connu, il s’agit en l’espèce d’une mesure générale tendant à interdire la publication et la diffusion dans le futur d’informations éventuelles sur une enquête parlementaire en cours sans viser un quelconque écrit spécifique.
66. À cet égard, la portée de la mesure litigieuse est plutôt comparable à celles examinées dans les arrêts suivants : Çetin et autres c. Turquie (nos 40153/98 et 40160/98, CEDH 2003-III), qui portait sur l’interdiction de la distribution et de l’introduction d’un quotidien, injonction ordonnée par un préfet ; Ürper et autres c. Turquie (nos 14526/07 et 8 autres, 20 octobre 2009) qui concernait la suspension de la publication et de la distribution de certains quotidiens, qui avait été ordonnée par des juridictions nationales pour une période allant de 15 jours à un mois, et Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie (no 28255/07, 8 octobre 2013), qui concernait une injonction d’interdiction de toute nouvelle publication de propos parus dans un quotidien ainsi que de toute information relative à l’action en diffamation qui était en cours. Dans les affaires précitées, comme en l’espèce, les mesures en question visaient des publications devant paraître à des dates ultérieures, dont le contenu n’était pas connu au moment où les injonctions avaient été ordonnées.
b) Les conséquences de la mesure en question sur les droits des requérants
67. La Cour souligne d’emblée que les requérants ne se plaignent pas de se voir refuser l’accès à une quelconque information nécessaire (comparer avec Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 180). Leur grief se rapporte principalement à leur droit à la liberté de communiquer des informations et des idées et ainsi qu’à leur propre droit de recevoir des informations. Il convient à cet égard de souligner qu’il ressort des récents arrêts de la Cour constitutionnelle qui concernaient en partie la mesure litigieuse, l’objet de la présente affaire, que cette juridiction a adopté une interprétation large de la notion de victime et a considéré que les journalistes et les organes de presse, ainsi qu’un membre du parlement pouvaient se prétendre victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, compte tenu notamment du rôle de ces personnes dans un débat public sur les sujets présentant une haute importance pour la société et dans le contrôle de l’opinion publique sur de tels sujets (paragraphe 29 ci-dessus, voir le considérant nos 34-35 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). Les parties pertinentes de l’arrêt de la haute juridiction peuvent se lire comme suit :
« [l]a liberté d’expression qui comprend la liberté de la presse inclut les droits d’exprimer et de commenter les opinions et les convictions, de publier et de diffuser les informations et les critiques par l’intermédiaire des moyens [de communication] tels que des journaux, des revues, des livres (...) il est hors de doute que les demandeurs journalistes, à savoir (...) ont subi une entrave dans l’accomplissement de leur fonction journalistique de recevoir et de communiquer des informations. Par conséquent, il convient d’admettre que ceux-ci ont été personnellement et directement touchés par la mesure d’interdiction de publication [litigieuse] (...). »
68. La Cour note qu’à ce titre, la requérante, Mme Güven, dit qu’elle est, en sa qualité de journaliste, très connue en Turquie, utilisatrice populaire de Twitter et qu’elle travaillait, à l’époque des faits, pour une chaîne de télévision en tant que commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé. Quant aux deux autres requérants, M. Akdeniz et M. Altıparmak, ils soulignent qu’ils sont universitaires, œuvrant dans le domaine de la liberté d’expression, et également utilisateurs populaires des plateformes de médias sociaux, telles que Twitter et Facebook, avec des milliers d’abonnés. Au regard de l’émergence d’un journalisme citoyen, ils disent se servir de divers outils et des plateformes susmentionnées pour partager leurs opinions sur les sujets d’actualité.
69. La Cour considère en effet que, selon les requérants, la mesure litigieuse a enfreint non seulement leur droit à la liberté de communiquer des informations ou des idées mais aussi celui d’en recevoir. À cet égard, les requérants disent en premier lieu qu’en raison de l’interdiction litigieuse ils étaient dans l’impossibilité de communiquer et partager leurs idées ou des informations sur cette enquête d’une ampleur publique considérable et d’une grande actualité. Ils estiment que leur fonction devrait être considérée par la Cour comme celle de « chien de garde public » et ainsi reconnaître leur qualité de « victime ». Ils considèrent en second lieu que leur propre droit de recevoir des informations a été enfreint, dans la mesure où ils étaient empêchés de recevoir des informations fournies par la presse ou d’autres moyens de communication sur l’enquête parlementaire en cours dont la commission traitait des allégations sérieuses de corruption impliquant quatre anciens ministres.
70. À la lumière de la récente jurisprudence de la Cour constitutionnelle (paragraphes 28-29 ci-dessus), la Cour peut admettre que le droit de Mme Güven ‒ qui est journaliste ‒ à la liberté de communiquer des informations et des idées a été touché par la décision litigieuse, dans la mesure où elle ne pouvait, ne fût-ce que pendant une période relativement courte, ni publier, ni diffuser d’informations, ni partager ses idées sur un sujet d’actualité qui aurait certainement fait un écho considérable dans l’opinion publique. Pour arriver à cette conclusion, elle accorde notamment du poids au fait que, à l’époque des faits, Mme Güven était commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé dans une chaîne télévisée nationale (voir paragraphes 2 et 48 ci-dessus). Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la collecte des informations, inhérente à la liberté de la presse, est également considérée comme une démarche préalable essentielle à l’exercice du journalisme (Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 52, 25 avril 2006). La Cour a déjà dit à maintes reprises que les obstacles dressés pour restreindre la publication des informations risquent de décourager ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes de mener des investigations sur certains sujets d’intérêt public (Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, no 37374/05, § 38, 14 avril 2009). Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille mesure risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité (voir, mutatis mutandis, Bédat, précité, § 79).
71. Quant aux deux autres requérants, MM. Akdeniz et Altıparmak, la Cour observe que la situation de ces requérants n’est guère différente de l’affaire Tanrıkulu et autres (décision précitée) où elle n’a pas reconnu la qualité de victime à des lecteurs d’un quotidien visé par une mesure d’interdiction de distribution d’un quotidien. En effet, le seul fait que MM. Akdeniz et Altıparmak – tout comme les autres justiciables en Turquie – subissent les effets indirects de la mesure contestée ne pouvait suffire pour qu’ils se voient reconnaître la qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Certes, dans l’affaire Cengiz et autres précitée, la Cour a admis que, dans les circonstances particulières de cette affaire, la décision ayant ordonné le blocage de l’accès à YouTube a affecté le droit de MM. Akdeniz et Altıparmak de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. Cependant, pour ce faire, elle a pris en considération notamment le fait que ceux-ci étaient usagers actifs de YouTube, qu’ils enseignaient dans différentes universités, qu’ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l’homme, qu’ils accédaient à différents matériaux visuels diffusés par le site en question et qu’ils partageaient leurs travaux par l’intermédiaire de leurs comptes YouTube (ibidem, §§ 50-55). Ces éléments font défaut en l’espèce.
72. Certes, compte tenu du fait que la décision d’injonction provisoire visait non seulement les professionnels des médias traditionnels mais aussi les utilisateurs d’Internet, tels que, par exemple, les blogueurs et les utilisateurs populaires des médias sociaux, MM. Akdeniz et Altıparmak peuvent légitiment prétendre avoir subi les effets indirects de la mesure litigieuse. Cependant, la Cour rappelle que des « risques purement hypothétiques » pour un requérant de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et autres, décision précitée, § 72). Or, en l’espèce, pendant la brève période au cours de laquelle la mesure était demeurée en vigueur, il n’a jamais été imposé aux requérants de ne pas commenter sur l’enquête en cours par un quelconque moyen de communication, ce qu’ils ne contestent d’ailleurs pas. Ils se plaignent donc d’une mesure de portée générale qui empêche la presse et les autres médias de communiquer des informations relatives à certains aspects de l’enquête parlementaire.
73. En outre, MM. Akdeniz et Altıparmak disent être touchés par la mesure en question, en invoquant leur qualité d’universitaire, œuvrant dans le domaine de la liberté d’expression. À cet égard, la Cour rappelle que, s’agissant du droit d’accès à l’information, les chercheurs universitaires et les auteurs d’ouvrages portant sur des sujets d’intérêt public bénéficient aussi d’un niveau élevé de protection (voir Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 168, avec les références qui y sont citées). Par ailleurs, la liberté académique ne se limite pas à la recherche universitaire ou scientifique, mais s’étend également à la liberté des universitaires d’exprimer librement leurs points de vue et leurs opinions, même s’ils sont controversés ou impopulaires, dans les domaines de leur recherche, de leur expertise professionnelle et de leur compétence (Mustafa Erdoğan et autres c. Turquie, nos 346/04 et 39779/04, § 40, 27 mai 2014). Cependant, en l’espèce, comme il a été souligné ci-dessus (paragraphe 67), les requérants ne se plaignent pas de se voir refuser l’accès à une quelconque information nécessaire (voir, a contrario, Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 180). De même, rien ne donne à penser que la mesure litigieuse ait visé la liberté académique des requérants ou y ait porté atteinte. En effet, il n’est pas allégué devant la Cour que MM. Akdeniz et Altıparmak ont été empêchés de publier leurs commentaires ou recherches académiques sur l’enquête en question, en respectant, pendant la brève période en question, les limites imposées par le principe de confidentialité des travaux des commissions parlementaires, une exigence découlant de l’article 110 § 2 du Règlement intérieur (paragraphe 25 ci-dessus).
74. La Cour rappelle par ailleurs que, selon sa jurisprudence établie, pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Senator Lines GmbH c. l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la Finlande, la France, l’Allemagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, l’Espagne, la Suède et le Royaume‑Uni (déc.) [GC], no 56672/00, CEDH 2004‑IV; voir également, Monnat c. Suisse, no 73604/01, §§ 31-32, CEDH 2006‑X). Pour la Cour, le seul fait que MM. Akdeniz et Altıparmak – en leur qualité d’universitaires et utilisateurs populaires des plateformes des médias sociaux – subissent des effets indirects de la mesure en question ne saurait suffire pour les qualifier de « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention. En effet, ces requérants ne démontrent pas en quoi l’interdiction incriminée les touche directement (voir, mutatis mutandis, Tanrikulu et autres, décision précitée).
c) Conclusion
75. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que MM. Akdeniz et Altıparmak n’ont pas pu démontrer un intérêt suffisant pour que leur droit de liberté d’expression entre en jeu et ne peuvent dès lors pas se prétendre victime d’une violation de l’article 10 de la Convention du fait de la mesure litigieuse. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 10 de la Convention pour autant qu’il a été introduit par MM. Akdeniz et Altıparmak est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
76. En revanche, s’agissant de Mme Banu Güven, elle admet que, dans les circonstances de l’affaire, la requérante, journaliste et commentatrice politique et présentatrice du journal télévisé à l’époque des faits, peut légitimement prétendre que la mesure litigieuse a atteint son droit à la liberté d’expression.
77. Par conséquent, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime de Mme Banu Güven. Constatant que ce grief, pour autant qu’il a été introduit par celle-ci n’est pas manifestement mal fondé, ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, elle le déclare recevable.
FOND
88. Les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, avec d’autres références).
89. Quant à l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à de nombreuses reprises qu’au sens de l’article 10 § 2 on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre à une personne de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, elle doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 141, CEDH 2012).
90. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir ainsi que du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 144, 27 juin 2017).
91. En l’espèce, la Cour observe que la mesure litigieuse ordonnée par le juge de paix d’Ankara avait une base légale, à savoir l’article 110 § 2 du Règlement intérieur et l’article 3 § 2 de la loi sur la presse. Certes, le Gouvernement a également cité l’article 26 § 2 de la Constitution comme base légale de la mesure litigieuse. Cependant, il ne ressort pas du dossier que les juridictions nationales se sont fondées sur cette disposition générale de la Constitution.
À la question de savoir si l’article 110 § 2 du Règlement intérieur et l’article 3 § 2 de la loi sur la presse répondaient également aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité, la partie requérante estime qu’il faut répondre par la négative, ces dispositions ne sauraient constituer la base légale de la mesure litigieuse.
92. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour répondre à ces exigences, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, qui constitue l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, parmi beaucoup d’autres, Sunday Times, précité, § 49, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I).
93. La question qui se pose ici est celle de savoir si, au moment où la mesure litigieuse a été prise, il existait une norme claire et précise de nature à permettre à la requérante de régler sa conduite en la matière.
94. La Cour observe d’emblée que par un arrêt du 11 juillet 2019, publié au Journal officiel le 17 septembre 2019, la Cour constitutionnelle a examiné la base légale de la mesure d’interdiction de publication ordonnée par les juges de paix et a conclu à la violation du droit à la liberté d’expression et de la presse au motif que l’ingérence en question ne remplissait pas l’exigence de légalité (paragraphe 28 ci-dessus). Les parties pertinentes de cet arrêt concernant l’article 3 § 2 de la loi sur la presse peuvent se lire comme suit :
« 44. L’article 3 § 2 de la loi [sur la presse] énumère les restrictions préalables à la liberté de la presse. Il n’est pas contesté que cette disposition constitue formellement une loi. Cependant, cet article ne contient aucune disposition autorisant le recours à une mesure d’interdiction de publication en tant que mesure préventive. Par conséquent, lorsqu’une mesure d’interdiction de publication est adoptée dans le cadre d’une procédure pénale, l’on ne saurait dire que les conséquences juridiques des agissements et des faits, ainsi que l’étendue du pouvoir des autorités étaient définies avec un certain degré de certitude. Il en découle que le second paragraphe de l’article 3 de la loi [sur la presse] ne remplissait pas les critères de « prévisibilité » et de « clarté » en ce qui concerne la mesure d’interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale (...) »
95. Par ailleurs, la haute juridiction a également examiné la question de savoir si l’article 28 § 5 de la Constitution, qui autorise le recours à une interdiction de publication, pouvait constituer la base légale de la mesure litigieuse. Elle a répondu à cette question par la négative en considérant ce qui suit :
« 45. Il est vrai que la Constitution [en son article 28 § 5] autorise le recours à une interdiction de publication sous réserve de respecter les conditions énumérées (...) Cependant, il n’existe pas une disposition législative autorisant une interdiction de publication dans le cadre d’une instruction pénale et comportant les qualités expliquées ci-dessus. »
96. La Cour fait sienne la conclusion de la Cour constitutionnelle quant à la base légale de la mesure litigieuse.
97. Dans ces circonstances, l’ingérence litigieuse a manqué de « base légale » au sens de l’article 10 et n’a pas permis à la partie requérante de jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef de la requérante Mme Banu Güven.
Gheorghe-Florin Popescu c. Roumanie du 12 janvier 2020 requête no 79671/13
Condamnation d’un journaliste pour publication sur son blog de plusieurs articles critiques à l’encontre d’un autre journaliste : violation de la liberté d’expression
L’affaire concerne la décision des autorités internes de condamner le requérant, journaliste, à verser des dommages et intérêts pour avoir publié sur son blog cinq articles critiques à l’adresse de L.B., un autre journaliste, rédacteur en chef d’un journal du groupe de médias Desteptarea et réalisateur d’émissions pour une chaîne de télévision locale du même groupe. La Cour considère que les juridictions internes n’ont pas fourni de raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Les juridictions internes n’ont pas appliqué de critères conformes aux principes découlant de l’article 10 de la Convention, parmi lesquels notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que la gravité de la sanction infligée. Elles ne se sont pas non plus basées sur une appréciation acceptable des faits pertinents. L’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique » et il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation d’un journaliste blogueur à verser des dommages-intérêts pour une série d’articles jugés diffamatoires à l’égard d’un autre journaliste • Défaut de motifs pertinents et suffisants au regard des critères dégagés par la jurisprudence de la Cour.
LES FAITS
Le requérant, M. Gheorghe-Florin Popescu, est un ressortissant roumain, né en 1971 et résidant à Bacău. En 2011, M. Popescu, journaliste de profession, publia sur son blog (www.aghiuta.com) une série d’articles dans lesquels il visait L.B. Ce dernier saisit le tribunal de première instance de Bacău d’une action civile. Le 11 avril 2012, le tribunal accueillit partiellement l’action de L.B. et condamna M. Popescu à verser 5 000 lei roumains (environ 1 100 euros) en réparation du préjudice moral causé. Le tribunal estima que dans les articles publiés les 7 juillet et 18 août 2011, M. Popescu avait, en l’absence de toute base factuelle, présenté L.B. comme moralement responsable d’un meurtresuicide. Concernant les articles publiés les 15 janvier, 8 juillet et 4 août 2011, le tribunal jugea que des expressions vulgaires et diffamatoires avaient porté atteinte à l’honneur et à la réputation de L.B.
M. Popescu interjeta appel. Le tribunal départemental rejeta l’appel et confirma les constats du tribunal de première instance, à savoir que les accusations portées contre L.B. étaient dénuées de base factuelle et outrepassaient donc les limites de la liberté d’expression. M. Popescu saisit la cour d’appel de Bacău d’un recours contre cette décision. Par un arrêt du 17 juin 2013, la cour d’appel rejeta le recours pour défaut de fondement. Elle jugea que M. Popescu n’avait pas contesté qu’il administrait le site en question et qu’en tout état de cause, les affirmations contenues dansles articleslitigieux revêtaient un caractère diffamatoire et injurieux et outrepassaient leslimites de la liberté d’expression, ce qui justifiait la mise en jeu de sa responsabilité civile délictuelle conformément aux articles 998 et 999 du code civil.
ARTICLE 10
Article 10 La Cour relève, en accord avec les parties, que la condamnation au civil du requérant, journaliste de profession, pour atteinte à l’honneur et à la réputation de L.B. à raison de la publication de cinq articles sur un blog s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. L’ingérence en question était prévue par la loi, en l’occurrence par les articles 998 et 999 de l’ancien code civil. La mesure litigieuse visait la protection de l’honneur de L.B., et poursuivait donc le but légitime de « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Les principes généraux applicables dansles affaires où le droit à la liberté d’expression (article 10) doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée (article 8) ont été exposés dans les arrêts de Grande Chambre Von Hannover c. Allemagne et Axel Springer AG c. Allemagne prononcés le 7 février 2012. La Cour a posé un certain nombre de critères, parmi lesquels notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que la gravité de la sanction infligée. Examinant la teneur des décisions rendues en l’espèce dans le cadre de la procédure interne, la Cour constate que les juridictions nationales ont centré leur analyse principalement sur les conséquences négatives que les propos litigieux avaient eues sur l’honneur, la réputation et la dignité de L.B., ainsi que sur le fait que le requérant ne soit pas parvenu à prouver ses allégations. Elles n’ont opéré aucune distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur. La Cour note ensuite que les juridictions internes ont omis d’analyser certains éléments essentiels. Ainsi, elles ont accordé un poids très important à la nécessité de réparer le préjudice moral subi par L.B., tout en ignorant le fait que le requérant était journaliste et que la liberté de la presse joue un rôle fondamental dans le bon fonctionnement d’une société démocratique. Par ailleurs, les juridictions internes ont omis de constater que le litige portait sur un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la protection de la réputation. En l’espèce, les juridictions internes n’ont pas recherché si les propos du requérant relevaient d’un domaine d’intérêt public et contribuaient à un débat d’intérêt général. Or, l’analyse des propos en cause à l’aune de ce critère revêt une importance particulière dans l’appréciation de la nécessité de l’ingérence faite dans l’exercice du droit à la liberté d’expression. La Cour relève également que les juridictions internes n’ont tenu compte ni de la notoriété, ni du comportement antérieur de L.B. Il n’a pas été établi avec exactitude si L.B. était une « figure publique » agissant dans un contexte public, au sens de la jurisprudence de la Cour, du fait d’un éventuel engagement politique ou de son travail en tant que rédacteur en chef et réalisateur d’émissions de télévision dans un groupe de médias. En ce qui concerne le contenu des articles litigieux, la Cour constate que les juridictions internes n’ont pas non plus cherché à savoir quel était leur objet, mais qu’elles se sont bornées à conclure que le requérant avait exposé une image négative de L.B. susceptible de lui causer des souffrances psychologiques, des inquiétudes et de la peine. Ce type de raisonnement témoigne selon la Cour de l’acceptation tacite du fait que le respect du droit à la vie privée prévalait en l’espèce sur le respect du droit à la liberté d’expression. Concernant la forme des articles en cause, la Cour admet que leur style peut paraître sujet à caution, notamment pour le caractère offensant de certains passages. Toutefois, alors que le caractère satirique des articles constituait l’argument principal de la défense du requérant, les juridictions internes n’ont pas recherché avec assez d’attention s’il s’agissait ou non d’une forme d’exagération ou de déformation de la réalité visant naturellement à provoquer. Pour la Cour, le style relève de la forme d’expression et est protégé en tant que tel par l’article 10 au même titre que le contenu de l’expression. La Cour relève également que les juridictions internes n’ont pas analysé l’ampleur de la diffusion des articles litigieux, ni leur accessibilité, ni la question de savoir si le requérant était un blogueur connu ou un utilisateur populaire des médias sociaux, ce qui aurait pu attirer l’attention du public et augmenter l’éventuel impact des propos litigieux. Enfin, en ce qui concerne la question de la gravité de la sanction infligée, par absence d’informations quant à l’exécution de la décision interne, la Cour ne saurait spéculer sur l’impact de la sanction sur la situation du requérant. En conclusion, la Cour considère que les juridictions internes n’ont pas fourni de raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Les juridictions internes n’ont pas appliqué de critères conformes aux principes découlant de l’article 10 de la Convention et ne se sont pas basées sur une appréciation acceptable des faits pertinents. L’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique » et il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
CEDH
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »
25. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que les parties considèrent que la condamnation au civil du requérant, journaliste de profession, pour atteinte à l’honneur et à la réputation de L.B. à raison de la publication de cinq articles sur un blog s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Elle souscrit à cette analyse et constate également que l’ingérence en question était prévue par la loi, en l’occurrence par les articles 998 et 999 de l’ancien code civil (paragraphe 17 ci-dessus). Elle note que la mesure litigieuse visait la protection de l’honneur de L.B., et qu’elle poursuivait donc le but légitime de « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Il reste donc à examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 144, CEDH 2015).
b) Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »
i) Les principes généraux
26. En l’espèce, l’ingérence s’inscrit dans le contexte du rôle fondamental que joue la liberté de la presse dans le bon fonctionnement d’une société démocratique (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 62, CEDH 2007‑IV). Compte tenu de ce que les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la diffusion de l’information (Delfi AS, précité, § 133), la fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de « chien de garde public » en ce qui concerne la protection offerte par l’article 10 (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 168, 8 novembre 2016).
27. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont été rappelés dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). La Cour rappelle également que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général. La marge d’appréciation des États est en effet réduite en matière de débat touchant à l’intérêt général (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 159, 23 juin 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 167, 27 juin 2017).
28. Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qui est faite entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’exigence voulant que soit établie leur vérité est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif. Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos, étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Morice, précité, § 126, et les références qui y sont citées).
29. Les principes généraux applicables dans les affaires où le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention ont été exposés par la Cour dans les arrêts Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108‑113, CEDH 2012) et Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, §§ 89‑95, 7 février 2012). La Cour a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence, parmi lesquels notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que la gravité de la sanction infligée.
30. La Cour a également précisé que lorsqu’elle analyse l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression, elle doit, entre autres, déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 196, CEDH 2015 (extraits)).
ii) Application de ces principes en l’espèce
31. Se tournant vers les faits de la présente affaire, la Cour note d’emblée que, pour avoir publié cinq articles sur son blog, le requérant, journaliste de profession, a été condamné à verser à L.B., rédacteur en chef et réalisateur d’émissions pour une chaîne de télévision locale, des dommages et intérêts pour préjudice moral. Les juridictions internes ont considéré que le requérant avait accusé L.B. d’être moralement responsable d’un meurtre-suicide sans avancer aucune preuve, et qu’il s’était borné à affirmer à l’appui de ses accusations que L.B. avait refusé que le journal Desteptarea couvrît l’événement en question. Elles ont jugé que le requérant avait utilisé des expressions vulgaires et diffamatoires qui avaient porté atteinte à l’honneur et à la réputation de L.B. et qui avaient outrepassé les limites de la liberté d’expression (paragraphes 12‑13 et 15‑16 ci‑dessus).
32. Examinant la teneur des décisions rendues en l’espèce dans le cadre de la procédure interne, la Cour constate que les juridictions nationales ont centré leur analyse principalement sur les conséquences négatives que les propos litigieux avaient eues sur l’honneur, la réputation et la dignité de L.B., ainsi que sur le fait que le requérant ne soit pas parvenu à prouver ses allégations (voir, mutatis mutandis, Skudayeva c. Russie, no 24014/07, § 36, 5 mars 2019). En l’espèce, elles n’ont opéré aucune distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur. Or, pareille approche est, aux yeux de la Cour, incompatible en soi avec les principes qui se dégagent de l’article 10 de la Convention (voir la jurisprudence citée au paragraphe 28 ci-dessus).
33. La Cour note ensuite que les juridictions internes ont omis d’analyser certains éléments essentiels. Elle constate que ces dernières ont accordé un poids très important à la nécessité de réparer le préjudice moral subi par L.B., tout en ignorant le fait que le requérant était journaliste et que la liberté de la presse joue un rôle fondamental dans le bon fonctionnement d’une société démocratique (voir la jurisprudence citée au paragraphe 26 ci-dessus).
34. Elle relève par ailleurs que les juridictions internes ont omis de prendre explicitement en considération les critères pertinents énoncés dans la jurisprudence de la Cour (paragraphe 29 ci-dessus) et de constater que le litige portait sur un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la protection de la réputation (voir, mutatis mutandis, Dioundine c. Russie, no 37406/03, § 33, 14 octobre 2008). Ce défaut de mise en balance des deux droits est, en lui-même, problématique au regard de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 47, 31 mai 2006).
35. La Cour rappelle que les juridictions internes sont, en principe, mieux placées pour interpréter l’intention sous-jacente dissimulée derrière les phrases et les affirmations litigieuses et pour apprécier la manière dont le public les perçoit et y réagit (voir, mutatis mutandis, Jalbă c. Roumanie, no 43912/10, § 33, 18 février 2014, où il était question d’un grief soulevé au titre de l’article 8 de la Convention qui concernait une atteinte alléguée au droit au respect de la vie privée). En l’espèce, elle relève que les juridictions internes n’ont pas recherché si les propos du requérant relevaient d’un domaine d’intérêt public et contribuaient à un débat d’intérêt général (voir la jurisprudence citée au paragraphe 29 ci-dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, Terentyev c. Russie, no 25147/09, § 22, 26 janvier 2017). Or, l’analyse des propos en cause à l’aune de ce critère revêt une importance particulière dans l’appréciation de la nécessité de l’ingérence faite dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (paragraphe 27 ci-dessus).
36. La Cour relève également que les juridictions internes n’ont tenu compte ni de la notoriété, ni du comportement antérieur de L.B. L’analyse qu’elles ont effectuée ne permet ni de cerner son comportement antérieur, ni de juger s’il bénéficiait ou non d’un degré de notoriété élevé. Plus précisément, il n’a pas été établi avec exactitude si L.B. était une « figure publique » agissant dans un contexte public, au sens de la jurisprudence de la Cour, du fait d’un éventuel engagement politique ou de son travail en tant que rédacteur en chef et réalisateur d’émissions de télévision dans un groupe de médias (Couderc et Hachette Filipacchi Associés [GC], no 40454/07, §§ 117‑123, CEDH 2015 (extraits), et Sousa Goucha c. Portugal, no 70434/12, § 48, 22 mars 2016).
37. En ce qui concerne le contenu des articles litigieux, la Cour constate que les juridictions internes n’ont pas non plus cherché à savoir quel était leur objet, et qu’elles se sont bornées à conclure que le requérant avait projeté de L.B. une image négative susceptible de lui causer des souffrances psychologiques, des inquiétudes et de la peine (paragraphe 13 ci-dessus). Ce type de raisonnement témoigne d’une acceptation tacite, par les juridictions internes, du fait que le respect du droit à la vie privée prévalait en l’espèce sur le respect du droit à la liberté d’expression (voir la jurisprudence citée au paragraphe 34 ci‑dessus).
38. Quant à la forme des articles rédigés par le requérant, la Cour admet que leur style peut paraître sujet à caution, notamment en ce qui concerne le caractère offensant de certains passages (paragraphes 8‑9 ci-dessus). Toutefois, alors que le caractère satirique des articles constituait l’argument principal de la défense du requérant (paragraphe 14 ci-dessus), les juridictions internes ont omis de rechercher avec une attention particulière s’il s’agissait ou non d’une forme d’exagération ou de déformation de la réalité visant naturellement à provoquer, à agiter (Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009, et Welsh et Silva Canha c. Portugal, no 16812/11, § 29, 17 septembre 2013) et qui ne devrait pas être prise au sérieux (Tamiz c. Royaume-Uni (déc.) no 3877/14, § 81, 19 septembre 2017). Pour la Cour, le style d’une communication fait partie de celle‑ci ; il relève de la forme d’expression et est protégé en tant que tel par l’article 10 au même titre que le contenu de l’expression (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012).
39. En outre, la Cour relève que les juridictions internes n’ont à aucun moment analysé l’ampleur de la diffusion des articles litigieux, ni leur accessibilité (voir, mutatis mutandis, Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 80, 28 août 2018, et, a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 113, 28 juin 2018) ou la question de savoir si le requérant était un blogueur connu ou un utilisateur populaire des médias sociaux (voir, mutatis mutandis, Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 168), ce qui aurait pu attirer l’attention du public et augmenter l’éventuel impact des propos litigieux.
40. Enfin, en ce qui concerne la question de la gravité de la sanction infligée, la Cour constate que les juridictions internes ont condamné le requérant à verser à L.B. 5 000 lei roumains, soit environ 1 100 euros, pour préjudice moral (paragraphe 6 ci-dessus). Le Gouvernement estime que cette sanction n’est pas excessivement sévère (paragraphe 24 ci-dessus). Le requérant, pour sa part, relève que le montant de cette indemnité était sept fois supérieur au salaire minimum mensuel en Roumanie, sans toutefois indiquer quelle était sa situation financière à l’époque des faits, ni s’il a eu des difficultés à payer ce montant (paragraphe 21 in fine ci-dessus). La Cour relève que les juridictions internes se sont bornées à énumérer certains critères devant être appliqués aux fins de l’établissement de la sanction, sans toutefois les appliquer, ni tenir compte des conséquences de cette sanction sur la situation économique du requérant (paragraphe 13 ci-dessus). Dans ces conditions, et en l’absence d’informations quant à l’exécution de la décision interne, la Cour ne saurait spéculer sur l’impact de la sanction sur la situation du requérant.
41. En toute hypothèse, eu égard à ce qui précède, et notamment au fait que les juridictions internes n’ont pas dûment mis en balance les intérêts en jeu conformément aux critères établis dans sa jurisprudence, la Cour considère que ces juridictions n’ont pas fourni des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. On ne saurait donc conclure qu’elles aient appliqué des critères en conformité avec les principes découlant de l’article 10 de la Convention ou qu’elles se soient basées sur une appréciation acceptable des faits pertinents. L’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique » (voir, mutatis mutandis, Skudayeva, précité, §§ 36‑40).
42. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Balaskas c. Grèce du 5 novembre 2020 requête no 73087/17
Article 10 : Condamner un journaliste pour un article critiquant un directeur de lycée est contraire à la CEDH
L’affaire concerne la condamnation pénale infligée à un journaliste à la suite de la publication d’un article dans lequel il avait reproché au directeur du lycée local d’avoir posté sur son blog personnel un billet affirmant que le soulèvement étudiant massif de 1973 constituait « le mensonge absolu ». Dans cet article, le journaliste, qui travaillait pour le quotidien Empros, paraissant à Lesbos, avait qualifié le directeur de « néonazi » et de « théoricien de l’entité « Aube dorée » ». La Cour juge en particulier que les juridictions grecques n’ont pas mis en balance le droit à la liberté d’expression du journaliste, d’une part, et le droit au respect de la vie privée du directeur, d’autre part, au mépris des principes énoncés dans la jurisprudence de la Cour dans des affaires semblables. Plus précisément, les juridictions internes ont ignoré que l’article avait contribué à un débat sur une question d’intérêt public ; que le directeur était un fonctionnaire qui avait lui-même attiré l’attention sur ses opinions politiques par l’intermédiaire de son blog et qu’il aurait par conséquent dû se montrer plus tolérant à l’égard de la critique ; et que le requérant avait porté à leur attention les billets précédemment postés par le directeur au sujet de la race aryenne et du national socialisme en les présentant comme une base factuelle appuyant le choix des expressions qu’il avait employées dans son propre article. De plus, les tribunaux avaient considéré que l’article du journaliste était insultant, mais ils avaient omis de prendre en considération le contexte général et le potentiel de vive controverse qu’il pouvait susciter ; ils n’avaient pas non plus analysé le langage utilisé qui, bien que caustique, ne s’assimilait pas à une attaque personnelle gratuite contre le directeur.
LES FAITS
Le requérant, Efstratios Balaskas, est un ressortissant grec né en 1962 et résidant à Mytilène (Grèce). Il est journaliste. Le 17 novembre 2013, le jour anniversaire du soulèvement de l’école polytechnique de 1973 qui avait contribué à mettre fin à la dictature militaire en Grèce et qui est aujourd’hui célébré par un jour férié, le directeur d’un lycée de Mytilène publia sur son blog personnel un billet intitulé « Le mensonge absolu en est un : celui de l’école polytechnique de 1973 ». En réaction au billet de blog, M. Balaskas, qui était à l’époque rédacteur en chef du quotidien Empros, paraissant à Lesbos, publia un article dans lequel il qualifiait le directeur de « néonazi » et de « théoricien de l’entité « Aube dorée » ».
À la suite d’une plainte déposée par le directeur, le tribunal de première instance considéra que ces expressions constituaient des jugements de valeur, et non des faits, qui portaient intentionnellement atteinte à l’honneur et à la réputation du directeur. M. Balaskas fut ainsi jugé coupable d’insulte par voie de presse et condamné à une peine de prison avec sursis. Tous les recours qui furent ensuite formés par M. Balaskas furent rejetés, le dernier en 2017. La cour d’appel comme la Cour de cassation écartèrent en particulier l’argument selon lequel les expressions en cause étaient des jugements de valeur fondés sur des preuves abondantes, à savoir les nombreux billets traitant de la race aryenne et du national-socialisme publiés sur le site Internet du directeur, ainsi qu’un message dans lequel celui-ci appelait les Grecs à voter pour le parti politique d’extrême droite Aube dorée. Ces juridictions estimèrent que les expressions que le requérant avait utilisées n’étaient pas nécessaires et conclurent que l’intéressé aurait pu employer un vocabulaire plus convenable pour exercer son droit d’informer le public.
ARTICLE 10
La Cour estime que les juridictions grecques n’ont pas mis en balance le droit du requérant à la liberté d’expression, d’une part, et le droit du directeur au respect de la vie privée, d’autre part. Elles se sont bornées à conclure que les déclarations en cause étaient des jugements de valeur qui avaient sali la réputation du directeur, mais ce faisant, elles ont ignoré les critères établis dans la jurisprudence de la Cour pour la réalisation d’un tel exercice de mise en balance. En particulier, les juridictions grecques n’ont pas tenu compte du devoir du journaliste, qui s’imposait au requérant, de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général et elles ont ignoré la contribution apportée par cet article à pareil débat. Elles se sont attachées aux expressions utilisées par le requérant en les sortant de leur contexte et en occultant le fait que les opinions du directeur étaient de nature à susciter une vive controverse. De même, les juridictions internes n’ont pas explicitement analysé le fait que le directeur, qui était un fonctionnaire investi d’une mission publique, avait précédemment exprimé ses opinions à caractère politique sur son blog et qu’il s’était donc délibérément exposé lui-même à l’attention du public et à la critique journalistique.
Ces juridictions n’ont pas non plus recherché si le requérant avait été de bonne ou de mauvaise foi. Elles ont à juste titre qualifié les expressions qu’il avait employées de jugements de valeur, mais elles n’ont pas cherché à déterminer si le choix de ces expressions était étayé par une base factuelle évidente, alors même que le requérant avait porté à leur attention les billets précédemment postés par le directeur. De plus, contrairement au Gouvernement et aux juridictions internes, la Cour ne perçoit pas de langage manifestement injurieux dans les propos du requérant, et son article, bien que caustique et sérieusement critique, ne saurait dans son ensemble passer pour une attaque personnelle gratuite contre le directeur. Enfin, dans l’affaire du requérant, rien ne justifiait de prononcer une peine de prison, qui produit immanquablement un effet dissuasif sur le débat public. La Cour relève du reste qu’elle a déjà conclu à une violation de l’article 10 de la Convention dans un certain nombre d’affaires contre la Grèce, les juridictions internes n’ayant pas appliqué les standards conformément à sa jurisprudence relative à la mise en balance de la liberté d’expression avec la protection de la réputation d’autrui. La Cour conclut par conséquent que la condamnation pénale du requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression et que cette ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Dmitriyevskiy c. Russie du 3 octobre 2017 requête n° 42168/06
Article 10 : La condamnation pénale d’un rédacteur en chef pour la publication de propos de leaders tchétchènes était injustifiée
La Cour rejette une demande du gouvernement russe tendant à exclure de l’exposé des faits de la présente affaire les articles publiés dans Pravo-Zashchita. Le Gouvernement estimait que, en reproduisant ses textes, la Cour avait fait usage de ses « ressources à des fins d’incitation à la haine ou à l’hostilité, ou d’humiliation d’une personne ou d’un groupe de personnes dans sa ou leur dignité, fondée sur le sexe, la race, la nationalité, la langue, l’origine, la religion et l’appartenance à un groupe social ». La Cour constate que la publication de ces articles était le fondement de la condamnation pénale de M. Dmitriyevskiy. De manière à pouvoir se livrer à son appréciation, elle doit dûment tenir compte des circonstances de l’espèce. En particulier, elle doit examiner tous les éléments du dossier qui, aux yeux des parties, sont d’une importance essentielle. De plus, elle doit motiver son arrêt sur la base de ces éléments si bien que, indépendamment des conclusions qu’elle tirera, elle ne peut éviter de reproduire les articles. Il n’est pas contesté entre les parties que la condamnation de M. Dmitriyevskiy s’analyse en une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. La Cour est disposée à examiner l’affaire en partant du principe que cette ingérence était « prévue par la loi » au sens de l’article 10. En outre, constatant qu’à époque où M. Dmitriyevskiy a été jugé et condamné, le conflit en république tchétchène était une question très sensible, elle reconnaît que les mesures prises contre lui, du moins a priori, poursuivaient les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale et de la sûreté publique, et visaient à la défense de l’ordre et à la prévention du crime. Quant à savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10, la Cour constate que le rôle de M. Dmitriyevskiy, en sa qualité de rédacteur en chef d’un journal régional, était de diffuser des informations et idées sur des questions d’intérêt public. Les articles en question, vraisemblablement rédigés par deux leaders séparatistes tchétchènes, qui reprochaient aux autorités russes le conflit qui se poursuivait en république tchétchène, s’inscrivaient sans aucun doute dans le cadre d’un débat politique sur des questions d’intérêt public et général. Consciente du caractère sensible du débat, compte tenu de la situation difficile à l’époque en république tchétchène, où des mouvements séparatistes à l’origine de graves troubles entre les forces de sécurité russes et des combattants rebelles avaient causé de lourdes pertes en vies humaines. Cependant, la Cour estime que le fait que l’auteur de propos soit considéré comme un hors-la-loi ne permet pas à lui seul de justifier une ingérence dans la liberté d’expression des personnes qui les publient. Au vu du contenu des deux articles et du langage y employé, la Cour considère que, globalement, les opinions ainsi exprimées ne peuvent être interprétées comme une incitation à la violence ni comme une apologie de la haine ou de l’intolérance susceptible de dégénérer en violences. Elle ne voit rien, si ce n’est la critique du gouvernement russe et de son action en république tchétchène, qui n’ait pas dépassé les limites acceptables. Dans ces conditions, elle souligne que, en vertu de sa jurisprudence, les limites de la critique permise sont plus larges lorsqu’elle est formulée par de simples particuliers contre le gouvernement. En particulier, le premier article était libellé dans un ton conciliateur. S’il critiquait l’action des autorités russes en république tchétchène, il ne renfermait aucun appel à la violence, à la rébellion ou au renversement par la force du régime politique en place. Au contraire, il laissait entendre que le conflit pouvait être résolu de manière pacifique si le peuple russe votait contre le président Poutine lors des prochaines élections présidentielles. Le second article était plus virulent dans son langage. Il renfermait des propos forts qualifiant l’action des autorités russes en république tchétchène de « génocide », de « folie criminelle du régime sanglant du Kremlin » ou de « terreur russe ». Il accusait le gouvernement russe d’« imposer une guerre » à la république tchétchène et critiquait ses pratiques au cours du récent conflit armé, y voyant des « massacres sans motif », des « exécutions sommaires » et des « détentions sans fondement ». Cependant, la Cour a déjà dit dans sa jurisprudence que la recherche de la vérité historique est un attribut de la liberté d’expression et que les débats sur les causes d’actes susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre doivent pouvoir être librement conduits. De plus, il est dans la nature du discours politique de prêter à la controverse. Le fait que les propos critiquent vivement la politique officielle et expriment une opinion partiale quant aux responsabilités concernant une situation ne suffit pas à lui seul à justifier une ingérence dans la liberté d’expression. Globalement, le second article ne peut être regardé comme une apologie de la violence. S’il critiquait certes énergiquement l’action de la Russie en république tchétchène, il n’appelait pas à la résistance armée ni au recours à des attentats terroristes. La Cour n’est donc pas convaincue que la publication des deux articles ait pu avoir un quelconque effet néfaste sur la défense de l’ordre et la prévention du crime, ou nuire à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique. Le fait que les articles ont été publiés dans un journal régional à faible tirage a également minimisé leurs répercussions potentielles. Par ailleurs, la juridiction de jugement a expressément reconnu que les actions de M. Dmitriyevskiy n’avaient eu aucune conséquence. Au vu de ces éléments, la Cour conclut que les autorités russes ne disposaient que d’une marge de manœuvre (« marge d’appréciation » pour reprendre sa jurisprudence) étroite pour déterminer si l’ingérence dans la liberté d’expression de M. Dmitriyevskiy était nécessaire. Pour ce qui est des décisions de justice russes en l’espèce, la Cour les juge profondément lacunaires. Notamment, si les tribunaux ont fondé leur verdict de culpabilité sur deux rapports d’expertise linguistique, ils n’ont pas examiné ces rapports et se sont contentés d’en suivre les conclusions. D’ailleurs, l’expertise est allée bien au-delà de la résolution de questions linguistiques : elle a essentiellement livré une qualification juridique des actes de M. Dmitriyevskiy en constatant que les articles renfermaient des éléments de « discours de haine ». La Cour estime cette situation inacceptable et souligne que la résolution de toute question juridique est du ressort exclusif des tribunaux. En outre, les tribunaux russes n’ont pas réellement cherché dans ce procès à analyser les propos en question. Ils se sont contentés d’énumérer les déclarations examinées dans les rapports d’expertise et ils ont limité leur contrôle en reprenant plusieurs fois les conclusions de ces rapports et en citant les dispositions pertinentes du code pénal russe. Bien qu’ayant conclu que les propos tenus dans les articles « cherchaient à encourager l’hostilité et à humilier une personne ou un groupe de personnes dans sa ou leur dignité, sur la base du sexe, de la race, de la nationalité, de la langue, de l’origine, de la religion et de l’appartenance à un groupe social », ils n’ont pas désigné les groupes visés par les propos ni indiqué lesquels de ceux-ci avaient des connotations racistes, nationalistes, xénophobes, discriminatoires, humiliantes ou autres, et à quel égard. En conclusion, les autorités nationales n’ont pas fondé leur décision sur une appréciation acceptable de tous les faits pertinents ni n’ont justifié la condamnation de M. Dmitriyevskiy par des raisons pertinentes et suffisantes. De plus, elles ont sommairement écarté tous les arguments de la défense. La Cour considère que la condamnation pénale de M. Dmitriyevskiy ainsi que la lourde sanction qui lui a été infligée risquaient d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression journalistique en Russie et de dissuader la presse de discuter librement de questions d’intérêt public, en particulier au sujet du conflit en république tchétchène. Elle conclut que la condamnation n’était pas nécessaire ni proportionnée aux buts avancés. Il y a donc eu violation de l’article 10.
SOCIÉTÉ DE CONCEPTION DE PRESSE ET D’ÉDITION c. FRANCE
du 25 février 2016 requête 4683/11
Non violation de l'article 10 : L'affaire Ilan Halimi : attiré le 20 janvier 2006 dans un guet-apens par une jeune fille rencontrée quelques jours plus tôt sur son lieu de travail, il est atrocement torturé durant 24 jours et laissé pour mort sur une voie ferrée, uniquement pour sa religion juive. Lors du procès en 2009, le journal CHOC publie la photo du corps martyrisé. La famille poursuit le journal et obtient réparation. La CEDH constate que cette condamnation n'est pas disproportionnée au droit de savoir du public.
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et poursuivant un « but légitime »
32. La Cour constate d’emblée que la condamnation litigieuse a constitué une ingérence dans l’exercice par les requérantes du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Ce point ne fait pas controverse entre les parties.
33. Elle estime par ailleurs que, contrairement à ce que soutient la requérante, cette ingérence était prévue par la loi en ce qu’elle était fondée sur l’article 9 du code civil, dont l’application était prévisible en l’espèce (Hachette Filipacchi Associés, précitée, §§ 32-33). Il en va de même s’agissant de l’application de l’article 16 du code civil dans les circonstances de l’espèce.
34. La Cour estime en outre qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention – en l’espèce, le droit de la mère et des deux sœurs d’I.H. au respect de leur vie privée.
b) Sur la nécessité de l’ingérence
35. En l’occurrence, le différend porte donc sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », s’agissant d’un litige appelant un examen du juste équilibre à ménager entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression.
i. Les principes généraux
36. La Cour rappelle que les principes généraux, qui se dégagent de sa jurisprudence abondante en la matière, qu’il s’agisse de chacun des droits en cause ou des critères de mise en balance de ces droits, ont récemment été rappelés dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, auquel elle renvoie ([GC], no 40454/07, 10 novembre 2015, § 82 et s., et la jurisprudence citée, en particulier les arrêts Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 109-113, CEDH 2012, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 90-95, 7 février 2012).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
α) Quant à la question de la contribution à un débat d’intérêt général
37. La Cour constate tout d’abord, appréciant l’article dans son ensemble, ainsi que la substance de l’information qui y est révélée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 105), que l’article avait notamment pour objet une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général. Le Gouvernement ne le conteste pas.
β) Quant à la notoriété de la personne visée et à l’objet du reportage
38. Rappelant qu’il faut opérer une distinction entre les personnes privées et les personnes agissant dans un contexte public (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 117 et s.), la Cour relève sur ce point qu’en l’espèce la photographie concernait une personne privée.
39. Elle rappelle également que si la notoriété ou les fonctions d’une personne ne peuvent en aucun cas justifier le harcèlement médiatique ni la publication de photographies obtenues par des manœuvres frauduleuses ou clandestines ou de photographies révélant des détails de la vie privée des personnes et constituant une intrusion dans leur intimité (cf. notamment, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 123), il en va nécessairement de même, a fortiori, pour un simple particulier.
40. Quant à l’objet du reportage, la Cour note qu’il concernait une affaire judiciaire et les crimes commis. Néanmoins, la cour d’appel a opéré une distinction entre l’article lui-même et la reproduction de la photographie litigieuse. Dans son arrêt du 28 mai 2009, elle a estimé qu’il n’apparaissait pas nécessaire d’interdire en totalité le magazine, ordonnant uniquement que soient occultées les reproductions de la photographie dans tous les magazines mis en vente ou en distribution (paragraphe 15 ci-dessus).
41. La Cour partage cette analyse. S’agissant de la distinction entre l’article, d’une part, et la photographie, d’autre part, elle a en effet jugé que la publication d’une photographie interfère avec la vie privée d’une personne et qu’un cliché peut contenir des « informations » très personnelles, voire intimes, sur un individu ou sa famille (Von Hannover (no 2), précité, § 103, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 85). Partant, rien ne s’opposait à ce qu’une distinction soit faite entre la publication d’un article et celle d’une photographie (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 148-156, 18 janvier 2011, et Verlagsgruppe News GMBH et Bobi c. Autriche, no 59631/09, § 82, 4 décembre 2012).
γ) Quant au mode d’obtention des informations
42. Concernant le mode d’obtention des informations, en l’espèce, de la photographie litigieuse, la Cour rappelle l’importance que revêt à ses yeux le respect par les journalistes de leurs devoirs et de leurs responsabilités, ainsi que des principes déontologiques qui encadrent leur profession. La loyauté des moyens mis en œuvre pour obtenir une information et la restituer au public, ainsi que le respect de la personne faisant l’objet d’une information, sont aussi des critères essentiels à prendre en compte (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 132).
43. La Cour relève que les juridictions internes ont attaché beaucoup d’importance au fait qu’il ne s’agissait pas d’une photographie réalisée dans un lieu public, mais prise par les tortionnaires d’I.H. pendant sa séquestration, adressée à la famille en vue du versement de la rançon et n’ayant aucune vocation à être publiée. La cour d’appel a relevé, en particulier, que cette photographie avait été publiée sans autorisation, qu’elle n’avait aucune vocation à être diffusée dans le public et qu’elle appartenait à la famille d’I.H. et au dossier de l’instruction de l’affaire (paragraphe 14 ci‑dessus).
44. La Cour constate ainsi que, nonobstant la diffusion de cette photographie dans le cadre d’une émission de télévision, également relevée par la cour d’appel qui l’a qualifiée de nécessairement fugitive, la requérante a publié cette photo, qui n’avait pas de caractère public, sans autorisation de la part des proches d’I.H.
δ) Quant au contenu, à la forme et aux répercussions de l’article litigieux
45. La Cour rappelle ensuite que la manière de traiter un sujet relève de la liberté journalistique (ibidem, §§ 139 et 146 et s.). Pour autant, lorsqu’est en cause une information mettant en jeu la vie privée d’autrui, il incombe aux journalistes de prendre en compte, dans la mesure du possible, l’impact des informations et des images à publier, avant leur diffusion ; en particulier, certains événements de la vie privée et familiale font l’objet d’une protection particulièrement attentive au regard de l’article 8 de la Convention et doivent donc conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution lors de leur traitement (ibidem, § 140).
46. Elle relève que le premier juge a estimé que la publication de cette photographie était de nature à heurter profondément les sentiments de la mère et des sœurs d’I.H. et comportait une atteinte grave à la dignité humaine que constituait une telle représentation de celui-ci au regard des conditions de sa séquestration et de son sort tragique (paragraphe 12 ci‑dessus). La cour d’appel a ensuite considéré que la photographie suggérait la soumission et la torture, était indécente et portait atteinte à la dignité humaine (paragraphe 14 ci-dessus). Les juridictions internes ont unanimement jugé que la publication constituant une atteinte grave, voire exceptionnelle pour le premier juge, au sentiment d’affliction de la mère et des sœurs d’I.H., autrement dit à leur vie privée.
47. La Cour partage ces constats au vu des circonstances particulières de l’espèce. Elle estime en outre qu’à la différence d’autres affaires qu’elle a été amenée à examiner (voir, notamment, Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 45, 18 mai 2004, et Hachette Filipacchi Associés, précitée, §§ 47 et s.), l’écoulement du temps n’est pas un élément d’appréciation pertinent en l’espèce, dès lors que non seulement la photographie n’avait jamais été publiée, mais qu’en outre la publication coïncidait avec le début du procès des criminels qu’allaient devoir affronter la mère et les sœurs d’I.H. Ainsi, et à l’instar de ce que la Cour a jugé dans l’affaire Hachette Filipacchi Associés (précitée), la souffrance ressentie par les proches d’I.H. devait conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution, dès lors que le décès était survenu dans des circonstances particulièrement violentes et traumatisantes pour la famille de la victime. La publication de cette photographie, en couverture et à quatre reprises dans un magazine de très large diffusion, a eu pour conséquence d’aviver le traumatisme subi par ces derniers.
48. Il reste à la Cour à examiner la gravité de la sanction.
ε) Quant à la gravité de la sanction
49. La Cour rappelle que dans le contexte de l’examen de la proportionnalité de la mesure, indépendamment du caractère mineur ou non de la sanction infligée, c’est le fait même de la condamnation qui importe, même si celle-ci revêt uniquement un caractère civil. Toute restriction indue de la liberté d’expression comporte en effet le risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, la couverture médiatique de questions analogues (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 151).
50. Or, la Cour note, avec le Gouvernement, que la cour d’appel a infirmé la décision du premier juge de retirer le magazine de tous les points de vente pour ordonner uniquement que soient occultées, par tout moyen utile et inaltérable, les cinq reproductions de la photographie litigieuse dans tous les magazines mis en vente ou en distribution (paragraphe 15 ci-dessus). Elle note que ni le texte de l’enquête ni les autres photographies qui l’accompagnaient n’ont fait l’objet d’une quelconque mesure.
51. La Cour estime qu’une telle décision est significative de l’attention portée par la cour d’appel au respect de la publication du magazine et de l’article consacré à I.H.. Le fait d’ordonner uniquement que soient occultées les reproductions de la photographie litigieuse constituait une sanction adaptée aux circonstances de l’espèce et à l’atteinte à la vie privée subie par les proches d’I.H., tout en emportant des restrictions proportionnées à l’exercice des droits de la société requérante.
52. De l’avis de la Cour, la société requérante n’a pas, dans les circonstances de l’espèce, démontré en quoi l’ordre d’occulter cette seule photographie a effectivement pu avoir un effet dissuasif sur la manière dont le magazine incriminé a exercé et exerce encore son droit à la liberté d’expression (cf., mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés, précité, § 62). Quant à l’allocation, à titre de provision indemnitaire, d’une somme de 20 000 EUR à la mère d’I.H et de 10 000 EUR à chacune des sœurs, au regard des circonstances de l’affaire, la Cour ne la juge pas excessive ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression.
iii. Conclusion
53. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la mesure examinée dans la présente affaire, que les juridictions nationales ont justifiée par des motifs à la fois pertinents et suffisants, était proportionnée au but légitime qu’elle poursuivait et, partant, nécessaire dans une société démocratique.
54. La Cour en conclut que les droits garantis à la société requérante par les dispositions de l’article 10 de la Convention n’ont pas été violés en l’espèce.
ERDENER c. TURQUIE du 2 février 2016 Requête n° 23497/05
Violation de l'articler 10 : l'Atteinte à la réputation de l'Université pour avoir avoir critiquet les soins apportés au premier ministre, ne légitimait pas une condamnation
LE TEXTE REPROCHÉ
« Notre Premier ministre a décidé de ne pas se rendre à l’hôpital pour son dernier contrôle. Beaucoup d’allégations concernant les raisons de cette décision ont vu le jour. J’ai entendu des parlementaires, lors d’une discussion dans les couloirs de l’Assemblée Nationale, soutenir l’affirmation suivante : « les médecins auraient préparé un rapport concluant à l’incapacité de travailler du Premier ministre. S’il s’était présenté au contrôle, c’est ce rapport qu’ils auraient rendu. Ecevit a agi avec beaucoup d’intelligence, il a rapidement senti le coup venir et il n’est pas allé à l’hôpital. Il aurait été prévenu par un médecin de l’hôpital militaire de Gülhane ». Je leur ai répondu « Rapidement senti le coup venir ? Mais c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire. »
LA CEDH
i. Ingérence « prévue par la loi » et poursuivant un but légitime
27. La Cour observe que le tribunal de grande instance a condamné la requérante à verser une indemnité pour atteinte à la réputation de l’Université de Başkent en application des dispositions pertinentes du code civil (voir paragraphe 14). Elle observe, à cet égard, que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi en vertu de l’article 10 de la Convention.
28. Quant à la question de savoir si cette ingérence poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2, la Cour réitère qu’une mesure prise pour condamner des déclarations tenant à critiquer des actes ou des négligences d’un organe élu ne peut être justifiée par la protection des droits et réputations d’autrui que dans les circonstances exceptionnelles (voir, Lombardo et autres c. Malte, no 7333/06, § 50, 24 avril 2007). Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 36 ci-dessous), la Cour juge qu’elle peut laisser cette question ouverte.
ii. Ingérence « nécessaire dans une société démocratique »
29. La Cour observe ensuite que le tribunal de grande instance d’Ankara a tenu civilement responsable la requérante pour avoir prononcé, entre autres, la phrase « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire » lors d’une conversation tenue entièrement en privé avec une journaliste, et que cette phrase reprenait des informations obtenues par ouï-dire sur l’état de santé du Premier ministre de l’époque (paragraphe 6 ci-dessus).
30. Pour apprécier en l’occurrence si la nécessité de la restriction à l’exercice du droit à la liberté d’expression est établie de manière convaincante, la Cour doit situer son raisonnement essentiellement sur le terrain de la motivation retenue par les juges nationaux dans les circonstances de l’espèce (voir, plus récemment, Özçelebi c. Turquie, no 34823/05, § 48, 23 juin 2015).
31. Pour ce faire, la Cour prend note tout d’abord de la position du tribunal de grande instance selon laquelle, mise à part la phrase « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », les propos de la requérante s’inscrivaient dans un contexte d’intérêt général et n’étaient pas constitutifs d’une attaque personnelle. Elle relève ensuite que le tribunal a estimé que ces propos contenaient des informations obtenues par ouï-dire sur l’état de santé du Premier ministre que la requérante avait entendues dans les couloirs de l’Assemblée nationale en sa qualité de députée. Le tribunal considéra en revanche que la phrase litigieuse « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire » dépassait à elle seule les limites permises par le droit interne au motif qu’il s’agissait d’une mise en accusation de l’hôpital constitutive d’une atteinte à la réputation de ce dernier (paragraphe 14 ci-dessus).
32. La Cour rappelle que les faits à l’origine de la présente espèce ont reçu une large couverture médiatique en Turquie et que la manière dont le Premier ministre avait été soigné avait été critiquée non seulement par les médias mais aussi par les milieux parlementaires (paragraphe 12 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour attache une grande importance au fait que la requérante s’est exprimée en sa double qualité de députée et de membre du parti du Premier ministre dans un climat de tensions politiques à l’Assemblée nationale. À cet égard, la Cour souscrit à la motivation du tribunal de grande instance selon laquelle les propos tenus en l’espèce par la requérante relevaient d’un sujet d’intérêt général très actuel à l’époque des faits, portant, de l’avis de la Cour, en particulier sur le droit des citoyens d’être, le cas échéant, informés des allégations sur l’état de santé du Premier ministre (Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 44, CEDH 2004‑IV). Elle rappelle qu’en pareil cas il n’y a guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression (Morice, précité, § 125).
33. Pour ce qui est de la teneur des propos de la requérante, la Cour constate tout d’abord que les déclarations de la requérante concernaient avant tout des informations obtenues par ouï-dire qui circulaient depuis longtemps à l’Assemblée nationale quant à l’état de santé du Premier ministre, sujet qui avait connu un fort retentissement médiatique. Certes, si la phrase litigieuse « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire » n’était pas anodine, la Cour rappelle que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent » (Morice, précité, § 161). À cet égard, contrairement à ce qu’a jugé le tribunal de grande instance en estimant que la phrase « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », prononcée par la requérante, relevait à elle seule d’une accusation portée contre l’hôpital universitaire de Başkent, la Cour estime que, dans le cadre de l’article 10 de la Convention, il convient d’examiner ladite phrase à la lumière des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 40, série A no 103, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III, et Morice, précité, § 162).
34. La Cour relève que la phrase précitée, lue dans le contexte des propos litigieux, et nonobstant sa tonalité polémique, relevait d’une opinion personnelle critiquant la manière dont le Premier ministre avait été soigné à l’hôpital universitaire de Başkent. Vu les documents présentés par la requérante devant les juridictions internes, la Cour considère que cette opinion reposait sur une base factuelle suffisante et présentait un lien étroit avec les circonstances de l’espèce (paragraphe 12 ci-dessus).
35. De surcroît, la Cour attache également une importance considérable au fait que le tribunal de grande instance a ignoré la manière dont la requérante avait tenu ces propos. En effet, comme la journaliste auteure de l’article en avait témoigné devant le tribunal, il s’agissait d’une conversation privée, et rien dans le dossier n’indiquait que la requérante avait l’intention de s’en servir pour mener publiquement une campagne diffamatoire contre l’hôpital (paragraphe 13 ci-dessus).
36. S’agissant de la personne visée par les propos de la requérante, la Cour note que l’Université de Başkent a disposé du droit de se défendre contre des allégations diffamatoires en vertu des dispositions pertinentes du droit interne (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris c. Royaume Uni, no 68416/01, § 94, CEDH 2005-II; Kuliś et Różycki c. Pologne, no 27209/03, § 35, 6 octobre 2009, et Kharlamov c. Russie, no 27447/07, § 25, 8 octobre 2015). Toutefois, elle rappelle qu’il y a une différence entre les intérêts liés à la réputation d’une personne morale et ceux liés à la réputation d’une personne physique. La Cour réitère à cet égard que les intérêts liés à la réputation d’une personne morale sont dépourvus de la dimension morale (Kharlamov, précité, § 25). En l’espèce, la réputation en cause est celle d’une personne morale publique, à savoir une université à laquelle la loi a accordé ce statut. La Cour estime que, pour procéder à une juste mise en balance des intérêts en cause, le tribunal de grande instance aurait dû dûment tenir compte dans son appréciation des intérêts concurrents des parties, à savoir ceux du requérant et ceux de l’Université, personne morale publique. Toutefois, au vu du dossier rien ne permet de penser que les juridictions internes ont bien vérifié si la phrase litigieuse avait à elle seule particulièrement nui à la réputation de la plaignante.
37. La Cour observe également que les juridictions internes n’ont pas dûment pris en compte les moyens de défense avancés par la requérante pour démontrer que ses propos, dont la phrase incriminée, avaient une base factuelle suffisante et qu’elle les avait formulés en sa qualité de députée. Au lieu de cela, le tribunal de première instance a examiné la phrase litigieuse en la soustrayant de son contexte pour conclure que les termes « c’est à la mort qu’ils ont failli le conduire », à eux seuls, avaient suffi pour que la requérante porte atteinte à la réputation de l’Université de Başkent. Or une telle expression aurait dû être replacée dans le contexte propre aux circonstances de l’espèce. Pour les mêmes raisons, la Cour ne souscrit pas à l’argument du Gouvernement, emprunté au raisonnement du tribunal de grande instance, selon lequel l’emploi des termes portait « à lui seul » atteinte à la réputation de l’Université (pour une approche similaire, voir Morice, précité, § 164).
38. Eu égard à l’ensemble des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime qu’il n’a pas été ménagé un juste équilibre entre la nécessité de protéger le droit de la requérante à la liberté d’expression et celle de garantir les droits et la réputation de l’Université. À supposer même que les motifs fournis par le tribunal de grande instance pour justifier la condamnation civile de la requérante puissent passer pour pertinents, la Cour considère qu’ils n’étaient pas suffisants pour justifier une telle ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression.
39. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999-IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). À cet égard, elle souligne que si le montant des dommages et intérêts auxquels la requérante a été condamnée n’est finalement pas très élevé, il n’en demeure pas moins que la condamnation en cause n’a certainement pas manqué d’avoir un effet dissuasif sur la libre discussion publique de questions intéressant la vie de la collectivité (voir Público - Comunicação Social, S.A. et autres c. Portugal, no 39324/07, § 55, 7 décembre 2010).
40. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation de la requérante pour diffamation s’analyse en une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, ingérence qui n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Thoma contre Luxembourg du 29 mars 2001 Hudoc 2476 requête 38432/97
"Tagebatt" publie un article dans lequel des ingénieurs des eaux et forêts sont accusés de détournement de fonds.
Le journaliste est condamné par les juridictions de droit interne.
La Cour constate l'ingérence prévue par la loi qui poursuit un but légitime puis répond à la quatrième question.
LE CARACTERE IMPERATIF DE LA "NECESSITE"
"La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique ainsi que l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Si elle peut être assortie d'exceptions, celles-ci "appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, la liberté d'expression vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent: ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de "société démocratique".
La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique: si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d'autrui ainsi qu'à la nécessité d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général.
A sa fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. S'il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer un rôle indispensable de "chien de garde".
Outre la substance des idées et informations exprimées, l'article 10 protège leur mode d'expression. La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire même de provocation.
Les limites de la critique admissible sont, comme pour les hommes politiques, plus larges pour les fonctionnaires agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles que pour les simples particuliers. Cependant, on ne saurait dire que les fonctionnaires s'exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme les hommes politiques et qu'ils devraient dès lors être traités sur un pied d'égalité avec ces derniers lorsqu'il s'agit de critiques de leur comportement.
La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation.
Pour cela, la Cour doit considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent " pertinents et suffisants".
En l'espèce, le journaliste n'a fait que reprendre les déclarations d'un confrère et a laissé un droit de réponse aux fonctionnaires des forêts. Il a pris soin de dire que la citation de son confrère était "pimentée".
En conséquence, l'ingérence n'était pas nécessaire dans une société démocratique.
Partant, il y a violation de l'article 10 de la Convention.
Colombani et autres contre France
du 25 juin 2002 Hudoc 3730 requête 51279/99
Le journal "le Monde" publie un rapport jugé confidentiel de l'O.G.D sur le trafic de drogue et la production de cannabis au Maroc alors que cet Etat est candidat à L'U.E.
Le roi du Maroc fait un recours fondé sur l'offense prévu par l'article 36 de la loi 29/07/1881 pour atteinte à la réputation et aux droits d'un chef d'Etat étranger. Cet article ne permet pas d'opposer "l'exceptio veritatis" comme dans le cadre de la diffamation prévue par l'article 2 de la même loi.
La Cour constate alors le déséquilibre trop important et le rapport non raisonnable entre la publication de faits réels publiés dans "le Monde" et la condamnation pour offense fut-ce d'un chef d'Etat étranger au détriment du droit de l'information du public sur un Etat candidat à l'Europe.
LE CARACTERE IMPERATIF DE LA "NECESSITE"
"§55: La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique: si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d'autrui ainsi qu'à la nécessité d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général. A sa fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. S'il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de "chien de garde".
§56: Ces principes revêtent une importance particulière pour la presse. Si elle ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de "la protection de la réputation d'autrui", il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur les questions politiques ainsi que sur les autres thèmes d'intérêt général.
Quant aux limites de la critique admissible, elles sont plus larges à l'égard d'un homme politique qui s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et qui doit montrer une plus grande tolérance, surtout lorsqu'il se livre lui-même à des déclarations publiques pouvant prêter à critique. Il a certes droit à voir protéger sa réputation, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d'expression appelant une interprétation étroite.
§57: Par ailleurs, la "nécessité" d'une quelconque restriction à l'exercice de la liberté d'expression doit se trouver établie de manière convaincante.
Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un "besoin social impérieux" susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d'une certaine marge d'appréciation.
Lorsqu'il y va de la presse, le pouvoir d'appréciation national se heurte à l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d'accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu'il s'agit de déterminer, comme l'exige le paragraphe 2 de l'article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi.
§58: La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir.
Pour cela, la Cour doit considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants".
Comité de Rédaction Pravoye Delo et Shtekel C. Ukraine du 5 mai 2011 requête 33014/05
Condamnation à tort de journalistes ukrainiens qui avaient publié des informations tirées d’Internet
Principaux faits
Les requérants sont le comité de rédaction et le rédacteur-en-chef du journal ukrainien Pravoye Delo. À l’époque des faits, ce journal paraissait trois fois par semaine et publiait des articles sur des questions politiques et sociales, reproduisant souvent des matériaux tirés de diverses sources publiques parce qu’il manquait de fonds.
En septembre 2003, Pravoye Delo publia une lettre anonyme, dont l’auteur présumé était un employé des services de sécurité ukrainiens, et qui avait été téléchargée depuis un site d’informations sur Internet. L’auteur de la lettre y alléguait que de hauts fonctionnaires du département des services de sécurité pour la région d’Odessa s’étaient livrés à la corruption et à d’autres activités délictueuses, notamment de concert avec des groupes criminels organisés. La source de l’information était précisée. En outre, une note du comité de rédaction indiquait que ladite information était peut-être fausse et invitait toute personne concernée à faire des commentaires ou apporter des précisions à ce sujet.
Un mois plus tard, le président de la Fédération ukrainienne de boxe thaïlandaise, présenté dans la lettre comme membre d’un groupe criminel, attaqua les requérants en diffamation. Il soutenait notamment que les allégations le concernant étaient fausses et avaient porté atteinte à sa dignité et sa réputation.
En mai 2004, le tribunal se prononça en défaveur du comité de rédaction et du rédacteur-en-chef de Pravoye Delo et les condamna à publier une rétractation d’une partie de la publication renfermant des accusations particulièrement lourdes contre le président de la fédération en question. Il les condamna également à verser à ce dernier, conjointement, 2 394 euros (EUR) en réparation du dommage ainsi causé. Dans une décision distincte, il ordonna au rédacteur-en-chef du journal de publier des excuses officielles pour avoir autorisé la publication en question.
Les requérants firent appel, mais en vain. Toutefois, en juillet 2006, les requérants conclurent avec la partie adverse une transaction amiable prévoyant qu’ils auraient à verser non pas l’indemnité accordée par le juge, mais seulement les frais et dépens se rapportant à la procédure en cause. Ils s’engageaient aussi à publier les matériaux de promotion et d’information que la partie adverse lui fournirait pour acquit de ladite indemnité. En 2008, ils cessèrent de publier Pravoye Delo.
Article 10
Les excuses ordonnées par les tribunaux
Les requérants ont publié une lettre dont l’auteur alléguait – sans avancer la moindre preuve – qu’une personnalité publique, en l’occurrence le président de la fédération ukrainienne de boxe thaïlandaise, était membre d’un groupe criminel et avait organisé et commandité des meurtres.
Le droit ukrainien en vigueur à l’époque prévoyait que les personnes diffamées pouvaient seulement demander la rétractation de propos diffamatoires et une indemnisation. Le juge a d’ailleurs prononcé ces deux mesures à l’encontre des requérants.
Cependant, le juge a également ordonné au rédacteur-en-chef de publier des excuses officielles dans le journal, ce que ne prévoyait pas le droit ukrainien. En outre, les tribunaux ukrainiens ont jugé, dans une jurisprudence ultérieure, que l’injonction judiciaire de publier des excuses à la suite d’une publication était contraire à la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression.
La Cour conclut que, n’étant donc pas prévue par la loi, la condamnation du rédacteur en-chef à publier des excuses est contraire à l’article 10.
Absence de garanties pour les journalistes utilisant des matériaux tirés d’Internet
La publication en cause était une reproduction mot pour mot de matériaux téléchargés depuis un site d’informations sur Internet accessible au public. Elle mentionnait la source de l’information et le comité de rédaction y avait ajouté une note dans laquelle le journal prenait clairement ses distances par rapport au contenu de la lettre.
Le droit ukrainien, et en particulier la loi sur la presse, exonérait de toute responsabilité civile les journalistes qui reproduisaient des matériaux publiés dans d’autres sources de presse. La Cour relève que cette règle était conforme à sa jurisprudence constante protégeant la liberté pour les journalistes de diffuser des propos tenus par autrui.
Or les tribunaux ukrainiens ont conclu que ne bénéficiaient pas de cette immunité les journalistes qui reproduisaient des matériaux tirés de publications sur Internet non enregistrées conformément à la loi ukrainienne sur la presse. Par ailleurs, aucune règle en Ukraine ne prévoyait l’enregistrement public des médias sur Internet.
Compte tenu du rôle important joué par l’Internet dans les activités médiatiques en général et dans l’exercice de la liberté d’expression, la Cour estime que l’absence d’une règle législative permettant aux journalistes d’utiliser des informations tirées d’Internet sans craindre d’être sanctionnés constitue un obstacle à l’exercice par la presse de sa fonction essentielle de « chien de garde ».
De surcroît, en droit ukrainien, les journalistes pouvaient être exempts de toute condamnation à des dommages-intérêts s’ils avaient agi de bonne foi, s’ils avaient vérifié les informations et s’ils n’avaient pas diffusé intentionnellement de fausses informations.
Or les requérants ont fait valoir ces trois arguments dans leurs moyens de défense mais les tribunaux nationaux n’en ont pas tenu compte.
La Cour en conclut que, les règles ukrainiennes régissant l’utilisation par les journalistes d’informations tirées d’Internet n’étant pas claires, les requérants ne pouvaient pas prévoir les conséquences de leurs actes. Dès lors, l’exigence découlant de la Convention voulant que toute restriction à la liberté d’expression soit prévue par la loi, laquelle doit être claire, accessible et prévisible, n’a pas été satisfaite.
Il y a donc eu violation de l’article 10 faute de garanties adéquates pour les journalistes utilisant des informations obtenues sur Internet.
Article 41 (satisfaction équitable)
Au titre de l’article 41, la Cour dit que l’Ukraine doit verser aux requérants 6 000 EUR pour dommage moral.
FRASILA ET CIOCIRLAN c. ROUMANIE du 10 mai 2012 Requête no 25329/03
L’absence d’exécution d’une décision de justice favorable à des journalistes porte atteinte à la liberté d’expression
a) Principes généraux
54. La Cour rappelle l’importance cruciale de la liberté d’expression, qui constitue l’une des conditions préalables au bon fonctionnement de la démocratie. L’exercice réel et effectif de cette liberté ne dépend pas simplement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux. Ainsi, dans l’affaire Appleby et autres c. Royaume-Uni (no 44306/98, § 47, CEDH 2003-VI), la Cour a dû examiner les obligations du Royaume-Uni par rapport au refus d’une société privée propriétaire d’un centre commercial de permettre aux requérants d’établir un stand à cet endroit afin de distribuer des tracts par lesquels ils voulaient attirer l’attention de leurs concitoyens sur leur opposition au projet des élus locaux de construire sur des aires de jeu et de priver ainsi leurs enfants d’espaces verts dans lesquels ils pouvaient jouer. La Cour a décidé que, lorsque l’interdiction d’accéder à la propriété a pour effet d’empêcher tout exercice effectif de la liberté d’expression ou lorsque l’on peut considérer que la substance même de ce droit s’en trouve anéantie, elle n’exclut pas que l’Etat puisse avoir l’obligation positive de protéger la jouissance des droits prévus par la Convention en réglementant le droit de propriété.
55. La Cour rappelle ensuite que, pour
déterminer s’il existe une obligation positive, il faut prendre en compte –
souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste équilibre à ménager
entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu. L’étendue de cette
obligation varie inévitablement, en fonction de la diversité des situations dans
les Etats contractants et des choix à faire en termes de priorités et de
ressources. Cette obligation ne doit pas non plus être interprétée de manière à
imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (voir, parmi
d’autres, Özgür
Gündem c.
Turquie, no 23144/93, § 43, CEDH 2000-III). Enfin, dans la
détermination de l’existence d’une obligation positive sur le terrain de
l’article 10 de la Convention, la Cour a pris en compte la nature de la liberté
d’expression en question, sa capacité à contribuer au débat public, la nature et
la portée des restrictions apportées à la liberté d’expression, l’existence des
alternatives dans l’exercice de cette liberté ainsi que le poids des droits
contraires d’autrui ou du public en général (Appleby
précité, §§ 42-43 et
47-49).
56. La Cour rappelle enfin qu’elle a déjà conclu que l’inexécution d’une décision de justice favorable à un historien s’analyse en une violation de l’article 10 de la Convention, compte tenu de ce que ladite décision porte sur un élément essentiel du droit à liberté d’expression (Kenedi c. Hongrie, no 31475/05, §§ 43-45, 26 mai 2009).
b) Application des principes susmentionnés en l’espèce
57. Dans la présente affaire, les requérants ont obtenu une décision définitive de justice intimant aux représentants de la société Tele M de leur permettre d’accéder à la rédaction de Radio M Plus. Toutefois, cette décision est restée inexécutée et cela même après que les requérants ont demandé son exécution forcée et après avoir saisi un huissier de justice habilité à y procéder.
58. La Cour note que les parties ont des opinions divergentes quant à la démarche que la Cour devrait adopter dans l’examen de la présente affaire. Si le Gouvernement estime qu’elle devrait analyser la justification d’une éventuelle ingérence dans les droits des requérants, ceux-ci allèguent en revanche la méconnaissance de l’obligation positive qu’incomberait à l’État en vertu de l’article 10 de la Convention. La Cour, quant à elle, note d’emblée que les autorités n’ont aucune responsabilité directe dans cette restriction à la liberté d’expression des intéressés. Elle n’est pas convaincue qu’une responsabilité quelconque de l’État puisse découler du fait qu’une société privée empêche l’accès des requérants à la rédaction radio (Appleby, précité, § 41). Néanmoins, il reste à statuer sur la question de savoir si l’État défendeur a respecté ou non une éventuelle obligation positive de protéger d’une ingérence d’autrui – en l’occurrence les représentants de la société Tele M – l’exercice des droits que les requérants tirent de l’article 10 de la Convention.
59. La Cour examinera en premier lieu la question de savoir si l’État avait une obligation positive envers les requérants eu égard aux circonstances spécifiques de l’affaire. Force est de rappeler à cet égard que la Cour a déjà sanctionné l’inertie des autorités nationales face à d’autres types d’agissements délictueux de tiers qui avaient porté atteinte à la liberté d’expression des journalistes (voir Appleby précité ; Özgür Gündem précité, et Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, §§ 106-108 et 137-138, 14 septembre).
60. Sur ce point, la Cour rappelle sa jurisprudence élaborée sur le terrain de l’article 6 de la Convention qui garantit à chacun le droit d’accès à la justice, lequel a pour corollaire le droit à l’exécution des décisions judiciaires définitives (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II). La question qu’il convient de trancher dans la présente affaire est de savoir si, à l’intérêt personnel d’un justiciable à faire exécuter une décision qui lui est favorable, et à l’intérêt général de la société à une bonne administration de la justice qui ont été consacrés par la Cour dans les affaires de non-exécution des décisions judicaires définitives (Hornsby, précité, § 41), peut s’ajouter l’intérêt des requérants à voir respecter leur droit à la liberté d’expression, moyennant l’exécution d’une décision définitive de justice.
61. En l’occurrence, la Cour note que le Gouvernement ne conteste pas que par l’accès à la rédaction et aux équipements de la station de radio Radio M Plus, les requérants entendaient exercer leur profession de journalistes de radio, qui, de toute évidence, porte sur un élément essentiel du droit à liberté d’expression (voir Kenedi précité § 43 et, mutatis mutandis, Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, no 37374/05, § 27, 14 avril 2009). Le Gouvernement conteste en revanche, attestation du C.N.A. à l’appui, que la station susmentionnée ait eu d’activités de radiodiffusion pendant la période 2002-2004 (voir paragraphe 52 ci-dessus) et affirme que dès lors, les requérants n’auraient pas pu exercer une quelconque activité journalistique dans cette société.
62. La Cour précise d’emblée qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la légalité des activités d’une station de radio locale. Elle note que l’attestation du C.N.A. fait l’état de l’octroi et des transferts des licences audiovisuelles détenues par les sociétés en litige, à savoir Radio M Plus et Tele M, et conclut que la station de radio Radio M Plus n’a exercé aucune activité de radiodiffusion pendant la période 2002-2004. Toutefois, la Cour note que les sommations adressées par le C.N.A. suite aux différents transferts irréguliers n’ont jamais été suivies d’une décision de retrait de la licence audiovisuelle no 246/1997 que Radio M Plus exploitait, en vertu de la Loi no 504/2002 sur l’audiovisuel. Par ailleurs, aucun retrait n’a été effectué en application de l’article 57 de la même loi qui permet au C.N.A. de retirer la licence audiovisuelle dans le cas où son titulaire arrête l’émission des programmes pendant 45 jours, pour des raisons techniques, et pendant 96 heures, pour toute autre raison (voir paragraphe 35 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, la Cour ne peut pas accepter l’argument du Gouvernement consistant à dire que l’inexécution de la décision définitive du 6 décembre 2002 n’a pas méconnu la liberté d’expression des requérants au motif que Radio M Plus n’a pas eu d’activités de radiodiffusion pendant la période 2002-2004.
63. La Cour observe ensuite que la présente affaire ne concerne pas l’impossibilité de communiquer certaines informations ou certaines idées à des tierces personnes, mais le mode d’exercice d’une profession à laquelle la Cour reconnaît un rôle essentiel dans une société démocratique, à savoir celui de « chien de garde » (voir récemment Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 102, 7 février 2012). En conclusion, un élément essentiel pour la liberté d’expression, à savoir son mode d’exercice, était en jeu pour les requérants. Par ailleurs, force est de constater qu’il ne s’agissait pas d’une simple vocation de l’exercice d’un tel droit. En effet, les requérants disposaient des moyens techniques permettant la communication de programmes de radio. La Cour note qu’il ressort des pièces du dossier que les requérants ont pu publier quelques articles dans la presse écrite nationale et locale au courant des années 2002 et 2003 (voir paragraphes 33-34 ci-dessus). Cependant, elle admet que la possibilité d’écrire des articles dans des journaux ne saurait pallier au libre choix du mode d’expression des journalistes. Or, conformément à la jurisprudence de la Cour, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 de la Convention protège également leur mode d’expression (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, §§ 39-40, arrêt du 11 janvier 2000, et Vérités Santé Pratique SARL, précité). En effet, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (Jersild, précité, § 31). Il convient également de prendre en compte l’impact potentiel du canal de transmission des opinions qui a une certaine importance lorsqu’il s’agit de la liberté d’expression car l’on s’accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (Purcell et autres précité). En conséquence, la Cour ne peut non plus accueillir l’argument du Gouvernement consistant à dire que les requérants avaient d’autres alternatives pour manifester leur liberté d’expression.
64. En outre, la Cour rappelle que l’État est l’ultime garant du pluralisme, surtout pour ce qui est des médias audiovisuels dont les programmes se diffusent souvent à très grande échelle (Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, 24 novembre 1993, § 38, série A no 276). Ce rôle devient d’autant plus indispensable lorsque l’indépendance de la presse souffre de pressions extérieures exercées par des politiciens et des détenteurs du pouvoir économique. En conséquence, il faut donc attacher une importance particulière au contexte de la liberté de la presse en Roumanie à l’époque des faits. Or, d’après les rapports établis par plusieurs organisations nationales et internationales, la situation de la presse en Roumanie pendant la période 2002-2004 n’apparaît pas comme ayant été satisfaisante (voir paragraphes 39-43 ci-dessus). Ces rapports soulignent, entre autres, que la presse locale se trouvait directement ou indirectement, sous le contrôle des responsables politiques ou économiques de la région. La Cour ne saurait ignorer que, dans la présente affaire, le requérant affirme avoir subi des pressions politiques et économiques qui ont abouti à la vente d’une partie de sa participation dans une société de télévision (voir paragraphes 10-12 ci-dessus). Dans ces conditions, les mesures que l’État devait prendre, vu son rôle de garant du pluralisme et de l’indépendance de la presse, sont d’une réelle importance.
65. Eu égard à ce qui précède, la Cour est d’avis que les autorités nationales étaient tenues de prendre des mesures efficaces afin d’assister les requérants dans la mise à exécution de la décision judiciaire définitive et exécutoire du 6 décembre 2002 du tribunal départemental de Neamţ. Or, malgré leurs démarches, les requérants se sont vu refuser l’accès à la rédaction de la station de radio. Seul le requérant s’est vu restituer le 25 octobre 2004, les équipements appartenant à la société Radio M Plus.
66. La Cour rappelle que l’exercice du pouvoir étatique ayant une influence sur des droits et libertés garantis par la Convention met en jeu la responsabilité de l’État, indépendamment de la forme sous laquelle ces pouvoirs se trouvent être exercés (Wos c. Pologne (déc.), no 22860/02, CEDH 2005-IV, et Vodopyanovy c. Ukraine, no 22214/02, § 33, 17 Janvier 2006). En outre, la décision de l’Etat défendeur de déléguer à une certaine entité certains de ses pouvoirs ne saurait le soustraire aux responsabilités qui auraient été les siennes s’il avait choisi de les exercer lui-même (voir, mutatis mutandis, Wos, précité). Dès lors, l’Etat, en sa qualité de dépositaire de la force publique, était appelé à avoir un comportement diligent et à assister les requérants dans l’exécution de la décision qui leur était favorable, plus particulièrement par l’intermédiaire des huissiers de justice.
67. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont demandé très rapidement l’exécution forcée de la décision du 6 décembre 2002. En conséquence, un huissier de justice s’est déplacé à deux reprises avec ceux-ci au siège de la station de radio, mais ces derniers ont été accueillis dans une pièce vide au rez-de-chaussée de l’immeuble, seul l’huissier ayant pu visiter les studios dotés d’équipements spéciaux, situées au deuxième étage de l’immeuble (voir paragraphes 19-22 ci-dessus). Bien que l’huissier de justice ait noté que la décision exécutoire était claire et qu’il ne fallait pas engager une action judiciaire afin de clarifier le sens et la portée de son dispositif, il n’a pas sollicité le concours et l’assistance des forces de police, qui s’imposaient eu égard au comportement non-coopératif des débiteurs, et n’a fait aucune autre démarche afin d’obtenir l’exécution de la décision favorable aux requérants. Or, en l’espèce, compte tenu de l’enjeu de la procédure pour les requérants qui entendaient exercer leur profession de journalistes de radio et eu égard au fait qu’il s’agissait d’une décision adoptée en référé, la procédure d’exécution forcée appelait des mesures urgentes. La Cour ne saurait accueillir les motifs exposés par l’huissier devant le Gouvernement en 2008 afin de justifier l’inexécution de la décision du 6 décembre 2002 (voir paragraphe 29 ci-dessus). En effet, il ne ressort pas des pièces du dossier que ces motifs aient été notifiés aux requérants, étant pour la première fois soulevés devant la Cour (voir, mutatis mutandis, Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, § 110, CEDH 2006-III (extraits).
68. Pour autant que le Gouvernement soutient que les requérants auraient pu former une opposition contre l’exécution, sur la base de l’article 399 du CPC, ou engager une action disciplinaire contre l’huissier de justice en vertu de la loi no 188/2000, pour se plaindre du refus de celui-ci d’accomplir un acte d’exécution (voir paragraphe 45 ci-dessus), la Cour rappelle avoir déjà jugé que le Gouvernement n’a pas démontré le caractère effectif des voies de recours en question (Constantin Oprea, précité, § 41 in fine, et Elena Negulescu c. Roumanie, no 25111/02, § 43, 1er juillet 2008) et note qu’il n’a pas soumis d’éléments pouvant la mener à une autre conclusion en l’espèce. En particulier, le Gouvernement n’a pas fourni d’exemples de jurisprudence interne pour prouver qu’en l’absence de la notification du refus de l’huissier de justice de continuer l’exécution et de la clôture officielle de cette procédure, les requérants auraient pu engager la responsabilité de l’huissier de justice. Par ailleurs, il n’a pas précisé non plus en quoi l’action disciplinaire était une voie de recours directement accessible aux requérants et susceptible de mener à l’exécution du jugement définitif, vu qu’elle ne pouvait être engagée que par le collège directeur de la chambre des huissiers ou par le ministre de la Justice et ne pouvait mener qu’à la suspension de l’huissier de ses fonctions (Topciov c. Roumanie (déc.), 17369/02, 15 juin 2006).
69. S’agissant en outre de l’argument du
Gouvernement selon lequel les requérants avaient également la possibilité
d’obtenir l’exécution en application de l’article 5802 du CPC ou
d’engager une action en condamnation du débiteur au paiement d’une amende civile
ou à des dédommagements en vertu de l’article 5803 du CPC (voir
paragraphe 45
ci-dessus), la Cour note en premier lieu que le Gouvernement n’a pas montré de
quelle manière les requérants auraient pu faire appliquer les dispositions de
l’article 5802 du CPC, à savoir procéder à l’exécution
eux-mêmes ou par le biais d’un tiers.
70. Par ailleurs, s’agissant de la possibilité d’engager une action en condamnation du débiteur au paiement d’une amende civile ou à des dédommagements en vertu de l’article 5803 du CPC, la Cour note que ces voies de recours suggérées par le Gouvernement sont des moyens indirects de faire exécuter la décision définitive, et ne sont donc pas de nature à remédier directement à la violation prétendue. A supposer que, eu égard à son caractère spécial, l’obligation d’exécuter eût nécessité l’intervention personnelle du débiteur, et que ces moyens de contraindre le débiteur eussent pu, en principe, s’avérer des voies de recours effectives et accessibles, la Cour constate qu’en l’espèce les requérants ont déjà usé d’autres moyens indirects, à savoir les deux plaintes pénales, mais qui n’ont pas abouti à l’exécution de la décision définitive. Or, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Ghibusi c. Roumanie, no 7893/02, § 28, 23 juin 2005).
71. Compte tenu de ce qui précède, la Cour constate que les requérants ont pris l’initiative d’actes d’exécution suffisants et ont déployé les efforts nécessaires afin d’obtenir l’exécution de la décision définitive du 6 décembre 2002. Or, l’essentiel de l’arsenal juridique mis à la disposition des requérants pour faire exécuter la décision qui leur était favorable, à savoir le système des huissiers de justice, s’est montré inadéquat et inefficace. De plus, en s’abstenant de prendre des mesures efficaces et nécessaires pour assister les requérants dans l’exécution de la décision judiciaire définitive et exécutoire précitée, les autorités nationales ont privé les dispositions de l’article 10 de la Convention de tout effet utile et ont remis en cause l’exercice de la profession de journaliste de radio par les requérants.
72. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement et de constater qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
SAMPAIO E PAIVA DE MELO c. PORTUGAL du 23 juillet 2013 requête 33287/10
LE FOOTBALL ET LA MISE EN EXAMEN DES JOUEURS, SONT D' INTERÊT GENERAL AU PORTUGAL
1. Thèses des parties
16. Le requérant soutient que sa condamnation au pénal ne saurait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique. Selon lui, d’une part, le livre contenant l’expression litigieuse s’inscrivait dans un débat public sur un sujet d’actualité, d’autre part, l’utilisation des termes « champion national des mis en examens » faisait une référence ironique à des faits réels, c’est-à-dire la mise en examen de M.P.C. dans un certain nombre d’affaires, circonstance qui état de domaine public et qui n’était pas offensante en soi. Sa condamnation doit par conséquent s’analyser en une ingérence disproportionnée et inacceptable dans son droit à la liberté d’expression et en une tentative d’intimidation servant à dissuader les journalistes d’écrire sur le monde du football et notamment sur le club présidé par M.P.C.
17. Le Gouvernement admet qu’il y a eu, en l’espèce, une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant mais il estime que cette ingérence était nécessaire, dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l’article 10, afin de préserver les droits constitutionnels de M.P.C. à la protection de son bon nom et de sa réputation. Il souligne que la marge d’appréciation reconnue à l’Etat en ce domaine lui donne le choix de sanctionner pénalement ou pas les atteintes à l’honneur et à la réputation des personnes. Se référant à la motivation des décisions des juridictions internes, en particulier à l’arrêt rendu par la cour d’appel de Porto le 17 février 2010, le Gouvernement considère qu’il ne fait aucun doute qu’en qualifiant M.P.C de « champion national des mises en examens » le requérant avait tenu à l’encontre de ce dernier des propos diffamatoires, dont l’objectif n’était pas d’informer le public, par ailleurs sur des faits étrangers au contexte du livre, mais uniquement d’offenser la personne visée. Le Gouvernement ajoute que ces propos furent amplifiés par la couverture médiatique dont fut objet le livre du requérant. Il conclut à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
18. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle qu’elle se trouve consacrée par l’article 10 de la Convention, cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, la nécessité de toute restriction devant être établie de manière convaincante. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, parmi beaucoup d’autres Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 20, 26 avril 2007).
19. Par ailleurs, il convient de souligner que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. A sa fonction qui consiste à diffuser de telles idées et informations, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001‑III).
20. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A nº 103 ; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, nº 57829/00, § 40, 27 mai 2004 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, nº 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X et Eon v. France, nº 26118/10, § 59, 14 March 2013).
21. Par ailleurs, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus. En particulier, il lui incombe de déterminer si la restriction apportée à la liberté d’expression du requérant était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, CEDH 2004-XI).
22. En l’espèce, le requérant a été condamné en raison d’un propos jugé diffamatoire contenu dans un ouvrage, dont il était l’auteur, consacré à la Coupe du Monde de football de 2006 et plus largement au monde du football portugais.
23. La Cour relève qu’il n’est pas contesté que la condamnation en cause s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant, qu’elle était prévue par la loi et visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En revanche, les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
24. La Cour note d’emblée que la présente affaire présente des similitudes avec l’affaire Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, précitée, dans laquelle elle avait jugé que la condamnation pour diffamation d’un journaliste et de la société anonyme propriétaire de la chaîne de télévision qui l’employait avait violé l’article 10 de la Convention.
25. En premier lieu, l’ouvrage publié par le requérant s’inscrivait dans un débat public, la Coupe du Monde de 2006 et les polémiques ayant visé l’équipe nationale portugaise, relevant manifestement de l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, précité).
26. Ensuite, il convient de relever que la personne qui porta plainte contre le requérant, M.P.C., est la même qui avait porté plainte dans l’affaire précitée et que la Cour a reconnu comme étant une personnalité bien connue du public, exerçant un rôle important dans la vie publique de la Nation (Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, précité, § 28) et à ce titre pouvant être assimilée à un homme politique aux fins de l’article 10 de la Convention.
27. Par ailleurs, tout comme dans l’affaire précitée, les propos en cause dans la présente affaire ne visaient pas la vie privée de M.P.C. mais bien ses activités publiques en tant que président d’un grand club de football.
28. La marge d’appréciation de l’Etat dans la restriction du droit à la liberté d’expression du requérant s’en trouvait par conséquent réduite (voir paragraphe 19 ci-dessus).
29. Au surplus, il convient de noter que l’ouvrage publié par le requérant était destiné à un public que l’on peut supposer intéressé aux questions qui agitaient le monde du football portugais à l’époque des faits et bien informé en la matière (voir, mutatis mutandis, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 34, série A no 298).
30. Enfin, la Cour rappelle que, lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, p. 236, § 47). En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas contesté que M.P.C. faisait l’objet, à l’époque des faits, de plusieurs procédures pénales. En le qualifiant de « champion national des mis en examens », le requérant exprimait par conséquent un jugement de valeur, certes péjoratif mais fondé sur des circonstances de notoriété publique.
31. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que la condamnation du requérant a rompu le juste équilibre entre la protection du droit du requérant à la liberté d’expression et de celui de M.P.C. à la protection de sa réputation. De surcroît, elle considère qu’indépendamment de la sévérité de la condamnation infligée, l’existence même d’une sanction pénale dans le cadre de cette affaire est de nature à provoquer un effet dissuasif sur la contribution de la presse aux débats d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, précité, § 31).
32. Il résulte de ce qui précède que la condamnation du requérant n’était pas nécessaire dans une société démocratique et que, par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
WELSH ET SILVA CANHA c. PORTUGAL
REQUÊTE 16812/11 du 17 septembre 2013
Le
journal le Garajau avait publié, en 2004, un article concernant le vice-président du Gouvernement de la région de Madère, C.S. L’article concernait l’achat d’un terrain par C.S, la présence de ce dernier en tant que représentant du Gouvernement de la région aux réunions d’une entreprise publique ainsi que sa participation en tant qu’associé à un cabinet d’avocats. L’article précisait que le Garajau avait contacté les services de C.S. pour obtenir sa version des faits mais que ceux-ci n’avaient pas souhaité réagir.21. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle qu’elle se trouve consacrée par l’article 10 de la Convention, cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, la nécessité de toute restriction devant être établie de manière convaincante. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, parmi beaucoup d’autres
Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 20, 26 avril 2007).22. Par ailleurs, il convient de souligner que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. A sa fonction qui consiste à diffuser de telles idées et informations, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001‑III).
En même temps, il y a lieu de rappeler que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 43, 21 septembre 2010 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI), dont le contrôle revêt une importance accrue (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 104, CEDH 2007‑XIV). Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires à l’encontre de particuliers (voir Pedersen et Baadsgaard, précité, § 78). A cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (voir, entre autres, McVicar c. Royaume-Uni, précité, § 84, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 66, CEDH 1999‑III). Cette dernière question doit s’envisager sous l’angle de la situation telle qu’elle se présentait au journaliste à l’époque et non avec le recul (voir Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, précité, § 43 ; Flux c. Moldova (no 6), no 22824/04, § 26, 29 juillet 2008).
23. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103 ; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Eon v. France, no 26118/10, § 59, 14 mars 2013).
24. Par ailleurs, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus. En particulier, il lui incombe de déterminer si la restriction apportée à la liberté d’expression des requérants était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, CEDH 2004-XI).
25. En l’espèce, les requérants ont été condamnés en raison d’un article sur des prétendues pratiques illégales imputées à C.S, publié dans un journal satirique et jugé diffamatoire par la Cour d’appel de Lisbonne.
26. La Cour relève d’emblée qu’il n’est pas contesté que la condamnation en cause s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants, qu’elle était prévue par la loi et visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En revanche, les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
27. Elle note ensuite que, comme l’a souligné à juste titre le Gouvernement et comme l’a admis la Cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 13 octobre 2010, les faits relatés dans les articles litigieux relevaient manifestement de l’intérêt général (voir paragraphe 20 ci-dessus).
28. Il convient en outre de relever que C.S. était un homme politique relativement connu et que par conséquent il s’était inévitablement et consciemment exposé à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par la presse que par l’opinion publique en général (voir paragraphe 23 ci-dessus).
29. Par ailleurs, les requérants ont été condamnés en leur qualité de journalistes pour des articles publiés dans un journal satirique. Or, la Cour a souligné à plusieurs reprises que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais (Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 8354/01, § 33, 25 janvier 2007 ; Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009, et mutatis mutandis, Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012 ; Eon v. France, précité, § 60).
30. La marge d’appréciation de l’Etat dans la restriction du droit à la liberté d’expression des requérants s’en trouvait par conséquent réduite.
31. Enfin, en ce qui concerne la teneur des articles litigieux, la Cour note qu’il n’est pas contesté que des fonds publics avaient été engagés pour la défense des intérêts de C.S. par G.P. et que les faits relatés dans les articles concernant les montants versés et les personnes bénéficiaires étaient vrais et avaient poussé le ministère public à engager des poursuites contre X. La Cour souligne aussi le fait que, au cours de l’enquête, des indices d’éléments objectifs constituant le délit de falsification de documents furent constatés (voir paragraphe 9 ci-dessus) et que, au moment de la publication des articles litigieux, il n’y avait pas encore eu de jugement définitif d’acquittement d’aucun suspect. Il n’est pas non plus contesté que les requérants avaient consulté les documents de la procédure d’adjudication des services de défense légale et avaient donné à deux reprises à C.S. la possibilité de s’exprimer sur le sujet, sans obtenir de réponse. Cette dernière circonstance avait d’ailleurs été précisée dans les articles de 2004 et 2006.
La Cour ne partage donc pas l’avis du Gouvernement selon lequel les requérants n’avaient pas agi de bonne foi et considère qu’au moment de la publication des articles litigieux, la manière dont les requérants avaient traité l’affaire n’était pas contraire aux normes d’un journalisme responsable (voir, a contrario, Flux c. Moldova (no 6), précité, §§ 31-34).
32. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la condamnation des requérants a rompu le juste équilibre entre la protection de leur droit à la liberté d’expression et de celui de C.S. à la protection de sa réputation. De surcroît, elle considère qu’indépendamment de la sévérité de la condamnation infligée, l’existence même d’une sanction pénale dans le cadre de cette affaire est de nature à provoquer un effet dissuasif sur la contribution de la presse aux débats d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 31, 26 avril 2007).
33. Il résulte de ce qui précède que la condamnation des requérants n’était pas nécessaire dans une société démocratique et que, par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
AMORIM GIESTAS ET JESUS COSTA BORDALO c. PORTUGAL
du 3 avril 2014 requête 37840/10
La presse doit pouvoir s'exprimer sur des sujets de société et avoir une opinion tranchée sans être condamnée. Elle est la chienne de garde de la démocratie.
LES FAITS
7. Dans son édition du 13 septembre 2002, le Jornal do Centro, un hebdomadaire couvrant la région de Viseu dont la deuxième requérante était à l’époque la directrice, publia un article, signé par le premier requérant, sur le don de certains biens ayant appartenu au tribunal de São Pedro do Sul à une institution privée de solidarité sociale de cette même ville, la Misericórdia.
8. Le journal annonça ainsi en couverture le titre « Misericórdia sous le poids des soupçons ». Dans le sous-titre, il était écrit :
« Le tribunal de São Pedro do Sul a distribué de vieux meubles par l’intermédiaire d’associations de la commune, comme prévu par la loi. La Misericórdia a reçu la moitié des biens. Ce « privilège » soulève des soupçons de favoritisme envers des intérêts particuliers. Une partie des meubles a échoué chez les fonctionnaires. »
9. Dans son article, le premier requérant faisait état de la décision du secrétaire du tribunal de São Pedro do Sul, B., de donner 34 des 69 meubles en cause à la Misericórdia, ainsi que du fait que d’autres associations locales, comme le Termas Hoquei Club, l’Associação Cultural e Recreativa de Arcozelo et le Alafum s’estimaient lésées et faisaient état d’un certain mécontentement et de soupçons. L’article contenait les déclarations de B., qui soulignait avoir suivi et respecté le formalisme légal applicable. Un autre article, publié à côté de celui du requérant, mais signé par un autre journaliste, recueillait la réaction du directeur de la Misericórdia. Le premier requérant avait également consulté la direction générale de l’administration de la justice du Ministère de la justice, dont les explications furent publiées.
10. Dans la même édition, la deuxième requérante fit publier un éditorial critiquant le don des meubles. L’éditorial s’exprimant notamment comme suit :
« (...) On prend les meubles et on les donne. Sans concours. Sans critère. Sans la préoccupation d’informer les éventuels intéressés. Vraiment tous. On concentre des objets dans une seule main. Allez savoir pourquoi. Et au nom de qui. Ce n’est pas étonnant que des soupçons se lèvent. Ce n’est pas étonnant que les plaintes se succèdent. Ce n’est pas étonnant que la justice se change en injustice. Et tout cela alors qu’il aurait suffi de prendre un peu plus de précautions. »
CEDH
24. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle qu’elle se trouve consacrée par l’article 10 de la Convention, cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, la nécessité de toute restriction devant être établie de manière convaincante. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, parmi beaucoup d’autres Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, nos 11182/03 et 11319/03, § 20, 26 avril 2007 ; Welsh et Silva Canha c. Portugal, no 16812/11, § 21, 17 septembre 2013).
25. Par ailleurs, il convient de souligner que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser de telles idées et informations, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001‑III).
En même temps, il y a lieu de rappeler que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 43, 21 septembre 2010 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI), dont le contrôle revêt une importance accrue (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 104, CEDH 2007‑V). Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires à l’encontre de particuliers (voir Pedersen et Baadsgaard, précité, § 78). À cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (voir, entre autres, McVicar c. Royaume‑Uni, no 46311/99, § 84, CEDH 2002-III et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 66, CEDH 1999‑III). Cette dernière question doit s’envisager sous l’angle de la situation telle qu’elle se présentait au journaliste à l’époque et non avec le recul (voir Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, précité, § 43 ; Flux c. Moldova (no 6), no 22824/04, § 26, 29 juillet 2008).
26. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 46 , CEDH 1999‑VIII ; Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 35, 26 février 2002 ; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Eon c. France, no 26118/10, § 59, 14 mars 2013).
27. Par ailleurs, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus. En particulier, il lui incombe de déterminer si la restriction apportée à la liberté d’expression des requérants était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, CEDH 2004-XI).
28. En l’espèce, les requérants ont été condamnés en raison d’un article de fond et d’un éditorial émettant des doutes sur les conditions où s’était déroulée l’aliénation gratuite de certains biens appartenant au domaine public, au profit de personnes privées, et jugés diffamatoires par le tribunal de São Pedro do Sul ainsi que par la Cour d’appel de Coimbra.
29. La Cour relève d’emblée qu’il n’est pas contesté que la condamnation en cause s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants, qu’elle était prévue par la loi et visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En revanche, les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
30. Elle note ensuite que, comme l’admet le Gouvernement et comme l’ont relevé les juridictions internes, les circonstances entourant l’aliénation gratuite de biens meubles vétustes appartenant au tribunal de São Pedro do Sul à des institutions et personnes privées, ainsi que la conduite du secrétaire du tribunal dans cette procédure d’aliénation, relevaient manifestement de l’intérêt général.
31. Par ailleurs, les requérants ont été condamnés en leur qualité de journalistes pour des articles publiés dans un journal hebdomadaire. Or, comme la Cour l’a rappelé plus haut, la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique (voir paragraphe 25, ci-dessus).
32. De surcroît, les articles en question dans la présente affaire ne visaient aucunement des questions relevant de la sphère privée de B. ou de la Misericórdia mais se penchaient sur les agissements respectifs de ces derniers dans le cadre d’une procédure publique (voir, mutatis mutandis, Colaço Mestre, précité, § 28 ; Sampaio e Paiva de Melo c. Portugal, no 33287/10, § 23, 23 juillet 2013).
33. La marge d’appréciation de l’État dans la restriction du droit à la liberté d’expression des requérants s’en trouvait par conséquent réduite.
34. En ce qui concerne la teneur des articles litigieux, la Cour note que l’article du premier requérant était un article d’information qui se limitait à identifier les organisations bénéficiaires de l’aliénation gratuite et le nombre de meubles attribués à chacune d’entre elles, y compris les 34 meubles attribués à la Misericórdia, sur un total de 69. L’article relatait aussi le mécontentement et les soupçons de plusieurs autres organisations qui n’avaient pas bénéficié de l’aliénation, en citant, à ce titre, les déclarations des représentants d’associations comme le Termas Hóquei Club, l’Associação Cultural e Recreativa de Arcozelo et le Alafum. Ces faits ne sont pas contestés et doivent par conséquent être considérés comme vrais.
Quant à l’article de la deuxième requérante, la Cour note qu’il s’agissait d’un article d’opinion, écrit sous la forme d’un éditorial. Cet article contenait des jugements de valeur visant la loi sur l’aliénation gratuite des meubles vétustes appartenant aux tribunaux, dont elle dénonçait le caractère très flou ainsi que le pouvoir discrétionnaire laissé aux responsables des procédures d’aliénation gratuite, et sur la manière dont les tribunaux appliquaient cette loi en général. Il ne contenait aucune référence spécifique à des personnes ou organisations bénéficiaires de ce type d’aliénation gratuite.
Aux yeux de la Cour, ces critiques étaient non seulement basées sur des faits avérés mais étaient judicieuses en tant que contributions civiques à un débat d’intérêt général.
35. En outre, il n’est pas non plus contesté que les requérants avaient consulté tous les acteurs concernés et notamment B. ainsi que l’administrateur de la Misericórdia, dont les déclarations furent d’ailleurs reportées dans l’article de fond publié par le premier requérant ainsi que dans le second article publié sur la même page. Le premier requérant avait même consulté la direction générale de l’administration de la justice du Ministère de la Justice, dont les explications furent également publiées.
La Cour ne partage donc pas l’avis du Gouvernement selon lequel les requérants n’avaient pas agi de bonne foi et considère qu’au moment de la publication des articles litigieux, la manière dont les requérants avaient traité l’affaire n’était pas contraire aux normes d’un journalisme responsable (Welsh, précité, § 31 et, a contrario, Flux c. Moldova (no 6), précité, §§ 31‑34).
36. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie ([GC], no 33348/96, §§ 113-115, CEDH 2004-XI ; Kubaszewski c. Pologne, no 571/04, § 46, 2 février 2010). En particulier, la Cour a déjà considéré à plusieurs reprises qu’une peine de prison infligée dans des cas de diffamation n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (Mariapori c. Finlande, no 37751/07, § 67, 6 juillet 2010 ; Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie, précité, § 115, et mutatis mutandis, Feridun Yazar c. Turquie, no 42713/98, § 27, 23 septembre 2004, et Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], no 23927/94 et 24277/94, § 63, 8 juillet 1999).
À cet égard, la Cour considère que la condamnation des requérants à des amendes pénales, assorties de dommages intérêts, était manifestement disproportionnée. D’autant plus que l’article 70 du Code civil portugais prévoit un remède spécifique pour la protection de l’honneur et de la réputation.
37. Il en résulte que la condamnation des requérants n’était pas nécessaire dans une société démocratique et que, par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
TABOU FRANÇAIS DES RÉSEAUX DJIHADITES AVANT "CHARLIE"
CHALABI c. FRANCE arrêt du 18 septembre 2000, Requête no 35916/04
Dans son numéro 108 du mois de novembre 2001, le magazine Lyon Mag’ publie un entretien avec le requérant présenté comme ancien membre du conseil d’administration de la Grande Mosquée de Lyon. L’article, intitulé « Retraite forcée pour le grand Mufti », était constitué d’une photographie représentant MM. Abdelhamid Chirane, grand mufti, et Kamel Kabtane, directeur de la Grande Mosquée de Lyon et gérant de la société civile du même nom, ainsi que de l’entretien précédé du commentaire suivant :
« Le grand Mufti de la mosquée de Lyon, Abdelhamid Chirane, vient d’être remercié par son directeur, Kamel Kabtane. Officiellement, il s’agit d’un départ à la retraite. En fait, Kabtane voulait sa tête depuis des années. Explications de Nadji Chalabi, ancien membre du conseil d’administration de la mosquée. »
Le texte de l’entretien était le suivant : «Le départ du grand Mufti Chirane vous surprend ?
Nadji Chalabi : Pas vraiment. Abdelhamid Chirane est l’imam de la grande mosquée depuis sa construction en 1994. Et depuis le début, on sent que Kabtane est gêné par Chirane et qu’il veut s’en débarrasser.
Pour quelles raisons ?
C’est un problème de personne. Chirane a des qualités personnelles et professionnelles reconnues. C’est un sage qui a enseigné à l’université d’Alger, il est diplômé en lettres et en théologie. Et cette aura intellectuelle, Kabtane ne la supporte pas. Tout ce qui brille lui fait de l’ombre.
Qu’est ce que vous reprochez à Kabtane ?
De gérer la mosquée en monarque absolu. Il veut avoir tout le monde à sa botte. C’est un colérique qui peut en venir très vite aux mains.
Pourtant Chirane n’est pas un rebelle ?
C’est vrai qu’il n’a jamais attaqué publiquement Kabtane. Mais en privé, il critiquait la gestion de Kabtane. C’est pour ça que Kabtane le surveillait de près.
Chirane aurait pu lui prendre sa place ?
Non, ça ne l’intéressait pas. Mais c’est vrai qu’il pouvait assurer la transition entre Kabtane et une éventuelle nouvelle équipe.
C’est la seule raison de ce départ ?
Non, il y a une autre raison, plus politique. Aujourd’hui, la mosquée est très fragile. Le fisc lui réclame plus de 3 millions de F. Depuis le début, l’Arabie Saoudite joue les bailleurs de fonds : elle a financé 80 % de la construction il y a 5 ans. Et Chirane n’est pas Saoudien, c’est un Algérien. Ce qui n’arrange pas forcément les affaires de Kabtane.
Kabtane aurait négocié un prêt avec l’Arabie Saoudite contre le départ de Chirane ?
Je n’ai pas d’information là-dessus. Mais ce n’est pas impossible. La mosquée a toujours été très liée à l’Arabie Saoudite. Kabtane y va souvent, il reçoit aussi beaucoup d’imams saoudiens.
Chirane était apprécié par la communauté musulmane ?
Non, pas vraiment. D’ailleurs, tout le monde reprochait à Chirane de ne pas se mouiller et notamment d’avoir laissé les mains libres à Kabtane. Mais il part avec ses secrets et ça m’étonnerait qu’il parle un jour.
L’Algérie risque de réagir à ce départ ?
C’est probable. L’Algérie, qui contrôle la mosquée de Paris, a toujours eu des visées sur celle de Lyon. Mais elle n’a plus Chirane dans la place. En plus, c’était le gouvernement algérien qui payait en grande partie le salaire de Chirane. Les trois représentants algériens qui sont membres du conseil d’administration vont certainement boycotter la mosquée de Lyon.
Qui va le remplacer ?
Ça sera un modéré. Pas un mufti qui risque de lui faire de l’ombre. Kabtane ne va pas refaire la même erreur qu’il a faite avec Chirane.
Comment Kabtane a réussi à s’imposer à la tête de cette mosquée ?
Parce que ça arrange tout le monde, et notamment les élus, qui savent bien que la gestion de Kabtane n’est pas claire. Mais avec lui, il n’y a pas de vague, la religion il s’en fout. D’ailleurs il n’y connaît rien. En revanche, la mosquée est calme. Et dans le contexte actuel, ça rassure tout le monde. »
Estimant que le titre de l’article, la photographie ainsi que six passages de l’entretien étaient diffamatoires à leur égard, la SCI Mosquée de Lyon et le gérant de cette société, M. Kamel Kabtane, lequel intervenait également à titre personnel, firent citer devant le tribunal correctionnel de Lyon le requérant ainsi que le directeur de la publication de la société Lyon Mag’, Philippe [B.], et la société Lyon Mag’ en qualité de civilement responsable, pour y être jugés sur un délit de diffamation publique envers un particulier.
La CEDH condamne la France pour atteinte au droit d'expression
au sens de l'article 10 de la Convention
36. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation du requérant s’analyse en une « ingérence des autorités publiques » dans son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
a) «Prévue par la loi»
37. La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention exigent non seulement que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais aussi que la loi soit accessible aux personnes concernées et assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi beaucoup d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I).
38. La Cour constate, en l’espèce, que la condamnation du requérant pour diffamation publique envers un particulier trouve sa base légale dans des textes accessibles et clairs, les articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, tels qu’ils étaient libellés à l’époque des faits (voir droit interne pertinent). La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que ces dispositions revêtaient l’accessibilité et la prévisibilité requises au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (voir Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 42 et 43, 22 octobre 2007). Elle ne voit aucune raison de s’écarter de sa jurisprudence sur ce point et en déduit que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.
b) «But légitimes»
39. Selon la Cour, l’ingérence en cause poursuivait l’un des buts énumérés à l’article 10 § 2 : la protection « de la réputation ou des droits d’autrui », ceux de la partie civile. Au demeurant, les parties n’en disconviennent pas.
c) «Nécessaire dans une société démocratique»
40. La Cour doit rechercher si l’ingérence était une mesure « nécessaire dans une société démocratique », pour atteindre ce but. A cet égard, elle renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France précité, § 145 ; Desjardin c. France, no 22567/03, § 36, 22 novembre 2007 et Paturel c. France, no 54968/00, §§ 28-30, 22 décembre 2005).
41. Ceci exposé, la Cour estime en premier lieu que les propos litigieux doivent être lus à la lumière de l’article publié, pris dans sa globalité. Ce faisant, elle constate que la question centrale soulevée avait trait, pour l’essentiel, à la gestion de la Grande Mosquée de Lyon par son directeur et à son financement, domaine dans lequel il existait à l’époque de la parution de l’article une polémique, nourrie et ravivée par le départ d’un haut représentant religieux, qui fut largement relayée par la presse écrite régionale et nationale.
Contrairement au Gouvernement, la Cour considère que le financement et la gestion d’un lieu de culte, quel qu’il soit, constituent en principe des questions d’intérêt général pour les membres de la communauté religieuse concernée, ainsi que, plus largement, la communauté dans son ensemble. La Cour en déduit que la marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la mesure en cause était donc restreinte puisqu’une question d’intérêt public était soulevée, domaine dans lequel les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation particulièrement étroite (Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006-...).
42. S’agissant de la question relative à la foi de la partie civile, la Cour estime qu’il est artificiel de dissocier les deux expressions litigieuses d’un même passage dès lors que l’entretien traduisait essentiellement l’appréciation de l’auteur sur la manière dont M. Kabtane gérait, administrativement et financièrement, la Grande Mosquée de Lyon. En effet, force est de constater que cette information apparaît en toute fin d’article, de manière totalement isolée et secondaire ; elle ne saurait constituer, dans ces conditions, la question centrale entourant la controverse en question.
Il convient surtout de prendre en compte le fait que les propos litigieux mettaient en cause une personnalité connue de la communauté musulmane de Lyon, ainsi d’ailleurs que du grand public. A cet égard, le requérant soutient, sans être contredit par le Gouvernement, que la partie civile, en sa qualité de directeur de la Grande Mosquée de Lyon, était amenée à prendre position et à représenter la communauté musulmane de la région lyonnaise devant les médias et auprès des autorités nationales, dans le cadre notamment de la création du Conseil français du culte musulman, une association destinée à représenter les musulmans de France et intervenant dans les relations avec le pouvoir politique. La Cour n’adhère pas à la thèse du Gouvernement qui consiste à dire que M. Kabtane n’est pas un personnage public mais un gérant d’une société civile immobilière et que sa gestion est donc privée. Elle considère qu’il est un personnage public en raison de la dimension institutionnelle et de l’importance des fonctions qu’il occupe. En tant que directeur et gérant statutaire de la Grande Mosquée de Lyon, il représentait la communauté musulmane dans la région lyonnaise, et s’exposait ainsi à des critiques relatives à l’exercice de ses fonctions.
43. En second lieu, la Cour observe que le requérant s’exprimait en sa qualité d’ancien membre du conseil d’administration de la Grande Mosquée de Lyon ayant eu l’occasion d’observer la gestion de ce lieu de culte et la personnalité de M. Kabtane dans l’exercice de ses fonctions. Compte tenu de la tonalité générale de l’entretien et du contexte dans lequel les propos litigieux ont été émis, la Cour considère que ceux-ci constituent des jugements de valeur plutôt que de pures déclarations de fait.
44. Reste donc à savoir s’il existait une base factuelle suffisante. A cet égard, la Cour note que la Cour d’appel de Lyon, sur la pertinence de l’offre de preuve qui avait été faite par les coprévenus du requérant – le directeur de publication du journal et la société Lyon Mag’ – a considéré « que les pièces signifiées n’établissent pas la vérité des faits retenus comme diffamatoires, aucun élément ne permettant de retenir que la gestion de M. Kamel Kabtane ait donné lieu à une quelconque suspicion de malversation ».
Or, la Cour relève sur ce point, d’une part, que les juges d’appel, après avoir initialement évoqué à la fois les malversations et les fautes de gestion, limitèrent leur appréciation uniquement à la question des « malversations » – terme à connotation pénale – sans l’étendre à celle relative à une gestion qui ne serait « pas claire ». La Cour est d’avis, d’autre part, que les nombreux documents contenus dans l’offre de preuve et produits devant la Cour (voir supra § 11) témoignent de ce qu’à l’époque de l’article incriminé, les propos litigieux n’étaient pas dépourvus de toute base factuelle. De plus, il apparaît que la partie civile était mise en examen pour abus de confiance et escroquerie, et que la procédure judiciaire était toujours en cours à l’époque des faits incriminés. Dès lors, même si compte tenu de la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, une personne mise en examen ne saurait être réputée coupable, la base factuelle sur laquelle reposait lesdits propos n’était pas inexistante (voir Brasilier c. France, no 71343/01, § 38, 11 avril 2006).
45. Outre l’absence de preuves pertinentes, la Cour relève, en troisième lieu, que les juridictions internes, pour condamner le requérant à réparation, ont assis leur raisonnement sur la nature et la gravité des propos qu’elles ont estimé exclusifs de toute bonne foi, propos que la cour d’appel qualifie « d’attaque personnelle » proférée à l’égard de la partie civile.
46. La Cour n’est pas convaincue par un tel raisonnement. Elle ne voit pas en l’espèce dans les propos en cause des termes « manifestement outrageants » susceptibles de pouvoir justifier une restriction à la liberté d’expression de leur auteur (voir, a contrario, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France précité, § 64), et estime qu’on ne saurait tenir pour excessif le langage utilisé par le requérant. En effet, elle est d’avis que les mots « pas claire » suggèrent essentiellement un manque de transparence dans la gestion de la SCI Mosquée de Lyon, et constate que le passage incriminé de l’entretien n’impute en réalité aucun fait précis de « malversation », au sens pénal du terme, à la partie civile. Par ailleurs, la Cour ne conteste pas que les propos « la religion, il s’en fout (...) ; d’ailleurs il n’y connaît rien » puissent paraître choquants à l’égard d’un directeur d’une institution religieuse. Toutefois, ce dernier, assumant la dimension publique de ses fonctions, devait s’attendre à ce genre de critique.
47. En conclusion, la Cour estime que la condamnation du requérant ne repose pas sur des motifs « pertinents » et « suffisants ». Elle considère en revanche que cette condamnation s’analyse en une ingérence disproportionnée qui ne répondait pas à un besoin social impérieux et qui, par suite, n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
BRUNET-LECOMTE et LYON MAG c. FRANCE arrêt du 6 MAI 2010 Requête no 17265/05
La CEDH constate que la condamnation d'un article sur les réseaux islamistes à Lyon n'est pas nécessaire dans une société démocratique puisque les journalistes, après plusieurs mois d'enquêtes ont été prudents sur leurs déclarations envers un sieur T.
c) « Nécessaire dans une société démocratique»
39. Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le but légitime poursuivi. Elle renvoie à cet égard aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005 ; Mamère, précité, § 19 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, §§ 45 et 46, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, CEDH 2008-... (extraits), §§ 60 à 64).
40. En l’espèce, les requérants furent condamnés pour avoir publié, en octobre 2001, une série d’articles portant sur les réseaux islamistes à Lyon et contenant, selon les juges internes, des insinuations diffamatoires envers T.
41. La Cour relève d’emblée, avec les requérants, que les articles litigieux ont été publiés en octobre 2001, juste après les attentats qui eurent lieu le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis contre les tours jumelles du World Trade Center. La Cour considère que, compte tenu de son objet, lié à ces événements d’envergure mondiale, la publication litigieuse s’intégrait dans un débat d’intérêt général (voir,mutatis mutandis Leroy c. France, no 36109/03, § 41, 2 octobre 2008). Dans ses observations, le Gouvernement admet d’ailleurs cette hypothèse. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre les requérants était en conséquence particulièrement restreinte (voir, par exemple, Mamère, précité, § 20).
42. Ensuite, la Cour rappelle qu’en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III, et Colombani et autres, précité, § 65). Il n’en reste pas moins que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (voir, notamment, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).
43. En l’espèce, la Cour constate que, dans son arrêt du 19 décembre 2002, la cour d’appel, confirmée par la Cour de cassation, a abouti à la condamnation pour diffamation des requérants en analysant un ensemble d’éléments textuels contenus dans les articles litigieux qui « tend à insinuer que T. pourrait être un de ces leaders charismatiques qui n’hésitent pas à recruter ». Elle se fonde essentiellement sur la terminologie employée ainsi que sur la répétition des insinuations et des suppositions émises sur la personnalité et les activités de T. Ayant examiné les offres de preuve formulées par les requérants, la cour d’appel ne les a pas jugées pertinentes et a rejeté l’exception de bonne foi.
44. La Cour ne partage pas cette analyse. Elle estime que les éléments textuels et les insinuations incriminés doivent être examinés dans leur contexte, à savoir la publication d’une série d’articles résultant d’une enquête de terrain sur les réseaux islamistes lyonnais, réalisée en trois semaines. Compte tenu de cela, la Cour constate d’abord que les références directes à T. sont peu nombreuses dans l’article de fond, intitulé « Faut-il avoir peur des réseaux islamistes à Lyon ? ». Ce dernier s’attache surtout à décrire deux mouvements musulmans de la région lyonnaise, l’UJM et la mouvance des Tabligh, T. étant mentionné comme intervenant dans des conférences organisées par l’UJM. S’agissant de l’article faisant le portrait de T., la Cour note, avec la cour d’appel, que le texte comportait des réserves. En particulier, il s’achève par une phrase modératrice (voir paragraphe 13 ci-dessus). La Cour relève également que les requérants ont mis un soin tout particulier à éviter les « amalgames » entre Islam et Islamisme, comme en atteste la publication, juste à côté de l’article consacré au portrait de T., d’un entretien avec un professeur de l’université de Lyon consacré à la différence entre ces deux concepts et regrettant « l’amalgame qui est fait entre musulmans et terrorisme ». La Cour estime donc qu’en l’espèce, les requérants ont fait preuve d’une certaine prudence dans la forme et l’expression.
45. Certes, la Cour convient que la reproduction, en couverture du magazine, de la seule photographie de T., en premier plan, tout comme le fait de consacrer un article entier à son portrait tendait à lui attribuer un rôle important dans la publication. Toutefois, la Cour relève également, à l’instar du tribunal de grande instance, que les requérants n’ont fait preuve d’aucune animosité personnelle à l’encontre de T. En effet, la Cour ne peut que constater que la terminologie utilisée est nuancée et que les requérants n’ont pas dépassé la dose d’exagération, voire de provocation, acceptable en matière de liberté journalistique (voir, notamment, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).
46. Ensuite, quant à la qualité de personnage public de T. alléguée par les requérants et contestée par le Gouvernement, la Cour constate qu’à l’époque des faits, T. était très actif en tant que conférencier, notamment dans l’agglomération lyonnaise, comme en attestent, outre les articles litigieux, de nombreux documents contenus dans l’offre de preuve et produits devant la Cour. Il s’ensuit que si T. ne saurait être comparé à un personnage public eu égard à sa seule activité de professeur, toutefois, il s’est lui-même exposé à la critique journalistique par la publicité qu’il a choisi de donner à certaines de ses idées ou convictions, et peut donc s’attendre à un contrôle minutieux de ses propos (voir Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 38, CEDH 2001-II, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 52, CEDH 1999-VIII).
47. Reste donc à savoir s’il existait une base factuelle suffisante. A cet égard, la Cour note que la cour d’appel de Lyon, statuant sur la pertinence de l’offre de preuve qui avait été faite, a considéré que « les témoignages fournis et les pièces produites (..) n’établissent ni dans sa matérialité ni dans sa portée la vérité de l’imputation faite à T. de recruter des jeunes constituant des « groupes totalement incontrôlables » et d’être « au centre d’un réseau islamiste prêt à servir de relais à des actions terroristes » ». Or, la Cour relève sur ce point que la première citation faite par la cour d’appel ne concerne qu’indirectement T. puisqu’elle est extraite de l’article général de fond, et que la deuxième partie du texte est tronquée. L’article mentionne en effet qu’il est « difficile d’affirmer sans preuve que [T.] soit aujourd’hui au centre d’un réseau islamiste prêt à servir de relais à des actions terroristes », ce qui paraît nuancer l’affirmation initiale. De plus, et compte tenu de ce qui précède, la Cour est d’avis que les nombreux documents contenus dans l’offre de preuve et produits devant la Cour, même s’ils ne vont pas jusqu’à évoquer directement un rôle de « recruteur », font clairement état du danger que représentent les discours de T. Pour la Cour, ces documents témoignent sans conteste de ce qu’à l’époque de l’article incriminé, les propos litigieux n’étaient pas dépourvus de toute base factuelle. De plus, elle constate que l’article consacré à T. se fonde notamment sur l’interdiction qui lui avait été faite, quelques années auparavant, ainsi qu’à son frère, de pénétrer sur le territoire français sur la base d’éléments, dûment mentionnés, émanant du service français des renseignements généraux. Dès lors, la Cour considère que la base factuelle sur laquelle reposait lesdits propos n’était pas inexistante (voir, mutatis mutandis, Chalabi c. France, no 35916/04, § 44, 18 septembre 2008). De surcroît, elle ne peut que constater, à l’instar du tribunal de grande instance, que la multiplicité et le sérieux des sources consultées et de l’enquête réalisée, conjugués à la modération et à la prudence des propos tenus, permettent de conclure à la bonne foi des requérants. La Cour estime qu’en l’espèce, les propos litigieux publiés par des organes de presse informés ne dépassent pas les limites de la critique admissible en la matière.
48. Surtout, la Cour rappelle que la marge d’appréciation dont disposent les Etats contractants en la matière est particulièrement réduite lorsque sont en cause, comme en l’espèce, des questions graves s’intégrant dans un débat d’intérêt général. La Cour ne peut en effet que souligner que les écrits litigieux ont été publiés très peu de temps après les attentats du 11 septembre 2001 qui ont entraîné un chaos mondial, et qu’ils contenaient des informations documentées relatives à ces questions, replacées dans le contexte local. L’intérêt du public, qu’il soit national ou lyonnais, s’en trouvait alors accru, s’agissant d’un débat politique d’une actualité immédiate. Par conséquent, la Cour considère que l’intérêt des requérants à communiquer et celui du public à recevoir des informations sur un sujet d’intérêt global et sur ses répercussions directes pour l’ensemble de l’agglomération lyonnaise est de nature à l’emporter sur le droit de T. à la protection de sa réputation.
Dans ces conditions, la Cour conclut que les motifs avancés par les juridictions françaises pour justifier l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression découlant de leur condamnation n’étaient pas « pertinents et suffisants » aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention.
49. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression (Cumpănă et Mazăre, précité, § 111). En l’espèce, la Cour constate qu’une amnistie est intervenue en 2002 mettant fin à l’action publique exercée contre les requérants. Il s’ensuit que seule l’action civile subsistait, ayant donné lieu à la condamnation solidaire des requérants à 2 500 EUR de dommages et intérêts. Au vu des faits reprochés aux requérants, la Cour estime que pareille condamnation doit être considérée comme étant disproportionnée.
50. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression n’était pas nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 10.
51. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
UN TABOU SUISSE : PROTÉGER LA RÉPUTATION DES BANQUES
STOLL c. SUISSE arrêt du 25 avril 2006 Requête no 69698/01
i. Principes généraux
43. La question majeure à trancher est celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux concernant cette question sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, par exemple, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, § 46, Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, pp. 23 et s, § 31 ou Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui (...) appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
44. Les juridictions suisses ont condamné le requérant à une amende de 800 CHF (environ 520 EUR) pour avoir publié « des débats officiels secrets » au sens de l’article 293 du code pénal suisse. D’après les juridictions suisses, le requérant a réalisé l’infraction par le fait d’avoir divulgué dans un hebdomadaire suisse un rapport confidentiel émanant de l’ambassadeur suisse aux Etats-Unis. Cette publication avait trait à la stratégie à adopter par le gouvernement suisse dans les négociations menées, notamment, entre le Congrès juif mondial et les banques suisses concernant l’indemnisation due aux victimes de l’Holocauste pour les avoirs en déshérence sur des comptes bancaires suisses.
45. La liberté de la presse étant ainsi en cause, les autorités suisses ne disposaient que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux » appelant la prise de la mesure en question contre le requérant (Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, 3ème alinéa, CEDH 2004-IV). La Cour doit donc vérifier si ce besoin social impérieux existait.
46. La Cour rappelle également que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, p. 1957, § 58, Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 42, Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236, p. 23, § 43 et Thorgeir Thorgeirson c. Islande du 25 juin 1992, série A no 239, p. 7, § 63). Elle doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l’espèce, les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 64, CEDH 1999-III, Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, pp. 25-26, § 35).
47. Il ressort également de la jurisprudence de la Cour que les limites de la critique admissible sont, comme pour les hommes politiques, plus larges pour les fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles que pour un simple particulier. Cependant, on ne saurait dire que des fonctionnaires s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme c’est le cas des hommes politiques et que ceux-ci devraient dès lors être traités sur un pied d’égalité avec ces derniers lorsqu’il s’agit de critiques de leur comportement (Oberschlick c. Autriche (no 2), arrêt du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1275, § 29, 3ème alinéa, Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 33, CEDH 1999-I).
En l’occurrence, la critique exprimée par les publications incriminées visait directement un haut fonctionnaire, à savoir un agent diplomatique ayant le rang d’ambassadeur, chargé d’une mission particulièrement importante auprès des Etats-Unis. La marge d’appréciation des tribunaux suisses était dès lors plus étroite que pour un simple justiciable « privé ».
48. La Cour considère que la confidentialité des rapports diplomatiques est a priori justifiée, mais qu’elle ne saurait être protégée à n’importe quel prix. De surcroît, la fonction de critique et de contrôle des médias s’applique également au domaine de la politique étrangère.
49. Selon la Cour, le mode des publications litigieuses ne doit pas s’envisager seulement par rapport aux articles litigieux parus dans le Sonntags-Zeitung, mais dans le contexte plus large de la couverture médiatique accordée à la question en jeu (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 63, 2ème alinéa).
A ce sujet, la Cour partage l’avis du requérant selon lequel les informations contenues dans le document émanant de l’ambassadeur suisse aux Etats-Unis étaient susceptibles de soulever des questions d’intérêt général. Les publications intervenaient dans le cadre d’un débat public sur une question largement évoquée par les médias suisses et ayant profondément divisé l’opinion publique suisse, à savoir celle de l’indemnisation due aux victimes de l’Holocauste pour les avoirs en déshérence sur des comptes bancaires suisses, d’autant plus que les débats sur les avoirs des victimes de l’Holocauste et sur le rôle de la Suisse dans la Seconde Guerre mondiale étaient, fin 1996 et début 1997, très animés et revêtaient une dimension internationale (voir, mutatis mutandis, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, §§ 63 et 73). L’ambassadeur suisse à Washington occupait, dans le cadre des discussions à suivre, une position importante.
Du fait de la publication du document en cause, il est notamment devenu évident que les personnes en charge n’avaient pas encore d’idée très claire sur la question de la responsabilité de la Suisse et sur le point de savoir quelles démarches le Gouvernement devait entamer.
Dans ce contexte, la Cour reconnaît également comme légitime l’intérêt du public à recevoir des informations sur les agents chargés de ce dossier délicat et sur leur style et stratégie de négociation.
50. Il convient aussi, s’agissant de peser les intérêts en jeu, de prendre en compte la nature et le contenu du document litigieux. La présente affaire se distingue, d’emblée, par le fait que la teneur du document dont des extraits avaient été publiés était entièrement inconnue du public alors que les affaires soulevant des questions similaires portaient sur des informations dont le contenu avait dans une large mesure déjà été rendu public (voir, notamment, Fressoz et Roire, précité, § 53, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, précité, p. 34, § 69, Weber, précité, § 49, Vereniging Weekblad Bluf ! c. Pays-Bas, arrêt du 9 février 1995, série A no 306-A, p. 16, § 44 et s, Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, arrêt du 29 octobre 1992, série A no 246-A, p. 31, § 76, Editions Plon, précité, § 53).
En l’occurrence, force est de constater que le rapport en question était un document interne, inconnu du public et classé « confidentiel ». Seul un cercle très restreint de personnes, occupant des postes dirigeants au sein de la Confédération, en avait connaissance. En même temps, il faut retenir qu’il n’apparaît pas que le requérant ait été à l’origine de l’indiscrétion commise. En tout état de cause, aucune procédure n’avait été ouverte à ce titre par les autorités suisses. De surcroît, le document en question ne portait que la simple mention « confidentiel » ce qui représente, selon la jurisprudence de la Cour, un degré peu important de secret (Vereniging Weekblad Bluf !, précité, p. 15, § 41).
51. En même temps, il convient de se demander si les informations contenues dans le compte rendu de M. Jagmetti relèvent effectivement des intérêts essentiels à protéger. Le gouvernement défendeur prétend que les extraits du rapport publiés sont susceptibles de révéler des options de défense d’intérêts nationaux, et sont de nature à nuire gravement aux intérêts du pays. Selon le Conseil de la presse, M. Jagmetti a procédé, dans le papier litigieux, à une analyse globale de la situation, développant deux options extrêmes, celle de la transaction et celle de l’approche juridique. Il ressort du document que le souci fondamental était de rechercher la vérité, de trouver une solution financière adéquate et, en même temps, de préserver les intérêts de la Suisse et ses bonnes relations avec les Etats-Unis.
52. La Cour ne méconnaît nullement l’importance de la préservation du travail des organes diplomatiques à l’abri d’immixtions externes. Mais elle estime que la présente affaire se distingue, quant à la question de la nature des informations à révéler, des affaires soulevant des questions similaires, dans la mesure où elle n’a pas trait au bon fonctionnement des services étatiques chargées de veiller sur la « sécurité nationale » et la « sûreté publique » au sens propre de ces termes, comme l’affirme le Gouvernement (voir, a contrario, Vereniging Weekblad Bluf !, arrêt précité, § 40, Observer et Guardian, arrêt précité, §§ 61 et suiv. ; voir également Hadjianastassiou c. Grèce, arrêt du 16 décembre 1992, série A no 252, pp. 17-19, §§ 38-47). Eu égard au fait que les exceptions à la liberté d’expression appellent une interprétation étroite, la Cour n’est pas convaincue que la divulgation des éléments de la stratégie à adopter par le gouvernement suisse dans les pourparlers portant sur la question des avoirs des victimes de l’Holocauste et sur le rôle de la Suisse dans la Seconde Guerre mondiale est susceptible de porter atteinte à des intérêts tellement précieux qu’ils seraient de nature à primer sur la liberté d’expression dans une société démocratique. Le tribunal de district de Zurich avait d’ailleurs conclu, le 22 janvier 1999 à l’existence de circonstances atténuantes, admettant explicitement que la divulgation du document confidentiel n’avait pas porté atteinte aux fondements mêmes de la Suisse.
53. La Cour rappelle également que quiconque, y compris un journaliste exerçant sa liberté d’expression, assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, arrêt Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49, 3ème alinéa). Ainsi, tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour estime qu’il faut rappeler que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l’article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression. Cela vaut même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt légitime (Bladet Tromsø et Stensaas, arrêt précité,§ 65).
54. Ainsi, la Cour rappelle qu’en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de foi dans le respect de la déontologie journalistique (Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, § 39 et Fressoz et Roire, précité, § 54).
55. En ce qui concerne la forme des publications, il est vrai que le Conseil de la presse a estimé que, en raison de la forme réductrice de celles-ci et du fait que le rapport n’a pas suffisamment été placé dans son contexte, son auteur a rendu, de façon irresponsable, les propos de l’ambassadeur concerné dramatiques et scandaleux. La Cour est consciente qu’il aurait été loisible d’accompagner les articles publiés dans le « Sonntags-Zeitung » de la publication intégrale du rapport litigieux, comme cela a été dans une large mesure fait, le 27 janvier 1997, par le « Tages-Anzeiger » et le « Nouveau Quotidien » et, par conséquent, de permettre aux lecteurs de se former leur propre opinion. La Cour a à d’autres occasions attaché une grande importance à cet élément (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 35, 2ème alinéa, CEDH 2000-X). En même temps, elle rappelle que la liberté de la presse fournit à l’opinion publique un des moyens de connaître et de juger les idées et attitudes des dirigeants et, à cet égard, elle comprend aussi le recours possible à une dose d’exagération, voire même de provocation (Lopes Gomes da Silva, précité, § 34, Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no 313, p. 19, § 38).
56. De surcroît, la Cour constate que la condamnation du requérant repose uniquement sur la publication de débats officiels secrets, et ne visait nullement une infraction contre l’honneur, telle que notamment la diffamation (article 173 du code pénal) ou l’injure (article 177). Elle ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel la manière de présenter la publication est un élément déterminant à prendre en considération dans l’appréciation des articles de presse sanctionnés pour révélation d’informations considérées comme secrètes.
57. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI).
A cet égard, elle note que la sanction prononcée contre le requérant est certes d’une sévérité relativement faible (amende de 800 CHF, soit environ 520 EUR). En revanche, la Cour rappelle aussi que ce qui importe n’est pas le caractère mineur de la peine infligée au requérant, mais le fait même de la condamnation (Jersild, arrêt précité, pp. 25-26, § 35 ; Lopes Gomes da Silva, arrêt précité, § 36).
58. En outre, si la sanction qui a frappé son auteur ne l’a à proprement parler pas empêché de s’exprimer, sa condamnation n’en a pas moins constitué une espèce de censure tendant à l’inciter à ne pas se livrer désormais à des critiques formulées de la sorte. Dans le contexte du débat politique, pareille condamnation risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver la presse dans l’accomplissement de sa tâche d’information et de contrôle (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, p. 26, § 58, Lingens c. Autriche, précité, p. 27, § 44).
59. Eu égard à ce qui précède, la condamnation du journaliste ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé, compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention."
DAMMANN c. SUISSE arrêt du 25 avril 2006 Requête no 77551/01
"i. Principes généraux
49. La question majeure à trancher est celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux concernant cette question sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, par exemple, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, § 46 ou Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui (...) appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
50. Les juridictions suisses ont condamné le requérant à une amende de 500 CHF pour instigation à la violation du secret de fonction au sens des articles 320 § 1 et 24 § 1 du code pénal suisse. D’après les juridictions suisses, le requérant a réalisé l’infraction par le fait d’avoir demandé, par téléphone, à l’assistante administrative du parquet du canton de Zurich si les personnes soupçonnées d’avoir participé à un cambriolage spectaculaire et très médiatisé d’une filiale de la poste à Zurich, quelques jours auparavant, avaient déjà fait l’objet de condamnations. Ayant obtenu les informations voulues, le requérant ne les a pourtant ni publiées ni employées à d’autres fins.
51. La liberté de la presse étant ainsi en cause, les autorités suisses ne disposaient que d’une marge d’appréciation restreinte pour déterminer s’il existait un « besoin social impérieux » de prendre la mesure dont il est question contre le requérant (Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, 3ème alinéa, CEDH 2004-IV). La Cour doit donc vérifier si ce besoin social impérieux existait.
52. La Cour juge utile de souligner que la présente requête ne porte pas sur l’interdiction d’une publication en tant que telle ou sur une condamnation à la suite d’une publication, mais sur un acte préparatoire à celle-ci, à savoir les activités de recherche et d’enquête d’un journaliste. A ce titre, il y a lieu de rappeler que non seulement les restrictions à la liberté de la presse visant la phase préalable à la publication tombent dans le champ du contrôle par la Cour, mais qu’elles présentent même des grands dangers et, dès lors, appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), arrêt du 26 novembre 1991, série A no 217, p. 29, § 51).
53. La Cour ne doute pas que des données relatives aux antécédents judiciaires des personnes soupçonnées sont a priori dignes de protection. En même temps, il ressort notamment de l’arrêt du Tribunal fédéral du 1er mai 2001 que ces informations auraient pu être obtenues par d’autres moyens, en particulier par la consultation des recueils de jurisprudence ou des archives de presse, même si de telles recherches auraient été plus coûteuses. Il n’apparaît pas que les motifs invoqués par les autorités internes pour justifier l’amende infligée au requérant fussent effectivement « pertinents et suffisants », dans la mesure où l’on n’était en l’occurrence pas véritablement en présence d’« informations confidentielles » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention et que, dès lors, les éléments en question appartenaient au domaine public (voir, à ce sujet, notamment les affaires Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 53, CEDH 1999-I, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, arrêt du 26 novembre 1991, série A no 216, p. 34, § 69, Weber c. Suisse, arrêt du 22 mai 1990, série A no 177, p. 22 et s, § 49 ; Vereniging Weekblad Bluf ! c. Pays-Bas, arrêt du 9 février 1995, série A no 306-A, p. 16, § 44 et s, Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, arrêt du 29 octobre 1992, série A no 246-A, p. 31, § 76, Editions Plon, précité, § 53).
54. La Cour souligne également qu’il n’appartient pas à la partie défenderesse de se substituer au requérant sur la question de savoir s’il existait un intérêt général à la publication des informations litigieuses. Quoi qu’il en soit, elle est d’avis que les informations que voulait obtenir le requérant, à savoir les antécédents judiciaires des personnes soupçonnées et leurs liens éventuels avec le milieu des stupéfiants, étaient susceptibles de soulever des questions d’intérêt général, dans la mesure où elles avaient trait à un cambriolage très spectaculaire et fortement médiatisé, dans le cadre duquel 53 millions CHF (environ 34 millions EUR) avaient été volés. Le fait que le cambriolage de la poste avait été à la une des médias en témoigne indubitablement. Dans ce contexte, la Cour n’est pas convaincue de l’argument de la partie défenderesse selon lequel les informations litigieuses ne devaient pas être considérées d’intérêt général pour le motif que le requérant a lui-même renoncé à leur publication.
55. Il convient aussi de rappeler que quiconque, y compris un journaliste, exerçant sa liberté d’expression, assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, arrêt Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 in fine ; Fressoz et Roire c. France [GC], précitée, § 52). Selon les juridictions internes, notamment la cour d’appel, le requérant aurait dû savoir, en tant que chroniqueur expérimenté, que les informations sur les personnes impliquées dans une procédure pénale en cours étaient confidentielles. La Cour n’est pas convaincue par cette argumentation. Elle estime au contraire qu’il appartient aux Etats d’organiser leurs services et de former leurs agents de sorte qu’aucun renseignement ne soit divulgué concernant des données considérées comme confidentielles. Ainsi, le gouvernement défendeur assume, en l’espèce, une partie importante de la responsabilité pour l’indiscrétion commise par l’assistante du parquet du canton de Zurich. De surcroît, il n’apparaît pas que le requérant ait recouru à la ruse ou la menace ou qu’il ait autrement exercé des pressions afin d’obtenir les renseignements voulus.
56. De plus, il convient de rappeler qu’en l’espèce, aucun dommage n’a été causé aux droits des personnes concernées. S’il existait éventuellement, à un moment donné, un certain danger d’atteinte aux droits d’autrui, celui-ci a disparu à la suite de la décision du requérant lui-même de ne pas publier les données en jeu (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Editions Plon, précité, § 45, dans le cadre duquel la Cour a rappelé que la nécessité d’une ingérence dans la liberté d’expression peut exister dans une première période, puis disparaître dans une seconde période).
57. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, 2ème alinéa, CEDH 1999-IV, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI).
A cet égard, elle note que la sanction prononcée contre le requérant (une amende de 500 CHF, soit environ 325 EUR) est certes d’une sévérité relativement faible. Par ailleurs, l’intéressé a été condamné à titre d’instigateur et non pas en tant qu’auteur principal. Dans ce contexte, la Cour rappelle néanmoins, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, que ce qui compte n’est pas le caractère mineur de la peine infligée au requérant, mais le fait même de la condamnation (Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 25, § 35, 1ère alinéa, Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 36, CEDH 2000-X).
De surcroît, la Cour ne doit pas rechercher si la sanction qui a frappé son auteur l’a à proprement parler empêché de s’exprimer, car le requérant a de lui-même renoncé à l’utilisation ultérieure des informations litigieuses. Sa condamnation n’en a pas moins constitué une espèce de censure tendant à l’inciter à ne pas se livrer à des activités de recherche, inhérentes à son métier, en vue de préparer et étayer un article de presse sur un sujet d’actualité. Sanctionnant ainsi un comportement intervenu à un stade préalable à la publication, pareille condamnation risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver la presse dans l’accomplissement de sa tâche d’information et de contrôle (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, p. 26, § 58, Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 27, § 44).
58. Compte tenu de ce qui précède, la condamnation du journaliste ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé, compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention."
TABOU LUXEMBOURGEOIS : LA PLACE FINANCIÈRE BLANCHIT L'ARGENT SALE
Le Luxembourg est un Etat qui vit essentiellement de sa place financière. Elle même vit du blanchiment de l'argent de la drogue, de la corruption et de la spoliation des biens que des étrangers lui confient pour échapper au système fiscal de leur propre état.
Ancien cadre dirigeant de la société Clearstream (anciennement CEDEL), le requérant est coauteur, avec un journaliste français Denis Robert, d’un livre intitulé Révélation$ et publié le 1er mars 2001, notamment au Luxembourg, en France et en Belgique. Cet ouvrage divulgue des méfaits dans le processus international du «clearing» (compensation) effectué par le groupe Clearstream. Un certain nombre de personnalités en relation avec le monde de la finance étaient mises en cause dont un avocat luxembourgeois que la CEDH appelle Me N.S:
«[Me N.S.] était connu pour ses contacts avec [M.S.] et [R.C.], respectivement anciens banquiers de la mafia et du Vatican (cf. [F.C.] et [L.S.], op.cit. p. 288), et il était soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, notamment aux Etats-Unis. Il entretenait en outre d’excellentes relations personnelles avec [G.A.], qui datent de l’époque où il était président de l’association européenne des étudiants démocrates-chrétiens. Grand-Maître de la principale loge maçonnique luxembourgeoise, c’est lui qui a admis [R.C.] en ses rangs.»
Le requérant subit alors une plainte de l'avocat luxembourgeois et se voit condamner à 1500 € d'amende et 1 € symbolique. Contre toute attente, la CEDH ne condamne pas le Luxembourg par 4 voix contre 3. Les juges qui ont voté pour la condamnation du Luxembourg ont émis une opinion dissidente publiée sous la décision de la CEDH. Ils sont l'honneur de la CEDH.
BACKES c. LUXEMBOURG arrêt du 8 JUILLET 2008 Requête 24261/05
40. La Cour estime que la condamnation du requérant à une amende de 1 500 EUR et à des dommages-intérêts d’un montant d’un euro au motif qu’il avait écrit : « [Me N.S.] était soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, notamment aux Etats-Unis » constitue manifestement, et sans conteste, une « ingérence d’autorités publiques » dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion n’enfreint pourtant pas la Convention si les exigences du paragraphe 2 de l’article 10 se trouvent observées.
41. Le requérant ne nie pas qu’il s’agissait d’une mesure « prévue par la loi » et tendant aux buts invoqués par le Gouvernement, à savoir la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », en l’occurrence ceux de Me N.S. La Cour n’a pas de raison de douter du respect de ces deux conditions de l’article 10 § 2 en l’espèce.
42. La seule question controversée est celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre les objectifs susmentionnés.
a) Principes généraux
43. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, §§ 68-71, CEDH 2004-XI ; Steel et Morris c. Royaume-Uni du 15 février 2005, no 68416/01, CEDH 2005-II, § 87, et Mamère c. France du 7 novembre 2006, no 12697/03, § 19).
b) Application des principes précités
44. La Cour rappelle que le requérant fut cité devant le tribunal correctionnel pour avoir publié, à la page 320 du livre Révélation$, une note de bas de page contenant quatre affirmations au sujet de Me N.S. D’emblée, elle note que l’intéressé fut acquitté en ce qui concerne trois de ces affirmations et condamné uniquement du chef d’injure au motif qu’il avait écrit que « [Me N.S.] était soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, notamment aux Etats-Unis ».
45. D’après la jurisprudence de la Cour, afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude ; l’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève cependant en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes. Par ailleurs, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (voir, par exemple, Pedersen et Baadsgaard, précité, § 76).
En l’espèce, le passage litigieux, lu dans son contexte, doit être considéré comme un jugement de valeur. Les juridictions internes ne l’ont d’ailleurs pas contesté, qualifiant d’injure la publication de ladite déclaration (voir paragraphe 16).
46. Quant à la question de l’existence d’une « base factuelle suffisante », le requérant indique avoir tiré la déclaration litigieuse d’une « Note sur [le financier irakien] ». La Cour estime cependant que cette note, qui n’est ni datée ni signée, suscite des doutes, au vu des informations divergentes fournies par le requérant. Ainsi, devant les juges nationaux, l’intéressé a indiqué qu’il s’agissait de notes de recherche de l’hebdomadaire italien E., que celui-ci lui avait transmises par télécopie le 30 septembre 1994 ; puis, dans sa requête à la Cour, il souligne que la note avait été confectionnée par des journalistes dudit hebdomadaire (paragraphe 10 ci-dessus). Toutefois, dans ses observations du 13 avril 2007, il écrit que cette note émanait des autorités de justice luxembourgeoises et avait été adressée aux autorités milanaises dans le cadre d’une demande d’entraide, ce qui expliquerait comment cette note serait parvenue entre les mains du journaliste italien (paragraphe 32 ci-dessus).
Le requérant se réfère ensuite aux autres pièces soumises aux juridictions internes, à savoir des articles de journalistes, des livres et un rapport d’une commission d’enquête du parlement italien. Concernant ces documents, en partie illisibles et non traduits, la cour d’appel releva que le lecteur cherchait en vain un quelconque lien entre Me N.S. et le crime organisé nord-américain. Les juges conclurent qu’aucun des documents versés au dossier ne permettait d’établir ni de près ni même de loin la réalité du fait imputé à Me N.S. A l’instar des juridictions internes, la Cour estime qu’il n’existait aucune base factuelle suffisante pour pouvoir écrire que « [Me N.S.] était soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, notamment aux Etats-Unis ».
Par ailleurs, le requérant produit un jugement civil du 13 février 2002, par lequel Me N.S. fut débouté dans une action contre un journaliste au sujet d’un article que celui-ci avait publié le 23 février 2001 (soit six jours avant la publication du livre Révélation$). Force est cependant de constater que ce jugement n’apporte aucun élément nouveau par rapport aux autres pièces. Ensuite et surtout, il ne saurait en tout état de cause être considéré comme une base factuelle, étant donné qu’il est postérieur à la publication du livre Révélation$.
Finalement, pour autant que le requérant se plaint d’avoir tenté en vain d’apporter la preuve de faits de nature à confirmer le passage litigieux, la Cour rappelle que l’offre de preuve de l’intéressé fut déclarée irrecevable au motif que les faits allégués manquaient de précision. Par ailleurs, les juges avaient antérieurement considéré que le requérant ne précisait pas ce qu’il entendait par crime organisé, avec qui et dans quelles circonstances Me N.S. aurait noué les contacts allégués, et qui portait des soupçons sur l’avocat. Ils en avaient conclu que, faute des précisions requises, la preuve de la véracité ou de la fausseté de l’allégation ne pouvait être rapportée. La Cour estime que ce raisonnement s’accorde avec sa propre jurisprudence.
47. Il est vrai que les propos tenus par le requérant relevaient d’un sujet d’intérêt général, dans la mesure où le livre Révélation$ concernait le domaine de la « finance parallèle » qui englobe, selon les explications de l’intéressé, toutes les activités illégales ou douteuses et tous transferts en relation avec des infractions pénales. Toutefois, même dans un débat sur des questions d’un grand intérêt public, il doit y avoir des limites au droit à la liberté d’expression (Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 47, CEDH 1999-VIII). Ainsi, le requérant aurait dû réagir dans les limites fixées, notamment dans l’intérêt de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Il s’agit donc de rechercher s’il a franchi les limites de la critique admissible.
Pour statuer sur cette question, la Cour tiendra compte du contenu des propos litigieux, du contexte dans lequel ceux-ci ont été rendus publics et de l’affaire dans son ensemble.
48. La Cour juge compatible avec sa jurisprudence la conclusion des juridictions nationales selon laquelle l’imputation en question, c’est-à-dire que Me N.S. était soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, avait porté atteinte à l’honneur de l’avocat. En effet, les juges de première instance ont estimé que les mots utilisés par le requérant, par leur formulation vague et suggestive, constituaient des termes de mépris, et ont considéré que le requérant, en ne précisant pas qui avait porté des soupçons sur la personne de Me N.S. et au sujet de quels faits, avait mis celui-ci dans l’impossibilité de prouver la fausseté des reproches qui lui étaient adressés. La cour d’appel a ajouté que, dans le contexte du livre Révélation$, l’expression « nouer des contacts » avait une connotation outrageante, dès lors qu’elle sous-entendait que l’avocat, cité avec des personnages qualifiés d’« anciens banquiers de la mafia », aurait lui-même participé à des activités illégales.
A cet égard, la Cour se doit d’ailleurs de constater que, d’une part, le requérant nie avoir présenté dans son livre comme un fait établi que Me N.S. eût été « soupçonné d’avoir noué des contacts » et avoir imputé personnellement des illégalités à celui-ci, mais que, d’autre part, il soumet à la Cour des commentaires à connotation tendancieuse concernant celui-ci.
49. La Cour est d’avis que l’intérêt du requérant à diffuser les propos litigieux ne l’emporte pas sur le droit incontesté de Me N.S. à la protection de son honneur et de sa réputation en tant qu’avocat. Elle estime qu’il était tout à fait loisible au requérant de contribuer à une libre discussion publique des problèmes dont il est fait état dans le livre Révélation$ sans déclarer que Me N.S. était « soupçonné d’avoir noué des contacts avec le crime organisé, notamment aux Etats-Unis ».
50. Par conséquent, la Cour juge « pertinents et suffisants » les motifs retenus par les juridictions internes pour conclure que le requérant avait porté atteinte à la réputation de Me N.S. et pour le condamner.
51. Quant à la « proportionnalité » de la sanction, la Cour relève que le requérant a été déclaré coupable d’un délit et condamné au paiement d’une amende pénale, ce qui, en soi, confère aux mesures prises à son égard un degré élevé de gravité. Toutefois, elle note que le montant de l’amende infligée est mesuré, à savoir 1 500 EUR. Elle relève également que le requérant a été condamné à payer à la partie civile un montant symbolique d’un euro à titre de dommages-intérêts. Or la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV).
Dans ces circonstances, et eu égard à la teneur des propos litigieux, la Cour estime que les mesures prises contre le requérant n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.
52. En conclusion, le juge national pouvait raisonnablement tenir l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression pour nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 10 de la Convention, afin de protéger la réputation et les droits de Me N.S.
53. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE ZAGREBELSKY
J’ai voté pour le constat d’une violation de l’article 10 et je peux me rallier à l’opinion dissidente du juge Sajó. Je partage aussi le point de vue du juge Popović qui ajoute un autre motif justifiant une conclusion de violation de l’article 10.
Je tiens à souligner le passage de l’opinion dissidente du juge Sajó qui analyse les conséquences qu’emporte le refus d’admettre les preuves offertes par le requérant pour la protection du rôle de la presse en général et pour le journalisme d’investigation en particulier.
Les juges internes se sont bornés à qualifier la phrase litigieuse de « vague », « imprécise » et « manquant de précision », et n’ont pas eu recours aux concepts de « jugement de valeur » et de « déclaration factuelle » normalement utilisés par la Cour. Mais, même s’il s’agissait tout simplement d’un jugement de valeur (et, dans le cas d’espèce, il me semble que nous sommes à la limite de la déclaration factuelle), le requérant aurait eu le devoir – et par conséquent le droit – de prouver, dans toute la mesure de ses moyens, l’existence de la base factuelle le justifiant (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 42, CEDH 2001-II).
Le devoir qu’ont les autorités nationales de permettre à un journaliste d’établir l’existence d’une base factuelle suffisante constitue pour l’Etat concerné une vraie obligation procédurale dans le cadre de la protection de la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, McVicar c. Royaume Uni, no 46311/99, § 87, CEDH 2002-III). Le refus des juridictions internes d’autoriser le requérant à prouver le sérieux de ses sources constitue donc en soi une cause de violation de l’article 10.
Mais j’estime que dans la présente affaire il y a également eu violation de l’article 6.
Dans ses moyens de cassation, le requérant se plaignait du manquement à statuer sur son offre de preuve. Comme on peut le lire dans l’arrêt de la cour d’appel, il a soumis des éléments « pour prouver sa bonne foi, pour établir la vérité de ses imputations et surtout pour prouver pour le moins qu’il en a[vait] contrôlé la véracité dans la limite du raisonnable et du possible ». De la part du requérant, il s’agissait d’une attitude responsable et tout à fait conforme à la jurisprudence de la Cour.
La Cour de cassation s’est bornée à accepter le raisonnement des juges du fond, qui ont considéré que se trouvait en cause « un fait vague et imprécis dont la preuve tendant à en établir la véracité n’est pas autorisée ».
Quant au moyen tiré par le requérant de l’article 10 de la Convention, la Cour de cassation l’a rejeté au motif que « sous couvert de la violation de l’article 10 de la Convention désignée, le moyen ne tend qu’à remettre en cause devant la Cour régulatrice des faits et des éléments de preuve qui ont été souverainement appréciés par les juges du fond ».
Il me paraît au contraire évident que la question posée par le requérant était éminemment une question de droit, liée à la recevabilité des preuves qu’il avait offertes, au regard de la jurisprudence de la Cour concernant l’article 10.
Les deux moyens étaient étroitement liés et soulevaient une question cruciale, à laquelle l’arrêt de la Cour de cassation n’a donné aucune réponse. La Cour peut certes juger que la réponse à un moyen spécifique n’était pas nécessaire dans le cadre général du raisonnement. Or, on ne peut pas dire cela en l’espèce. C’est pourquoi, à mon avis, il y a eu violation du droit à un procès équitable.
Bien au-delà de la présente affaire se posent des questions de principe importantes et générales, qui appellent, à mon sens, un nouvel examen.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE POPOVIĆ
Je ne puis me rallier à la majorité qui conclut à la non-violation de l’article 10 de la Convention, pour les raisons suivantes.
Le requérant a été cité devant le tribunal correctionnel par un particulier, qui n’avait demandé qu’un euro (EUR) de dommages-intérêts. Il a été condamné à le payer, en plus d’une amende de 1 500 EUR.
L’article 448 du code pénal luxembourgeois punit l’injure d’une peine d’emprisonnement de huit jours à deux mois et d’une amende de 251 à 5 000 EUR.
Contrairement à la majorité des juges, j’estime que le montant de l’amende est excessif et qu’il n’est certainement pas nécessaire dans une société démocratique. Il s’agissait dans le cas d’espèce d’un écrivain dont la mission consistait à fournir des informations au public. Le requérant n’a par ailleurs pas été condamné uniquement à des dommages-intérêts d’un montant symbolique mais également à une amende de 1 500 EUR. Cette condamnation se situe, à mon avis, à la limite de la marge d’appréciation accordée aux Etats membres.
J’estime qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ
A mon grand regret, je ne puis partager l’avis de la majorité de la Cour, notamment en ce qui concerne le constat de non-violation de l’article 10 de la Convention.
Cette affaire a pour objet une courte note de bas de page insérée dans un ouvrage, long et sérieux, de journalisme d’investigation. Un ouvrage de cette nature remplit les conditions requises pour bénéficier de toute la protection accordée à la presse en vertu de l’article 10. La note de bas de page en question concerne Me N.S., avocat, qui, en sa qualité d’ancien bâtonnier du barreau luxembourgeois, joue un rôle important dans le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice. Le livre lui-même examine l’intégrité d’institutions financières et des services liés à ces institutions. Il s’agit donc d’une question revêtant une importance considérable et présentant un intérêt général. Eu égard aux événements entourant l’affaire Clearstream, on ne saurait lutter efficacement contre les transactions financières illégales sans impliquer la société civile ; un journalisme d’investigation sérieux constitue une arme indispensable de la société civile dans un état démocratique. Ces considérations déclenchent la protection que la Cour accorde à la presse. Ce niveau élevé de protection doit permettre à la presse d’exercer sa fonction de chien de garde. La Cour a constaté par le passé que « la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation » (Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no 313, § 38). En l’espèce, la majorité juge en principe applicable ce niveau élevé de protection.
La majorité suit la démarche adoptée dans l’affaire Pedersen et Baadsgaard c. Danemark ([GC], no 49017/99, CEDH 2004-XI), au moins pour ce qui est de la qualification de la déclaration litigieuse. Les juridictions luxembourgeoises ont vu dans cette déclaration l’expression d’un jugement de valeur, et c’est pour cette raison qu’ils l’ont qualifiée d’injure. A tous les autres égards, l’affaire Pedersen et Baadsgaard n’est pas pertinente. En l’espèce, contrairement à ce qui était le cas dans cette affaire, la déclaration litigieuse ne constitue pas, même implicitement, une accusation de crime, et les tribunaux luxembourgeois ne l’ont pas interprétée comme telle. Un avocat peut être « soupçonné d’entretenir des contacts avec le crime organisé » sans avoir commis d’infraction. En effet, il peut nouer des contacts avec et entre des personnes et des sociétés en sa qualité d’administrateur et/ou d’agent payeur de différentes sociétés, même de sociétés impliquées dans diverses opérations douteuses, sans être personnellement complice d’actes criminels. A l’époque des faits, les avocats luxembourgeois n’avaient pas l’obligation de prendre des mesures de précaution pour identifier la source des fonds investis dans une société, alors qu’ils y sont désormais tenus en vertu des lois de lutte contre le blanchiment d’argent (adoptées, notamment, en réponse aux révélations de la presse). En l’espèce, Me N.S. a admis devant les tribunaux luxembourgeois avoir eu des relations professionnelles avec M.S. (ainsi qu’avec d’autres personnes condamnées pour des infractions graves liées à la mafia). Il est clair qu’il ne s’agissait pas de contacts placés sous le sceau de la confidentialité entre un avocat de la défense et son client.
La déclaration litigieuse a été formulée dans une note de bas de page à la suite de la mention de ces relations et de contacts similaires (reconnus par Me N.S.). Soit dit en passant, M.S. a été condamné à une peine de vingt ans de détention pour avoir fait office de banquier pour la mafia. Un autre contact professionnel de Me N.S., F.P., avait des antécédents criminels analogues. Si l’on considère la note de bas de page litigieuse dans son ensemble, le jugement de valeur peut être interprété comme renvoyant à un problème sérieux de responsabilité professionnelle qui ne s’analyse pas nécessairement en une allégation de complicité criminelle.
« [L]orsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle suffisante pour la déclaration incriminée » (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II). Le critère applicable pour déterminer l’existence d’une « base factuelle suffisante » est le suivant : « la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique » (Bladet Tromsǿ et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III). Dans l’affaire Bladet Tromsø et Stensaas se trouvait en cause une déclaration factuelle par nature et factuellement inexacte, en ce que des chasseurs de phoques (qui ne sont certainement pas des personnalités publiques ou des personnes exerçant une fonction exigeant la confiance du public) étaient accusés d’un crime. En pareil cas, et en présence de déclarations factuelles se basant sur un rapport officiel, l’exigence de professionnalisme journalistique se trouve remplie sans qu’il soit nécessaire d’entreprendre des recherches indépendantes (ibidem, § 68). En l’espèce, le tribunal luxembourgeois a estimé qu’il y avait eu une relation professionnelle entre Me N.S. et M.S. ; néanmoins, il a considéré que ce n’était pas la base suffisante du jugement de valeur y afférent apparaissant dans la phrase suivante de la note de bas de page.
Dans l’affaire Bladet Tromsø, les critères d’un journalisme responsable et, par conséquent, de la bonne foi, étaient remplis, le journal s’étant appuyé sur un rapport officiel qui n’était pas définitif ni divulgué. En l’espèce, la source était un rapport officiel publié par une commission d’enquête du Parlement italien. Il serait étrange d’exiger une plus grande diligence en ce qui concerne la base factuelle d’un jugement de valeur qu’en ce qui concerne celle d’une déclaration de fait factuellement erronée revenant à accuser une personne d’un acte criminel.
En l’espèce, comme dans l’affaire Jerusalem c. Autriche, « l[e] requérant (...) avait proposé des preuves écrites, notamment des articles de journaux et de revues, portant sur la structure interne et les activités des plaignants, ainsi que (...) la décision d’une juridiction (...). De l’avis de la Cour, ces documents pouvaient contribuer à établir un commencement de preuve que le jugement de valeur formulé par l[e] requérant (...) était un commentaire objectif. Outre ce document fourni à titre de preuve (...) l[e] requérant (...) a également proposé [des] témoignage[s] de (...) » (ibidem, § 45). Il se peut que certains de ces documents « suscitent des doutes, au vu des informations divergentes fournies par le requérant », comme le déclare la majorité. Mais cela n’est pas décisif. Lorsqu’on est en présence de jugements de valeur formulés par la presse et qu’il s’agit de déterminer la bonne foi du journaliste, la divergence d’interprétation des informations pertinentes ne saurait jouer contre le journaliste.
En outre, la déclaration, aussi choquante qu’elle puisse paraître, est certainement moins injurieuse que celle qui a été considérée comme protégée dans l’affaire Thoma c. Luxembourg (qui concernait une allégation de corruption), la Cour ayant estimé que « certains propos tenus au cours de l’émission (...) par le requérant (...) étaient graves » (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III).
Le requérant a indiqué qu’il était prêt à citer des témoins. Toutefois, les juridictions luxembourgeoises se sont contentées d’examiner les documents publics disponibles. Si les propos avaient été qualifiés de déclaration factuelle, le requérant aurait eu la possibilité de faire contre-interroger ses témoins. Les juges nationaux ont au contraire interprété l’affaire comme concernant un jugement de valeur, pour lequel il n’y a pas à faire la preuve de la véracité. Ainsi, le requérant n’a pas eu la possibilité de prouver des faits en ayant la garantie que la confidentialité des sources serait protégée, et seules des sources publiques ont été utilisées. Une telle impossibilité est incompatible, dans une société démocratique, avec les besoins de la presse, si l’on veut que celle-ci accomplisse sa mission. Il ne peut y avoir de journalisme d’investigation sans un niveau élevé de protection des sources. Ce n’est pas par hasard si la Cour a jugé l’exclusion de preuves factuelles si préoccupante dans l’affaire Castells c. Espagne (arrêt du 23 avril 1992, série A no 236). Dans cette affaire-là, comme dans l’affaire Jerusalem susmentionnée, elle a adopté une position de principe contre une pratique qui permettrait aux juridictions nationales de qualifier les faits comme elles le souhaitent. On aboutirait à des abus si, pour écarter la preuve de faits, les autorités nationales étaient libres de qualifier une déclaration de jugement de valeur ou de déclaration de fait. Une telle pratique compromettrait les possibilités procédurales de l’auteur des propos et aurait des effets de censure. D’ailleurs, dès lors que des propos expriment une opinion, même s’ils sont choquants ou outrageants, il est absurde de penser qu’ils peuvent être prouvés. S’agissant des faits ayant motivé l’expression de pareille opinion choquante ou outrageante, ce n’est pas la preuve de leur véracité qu’il faut apporter, mais des éléments suffisants susceptibles d’établir la bonne foi de leur auteur (voir le critère énoncé dans Jerusalem, à savoir « une base factuelle suffisante »). Une base factuelle suffisante ne concerne pas la véracité factuelle absolue de la déclaration ou des faits à l’origine de celle-ci, mais concerne plutôt le caractère raisonnable de la présomption factuelle, laquelle, dans le domaine du journalisme, dépend de l’éthique professionnelle. L’auteur des propos est seulement appelé à prouver qu’il avait des raisons suffisantes de croire à la véracité d’un fait, voire la probabilité qu’il était véridique, lorsque les sources de ses conclusions sont raisonnablement adéquates. Son droit de prouver sa bonne foi, inséparable de la liberté d’exprimer des opinions, est implicitement protégé par l’article 10 (voir, mutatis mutandis, Castells, précité). Pour cette raison (à savoir que l’élément d’équité procédurale exigeant d’écarter des preuves se trouve « absorbé » par l’article 10), j’estime qu’il n’y a pas lieu de conclure à une violation distincte de l’article 6 en l’espèce, bien que l’affaire soulève en principe de sérieuses questions à cet égard (voir l’opinion dissidente du juge Zagrebelsky).
Eu égard au caractère sensible de l’affaire Clearstream, il faut respecter et protéger une certaine confidentialité journalistique. « La Cour souligne que le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité des sources, mais [est] un véritable attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection » (Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 65, CEDH 2007-...).
Pour déterminer la proportionnalité de la restriction, il y a lieu de tenir compte en outre du fait que la déclaration litigieuse avait « déjà reçu à l’époque une large diffusion » (Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, § 44), par le biais d’un rapport du Parlement italien, d’une revue italienne sérieuse et d’autres publications. Si la réputation de Me N.S., qui avait une clientèle internationale, a effectivement été ternie, ce n’est certainement pas en raison d’une note de bas de page insérée dans un ouvrage, mais en raison des médias et des documents officiels accessibles depuis longtemps à un public bien plus large que celui de l’ouvrage Révélation$. Le requérant a été condamné au pénal pour injure à une amende de 1 500 EUR. Pourtant, comme la Cour l’a déclaré dans l’affaire Brasilier c. France (dans laquelle le requérant a été condamné au franc symbolique de dommages-intérêts), « bien que la condamnation (...) soit la plus modérée possible, (...) cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence » (Brasilier c. France, no 71343/01, § 43, 11 avril 2006).
La liberté d’expression exige de protéger le journalisme sérieux, y compris ses sources. Dans l’affaire Tillack susmentionnée (paragraphe 55), la Cour s’est exprimée ainsi : « lorsqu’il y va de la presse, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, [arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II], pp. 500-501, § 40, et Worm c. Autriche, arrêt du 29 août 1997, Recueil 1997-V, p. 1551, § 47) ».
En l’espèce, le requérant n’a pas pu présenter d’éléments de preuve en bénéficiant de la protection généralement assurée, au moins, en principe, dans les affaires de diffamation. Or, « eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, pareille mesure [restrictive] ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public » (Goodwin, précité, p. 500, § 39, Roemen et Schmit c. Luxembourg no 51772/99, § 57, CEDH 2003-IV, et Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, 15 juillet 2003). Eu égard à l’intérêt public à la protection du journalisme d’investigation sérieux sur des questions présentant un grand intérêt général, d’une part, et à l’étendue de la restriction, d’autre part (une condamnation pénale, d’autant que des voies de droit privé s’offraient à la personne visée par les propos en question), la condamnation de M. Backes au pénal a constitué une restriction disproportionnée à sa liberté d’expression.
KAPMAZ et autres c. TURQUIE du 7 janvier 2020 requête n° 55760/11
Violation de l'article 10 pour saisie de la presse kurde sous prétexte d'une prétendue propagande en faveur du PKK.
"35.La Cour ne peut que constater que, en l’espèce, il est impossible de déterminer, à partir des décisions des juridictions internes, en quoi les articles publiés dans l’édition concernée du périodique faisaient la propagande de l’organisation illégale PKK/Kongra Gel et allaient à l’encontre des dispositions de la loi no 3713 et si ces articles pouvaient être considérés, et c’est là l’élément essentiel à ses yeux, comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015). Ces juridictions ne semblent avoir procédé à cet égard à aucune analyse appropriée de la teneur des articles contenus dans ce périodique, du contexte dans lequel cette publication s’inscrivait et de sa capacité de nuire au regard des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).
36. La Cour relève en particulier que les juridictions nationales n’expliquent pas pourquoi il était nécessaire de saisir l’ensemble des 1 350 exemplaires du périodique sur le fondement de l’article 123 du CPP en les considérant comme des éléments de preuve utiles au sens de cette disposition en vue de la procédure pénale diligentée par la suite à l’encontre du cinquième requérant. Elle considère donc que l’argument selon lequel les exemplaires litigieux constituaient des éléments de preuve utiles, invoqué d’une manière aussi générale et sans motivation, n’était pas suffisant pour justifier la mesure de saisie des 1 350 exemplaires en question.
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en adoptant une mesure de saisie, de retrait et d’interdiction des exemplaires du périodique des requérants, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit des intéressés à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis."
CEDH
29. La Cour considère que la mesure de saisie, de retrait et d’interdiction concernant les exemplaires de l’édition juin/juillet 2011 du périodique publié par les requérants, qui en étaient propriétaire, rédacteur en chef et membres du comité de rédaction, constitue une ingérence dans le droit des intéressés à la liberté d’expression (Ürper et autres, précité, § 24).
30. Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 123 et 127 du CPP (paragraphes 17 et 18 ci-dessus) et qu’elle poursuivait des buts légitimes de protection de la sécurité nationale, de défense de l’ordre et de prévention du crime.
31. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, 29 mars 2016) et Kaos GL c. Turquie (no 4982/07, § 50, 22 novembre 2016).
32. Elle rappelle en particulier avoir maintes fois souligné que l’information était un bien périssable et qu’en retarder la publication, même pour une brève période, risquait fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 47, CEDH 2012). Ce risque existe également s’agissant de publications autres que les périodiques, qui portent sur un sujet d’actualité. Certes, l’article 10 n’interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la publication. En témoignent les termes « conditions », « restrictions », « empêcher » et « prévention » qui y figurent, mais aussi les arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (26 avril 1979, série A no 30) et markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne (20 novembre 1989, série A no 165). De telles restrictions présentent pourtant de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII). Dès lors, ces restrictions préalables doivent s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l’interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les abus éventuels (RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 105, CEDH 2011 (extraits).
33. Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression des requérants est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions nationales à l’appui de la mesure litigieuse (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).
34. La Cour note à
cet égard que le juge de la 6e
cour d’assises de Diyarbakır, en approuvant la mesure de saisie déjà effectuée
par la police, et en adoptant la mesure de saisie, de retrait et d’interdiction
des exemplaires du périodique des requérants, a considéré que ces exemplaires
constituaient des éléments de preuve utiles au sens de l’article 123 § 1 du CPP
(paragraphe 8 ci-dessus), en suivant à cet égard la demande du procureur de la
République qui soutenait, de son côté, que le contenu de cette publication
visait à faire la propagande de l’organisation illégale PKK/Kongra Gel et allait
à l’encontre des dispositions de la loi no
3713 relative à la lutte contre le terrorisme (paragraphe 7 ci-dessus). La 4e
cour d’assises, quant à elle, lors de son examen de l’opposition formée par le
cinquième requérant contre la décision du juge de la 6e
cour d’assises, a seulement indiqué qu’elle ne décelait aucun défaut de
pertinence dans cette décision (paragraphe 10
ci-dessus).
35. La Cour ne peut que constater que, en l’espèce, il est impossible de déterminer, à partir des décisions des juridictions internes, en quoi les articles publiés dans l’édition concernée du périodique faisaient la propagande de l’organisation illégale PKK/Kongra Gel et allaient à l’encontre des dispositions de la loi no 3713 et si ces articles pouvaient être considérés, et c’est là l’élément essentiel à ses yeux, comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015). Ces juridictions ne semblent avoir procédé à cet égard à aucune analyse appropriée de la teneur des articles contenus dans ce périodique, du contexte dans lequel cette publication s’inscrivait et de sa capacité de nuire au regard des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).
36. La Cour relève en particulier que les juridictions nationales n’expliquent pas pourquoi il était nécessaire de saisir l’ensemble des 1 350 exemplaires du périodique sur le fondement de l’article 123 du CPP en les considérant comme des éléments de preuve utiles au sens de cette disposition en vue de la procédure pénale diligentée par la suite à l’encontre du cinquième requérant. Elle considère donc que l’argument selon lequel les exemplaires litigieux constituaient des éléments de preuve utiles, invoqué d’une manière aussi générale et sans motivation, n’était pas suffisant pour justifier la mesure de saisie des 1 350 exemplaires en question.
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en adoptant une mesure de saisie, de retrait et d’interdiction des exemplaires du périodique des requérants, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit des intéressés à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis.
38. Elle estime dès lors que la mesure incriminée ne répondait pas à un besoin social impérieux, que, en tout état de cause, elle n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
39. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
ALİ GÜRBÜZ c. TURQUIE du 12 mars 2019 requêtes nos 52497/08 et 6 autres
Violation de l'article 10 : 10 ans de poursuites contre des éditeurs et des journalistes pour un soutien à la cause Kurde est incompatible avec la Convention Multiples poursuites pénales engagées contre le propriétaire d’un quotidien pour avoir publié des déclarations anodines d’organisations illégales
L’affaire concerne sept procédures pénales engagées à l’encontre de M. Gürbüz parce qu’il avait publié, dans son quotidien « Ülkede Özgür Gündem », des déclarations des responsables d’organisations qualifiées de terroristes en droit turc.
Il fut acquitté au terme des procédures qui durèrent entre cinq et plus de sept ans et il n’a pas été placé en détention. La Cour constate que des poursuites pénales ont été systématiquement ouvertes, indépendamment du contenu des publications. Il s’agissait, en l’espèce, de messages anodins, tels que des vœux de Noël, qui n’appelaient pas à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou ne constituaient pas un discours de haine, ce qui est l’élément essentiel à prendre en considération. La Cour juge en particulier que ces procédures consistaient en elles-mêmes en des contraintes réelles et effectives, malgré les décisions d’acquittement. Elles ont constitué une pression sur M. Gürbüz pendant un certain temps, et la crainte d’être condamné a inévitablement créé une pression sur lui et l’a conduit, en tant que professionnel de la presse, à une autocensure. La Cour juge aussi que l’ouverture de ces poursuites peut être vue comme une réaction des autorités tendant à réprimer par la voie pénale la publication de déclarations des responsables d’organisations qualifiées de terroristes en droit turc, sans avoir égard à leur contenu, alors que celles-ci pouvaient être considérées comme participant à un débat public sur des questions d’intérêt général. La Cour précise, à cet égard, que la répression des professionnels des médias, exercée de manière mécanique, sans tenir compte de l’objectif des intéressés ou du droit pour le public d’être informé d’un autre point de vue sur une situation conflictuelle, ne saurait se concilier avec la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées. La Cour juge enfin que le maintien, pendant un laps de temps considérable, des multiples poursuites pénales contre M. Gürbüz ne répondait pas à un besoin social impérieux, n’était pas proportionné aux buts légitimes visés (la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale) et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
La CEDH constate :
"77. La Cour considère aussi que les poursuites pénales répétées engagées contre les propriétaires, les éditeurs ou les rédacteurs en chef de périodiques, à l’instar du requérant, au seul motif qu’ils avaient publié des déclarations visées à l’article 6 § 2 de la loi no 3713, peut également avoir pour effet de censurer partiellement les professionnels des médias et de limiter leur aptitude à exposer publiquement une opinion."
1. Existence d’une ingérence
57. Le requérant considère que les poursuites pénales engagées à son encontre pour des articles publiés dans le quotidien dont il était le propriétaire constituent une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression.
58. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans la liberté d’expression du requérant en raison des procédures pénales litigieuses. Il expose à cet égard que l’intéressé n’a pas été obligé de dévoiler des informations sur ses sources anonymes, qu’aucune mesure conservatoire n’a été appliquée à son égard ni à l’égard de sa propriété, qu’il n’a été ni arrêté ni placé en détention, qu’il a été acquitté à l’issue des procédures pénales diligentées à son encontre et qu’il a été en mesure d’exercer sa profession en toute liberté durant toutes les procédures. Le Gouvernement considère donc que les procédures en question ne peuvent passer pour avoir constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression ni pour avoir eu un effet dissuasif sur ses activités de publication.
59. La Cour rappelle sa jurisprudence, notamment exposée aux paragraphes 44-47 de son arrêt Dilipak précité, selon laquelle certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression peuvent procurer aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté. Elle rappelle avoir ainsi estimé dans l’affaire Döner et autres c. Turquie (no 29994/02, §§ 85-88, 7 mars 2017) que les procédures pénales engagées contre les requérants, qui avaient duré environ un an et quatre mois et à l’issue desquelles les intéressés avaient été acquittés mais qui avaient été accompagnées de mesures telles que des perquisitions, des gardes à vue et des placements en détention, avaient constitué une ingérence dans le droit de ces derniers à la liberté d’expression.
60. La Cour rappelle aussi que l’existence d’une législation réprimant en des termes très généraux certaines expressions d’opinion, de sorte que les auteurs potentiels s’imposent une autocensure, peut constituer une ingérence dans la liberté d’expression (Dilipak, précité, § 47). Elle a par exemple considéré dans l’affaire Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, § 54, CEDH 2008) que les incertitudes résultant d’une interdiction générale imposée par la législation sur un emblème, en l’occurrence celle de l’étoile rouge, pouvaient avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et conduire à l’autocensure de la presse, eu égard aux multiples significations que revêtait cet emblème. Elle a aussi estimé que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du code pénal turc – qui réprimait à l’époque entre autres le dénigrement de la turcité, notion vague – procurait à l’intéressé – non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011).
61. La Cour observe que, en l’espèce, sept poursuites pénales ont été engagées contre le requérant en raison de la publication des articles contenant les déclarations des responsables des organisations illégales dans le quotidien dont il était le propriétaire. Dans le cadre de ces procédures, le requérant a été condamné dans un premier temps à des amendes judiciaires en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, avant d’être acquitté par la suite en raison de l’abolition de la responsabilité pénale des propriétaires des organes de presse dans ces publications par l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 18 juin 2009 supprimant le mot « propriétaire » de ladite disposition (paragraphe 44 ci-dessus).
62. La Cour note que le requérant n’a jamais été placé en détention dans le cadre des procédures mises en cause dans la présente affaire (voir, a contrario, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 83 85, 8 juillet 2014). Elle note ensuite que l’intéressé ne semble pas non plus avoir fait l’objet d’autres mesures restrictives en raison de ces procédures.
63. Elle relève donc qu’il se pose en l’espèce la question de savoir si les procédures litigieuses, en l’absence d’autres mesures répressives adoptées contre le requérant dans leur cadre, peuvent constituer en elles-mêmes une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression.
64. Faisant référence à cet égard aux passages relatifs à « l’effet dissuasif » dans la Recommandation du Comité des ministres aux États membres sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias susmentionnés (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour va prêter attention, aux fins de l’examen de cette question, à la législation sur le fondement de laquelle les poursuites litigieuses ont été engagées, aux durées des procédures en cause ainsi qu’à leur nombre.
65. En ce qui concerne la législation en question et son application concrète, la Cour constate que les procédures pénales incriminées ont été ouvertes sur le fondement de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 qui, tel qu’il était libellé à l’époque des faits, réprimait la publication de toute déclaration émanant d’organisations terroristes, indépendamment de son contenu et du contexte dans lequel elle s’inscrivait. Elle note ainsi que, en l’espèce, une poursuite pénale a systématiquement été ouverte contre le requérant pour chaque publication contenant des déclarations faites par les représentants d’une organisation qualifiée de terroriste en droit turc, même quand ces déclarations étaient des messages anodins tels que des vœux de Noël (paragraphe 7 ci-dessus) ou des félicitations pour un succès sportif (paragraphe 37 ci-dessus). Elle estime à cet égard que cette application automatique de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 à toute déclaration émanant d’une organisation terroriste était de nature à avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et le débat public.
66. S’agissant des durées des procédures engagées contre le requérant, la Cour constate que ces procédures ont duré entre cinq ans, cinq mois et neuf jours et sept ans, quatre mois et dix jours. Elle note que, même si ces procédures pénales se sont finalement soldées par l’acquittement de l’intéressé, elles sont restées pendantes pendant des périodes considérables. Eu égard à leur longueur, elle considère que la crainte d’être condamné durant ces procédures a inévitablement créé une pression sur le requérant et l’a conduit, en tant que professionnel de la presse, à une autocensure (voir, à cet égard, le paragraphe 34 de la Recommandation du Comité des ministres susmentionné, paragraphe 46 ci-dessus).
67. Enfin, la Cour prend en compte le nombre des procédures pénales diligentées contre le requérant. Elle souscrit à cet égard à l’affirmation contenue dans la Recommandation du Comité des ministres susmentionnée selon laquelle les poursuites judiciaires abusives, vexatoires ou malveillantes peuvent constituer un outil de pression et de harcèlement, surtout quand elles se multiplient (paragraphe 46 ci-dessus). Elle considère que, en l’espèce, les sept procédures pénales engagées contre le requérant en application de la même disposition pénale pour des faits similaires entre 2004 et 2006 pouvaient être considérées comme une forme de harcèlement contre l’intéressé. En tout état de cause, de l’avis de la Cour, ces procédures, de par leur nombre et leur durée, étaient de nature à intimider le requérant et à le décourager à publier des articles sur des questions d’intérêt général.
68. La Cour estime dès lors que, compte tenu de l’effet dissuasif qu’ont pu provoquer les poursuites pénales diligentées contre le requérant, restées pendantes pendant des durées considérables, celles-ci ne peuvent s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour le requérant. Elle considère qu’elles consistaient en elles-mêmes en des contraintes réelles et effectives. L’acquittement du requérant à l’issue de ces procédures a seulement mis fin à l’existence des risques mentionnés, mais n’a rien enlevé au fait que ceux-ci ont constitué une pression sur l’intéressé pendant un certain temps (voir Dilipak, précité, § 50, et, a contrario, Metis Yayıncılık Limited Şirketi et Sökmen c. Turquie (déc.), no 4751/07, § 35, 20 juin 2017).
69. Eu égard à ce qui précède et aux circonstances particulières de la présente affaire, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime du requérant et conclut que les poursuites constituent une « ingérence » dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
2. Justification de l’ingérence
70. Le requérant soutient que les procédures pénales engagées à son encontre constituent une violation de l’article 10 de la Convention.
71. Le Gouvernement expose que l’ingérence litigieuse était prévue par l’article 6 de la loi no 3713 et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. Il soutient ensuite que cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique dans la mesure où, selon lui, les articles publiés dans le quotidien du requérant faisaient la propagande d’une organisation terroriste et appelaient à la violence.
72. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence, consistant en l’espèce en l’engagement de poursuites pénales contre le requérant pour l’infraction prévue à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, en l’occurrence la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la défense de l’ordre et la prévention du crime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
73. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). Elle rappelle en outre avoir conclu, dans des affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 10 de la Convention (Gözel et Özer, nos 43453/04 et 31098/05, § 64, 6 juillet 2010, Bayar c. Turquie (nos 1-8), nos 39690/06, 40559/06, 48815/06, 2512/07, 55197/07, 55199/07, 55201/07 et 55202/07, §§ 34-35, 25 mars 2014, et Bayar et Gürbüz c. Turquie (no 2), no 33037/07, §§ 30 et 31, 3 février 2015). Elle examinera la présente affaire à la lumière de cette jurisprudence, tout en gardant à l’esprit que, à la différence des affaires précitées, le requérant a été acquitté à l’issue des procédures pénales faisant l’objet de la présente affaire.
74. La Cour observe en l’espèce que les autorités compétentes ont déclenché et mené des poursuites pénales contre le requérant en raison de la publication de certains écrits dans le quotidien de celui-ci. Elle relève que les écrits mis en cause par les autorités rapportaient les déclarations de membres et de représentants de certaines organisations considérées comme terroristes en droit turc relatives à différents sujets : le parcours de formation d’une organisation (paragraphe 7 ci-dessus), le message de Noël d’une organisation (paragraphe 7 ci-dessus), le bilan des conflits armés d’une organisation (paragraphe 12 ci-dessus), les manifestations organisées dans certaines villes (paragraphe 17 ci-dessus), le génocide arménien (paragraphe 22 ci-dessus), la solution au problème kurde (paragraphe 27 ci-dessus), la restructuration d’une organisation (paragraphe 32 ci-dessus), les félicitations d’une organisation pour un succès sportif (paragraphe 37 ci-dessus) et un acte de protestation (paragraphe 37 ci-dessus).
75. La Cour note que les autorités judiciaires ont engagé lesdites poursuites en tenant compte exclusivement du fait que le quotidien du requérant avait publié des écrits émanant d’organisations qualifiées en droit turc de terroristes et en estimant sur cette seule base que le requérant avait commis l’infraction visée à l’article 6 § 2 de la loi no 3713 (paragraphes 8, 9, 13, 14, 18, 19, 23, 24, 28, 29, 33, 34, 38 et 39 ci-dessus). Elle relève en particulier que ces autorités n’ont procédé à aucune analyse appropriée de la teneur des écrits litigieux ni du contexte dans lequel ils s’inscrivaient au regard des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51). Elle constate en outre qu’il n’a pas été allégué par les autorités nationales que les écrits litigieux, pris dans leur ensemble, contenaient un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou qu’ils constituaient un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999 et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015).
76. Dans ces circonstances, l’ouverture des poursuites contre le requérant peut être vue comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale la publication de déclarations de responsables d’organisations qualifiées de terroristes en droit turc sans avoir égard au contenu de ces déclarations, alors que celles-ci pouvaient être considérées comme participant à un débat public sur des questions d’intérêt général relatives au conflit entre les organisations en question et les forces de l’ordre (voir, mutatis mutandis, Dilipak, précité, § 69).
77. La Cour considère aussi que les poursuites pénales répétées engagées contre les propriétaires, les éditeurs ou les rédacteurs en chef de périodiques, à l’instar du requérant, au seul motif qu’ils avaient publié des déclarations visées à l’article 6 § 2 de la loi no 3713, peut également avoir pour effet de censurer partiellement les professionnels des médias et de limiter leur aptitude à exposer publiquement une opinion – sous réserve bien sûr de ne pas préconiser directement ou indirectement la commission d’infractions terroristes – qui a sa place dans un débat public. Elle estime en particulier que la répression des professionnels des médias, exercée de manière mécanique à partir de la disposition précitée sans tenir compte de l’objectif des intéressés ou du droit pour le public d’être informé d’un autre point de vue sur une situation conflictuelle, ne saurait se concilier avec la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées (Gözel et Özer, précité, § 63).
78. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée, à savoir le maintien pendant un laps de temps considérable des multiples poursuites pénales contre le requérant sur le fondement d’accusations pénales graves, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
79. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.
METTRE OU MENACER DE METTRE EN PRISON UN JOURNALISTE
POUR QU'IL SE TAISE EST UNE VIOLATION
ÇOLAK ET KASIMOĞULLARI c. TURQUIE du 13 juin 2007 requête 29969/07 et 47462/07
Article 10 et liberté de la presse, mettre en prison des journalistes pour avoir publié un article n'appelant pas à la haine ni à la violence en faveur des Kurdes et de son chef Osman Öcalan est une atteinte à la liberté d'expression.
LES FAITS
Le 20 septembre 2002, le quotidien Yeniden Özgür Gündem publia un article intitulé « Une région a été déclarée autonome par le KADEK » (KADEK özerk bölge ilan etti). Cet article rapportait une déclaration émanant du conseil exécutif du KADEK selon laquelle la formation de régions autonomes représentait un moyen de défense de la démocratie et de la liberté et une base pour riposter à de probables attaques. Les parties pertinentes en l’espèce de cet article peuvent se lire comme suit :Une région a été déclarée autonome par le KADEK
« (...) Le Conseil d’administration du KADEK s’est réuni du 8 au 15 septembre dans le sud du Kurdistan. Dans une déclaration faite à la MHA (agence de presse Mezopotamya), le Conseil d’administration s’est exprimé comme suit : « L’absence de politique face au problème le plus fondamental de la Turquie a, dès le début, préparé la fin du gouvernement. Ceux qui n’ont pas pu s’engager pour résoudre le problème kurde ont laissé la Turquie sans politique à tous les égards. Le fait que la Turquie n’a avancé dans aucun domaine ces trois dernières années résulte de cette absence de politique. Afin de laisser la voie libre à la Turquie, il fallait affronter la question kurde. (...) L’abolition de la peine capitale et la levée de l’interdiction de la diffusion d’émissions en langue kurde ouvriront la voie à des progrès importants dans les autres zones du Kurdistan et dans les pays de la région. Le Conseil [d’administration], prenant en considération cette réalité, invite notre peuple et les intellectuels à assumer leur rôle afin que les droits relatifs à l’identité, à la langue et à la culture soient obtenus également en Iran et en Syrie (...) L’objectif visé par la création des régions autonomes est de disposer de régions sûres en cas d’attaques. (...) Si nos régions de défense sont attaquées, nos forces de défense y répondront immédiatement (...). Ces régions de défense et les forces de défense du peuple constituent une force défendant la liberté et la démocratie dans tout le Kurdistan et dans [toute] la région. Les régions autonomes de défense, instaurées par la présente déclaration, sont des espaces de démocratie pour notre peuple, y compris celui du sud du Kurdistan. (...) »
17. Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants soutiennent que les condamnations dont ils ont fait l’objet en raison de la rédaction et de la publication d’articles de presse ont enfreint leur droit à la liberté d’expression. L’article 10 est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, (...) »
18. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
19. La Cour note que l’ingérence en cause est prévue par la loi et poursuit plusieurs buts légitimes au sens de l’article 10 § 2, à savoir le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, §§ 43‑45, 6 juillet 2010, et Belek c. Turquie, nos 36827/06, 36828/06 et 36829/06, § 26, 20 novembre 2012). Elle observe que le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
20. La Cour rappelle qu’elle a déjà traité des affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et constaté la violation de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Gözel et Özer, précité, § 64, et Belek, précité, § 29). Elle examinera donc la présente affaire à la lumière de cette jurisprudence.
21. La Cour portera une attention particulière aux termes employés dans les articles litigieux (paragraphes 6 et 9 ci-dessus) et au contexte de leur publication, en tenant compte des circonstances qui entouraient les cas soumis à son examen et en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999).
22. Elle constate à cet égard que les articles en cause ne contenaient aucun appel à la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu’ils ne constituaient pas un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération.
23. Ayant examiné les motifs avancés par la cour d’assises pour condamner les requérants, elle conclut qu’ils ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme suffisants pour justifier l’atteinte portée au droit des intéressés à la liberté d’expression. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans les affaires Gözel et Özer (précitée, § 64), Belek (précitée, § 29) et Belek et Velioğlu c. Turquie (no 44227/04, §§ 26 et 27, 6 octobre 2015).
24. Partant, la Cour dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
NADTOKA c. RUSSIE du 31 mai 2016 requête 38010/05
Violation de l'article 10, la requérante dénonce la mise en détention inutile d'un confrère journaliste qui enquêtait contre le chef de la police. Il s'agit d'une mise en détention pour qu'il se taise. Elle écope d'une sanction pénale pour injure. La CEDH condamne la Russie.
a) Sur l’existence d’une ingérence
33. La Cour relève que la requérante conteste être complice des faits d’injure pour lesquels M me A. a été jugée coupable sur le fondement de l’article 130 du code pénal. Elle soutient subsidiairement que les propos litigieux ne visaient pas M. V. personnellement. Il ne revient pas à la Cour d’entrer dans ces considérations, qui tiennent de l’application du droit interne. Aux fins de l’article 10 de la Convention, il lui suffit de constater que la requérante a été condamnée en sa qualité de rédactrice en chef de Novotcherkassk-soir en raison de la publication d’un article contenant les propos litigieux dans ce journal. Une telle mesure est sans conteste constitutive d’une ingérence dans les droits garantis par cette disposition, ce que, du reste, le Gouvernement ne conteste pas (pour des exemples d’affaires dans lesquelles des rédacteurs en chef ont été condamnés à raison de publications parues dans les journaux pour lesquels ils travaillaient voir, parmi d’autres, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, CEDH 1999-III, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, CEDH 2007-IV).
34. Pareille ingérence enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
b) « Prévue par la loi »
35. La Cour note que les parties divergent sur le point de savoir si l’article 130 du code pénal était suffisamment clair et précis pour servir de base légale à l’ingérence litigieuse.
36. La Cour rappelle que l’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences d’un acte ou d’un manquement prédéterminés. Elles n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent‑elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 43, CEDH 2004‑VI).
37. En l’espèce, s’il apparaît que l’article 130 du code pénal est libellé dans des termes assez généraux, la Cour estime que cette disposition ne saurait toutefois passer pour vague et imprécise au point de ne pouvoir être considérée comme une « loi » (voir, mutatis mutandis, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 38, CEDH 2001‑I).
c) « But légitime »
38. Les parties conviennent que l’ingérence avait pour but de protéger la réputation ou les droits d’autrui, soit ceux de M. V. La Cour partage cette analyse juridique.
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
39. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Le rôle de la Cour consiste à statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. Pour ce faire, elle considère l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation raisonnable des faits pertinents (voir, entre autres, Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015).
40. La Cour a maintes fois souligné le rôle de « chien de garde » de la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites (notamment quant à la protection de la réputation et des droits d’autrui), il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes questions d’intérêt général. En outre, la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (voir, notamment, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59). Lorsque la liberté de la presse est en jeu, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux » (voir, notamment, Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 105, CEDH 2007‑V).
41. La Cour a également souligné que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie [no 1] [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV).
42. Enfin, les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, faire preuve d’une plus grande tolérance (voir, notamment, Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July, précité, § 46, et Lingens, précité, § 42).
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
43. La Cour constate que la publication litigieuse entendait dénoncer la corruption du maire de la ville de Novotcherkassk. Or un tel sujet relève de l’intérêt général et sa discussion contribue au débat politique. Il s’agissait par ailleurs d’un article de presse dont l’objet était d’informer le public sur un sujet de cette nature, de sorte que la liberté de la presse était en jeu. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre la requérante était, par conséquent, particulièrement restreinte.
44. Quant à la teneur des propos litigieux, le Gouvernement indique qu’ils constituaient un jugement de valeur. Il estime qu’ils manquaient d’une base factuelle suffisante puisque M. V. n’avait pas été condamné au pénal pour des atteintes aux biens d’autrui.
45. En premier lieu, la Cour remarque que l’absence d’une condamnation pénale n’exclut pas nécessairement la réalité des faits dénoncés, notamment quand ils n’ont même pas été l’objet d’une investigation officielle. En deuxième lieu, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (voir, notamment, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Enfin, elle observe que les propos litigieux n’ont pas été poursuivis par M. V. en raison de leur teneur mais de leur forme. Le juge interne, qui était saisi du délit d’injure, s’est borné à vérifier si ces propos étaient indécents, au sens de l’article 130 du code pénal. Il n’était pas amené à se prononcer sur le fondement de la critique formulée par Mme A. contre M. V. La question de savoir si cette critique reposait sur une base factuelle suffisante n’ayant pas fait partie du débat au plan interne, il n’y a pas lieu de l’examiner dans le cadre de la présente requête. La seule question soumise à l’examen de la Cour est celle de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, le juge interne a dépassé la marge d’appréciation dont il disposait, en condamnant la requérante au motif que les termes « à la tête de voleur », utilisés dans l’article litigieux, étaient indécents.
46. La Cour rappelle à cet égard que, si l’usage d’un langage insultant peut faire sortir des propos du champ de la protection offert par l’article 10 de la Convention lorsqu’il s’apparente à un dénigrement gratuit, le caractère grossier d’une expression n’est pas en soi décisif quand il dessert des buts purement stylistiques. Selon la Cour, le style d’une communication fait partie de celle-ci ; il relève de la forme de l’expression et est protégé en tant que tel par cette disposition au même titre que le contenu de l’expression (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012). En l’espèce, la tournure « à la tête de voleur » ne saurait passer pour un dénigrement gratuit dès lors qu’il était en rapport direct avec la situation commentée par Mme A., à savoir les soupçons de corruption pesant sur M. V. Il convient de rappeler que même si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est cependant permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (voir, notamment, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 56, ainsi que Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006‑XIII). En outre, en sa qualité de maire de Novotcherkassk, M. V. était inévitablement exposé à un contrôle attentif de ses faits et gestes ainsi qu’à la critique ; il se devait de faire preuve d’une tolérance particulière à cet égard, y compris quant à la forme de cette critique (paragraphe 42 ci-dessus).
47. S’agissant de la manière dont les juridictions internes ont traité l’affaire, la Cour relève qu’à aucun stade de la procédure les juridictions internes n’ont mis en balance le droit de M. V. au respect de sa réputation et le droit de la requérante à la liberté d’expression (voir, pour un résumé récent de critères pertinents, l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 90-93, CEDH 2015 (extraits), et les affaires auxquelles il renvoie). La Cour estime que l’absence de cette mise en balance est, en soi, problématique au regard de l’article 10 de la Convention.
48. Enfin, quant à la proportionnalité de l’ingérence, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en compte (voir, notamment, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 79, 29 mars 2016). Elle relève à cet égard que le Gouvernement considère que la sanction prise par les juridictions internes contre la requérante était clémente. Elle observe cependant que la requérante a été déclarée coupable de complicité de délit et condamnée au paiement d’une amende pénale, ce qui, en soi, confère à la mesure un degré élevé de gravité (voir Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 59). Même la plus modérée possible, une sanction pénale n’en reste pas moins une peine ; comme telle, elle risque d’avoir un effet particulièrement dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression (voir Morice, précité, § 176). Au surplus, la Cour constate que le montant de l’amende (50 000 RUB) infligée à la requérante est loin d’être insignifiant au regard de ses revenus annuels (entre 3 606 et 7 585 RUB). Quant à la thèse du Gouvernement, selon laquelle les frais de justice engagés par la requérante démontreraient qu’elle avait d’autres sources de revenus, la Cour relève qu’elle n’est aucunement étayée (Koprivica c. Montenegro, no 41158/09, § 73, 22 novembre 2011).
49. Au vu de ce qui précède, et rappelant que les autorités ne disposaient en l’espèce que d’une marge d’appréciation particulièrement restreinte, la Cour conclut que l’ingérence dénoncée par la requérante n’était pas « nécessaire, dans une société démocratique », à la protection de la réputation ou des droits d’autrui au sens de l’article 10 de la Convention.
50. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
Dilipak C. Turquie du 15 septembre 2015 requête 29680/05
Violation de l'article 10 de la Convention : Le journaliste est poursuivi pour des faits graves devant un tribunal militaire pendant de nombreuses années avant d'obtenir une prescription. Il reste victime au sens de la CEDH.
40. Le requérant indique que, à la demande des autorités militaires, le parquet militaire a porté contre lui des accusations pénales, passibles de peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à plusieurs années. Il ajoute que son procès a duré six ans et demi devant les juridictions pénales, dont deux ans et demi devant les juridictions militaires. Il expose que les salles d’audience de ces dernières étaient placées, à l’époque des faits, à l’intérieur de zones militaires dont l’accès aurait nécessité des contrôles et des transferts longs et fastidieux. Il aurait vécu toutes ces années dans la crainte et sous la menace d’une condamnation et d’un emprisonnement dans une prison militaire ou d’un placement en détention provisoire dans une maison d’arrêt militaire.
41. Par ailleurs, le requérant tient à préciser que les commandants des forces armées contre lesquels il avait dirigé ses critiques au sujet de leurs interventions, selon lui illégales et inappropriées, dans la politique générale menée par le gouvernement ont été par la suite poursuivis et même condamnés par les juridictions pénales pour tentative de coup d’État. Il soutient qu’on peut en déduire que ses commentaires sur le comportement des haut gradés n’étaient pas des reproches gratuits, formulés sur la base de faits erronés, mais qu’il s’agissait de commentaires fondés sur des faits réels, dans un domaine qui intéressait au plus haut point l’opinion publique.
42. Le requérant fait aussi valoir qu’en tenant compte des autres procédures pénales ou civiles du même genre qui avaient été engagées contre lui, la pression exercée sur lui par la procédure pénale en cause s’est transformée en une menace réelle et l’a empêché d’écrire sur l’intervention des militaires dans la politique générale. Il soutient que l’accumulation des procédures pénales ou civiles pour avoir critiqué le dysfonctionnement du régime démocratique en raison des interventions inappropriées des hauts gradés militaires a exercé un effet extrêmement dissuasif non seulement sur lui-même mais aussi sur l’ensemble de la profession de journaliste.
43. Le Gouvernement répète que le requérant n’a pas la qualité de victime dans la mesure où aucune condamnation n’a été prononcée contre lui par les juridictions pénales. Il fait observer que les poursuites déclenchées contre l’intéressé ont été abandonnées pour cause de prescription.
44. La Cour rappelle avoir déjà estimé que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté : par exemple, une injonction de divulgation de l’identité d’une source d’information anonyme, adressée à des maisons d’édition, même si l’injonction n’a pas été exécutée (Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni, no 821/03, § 56, 15 décembre 2009) ; une mise en détention imposée aux journalistes d’investigation pendant près d’un an dans le cadre d’une procédure pénale engagée pour des crimes sévèrement réprimés (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, § 83‑85, 8 juillet 2014) ; une annonce par le chef d’État concernant son intention de ne plus nommer le requérant, un magistrat, à aucune autre fonction publique du fait que celui-ci a exprimé une opinion sur une question constitutionnelle, opinion qui serait contraire à celle qu’a le chef d’État (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 50, CEDH 1999‑VII).
45. La Cour rappelle aussi que, si des poursuites pénales, basées sur une législation répressive déterminée, sont abandonnées pour des motifs d’ordre procédural, lorsque le risque de se voir reconnu coupable et puni demeure, l’intéressé peut valablement prétendre subir directement les effets de la législation concernée et, partant, se prétendre victime d’une violation de la Convention (voir, parmi d’autres, Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 107, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). La Cour a considéré dans l’affaire Nikula c. Finlande (no 31611/96, § 54, CEDH 2002‑II) que la condamnation d’un avocat pour diffamation simple en raison de ses critiques envers la stratégie appliquée par le procureur lors d’un procès, même si cette condamnation avait été finalement infirmée par la Cour suprême et l’amende infligée annulée, pouvait avoir un effet dissuasif sur le devoir de cet avocat, qui consiste à défendre avec zèle les intérêts de ses clients. Par ailleurs, des poursuites pénales contre des journalistes, déclenchées sur plaintes pénales et aboutissant à un sursis à statuer pour une durée de trois ans, même si l’action pénale a été levée au bout de cette période pour absence de condamnation entre temps, s’analysent en une ingérence, du fait de leur effet dissuasif sur les journalistes (Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, § 35, 24 janvier 2006 ; voir dans le même sens, Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004).
46. En fait, il est même loisible à un particulier de soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc de se dire « victime » au sens de l’article 34, s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (voir, par exemple, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 34, CEDH 2008, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 28, CEDH 2009, Michaud c. France, no 12323/11, § 51, CEDH 2012, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 57, CEDH 2014 (extraits)). Par exemple, la Cour a accepté que la crainte d’être condamné à une peine d’emprisonnement en cas d’attaque à la réputation d’autrui (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 113-114, CEDH 2004‑XI) ou l’inquiétude d’être condamné pour diffamation à une indemnité élevée et imprévisible en raison des reproches contre un homme politique (Independent News et Media et Independent Newspapers Ireland Limited c. Irlande, no 55120/00, § 114, CEDH 2005‑V (extraits)), pouvaient avoir un effet dissuasif sur les journalistes concernés.
47. Dans ce contexte, l’existence d’une législation réprimant en des termes très généraux, certaines expressions d’opinion, de sorte que les auteurs potentiels s’imposent une autocensure, peut constituer une ingérence dans la liberté d’expression. Par exemple, la Cour a considéré dans l’affaire Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, § 54, CEDH 2008) que les incertitudes résultant d’une interdiction générale imposée par la législation sur un emblème, en l’occurrence celle de l’étoile rouge, pouvaient avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et conduire à l’autocensure de la presse, eu égard aux multiples significations que revêtait cet emblème. Elle a aussi estimé que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du code pénal turc – qui réprimait à l’époque entre autres le dénigrement de la turcité, notion vague– procurait à l’intéressé – non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (voir Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011).
48. Dans la présente affaire, la Cour observe que des poursuites pénales ont été engagées contre le requérant à qui il était reproché d’avoir détérioré les liens hiérarchiques au sein des forces armées et « brisé la confiance envers les supérieurs ou commandants » (infraction réprimée par l’article 95 § 4 du code pénal militaire) et/ou d’avoir dénigré les forces armées (infraction réprimée par l’article 159 de l’ancien code pénal et par l’article 301 du code pénal désormais en vigueur), et ce sur le fondement de la rédaction d’un article paru dans la presse et critiquant l’intervention de certains commandants des forces armées, en fonction ou à la retraite, dans la politique générale menée par le gouvernement. Le requérant a introduit sa requête devant la Cour à un moment où son affaire était encore pendante devant les juridictions nationales, et il s’est plaint des poursuites en tant que telles. La Cour note également que, indépendamment de la réponse apportée aux questions portant sur la compétence des diverses juridictions en fonction de la qualification des faits reprochés au requérant, celui-ci risquait d’être condamné à une peine d’emprisonnement pouvant aller de six mois à trois ans, soit pour avoir dénigré les forces armées dans leur ensemble soit pour avoir diffamé en particulier certains généraux de l’armée de façon à porter atteinte à leur position de supérieurs hiérarchiques.
49. La Cour relève encore que la procédure pénale, d’une durée de six ans et demi, dont deux ans et demi devant les tribunaux militaires, a finalement été déclarée éteinte par prescription. Il n’en demeure pas moins d’une part, qu’une accusation pénale à la charge du requérant est restée pendante pendant un laps de temps d’une durée considérable, voire même excessive (paragraphe 29 ci-dessus) et, d’autre part, que l’intéressé n’a pas eu la certitude, tant durant la procédure pénale que s’agissant de l’avenir, qu’il ne serait pas inquiété au plan judiciaire s’il signait encore, en tant que journaliste et chroniqueur politique, des articles sur des sujets touchant aux relations des forces armées avec la politique générale du pays (voir, comme exemple d’une procédure civile engagée contre le requérant pour des raisons semblables, Dilipak et Karakaya c. Turquie, nos 7942/05 et 24838/05, 4 mars 2014).
50. La Cour estime que les poursuites pénales qui ont été menées contre le requérant, en partie devant les tribunaux militaires, pendant six ans et demi du chef de crimes sévèrement réprimés, compte tenu de l’effet dissuasif que ces poursuites ont pu provoquer, ne peuvent s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour le requérant, mais qu’elles consistaient en soi en des contraintes réelles et effectives. Le constat de la prescription de l’action publique a seulement mis fin à l’existence des risques mentionnés, mais n’a rien enlevé au fait que ceux-ci ont constitué une pression sur le requérant pendant un certain temps.
51. Eu égard à ce qui précède, dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime du requérant, et conclut que les poursuites constituent une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
2. Justification de l’ingérence
52. Le requérant soutient qu’il n’était aucunement justifié de l’accuser de ternir l’image de l’armée, alors qu’il avait, à ses dires, reproché à certains supérieurs hiérarchiques de l’armée de lancer, dans un but stratégique, de fausses alertes quant à une menace fondamentaliste et anti-laïque. Il ajoute qu’il ne pouvait pas non plus prévoir qu’il serait accusé d’avoir dénigré les forces armées turques alors que, à ses dires, il s’était borné à exprimer des opinions admises dans le débat public au sein d’un État démocratique.
53. Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point, répétant qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans la liberté d’expression du requérant dès lors qu’il y a eu prescription des poursuites contre lui.
54. L’ingérence, à savoir le fait d’entamer une procédure pénale basée sur des accusations graves et de la mener pendant une durée considérable, a enfreint l’article 10, sauf si elle remplissait les exigences du paragraphe 2 de cette disposition, c’est-à-dire si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
55. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 64, CEDH 2004‑I, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 81, 14 septembre 2010, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 113, CEDH 2011, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).
56. En l’espèce, la Cour note que le requérant ne conteste pas que les mesures en cause avaient une base légale, à savoir l’article 95 § 4 du code pénal militaire et l’article 159 de l’ancien code pénal ou l’article 301 du nouveau code pénal, et que ces dispositions lui étaient accessibles.
57. Se pose alors la question de savoir si la portée large des termes tels que « détériorer les liens hiérarchiques » des forces armées et « briser la confiance envers les supérieurs ou commandants » (article 95 § 4 du code pénal militaire) ou « dénigrer les forces armées » (article 159 de l’ancien code pénal et article 301 du nouveau code pénal) peut réduire, comme le suggère le requérant, la prévisibilité des normes juridiques en cause.
58. Dans l’hypothèse où les autorités de poursuite ont interprété les termes en question comme étant un moyen de protéger les opinions exprimées par certains officiers de l’armée sur des sujets de politique générale contre des commentaires émis en réponse à ces opinions, la Cour considère que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour le requérant de son incrimination en vertu de l’article 95 § 4 du code pénal militaire, de l’article 159 de l’ancien code pénal ou de l’article 301 du nouveau code pénal. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parviendra quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 71 ci-dessous), la Cour juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question.
b) « But légitime »
59. La Cour peut accepter que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes que sont la sécurité nationale et la défense de l’ordre (voir Yaşar Kaplan, précité, § 36).
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
60. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298, Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, et Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits)).
61. Elle rappelle ensuite que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I). Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002-V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004-XI, et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007). Ceci n’empêche pas que la liberté journalistique comprend le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick, précité, § 38).
62. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V, et Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, § 37, 9 juillet 2002). À cet égard, lorsque de telles opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit, lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, Nedim Şener, précité, § 116, et Şık, précité, § 105).
63. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 50, série A no 217). En outre, lorsqu’il y va des médias, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I), dans le cadre de l’examen le plus scrupuleux de la part de la Cour (mutatis mutandis, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), précité, § 51). En outre, la position dominante qu’ils occupent commande aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (voir, entre autres, Nedim Şener, précité, § 114, et Şık, précité, § 103).
64. La Cour a pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, non pas de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Pour cela, elle doit considérer l’« ingérence » litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi de nombreux précédents, Goodwin c. Royaume‑Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil 1996‑II, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999‑IV, et Animal Defenders International, précité, § 100).
ii. Appréciation des faits et application des principes généraux en l’espèce
65. La Cour observe que, dans son article litigieux, le requérant reprochait à certains généraux des forces armées de s’immiscer dans la politique générale du pays. L’intéressé formulait des critiques sévères et cinglantes contre les projets politiques des généraux et leur approche des questions sociales en Turquie, laissant entendre que ces généraux lançaient de fausses alertes pour une présumée avancée du fondamentalisme et qu’ils s’en servaient comme d’un prétexte pour intervenir dans la politique générale du pays, qu’ils semblaient avoir des liens avec certains milieux sociaux dans le but de créer une atmosphère politique en adéquation avec leur vision du monde, et qu’ils manquaient d’empathie et de sensibilité à l’égard de diverses couches de la société.
66. La Cour observe aussi qu’en déclenchant puis en menant des poursuites pénales contre le requérant, les autorités compétentes ont estimé que la critique dirigée par le requérant contre ces généraux pouvait passer pour une volonté de détériorer les liens hiérarchiques dans l’armée ou de briser la confiance envers ces généraux ou, plus généralement, pour un dénigrement des forces armées. Les autorités compétentes ont donc poursuivi le requérant en raison des critiques qu’il avait formulées à l’égard de certains points de vue, avancés par quelques généraux des forces armées, sur la situation politique du pays.
67. Or, lorsque le requérant exprimait sa réaction face aux propos des généraux des forces armées, qu’il considérait comme une intervention inappropriée des militaires dans le domaine de la politique générale, il communiquait ses idées et opinions sur une question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique. La Cour estime sur ce point que, si certains officiers ou généraux des forces armées font des déclarations publiques sur des sujets relevant du domaine de la politique générale, ils s’exposent, à l’instar des hommes politiques ou de toute autre personne participant au débat sur les sujets en question, à des commentaires en réponse qui peuvent inclure des critiques, des idées et des opinions contraires. Dans une société démocratique, des hauts militaires ne peuvent pas, dans ce domaine précis, revendiquer une immunité contre des critiques éventuelles.
68. Quant à l’article rédigé par le requérant, la Cour estime qu’il était dépourvu de tout caractère « gratuitement offensant » ou injurieux et qu’il n’incitait ni à la violence ni à la haine. Ces commentaires ne contenaient pas, aux yeux de la Cour, d’insultes ou de propos diffamatoires fondés sur des faits erronés ou de remarques incitant à des actions violentes à l’encontre des membres des forces armées.
69. Dans ces circonstances, l’ouverture des poursuites se présente comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale des idées ou des opinions considérées comme dérangeantes ou choquantes, alors qu’elles avaient été exprimées en réponse à des points de vue exposés publiquement et touchant au domaine de la politique générale.
70. La Cour considère aussi qu’en poursuivant le requérant au pénal pour des crimes graves pendant un laps de temps considérable, les autorités judiciaires ont exercé un effet dissuasif sur la volonté du requérant de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public. Elle ajoute foi à l’affirmation du requérant selon laquelle l’engagement de telles poursuites est susceptible de créer un climat d’autocensure le touchant lui-même et touchant même tous les journalistes qui envisageraient de commenter les actions et les déclarations des membres des forces armées en lien avec la politique générale du pays. Elle se réfère sur ce point à sa jurisprudence selon laquelle la position dominante que les organes étatiques occupent leur commande de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (paragraphe 63 ci-dessus).
71. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée –à savoir le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales contre le requérant sur le fondement d’accusations pénales graves pour lesquelles des peines d’emprisonnement pouvaient être requises – ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
72. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
SIK C. TURQUIE du 8 juillet 2014 requête 53413/11
Violation de l'article 5-4 et 10 de la Convention, mettre en prison un journaliste sans qu'il ne puisse se défendre pour espérer qu'il se taise est contraire à la Convention.
VIOLATION ARTICLE 5-4 DE LA CONVENTION
71. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » – au sens de l’article 5 § 1 de la Convention – de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles exigées par l’article 6 pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005-XII) –, il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001-III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999-II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit au courant du dépôt d’observations et qu’elle jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001-I). Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237-A). En particulier, l’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, parmi d’autres, Lamy c. Belgique, 30 mars 1989, § 29, série A no 151, Nikolova, précité, § 58, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001-I, Lietzow, précité, § 44, et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009, et Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 41, 17 juillet 2012,).
72. En l’espèce, la Cour constate que, à l’exception des retranscriptions d’écoutes téléphoniques, les reproches et les accusations portés par le parquet contre le requérant du chef d’appartenance ou d’aide et assistance à une organisation criminelle se fondaient principalement sur des documents ou des fichiers saisis non pas chez le requérant, mais chez des tiers. Or le parquet, invoquant la confidentialité de ces pièces au premier stade de la procédure qui s’est prolongé finalement jusqu’à la présentation de l’acte d’accusation, n’a pas autorisé le requérant à examiner ces éléments de preuve principaux, et ce pendant près de six mois à compter de l’arrestation de l’intéressé.
73. La Cour estime donc que ni le requérant ni son avocat n’avaient une connaissance suffisante du contenu des documents qui revêtaient une importance essentielle pour la contestation de la légalité de la détention de l’intéressé.
74. La Cour considère par ailleurs que la nécessité de préserver la confidentialité des éléments de preuve au début de l’enquête afin d’empêcher les autres membres présumés des organisations criminelles de procéder à la destruction d’éléments de preuve non encore recueillis – point de vue défendu par le Gouvernement – ne peut s’appliquer aux faits de la présente cause. D’une part, elle observe que tous les éléments de preuve à la charge du requérant, y compris les dépositions des membres présumés du réseau Ergenekon soupçonnés d’avoir donné des instructions au requérant et d’avoir commandité la rédaction d’un livre, avaient été déjà recueillis à des stades antérieurs de l’enquête. D’autre part, elle estime que la communication au requérant des extraits des documents constituant les éléments de preuve n’aurait empêché en rien le bon déroulement de l’enquête, puisque l’intéressé, arrêté dans la phase finale de l’enquête préliminaire sur l’organisation Ergenekon et le site Oda TV, était désigné par l’accusation non pas comme un planificateur des actes de propagande incriminés, mais plutôt comme un simple exécutant ayant rédigé un livre spécifique. La Cour note à cet égard qu’il n’existe dans les ordonnances relatives à la détention provisoire du requérant aucun élément susceptible de contredire ce constat.
75. La Cour estime donc que ni le requérant ni ses avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire de l’intéressé.
Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
VIOLATION DE L'ARTICLE 10
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
ii. Principes fondamentaux gouvernant la liberté d’expression
101. La Cour rappelle d’abord ses principes fondamentaux en matière de liberté d’expression pour autant qu’ils soient pertinents dans les circonstances de l’espèce.
La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298, et Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313).
102. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I).
103. De plus, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V, et Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 60, 8 juillet 1999). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier, ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, ses actions ou omissions doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de la presse et de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’ils occupent commande au Gouvernement et aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (voir, par exemple, Castells, précité, § 46).
104. Le libre jeu du débat politique, qui se trouve au coeur même de la notion de société démocratique, inclut également la libre expression par des organisations interdites de leurs opinions, pourvu que celles-ci ne contiennent pas d’incitation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du recours à la violence : le public a le droit à être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension ; à cet égard, les autorités doivent, quelles que soient leurs réticences, laisser s’exprimer le point de vue de toutes les parties. Pour évaluer si la publication d’écrits émanant d’organisations interdites comporte un risque d’incitation au recours à la violence, il faut principalement prendre en considération la teneur de l’écrit en question et le contexte dans lequel il est publié, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, dans le même sens, Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 56, 6 juillet 2010).
105. À cet égard, lorsque des opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999).
106. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire. Cet examen prend en compte, outre la teneur des propos reprochés au requérant, le contexte dans lequel il les a tenus et les effets réels que ces propos
risquaient de produire. Il n’est pas nécessaire, dans une société démocratique, de réprimer les propos favorables à l’usage de la force physique lorsqu’ils sont exprimés d’une manière abstraite et qu’ils ne sont pas susceptibles de générer de la violence dans les circonstances réelles de l’affaire (voir, dans le même sens, Gül et autres c. Turquie, no 4870/02, §§ 41 et 42, 8 juin 2010).
107. Il incombe à la Cour de déterminer notamment si l’ingérence litigieuse était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 28, série A no 149, et Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999–I). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Jersild, précité, § 31, Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 44, 29 février 2000, et De Diego Nafría c. Espagne, no 46833/99, § 34, 14 mars 2002).
108. Enfin, la nature et la lourdeur des répressions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, mutatis mutandis, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, et Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I).
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
109. La Cour rappelle ses conclusions quant à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention en ce que les autorités avaient maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui ne sauraient passer ni pour « pertinents » ni pour « suffisants » pour justifier une durée de plus d’un an de détention (voir supra, § 65).
110. La Cour prend en considération la nature et la lourdeur des mesures prises à l’encontre du requérant et estime que, quelles que soient les circonstances, ces mesures ont constitué une ingérence disproportionnée aux buts légitimes poursuivis par l’article 10 de la Convention.
111. La Cour considère aussi qu’en privant le requérant de sa liberté pendant si longtemps sans motifs pertinents ou suffisants, les autorités judiciaires ont exercé un effet dissuasif sur la volonté du requérant de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public. Elle ajoute foi à l’affirmation du requérant selon laquelle une telle application d’une mesure privative de la liberté est susceptible de créer un climat d’autocensure pour lui et pour tous les journalistes d’investigation envisageant d’effectuer des recherches et de faire des commentaires sur le comportement et agissements des organes étatiques. Elle se réfère sur ce point à sa jurisprudence selon laquelle la position dominante qu’ils occupent commande au Gouvernement et aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre à des attaques et critiques injustifiées des médias (voir supra, § 105).
112. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les mesures incriminées, à savoir le placement et le maintien du requérant en détention provisoire pendant plus d’un an, ne répondaient pas à un besoin social impérieux, qu’elles n’étaient pas, en tout état de cause, proportionnées aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.
Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
LES SANCTIONS NE DOIVENT PAS ÊTRE TROP GRAVES
POUR NE PAS DISSUADER LES JOURNALISTES DE TRAVAILLER
AYDOĞAN ET DARA RADYO TELEVİZYON YAYINCILIK ANONİM ŞİRKETİ c. TURQUIE du 13 février 2018 requêtes 12261/06
Article 10 : un organe de presse se constitue. Il n'aura les autorisations de diffuser que si trois membres de son conseil d'administration sont virés. Ils font un recours judiciaire. La CEDH ne sait pas si ses principes sont appliqués ou non. Par conséquent, il y a violation de l'article 10.
"53. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par jurisprudence concernant l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents."
a) Y a-t-il eu une ingérence ?
34. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le refus d’accorder une licence de radiodiffusion constituait une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 10 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 136, CEDH 2012, ainsi que la jurisprudence qui y est citée).
35. La Cour relève en l’espèce que le refus du Bureau du Premier ministre de délivrer un certificat de sécurité nationale à la société requérante aussi longtemps que les trois membres de l’équipe dirigeante de celle-ci n’auraient pas été remplacés ainsi que le refus consécutif du RTÜK de lui accorder une licence de diffusion au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions de forme (en particulier, au motif qu’elle ne disposait pas de l’attestation en question), pris ensemble dans leurs effets combinés, constituent un obstacle substantiel, et donc une ingérence, dans l’exercice par les requérantes de leur droit de communiquer des informations ou des idées. Le fait que l’examen de la demande de certificat pouvait être repris une fois effectué le remplacement des trois personnes mentionnées n’y change rien. Ce qui importe, c’est que les autorités officielles ont rejeté la demande telle qu’elle avait été présentée par la société requérante.
b) L’ingérence était-elle prévue par la loi ?
36. La Cour note que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », notamment par l’article 4 additionnel de la loi no 3984 et les règlements promulgués le 3 février et le 23 mars 1999 relativement aux activités des médias audiovisuels privés (pour ce qui est de la nécessité d’obtenir un certificat de sécurité nationale) ainsi que par les articles 4 et 7 de la circulaire « Les principes » émise et distribuée par le Bureau du Premier ministre (pour ce qui est des principes régissant la délivrance du certificat en question).
En particulier, l’article 4 de la circulaire énumérait les points à vérifier avant la remise d’un certificat de sécurité nationale et l’article 7 prévoyait pour le bureau du Premier ministre la possibilité de demander des changements au sein de l’équipe ou dans les statuts de l’établissement de diffusion audiovisuelle.
c) L’ingérence poursuivait-elle un but légitime ?
37. La Cour observe sur ce point que l’article 4 de la circulaire susmentionnée prévoyait des contrôles portant sur la nationalité des intéressés, l’existence de liens avec les États considérés comme hostiles ou avec les milieux criminels ou terroristes. Les contrôles avaient aussi pour but de faire obstacle à la propagation d’un discours allant à l’encontre des principes constitutionnels (l’indépendance de l’État, son unité indivisible, la démocratie, les droits individuels, la non-discrimination) et d’un discours de violence ou de haine. La Cour accepte que ce processus de contrôle puisse être considéré comme inspiré par les buts légitimes de protéger « la sécurité nationale » et « l’ordre public ».
d) L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?
i. Principes généraux
α) Sur la liberté d’expression
38. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi les arrêts récents, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 131, ECHR 2015 et Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits)) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
β) Principes généraux relatifs au pluralisme dans les médias audiovisuels
39. La Cour rappelle que la liberté de la presse et des autres médias d’information fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants. Il incombe à la presse de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans l’arène politique, tout comme sur celles qui concernent d’autres secteurs d’intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §§ 41-42, Series A no. 103).
40. Les médias audiovisuels, tels que la radio et la télévision, ont un rôle particulièrement important à jouer à cet égard. En raison de leur pouvoir de faire passer des messages par le son et par l’image, ils ont des effets souvent plus immédiats et plus puissants que la presse écrite (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 79, CEDH 2004-XI). La fonction de la télévision et de la radio, sources familières de divertissement au cœur de l’intimité du téléspectateur ou de l’auditeur, renforce encore leur impact (Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 74, CEDH 2003-IX).
41. La Cour estime aussi que pour assurer un véritable pluralisme dans le secteur de l’audiovisuel dans une société démocratique, il faut prévoir un accès effectif au marché de l’audiovisuel de plusieurs opérateurs de façon à assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 130, CEDH 2012).
γ) Sur les garanties procédurales de la liberté d’expression
42. Dans l’affaire Karácsony et autres, la Cour a rappelé une nouvelle fois que la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux de toute société démocratique, était une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 156 CEDH 2016 (extraits) ; voir aussi Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 34, série A no 18, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II). Selon la Cour, la prééminence du droit implique notamment que le droit interne offre une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (voir, entre autres, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 55, série A no 28, et Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82).
43. La Cour rappelle à cet égard que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées aux individus au plan national sont des éléments qu’il faut parfois aussi prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la nécessité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001-VIII, Steel et Morris c. Royaume‑Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005-XIII, Saygılı et Seyman c. Turquie, no 51041/99, §§ 24-25, 27 juin 2006, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 83, 26 février 2009, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, § 46, 20 octobre 2009, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 100, 14 septembre 2010, Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, no 28255/07, § 59, 8 octobre 2013, Karácsony et autres, précité, § 133, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 161, CEDH 2016).
δ. Sur la sécurité nationale et les garanties prévues par l’article 6 de la Convention
44. Dans son récent arrêt Regner c. République tchèque ([GC], no 35289/11, 19 septembre 2017) portant sur une affaire relative aux garanties procédurales sous l’article 6 de la Convention dans le cas de révocation de l’attestation de sécurité nationale d’un haut fonctionnaire, la Cour a examiné la question de savoir si les limitations aux principes du contradictoire et de l’égalité des armes avaient été suffisamment compensées par d’autres garanties procédurales. En fait, au plan national, la Cour administrative suprême tchèque avait constaté qu’« il se dégageait (...) des documents classifiés », contenant les informations concrètes, complètes, détaillées et portant sur le comportement et le mode de vie du requérant, que celui-ci « ne remplissait pas les conditions légales pour être tenu au secret, précisant que le risque le concernant résidait dans son comportement affectant sa crédibilité et sa capacité à tenir le secret » (Regner, précité, §§ 20, 156). Elle avait précisé aussi que ces informations n’avaient aucunement trait au refus du requérant de coopérer avec le service de renseignement militaire, contrairement à ce qu’il prétendait (ibidem, § 158). La Cour administrative suprême avait également considéré que la communication de ces informations « aurait pu avoir pour conséquence la divulgation des méthodes de travail du service de renseignements, la révélation de ses sources d’information » ou des tentatives d’influence d’éventuels témoins. La Cour a observé, entre autres, que le requérant avait fait par la suite « l’objet de poursuites pénales pour association au crime organisé, complicité d’abus de pouvoir public, complicité de malversations dans des procédures de passation des marchés publics et d’adjudication publique ainsi que pour complicité de violation des règles impératives en matière de relations économiques ». Elle a trouvé « compréhensible que quand de tels soupçons existent, les autorités estiment nécessaire d’agir rapidement sans attendre l’issue de l’enquête pénale, tout en évitant la révélation, à un stade précoce, des soupçons pesant sur les intéressés, ce qui risquerait d’handicaper l’enquête pénale » (Regner, précité, § 157).
Finalement, la Cour a jugé dans l’affaire Regner que, eu égard à la procédure dans son ensemble, à la nature du litige et à la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales, les limitations subies par le requérant dans la jouissance des droits qu’il tirait des principes du contradictoire et de l’égalité des armes avaient été compensées de telle manière que le juste équilibre entre les parties n’avait pas été affecté au point de porter atteinte à la substance même de son droit à un procès équitable (Regner, précité, § 161).
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
45. Pour apprécier si, en l’espèce, la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », et en particulier, si elle était justifiée par un « besoin social impérieux », la Cour est tenue de vérifier si les autorités nationales administratives et judiciaires intervenues en l’espèce ont utilisé leur marge d’appréciation dans le cadre assez strict imposé par sa jurisprudence en matière de la liberté d’expression, si elles ont mis en balance la liberté d’expression des requérantes et les impératifs de sécurité nationale et d’ordre social de l’État conformément aux normes établies par sa jurisprudence en la matière, et si elles ont ainsi établi, de manière convaincante et en se fondant sur des motifs pertinents et suffisants, la nécessité de rejeter la demande de certificat de sécurité nécessaire pour la licence de diffusion audiovisuelle telle que présentée par les requérantes. La question de savoir si les requérantes ont joui de garanties adéquates dans la procédure nationale fait partie intégrante de ce contrôle européen. Même si les garanties en question ne peuvent pas toujours être entièrement appliquées dans les affaires relatives à la sécurité de l’État (Regner, précité, §§ 146-149), elles demeurent des garanties essentielles et doivent être suffisamment compensées dans la procédure suivie lorsqu’elles n’ont été que partiellement accordées.
46. Pour ce qui est de la phase administrative, la Cour observe que, lorsque le Bureau du Premier ministre a refusé de fournir un certificat de sécurité nationale à la société requérante aussi longtemps que celle-ci n’aurait pas remplacé trois membres de son équipe dirigeante, il ne lui a pas indiqué les raisons de ce refus, et ce pour des motifs de confidentialité de l’enquête menée à cet égard. Elle note aussi que le rejet opposé par le RTÜK à la demande d’autorisation de diffusion de la société requérante n’a été étayé que par une simple référence au refus du Bureau du Premier ministre de délivrer le certificat de sécurité nationale, sans aucune indication sur les raisons de ce refus.
47. L’argumentation des requérantes quant au motif éventuel de rejet de ces trois personnes, qui pouvait, à leurs yeux, être le fait qu’elles étaient toutes les trois des membres de l’association des droits de l’homme, n’a reçu aucune réponse de la part des autorités (comparer, a contrario, avec Regner, §§ 20 in fine et 154).
48. Pour ce qui est du contrôle exercé par les juridictions administratives, la Cour relève que la motivation formulée dans le jugement du tribunal administratif ne contenait aucune appréciation touchant au fond de la question litigieuse, et qu’elle se limitait au seul fait que la société requérante s’était vu refuser l’octroi du certificat de sécurité nationale à la suite d’une enquête effectuée par l’administration défenderesse et à la simple mention que cela était conforme à la loi.
49. Le tribunal administratif, avant de rendre son jugement, avait eu accès aux documents confidentiels concernant l’enquête menée par le Bureau du Premier ministre pour les besoins de l’évaluation en cause. Ces documents n’ont pas été versés au dossier et n’ont pas été communiqués, fût-ce sous forme de synthèse, aux requérantes. Même si l’accès par les requérantes à l’ensemble des documents du dossier ne pouvait être exigé pour des raisons relevant de la sécurité de l’État (Regner, précité, §§ 148), un tel accès n’en constituait pas moins l’une des garanties procédurales importantes, dont l’absence devait être suffisamment compensée par d’autres mesures procédurales.
50. Bien que la démarche du tribunal administratif puisse être vue comme un pas positif permettant de ne pas laisser entièrement à l’appréciation de la seule administration la question de savoir si la société requérante était apte à recevoir une autorisation de diffusion, elle n’a rien changé au fait que la raison principale du refus litigieux est restée totalement inconnue pour les requérantes, ce qui a définitivement empêché celles-ci de formuler utilement la moindre défense devant les juridictions administratives. En somme, à supposer que les exigences de sécurité nationale pouvaient empêcher la transmission aux requérantes de certains renseignements sensibles, le tribunal administratif ne semble avoir pris aucune mesure susceptible de combler l’absence totale de motivation de la décision de rejet litigieuse et l’impossibilité complète d’accès des requérantes aux données ayant servi de fondement à la décision de rejet prononcée par l’administration.
La Cour constate par ailleurs que le Conseil d’État, instance de cassation dans le cadre du contentieux administratif, n’a pas pu combler la lacune constatée au niveau de la procédure devant la juridiction inférieure.
51. La Cour estime que les faits de la présente affaire se différencient sur ces points de l’affaire Regner, dans laquelle le requérant avait pu contester dans une certaine mesure le motif principal de la décision lui retirant l’attestation de sécurité nécessaire pour son maintien à une poste de haut fonctionnaire : la Cour administrative suprême tchèque a indiqué qu’il se dégageait des documents classifiés que le requérant ne remplissait plus les conditions légales pour pouvoir être tenu au secret et que le risque le concernant tenait à son comportement, qui nuisait à sa crédibilité et à sa capacité à tenir le secret. De plus, dans son arrêt Regner, la Cour a estimé compréhensible que les autorités tchèques n’eussent pas voulu communiquer le dossier de l’enquête administrative à l’intéressé, eu égard à la nécessité d’agir rapidement sans attendre l’issue de l’enquête pénale portant sur les mêmes irrégularités, tout en évitant la révélation, à un stade précoce, des soupçons pesant sur le requérant, ce qui aurait risqué d’handicaper l’enquête pénale. Or, dans la présente affaire, il ne ressort pas des décisions rendues par les juridictions turques que celles-ci aient procédé, comme dans l’affaire Regner (précitée, §§ 154-158), à un examen approfondi pour répondre aux questions de savoir si les documents et les renseignements invoqués par le Bureau du Premier ministre étaient effectivement confidentiels, si les trois personnes désignées pouvaient être raisonnablement considérées comme présentant des risques pour la sécurité nationale et si les motifs invoqués par le Bureau du Premier ministre ne pouvaient pas être communiqués aux requérantes, ne fût-ce que sommairement.
52. Dans ces circonstances, la Cour ne peut que constater que les juridictions nationales, faute d’avoir examiné à la lumière d’éventuelles observations des requérantes la véracité des considérations transmises par les autorités administratives, n’ont pu remplir ni leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire au sens de l’article 10 de la Convention ni leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration lorsque celle-ci prend une mesure litigieuse restreignant la liberté d’expression. Tout au moins, elles n’ont pas montré comment elles auraient rempli lesdites tâche et obligation.
53. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par jurisprudence concernant l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents. En effet, la Cour ne connaît pas la raison principale de la restriction apportée à la liberté d’expression des requérantes et à leur liberté de donner des informations, libertés reconnues par l’article 10, et elle constate qu’il ne ressort pas des décisions rendues par les juridictions nationales comment celles-ci ont rempli, d’une part, leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire et, d’autre part, leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration.
54. Dans ces circonstances, la Cour considère que le contrôle juridictionnel de l’application de la mesure litigieuse n’a pas été suffisant dans la présente affaire.
Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
BRAMBILLA ET AUTRES c. ITALIE du 23 juin 2016 requête 22567/09
Non violation de l'article 10 : Les requérants journalistes espionnaient les fréquences des services des forces de l'ordre avec un émetteur pour écouter leurs conversations radiophoniques et arriver sur les lieux en même temps qu'eux. Une perquisition de leur véhicule et au siège du journal, permirent de mettre la main sur leur appareil. Relaxés en première instance, ils sont condamnés chacun à une peine de un an et trois mois de prison ferme mais avec suspension de leur peine. Grâce à cette suspension, la CEDH constate que l'équilibre prévu à l'article 10 entre le droit d'informer et l'intérêt général des forces de l'ordre, est respecté.
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et sur les but légitimes poursuivis
49. La Cour réitère ses doutes quant à la circonstance qu’une ingérence dans la liberté d’expression des requérants se soit produite en l’espèce. À supposer même que l’article 10 fût applicable, elle observe que les mesures de perquisition, de saisie et de privation de liberté appliquées à leur encontre étaient prévues par la loi, à savoir, les articles 247 du code de procédure pénale et 253, 617, 617 bis et 623 bis du code pénal.
50. La Cour estime que lesdites mesures poursuivaient des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, notamment, la protection des droits d’autrui et, pour ce qui concerne plus particulièrement l’interception des communications des forces de police, la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
b) Sur la nécessité des mesures prises à l’encontre des requérants dans une société démocratique
i. Principes généraux
51. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont été résumés dans l’arrêt Pentikäinen c. Finlande (précité, §§ 87-91).
52. Dans ce même arrêt, la Cour a rappelé que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable (voir, mutatis mutandis, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, Kasabova c. Bulgarie, no 22385/03, §§ 61 et 63-68, 19 avril 2011, et Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 42, CEDH 2009).
53. En outre, le journalisme responsable est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques. Elle englobe aussi, entre autres, la licéité du comportement des journalistes, du point de vue notamment de leurs rapports publics avec les autorités dans l’exercice de leurs fonctions journalistiques (Pentikäinen, précité, § 90).
54. Il y a lieu de rappeler aussi que « malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun au motif que l’article 10 leur offrirait une protection inattaquable (voir, entre autres et mutatis mutandis, Stoll c. Suisse [GC], précité, § 102, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], précité, § 65, et Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 66, CEDH 2006-X). En d’autres termes, un journaliste auteur d’une infraction ne peut se prévaloir d’une immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté d’expression – du seul fait que l’infraction en question a été commise dans l’exercice de ses fonctions journalistiques » (Pentikäinen, précité, § 91).
55. De plus, toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24). Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression, qui restent valables même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (Stoll, précité, § 102 et Pentikäinen, précité, § 110).
56. Enfin, la Cour rappelle que, dans l’analyse de la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, la Cour tient compte de plusieurs critères, à savoir, l’évaluation des intérêts en présence, le comportement des requérants, le contrôle exercé par les juridictions internes et la proportionnalité de la sanction prononcée (Stoll, précité, § 153, Pentikäinen, précité, §§ 112 et 113 et Boris Erdtmann c. Allemagne (déc.), no 56328/10, 5 janvier 2016).
ii. Application de ces principes en l’espèce
57. Il y a lieu d’observer d’emblée que, à la différence d’autres affaires dont des journalistes ont saisi la Cour sur le fondement de l’article 10 de la Convention (notamment, parmi beaucoup d’autres, l’affaire Stoll, précité) la présente espèce ne porte pas sur l’interdiction d’une publication mais a pour objet des mesures prises à l’encontre de journalistes en raison d’actes qui, selon le système juridique italien, étaient contraires à la loi pénale.
58. Afin d’apprécier la nécessité de ces mesures, la Cour relève que les intérêts à mettre en balance en l’espèce sont constitués, d’une part, de l’intérêt public au bon fonctionnement des forces de l’ordre et, de l’autre part, de l’intérêt des lecteurs de recevoir des informations.
59. Quoi que ces deux intérêts puissent être considérés tous deux comme ayant un caractère public (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, §§ 115-116), il y a néanmoins lieu de relever que l’intérêt du public de prendre connaissance de faits divers dans un journal local ne saurait avoir le même poids que celui du public d’acquérir d’informations sur une question d’intérêt général et historique ou revêtant un grand intérêt médiatique, questions que la Cour a déjà eu l’occasion d’examiner.
60. À cet égard, elle rappelle que l’affaire Stoll (précité) concernait la diffusion d’informations tenant à l’indemnisation due aux victimes de l’Holocauste pour les fonds en déshérence sur des comptes bancaires suisse. L’arrêt Pentikäinen (précité) portait sur la diffusion d’informations relatives à une manifestation de protestation contre une réunion Asie-Europe, dont la résonance au niveau national était exceptionnelle.
61. En l’espèce, la Cour note qu’il n’a pas été interdit aux requérants de porter à la connaissance du public des faits divers. Leur condamnation s’est uniquement fondée sur la détention et l’utilisation d’appareils radiophoniques pour obtenir plus rapidement des informations à ce sujet en interceptant les communications entre les forces de police, de caractère confidentiel selon le droit interne. Ces limites de l’interdiction doivent fortement être prises en compte pour l’appréciation de la proportionnalité.
62. Dans ce contexte, la Cour estime que les décisions de la cour d’appel de Milan et de la Cour de cassation concluant au caractère confidentiel des communications échangées entre les opérateurs des forces de l’ordre et, par conséquent, à la qualification criminelle des actes accomplis par les requérants, ont été dûment motivées. Ces décisions, reposant sur une jurisprudence constante de la Cour de cassation, ont accordé une place primordiale à la défense de la sécurité nationale, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime.
63. La Cour note ensuite que, d’après sa jurisprudence (Stoll, précité, § 153 et Pentikäinen, précité, §§ 112 et 113), la gravité de la sanction imposée aux requérants est aussi un élément à prendre en compte dans l’évaluation de la proportionnalité de l’ingérence litigieuse. Dans la présente affaire, cette sanction a consisté en la condamnation à une peine de détention de un an et trois mois pour le premier et deuxième requérants et de six mois quant au troisième, ainsi qu’en la saisie des appareils-radio.
64. La Cour rappelle que la notion de journalisme responsable implique que, dès lors que le comportement d’un journaliste va à l’encontre du devoir de respecter les lois pénales de droit commun, celui-ci doit savoir qu’il s’expose à des sanctions juridiques, notamment pénales (Pentikäinen, précité, § 110).
65. En l’espèce, dans le but d’obtenir d’informations susceptibles d’être publiées sur un journal local, les requérants ont tenu un comportement qui, d’après le droit interne et l’interprétation constante de la Cour de cassation, allait à l’encontre de la loi pénale, qui interdit, de manière générale, l’interception par une personne de toute conversation qui ne lui est pas adressée, dont celle des forces de police. Les actes des requérants consistaient par ailleurs en une technique utilisée couramment dans l’exercice de leur activité de journalistes (voir le paragraphe 7 ci-dessus).
66. La Cour relève enfin que, dans son arrêt du 15 mai 2007, la cour d’appel de Milan a accordé aux requérants la suspension de leurs peines et qu’il n’y pas d’éléments dans le dossier attestant que les requérants avaient purgé leurs peines de détention. Les sanctions appliquées dans le chef des requérants n’apparaissent partant pas disproportionnées.
67. Ces juridictions ont établi une distinction appropriée entre le devoir des requérants de respecter la loi interne et la poursuite par eux de leur activité journalistique, non limitée pour le surplus.
68. Compte tenu de ces éléments, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
PINTO COELHO c. PORTUGAL (2) du 22 mars 2016 requête 49718/11
Violation de l'article 10 : Condamner à 1500 euros un journaliste, pour avoir diffuser les extraits sonores de l'affaire dans un journal télévisé est disproportionné.
2. Appréciation de la Cour
31. La Cour rappelle que la requérante a été condamnée au paiement d’une amende, en raison de l’utilisation d’extraits d’un enregistrement d’une audience dans son reportage. Il y a donc lieu de déterminer si cette condamnation au pénal constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression qui était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention et « nécessaire, dans une société démocratique ».
a) Sur l’existence d’une ingérence
32. Les parties s’accordent à considérer que la condamnation de la requérante a constitué une ingérence dans le droit de cette dernière à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. La Cour estime également que l’ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression est incontestable.
b) « Prévue par la loi »
33. Il n’est pas contesté par les parties que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir à l’article 88 du code de procédure pénale portugais. La Cour ne voit pas de raison de conclure autrement.
c) But légitime
34. La requérante ne conteste pas que la condamnation litigieuse poursuivait des buts légitimes. Le Gouvernement précise, quant à lui, qu’il s’agissait de protéger la bonne administration de la justice et les droits d’autrui. La Cour, quant à elle, relève que les juridictions internes ont estimé que la condamnation de la requérante était justifiée en vue de la protection du droit à la parole d’autrui. Le Tribunal constitutionnel a considéré que la bonne administration de la justice était également en jeu dans la mesure où l’enregistrement d’une audience contient des déclarations faites par des personnes contraintes par la loi à témoigner devant un tribunal, celui-ci étant garant de ces déclarations. Ces buts correspondent à la garantie de « l’autorité et (de) l’impartialité du pouvoir judiciaire » et à la protection de « la réputation (et) des droits d’autrui » (voir Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003, et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 32, 7 juin 2007). La Cour les considère donc légitimes.
35. Il reste à vérifier si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Rappel des principes généraux
36. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et que les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière (voir, entre autres, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997-V, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).
37. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 43‑45, CEDH 2001‑III, et Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005).
38. En particulier, on ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July, précité, § 66). Comme la Cour l’a déjà souligné, « les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale » (ibidem, Worm, précité, § 50, Campos Dâmaso c. Portugal, no 17107/05, § 31, 24 avril 2008, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, et Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224-225, 18 avril 2013).
39. Par ailleurs, la Cour rappelle que sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001‑I, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 68, CEDH 2004‑XI, et Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, § 53, CEDH 2015).
40. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Dupuis et autres, précité, § 40, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 106, CEDH 2007‑V).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
41. En l’espèce, le droit de la requérante d’informer le public et le droit du public de recevoir des informations se heurtent au droit des personnes ayant témoigné au respect de leur vie privée ainsi qu’à l’autorité et l’impartialité de l’appareil judiciaire. Dans des affaires comme la présente espèce, qui nécessitent une mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10 par l’auteur du reportage. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011, Haldimann et autres, précité, § 54, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 87, 7 février 2012). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas. La Cour doit plus particulièrement déterminer si les objectifs de préservation du droit à la parole d’autrui et de sauvegarde de la bonne administration de la justice offraient une justification « pertinente et suffisante » à l’ingérence.
42. Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, et Haldimann et autres, précité, § 55).
α) Sur la contribution du reportage à un débat d’intérêt général
43. La Cour doit d’abord établir si le reportage en cause concernait un sujet d’intérêt général. À cet égard, la Cour note que le public a, de manière générale, un intérêt légitime à être informé sur les procès en matière pénale (Dupuis et autres c. France, précité, § 42). Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a, quant à lui, adopté la Recommandation Rec(2003)13 sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec des procédures pénales. La Recommandation rappelle que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations et souligne l’importance des reportages réalisés sur les procédures pénales pour informer le public et permettre à celui-ci d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système de justice pénale. Parmi les principes posés par cette Recommandation figure notamment le droit du public à recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias, ce qui implique pour les journalistes le droit de pouvoir librement rendre compte du fonctionnement du système de justice pénale.
44. La Cour note qu’à l’origine du reportage litigieux se trouvait une procédure judiciaire dont l’issue avait été la condamnation au pénal de plusieurs prévenus. La démarche de la requérante visait à dénoncer une erreur judiciaire qui, de son avis, s’était produite à l’égard de l’une des personnes condamnées. La Cour accepte dès lors qu’un tel reportage abordait un sujet relevant de l’intérêt général.
β) Sur le comportement de la requérante
45. La Cour considère que quiconque, y compris des journalistes, exerce sa liberté d’expression assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24). En l’occurrence, les juges internes ont considéré que l’auteur, journaliste expérimentée et par surcroît avec des connaissances en droit, ne pouvait ignorer que la diffusion de la séquence enregistrée de l’audience était soumise à une autorisation judiciaire préalable. Tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour souligne que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l’article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun.
46. L’absence de comportement illicite de la part de la requérante dans l’obtention de l’enregistrement n’est pas nécessairement déterminante dans l’appréciation de la question de savoir si elle a respecté ses devoirs et responsabilités (Stoll, précité, § 144). En tout état de cause, elle était à même de prévoir, en tant que journaliste, que la divulgation du reportage litigieux était réprimée par l’article 348 du code pénal. Quant au comportement de la requérante en l’espèce, la Cour relève que le mode d’obtention par celle-ci des enregistrements de l’audience n’a pas été illicite, et que, s’agissant de la forme du reportage, les voix des juges et des témoins avaient été déformées afin d’empêcher leur identification par le public. S’agissant des critiques du Gouvernement à l’encontre de la forme du reportage incriminé, il y a lieu de rappeler qu’outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (voir, par exemple, Jersild, précité, § 31, et De Haes et Gijsels, précité, § 48).
47. La Cour est consciente de la volonté des plus hautes juridictions nationales des États membres du Conseil de l’Europe, de réagir, avec force, à la pression néfaste que pourraient exercer des médias sur les parties civiles et les prévenus, amoindrissant ainsi la garantie de la présomption d’innocence. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs des limites à l’exercice de la liberté d’expression. Il échet de déterminer si, dans les circonstances particulières de l’affaire, l’intérêt d’informer le public l’emportait sur les « devoirs et responsabilités » pesant sur la requérante en raison de l’absence d’autorisation pour la diffusion de l’enregistrement.
γ) Sur le contrôle exercé par les juridictions internes
48. La Cour doit, dès lors, analyser la manière dont le Tribunal constitutionnel s’est livré à la mise en balance des intérêts en litige dans le cas d’espèce. Il apparaît que le Tribunal constitutionnel a considéré que l’exigence d’une autorisation judiciaire pour la diffusion de l’enregistrement sonore des déclarations tenues au cours d’une audience, sans aucune limite temporelle, demeurant au-delà du terme de la procédure dans le cadre de laquelle l’audience a été réalisée, ne constituait pas une solution non conforme et excessive. Pour la haute juridiction, elle se justifierait au nom de la protection du droit à la parole d’autrui et de la bonne administration de la justice, ce qui légitimerait l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de la requérante. Pour le Tribunal constitutionnel, une restriction à l’exercice de la liberté de la presse n’était pas en cause en l’espèce, mais uniquement une certaine modalité de cet exercice : la transmission de l’enregistrement audio d’une audience. La Cour note par ailleurs que les juridictions ont justifié la condamnation de la requérante sans invoquer le besoin de garantir l’autorité du pouvoir judiciaire et sans considérer les limites de l’exercice de cette autorité, en vertu de l’article 10 § 2 de la Convention.
49. Or, la Cour souligne qu’au moment de la diffusion du reportage litigieux l’affaire interne avait déjà été tranchée, comme l’a par ailleurs reconnu le Tribunal constitutionnel. Ainsi, la Cour conclut, à l’instar de l’affaire Dupuis et autres c. France (précitée), que le Gouvernement n’établit pas en quoi, dans les circonstances de l’espèce, la divulgation des extraits sonores aurait pu avoir une influence négative sur l’intérêt de la bonne administration de la justice.
50. Lors de l’examen de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires : à savoir, d’une part, la liberté d’expression telle que protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée tel que garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, MGN Limited, précité, § 142, et Axel Springer AG, précité, § 84). Sur ce point, la Cour note que l’audience tenue dans le cadre de l’affaire a été publique et qu’aucun des intéressés n’a porté plainte à l’égard d’une alléguée atteinte à leur droit à la parole. Dans la mesure où le Gouvernement a allégué que la diffusion non autorisée des extraits sonores pouvait constituer une violation au droit à la parole d’autrui, la Cour note que les personnes concernées disposaient de recours en droit portugais pour faire réparer l’atteinte dont ils n’ont cependant pas fait usage. Or, c’est à eux qu’il incombait au premier chef de faire respecter ce droit. La Cour relève par ailleurs que les voix des participants à l’audience ont fait l’objet d’une déformation empêchant leur identification. Elle considère par ailleurs que l’article 10 § 2 de la Convention ne prévoit pas de restrictions à la liberté d’expression fondées sur le droit à la parole, celui-ci ne bénéficiant pas d’une protection similaire au droit à la réputation. Ainsi, le second but légitime invoqué par le Gouvernement perd nécessairement de la force dans les circonstances de l’espèce. En outre, la Cour voit mal pourquoi le droit à la parole devrait empêcher la diffusion des extraits sonores de l’audience quand, en l’occurrence, l’audience a été publique. Elle conclut que le Gouvernement n’a donc pas suffisamment justifié la sanction infligée à la requérante en raison de la diffusion des enregistrements de l’audience et que les juridictions n’ont pas justifié la restriction au droit à la liberté d’expression de la requérante à la lumière du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.
δ) Sur la proportionnalité de la sanction appliquée
51. La Cour rappelle enfin que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek, précité, § 64, deuxième alinéa, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 59, CEDH 2007‑IV, et Stoll, précité, § 153).
52. Elle doit en effet veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte de débats sur des sujets d’intérêt général, pareille sanction risquerait de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique qui intéresse (la vie de) la collectivité. Par là même, elle serait de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, 25 mars 1985, § 58, série A no 90 ; Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 44, série A no 103 ; Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 70, CEDH 2006‑X ; et Stoll, précité, § 154).
53. La Cour note qu’en l’espèce la requérante a été condamnée à une amende de 1 500 euros et au paiement des frais de justice. Même si le montant peut paraître modéré, elle considère que cela n’enlève en rien l’effet dissuasif, vu la lourdeur de la sanction encourue (Campos Dâmaso, précité, § 39). À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (voir, par exemple, Jersild, précité, § 35, premier alinéa, Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 36, CEDH 2000‑X, Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 57, 25 avril 2006, et Stoll, précité, § 154).
54. Eu égard à l’ensemble de ces considérations, la Cour considère l’amende infligée en l’espèce comme disproportionnée au but poursuivi.
iii. Conclusion
55. Compte tenu de ce qui précède, il apparaît que la condamnation de la requérante ne répondait pas à « un besoin social impérieux ». Si les motifs de la condamnation étaient « pertinents », ils n’étaient pas « suffisants » pour justifier une telle ingérence dans le droit à la liberté d’expression de la requérante.
56. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
GRANDE CHAMBRE PENTIKÄINEN c. FINLANDE du 20 octobre 2015 requête 11882/10
Non violation de l'article 10 : L’interpellation et la condamnation avec dispense de peine d’un photographe pour avoir désobéi à la police alors qu’il couvrait une manifestation étaient proportionnées
106. Enfin, en ce qui concerne la déclaration de culpabilité prononcée contre le requérant, la Cour observe que le tribunal de district l’a reconnu coupable d’atteinte à l’autorité de la police mais qu’il ne lui a infligé aucune peine, estimant que l’infraction commise était assimilable à un « acte excusable ». Cette déclaration de culpabilité a par la suite été confirmée sans autre motivation par la cour d’appel d’Helsinki et la Cour suprême a finalement refusé au requérant l’autorisation de la saisir.
107. La Cour considère que la manifestation présentait un intérêt public légitime, en raison notamment de sa nature. En conséquence, il incombait aux médias de communiquer des informations sur cet événement et le public avait le droit d’en recevoir. Les autorités, qui en avaient conscience, avaient pris des dispositions pour répondre aux besoins des médias. La manifestation avait suscité un grand intérêt médiatique et était suivie de près. La Cour note cependant que, parmi la cinquantaine de journalistes qui s’étaient rendus sur le site de la manifestation, le requérant est le seul à s’être plaint d’une violation de sa liberté d’expression dans le cadre de cet événement.
108. En outre, si ingérence il y a eu dans l’exercice par le requérant de sa liberté journalistique, elle était restreinte compte tenu des facilités qui lui avaient été offertes pour couvrir la manifestation de manière adéquate. La Cour rappelle que ce n’est pas l’activité journalistique du requérant en tant que telle – c’est-à-dire une publication dont il aurait été l’auteur – qui a été sanctionnée par la déclaration de culpabilité prononcée contre lui. Si la phase préalable à la publication relève elle aussi du contrôle exercé par la Cour au titre de l’article 10 de la Convention (The Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 51, série A no 217), la présente affaire ne porte pas sur une sanction que le requérant se serait vu infliger pour avoir mené une enquête journalistique ou recueilli des informations (comparer avec Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 52, 25 avril 2006, où un journaliste avait été condamné à une amende pour avoir recueilli des informations couvertes par le secret de fonction). L’intéressé n’a été déclaré coupable que pour avoir refusé d’obtempérer à un ordre que les policiers avaient donné à la fin de la manifestation parce qu’ils avaient jugé que celle-ci dégénérait en émeute.
109. Par la suite, le tribunal de district a estimé que les ordres de dispersion donnés par la police reposaient sur des raisons valables (paragraphe 37 ci-dessus). Il a considéré qu’il était nécessaire de disperser la foule et d’ordonner aux personnes présentes de quitter les lieux en raison de l’émeute et des risques d’atteinte à la sécurité publique. Il a également jugé que les policiers étaient en droit d’appréhender et d’incarcérer les manifestants réfractaires dès lors que leurs ordres légaux avaient été ignorés. Comme le Gouvernement l’a indiqué, la qualité de journaliste du requérant ne lui conférait pas de droit à un traitement préférentiel ou différent par rapport aux autres personnes présentes sur les lieux de la manifestation (paragraphe 78 ci-dessus). Ce point de vue trouve appui dans les informations dont la Cour dispose et selon lesquelles la majorité des états membres du Conseil de l’Europe ne prévoient dans leur législation aucun régime particulier pour les journalistes qui refusent d’obtempérer à des sommations de quitter les lieux d’une manifestation lancées par la police (paragraphe 57 ci-dessus).
110. Il ressort des éléments du dossier que des poursuites ont été engagées contre quatre-vingt-six personnes accusées de diverses infractions. Arguant qu’il s’était borné à faire son travail de journaliste, le requérant estime que le procureur aurait pu et dû abandonner les charges dirigées contre lui. D’après la jurisprudence de la Cour, le principe de l’opportunité des poursuites laisse aux États une latitude considérable pour décider de poursuivre ou non une personne susceptible d’avoir commis une infraction (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, § 159). En outre, la Cour rappelle que les journalistes ne sauraient être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun du seul fait qu’ils sont protégés par l’article 10 (Stoll, précité, § 102). Cela étant, la Cour reconnaît que les journalistes peuvent parfois se trouver face à un conflit entre le devoir général de respecter les lois pénales de droit commun, dont les journalistes ne sont pas exonérés, et leur obligation professionnelle de recueillir et de diffuser des informations qui permet aux médias de jouer le rôle essentiel de chien de garde qui est le leur. Il convient de souligner, dans le contexte d’un tel conflit d’intérêts, que la notion de journalisme responsable implique que dès lors qu’un journaliste – et son employeur – est contraint de choisir entre ces deux obligations et que son choix va à l’encontre du devoir de respecter les lois pénales de droit commun, le journaliste en question doit savoir qu’il s’expose à des sanctions juridiques, notamment pénales, s’il refuse d’obtempérer à des ordres légaux émanant entre autres de la police.
111. Le tribunal de district s’est posé la question de savoir si le requérant avait le droit, en tant que journaliste, de ne pas obéir aux ordres que la police lui avait donnés. Il a jugé que les conditions auxquelles devait satisfaire la restriction apportée au droit du requérant à la liberté d’expression étaient réunies en l’espèce. Pour se prononcer ainsi, il s’est référé à l’affaire Dammann (précité), précisant qu’il fallait la distinguer de celle du requérant. La motivation du jugement par lequel le tribunal de district a déclaré le requérant coupable d’atteinte à l’autorité de la police est succincte. Toutefois, la Cour la juge pertinente et suffisante eu égard à la nature particulière de l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression ici en cause (paragraphe 108 ci-dessus). En outre, lorsqu’il a décidé de ne pas infliger de peine au requérant, le tribunal de district a tenu compte du conflit d’intérêts auquel celui-ci s’était trouvé confronté.
112. À cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir Stoll, précité, § 153, et les références qui s’y trouvent citées). En l’espèce, le tribunal de district n’a pas infligé de peine au requérant, considérant que l’acte qui lui était reproché était « excusable ». Pour parvenir à cette conclusion, il a relevé que le requérant, en sa qualité de journaliste, avait été confronté à des obligations contradictoires découlant des injonctions de la police, d’une part, et des exigences de son employeur, d’autre part.
113. Il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (voir Stoll, précité, § 154, et les références qui s’y trouvent citées). En l’espèce, toutefois, la Cour accorde de l’importance à la circonstance que la déclaration de culpabilité prononcée contre le requérant n’a pas eu de conséquences négatives importantes pour lui et que, conformément à la loi, elle n’a pas même été inscrite à son casier judiciaire puisqu’aucune peine ne lui a été infligée (paragraphe 53 ci‑dessus). La déclaration de culpabilité du requérant se résume à un constat formel de l’infraction commise par lui. En tant que telle, elle n’est guère – voire pas du tout – susceptible d’avoir un « effet dissuasif » sur les personnes qui prennent part à des actions de protestation (comparer, mutatis mutandis, avec Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 95, 15 mai 2014) ou sur le travail des journalistes en général (comparer avec Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 116, CEDH 2004‑XI). En somme, la déclaration de culpabilité litigieuse peut passer pour proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
6. Conclusion générale
114. Eu égard à l’ensemble des éléments qui précèdent et à la marge d’appréciation dont les états bénéficient, la Cour estime qu’en l’espèce les autorités internes ont fondé leurs décisions sur des motifs pertinents et suffisants et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence. Il ressort clairement du dossier de l’affaire que les autorités n’ont pas délibérément empêché les médias de couvrir la manifestation ou entravé leur travail pour essayer de dissimuler au public l’attitude de la police vis-à-vis de la manifestation en général ou des manifestants en particulier (paragraphe 89 in fine). De fait, le requérant n’a pas été empêché de faire son travail de journaliste pendant ou après la manifestation. En conséquence, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention. Elle souligne qu’il convient de considérer cette conclusion au regard des circonstances particulières de l’espèce et en tenant dûment compte de la nécessité d’éviter toute atteinte au rôle de « chien de garde » des médias (paragraphe 89 ci-dessus).
115. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
Arrêt Ricci C. Italie du 8 octobre 2013 Requête 30210/06
La condamnation d’un animateur de télévision par les juridictions italiennes à une peine de prison avec sursis pour avoir diffusé les informations confidentielles sur une dispute entre Gianni Vattimo et un écrivain, sur une chaîne de télévision publique, était disproportionnée.
a) Sur l’existence d’une ingérence
42. La Cour observe que le requérant a été condamné pour avoir diffusé des communications confidentielles et que l’intéressé a affirmé, tant devant les juridictions nationales que devant la Cour, qu’il avait procédé à une telle divulgation afin de révéler au public un cas d’utilisation détournée et hypocrite de la télévision et afin de montrer de manière tangible l’appauvrissement de la qualité des émissions télévisées financées par l’Etat. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’intéressé visait à communiquer des informations ou des idées et que sa condamnation a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) Sur la justification de l’ingérence : la prévision par la loi et la poursuite d’un but légitime
43. Une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark, no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI).
44. Il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir par l’article 617 quater du CP (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour admet que l’ingérence visait les buts légitimes de protéger la réputation ou les droits d’autrui – en l’occurrence, de M. Vattimo – et d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles.
45. Il reste à vérifier si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
c) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
i. Principes généraux
46. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I). A sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 63, série A no 239, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no
21980/93 , § 62, CEDH 1999-III). Outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode d’expression (Oberschlick c. Autriche (no1), 23 mai 1991, § 57, série A no 204). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313 ; Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 45 et 46, CEDH 2001-III ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).47. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (Janowski c. Pologne [GC], no
25716/94, § 30, CEDH 1999-I, et Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII).48. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I).
49. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil 1997-VII ; De Diego Nafría c. Espagne, no 46833/99, § 34, 14 mars 2002 ; Pedersen et Baadsgaard, précité, § 70).
50. Le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé à condition qu’ils agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (voir, par exemple, les arrêts précités Fressoz et Roire, § 54 ; Bladet Tromsø et Stensaas, § 58 ; et Prager et Oberschlick, § 37). Le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias, même s’agissant de questions d’un grand intérêt général. De plus, ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir de l’importance lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui ». Pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe normalement de vérifier les déclarations factuelles potentiellement diffamatoires à l’encontre de particuliers, il doit exister des motifs spécifiques. A cet égard entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation potentielle et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations en cause (voir, entres autres, McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, § 84, CEDH 2002-III, et Standard Verlagsgesellschaft MBH (no 2) c. Autriche, no 37464/02, § 38, 22 février 2007).
51. Dans des cas où se trouvait en cause la diffusion d’informations de nature confidentielle, la Cour a rappelé que la condamnation d’un journaliste pour divulgation de telles informations peut dissuader les professionnels des médias d’informer le public sur des questions d’intérêt général. En pareil cas, la presse pourrait ne plus être à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie. Pour déterminer si la mesure litigieuse était néanmoins nécessaire en l’espèce, plusieurs aspects distincts sont à examiner : les intérêts en présence ; le contrôle exercé par les juridictions internes; le comportement du requérant ainsi que la proportionnalité de la sanction prononcée (Stoll, précité, §§ 109-112).
52. En effet, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, et Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I). En particulier, dans l’affaire Cumpănă et Mazăre c. Roumanie ([GC], no 33348/96, §§ 113-115, CEDH 2004-XI), la Cour a affirmé les principes suivants :
« 113. Si les Etats contractants ont la faculté, voire le devoir, en vertu de leurs obligations positives au titre de l’article 8 de la Convention, de réglementer l’exercice de la liberté d’expression de manière à assurer une protection adéquate par la loi de la réputation des individus, ils doivent éviter ce faisant d’adopter des mesures propres à dissuader les médias de remplir leur rôle d’alerte du public en cas d’abus apparents ou supposés de la puissance publique. Les journalistes d’investigation risquent d’être réticents à s’exprimer sur des questions présentant un intérêt général (...) s’ils courent le danger d’être condamnés, lorsque la législation prévoit de telles sanctions pour les attaques injustifiées contre la réputation d’autrui, à des peines de prison ou d’interdiction d’exercice de la profession.
114. L’effet dissuasif que la crainte de pareilles sanctions emporte pour l’exercice par ces journalistes de leur liberté d’expression est manifeste (...). Nocif pour la société dans son ensemble, il fait lui aussi partie des éléments à prendre en compte dans le cadre de l’appréciation de la proportionnalité – et donc de la justification – des sanctions infligées (...).
115. Si la fixation des peines est en principe l’apanage des juridictions nationales, la Cour considère qu’une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine de la presse n’est compatible avec la liberté d’expression journalistique garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (...). »
53. Il convient de rappeler, enfin, que dans des affaires comme la présente, qui nécessitent une mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 8 janvier 2011, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 28957/06 28959/06 et 28964/06, § 57, ECHR 2011-.. ).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
54. La Cour relève tout d’abord qu’elle ne saurait accepter l’argument du tribunal de Milan (paragraphe 15 ci-dessus) et de la Cour de cassation (paragraphe 23 ci-dessus) selon lequel la protection des communications relatives à un système informatique ou télématique exclut en principe toute possibilité de mise en balance avec l’exercice de la liberté d’expression. En effet, de la jurisprudence citée au paragraphe 51 ci-dessus, il résulte que même lorsque des informations confidentielles sont diffusées, plusieurs aspects distincts sont à examiner, à savoir les intérêts en présence, le contrôle exercé par les juridictions internes, le comportement du requérant et la proportionnalité de la sanction prononcée.
55. Quant au premier point, le requérant affirme que l’enregistrement diffusé de l’émission L’altra edicola concernait un sujet d’intérêt général, à savoir la fonction et la « vraie nature » de la télévision dans la société moderne. La Cour observe que le rôle joué par la télévision publique dans une société démocratique est un sujet d’intérêt général. Elle est donc prête à admettre que la collectivité pouvait avoir un certain intérêt à être informée de ce que l’animatrice d’un programme télévisé public regrettait de ne pas pouvoir diffuser une querelle entre ses invités et disait avoir choisi ces derniers par rapport à la probabilité qu’une telle querelle éclate. Effectivement, il était possible d’y voir le symptôme d’une volonté d’impressionner et divertir le public plutôt que de lui fournir des informations à contenu culturel. Il n’en demeure pas moins que, pour le requérant, il s’agissait surtout, aux yeux de la Cour, de stigmatiser et de ridiculiser un comportement individuel. Si le requérant souhaitait ouvrir un débat sur un sujet d’intérêt primordial pour la société, tel que le rôle des médias télévisés, d’autres voies, qui ne comportaient aucune violation de la confidentialité des communications télématiques, s’ouvraient à lui. La cour d’appel de Milan l’a souligné à juste titre (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour en tiendra compte dans la mise en balance du droit du requérant à la liberté d’expression par rapport aux buts légitimes poursuivis par l’Etat.
56. Pour ce qui est du contrôle exercé par les juridictions internes, la Cour note que seule la cour d’appel de Milan a abordé la question du conflit entre le droit à la confidentialité des communications et la liberté d’expression. Elle a attaché une importance particulière à l’intérêt social de l’information diffusée, concluant qu’en l’espèce il ne pouvait passer pour « primordial » (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour estime qu’une telle analyse n’est pas entachée d’arbitraire et qu’elle a été faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence.
57. Pour ce qui est du comportement du requérant, la Cour relève que l’enregistrement litigieux avait eu lieu sur une fréquence réservée à l’usage interne de la RAI (paragraphes 8 et 18 ci-dessus). Ceci ne pouvait pas être ignoré par le requérant, professionnel de l’information, qui était ou aurait donc dû être conscient du fait que la diffusion de l’enregistrement méconnaissait la confidentialité des communications de la chaîne de télévision publique. Il s’ensuit que le requérant n’a pas agi dans le respect de l’éthique journalistique (voir les principes énoncés au paragraphe 50 ci-dessus).
58. A la lumière de ce qui précède, la Cour ne saurait conclure qu’une condamnation à l’encontre du requérant était en soi contraire à l’article 10 de la Convention.
59. Il n’en demeure pas moins que, comme rappelé au paragraphe 52 ci-dessus, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. Or, en l’espèce, en plus de la réparation des dommages, le requérant a été condamné à quatre mois et cinq jours d’emprisonnement (paragraphe 13 ci-dessus). Bien qu’il y ait eu sursis à l’exécution de cette sanction et bien que la Cour de cassation ait déclaré l’infraction prescrite (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour considère que l’infliction en particulier d’une peine de prison a pu avoir un effet dissuasif significatif. Par ailleurs, le cas d’espèce, qui portait sur la diffusion d’une vidéo dont le contenu n’était pas de nature à provoquer un préjudice important, n’était marqué par aucune circonstance exceptionnelle justifiant le recours à une sanction aussi sévère.
60. La Cour estime que, de par la nature et le quantum de la sanction imposée au requérant, l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier n’est pas restée proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
61. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
JEAN-JACQUES MOREL c. FRANCE du 10 octobre 2013 requête 25689/10
La condamnation d'un élu local pour avoir dénoncé des pratiques administratives, est trop lourde et non justifiée par rapport au débat général d'intérêt public sur la gestion des deniers publics.
a) Principes généraux
31. La Cour rappelle que cette condition lui commande de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII, et De Lesquen du Plessis-Casso c. France, no 54216/09, § 36, 12 avril 2012).
32. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus. Ce faisant, il lui incombe de déterminer si la mesure attaquée devant elle demeurait « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000‑I). Pour cela, la Cour doit se convaincre que ces dernières ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, et Lehideux et Isorni c. France, précité, § 51).
33. La Cour rappelle également que, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour les partis politiques et leurs membres actifs (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 46, Recueil 1998-I, et Desjardin c. France, no 22567/03, § 47, 22 novembre 2007). En effet, des ingérences dans la liberté d’expression d’un membre de l’opposition, qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (voir, notamment, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Piermont c. France, 27 avril 1995, § 76, série A no 314, et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 46, Recueil 1998-IV). Permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d’expression en général dans l’État concerné (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001‑VIII).
34. Il convient de rappeler à cet égard que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (voir, par exemple, Lingens, précité, § 42, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, Brasilier, précité, § 41, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007‑IV).
35. Dans ce domaine, l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel ; ce sont les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 34, CEDH 2000‑X, Almeida Azevedo c. Portugal, no 43924/02, § 30, 23 janvier 2007, et Renaud c. France, no 13290/07, § 39, 25 février 2010). Les adversaires des idées et positions officielles doivent pouvoir trouver leur place dans l’arène politique, discutant au besoin des actions menées par des responsables dans le cadre de l’exercice de leurs mandats publics (voir, notamment, Brasilier, précité, § 42, et De Lesquen du Plessis-Casso c. France, précité, § 40).
36. Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qu’il convient d’opérer entre déclarations de faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les secondes ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Par conséquent, en présence de jugements de valeurs, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil 1997-I, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001‑II, et Renaud c. France, précité, § 35-36).
37. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments qui entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], précité, § 64).
b) Application de ces principes
38. La Cour relève d’emblée que le débat dans le cadre duquel les propos litigieux ont été tenus relevait de l’intérêt général, la critique des modalités d’emploi et de rémunération du directeur de l’ADPE touchant incontestablement à la gestion de la municipalité et des fonds publics.
39. De plus, elle souligne que le requérant s’exprimait au cours d’une conférence de presse, en sa qualité de membre du conseil municipal de Saint-Denis de la Réunion et de représentant d’un groupe distinct de la majorité municipale, lequel avait été créé pour marquer une divergence née au sein de cette dernière en cours de mandat électoral. Son discours s’analyse donc comme celui d’un opposant politique, pour l’encadrement duquel la marge d’appréciation des Etats est très limitée.
40. À cet égard, la Cour constate que les propos litigieux constituaient au premier chef une critique de la décision du maire de créer un poste de directeur de l’ADPE et de l’assortir de modalités avantageuses pour son titulaire. Ils ne visaient pas la partie plaignante, mais tendaient à critiquer la manière dont le député-maire de la ville utilisait les fonds publics.
41. Par ailleurs, la Cour estime que les propos litigieux, consistant à qualifier le poste concerné d’ « emploi factice » et à dénoncer une forme de « gabegie » et de « gaspillage », s’apparentent d’avantage à des jugements de valeur qu’à des déclarations de fait. Or, elle note, d’une part, que les documents présentés par le requérant à l’appui de son offre de preuve, s’ils n’établissent pas le caractère fictif de l’emploi, montrent néanmoins que la critique s’appuyait sur des éléments réels relatifs à la rémunération du directeur de l’ADPE et s’inscrivaient dans le cadre d’une réflexion plus vaste sur la gestion des deniers publics au niveau local. D’autre part, l’argumentation du requérant, tirée de la situation antérieure au cours de laquelle G.S. cumulait l’emploi critiqué avec celui de directeur de gestion des services de la ville, servait de base à son questionnement quant à l’utilité de créer un poste à temps plein. La Cour estime dès lors que la base factuelle de ces jugements de valeur était suffisante.
42. De plus, elle ne partage pas l’avis du Gouvernement quant à l’absence de prudence et à la virulence dont aurait fait preuve le requérant, les propos litigieux ne contenant ni allégation explicite de commission d’une infraction ni mise en cause du titulaire de l’emploi contesté. Elle observe en outre que les termes utilisés, bien que polémiques, restent néanmoins dans les limites de l’exagération ou de la provocation admissibles, au regard du ton et du registre ordinaires du débat politique.
43. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre la nécessité de protéger le droit du requérant à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation du plaignant. Les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants, et ne correspondaient à aucun besoin social impérieux.
44. Enfin, la Cour estime que les sommes mises à la charge du requérant ne sont pas négligeables, s’agissant d’une peine d’amende de 1 000 euros, associée à une condamnation à 3 000 euros de dommages et intérêts. Or, la Cour a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 48, 7 juin 2007, et De Lesquen du Plessis-Casso c. France, précité, § 51).
45. En conclusion, la Cour estime que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression et qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
46. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
MEHMET HATİP DİCLE c.TURQUIE du 15 octobre 2013 requête 9858/04
LES PEINES PRONONCEES SONT TROP LOURDES POUR AVOIR CRITIQUE LE GOUVERNEMENT
30. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation litigieuse constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que l’ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir notamment la protection de l’ordre public et la prévention du crime, au sens de l’article 10 § 2 (voir Yağmurdereli c. Turquie, no 29590/96, § 40, 4 juin 2002).
31. Le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».
32. La Cour a déjà traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 10 de la Convention (voir notamment et parmi de nombreux autres, les arrêts Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 38, CEDH 1999‑IV, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 74, CEDH 1999‑VI, İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, § 80, 10 octobre 2000, Karkın c. Turquie, no 43928/98, § 39, 23 septembre 2003).
33. En se penchant sur les circonstances de la présente affaire à la lumière de sa jurisprudence, en portant une attention particulière aux termes employés dans l’article incriminé et au contexte de sa publication, et en tenant compte des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (İbrahim Aksoy, précité, § 60 et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV), la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente.
34. L’article litigieux traitait de la situation sociale et économique à Tunceli (anciennement Dersim). De par son contenu, cet article consistait indéniablement en une critique des actions et de la politique menées dans la région par le gouvernement, aussi bien par le passé qu’au moment de sa rédaction. L’usage d’expressions telles que « machine de guerre », « incendie des villages », « génocide », « meurtre », « torture » et « oppression » conférait en outre une virulence certaine à cette critique. Le requérant y dénonçait tout à la fois le dépeuplement de la région, le faible développement économique, une politique de violence et de répression à l’endroit de la population kurde, et la prolifération du trafic de stupéfiants, en tenant par ailleurs le Gouvernement pour responsable et complice de celui-ci. La Cour note aussi l’ambiguïté de certains propos du requérant, notamment lorsqu’il se réfère à des figures passées kurdes et dit souhaiter « que s’allume à nouveau la flamme de la vengeance ». Cela étant, elle relève également que le requérant en appelait à mener des « campagnes de paix et de liberté ».
35. A cet égard, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). Ainsi, si certains passages particulièrement acerbes de l’écrit litigieux brossent un tableau des plus négatifs de l’Etat turc, et donnent ainsi au récit une connotation hostile, ils n’exhortent pas pour autant à l’usage de la violence, à la résistance armée, ou au soulèvement et il ne s’agit pas d’un discours de haine, ce qui est aux yeux de la Cour l’élément essentiel à prendre en considération (voir, a contrario, Sürek (no 1) [GC], précité, § 62, CEDH 1999-IV et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999).
36. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. La Cour relève que le requérant a été condamné à une peine de deux ans d’emprisonnement. Bien qu’il y ait eu sursis à l’exécution de cette sanction, la Cour considère que l’infliction en particulier d’une peine de prison a pu avoir un effet dissuasif significatif.
37. A la lumière de tout ce qui précède, la Cour estime que la condamnation pénale était disproportionnée par rapport aux buts visés et que, dès lors, elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
38. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
PENTIKÄINENEN C. FINALANDE du 4 février 2014 requête 11882/10
La condamnation d’un photographe pour désobéissance à la police alors qu’il couvrait une manifestation n’a pas violé sa liberté d’expression. Il a été poursuivi uniquement pour avoir désobéi à la police qui voulait le mettre dans une zone sécurisée. Il n'a pas eu de peine ni d'inscription sur son casier judiciaire.
Pour ce qui est de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10, la Cour observe tout d’abord que M. Pentikäinen n’a pas été empêché de prendre des photographies de la manifestation. Son équipement n’a pas été confisqué et il a été autorisé à garder tous les clichés pris par lui et à les utiliser sans restriction. De plus, les juridictions finlandaises ont jugé établi qu’il avait été prévenu des sommations de la police ordonnant de quitter les lieux après que la manifestation était devenue violente mais que, au lieu de se rendre dans une zone sécurisée séparée réservée pour la presse, il avait décidé de ne pas obtempérer. Par ailleurs, d’après des dépositions faites devant les juridictions finlandaises, il n’avait pas indiqué avec suffisamment de clarté à la police, au moment de son arrestation, qu’il était journaliste.
La Cour estime que M. Pentikäinen n’a pas été empêché d’exercer sa liberté d’expression à proprement parler. On lui a donné le choix de suivre la manifestation depuis la zone sécurisée pour la presse. De plus, il n’a été arrêté et condamné que pour avoir refusé d’obéir aux ordres de la police, et non à cause de ses activités de journaliste. La Cour tient compte aussi de ce que, comme l’a dit le gouvernement finlandais, la garde à vue de 18 heures s’expliquait par le fait qu’elle a été ordonnée tardivement la nuit et que le droit finlandais interdit les interrogatoires nocturnes.
Il ne fait aucun doute que la manifestation était un sujet légitime d’intérêt public justifiant une couverture médiatique. Cependant, les juridictions finlandaises ont pesé la liberté d’expression de M. Pentikäinen à l’aune de la nécessité de disperser la foule en raison d’une menace pour l’ordre public. Enfin, en application du droit finlandais, la condamnation de M. Pentikäinen n’a pas été inscrite sur son casier judiciaire du fait qu’aucune peine ne lui avait été infligée.
La Cour en conclut que les juridictions finlandaises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu. Elles ont donc décidé à bon droit que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10.
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Szurovecz c. Hongrie du 9 octobre 2019 requête n° 15428/16
Article 10 : Refuser l’accès d’un journaliste à un centre d’accueil de demandeurs d’asile était contraire à la Convention européenne
L’affaire concernait l’accès des médias à des centres d’accueil de demandeurs d’asile. Le requérant en l’espèce, un journaliste pour un portail d’information en ligne, se plaignait du refus par les autorités de sa demande tendant à ce qu’il puisse faire des interviews et prendre des photographies au centre d’accueil de Debrecen, l’empêchant ainsi de relater les conditions de vie dans ce lieu. La Cour a souligné que les travaux de recherche sont un volet essentiel de la liberté de la presse et doivent être protégés. Elle n’est pas convaincue que restreindre la possibilité pour le requérant de conduire de tels travaux de recherche, l’ayant ainsi empêché de relater au moyen d’informations de première main un problème revêtant un intérêt public considérable, à savoir la crise des réfugiés en Hongrie, était suffisamment justifié. En particulier, les autorités n’ont avancé que des raisons sommaires, à savoir d’éventuels problèmes pour la sécurité et la vie privée des demandeurs d’asile, pour justifier leur refus, sans avoir réellement pesé les intérêts en jeu.
LES FAITS
En septembre 2015, alors qu’il travaillait comme journaliste pour abcug.hu, un portail d’information en ligne, il demanda aux autorités de l’immigration l’accès au centre d’accueil de Debrecen afin de rédiger un article sur les conditions de vie des demandeurs d’asile. Il précisa qu’il ne photographierait que les personnes qui y consentiraient au préalable et qu’il recueillerait leur accord écrit si besoin était. Cependant, sa demande fut rejetée pour des raisons tenant à la vie privée et à la sécurité des demandeurs d’asile, en particulier parce que bon nombre de personnes séjournant dans les centres d’accueil avaient fui la persécution et courraient donc un risque en cas d’exposition dans les médias. M. Szurovecz attaqua cette décision en justice, mais en vain. Le tribunal administratif jugea son recours irrecevable au motif que, au regard du droit interne pertinent, le refus n’était pas une décision administrative et échappait donc au contrôle du juge.
CEDH
La Cour rappelle que l’un des éléments essentiels de la protection de la liberté de la presse consiste à veiller à ce que les journalistes puissent conduire des travaux de recherche. Faire obstacle à l’accès des journalistes à l’information risque de les décourager voire de les empêcher de relater des informations exactes et fiables au public et donc de jouer leur rôle indispensable de « chiens de garde ». Tel était le cas du requérant lorsqu’il n’a pas été autorisé à conduire des interviews et à prendre des photographies à l’intérieur du centre d’accueil puisqu’on l’a empêché de recueillir des informations de première main et d’enquêter sur les conditions de détention des demandeurs d’asile, relatées par d’autres sources. La Cour y voit une ingérence dans sa liberté d’expression. L’ingérence était prévue par la loi car elle était fondée sur l’article 2 de l’arrêté n o 52/2007 (XII.11) du ministère de la Justice, et elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la vie privée des demandeurs d’asile.
Cependant, la Cour estime que les raisons avancées à une telle restriction de la liberté d’expression du requérant, quoique pertinentes, n’étaient pas suffisantes.
Premièrement, concernant la nécessité de protéger la vie privée des demandeurs d’asile, les autorités de l’immigration n’ont apparemment pas pris note de l’argument du requérant selon lequel il ne prendrait de photographies qu’avec l’accord préalable, et le cas échéant écrit, des intéressés. En outre, un reportage sur les conditions de vie dans le centre, même s’il n’abordait pas forcément la vie privée des demandeurs d’asile, concernait une question d’intérêt public et ne recherchait pas le sensationnalisme.
Deuxièmement, ni les autorités internes ni le Gouvernement n’ont indiqué en quoi exactement la sécurité des demandeurs d’asile aurait été concrètement compromise, surtout si les recherches n’étaient conduites qu’avec leur consentement. Troisièmement, la Cour ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel le requérant aurait tout aussi bien pu prendre des photographies et conduire des interviews à l’extérieur du centre d’accueil et se servir d’informations diffusées par des organisations internationales et/ou des ONG. De telles alternatives ne pouvaient en aucun cas se substituer à des discussions en tête-à-tête et aux premières impressions sur les conditions de vie. En effet, aux yeux du public, des informations de seconde main n’auraient pas eu le même poids et n’auraient pas semblé fiables.
Enfin, les tribunaux n’ont pas été en mesure de peser les différents intérêts en jeu, la décision de refus d’accès ayant échappé au contrôle du juge. Par ailleurs, compte tenu de l’importance dans une société démocratique de relater les questions revêtant un intérêt public considérable, en l’occurrence la crise des réfugiés en Hongrie, le refus d’accès opposé par les autorités n’a tenu aucun compte de l’intérêt pour le requérant en tant que journaliste de conduire des recherches ni de l’intérêt pour le public de recevoir des informations de cette nature.
Il y a donc eu violation de l’article 10.
Au vu de ce constat, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief sur le terrain de l’article 13.
MAGYAR HELSINKI BIZOTTSÁG c. HONGRIE du 8 novembre 2016 Requête no 18030/11
Violation de l'article 10 : Le refus des autorités hongroises de fournir à une ONG des renseignements sur les avocats commis d’office est contraire au droit d’accès à l’information.
a) Sur l’applicabilité de l’article 10 et l’existence d’une ingérence
117. La première question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si les faits dont se plaint la requérante entrent dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention. La Cour observe qu’en son paragraphe 1, cet article énonce que le droit à la liberté d’expression « comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques ». Contrairement aux dispositions comparables d’autres instruments internationaux (paragraphes 36-37, 60 et 63 ci-dessus et paragraphes 140 et 146-147 ci-dessous), il ne précise pas que ce droit englobe la liberté de rechercher des informations. Pour déterminer si le refus litigieux des autorités nationales de donner à la requérante l’accès aux informations sollicitées a constitué une ingérence dans l’exercice par elle des droits garantis par l’article 10, la Cour doit procéder à une analyse plus générale de cette disposition afin de vérifier si et dans quelle mesure elle protège un droit d’accès aux informations détenues par l’État, thèse soutenue par la requérante et les ONG tiers intervenantes mais contestée par le gouvernement défendeur et le gouvernement tiers intervenant.
i. Observations préliminaires relatives à l’interprétation de la Convention
118. La Cour a déjà souligné que, en tant que traité international, la Convention doit s’interpréter à la lumière des règles prévues aux articles 31 à 33 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (Golder, précité, § 29, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, §§ 114 et 117, série A no 102, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, §§ 51 et suivants, série A no 112, Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, §§ 57-59, CEDH 2000‑III).
119. Ainsi, en vertu de la Convention de Vienne, la Cour doit rechercher le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés (Johnston et autres, précité, § 51, et article 31 § 1 de la Convention de Vienne cité au paragraphe 35 ci-dessus).
120. Il faut aussi tenir compte de ce que le contexte de la disposition est celui d’un traité de protection effective des droits individuels de l’homme et de ce que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter en veillant à l’harmonie et à la cohérence interne de ses différentes dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 47-48, CEDH 2005‑X, et Rantsev, précité, § 274).
121. La Cour souligne que l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires (Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, § 87, série A no 161).
122. La Cour rappelle encore que la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États contractants (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 100, CEDH 2005‑I, et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 239, série A no 25).
123. Il faut aussi tenir compte de toute règle de droit international applicable aux relations entre les parties contractantes (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 134, 21 juin 2016) ; la Convention ne peut s’interpréter dans le vide mais doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante (voir, par exemple, Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 150, CEDH 2005‑VI, Hassan c. Royaume‑Uni [GC], no 29750/09, §§ 77 et 102, CEDH 2014, et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne cité au paragraphe 35 ci-dessus).
124. Ensembles constitués des règles et principes acceptés par une grande majorité des États, les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens reflètent une réalité, que la Cour ne saurait ignorer lorsqu’elle est appelée à clarifier la portée d’une disposition de la Convention (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 184, CEDH 2009). Le consensus qui se dégage des instruments internationaux spécialisés et de la pratique des États contractants peut constituer un facteur pertinent lorsque la Cour interprète les dispositions de la Convention dans des cas spécifiques (voir Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 102 et §§ 108-110, CEDH 2011, où la Cour a jugé qu’une objection de conscience au service militaire relevait de l’article 9, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, §§ 104-109, 17 septembre 2009, sur l’article 7 et le principe de la rétroactivité de la loi pénale plus clémente, et Rantsev, précité, §§ 278-282, sur l’applicabilité de l’article 4 à la traite des êtres humains).
125. Enfin, il peut aussi être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment aux travaux préparatoires du traité, soit pour confirmer un sens déterminé conformément aux étapes évoquées plus haut, soit pour établir le sens lorsqu’il serait autrement ambigu, obscur ou manifestement absurde ou déraisonnable (voir Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008, et l’article 32 de la Convention de Vienne cité au paragraphe 35 ci-dessus). Il ressort de la jurisprudence que les travaux préparatoires ne délimitent pas la question de savoir si un droit peut être considéré comme relevant d’un article de la Convention lorsque l’existence de ce droit est confirmée par un degré croissant de consensus qui se dégage en la matière (voir, par exemple, Sigurður A. Sigurjónsson c. Islande, 30 juin 1993, § 35, série A no 264).
ii. La jurisprudence des organes de la Convention
126. C’est à la lumière des principes rappelés ci-dessus que la Cour examinera la question de savoir si et dans quelle mesure on peut considérer qu’un droit d’accès aux informations détenues par l’État relève en tant que tel de la « liberté d’expression » au sens de l’article 10 de la Convention, bien que ce droit ne soit pas immédiatement apparent dans le texte de cette disposition. Le gouvernement défendeur et le gouvernement intervenant arguent tous deux, notamment, que les auteurs de la Convention n’ont pas fait mention d’un droit d’accès à l’information dans le texte de la Convention précisément parce qu’ils n’entendaient pas faire assumer une telle obligation aux Parties contractantes (voir aussi les paragraphes 69 et 101 ci-dessus).
127. La Cour rappelle que la question de savoir si le grief d’un requérant qui se plaint de s’être vu refuser l’accès à des informations peut être considéré comme entrant dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention malgré l’absence de référence expresse à l’accès à l’information dans le texte de cette disposition a fait l’objet, au fil des années, d’une clarification progressive dans la jurisprudence des organes de la Convention, aussi bien par l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme (voir, en particulier, Seize municipalités autrichiennes et certains de leurs conseillers c. Autriche, nos 5767/72 et al., décision de la Commission du 31 mai 1974, Annuaire 1974, p. 338, X. c. République Fédérale d’Allemagne, no 8383/78, décision de la Commission du 3 octobre 1979, Décisions et rapports (DR) 17, p. 229, Clavel c. Suisse, no 11854/85, décision de la Commission du 15 octobre 1987, DR 54, p. 153, A. Loersch et la Nouvelle Association du Courrier c. Suisse, nos 23868/94 et 23869/94, décision de la Commission du 24 février 1995, DR 80-A, p. 162, Bader c. Autriche, no 26633/95, décision de la Commission du 15 mai 1996, Nurminen et autres c. Finlande, no 27881/95, décision de la Commission du 26 février 1997, et Grupo Interpres SA c. Espagne, no 32849/96, décision de la Commission du 7 avril 1997, DR 89-A, p. 150) que par la Cour, laquelle, au paragraphe 74 de son arrêt Leander de 1987, a énoncé en ces termes l’approche qui est devenue par la suite la position jurisprudentielle standard en la matière :
« Quant à la liberté de recevoir des informations, elle interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir. Dans des circonstances du genre de celles de la présente affaire, l’article 10 n’accorde pas à l’individu le droit d’accéder à un registre où figurent des renseignements sur sa propre situation, ni n’oblige le gouvernement à les lui communiquer. »
128. Ainsi, la Cour plénière dans l’arrêt Gaskin (précité, § 52) en 1989 et la Grande Chambre dans l’arrêt Guerra (précité) en 1998 ont confirmé cette approche, la Grande Chambre ayant ajouté dans l’arrêt Guerra que la liberté de recevoir des informations « ne saurait se comprendre comme imposant à un État, dans des circonstances telles que celles de l’espèce, des obligations positives de collecte et de diffusion, motu proprio, des informations » (Guerra et autres, précité, § 53, ainsi que Sîrbu et autres c. Moldova, nos 73562/01, 73565/01, 73712/01, 73744/01, 73972/01 et 73973/01, §§ 17-19, 15 juin 2004). En 2005, dans l’arrêt Roche (précité, § 172), la Grande Chambre a suivi le même type de raisonnement – ce qu’avaient déjà fait des formations de chambre dans les affaires Eccleston c. Royaume-Uni ((déc.), no 42841/02, 18 mai 2004) et Jones c. Royaume-Uni ((déc.), no 42639/04, 13 septembre 2005).
129. Les affaires mentionnées au paragraphe précédent étaient semblables en ce que les requérants demandaient l’accès à des informations pertinentes pour leur vie privée. La Cour y a dit que, dans les circonstances particulières de la cause, le droit d’accès à l’information n’était pas prévu par l’article 10 de la Convention, mais que les informations sollicitées concernaient la vie privée et/ou familiale des requérants de sorte qu’elles entraient dans le champ d’application de l’article 8 (Gaskin, précité, § 37) ou qu’elles rendaient l’article 8 applicable (Leander, § 48, Guerra et autres, § 57, et Roche, §§ 155-156, tous précités).
130. Ultérieurement, dans l’arrêt Dammann (précité, § 52), la Cour a dit que la collecte d’informations était une étape préparatoire essentielle du travail de journalisme et qu’elle était inhérente à la liberté de la presse et, à ce titre, protégée (voir aussi Shapovalov, précité). Sans beaucoup de débat, cette considération a été encore développée dans la décision Sdruženi Jihočeské Matky (précitée). La Cour y a d’abord rappelé les principes énoncés dans les arrêts Leander, Guerra et Roche. S’appuyant sur la décision Loiseau c. France ((déc.), no 46809/99, CEDH 2003–XII (extraits)), elle a ensuite observé qu’il était « difficile de déduire de la Convention un droit général d’accès aux données et documents de caractère administratif ». Puis, citant la décision Grupo Interpres SA (précitée), elle a dit que le refus litigieux de l’autorité publique de donner accès aux documents administratifs pertinents, qui étaient aisément accessibles, avait constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit de recevoir des informations garanti par l’article 10 de la Convention. Comme dans l’affaire Grupo Interpres SA, le grief tiré de la Convention dans l’affaire Dammann avait trait à l’application d’une obligation prévue par le droit national de donner accès aux documents demandés, sous réserve de certaines conditions. Dans cette affaire, ayant déterminé que la restriction litigieuse n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi, la Cour a finalement déclaré le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
131. Par la suite, dans une série d’arrêts rendus après la décision Sdruženi Jihočeské Matky (précitée), la Cour a estimé qu’il y avait eu une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 10 § 1 dans des cas où, alors que le requérant avait été jugé avoir en droit interne un droit établi d’accès aux informations en cause, notamment en vertu de décisions de justice définitives, les autorités n’avaient pas donné effet à ce droit. Pour conclure à l’existence d’une ingérence, elle a en outre tenu compte de ce que l’accès aux informations en question était un élément essentiel de l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, ou de ce qu’il s’inscrivait dans le cadre d’une collecte légitime d’informations d’intérêt public destinées à être communiquées au public et ainsi à contribuer au débat public (Kenedi, 26 mai 2009, § 43, Youth Initiative for Human Rights, 25 juin 2013, § 24 ; Roşiianu, 24 juin 2014, § 64, et Guseva, 14 février 2015, § 55, tous précités et faisant tous référence dans ce contexte à l’arrêt Társaság plus amplement décrit ci-dessous). Examinant des circonstances comparables dans l’arrêt Gillberg (précité), la Grande Chambre a adopté une approche similaire (voir le paragraphe 93 de cet arrêt), tout en rappelant le principe Leander selon lequel l’article 10 « interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir » (ibidem, § 83). Rétrospectivement, la Cour considère que cette jurisprudence constitue non pas un abandon des principes Leander, mais plutôt une extension de ces principes, en ce qu’elle concernait des situations où, comme l’a noté le gouvernement intervenant, l’État avait reconnu un droit à recevoir des informations mais avait manqué à donner effet à ce droit ou en avait entravé l’exercice.
132. Parallèlement à cette jurisprudence s’est développée une approche étroitement liée, celle suivie dans les arrêts Társaság et Österreichische Vereinigung (respectivement du 14 avril 2009 et du 28 novembre 2013, tous deux précités). La Cour y a reconnu, sous réserve de certaines conditions – indépendamment des considérations de droit interne qui s’appliquaient dans les affaires Kenedi, Youth Initiative for Human Rights, Roşiianu et Guseva – l’existence d’un droit limité d’accès à l’information, en tant qu’élément des libertés garanties par l’article 10 de la Convention. Dans l’arrêt Társaság, elle a souligné que l’organisation requérante jouait un rôle de « chien de garde » social et a considéré, en suivant un raisonnement qui a été confirmé dans les arrêts Kenedi, Youth Initiative for Human Rights, Roşiianu et Guseva, qu’elle cherchait donc légitimement à collecter des informations sur un sujet d’importance publique (à savoir la demande, présentée par un homme politique, de contrôle de constitutionnalité d’une loi pénale relative à des infractions en matière de drogue) et que les autorités s’étaient immiscées dans le stade préparatoire de cette démarche, en y posant un obstacle administratif. Elle a jugé que le monopole de la Cour constitutionnelle sur les informations s’analysait donc en une forme de censure. De plus, étant donné que l’intention de la requérante était de communiquer au public les informations susceptibles d’être extraites du recours constitutionnel en question, et ainsi de contribuer au débat public sur la législation pénale en matière de drogue, elle a estimé qu’il était clair que l’intéressée avait subi une atteinte à son droit de communiquer des informations (Társaság, §§ 26 à 28). La Cour est parvenue à des conclusions comparables dans l’arrêt Österreichische Vereinigung (§ 36).
133. Le fait que la Cour n’ait pas expliqué dans sa jurisprudence le lien entre les principes Leander et les évolutions plus récentes décrites ci-dessus ne signifie pas qu’il y ait entre les premiers et les secondes des contradictions ou des incohérences. Il apparaît que la déclaration de la Cour selon laquelle le droit à la liberté de recevoir des informations « interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir », reposait sur ce que l’on peut considérer comme une lecture littérale de l’article 10. Cette déclaration a été reprise par la Cour plénière et par la Grande Chambre dans les arrêts Guerra, Gaskin et Roche (ainsi que dans l’arrêt Gillberg). Cependant, si elle a dit que, dans des circonstances telles que celles en cause dans les affaires Guerra, Gaskin et Roche, l’article 10 ne conférait pas à l’individu un droit d’accès aux informations en question et n’imposait pas au Gouvernement l’obligation de communiquer ces informations, la Cour n’a exclu l’existence ni d’un tel droit ni de l’obligation correspondante pour le Gouvernement dans d’autres types de circonstances. La jurisprudence récente susmentionnée (y compris l’arrêt Gillberg) peut être vue comme l’illustration du type de circonstances dans lesquelles la Cour est disposée à reconnaître un droit individuel d’accès à des informations détenues par l’État. Aux fins de son examen de la présente affaire, la Grande Chambre juge utile d’envisager de manière plus large la question de savoir dans quelle mesure un droit d’accès à l’information se dégage de l’article 10 de la Convention.
iii. Les travaux préparatoires
134. La Cour prend note d’emblée de la thèse du gouvernement britannique, reposant sur l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, selon laquelle le sens ordinaire à attribuer aux termes employés par les États contractants devrait être le principal moyen d’interprétation de la Convention (paragraphe 99 ci-dessus). Le gouvernement britannique soutient que l’article 10 a clairement pour objet d’imposer aux organes de l’État l’obligation négative de ne pas porter atteinte au droit de communication, et qu’on ne peut pas déduire des termes de l’article 10 § 1 l’existence d’une obligation positive imposant aux États contractants de fournir un accès aux informations. D’après lui, cette analyse est confirmée par les travaux préparatoires, qui montreraient que le droit de « rechercher » des informations a été délibérément omis du texte final de l’article 10.
135. En ce qui concerne les travaux préparatoires sur l’article 10, la Cour observe qu’il est vrai que le libellé de l’avant-projet de Convention préparé par le Comité d’experts à sa première réunion du 2 au 8 février 1950 était identique à celui de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et comprenait le droit de rechercher des informations. Toutefois, ce droit n’apparaît plus dans les versions ultérieures du texte (paragraphes 44 à 49 ci-dessus). Il n’y a aucune trace de discussions relatives à ce changement ni d’un débat sur le point de savoir quels éléments sont précisément constitutifs de la liberté d’expression (voir, a contrario, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, §§ 51-52, série A no 44).
La Cour n’est donc pas persuadée que l’on puisse attribuer une importance déterminante aux travaux préparatoires en ce qui concerne la possibilité d’interpréter l’article 10 § 1 comme comprenant un droit d’accès à l’information dans le présent contexte. Elle n’est pas non plus convaincue qu’il n’existe pas de circonstances dans lesquelles pareille interprétation pourrait se déduire du sens ordinaire des mots « recevoir et communiquer des informations et des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence gouvernementale » ou de l’objet et du but de l’article 10.
136. Au contraire, il est à noter que les travaux préparatoires du Protocole no 6 révèlent une conception partagée par les organes et les institutions du Conseil de l’Europe selon laquelle l’article 10 § 1 de la Convention, tel qu’il était libellé à l’origine, pourrait raisonnablement être considéré comme comprenant déjà la « liberté de rechercher des informations ».
En particulier, dans son Avis sur le projet de Protocole no 6, la Cour a considéré que la liberté de recevoir des informations garantie par l’article 10 impliquait bien celle d’en rechercher, mais elle a estimé, en accord avec le rapport explicatif, que la liberté de rechercher des informations n’impliquait pas l’obligation pour l’autorité de les fournir. Pareillement, dans ses observations sur le même projet de Protocole, la Commission européenne des droits de l’homme a dit que même si l’article 10 ne mentionnait pas la liberté de rechercher des informations, on ne pouvait exclure qu’une telle liberté fût comprise par implication parmi celles que cet article protège, et il n’était pas interdit d’admettre que, dans certaines circonstances, il incluait un droit d’accès à des documents qui n’étaient pas généralement accessibles. Pour la Commission, il fallait laisser toute possibilité de développement à l’interprétation jurisprudentielle de l’article 10 (paragraphe 51 ci-dessus).
137. De même, pour les raisons exposées ci-dessous, la Cour estime que, dans certains types de cas et sous réserve de conditions particulières, il peut y avoir de solides arguments en faveur de l’interprétation de cette disposition comme comprenant un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État et une obligation pour celui-ci de les fournir.
iv. Droit comparé et droit international
138. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 123), la Convention doit être interprétée non pas isolément mais, conformément au critère énoncé à l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne (paragraphe 35 ci-dessus), de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie. De plus, la Convention revêtant un caractère spécial en tant qu’instrument de protection des droits de l’homme où sont énoncées des règles matérielles qui ont une nature de droit interne et qui imposent aux États des obligations envers les individus, la Cour peut aussi tenir compte de ce que l’évolution des systèmes juridiques internes indique l’existence d’une approche uniforme ou commune ou l’émergence d’un consensus au sein des États contractants sur un sujet donné (voir, à cet égard, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 41, série A no 31, et Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, §§ 67-68, CEDH 2002-IV).
139. À cet égard, la Cour observe que dans la grande majorité des États contractants, et notamment dans les trente et un États étudiés sauf un, la législation nationale reconnaît un droit d’accès à l’information et/ou aux documents officiels détenus par les autorités publiques, en tant que droit autonome visant à renforcer la transparence dans la conduite des affaires publiques en général (paragraphe 64 ci-dessus). Même si ce but est plus large que celui consistant à faire progresser le droit à la liberté d’expression en tant que tel, la Cour estime établi qu’il existe au sein des États membres du Conseil de l’Europe un large consensus sur la nécessité de reconnaître un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État afin de permettre au public d’examiner les questions d’intérêt public, y compris le mode de fonctionnement des autorités publiques dans une société démocratique, et de se forger une opinion en la matière.
140. Un consensus fort se dégage aussi au niveau international. Notamment, le droit de rechercher des informations est expressément garanti par l’article 19 (la disposition protégeant la liberté d’expression qui correspond à l’article 10 de la Convention) du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques, instrument ratifié par l’ensemble des quarante-sept Parties contractantes à la Convention, y compris la Hongrie (et toutes, sauf la Suisse et le Royaume-Uni, ont accepté le droit de recours individuel en vertu du Protocole facultatif s’y rapportant). Le même droit est consacré à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
141. À cet égard, il importe de relever que le Comité des droits de l’homme des Nations unies a confirmé à plusieurs reprises l’existence d’un droit d’accès à l’information. Il a souligné l’importance de l’accès à l’information dans le processus démocratique, et le lien entre cet accès et la possibilité de diffuser des informations et des opinions sur des questions d’intérêt public pour les citoyens. Il a considéré que la liberté de pensée et d’expression incluait la protection du droit d’accès aux informations détenues par l’État. Dans une affaire, il a dit que le droit de rechercher des informations pouvait être exercé sans qu’il soit nécessaire de prouver un intérêt direct ou personnel à obtenir les informations en question, mais qu’en raison des fonctions de « chien de garde » spécial de l’association auteure de la communication et de la nature particulière des informations recherchées, il y avait lieu de conclure que ladite association avait été directement touchée par le refus en question (paragraphes 39-41 ci-dessus).
142. La Cour note encore que, selon le Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, le droit de rechercher et de recevoir des informations est un élément essentiel du droit à la liberté d’expression, qui comprend le droit général du public d’avoir accès aux informations d’intérêt général, le droit pour les individus de rechercher des informations les concernant qui peuvent avoir une incidence sur leurs droits individuels et le droit des médias d’accéder aux informations (paragraphe 42 ci-dessus).
143. Certes, ces conclusions ont été adoptées relativement à l’article 19 du Pacte, dont le libellé est différent de celui de l’article 10 de la Convention. Toutefois, la Cour les juge pertinentes en l’espèce en ce qu’il en ressort que le droit d’accès aux données et documents d’intérêt public est inhérent à la liberté d’expression. Les organes des Nations unies considèrent que le droit pour les « chiens de garde publics » d’accéder aux informations détenues par l’État afin de s’acquitter des obligations que leur rôle fait peser sur eux, à savoir la communication d’informations et d’idées, est un corollaire du droit pour le public de recevoir des informations sur des questions d’intérêt général (paragraphes 39-42 ci-dessus).
144. Par ailleurs, l’article 42 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le règlement (CE) no 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001 garantissent aux citoyens un droit d’accès aux documents détenus par les institutions de l’Union, sous réserve des exceptions énoncées à l’article 4 du règlement (paragraphes 55-56 ci‑dessus).
145. En outre, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a reconnu le droit d’accès aux documents publics dans sa recommandation Rec(2002) 2 sur l’accès aux documents publics, où il dit que les États membres devraient, avec certaines exceptions, garantir à toute personne le droit d’accéder, à sa demande, à des documents publics détenus par des autorités publiques (paragraphe 52 ci-dessus). De plus, même si la Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics n’a à ce jour été ratifiée que par sept États membres, son adoption dénote une évolution continue vers la reconnaissance d’une obligation pour l’État de donner accès aux informations publiques (la Cour a déjà tenu compte dans sa jurisprudence d’instruments internationaux qui n’avaient pas été ratifiés par tous les États parties à la Convention ni même par la majorité d’entre eux, par exemple dans les arrêts Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, § 75, CEDH 2004–II et Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 59, CEDH 2004–XII ; elle a aussi tenu compte d’instruments qui n’étaient pas contraignants à l’époque de son examen, par exemple dans les arrêts Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, CEDH 2002–VI, Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, [GC], no 63235/00, CEDH 2007–II, et Marckx, précité, §§ 20 et 41). Ainsi, même si la présente affaire ne concerne pas un droit à part entière d’accès à l’information, la Cour estime que cette convention indique une tendance claire vers une norme européenne, qui doit être vue comme une considération pertinente en l’espèce.
146. Il est aussi instructif pour la Cour de tenir compte des évolutions se dégageant dans d’autres systèmes régionaux de protection des droits de l’homme en ce qui concerne la reconnaissance du droit d’accès à l’information. L’évolution la plus notable est l’interprétation faite par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire Claude Reyes et autres c. Chili de l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, qui garantit expressément le droit de rechercher et de recevoir des informations, la Cour interaméricaine ayant considéré que le droit à la liberté de pensée et d’expression incluait la protection du droit d’accès aux informations détenues par l’État (paragraphe 61 ci-dessus).
147. On peut encore mentionner la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique adoptée par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples en 2002. Alors que l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ne mentionne pas le droit de rechercher des informations, la Déclaration de principes énonce expressément que « [l]a liberté d’expression et d’information, y compris le droit de chercher, de recevoir et de communiquer des informations et idées (...) est un droit fondamental et inaliénable » (paragraphe 63 ci-dessus).
148. Il ressort donc clairement des considérations exposées ci-dessus que depuis l’adoption de la Convention, le droit interne de l’écrasante majorité des États membres du Conseil de l’Europe ainsi que les instruments internationaux pertinents ont effectivement évolué au point qu’il se dégage un large consensus, en Europe et au-delà, quant à la nécessité de reconnaître un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État afin d’aider le public à se forger une opinion sur les questions d’intérêt général.
v. L’approche de la Cour concernant l’applicabilité de l’article 10
149. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que rien ne l’empêche d’interpréter l’article 10 § 1 de la Convention comme incluant un droit d’accès à l’information.
150. Elle a conscience de l’importance de la sécurité juridique en droit international et de ce que l’on ne peut attendre des États qu’ils mettent en œuvre une obligation internationale qu’ils n’ont pas d’abord acceptée. Elle considère qu’il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents (Mamatkoulov et Askarov, précité, § 121, et Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001‑I). La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit en outre tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 131, 24 mai 2016).
151. Il ressort de l’étude de la jurisprudence des organes de la Convention résumée aux paragraphes 127 à 132 ci-dessus qu’il y a eu une évolution perceptible en faveur de la reconnaissance, sous certaines conditions, d’un droit à la liberté d’information en tant qu’élément inhérent à la liberté de recevoir et de communiquer des informations protégée par l’article 10 de la Convention.
152. La Cour observe par ailleurs que cette évolution se reflète aussi dans la position prise par les organes internationaux de protection des droits de l’homme, qui lient le droit pour les « chiens de garde » d’accéder à l’information à leur droit de communiquer des informations et à celui du grand public de recevoir des informations et des idées (paragraphes 39-42 et 143 ci‑dessus).
153. De plus, il est d’une importance primordiale que, selon les informations dont dispose la Cour, sur les trente et un États membres du Conseil de l’Europe objets de l’étude de droit comparé, presque tous aient adopté une législation sur la liberté d’information. Un autre indicateur de la communauté d’approche dans ce contexte est l’existence de la Convention sur l’accès aux documents publics.
154. À la lumière de ces changements et en réponse à cette évolution convergente quant aux normes à atteindre en matière de protection des droits de l’homme, la Cour considère qu’il y a lieu en l’espèce de clarifier les principes Leander.
155. L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires (Soering, précité, § 87). Comme l’illustrent clairement la jurisprudence récente de la Cour et les décisions d’autres organes de protection des droits de l’homme, dire que le droit d’accès à l’information ne peut en aucune circonstance relever de l’article 10 de la Convention aboutirait à des situations où la liberté « de recevoir et de communiquer » des informations se trouverait entravée d’une manière et à un degré tels que la substance même de la liberté d’expression en serait atteinte. De l’avis de la Cour, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice du droit de recevoir et de communiquer des informations, refuser cet accès peut constituer une ingérence dans l’exercice de ce droit. Le principe selon lequel les droits protégés par la Convention doivent être garantis de manière concrète et effective commande qu’un requérant se trouvant dans une telle situation puisse invoquer la protection de l’article 10.
156. En bref, le temps est venu de clarifier les principes classiques. La Cour considère toujours que « le droit à la liberté de recevoir des informations interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir ». De plus, « le droit de recevoir des informations ne saurait se comprendre comme imposant à un État des obligations positives de collecte et de diffusion, motu proprio, des informations ». La Cour considère par ailleurs que l’article 10 n’accorde pas à l’individu un droit d’accès aux informations détenues par une autorité publique, ni n’oblige l’État à les lui communiquer. Toutefois, comme le montre l’analyse ci‑dessus, un tel droit ou une telle obligation peuvent naître, premièrement, lorsque la divulgation des informations a été imposée par une décision judiciaire devenue exécutoire (situation qui ne concerne pas le cas d’espèce) et, deuxièmement, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression, en particulier « la liberté de recevoir et de communiquer des informations », et que refuser cet accès constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit.
vi. Critères entraînant l’application du droit d’accès à des informations détenues par l’État
157. La question de savoir si et dans quelle mesure le refus de donner accès à des informations a constitué une ingérence dans l’exercice par un requérant du droit à la liberté d’expression doit s’apprécier au cas par cas à la lumière des circonstances particulières de la cause. La Cour considère que la jurisprudence récente rappelée ci-dessus (paragraphes 131 et 132) fournit des illustrations précieuses des critères pertinents pour définir plus précisément la portée de ce droit.
α) Le but de la demande d’information
158. Une première condition préalable doit être que la personne demandant l’accès à des informations détenues par une autorité publique a pour but d’exercer sa liberté de « recevoir et de communiquer des informations et des idées ». Ainsi, la Cour a accordé de l’importance dans sa jurisprudence au fait que la collecte des informations était une étape préparatoire importante dans l’exercice d’activités journalistiques ou d’autres activités visant à ouvrir un débat public ou constituant un élément essentiel de la participation à un tel débat (voir, mutatis mutandis, Társaság, précité, §§ 27-28, et Österreichische Vereinigung, précité, § 36).
159. Dans ce contexte, on peut rappeler qu’en matière de liberté de la presse, la Cour a dit que, « [e]n raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique » (Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil 1996‑II, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III). Les mêmes considérations devraient s’appliquer à une ONG jouant un rôle de « chien de garde » social (cet aspect est développé ci-après).
En conséquence, pour savoir si l’article 10 trouve à s’appliquer, il faut déterminer si les informations recherchées étaient réellement nécessaires à l’exercice de la liberté d’expression (Roşiianu, précité, § 63). De l’avis de la Cour, il y a lieu de considérer qu’obtenir l’accès à des informations est nécessaire lorsque leur rétention serait de nature à entraver l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression ou à porter atteinte à ce droit (Társaság, précité, § 28), qui comprend la liberté « de recevoir et de communiquer des informations et des idées » dans le respect des « droits et responsabilités » découlant du paragraphe 2 de l’article 10.
β) La nature des informations recherchées
160. La Cour a déjà conclu que le refus de donner accès à des informations avait constitué une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit de recevoir et de communiquer des informations, dans des cas où les données recherchées étaient respectivement des « informations factuelles concernant l’utilisation de mesures de surveillance électroniques » (Youth Initiative for Human Rights, précité, § 24), des « informations relatives à un recours constitutionnel » et portant « sur un sujet d’importance générale » (Társaság, précité, §§ 37-38), des « sources documentaires originales à des fins de recherche historique légitime » (Kenedi¸ précité, § 43), et des décisions concernant des commissions sur des transactions immobilières (Österreichische Vereinigung, précité, § 42). Elle a alors attaché un poids important à la présence de catégories particulières d’informations considérées comme étant d’intérêt public.
161. Dans le prolongement de cette approche, la Cour considère que les informations, les données ou les documents auxquels l’accès est demandé doivent généralement répondre à un critère d’intérêt public pour devoir être divulgués en vertu de la Convention. Tel peut être le cas, notamment, lorsque l’accès à ces informations contribue à la transparence sur la conduite des affaires publiques et sur les questions présentant un intérêt pour la société de manière générale, et permet ainsi la participation de l’ensemble de la collectivité à la gouvernance publique.
162. La Cour a souligné que la définition de ce qui pourrait constituer un sujet d’intérêt public dépend des circonstances de chaque affaire. Ont trait à un intérêt public les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité. Tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé. L’intérêt public ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel voire, parfois, pour le voyeurisme. Pour vérifier qu’une publication a trait à un sujet d’importance générale, il faut en apprécier la totalité, eu égard au contexte dans lequel elle s’inscrit (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 97 à 103, CEDH 2015 (extraits), avec les références citées).
163. À cet égard, la position privilégiée accordée par la Cour dans sa jurisprudence au discours politique et au débat sur les questions d’intérêt public est un facteur à prendre en compte. La raison pour laquelle l’article 10 § 2 de la Convention laisse peu de place pour des restrictions à ce type d’expression (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §§ 38 et 41, série A no 103, et Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999–IV) milite de même pour l’octroi d’un droit d’accès à ce type d’informations en vertu de l’article 10 § 1 lorsqu’elles sont détenues par les autorités publiques.
γ) Le rôle de la requérante
164. Une conséquence logique des deux critères énoncés ci-dessus, qui concernent l’un le but de la demande d’informations et l’autre la nature des informations demandées, est que le rôle particulier de « réception et de communication » au public des informations qu’assume celui qui les recherche revêt une importance particulière. Ainsi, appelée à apprécier si l’État défendeur avait porté atteinte aux droits des requérants découlant de l’article 10 en leur refusant l’accès à certains documents, la Cour a précédemment attaché un poids particulier au rôle joué par les intéressés en tant que journaliste (Roşiianu, précité, § 61), « chien de garde » social ou organisation non gouvernementale dont les activités portaient sur des questions d’intérêt public (Társaság, § 36, Österreichische Vereinigung, § 35, Youth Initiative for Human Rights, § 20, et Guseva, § 41, tous précités).
165. Si l’article 10 garantit la liberté d’expression à « toute personne », la Cour a pour pratique de reconnaître le rôle essentiel joué par la presse dans une société démocratique (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997‑I) et la position particulière des journalistes dans ce contexte. Ainsi, elle a dit que les garanties dont la presse doit jouir revêtent une importance particulière (Goodwin, précité, § 39, et Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59, Série A no 216), et elle a reconnu à plusieurs reprises le rôle crucial joué par les médias s’agissant de faciliter l’exercice par le public du droit de recevoir et de communiquer des informations et des idées et de contribuer à la réalisation de ce droit. Elle s’est alors exprimée comme suit :
« Il incombe à la presse de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999–III). »
166. La Cour a aussi reconnu que la fonction consistant à créer des plateformes pour le débat public n’est pas l’apanage de la presse mais peut aussi être le fait d’autres acteurs, notamment des organisations non gouvernementales, dont les activités sont un élément essentiel d’un débat public éclairé. Elle a admis que lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de « chien de garde public » semblable par son importance à celui de la presse (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 103, CEDH 2013 (extraits)) et peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (ibidem, voir aussi Társaság, précité, § 27, et Youth Initiative for Human Rights, précité, § 20). Elle a reconnu l’apport important de la société civile au débat sur les affaires publiques (voir, par exemple, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 89, CEDH 2005‑II, et Társaság, précité, § 38).
167. La manière dont les « chiens de garde publics » mènent leurs activités peut avoir une incidence importante sur le bon fonctionnement d’une société démocratique. Il est dans l’intérêt d’une société démocratique de permettre à la presse d’exercer son rôle crucial de « chien de garde public » en communiquant des informations sur des sujets d’intérêt public (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59), et de donner aux ONG examinant les activités de l’État la possibilité de faire de même. Les personnes et les organisations exerçant des fonctions de « chien de garde » devant disposer d’informations précises pour accomplir leurs activités, elles ont souvent besoin d’avoir accès à certaines informations pour remplir leur rôle d’information sur les sujets d’intérêt public. Les obstacles dressés pour restreindre l’accès à des informations risquent d’avoir pour effet que ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes soient moins à même de jouer leur rôle de « chien de garde », et leur aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (Társaság, précité, § 38).
168. Ainsi, la Cour estime que le point de savoir si la personne qui demande l’accès aux informations a pour but d’informer le public en sa qualité de « chien de garde » est une considération importante. Cela ne signifie pas, toutefois, que le droit d’accès à l’information doive s’appliquer exclusivement aux ONG et à la presse. La Cour rappelle que les chercheurs universitaires (Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 61-67, CEDH 1999‑IV, Kenedi, précité, § 42, et Gillberg, précité, § 93) et les auteurs d’ouvrages portant sur des sujets d’intérêt public (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 68, CEDH 2004‑VI, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 48, CEDH 2007‑IV) bénéficient aussi d’un niveau élevé de protection. Elle note également que, compte tenu de ce que les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la diffusion de l’information (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 133, CEDH 2015), la fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de « chien de garde public » en ce qui concerne la protection offerte par l’article 10.
δ) Informations déjà disponibles
169. Lorsqu’elle a conclu que le refus opposé à une demande d’informations était contraire à l’article 10, la Cour a tenu compte du fait que les informations recherchées étaient « déjà disponibles » et ne nécessitaient aucun travail de collecte de données de la part des autorités (voir Társaság, précité, § 36, et, a contrario, Weber c. Allemagne (déc.), 70287/11, § 26, 6 janvier 2015). Dans une autre affaire, elle a rejeté l’argument d’une autorité interne qui invoquait les difficultés qu’elle craignait d’avoir à rassembler les informations demandées pour justifier son refus de les communiquer à la requérante, car elle a estimé que ces difficultés tenaient à la propre pratique de l’autorité en question (Österreichische Vereinigung, précité, § 46).
170. À la lumière de la jurisprudence susmentionnée, et compte tenu également du libellé de l’article 10 § 1 (en particulier des mots « sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques »), la Cour estime que le fait que les informations demandées sont déjà disponibles devrait constituer un critère important dans l’appréciation globale de la question de savoir si un refus de fournir ces informations peut être considéré comme une « ingérence » dans l’exercice de la liberté de « recevoir et de communiquer des informations » protégée par cette disposition.
vii. Application de ces critères au cas d’espèce
171. La requérante argue qu’elle avait le droit en vertu de l’article 10 d’obtenir l’accès aux informations demandées dès lors que, d’après elle, le but de sa demande était de mener une étude à l’appui de propositions de réforme du système des commissions d’office des avocats de la défense, et d’informer le public sur un sujet d’intérêt général (paragraphe 95 ci-dessus). Le Gouvernement soutient quant à lui que le véritable but de l’étude était de discréditer le système des commissions d’office existant (paragraphe 85 ci‑dessus).
172. La Cour estime établi que la requérante souhaitait exercer le droit de communiquer des informations sur un sujet d’intérêt public et qu’elle sollicitait l’accès aux informations à cette fin.
173. Elle prend note également de la thèse du Gouvernement selon laquelle les informations recherchées, à savoir le nom des avocats de la défense commis d’office, n’étaient nullement nécessaires pour parvenir à des conclusions et publier des constats sur l’efficacité du système des commissions d’office, de sorte que le refus de divulguer ces données à caractère personnel n’aurait pas entravé la participation de la requérante à un débat public (paragraphe 77 ci-dessus). Le Gouvernement conteste aussi l’utilité de disposer d’informations nominatives, estimant que des extraits anonymisés des fichiers en question auraient répondu aux besoins de la requérante (paragraphe 84 ci-dessus).
174. La requérante soutient pour sa part que le nom des avocats commis d’office et le nombre de fois où chacun d’eux avait été commis étaient des informations nécessaires pour enquêter et déceler un éventuel dysfonctionnement du système (paragraphe 96 ci-dessus). Elle indique à cet égard que les disparités alléguées dans la répartition des commissions d’office constituaient le point essentiel de sa publication sur l’efficacité du système des commissions d’office.
175. La Cour considère que les informations demandées par la requérante aux services de police relevaient indiscutablement du sujet de sa recherche. Pour pouvoir appuyer ses arguments, la requérante souhaitait recueillir des informations nominatives sur chacun des avocats afin de démontrer le cas échéant l’existence d’un schéma de désignation récurrent. Si, comme le Gouvernement l’envisage, elle avait limité son enquête à des informations anonymisées, elle aurait selon toute probabilité été dans l’incapacité de produire des résultats vérifiables à l’appui de sa critique du système existant. De plus, la Cour note, en ce qui concerne l’importance des informations en cause à des fins d’exhaustivité et de statistiques, que la demande de la requérante avait pour but l’obtention de données couvrant tout le pays, y compris les services de police de département. Le refus de deux services de fournir les informations demandées constituait un obstacle à la production et à la publication d’une étude exhaustive. Ainsi, on peut raisonnablement conclure que sans ces informations la requérante ne pouvait pas contribuer à un débat public en produisant des données précises et fiables. Ces informations lui étaient donc « nécessaires », au sens où ce mot est employé au paragraphe 159 ci-dessus, aux fins de l’exercice de son droit à la liberté d’expression.
176. En ce qui concerne la nature des informations, la Cour observe que les autorités internes n’ont nullement recherché si celles qui leur étaient demandées pouvaient avoir un intérêt public et qu’elles ne se sont préoccupées que de la situation des avocats commis d’office du point de vue de la loi sur les données. Cette loi ne permettait que des exceptions très limitées à la règle générale de non-divulgation des données à caractère personnel. Ayant établi que les avocats commis d’office ne relevaient pas de la catégorie des « autres personnes accomplissant une mission publique », unique exception pertinente dans ce contexte, les autorités internes ne pouvaient examiner la question de savoir si les informations en question présentaient un intérêt public.
177. Cette approche a privé de toute pertinence l’argument d’intérêt public avancé par la requérante. Or les informations relatives à la commission d’office des avocats étaient éminemment d’intérêt public, indépendamment du point de savoir si ces avocats pouvaient être qualifiés d’« autres personnes accomplissant une mission publique » en vertu de la législation nationale applicable.
178. Pour ce qui est du rôle de la requérante, les parties s’accordent à dire que la présente affaire concerne une organisation qui est assurément d’intérêt public et qui œuvre à la diffusion d’informations sur des sujets relatifs aux droits de l’homme et à l’état de droit. La démarche professionnelle de la requérante sur les questions qu’elle traite et son action de sensibilisation du grand public n’ont pas été mises en question. La Cour ne voit pas de raison de douter que l’étude en question ait renfermé des informations du type de celles que la requérante avait entrepris de communiquer au public et que celui-ci avait le droit de recevoir. Elle estime par ailleurs établi que l’intéressée avait besoin d’accéder aux informations demandées pour accomplir cette tâche.
179. Enfin, la Cour note que les informations en question étaient déjà disponibles et qu’il n’a pas été argué devant elle que leur divulgation eût fait peser sur les autorités une charge particulièrement lourde (voir, a contrario, Weber, précité).
viii. Conclusion
180. En bref, les informations demandées par la requérante aux services de police étaient nécessaires pour lui permettre de mener à bien l’étude sur le fonctionnement du système des commissions d’office qu’elle réalisait en sa qualité d’organisation non gouvernementale de défense des droits de l’homme afin de contribuer à un débat sur une question présentant un intérêt public évident. En refusant à la requérante l’accès aux informations demandées, qui étaient déjà disponibles, les autorités internes ont entravé l’exercice par elle de sa liberté de recevoir et de communiquer des informations, d’une manière portant atteinte à la substance même de ses droits protégés par l’article 10. Il y a donc eu une ingérence dans l’exercice du droit garanti par cette disposition, laquelle est applicable au cas d’espèce. L’exception d’incompatibilité ratione materiae du grief de la requérante soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée.
b) Sur la justification de l’ingérence
181. Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique ».
i. « Prévue par la loi »
182. La Cour observe que les parties sont en désaccord sur le point de savoir si l’ingérence dans l’exercice par la requérante de la liberté d’expression était « prévue par la loi ». La requérante invoque l’article 19 § 4 de la loi sur les données, arguant que cette disposition prévoyait expressément la divulgation des données à caractère personnel concernant d’« autres personnes accomplissant une mission publique » et qu’aucune disposition n’interdisait la divulgation du nom des avocats de la défense commis d’office. Le Gouvernement, pour sa part, renvoie à l’avis exprimé par le Commissaire à la protection des données et aux décisions de justice internes qui donnent de l’article 19 § 4 de la loi sur les données une interprétation selon laquelle les avocats de la défense commis d’office ne sont pas « d’autres personnes accomplissant une mission publique », de sorte que leurs données à caractère personnel ne pourraient pas être divulguées. Il estime que la Cour devrait partir des faits établis et de la loi appliquée et interprétée par les juridictions internes.
183. La Cour observe que la divergence d’opinions entre les parties concernant le droit applicable provient de leur désaccord sur la question de savoir comment les avocats commis d’office doivent être qualifiés en droit interne. Selon la requérante, ils relèvent de la qualification « autres personnes accomplissant une mission publique », tandis que le Gouvernement estime qu’ils doivent être considérés comme des personnes privées, y compris en ce qui concerne les activités qu’ils exercent lorsqu’ils sont nommés par les autorités publiques.
184. Toutefois, comme la Cour l’a dit à plusieurs reprises, elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes et c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi bien d’autres, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 35, CEDH 1999‑III). Ce n’est pas à elle de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 67, CEDH 2004‑I).
185. La Cour note que la Cour suprême a examiné en détail le statut juridique des avocats de la défense commis d’office ainsi que les arguments avancés par la requérante quant à leur mission consistant à assurer le droit à la défense, et qu’elle a conclu qu’ils ne relevaient pas de la qualification « autres personnes accomplissant une mission publique ». L’interprétation de la haute juridiction était conforme à la recommandation du Commissaire parlementaire à la protection des données publiée en 2006 (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour ne voit pas de raison de remettre en question l’analyse de la Cour suprême, qui a estimé que les avocats commis d’office ne pouvaient être considérés comme d’« autres personnes accomplissant une mission publique » et que l’article 19 § 4 de la loi sur les données fournissait une base légale pour le refus d’accès aux informations dénoncé par la requérante. L’ingérence litigieuse était donc « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10.
ii. But légitime
186. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la restriction apportée à la liberté d’expression de la requérante visait le but légitime de la protection des droits d’autrui, et elle ne voit pas de raison de conclure autrement.
iii. « Nécessaire dans une société démocratique »
187. Les principes fondamentaux à appliquer pour apprécier le point de savoir si une ingérence dans la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique » sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, entre autres, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil 1998‑VI, Steel et Morris, précité, § 87, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits), Animal Defenders International, précité, § 100, et tout récemment, Delfi, précité, § 131) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
188. La Cour observe que l’élément central sur lequel repose le grief de la requérante tient au fait que les informations recherchées ont été qualifiées par les autorités nationales de données à caractère personnel non soumises à divulgation. La raison en était qu’en droit hongrois, la notion de données à caractère personnel recouvrait toutes les informations susceptibles de permettre l’identification d’un individu. Pareilles informations n’étaient susceptibles de divulgation que pour autant que cette mesure était expressément prévue par la loi, que les informations avaient trait à l’exercice de fonctions (publiques) municipales ou gouvernementales ou qu’elles concernaient d’autres personnes accomplissant une mission publique. La Cour suprême ayant dans sa décision exclu les avocats commis d’office de la catégorie des « autres personnes accomplissant une mission publique », il était juridiquement impossible à la requérante d’arguer que la divulgation des informations en cause lui était nécessaire pour assurer son rôle de « chien de garde ».
189. À cet égard, la requérante soutient que, nonobstant les considérations liées à la vie privée exposées par le Gouvernement, rien ne justifierait de ne pas divulguer des informations concernant les commissions d’office des avocats par les autorités publiques dans le cadre d’un système financé par l’État.
190. Pour sa part, le Gouvernement argue qu’une interprétation large de la notion d’« autres personnes accomplissant une mission publique » telle que celle que propose la requérante risquerait d’anéantir la protection de la vie privée des avocats commis d’office (paragraphe 83 ci-dessus).
191. La Cour rappelle que la divulgation d’informations relatives à la vie privée d’un individu entre dans le champ d’application de l’article 8 § 1 (Leander, précité, § 48). Elle souligne à cet égard que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002–III). Cette notion recouvre l’intégrité physique et morale de la personne. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. Des éléments tels, par exemple, l’identification sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 (S. et Marper, précité, § 66, et Pretty, précité, § 61, avec les références citées). La vie privée peut aussi inclure les activités professionnelles ou commerciales (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). La Cour a dit également qu’il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 83).
192. En matière de données à caractère personnel, la Cour s’est déjà référée dans sa jurisprudence à la Convention du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (paragraphe 54 ci-dessus), dont le but est « de garantir (...) à toute personne physique (...) le respect de ses droits et de ses libertés fondamentales, et notamment de son droit à la vie privée, à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel la concernant » (article 1). En vertu de l’article 2 de cette convention, on entend par données à caractère personnel « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable » (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 65, CEDH 2000‑II). La Cour a fourni des exemples de données à caractère personnel relatives aux aspects les plus intimes et les plus personnels de l’individu : l’état de santé (notamment la séropositivité, dans Z c. Finlande, 25 février 1997, §§ 96-97, Recueil 1997‑I, et le fait d’avoir subi un avortement, dans M.S. c. Suède, 27 août 1997, § 47, Recueil 1997‑IV), le rapport à la religion (voir, dans le contexte de la liberté de religion, Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, §§ 42‑53, CEDH 2010), ou encore l’orientation sexuelle (Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, § 82, 27 septembre 1999). Ces catégories de données constituent des éléments de la vie privée relevant de la protection de l’article 8 de la Convention.
193. Pour établir si les informations personnelles que les autorités ont refusé de divulguer avaient trait à la jouissance par les avocats commis d’office concernés de leur droit au respect de leur vie privée, la Cour tiendra dûment compte du contexte spécifique (S. et Marper, précité, § 67). Un certain nombre d’éléments entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer si la vie privée d’une personne est touchée par des mesures prises en dehors de son domicile ou de ses locaux privés. Puisqu’à certaines occasions les gens se livrent sciemment ou intentionnellement à des activités qui sont ou peuvent être enregistrées ou rapportées publiquement, ce qu’un individu est raisonnablement en droit d’attendre quant au respect de sa vie privée peut constituer un facteur significatif, quoique pas nécessairement décisif (P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 57, CEDH 2001‑IX).
194. En l’espèce, les informations demandées étaient les noms des avocats commis d’office et le nombre de fois où ils avaient été commis dans certains ressorts. La demande de communication de ces noms, qui étaient certes des données à caractère personnel, se rapportait principalement à la conduite d’activités professionnelles dans le cadre de procédures publiques. En ce sens, les activités professionnelles des avocats commis d’office ne peuvent être considérées comme une question privée. De plus, les informations recherchées n’avaient pas trait aux actions ou aux décisions de ces avocats dans le cadre de l’accomplissement de leur tâche de conseil juridique ni à leurs consultations avec leurs clients. Le Gouvernement n’a pas démontré que la divulgation des informations que la requérante avait sollicitées précisément aux fins d’alimenter l’enquête eût pu porter atteinte à la jouissance par les avocats concernés de leur droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.
195. La Cour considère également que la divulgation du nom des avocats commis d’office et du nombre de fois où chacun d’eux avait été commis n’aurait pas constitué, les concernant, des révélations allant au-delà de ce à quoi ils pouvaient s’attendre en s’inscrivant comme avocats susceptibles d’être commis d’office (voir, a contrario, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 62, CEDH 2003‑I). Il n’y a pas de raison de présumer que le public ne pouvait pas prendre connaissance par d’autres moyens du nom des différents avocats commis d’office et du nombre de fois où ils avaient été commis, par exemple en recueillant les informations qui figuraient dans les listes d’avocats disponibles au titre de l’assistance judiciaire ainsi que dans les calendriers des audiences des tribunaux et en assistant aux audiences publiques, même si ces informations n’étaient pas réunies au même endroit au moment de l’étude.
196. Dans ce contexte, les intérêts invoqués par le Gouvernement, qui se réfère à l’article 8 de la Convention, ne sont pas d’une nature et d’un degré propres à justifier l’application de cette disposition et leur mise en balance avec le droit de la requérante découlant du paragraphe 1 de l’article 10 (voir, a contrario, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91, Axel Springer AG, précité, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 227-228, CEDH 2015 (extraits)). Néanmoins, l’article 10 ne garantit pas une liberté d’expression illimitée et, comme cela a déjà été dit au paragraphe 188 ci-dessus, la protection des intérêts privés des avocats commis d’office constitue un but légitime permettant de restreindre la liberté d’expression en vertu du paragraphe 2 de cet article. Ainsi, la question essentielle à trancher est celle de savoir si les moyens employés pour protéger ces intérêts étaient proportionnés au but visé.
197. La Cour note que le sujet de l’étude concernait l’efficacité du système des commissions d’office (paragraphes 15-16 ci-dessus). Cette question est étroitement liée à celle du droit à un procès équitable, droit fondamental reconnu en droit hongrois (paragraphe 33 ci-dessus) et d’importance primordiale dans la Convention. Ainsi, toute critique ou proposition d’amélioration d’un service aussi directement lié au droit à un procès équitable doit être considérée comme un sujet d’intérêt public légitime. Dans l’étude qu’elle souhaitait réaliser, la requérante voulait vérifier sa théorie selon laquelle le schéma de désignations récurrentes des mêmes avocats était dysfonctionnel, ce qui aurait jeté un doute sur le caractère adéquat du dispositif. La thèse selon laquelle le système d’assistance judiciaire pouvait être partial en tant que tel car les avocats commis d’office étaient systématiquement sélectionnés par la police dans le même groupe d’avocats – et étaient dès lors peu susceptibles de critiquer les enquêtes de la police s’ils souhaitaient être à nouveau désignés à l’avenir – soulève effectivement une préoccupation légitime. La Cour a reconnu dans l’arrêt Martin (précité) les répercussions que pouvait avoir sur les droits de la défense la désignation par la police des avocats commis d’office. La question examinée touchant ainsi à l’essence même d’un droit garanti par la Convention, la Cour estime que la requérante entendait contribuer à un débat portant sur une question d’intérêt public (paragraphes 164-165 ci‑dessus). Le refus de faire droit à sa demande a en pratique entravé sa contribution à un débat public sur une question d’intérêt général.
198. Eu égard aux considérations exposées aux paragraphes 194 à 196 ci‑dessus, la Cour conclut qu’il n’y aurait pas eu d’atteinte au droit au respect de la vie privée des avocats commis d’office si la demande d’information de la requérante avait été acceptée. Même s’il est vrai que cette demande concernait des données à caractère personnel, elle ne portait pas sur des informations se trouvant hors du domaine public. Comme cela a déjà été dit ci-dessus, il s’agissait seulement d’informations de nature statistique sur le nombre de fois où chacune des personnes en question avait été désignée pour représenter un accusé dans une procédure pénale publique dans le cadre du dispositif national d’assistance judiciaire financé par l’État.
199. Le droit hongrois pertinent, tel qu’interprété par les juridictions internes compétentes, excluait toute appréciation sérieuse du respect du droit de la requérante à la liberté d’expression au regard de l’article 10 de la Convention. Or, dans le cas d’espèce, toute restriction à la démarche de l’intéressée visant à publier l’étude en question – qui avait pour but de contribuer à un débat sur une question d’intérêt général – aurait dû faire l’objet d’un contrôle minutieux.
200. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que les arguments avancés par le Gouvernement sont pertinents mais non suffisants pour démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». En particulier, elle juge, nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur, qu’il n’y avait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre la mesure litigieuse et le but légitime poursuivi.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Rosilianu C. Roumanie du 24 janvier 2014 requête 27329/06
Violation des articles 6-1 et 10 de la Convention : les journalistes doivent pouvoir avoir accès aux sources publiques d'informations d'intérêt général.Le maire de Baia mare refuse de donner les informations, les requérants saisissent les tribunaux roumains qui condamnent la mairie mais les décisions de justice ne sont pas exécutées, c'est un non accès à un tribunal. Comme les journalistes continuent à être privés du droit à l'information, l'article 10 est violé.
PROTECTION DES SOURCES D'UN JOURNALISTE
Jecker c. Suisse du 6 octobre 2020 requête n° 35449/14
Article 10 : L’obligation faite à une journaliste de témoigner et de divulguer la source de son article sur un trafic de drogues n’était pas suffisamment justifiée
Violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme L’affaire concerne une journaliste qui se plaignait d’avoir été obligée de témoigner dans le cadre d’une enquête pénale relative à un trafic de drogues et du fait que les autorités lui avaient demandé de révéler ses sources journalistiques à la suite d’un article qu’elle avait rédigé sur un vendeur de drogues douces qui lui avait fourni des informations. Le Tribunal fédéral avait estimé que Mme Jecker ne pouvait pas se prévaloir du droit de refus de témoigner car le commerce de drogues douces était une infraction qualifiée. Le Tribunal s’était référé à la pesée des intérêts faite par le législateur pour considérer que l’intérêt public à poursuivre une infraction qualifiée en matière de stupéfiants l’emportait sur l’intérêt de protéger sa source. La Cour précise que, eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, l’obligation faite à un journaliste de révéler l’identité de sa source ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public. En l’occurrence, il ne suffisait pas que l’ingérence ait été imposée parce que l’infraction en cause se rangeait dans telle ou telle catégorie ou tombait sous le coup d’une règle juridique formulée en termes généraux. Il fallait plutôt s’assurer qu’elle était nécessaire eu égard aux circonstances en cause. Or, en l’espèce, le Tribunal fédéral a résolu l’affaire en se référant à la pesée des intérêts faite en général et dans l’abstrait par le législateur. Ainsi, l’arrêt du Tribunal fédéral ne permet pas de constater que l’obligation de témoigner faite à Mme Jecker répondait à un impératif prépondérant d’intérêt public
Art 10 • Liberté d’expression • Injonction de divulguer l’identité d’un revendeur de drogue, faite à une journaliste à la suite d’un reportage sur celui-ci et sans pesée des intérêts in concreto • Éléments à prendre en considération pour établir la nécessité de divulguer l’identité d’une source journalistique • Existence d’un impératif prépondérant d’intérêt public non démontrée in casu
FAITS
La requérante, Nina Jecker, est une ressortissante suisse née en 1981. Elle réside à Bâle (Suisse) et est journaliste de profession. En 2012, Mme Jecker publia un article – intitulé « Zu Besuch bei einem Dealer » – dans le quotidien régional « Basler Zeitung ». Elle y décrivit un revendeur de drogues qu’elle avait visité dans son appartement, précisant que l’intéressé faisait du commerce de cannabis et de haschich depuis 10 ans et que son bénéfice annuel s’élevait à 12 000 francs suisses. À la suite de la parution de cet article, le ministère public ouvrit une enquête. Mme Jecker fut invitée à témoigner mais elle refusa, se prévalant de son droit de refus de témoigner. Le ministère public estima toutefois qu’elle ne pouvait pas se prévaloir de ce droit.
En 2013, le tribunal cantonal fit droit à la demande de Mme Jecker de ne pas divulguer ses sources. Le ministère public fit un recours contre cette décision. En 2014, le Tribunal fédéral estima que Mme Jecker ne pouvait pas se prévaloir du droit de refus de témoigner, estimant que le commerce de drogues douces était une infraction qualifiée et que la déposition de Mme Jecker était le seul moyen d’identifier l’auteur de l’infraction. Se référant à la pesée des intérêts faite par le législateur, le Tribunal fédéral considéra également que l’intérêt public à poursuivre une infraction qualifiée en matière de stupéfiants l’emportait sur l’intérêt privé de la requérante à protéger sa source.
Article 10 (liberté d’expression)
L’injonction de témoigner faite à Mme Jecker a constitué une « ingérence » dans l’exercice par cette dernière de ses droits garantis par l’article 10 de la Convention. Cette ingérence était prévue par le Code pénal et la loi sur les stupéfiants2 et a été émise aux fins de la « prévention du crime ». En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, l’obligation faite à Mme Jecker de témoigner dans le cadre d’une enquête ouverte par le ministère public avait pour but de rechercher l’auteur potentiel d’une infraction à la loi sur les stupéfiants. Mme Jecker était la seule à pouvoir aider les autorités pénales à identifier le revendeur de drogues qui lui avait fourni des informations pour son article. Il existait donc incontestablement un motif légitime à poursuivre celui-ci au pénal. Il s’agit là sans aucun doute de motifs pertinents. Cependant, la Cour estime que pour établir la nécessité de divulguer l’identité d’une source, il ne suffit pas de soutenir que, faute d’une telle mesure, il ne serait pas possible de faire avancer une enquête pénale. En effet, pour apprécier la nécessité aux fins de la « prévention du crime », il faut tenir compte de la gravité des infractions qui sont à l’origine d’une telle enquête. À cet égard, le Tribunal fédéral et le Gouvernement défendeur semblent accorder une importance relativement moindre à l’infraction en jeu en l’espèce, et s’en remettent au choix du législateur d’inclure l’infraction dans le catalogue des infractions justifiant une exception à la protection des sources.
Par ailleurs, il faut accorder du poids au fait que l’article en question se rapportait à un sujet susceptible de susciter considérablement l’intérêt du public, étant donné qu’il mettait en lumière le fait qu’un trafiquant de drogues ait pu être actif pendant des années sans être dévoilé. À cet égard, cette injonction pouvait avoir un impact préjudiciable sur le journal l’ayant publié, dont la réputation auprès des sources potentielles futures pouvait être affectée négativement par la divulgation, ainsi que sur les membres du public qui ont un intérêt à recevoir les informations communiquées par des sources anonymes. Ainsi, eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, l’obligation faite à un journaliste de révéler l’identité de sa source ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public. En l’occurrence, il ne suffisait donc pas que l’ingérence ait été imposée parce que l’infraction en cause se rangeait dans telle ou telle catégorie ou tombait sous le coup d’une règle juridique formulée en termes généraux. Il fallait plutôt s’assurer qu’elle était nécessaire eu égard aux circonstances en cause. Or, en l’espèce, après avoir conclu qu’une importance particulière ne devait être accordée ni à l’intérêt public ni à l’intérêt de Mme Jecker, le Tribunal fédéral a résolu l’affaire en se référant à la pesée des intérêts faite en général et dans l’abstrait par le législateur. Ainsi, son arrêt ne permet pas de constater que l’obligation de témoigner faite à Mme Jecker répondait à un impératif prépondérant d’intérêt public. Par conséquent, la Cour estime que le Tribunal fédéral n’est pas parvenu à fournir des raisons suffisantes pour justifier que la mesure litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Elle conclut donc que l’ingérence dans l’exercice par Mme Jecker de sa liberté d’expression ne peut pas être considérée comme nécessaire dans une société démocratique et qu’il y a violation de l’article 10 de la Convention.
CEDH
a) Principes généraux et jurisprudence
30. La Cour a développé les principes régissant la protection des sources journalistiques dans une série d’arrêts. Dès 1996, la Grande Chambre énonçait ce qui suit dans l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni ([GC] 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II) :
« 39. La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse, comme cela ressort des lois et codes déontologiques en vigueur dans nombre d’États contractants et comme l’affirment en outre plusieurs instruments internationaux sur les libertés journalistiques (...). L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie. Eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique et à l’effet négatif sur l’exercice de cette liberté que risque de produire une ordonnance de divulgation, pareille mesure ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public.
40. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit être établie de manière convaincante (...). Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Le pouvoir d’appréciation national se heurte cependant à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi. En bref, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. La Cour n’a pas pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Pour cela, la Cour doit considérer « l’ingérence » litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». »
31. Dans l’arrêt Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas ([GC], no 38224/03, § 51, 14 septembre 2010), la Grande Chambre a rappelé ce qui suit :
« La Cour a toujours soumis à un examen particulièrement vigilant les garanties du respect de la liberté d’expression dans les affaires relevant de l’article 10 de la Convention. Eu égard à l’importance de la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, une ingérence ne peut être jugée compatible avec l’article 10 de la Convention que si elle est justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public (...). »
32. Dans l’arrêt Voskuil c. Pays-Bas (no 64752/01, § 67, 22 novembre 2007), en réponse au Gouvernement qui plaidait que la divulgation de la source avait été nécessaire aux fins d’assurer un procès équitable au prévenu, la Cour a dit :
« La Cour ne voit pas en l’occurrence la nécessité d’examiner si, en une quelconque circonstance, l’obligation incombant à une partie contractante d’assurer un procès équitable peut justifier de contraindre un journaliste à révéler sa source. Quelle que fût l’importance potentielle pour la procédure pénale des informations que la cour d’appel s’est efforcée d’obtenir auprès du requérant, la cour d’appel n’a pas été empêchée d’apprécier le bien-fondé des charges qui pesaient contre les trois prévenus ; il apparaît qu’elle a pu substituer les éléments de preuve recueillis auprès d’autres témoins à ceux qu’elle avait cherché à soutirer au requérant (...). Partant, ce motif censé justifier l’ingérence litigieuse est dépourvu de pertinence. »
33. Il ressort également de la jurisprudence de la Cour que le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité de leurs sources, mais constitue un véritable attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection (voir Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 65, 27 novembre 2007). De plus, la participation apparente de journalistes à l’identification des sources anonymes a toujours un effet inhibiteur (voir Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni, no 821/03, § 70, 15 décembre 2009).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
34. Les parties conviennent qu’il y a eu au regard de l’article 10 § 1 de la Convention une « ingérence » dans l’exercice par la requérante de ses droits, et la Cour ne voit pas de raison d’en juger autrement. Elle doit donc rechercher si cette ingérence était justifiée au titre du second paragraphe de cette disposition.
35. Il n’est pas contesté en l’espèce que l’injonction de témoigner a été prévue par l’article 28a al. 2 du Code pénal en relation avec l’article 19 al. 2 c) de la loi sur les stupéfiants, et qu’elle a été émise aux fins de la « prévention du crime ». La Cour partage ce point de vue et juge qu’il n’y a pas lieu de trancher le point de savoir si cette ingérence poursuivait un des autres buts légitimes invoqués par le Gouvernement (paragraphe 22 ci-dessus).
36. Il appartient donc à la Cour d’examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». En particulier, il lui incombe de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 90, CEDH 2004‑XI ; Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG c. Suisse, no 34124/06, § 55, 21 juin 2012). Elle rappelle sur ce point que la possibilité de faire contrôler la mesure par un juge ou tout autre organe décisionnel indépendant et impartial figure au premier rang des garanties qui doivent entourer toute atteinte au droit à la protection des sources journalistiques. L’organe de contrôle doit être investi du pouvoir de dire s’il existe un impératif d’intérêt public l’emportant sur le principe de protection des sources des journalistes et, dans le cas contraire, d’empêcher tout accès non indispensable aux informations susceptibles de conduire à la divulgation de l’identité des sources (voir Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 90).
37. La Cour note d’emblée que l’obligation faite à la requérante de témoigner dans le cadre d’une enquête ouverte par le ministère public avait pour but la recherche de l’auteur potentiel d’une infraction à la loi sur les stupéfiants. Elle admet que la requérante était la seule à pouvoir aider les autorités pénales à identifier le revendeur de drogues en question, qui lui a fourni des informations pour son article, et qu’il existait incontestablement un motif légitime à poursuivre celui-ci au pénal.
38. Il s’agit là sans aucun doute de motifs pertinents. Cependant, la Cour estime que pour établir la nécessité de divulguer l’identité d’une source, il ne suffit pas de soutenir que, faute d’une telle mesure, il ne serait pas possible de faire avancer une enquête pénale. Pour apprécier la nécessité aux fins de la « prévention du crime », il y a lieu de tenir compte de la gravité des infractions qui sont à l’origine d’une telle enquête (voir, mutatis mutandis, Becker, précité, § 79).
39. À cet égard, il convient de noter que tant le Tribunal fédéral (paragraphe 8 ci-dessus) que le Gouvernement défendeur (paragraphe 26 ci‑ dessus) semblent accorder une importance relativement moindre à l’infraction en jeu en l’espèce, s’en remettant au choix du législateur de l’inclure dans le catalogue – qualifié par le Tribunal fédéral de non cohérent sur le plan systématique (paragraphe 12 ci-dessus) – des infractions justifiant une exception à la protection des sources. Il est vrai que, dans son arrêt rendu en l’espèce, le Tribunal fédéral a identifié d’autres considérations qu’il estimait pertinentes pour apprécier la gravité de l’infraction. Ce faisant, il a souligné surtout la nature commerciale de l’activité du revendeur et les gains obtenus par celui-ci, plutôt que le fait que cette activité, à savoir le trafic de drogues douces, représenterait un risque considérable pour la santé des usagers (voir également la pratique interne citée au paragraphe 26 ci-dessus).
40. La Cour estime que, en sus de la dangerosité moindre de l’infraction au sujet de laquelle la requérante était appelée à témoigner afin de divulguer sa source, il y avait lieu d’accorder du poids également au fait que l’article de la requérante se rapportait à un sujet susceptible de susciter considérablement l’intérêt du public, étant donné qu’il mettait en lumière le fait qu’un trafiquant de drogues ait pu être actif pendant des années sans être dévoilé. De plus, cette injonction pouvait avoir un impact préjudiciable sur le journal l’ayant publié, dont la réputation auprès des sources potentielles futures pouvait être affectée négativement par la divulgation, ainsi que sur les membres du public qui ont un intérêt à recevoir les informations communiquées par des sources anonymes (voir, mutatis mutandis, Voskuil, précité, § 71). En revanche, on ne saurait reprocher à la requérante de ne pas s’être exprimée de manière suffisamment critique sur le sujet traité dans son article, ou soumettre la protection des sources à une telle condition, comme le Tribunal fédéral semble le suggérer (paragraphe 8 ci-dessus).
41. La Cour réitère que, eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, l’obligation faite à un journaliste de révéler l’identité de sa source ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public (voir, mutatis mutandis, Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 46, CEDH 2003‑IV). En l’occurrence, il ne suffisait donc pas que l’ingérence ait été imposée parce que l’infraction en cause se rangeait dans telle ou telle catégorie ou tombait sous le coup d’une règle juridique formulée en termes généraux : il fallait plutôt s’assurer qu’elle était nécessaire eu égard aux circonstances de la cause (voir, mutatis mutandis, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 275, CEDH 2015 (extraits)). Telle semble être également l’approche du Tribunal fédéral adoptée dans son arrêt ATF 132 I 181 (paragraphe 12 ci-dessus). En effet, tout en constatant que l’ordre juridique doit prévoir la possibilité de limiter la protection des sources journalistiques, le Tribunal fédéral y a énuméré les éléments à prendre en compte dans la pesée des intérêts qui doit déterminer s’il est ou non justifié dans un cas concret de faire usage de cette possibilité. Ainsi, admettant que les professionnels des médias ne doivent pas dévoiler ses sources dans chaque cas relevant du catalogue d’exceptions prévu à l’article 28a al. 2 b) du Code pénal, il a notamment considéré que l’obligation de témoigner n’est justifiable que lorsque l’intérêt à la poursuite pénale prévaut sur l’intérêt du journaliste à ne pas divulguer ses sources.
42. La Cour se doit cependant de constater que, en l’espèce, après avoir conclu qu’une importance particulière ne devait être accordée ni à l’intérêt public ni à l’intérêt de la requérante, le Tribunal fédéral a résolu l’affaire en se référant à la pesée des intérêts faite en général et dans l’abstrait par le législateur. Ainsi, son arrêt ne permet pas de constater que l’obligation de témoigner faite à la requérante répondait à un impératif prépondérant d’intérêt public. De l’avis de la Cour, le Tribunal fédéral n’est donc pas parvenu à fournir des raisons suffisantes pour justifier que la mesure litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux » (voir, mutatis mutandis, Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG, précité, § 65).
43. La Cour conclut dès lors que, en l’absence de raisons suffisantes avancées par les autorités internes, l’ingérence dans l’exercice par la requérante de sa liberté d’expression ne peut pas être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Becker c. Norvège du 5 octobre 2017 requête no 21272/12
Article 10 : Sommer une journaliste de témoigner sur une de ces sources n’était pas justifié, quand bien même la source s’était présentée à la police
LES FAITS
En août 2007, Mme Becker écrivit un article sur la Société pétrolière norvégienne, dans lequel elle faisait part de craintes que celle-ci ne s’écroule. Son article était fondé sur une conversation téléphonique avec un certain M. X et sur une lettre que celui-ci lui avait adressée par télécopie et qui avait été rédigée par un avocat, apparemment pour le compte de titulaires d’obligations émises par cette société, exprimant de graves préoccupations sur la situation financière de celle-ci. Il s’avérera ultérieurement que, en réalité, l’avocat n’avait rédigé la lettre qu’au nom de M. X, détenteur d’une obligation de la société. Après la publication de cet article, le cours de l’action de cette société chuta. Mme Becker fut ultérieurement interrogée en juin 2008 par la police et déclara que M. X avait confirmé que c’était lui sa source. Elle ajouta qu’elle était disposée à dire qu’elle avait fondé son article sur la lettre télécopiée mais refusa de livrer d’autres informations, opposant les principes journalistiques en matière de protection des sources. En juin 2010, la source de Mme Becker fut inculpée de manipulation de marché boursier et de délit d’initié. Au cours du procès pénal qui s’ensuivit, Mme Becker fut convoquée en qualité de témoin. Elle refusa de témoigner à tous les stades de la procédure, invoquant les dispositions internes pertinentes sur la protection des sources journalistiques et l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme. Les tribunaux jugèrent en première instance qu’elle avait l’obligation de témoigner concernant ses contacts avec X. Mme Becker attaqua ultérieurement leurs décisions, mais en vain, avant d’être déboutée définitivement par la Cour suprême en septembre 2011. Cette dernière observa qu’il n’y avait aucune jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans la situation où la source d’un journaliste se dévoile, comme en l’espèce. Elle conclut ensuite que, en pareille situation, il n’y avait aucune source à protéger et que la révélation de son identité n’aurait donc aucune incidence sur la libre circulation des informations. Elle ajouta qu’il s’agissait d’une affaire pénale grave, dans laquelle M. X était accusé de s’être servi de Mme Becker pour manipuler le marché des obligations et que le témoignage de celle-ci aurait grandement aidé les tribunaux à faire la lumière sur l’affaire. Parallèlement, en mars 2011, M. X avait été reconnu coupable et condamné à un an et six mois d’emprisonnement. La condamnation fut confirmée en janvier 2012. Par un arrêt rendu le même jour, Mme Becker fut également condamnée à verser une amende de 30 000 couronnes norvégiennes (soit environ 3 700 euros) pour avoir refusé de répondre aux questions sur ses contacts avec M. X.
CEDH
La Cour rappelle que le degré de protection accordé aux journalistes pour ce qui est de leur droit à conserver la confidentialité de leurs sources dépend aussi bien du journaliste que de la source. Pour ce qui est de Mme Becker elle-même, ses méthodes journalistiques n’ont jamais été mises en question et elle n’a été accusée d’aucune activité illégale. Pour ce qui est de M. X, il a été reconnu coupable d’une infraction grave et condamné à une peine d’emprisonnement, et il s’est même présenté à la police pour confirmer qu’il était la source de Mme Becker. Dès lors, le degré de protection à appliquer dans cette affaire n’est pas le même que dans le cas d’un journaliste aidé par des sources inconnues à l’égard de questions d’intérêt public. Cela dit, la Cour rappelle également que la protection offerte aux journalistes ne peut être automatiquement écartée à raison du comportement d’une source. La connaissance de l’identité de cette dernière n’est pas non plus décisive dans son examen sur le terrain de l’article 10 de la Convention. La Cour estime que son contrôle est surtout axé sur la question de savoir si le témoignage de Mme Becker était nécessaire au cours de l’enquête pénale ainsi qu’ultérieurement, dans le procès de sa source. Elle souligne que le refus de Mme Becker de dévoiler sa source (ou ses sources) n’a à aucun moment entravé le déroulement de l’enquête ou du procès de M. X. En particulier, le parquet avait délivré l’acte d’inculpation contre M. X sans avoir reçu la moindre information de Mme Becker ; les tribunaux n’ont à aucun moment été empêchés d’examiner les charges sur le fond ; et, dans leurs décisions contre M. X, ils n’ont indiqué nulle part que le refus de témoigner opposé par Mme Becker posait problème. Au contraire, la juridiction de première instance qui a condamné M. X avait été avisée par le procureur qu’aucune demande de renvoi (en instance de la décision définitive sur l’obligation de témoigner) n’avait été faite parce que le dossier était suffisamment en l’état même en l’absence du témoignage de Mme Becker. Compte tenu également de sa jurisprudence antérieure soulignant l’effet dissuasif de l’image donnée par des journalistes livrant l’identité de sources anonymes, la Cour n’est donc pas convaincue que les circonstances de l’espèce ou les raisons avancées eussent justifié la sommation faite à Mme Becker de témoigner. Il y a donc eu violation de l’article 10.
GÖRMÜŞ ET AUTRES c. TURQUIE du 19 janvier 2016 requête 49085/07
Violation de l'article 10 : Les saisies au siège du journal effectuées par les autorités avec le transfert sur des disques externes de tous les contenus des ordinateurs et leur conservation par le parquet, pour identifier les sources d’un article se basant sur des documents confidentiels pour informer le public que l'armée choisissait ses journalistes, ont porté atteinte à la liberté d’expression
Violation de l'article 3 : Les mesures prises par les autorités pour identifier les sources d’un article se basant sur des documents confidentiels ont porté atteinte à la liberté d’expression.
a) Existence d’une ingérence
32. La Cour estime que les mesures de perquisition sur le lieu de travail des requérants et de saisie de leurs données, sous forme informatique ou imprimée, s’analysent en une ingérence dans l’exercice du droit des intéressés à la liberté d’expression, ce que nul ne conteste.
33. Pareille ingérence a enfreint l’article 10, sauf si, « prévue par la loi », elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts.
b) « Prévue par la loi »
34. Dans leur requête, les requérants soutenaient que l’ingérence en cause n’était pas prévue par la loi, dès lors que, selon eux, elle était clairement contraire à l’article 12 de la loi sur la presse interdisant d’obliger les journalistes à dévoiler leurs sources. Ils n’ont toutefois pas repris ce point dans leurs observations ultérieures.
35. La Cour observe, à l’instar du Gouvernement, que les juridictions nationales, confrontées à la thèse de l’illégalité des mesures en cause, ont estimé que la perquisition et les saisies en cause avaient été effectuées conformément aux dispositions de l’article 66 de la loi no 353 instaurant les juridictions militaires et réglementant leur procédure, qui primait selon elles sur l’article 12 de la loi sur la presse. Compte tenu de ce que la « loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume‑Uni (no 1), 26 avril 1979, § 47, série A no 30, ou Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 43, série A no 285‑A) et de ce que les parties n’ont pas discuté davantage de ce point devant elle, la Cour poursuivra son examen en postulant que les dispositions de l’article 66 de la loi no 353 répondent aux conditions requises pour que l’on puisse considérer l’ingérence litigieuse comme « prévue par la loi ».
c) Buts légitimes
36. D’après le Gouvernement, la perquisition et la saisie des données informatiques en cause tendaient à « empêcher la divulgation d’informations confidentielles » et visaient aussi à la protection de la « sécurité nationale ».
Les requérants contestent cette thèse.
37. La Cour n’est pas convaincue que les mesures en cause visaient à protéger la « sécurité nationale ». Elle constate en effet que les autorités internes n’ont pas entamé de poursuites pénales, ni contre le requérant ni contre des tierces personnes, pour des activités menaçant la « sécurité nationale ». Elle rappelle qu’il convient d’appliquer cette notion avec retenue et de l’interpréter de manière restrictive, en n’y ayant recours que lorsqu’il a été démontré qu’il était nécessaire d’empêcher la publication de telles informations à des fins de protection de la sécurité nationale (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 54, CEDH 2007‑V).
38. En revanche, la Cour est disposée à admettre qu’il était légitime pour les autorités militaires de chercher à empêcher la divulgation d’informations confidentielles.
Elle doit donc examiner si l’ingérence en question était nécessaire dans une société démocratique, en particulier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi.
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Les principes élaborés par la Cour
39. La Cour constate que, dans la présente affaire, sont en cause trois domaines liés à la liberté d’expression sur lesquels elle s’est déjà prononcée : la protection des sources journalistiques, la diffusion des informations confidentielles et la protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte.
α. La liberté de la presse et la protection des sources journalistiques
40. La Cour rappelle que la presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique et que, si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (voir, par exemple, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).
41. La Cour rappelle également le principe selon lequel l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (voir, par exemple, Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V). Quand elle examine les affaires portées devant elle, elle doit faire preuve de la plus grande vigilance lorsque les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 64, CEDH 1999‑III).
42. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Cependant, lorsqu’il y va de la presse, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux ». De même, lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse, intérêt auquel il convient d’accorder un grand poids (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil 1996‑II, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil 1997‑V, et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 36, 7 juin 2007).
43. Cependant, toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24). Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002-V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI, et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007).
44. En particulier, la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, parmi beaucoup d’autres, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 50, 14 septembre 2010, Martin et autres c. France, no 30002/08, § 59, 12 avril 2012, et Saint‑Paul Luxembourg S.A. c. Luxembourg, no 26419/10, § 49, 18 avril 2013).
45. Selon la conception de la Cour, la « source » journalistique désigne « toute personne qui fournit des informations à un journaliste » ; par ailleurs, la Cour entend les termes « information identifiant une source » comme visant, dans la mesure où elle risque de conduire à identifier une source, tant « les circonstances concrètes de l’obtention d’informations par un journaliste auprès d’une source » que « la partie non publiée de l’information fournie par une source à un journaliste » (Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays-Bas, no 39315/06, § 86, 22 novembre 2012).
46. La Cour a déjà jugé que des perquisitions qui avaient été menées au domicile et sur les lieux de travail de journalistes aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré à ceux-ci des informations confidentielles s’analysaient en des atteintes aux droits découlant pour les journalistes du paragraphe 1 de l’article 10. Elle a également considéré que le fait que les perquisitions étaient demeurées sans résultat ne leur enlevait pas leur finalité, à savoir l’identification de la source d’un journaliste (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 61). Aux yeux de la Cour, une décision de saisie et de perquisition dans les locaux professionnels des journalistes concernés constitue un acte plus grave qu’une sommation de divulgation de l’identité de la source. En effet, les enquêteurs qui, munis d’un mandat de perquisition, surprennent un journaliste à son lieu de travail ont des pouvoirs d’investigation très larges du fait qu’ils ont, par définition, accès à toute la documentation détenue par le journaliste (Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 57, CEDH 2003‑IV).
β. La liberté d’expression et la liberté de la presse, et la divulgation d’informations confidentielles
47. Il est vrai que la Cour a déjà considéré que la publication de rapports classés « confidentiels » (Stoll, précité) ou la divulgation de renseignements touchant à des intérêts militaires et à la sécurité nationale (Hadjianastassiou c. Grèce, 16 décembre 1992, §§ 45 et 47, série A no 252), dans la mesure où elles portaient « un préjudice considérable » aux intérêts des organes étatiques, pouvaient être restreintes et réprimées, sous certaines conditions, sans que cela portât atteinte à l’article 10 de la Convention.
48. Cependant, la liberté de la presse est d’autant plus importante lorsque les activités et les décisions étatiques, en raison de leur nature confidentielle ou secrète, échappent au contrôle démocratique ou judiciaire. Dans un tel contexte, la divulgation d’informations qui se trouvent entre les mains de l’État joue un rôle primordial dans une société démocratique, puisqu’elle permet à la société civile de contrôler les activités du gouvernement auquel elle a confié la protection de ses intérêts. De plus, la sanction infligée à un journaliste pour divulgation d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut dissuader les professionnels des médias d’informer le public sur des questions d’intérêt général. En pareil cas, la presse pourrait ne plus être à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (Stoll, précité, §§ 110‑111).
49. À cet égard, la Cour réaffirme que, dans l’équilibre entre la liberté de la presse et la protection des informations confidentielles ou secrètes, la publicité des documents est la règle et leur classification l’exception (Stoll, précité, § 111).
γ. La protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte
50. En ce qui concerne la protection par la Convention de lanceurs d’alerte qui sont des agents de la fonction publique, la Cour a établi les principes suivants (Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, §§ 70-78, CEDH 2008) :
« (...) [L’] article 10 s’applique également à la sphère professionnelle et (...) les fonctionnaires (...) jouissent du droit à la liberté d’expression (...). Cela étant, elle n’oublie pas que les salariés ont un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion envers leur employeur. Cela vaut en particulier pour les fonctionnaires, dès lors que la nature même de la fonction publique exige de ses membres une obligation de loyauté et de réserve (...)
La mission des fonctionnaires dans une société démocratique étant d’aider le gouvernement à s’acquitter de ses fonctions et le public étant en droit d’attendre que les fonctionnaires apportent cette aide et n’opposent pas d’obstacles au gouvernement démocratiquement élu, l’obligation de loyauté et de réserve revêt une importance particulière les concernant (...). De plus, eu égard à la nature même de leur position, les fonctionnaires ont souvent accès à des renseignements dont le gouvernement, pour diverses raisons légitimes, peut avoir un intérêt à protéger la confidentialité ou le caractère secret. Dès lors, ils sont généralement tenus à une obligation de discrétion très stricte.
(...) En ce qui concerne les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou statutaires, la Cour observe qu’ils peuvent être amenés, dans l’exercice de leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou publier. Elle estime dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances. Pareille protection peut s’imposer lorsque l’agent concerné est seul à savoir – ou fait partie d’un petit groupe dont les membres sont seuls à savoir – ce qui se passe sur son lieu de travail et est donc le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en avertissant son employeur ou l’opinion publique. (...)
Eu égard à l’obligation de discrétion susmentionnée, il importe que la personne concernée procède à la divulgation d’abord auprès de son supérieur ou d’une autre autorité ou instance compétente. La divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement (...). Dès lors, pour juger du caractère proportionné ou non de la restriction imposée à la liberté d’expression du requérant en l’espèce, la Cour doit examiner si l’intéressé disposait d’autres moyens effectifs de faire porter remède à la situation qu’il jugeait critiquable.
Pour apprécier la proportionnalité d’une atteinte portée à la liberté d’expression d’un fonctionnaire en pareil cas, la Cour doit également tenir compte d’un certain nombre d’autres facteurs. Premièrement, il lui faut accorder une attention particulière à l’intérêt public que présentait l’information divulguée. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (...). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi (...)
Le deuxième facteur à prendre en compte dans cet exercice de mise en balance est l’authenticité de l’information divulguée. Il est loisible aux autorités compétentes de l’État d’adopter des mesures destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à des imputations diffamatoires dénuées de fondement ou formulées de mauvaise foi (...). En outre, l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et responsabilités, et quiconque choisit de divulguer des informations doit vérifier avec soin, dans la mesure où les circonstances le permettent, qu’elles sont exactes et dignes de crédit (...)
La Cour doit par ailleurs apprécier le poids respectif du dommage que la divulgation litigieuse risquait de causer à l’autorité publique et de l’intérêt que le public pouvait avoir à obtenir cette divulgation (...) À cet égard, elle peut prendre en compte l’objet de la divulgation et la nature de l’autorité administrative concernée (...)
La motivation du salarié qui procède à la divulgation est un autre facteur déterminant pour l’appréciation du point de savoir si la démarche doit ou non bénéficier d’une protection. Par exemple, un acte motivé par un grief ou une animosité personnels ou encore par la perspective d’un avantage personnel, notamment un gain pécuniaire, ne justifie pas un niveau de protection particulièrement élevé (...) Il importe donc d’établir si la personne concernée, en procédant à la divulgation, a agi de bonne foi et avec la conviction que l’information était authentique, si la divulgation servait l’intérêt général et si l’auteur disposait ou non de moyens plus discrets pour dénoncer les agissements en question.
Enfin, l’évaluation de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but légitime poursuivi passe par une analyse attentive de la peine infligée et de ses conséquences (...) »
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
α. Les domaines en jeu en l’espèce
51. En l’espèce, la Cour observe que, en avril 2007, l’hebdomadaire Nokta a publié un article, élaboré à partir de documents classés « confidentiels » par l’état-major des forces armées, qui révélait, entre autres, le système d’évaluation des éditeurs de presse et des journalistes que ce dernier avait mis en place dans le but d’exclure de certaines invitations et activités les journalistes supposés être des « opposants » à l’armée. À la suite d’une demande d’ouverture d’une instruction par l’état-major, le tribunal militaire a ordonné une perquisition dans les locaux de l’hebdomadaire afin de saisir les documents qui auraient été transmis au rédacteur en chef de Nokta. Selon les autorités judiciaires, ces documents pouvaient servir à identifier l’officier ou le fonctionnaire lanceur d’alerte au sein de l’état‑major. Le tribunal militaire a aussi ordonné l’extraction de tous les contenus informatiques disponibles dans les locaux de l’hebdomadaire. Alors même que les documents sollicités avaient bien été remis au parquet dès le début de la perquisition, les fichiers sauvegardés dans 46 ordinateurs se trouvant dans les locaux de Nokta ont été copiés sur des disques externes conservés par le parquet.
52. Pour déterminer si la mesure litigieuse a respecté le juste équilibre entre, d’une part, la liberté d’expression et la liberté de la presse – qui incluent la protection des sources journalistiques et la protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte – et, d’autre part, la protection des données confidentielles des organes étatiques, la Cour prendra en compte les aspects suivants : les intérêts en présence, le contrôle exercé par les juridictions internes, le comportement des requérants et la proportionnalité des mesures incriminées.
β. Intérêts du public à voir divulguer des informations et à voir protéger les sources de celles-ci
– Contribution au débat public sur des questions d’intérêt général
53. La Cour note que les documents divulgués par l’hebdomadaire contenaient des évaluations, effectuées par l’état-major des forces armées, d’organes de presse accrédités, de journalistes nommément désignés et des politiques éditoriales de divers journaux. Il ressort du dossier que les forces armées n’ont pas démenti l’existence d’une liste d’articles de presse accompagnés d’une évaluation favorable (« plus ») ou défavorable (« moins »), destinée à guider la sélection des journalistes qui seraient invités lors des événements organisés par l’état-major des forces armées ou autorisés à couvrir ceux-ci.
54. La Cour observe également que l’article litigieux a été publié dans le contexte des débats publics relatifs à des questions qui étaient largement évoquées par les médias et qui divisaient l’opinion publique en Turquie, à savoir l’intervention des forces armées dans la politique générale du pays. Les enquêtes engagées par le parquet en 2007 contre certains officiers des forces armées et des personnalités publiques, soupçonnés, entre autres, de manipuler la presse et d’inciter à des manifestations de protestation contre le gouvernement dans le cadre du plan d’action Sarıkız, témoignent de l’importance du débat public en la matière (voir, entre autres, Levent Bektaş c. Turquie (déc.), no 70026/10, 7 février 2012).
55. Quant à la question de savoir si l’article et les informations divulguées étaient susceptibles de nourrir le débat sur le sujet, la Cour observe que les principales organisations professionnelles représentant les médias ont protesté contre l’opération de sélection des éditeurs de presse et des journalistes à laquelle aurait procédé l’état-major général des forces armées, la qualifiant d’arbitraire et de préjudiciable à la liberté d’expression et à la liberté de la presse. En effet, l’on peut aisément considérer que la tenue de fichiers dans lesquels les journalistes ont été classés selon leur tendance politique et l’utilisation de ces fichiers pour écarter certains d’entre eux de la diffusion d’informations d’intérêt général relèvent du droit du public à recevoir des informations, qui constitue l’un des droits principaux prévus par l’article 10 de la Convention.
56. Partant, aux yeux de la Cour, les points de vue soutenus et la teneur des documents divulgués dans l’article en question étaient, sans doute aucun, susceptibles de contribuer au débat public sur les relations des forces armées avec la politique générale.
– Protection des sources journalistiques
57. Les faits de la cause montrent que, aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré les informations confidentielles en question aux requérants, les autorités judiciaires ont procédé à la perquisition et aux saisies en surprenant les journalistes sur leur lieu de travail et qu’elles ont ainsi eu accès à tous les documents détenus par les intéressés. Il s’agit d’un acte plus grave qu’une simple sommation de révéler l’identité de la source des informations en cause.
58. La Cour observe également que le premier requérant, le directeur de publication de l’hebdomadaire, a fourni aux enquêteurs, lorsque ceux-ci se sont présentés au siège, les documents sollicités par le parquet militaire. Or la remise de ces documents n’a pas empêché les autorités de transférer sur des disques externes, pendant soixante-cinq heures environ, les contenus informatiques de 46 ordinateurs sur lesquels les journalistes de Nokta travaillaient. L’intervention des autorités judiciaires s’est ainsi étendue au-delà de la demande initiale que le parquet militaire avait formulée par téléphone le 6 avril 2007, à savoir la remise, en l’état, du dossier tel qu’il avait été fourni par le lanceur d’alerte.
59. La Cour estime qu’une telle intervention est de nature à dissuader toutes les sources potentielles d’aider la presse à informer le public sur les questions concernant les forces armées, même si elles sont d’intérêt général.
– Protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte
60. La Cour constate que, contrairement à ce que le tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air a exposé dans sa décision du 24 avril, il ressort des décisions rendues par les tribunaux militaires le 10 avril et le 24 avril 2007 que l’enquête avait bien pour buts l’identification des responsables de la fuite survenue au sein de l’état-major et l’arrestation de ceux‑ci. Elle estime que les requérants, en protégeant leurs sources d’information, protégeaient aussi les fonctionnaires lanceurs d’alerte.
61. La Cour peut accepter que les devoirs et les responsabilités qu’assument les journalistes qui exercent leur droit à la liberté d’expression puissent inclure le devoir de ne pas publier les renseignements que des fonctionnaires lanceurs d’alerte leur ont fournis, jusqu’à ce que ces fonctionnaires aient utilisé les procédures administratives internes prévues pour faire part de leurs préoccupations à leurs supérieurs (voir, entre autres, mutatis mutandis, Colombani et autres, précité, § 65, combiné avec Guja, précité, § 73). Cependant, dans la présente affaire, après avoir constaté que la teneur des documents divulgués par les présumés lanceurs d’alerte était à même de contribuer au débat public, la Cour relève aussi que la législation en Turquie ne comportait aucune disposition concernant la divulgation par les membres des forces armées d’actes potentiellement irréguliers commis sur le lieu de travail. Le Gouvernement n’a soumis aucun élément montrant que des moyens existaient au sein des forces armées pour contester pareilles pratiques. Partant, on ne peut reprocher aux requérants d’avoir publié les informations qui leur avaient été fournies sans avoir attendu que leurs sources et/ou leurs lanceurs d’alerte eussent fait part de leurs préoccupations par la voie hiérarchique.
γ. Les intérêts protégés des autorités nationales
– Confidentialité des affaires militaires
62. La Cour peut admettre que le caractère confidentiel des informations portant sur l’organisation et le fonctionnement internes des forces armées soit a priori justifié. Cependant, pareille confidentialité ne saurait être protégée à n’importe quel prix. La Cour se réfère sur ce point au principe en vertu duquel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, par exemple, Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Ce principe doit aussi être respecté quand il s’agit d’apprécier une ingérence dans l’exercice d’un droit. Il en découle que, pour qu’ils puissent passer pour être légitimes, les arguments invoqués par le Gouvernement doivent être fondés concrètement et effectivement sur les motifs énoncés dans le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. En tant qu’exceptions à l’exercice du droit à la liberté d’expression, ceux-ci appellent un examen attentif et soigneux par la Cour. La Cour estime que la tâche d’information et de contrôle accomplie par les médias s’étend également aux actes des forces armées. Dès lors, l’exclusion absolue du débat public des questions relevant des forces armées n’est pas acceptable. En conséquence, il convient de vérifier si la divulgation des documents et la publication de l’article y relatif étaient de nature à causer aux intérêts du pays un « préjudice considérable » (voir, dans le même sens, Hadjianastassiou, précité, § 45).
En l’espèce, la Cour note que le dossier ne révèle pas les raisons pour lesquelles les documents mentionnés dans l’article en question étaient classés « confidentiels ». Le Gouvernement s’est borné à signaler que les documents en cause avaient été classés « confidentiels » par les autorités militaires sans soumettre à la Cour des pièces pertinentes et convaincantes susceptibles de justifier ce classement.
Par ailleurs, la Cour note que le Gouvernement n’est pas parvenu à démontrer que la divulgation des documents de l’état-major a effectivement eu des répercussions négatives pour l’image des relations que les autorités militaires entretiennent avec les médias et l’opinion publique. Elle estime que le contenu de l’article en question, dénonçant, documents divulgués à l’appui, une pratique de l’administration qui limitait la diffusion des informations à destination de l’opinion publique, était hautement pertinent dans le débat sur la question d’une discrimination des médias par des organes de l’État. Elle observe aussi qu’il n’a été soutenu ni par les autorités judiciaires nationales ni par le Gouvernement que le style de l’article litigieux ou le moment de sa publication pouvaient être la source de difficultés de nature à causer un « préjudice considérable » aux intérêts de l’État.
– Maintien de la confiance des citoyens dans les autorités nationales concernées
63. La Cour peut admettre qu’il est dans l’intérêt général de maintenir la confiance des citoyens dans le respect du principe du traitement égalitaire des médias par les autorités officielles de l’État, y compris les forces armées. En même temps, le citoyen a un intérêt à recevoir des éclaircissements lorsque des pratiques discutables portant sur la liberté de la presse sont reprochées à une institution publique. La Cour considère que l’intérêt général à la divulgation d’informations faisant état de pratiques discutables de la part des forces armées dans le domaine de la liberté de recevoir des informations est si important dans une société démocratique qu’il l’emporte sur l’intérêt qu’il y a à maintenir la confiance du public dans cette institution. Elle rappelle à cet égard qu’une libre discussion des problèmes d’intérêt public est essentielle dans un État démocratique et qu’il faut se garder de décourager les citoyens de se prononcer sur de tels problèmes (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 29, série A no 149, et Bucur et Toma c. Roumanie, no 40238/02, § 115, 8 janvier 2013).
δ. Contrôle des juridictions nationales
64. Il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux États parties à la Convention dans la définition de leurs intérêts nationaux, domaine qui relève traditionnellement du noyau dur de la souveraineté étatique. Pour autant, il se peut que des considérations relatives à l’équité d’une procédure doivent être prises en compte dans l’examen d’une ingérence dans l’exercice des droits garanti par l’article 10 (Stoll, précité, § 137). Il en résulte que, en l’espèce, la Cour est appelée à vérifier si l’application purement formelle de la notion de « confidentialité » qui sous-tend l’article 336 du code pénal relatif à la divulgation d’informations confidentielles est compatible avec les exigences de la Convention. En d’autres termes, il convient d’examiner si l’application purement formelle de cette notion liait le juge au point de l’empêcher de prendre en compte le contenu matériel des documents confidentiels en vue de procéder à une mise en balance des intérêts en jeu. Pareille impossibilité ferait en effet obstacle au contrôle de la justification d’une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 10 de la Convention.
65. La Cour note que les tribunaux militaires ont omis de vérifier si le classement « confidentiel » était justifié au regard des documents élaborés par la division des relations publiques de l’état-major général. Ces juridictions n’ont pas répondu non plus à la question de savoir si l’intérêt du maintien de la confidentialité de ces documents primait sur l’intérêt qu’avait le public à prendre connaissance de la façon dont les services des relations publiques de l’état-major général traitaient les divers organes des médias. En fait, les juridictions internes, considérant comme acquise la nécessité d’accorder à ces documents le statut de secret d’État, ont mis plutôt l’accent sur la responsabilité pénale des fonctionnaires lanceurs d’alerte et sur celle des requérants journalistes qui refusaient de fournir les documents afin de protéger leurs sources d’information. Elles auraient par conséquent dû examiner, dans le cadre de la protection des lanceurs d’alerte, si les fonctionnaires en question disposaient de procédures ou des moyens administratifs internes spéciaux susceptibles de leur permettre de faire part de leurs préoccupations à leur supérieurs et si les informations qu’ils avaient divulguées étaient de nature à contribuer au débat public, ce qu’elles n’ont pas fait.
66. En conclusion, dès lors que les juridictions militaires n’ont pas vérifié si le classement « confidentiel » des informations divulguées par les requérants était justifié et qu’elles n’ont pas procédé à une mise en balance des divers intérêts en jeu en l’espèce, la Cour doit constater que l’application formelle de la notion de confidentialité des documents d’origine militaire a empêché les juridictions internes de contrôler la compatibilité de l’ingérence litigieuse avec l’article 10 de la Convention.
ε. Comportement des requérants
67. La Cour examine ensuite si, du point de vue de sa forme, l’article publié par les requérants respectait les règles déontologiques et si les requérants avaient agi de bonne foi.
68. En premier lieu, la Cour ne décèle aucune carence dans la forme de la publication. Les requérants s’étaient concentrés sur la stratégie élaborée par les services concernés de l’armée quant au traitement des éditeurs de presse et des journalistes en fonction de leur classement selon les critères « favorable » ou « défavorable » aux forces armées, et ce sans sortir du contexte. Ils n’ont pas caché non plus aux lecteurs des éléments qui n’appelaient pas de critiques à l’égard des forces armées. En outre, les requérants n’ont pas attaqué personnellement les membres de l’état-major par le biais de propos diffamatoires fondés sur des faits dont la réalité n’aurait pas été établie. Au contraire, dans leur manière de présenter le sujet, ils en ont respecté l’importance et le sérieux, sans user d’effets de style susceptibles de détourner le lecteur d’une information objective.
69. En deuxième lieu, la Cour n’aperçoit aucune raison de penser que les requérants étaient motivés par la volonté de tirer des avantages personnels de la publication de leur article, qu’ils nourrissaient des griefs personnels à l’égard des services concernés des forces armées ou qu’ils étaient mus par une quelconque autre intention cachée.
70. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne peut que constater que les requérants n’avaient d’autre intention que d’informer le public sur une question d’intérêt général.
ζ. Proportionnalité de l’ingérence
71. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des mesures incriminées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999‑IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004‑VI).
72. Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que les mesures litigieuses en cause ne constituent pas une forme de censure visant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareilles mesures sont de nature à dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elles risquent d’entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle (Stoll, précité, § 154).
73. En l’espèce, la Cour estime que la perquisition effectuée dans les locaux professionnels des requérants ainsi que le transfert sur des disques externes de tous les contenus des ordinateurs des journalistes et la conservation par le parquet de ces disques étaient plus attentatoires à la protection des sources qu’une sommation de révéler l’identité des informateurs. En effet, l’extraction sans discrimination de toutes les données se trouvant dans les supports informatiques permettait aux autorités de recueillir des informations sans lien avec les faits poursuivis.
74. Cette intervention risquait non seulement d’avoir des répercussions très négatives sur les relations des requérants avec l’ensemble de leurs sources d’information, mais également d’avoir un effet dissuasif sur d’autres journalistes ou d’autres fonctionnaires lanceurs d’alerte, en les décourageant de signaler les agissements irréguliers ou discutables d’autorités publiques.
75. Partant, la Cour considère que l’intervention en cause était disproportionnée au but poursuivi.
η. Conclusion
76. Compte tenu de ce qui précède, notamment de l’importance de la liberté d’expression relativement aux questions d’intérêt général et de la nécessité de protéger les sources journalistiques dans ce domaine, y compris lorsque ces sources sont des fonctionnaires ayant constaté et signalé des comportements ou des pratiques qu’ils estimaient contestables sur leur lieu de travail, la Cour, après avoir pesé les divers autres intérêts ici en jeu, à savoir principalement la confidentialité des affaires militaires, considère que l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression des requérants, en particulier à leur droit de communiquer des informations, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée au but légitime visé et que, de ce fait, elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
77. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Ernst contre Belgique du 15 juillet 2003 Hudoc 4488 requête 33400/96
Le requérant est directeur d'un journal qui subit des perquisitions générales et massives de la part de la police à la suite de publications sur une affaire judiciaire sensible. Les journalistes avaient refuser de divulguer leurs sources.
La Cour constate le but légitime de l'ingérence prévue par la loi
"La Cour estime que l'ingérence visait à empêcher la divulgation d'informations confidentielles, à protéger la réputation d'autrui et plus globalement à garantir l'autorité et l'impartialité du procès verbal judiciaire"
LE CARACTERE IMPERATIF DE LA "NECESSITE"
"La protection des sources journalistiques est l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L'absence d'une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d'aider la presse à informer le public sur des questions d'intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de "chien de garde" et son aptitude à fournier des informations précises et fiables pourrait s'en trouver amoindrie.
Eu égard à l'importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, pareille mesure ne saurait se concilier avec l'article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d'intérêt public"
En examinant l'espèce, la Cour regrette le caractère massif et systématique des saisies concernant des journalistes dont certains n'avaient même pas étaient auteurs des articles litigieux.
La Cour constate le déséquilibre de la balance entre les saisies et le but légitime visé:
"La Cour en arrive à la conclusion que le Gouvernement n'a pas démontré qu'une balance équitable des intérêts en présence a été préservée. A cet égard, elle rappelle que "les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer leur contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l'article 10 font pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique".
En l'occurrence, même si l'on devait considérer que les motifs invoqués étaient "pertinents" la Cour estime qu'ils n'étaient pas en tout cas "suffisants" pour justifier des perquisitions et saisies d'une telle envergure.
§105: Elle en conclut que les mesures litigieuses ne représentaient pas des moyens raisonnablement proportionnées à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse.
Il y a donc donc eu violation de l'article 10 de la Convention"
ARRÊT GRANDE CHAMBRE
SANOMA UITGEVERS BV c. PAYS BAS 14 septembre 2010 requête nos 38224/03
LA PROTECTION DES SOURCES PEUT ETRE LEVEE SUR DECISION DU JUGE DU SIEGE
En l'espèce, les Pays Bas sont condamnés non pas pour avoir exigé copie de leurs films pour rechercher et reconnaître les malfaiteurs.
Les Pays Bas sont condamnés sur le fait que la remise forcée des films n'ait pas été ordonnée par un juge indépendant du siège mais par le procureur qui menait l'enquête.
La société requérante, Sanoma Uitgevers B.V., est une société néerlandaise ayant son siège à Hoofddorp (Pays-Bas) et dont l’activité consiste à publier et vendre des magazines. L’affaire concerne des photographies, devant accompagner un article au sujet de courses automobiles illégales, que la société requérante fut contrainte de remettre à la police qui enquêtait sur une autre infraction, bien que les journalistes se fussent fortement élevés contre l’obligation de livrer des informations propres à permettre l’identification de leurs sources.
Le 12 janvier 2002, une course de voitures illégale eut lieu dans une zone industrielle à la périphérie de la ville de Hoorn. La société requérante affirme que des journalistes travaillant pour son magazine Autoweek – et qui avaient l’intention de publier un article au sujet des courses automobiles illégales – se virent offrir la possibilité de prendre des photos de la course à condition de donner l’assurance que l’identité des participants ne serait pas divulguée. Les photographies devaient être retouchées de manière à ce que les voitures et les spectateurs ne pussent être identifiés, puis sauvegardées sur un CD-ROM. Finalement, la course fut interrompue par la police, qui était sur place. Il ne fut procédé à aucune arrestation.
La police fut par la suite amenée à penser que l’un des véhicules (une Audi RS4) qui avait participé à la course de rue avait été utilisée pour s’enfuir par les auteurs d’un casse bélier qui avait eu lieu le 1er février 2001 au cours duquel un distributeur de billets avait été dérobé et un passant menacé à l’aide d’une arme à feu.
Plus tard dans la même journée, la police tenta de se faire remettre le CD-Rom où se trouvaient contenues les photographies en question. La société requérante s’y refusa afin de protéger l’anonymat de ses sources journalistiques. Le procureur d’Amsterdam délivra alors à la société requérante une injonction au titre de l’article 96a du code de procédure pénale lui ordonnant de remettre les photographies ainsi que toutes pièces connexes concernant la course. Le rédacteur en chef du magazine refusa de remettre les photographies, invoquant à nouveau l’engagement que les journalistes avaient pris envers les participants quant à la protection de leur anonymat. Le 1er février 2002 à 18 h 01, le rédacteur en chef fut arrêté et fut présenté au procureur d’Amsterdam. Il fut libéré à 22 heures.
L’avocat de Sanoma Uitgevers B.V. invita les procureurs, qui y consentirent, à solliciter l’intervention du juge d’instruction de garde du tribunal d’arrondissement d’Amsterdam qui, tout en reconnaissant d’emblée que la loi ne lui donnait aucune compétence en la matière, exprima l’avis que les nécessités de l’enquête pénale l’emportaient sur le privilège journalistique de la société requérante.
Le 2 février 2002 à 1 h 20 du matin, la société requérante remit, non sans protester, le CD-ROM au procureur, qui le plaça formellement sous main de justice.
Le 15 avril 2002, la société requérante forma une plainte devant le tribunal régional, sollicitant la mainlevée de la saisie et la restitution du CD-ROM, la délivrance à la police et au parquet d’une injonction leur ordonnant de détruire les éventuelles copies des données enregistrées sur le CD-ROM et d’une autre leur interdisant de prendre connaissance ou de faire usage des informations contenues dans le CD-ROM. Le 19 septembre 2002, le tribunal d’arrondissement fit droit uniquement à la demande de mainlevée de la saisie et de restitution du CD-ROM à la société requérante.
Article 10
Comme la chambre, la Cour n’aperçoit aucune raison de mettre en doute l’affirmation de Sanoma Uitgevers B.V. selon laquelle ses journalistes s’étaient engagés à ne pas révéler l’identité des participants à la course automobile illégale en question. L’affaire concerne une injonction de remise de matériaux journalistiques renfermant des informations propres à permettre d’identifier les sources journalistiques. Cela suffit pour que la Cour estime que l’injonction constituait en soi une ingérence dans la liberté de la société de recevoir et de communiquer des informations garantie par l’article 10 § 1.
Contrairement à la chambre, la Grande Chambre estime toutefois que l’ingérence n’était pas « prévue par la loi ».
Il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse avait une base légale (l’article 96a § 3 du code de procédure pénale). La discussion porte sur la qualité de la loi (en particulier sur les garanties procédurales requises).
La Cour relève qu’une injonction de divulgation des sources peut avoir un impact préjudiciable non seulement sur les sources, dont l’identité peut être révélée, mais également sur le journal ou toute autre publication visée par l’injonction, dont la réputation auprès des sources potentielles futures peut être affectée négativement par la divulgation, et sur les membres du public, qui ont un intérêt à recevoir les informations communiquées par des sources anonymes.
Au premier rang des garanties exigées doit figurer la possibilité de faire contrôler la mesure par un juge ou tout autre organe décisionnel indépendant et impartial. Le contrôle requis doit être mené par un organe, distinct de l’exécutif et des autres parties intéressées, investi du pouvoir de dire, avant la remise des éléments réclamés, s’il existe un impératif d’intérêt public l’emportant sur le principe de protection des sources des journalistes et, dans le cas contraire, d’empêcher tout accès non indispensable aux informations susceptibles de conduire à la divulgation de l’identité des sources.
Dans les cas urgents, un contrôle indépendant mené à tout le moins avant que les éléments obtenus ne soient consultés et exploités devrait être suffisant pour permettre de déterminer si une question de confidentialité se pose et de peser les divers intérêts en jeu. Un contrôle indépendant pratiqué seulement après la remise d’éléments susceptibles de conduire à l’identification de sources est inapte à préserver l’essence même du droit à la confidentialité.
Le juge ou autre organe indépendant et impartial doit donc être en mesure d’effectuer avant toute divulgation cette mise en balance des risques potentiels et des intérêts respectifs relativement aux éléments dont la divulgation est demandée. La décision à prendre doit être régie par des critères clairs, notamment quant au point de savoir si une mesure moins intrusive peut suffire. Le juge ou autre organe compétent doit avoir la faculté de refuser de délivrer une injonction de divulgation ou d’émettre une injonction de portée plus limitée ou plus encadrée, de manière à ce que les sources concernées puissent échapper à la divulgation de leur identité. En cas d’urgence, une procédure doit pouvoir être suivie qui permette d’identifier et d’isoler, avant qu’elles ne soient exploitées par les autorités, les informations susceptibles de permettre l’identification des sources de celles qui n’emportent pas semblable risque.
Aux Pays-Bas, depuis l’entrée en vigueur de l’article 96a, cette décision est confiée au procureur plutôt qu’à un juge indépendant. Du point de vue procédural, le procureur est une « partie » et ne peut guère passer pour suffisamment objectif et impartial.
La Cour estime qu’on ne peut pas voir non plus dans l’intervention du juge d’instruction en l’espèce une garantie adéquate ; le juge d’instruction avait un rôle uniquement consultatif et son intervention s’est faite en dehors de toute base légale, comme il l’a du reste lui-même reconnu. Il n’avait donc pas la faculté de délivrer une injonction, de rejeter ou d’accueillir une demande d’injonction ou de mettre des conditions ou des limites à une injonction. Pareille situation ne peut guère être réputée compatible avec l’état de droit. La Cour ajoute qu’elle serait parvenue à cette conclusion sur chacun des deux aspects mentionnés s’ils avaient été considérés séparément.
Ces déficiences ne furent pas purgées par le tribunal d’arrondissement, tout aussi impuissant à empêcher le procureur et la police d’examiner les photographies stockées sur le CD-ROM une fois celui-ci parvenu en leur possession.
En conclusion, la qualité de la loi était déficiente dans la mesure où il n’existait aucune procédure entourée de garanties légales adéquates qui eût permis à la société requérante d’obtenir une appréciation indépendante du point de savoir si l’intérêt de l’enquête pénale qui était en cours devait l’emporter sur l’intérêt public à la protection des sources des journalistes. Il y a donc eu violation de l’article 10 à raison du fait que l’ingérence incriminée n’était pas « prévue par la loi ».
RESSIOT ET AUTRES c. FRANCE Requêtes nos 15054/07 et 15066/07 du 28 juin 2012
Les perquisitions et les saisies effectuées dans les locaux de "l'Equipe" et du "Point" étaient des mesures disproportionnées compte tenu de l’intérêt d'assurer et de maintenir la liberté de la presse dans une société démocratique
L’affaire concerne des investigations conduites dans les locaux des journaux L’Equipe et Le Point, ainsi qu’au domicile de journalistes accusés de violation du secret de l’instruction et de recel. Il s’agissait pour les autorités de découvrir l’origine de fuites ayant eu lieu au sujet d’une enquête portant sur un éventuel dopage de coureurs cyclistes de l'équipe COFIDIS participante au tour de France.
a) Principes généraux
98. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière (voir, entre autres, Worm c. Autriche, 29 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-V, pp. 1550-1551, § 47 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I, § 45 et Dupuis c. France, no 1914/02, § 33, 7 juin 2007, CEDH 2007-...).
99. La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, § 39 ; Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 57, CEDH 2003-IV ; Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 91, 15 juillet 2003 et Tillack c. Belgique, no20477/05, § 53, 27 novembre 2007).
100. La presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique ; si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 233-234, § 37 ; Fressoz et Roire précité, § 45).
101. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Lorsqu’il y va de la presse, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume‑Uni, précité, pp. 500-501, § 40, Worm c. Autriche, précité, § 47 et Tillack c. Belgique, précité, § 55).
102. Par ailleurs, comme la Cour l’a rappelé dans l’arrêt Dupuis et autres (précité, § 42), l’importance du rôle des médias dans le domaine de la justice pénale est très largement reconnue.
De plus, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a d’ailleurs adopté la Recommandation Rec(2003)13 sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales ; celle-ci rappelle que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations et souligne l’importance des reportages réalisés sur les procédures pénales pour informer le public et permettre à celui-ci d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système de justice pénale. En annexe à cette Recommandation figure notamment le droit du public à recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias, ce qui implique pour les journalistes le droit de pouvoir librement rendre compte du fonctionnement du système de justice pénale voir paragraphe 61 ci-dessus). Ainsi, il convient d’apprécier avec la plus grande prudence, dans une société démocratique, la nécessité de punir pour recel de violation de secret de l’instruction ou de secret professionnel des journalistes qui participent à un débat public d’une telle importance, exerçant ainsi leur mission de « chiens de garde » de la démocratie.
Par conséquent, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Roemen et Schmit, précité, § 46, Goodwin, précité, §§ 39-40 et mutatis mutandis Nordisk Film & TV A/S c. Danemark (déc.), no 40485/02, CEDH 2005‑XIII), et une ingérence ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public (Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 51, 14 septembre 2010).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
103. Les mesures litigieuses s’analysent en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le ou lesdits buts.
i. “Prévue par la loi”
104. La Cour rappelle que l’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé. Elles n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Hertel c. Suisse, 25 août 1998, Recueil 1998-VI, § 35 et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 43, CEDH 2004‑VI).
105. La Cour rappelle également que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996‑V, p. 1629, § 35). La prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, notamment, les arrêts Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, série A no 316‑B, p. 71, § 37, et Grigoriades c. Grèce, 25 novembre 1997, Recueil 1997‑VII, p. 2587, § 37).
106. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier. Aussi peut-on attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Cantoni, ibidem).
107. Dans le cas d’espèce, en ce qui concerne plus précisément l’accessibilité et la prévisibilité de la loi, la Cour constate que les requérants sont journalistes et travaillent respectivement pour un quotidien et pour un hebdomadaire.
Elle note par ailleurs que le droit applicable et appliqué en l’espèce consistait en un article du code de procédure pénale édictant le secret de l’instruction (article 11) et en plusieurs articles du code pénal traitant de l’infraction de recel (articles 321-1 et 226-13 notamment).
108. La Cour considère dès lors que le fait qu’un autre tribunal de premier degré ait tranché différemment dans une affaire portant également sur des faits de recel du secret de l’enquête et de l’instruction ne suffit pas à établir que la loi était imprévisible.
En conclusion, la Cour est d’avis que les requérants ne sauraient soutenir qu’ils ne pouvaient prévoir « à un degré raisonnable » les conséquences que la publication des articles en cause était susceptible d’avoir pour eux sur le plan judiciaire. La Cour en déduit que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.
ii. But légitime
109. La Cour a déjà considéré qu’une ingérence découlant du secret de l’instruction tendait à garantir la bonne marche d’une enquête, donc à protéger l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire (Weber c. Suisse, arrêt du 22 mai 1990, série A no 177, § 45 et Ernst et autres, précité, § 45). Eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, la Cour estime que l’ingérence visait à empêcher la divulgation d’informations confidentielles, à protéger la réputation d’autrui et plus globalement à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
iii. Nécessaire dans une société démocratique
110. La question essentielle est celle de savoir si l’ingérence critiquée était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le but poursuivi. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants.
111. L’article 10 protège le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général dès lors qu’ils s’expriment de bonne foi, sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (Colombani et autres c. France, arrêt du 25 juin 2002, § 65, CEDH 2002-V et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007).
112. En particulier, on ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. A la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 66, 24 novembre 2005).
Comme la Cour l’a déjà souligné, il convient que les journalistes, qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours, gardent ce principe à l’esprit car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale (ibidem, et Worm, précité, § 50). Enfin, il y a lieu de rappeler que toutes les personnes, y compris les journalistes, qui exercent leur liberté d’expression assument des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de la situation (Dupuis et autres, précité, § 43, et Campos Dâmaso c. Portugal, no 17107/05, § 35, 24 avril 2008).
113. En l’espèce, il convient tout d’abord de relever que les requérants étaient soupçonnés de recel de violation du secret de l’instruction car ils avaient publié dans plusieurs articles des passages in extenso de procès‑verbaux de transcriptions d’écoutes téléphoniques, une liste de produits trouvés lors d’une perquisition et des pièces de procédure concernant une enquête en cours sur l’usage de substances prohibées dans le milieu du cyclisme.
114. La Cour observe d’emblée que le thème des articles publiés, le dopage dans le sport professionnel, en l’occurrence le cyclisme, et donc les problèmes de santé publique en découlant, concernait un débat qui était d’un intérêt public très important.
115. Elle rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV).
116. A la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt public, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, parmi d’autres, Jersild, précité, § 31 ; De Haes et Gijsels, précité, § 39). Il en allait tout particulièrement ainsi en l’espèce, s’agissant d’un problème de dopage dans le cyclisme professionnel. La découverte de ces faits suscita un vif intérêt dans l’opinion publique. Les articles en cause répondaient ainsi à une demande croissante du public désireux de disposer d’informations sur les pratiques de dopage dans le sport et les problèmes de santé qui en découlent. Le public avait dès lors un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur cette enquête.
117. Certes, quiconque, y compris des journalistes, exerce sa liberté d’expression assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 in fine).
118. En l’occurrence, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles considéra que la publication de nombreuses informations couvertes par le secret de l’enquête, avait causé une « gêne considérable » dans l’organisation du travail du juge d’instruction et que celui-ci avait estimé que cette publication avait « torpillé » l’instruction en cours.
119. Toutefois, la Cour note que ce même juge d’instruction, interrogé dans le journal Le Monde sur des complications éventuelles ayant émaillé l’enquête, répondit que cette affaire n’était pas prioritaire pour le ministère de la Justice, que les effectifs de police qui l’assistaient étaient en nombre insuffisant et que des erreurs techniques avaient été commises. Il ne mentionna à aucun moment les articles qui avaient été publiés et leur répercussion négative éventuelle sur l’enquête en cours (voir paragraphe 32 ci-dessus).
120. Néanmoins, les auteurs, journalistes expérimentés, ne pouvaient ignorer que lesdits documents provenaient du dossier d’instruction et étaient couverts, selon les personnes à l’origine de la remise des documents, par le secret de l’instruction ou par le secret professionnel. Tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour souligne que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l’article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression. Il convient donc de déterminer si, dans les circonstances particulières de l’affaire, l’intérêt d’informer le public sur un sujet important tel que le dopage des sportifs (voir paragraphes 114 et 116 ci-dessus) l’emportait sur les « devoirs et responsabilités » pesant sur les requérants en raison de l’origine douteuse des documents qui leur avaient été adressés (Dupuis et autres, précité, § 42).
121. La Cour doit plus particulièrement déterminer si, en l’espèce, l’objectif de préservation du secret de l’instruction offrait une justification pertinente et suffisante à l’ingérence.
En effet, comme elle l’a déjà établi, une ingérence ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public (voir Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 51, CEDH 1999‑I).
122. Elle note que, dans la présente affaire, les mesures prises furent relativement tardives puisqu’intervenant entre le 24 septembre 2004 et janvier 2005, alors que les articles en cause avaient été publiés respectivement les 22 et 29 janvier et 9 et 10 avril 2004 et avaient été abondamment commentés entre temps.
Au moment où les perquisitions et les interceptions téléphoniques litigieuses eurent lieu, il est évident qu’elles avaient pour seul but de révéler la provenance des informations relatées par les requérants dans leurs articles. En effet, les démarches entreprises par les enquêteurs précédemment n’avaient pas permis de déterminer l’auteur ou les auteurs d’une éventuelle violation du secret de l’instruction ou du secret professionnel.
123. Ces informations tombaient ainsi, à n’en pas douter, dans le domaine de la protection des sources journalistiques. L’absence de résultat apparent des perquisitions et saisies opérées aux sièges des journaux et aux domiciles de certains des requérants n’enlève pas à ces dernières leur objet, à savoir trouver le responsable de la divulgation des informations confidentielles (voir, mutatis mutandis, Ernst et autres c. Belgique précité, § 100).
124. La Cour souligne que le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité des sources, mais un véritable attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection. Cela vaut encore plus en l’espèce, où les requérants traitaient d’un problème de santé publique et ne furent finalement pas condamnés (paragraphe 55 ci-dessus).
125. La Cour constate par ailleurs l’ampleur des mesures ordonnées en l’espèce (voir paragraphes 15 à 28 ci-dessus). Certaines d’entre elles ont certes été annulées par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles (voir paragraphes 42 à 45 ci-dessus). Toutefois, il convient de souligner que, dans des circonstances comme celles de l’espèce, si des mesures restreignant la liberté d’expression des journalistes ne peuvent être envisagées qu’en dernier recours, le respect de cette seule exigence ne dispense pas le Gouvernement d’établir l’existence d’un besoin social impérieux propre à justifier l’ingérence litigieuse. Or, la saisie et le placement sous scellés des listings des appels des premier et deuxième requérants, les perquisitions et saisies opérées le 13 janvier 2005 aux sièges des journaux Le Point et L’Equipe et les perquisitions opérées aux domiciles des deux premiers requérants furent validées par la chambre de l’instruction sans que soit démontrée l’existence d’un besoin social impérieux. Lors de la perquisition dans les locaux du journal Le Point furent notamment saisis et placés sous scellés les ordinateurs des troisième et quatrième requérant, la liste de la messagerie du quatrième requérant étant, quant à elle, éditée et également placée sous scellés. Ces perquisitions aux sièges de deux journaux, impressionnantes et spectaculaires, ne pouvaient que marquer profondément les professionnels qui y travaillaient et être perçues par eux comme une menace potentielle pour le libre exercice de leur profession.
En effet, les enquêteurs qui, munis de mandats de perquisition, surprennent des journalistes à leur lieu de travail ou à leur domicile, ont des pouvoirs d’investigation très larges du fait qu’ils ont, par définition, accès à toute leur documentation. La Cour, qui rappelle que « les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux » (voir Goodwin c. Royaume-Uni, précité, § 40), estime ainsi que les perquisitions et saisies litigieuses avaient un effet encore plus important quant à la protection des sources journalistiques que dans l’affaire Goodwin.
126. La Cour en arrive à la conclusion que le Gouvernement n’a pas démontré qu’une balance équitable des intérêts en présence a été préservée. A cet égard, elle rappelle que « les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer leur contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l’article 10 font pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique » (voir Goodwin c. Royaume-Uni, précité, § 45). En l’occurrence, même si l’on devait considérer que les motifs invoqués étaient « pertinents », la Cour estime qu’ils n’étaient pas en tout cas « suffisants » pour justifier des perquisitions et saisies d’une telle envergure.
127. Elle en conclut que les mesures litigieuses ne représentaient pas des moyens raisonnablement proportionnés à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
MARTIN ET AUTRES c. FRANCE du 12 avril 2012 Requête 30002/08
Une perquisition dans les locaux du Midi Libre, justifiée par des motifs pertinents mais non suffisants, a violé la liberté d'expression des journalistes : "La Cour est ainsi d’avis que si les motifs invoqués par les juridictions nationales peuvent certes passer pour « pertinents », ils ne peuvent être jugés « suffisants » pour justifier la perquisition incriminée."
a) Principes généraux
58. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I, § 45 et Dupuis c. France, no 1914/02, § 33, 7 juin 2007).
59. La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, parmi beaucoup d’autres, Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 46, CEDH 2003-IV ; Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 53, 27 novembre 2007, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001-III et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 93, CEDH 2004-XI).
60. La presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique ; si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, § 37 ; Fressoz et Roire précité, § 45).
61. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Lorsqu’il y va de la presse, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, § 40, Worm, précité, § 47 et Dupuis, précité, § 36).
62. Par ailleurs, il y a lieu de rappeler que toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, § 49 in fine). Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression, qui restent valables même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III, Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 66, CEDH 2006-... et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 102, CEDH 2007-V).
63. Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002-V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004-XI et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007).
64. Ces considérations jouent un rôle particulièrement important de nos jours, vu le pouvoir qu’exercent les médias dans la société moderne, car non seulement ils informent, mais ils peuvent en même temps suggérer, par la façon de présenter les informations, comment les destinataires devraient les apprécier. Dans un monde dans lequel l’individu est confronté à un immense flux d’informations, circulant sur des supports traditionnels ou électroniques et impliquant un nombre d’auteurs toujours croissant, le contrôle du respect de la déontologie journalistique revêt une importance accrue.
65. Là où la liberté de la « presse » est en jeu, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux », préalable nécessaire à toute mesure d’investigation portant sur les sources d’information des journalistes (voir mutatis mutandis Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, CEDH 2004-IV).
66. En outre, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (voir, par exemple, Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, § 58). La Cour doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l’espèce, les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 64, et Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 25, § 35).
67. Par conséquent, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux (Roemen et Schmit, précité, § 46 et Goodwin, précité, §§ 39-40), et une ingérence ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public.
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
i. Sur l’existence d’une ingérence
68. La Cour note que le Gouvernement soutient que les mesures prises en l’espèce ne sauraient être qualifiées d’ingérence car aucune condamnation n’a été prononcée contre les requérants, aucune source n’a été révélée par la perquisition en cause et les investigations n’ont pas entraîné de retard dans la diffusion de l’information.
69. Les requérants contestent cette thèse et exposent que la perquisition a bien eu lieu avec le concours de la force publique et d’un expert en informatique, que des documents saisis n’ont jamais été restitués et que le fait qu’aucune source n’ait été révélée importe peu.
70. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que des perquisitions qui avaient été menées au domicile et sur les lieux de travail de journalistes aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré aux intéressés des informations confidentielles s’analysaient en des atteintes aux droits résultant pour les journalistes du paragraphe 1 de l’article 10 ( voir Roemen et Schmit, précité, § 47, Ernst et autres c. Belgique, précité, § 94, Tillack, précité, § 56 et Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 61, 14 septembre 2010).
71. Elle a également précisé que l’absence de résultats des perquisitions ne leur enlève pas leur finalité, à savoir l’identification de l’auteur d’une violation du secret professionnel et donc la source du journaliste (Roemen et Schmit, précité, § 57).
72. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce ingérence dans la liberté des requérants de recevoir ou de communiquer des informations au sens de l’article 10 § 1 de la Convention.
73. La question se pose dès lors de savoir si pareille ingérence peut se justifier au regard du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu d’examiner si cette ingérence était « prévue par la loi », visait un « but légitime » au regard de ce paragraphe et était « nécessaire dans une société démocratique ».
ii. Sur la justification de l’ingérence
74. La Cour note que les requérants ne contestent pas que l’ingérence était prévue par la loi mais qu’ils soutiennent en revanche que son but n’était pas légitime car, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, il ne s’agissait pas de protéger les droits d’autrui et notamment la présomption d’innocence de M. J.B. ou la préservation d’informations confidentielles, mais bien de découvrir la source des journalistes.
75. La Cour estime, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, que l’ingérence visait à empêcher la divulgation d’informations confidentielles, à protéger la réputation d’autrui et, notamment, la présomption d’innocence.
76. La question essentielle est celle de savoir si l’ingérence critiquée était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le but poursuivi. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants.
77. La Cour note d’emblée que dans la présente affaire, les requérants, journalistes, ont publié dans un quotidien des extraits d’un rapport provisoire de la Cour régionale des comptes du Languedoc-Roussillon mettant en cause la gestion de cette région sous la présidence de M. J.B.
78. Force est de constater à cet égard que les articles litigieux contenaient principalement des informations au sujet de la gestion faite des fonds publics par certains élus locaux et fonctionnaires publics, telle qu’elle avait été mise en cause par un rapport provisoire de la Chambre régionale des comptes.
79. Il s’agissait là incontestablement d’un sujet d’intérêt général pour la collectivité locale, que les requérants avaient le droit de faire connaître au public à travers la presse. La circonstance que le sujet ait été soulevé précisément dans un rapport d’observations de la Chambre régionale des comptes ne fait que confirmer que les articles litigieux s’inscrivaient dans le cadre d’un débat présentant un intérêt pour la population locale, et que celle-ci avait le droit d’en être informée (Cumpănă et Mazăre, précité, § 95).
80. Pour autant que le Gouvernement allègue que ledit rapport avait un caractère provisoire (paragraphe 54 ci-dessus), la Cour souligne que le rôle des journalistes d’investigation est, précisément, d’informer et d’alerter le public sur des phénomènes indésirables dans la société, dès que les informations pertinentes entrent en leur possession. Or, une simple lecture des articles fait apparaître qu’à la date de sa rédaction les requérants avaient connaissance sinon du rapport définitif (publié le 4 septembre 2006) de la Chambre régionale des comptes, au moins de sa version initiale, les moyens par lesquels les intéressés s’étaient procuré le texte en cause relevant de la liberté d’investigation inhérente à l’exercice de leur profession (Cumpănă et Mazăre, précité, § 96).
81. La Cour relève que les journalistes avaient indiqué en première page du quotidien qu’il s’agissait d’un « rapport d’observations provisoires susceptible d’être modifié par les arguments de ceux qu’il met en cause ».
Par ailleurs, dans la page consacrée à ce rapport, un encadré de quarante-cinq lignes décrivait la procédure et précisait que les conclusions pouvaient changer après la réception des réponses des personnes mises en cause (voir paragraphe 8 ci-dessus).
Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants ont fait une présentation claire de la nature du rapport en cause et ont démontré ainsi leur bonne foi et un souci du respect de la déontologie de leur profession.
82. En ce qui concerne plus précisément la perquisition, la Cour note qu’elle eut lieu plus de huit mois après la publication des articles en cause. Au cours de cette perquisition, des documents furent saisis et placés sous scellés, dont, dans le bureau du troisième requérant, une copie du rapport, un cahier contenant des annotations manuscrites, un document de douze pages comportant des explications sur le budget de la région, ainsi qu’une pochette contenant des documents relatifs au budget primitif de la région. Le juge fit également procéder à une copie des disques durs des ordinateurs des requérants (paragraphe 12 ci-dessus).
83. La Cour relève que, selon le Gouvernement (voir paragraphe 52 ci-dessus), ces actes faisaient partie d’une série de mesures prises en vue de tenter d’identifier la ou les personnes qui avaient fourni la copie du rapport d’observations provisoires de la CRC aux journalistes. Elle constate toutefois qu’aucune précision n’a été apportée par le Gouvernement sur la nature des actes d’enquête qui auraient été effectués avant la perquisition.
Elle note en outre que, dans son arrêt du 3 juillet 2007, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Montpellier a elle-même indiqué que la perquisition avait pour but de découvrir comment les journalistes, soupçonnés de participation aux faits de violation du secret professionnel, avaient obtenu les informations à l’origine de leurs articles (voir paragraphe 18 ci-dessus).
84. Or, la Cour constate que le rapport en cause avait été communiqué aux président et ancien président du conseil régional du Languedoc-Roussillon et que des extraits avaient été adressés à soixante-six personnes mises en cause dans ce rapport (voir § 12 ci-dessus).
Il convient d’ailleurs de relever sur ce point que le juge d’instruction ayant mis les requérants en examen constata lui-même, dans son ordonnance du 22 mai 2007, que l’enquête n’avait pas permis de déterminer si l’auteur de la divulgation était tenu au secret professionnel.
La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Montpellier, souligna quant à elle, dans son arrêt du 4 octobre 2007, que les destinataires de ce rapport n’étaient pas tenues au secret professionnel et que les documents provisoires n’étaient pas classifiés erga omnes (voir § 24 ci-dessus).
85. La Cour rappelle que l’absence de résultat des perquisitions n’enlève pas à ces dernières leur objet, à savoir trouver l’auteur d’une violation du secret professionnel et donc la source des journalistes.
Elle note encore qu’en l’espèce, la perquisition litigieuse n’a pas été effectuée dans le cadre de la recherche d’une infraction que les requérants auraient commise en dehors de leurs fonctions de journalistes. Elle avait au contraire pour but la recherche des auteurs potentiels d’une violation du secret professionnel et de l’éventuelle illégalité subséquemment commise par les requérants dans l’exercice de leurs fonctions. Les mesures tombent ainsi, à n’en pas douter, dans le domaine de la protection des sources journalistiques (voir Roemen et Schmit, précité, § 52).
86. La Cour se demande si d’autres mesures que la perquisition au siège de la rédaction du journal n’auraient pas pu permettre au juge d’instruction de rechercher s’il y avait eu effectivement violation du secret professionnel. Force est en tout état de cause de constater que le Gouvernement omet de démontrer qu’en l’absence de la perquisition litigieuse, les autorités nationales n’auraient pas été en mesure de rechercher d’abord l’existence d’une éventuelle violation du secret professionnel et, ensuite, celle du recel de cette violation par les requérants (Ernst et autres, précité, § 20).
Elle souligne encore sur ce point que la chambre d’instruction de la cour d’appel a elle-même estimé qu’il n’était pas nécessaire que le juge d’instruction ait effectué antérieurement tous les actes possibles et qu’il relevait de sa seule conscience de déterminer s’il devait procéder à la perquisition (voir paragraphe 19 ci-dessus).
La Cour en induit que, procéder à d’autres actes d’instruction avant la perquisition, n’était pas une priorité pour les magistrats chargés de superviser l’instruction.
87. Au vu de tout ce qui précède, la Cour arrive à la conclusion que le Gouvernement n’a pas démontré que la balance des intérêts en présence, à savoir, d’une part, la protection des sources, et, de l’autre, la prévention et la répression d’infractions, a été préservée. A cet égard, elle rappelle que « les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer leur contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l’article 10 font pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique » (Goodwin, précité, § 45).
88. La Cour est ainsi d’avis que si les motifs invoqués par les juridictions nationales peuvent certes passer pour « pertinents », ils ne peuvent être jugés « suffisants » pour justifier la perquisition incriminée.
89. Elle conclut que la mesure litigieuse est à considérer comme disproportionnée et a violé le droit des requérants à la liberté d’expression reconnu par l’article 10 de la Convention.
SAINT-PAUL LUXEMBOURG S.A. c. LUXEMBOURG
du 18 avril 2013 Requête no 26419/10
En l'espèce, il s'agit de la perquisition dans le siège sociale et les locaux d'un journal
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
47. La requérante dénonce une violation de sa liberté d’expression. En effet, la mesure litigieuse serait critiquable en ce qu’elle consisterait à rechercher les sources du journaliste et qu’elle aurait un effet d’intimidation. Elle invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
48. Le Gouvernement conteste cette thèse essentiellement pour les mêmes motifs que ceux qu’il opposa au grief tiré de l’article 8. Il soutient également qu’il n’aurait nullement été question de rechercher les sources du journaliste car celle-ci étaient connues.
49. La Cour rappelle que la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, parmi beaucoup d’autres, Martin et autres c. France, no 30002/08, § 59, 12 avril 2012 ; Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 46, CEDH 2003-IV ; Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 53, 27 novembre 2007, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001-III, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 93, CEDH 2004‑XI et Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], précité, § 50).
50. Suivant la conception de la Cour, la « source » journalistique désigne « toute personne qui fournit des informations à un journaliste » ; par ailleurs, la Cour entend le terme « information identifiant une source » comme visant, dans la mesure où elle risque de conduire à identifier une source, tant « les circonstances concrètes de l’obtention d’informations par un journaliste auprès d’une source » que « la partie non publiée de l’information fournie par une source à un journaliste » (Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays-Bas, no 39315/06, § 86, 22 novembre 2012).
51. La Cour a déjà jugé que des perquisitions qui avaient été menées au domicile et sur les lieux de travail de journalistes aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré aux intéressés des informations confidentielles s’analysaient en des atteintes aux droits résultant pour les journalistes du paragraphe 1 de l’article 10 (Martin et autres c. France, no 30002/08, § 70, 12 avril 2012, Roemen et Schmit, précité, § 47, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 94, 15 juillet 2003, Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 56, 27 novembre 2007 et Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], précité, § 61)
52. Dans l’affaire Roemen et Schmit (précitée, § 47), l’exécution de l’ordonnance de saisie et de perquisition dans les locaux utilisés par les journalistes concernés n’avait pas permis d’obtenir les informations souhaitées. La Cour a aussi estimé (§ 57) que cette ordonnance constituait un acte plus grave qu’une sommation de divulgation de l’identité de la source parce que les enquêteurs qui, munis d’un mandat de perquisition, surprennent un journaliste à son lieu de travail, ont des pouvoirs d’investigation très larges du fait qu’ils ont, par définition, accès à toute la documentation détenue par le journaliste.
53. En l’espèce, le Gouvernement conteste que l’objet de la perquisition et de la saisie litigieuses ait été de découvrir les sources du journaliste.
54. La Cour constate qu’il ne ressort pas du dossier que d’autres sources que celles d’ores et déjà publiées dans l’article aient été relevées. Cependant, au regard de la compréhension qu’a la Cour d’une information susceptible d’identifier une source, et au regard de l’ampleur du pouvoir qu’a donné la perquisition aux autorités perquisitionnant le siège de la requérante, la Cour considère qu’en l’espèce, les policiers étaient, de par l’ordonnance litigieuse, en mesure d’accéder à des informations que le journaliste n’entendait pas publier et susceptibles de renseigner l’identité d’autres sources.
55. Cela suffit à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce « ingérence » dans la liberté de la requérante de recevoir ou de communiquer des informations au sens de l’article 10 § 1 de la Convention.
56. La question se pose dès lors de savoir si pareille ingérence peut se justifier au regard du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu d’examiner si cette ingérence était « prévue par la loi », visait un « but légitime » au regard de ce paragraphe et était « nécessaire dans une société démocratique ».
57. Au regard de ce qu’elle a retenu pour l’article 8 (paragraphes 41 et 42), la Cour estime que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime.
58. Quant à la nécessité d’une telle ingérence dans une société démocratique, la Cour rappelle que les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent, de la part de la Cour, l’examen le plus scrupuleux (voir Roemen et Schmit, précité, § 46).
59. La Cour constate qu’en l’espèce l’ordonnance litigieuse avait pour but de rechercher et de saisir « tous documents et objets sous quelque forme que ce soit et sur quelque support que ce soit en relation avec les infractions reprochées (...) ».
60. La Cour relève la formulation relativement large de cette mission. Le mandat de perquisition octroyait ainsi aux enquêteurs des pouvoirs assez étendus (voir, à titre de comparaison, Roemen et Schmit, précité, § 70). A cet égard, la Cour note que les policiers, qui exécutèrent la perquisition seuls, en l’absence de toute mesure de sauvegarde, avaient le soin d’apprécier la nécessité de saisir tel ou tel élément.
61. Même si la Cour ne peut, sur la base des éléments fournis par les parties, déterminer si l’objet de cette perquisition était de découvrir les sources du journaliste, force est de constater que la formulation large de l’ordonnance ne lui permet pas d’exclure cette possibilité. A cet égard, la Cour ne saurait se satisfaire de l’explication du Gouvernement, selon laquelle les sources figuraient déjà dans l’article litigieux. En effet, ce n’est pas parce que certaines sources avaient été publiées que d’autres sources potentielles ne pouvaient être découvertes lors de la perquisition. La Cour estime que la perquisition et la saisie litigieuses étaient disproportionnées dans la mesure où elles permettaient aux policiers de rechercher les sources du journaliste. La Cour relève à cet égard que l’introduction d’une clé USB dans un ordinateur est un procédé qui peut être de nature à extraire des données se trouvant dans la mémoire du support informatique, permettant ainsi aux autorités de recueillir des informations sans lien avec les faits poursuivis. L’ordonnance du 30 mars 2009 n’était pas assez restreinte pour éviter un éventuel abus. Puisque - comme le Gouvernement l’affirme devant la Cour - l’unique objet de la perquisition était de découvrir la véritable identité du journaliste ayant rédigé l’article, un libellé plus étroit, ne reprenant que cet objet, aurait été suffisant.
62. Compte tenu de ce qui précède, la Cour juge que la perquisition et saisie effectuée au siège de la requérante était, dans les circonstances de l’espèce, disproportionnée par rapport au but visé.
63.Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Stichting Ostade Blade c. Pays-Bas du 19 juin 2014 requête 8406/06
Non violation de l'article 10 : La protection des sources journalistiques ne s’étend pas à l’auteur d’attentats à la bombe
La Cour estime que la perquisition des locaux de la fondation requérante a constitué une ingérence, prévue par le droit néerlandais, dans l’exercice par la fondation du droit à la liberté d’expression.
La question concerne toutefois la nature de l’ingérence et le point de savoir si elle était justifiée comme étant « nécessaire dans une société démocratique » à la prévention du crime.
Concernant la nature de l’ingérence, la Cour considère que toutes les personnes auprès desquelles un journaliste obtient des informations ne peuvent être considérées comme étant des «sources» au sens de sa jurisprudence pertinente. Elle observe que l’informateur du magazine n’était pas mû par le souhait de fournir des informations dont le public avait le droit d’avoir connaissance. Au contraire, l’informateur revendiquait la responsabilité de crimes qu’il avait lui-même commis et sa recherche de publicité par l’intermédiaire du magazine visait à lui permettre de «revêtir le voile de l’anonymat pour échapper à sa responsabilité pénale». En conséquence, la Cour estime que l’informateur ne pouvait en principe se prévaloir de la même protection que celle accordée d’ordinaire aux «sources». Elle estime donc que la question de la «protection des sources» ne se posait pas en l’espèce.
Cela étant, la Cour conclut ensuite que la perquisition, qui avait pour but d’enquêter sur des crimes graves et d’empêcher d’autres attentats, a satisfait aux exigences de l’article 10 de la Convention, à savoir être nécessaire dans une société démocratique à la prévention du crime.
LA PRESSE DOIT RESPECTER LE SECRET JUDICIAIRE
LEEMPOEL & S.A. ED. CINE REVUE c. BELGIQUE Requête no 64772/01 du 9/11/2006
LE SECRET DE l'INSTRUCTION DOIT ÊTRE PROTEGE
"55. La mesure litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par les intéressés de leur liberté d’expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, §§ 34-37 ; Fressoz et Roire, précité, § 41).
1. « Prévue par la loi »
56. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » non seulement impose que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi vise la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible dans ses effets (voir, par exemple, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II, Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 56, CEDH 2001-VIII et Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III). La condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (Karademirci et autres c. Turquie, nos 37096/97 et 37101/97, § 40, CEDH 2005-I).
57. La Cour constate que la Cour de cassation belge a relevé qu’en vertu de l’article 1382 du code civil, le juge des référés peut enjoindre à l’auteur d’un dommage de faire cesser l’état de choses qui cause le préjudice et qu’il ne pouvait, en l’espèce, être question de censure contraire à l’article 25 de la Constitution dès lors que l’hebdomadaire en cause avait déjà été diffusé au moment où la mesure de retrait de la vente fut prise. L’application combinée de l’article 1382 du code civil et des articles 18, alinéa 2, et 584 du code judiciaire devait être considérée comme visant à limiter l’ampleur d’un dommage déjà causé à la juge par la publication de l’article.
Rappelant que, selon sa jurisprudence constante, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne, la Cour n’aperçoit aucun motif de s’écarter en l’espèce de la conclusion de la Cour de cassation (voir, mutatis mutandis, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 97, 15 juillet 2003). En l’espèce, il apparaît clairement des faits que la juge a engagé son action le jeudi soir, après avoir été informée de la teneur de l’article paru dans la revue mise en vente le jeudi matin. Il ne saurait donc être question de mesure préalable à la publication comme le prétendent les requérants. L’un des arguments soulevés par ces derniers, à l’appui de la thèse selon laquelle la mesure en cause n’était pas « nécessaire », est d’ailleurs la circonstance que la revue avait déjà été amplement diffusée.
58. L’argument des requérants selon lequel la juge n’a pas agi au fond contre eux est sans pertinence, dans la mesure où elle l’a fait contre l’auteur de l’article. De l’avis de la Cour, le fait qu’elle ait agi en référé contre les requérants et au fond contre l’auteur confirme plutôt la thèse du Gouvernement, partagée par la Cour de cassation, selon laquelle la procédure en référé visait à limiter l’ampleur d’un dommage déjà causé.
59. Quant à la prévisibilité de la mesure litigieuse, il existait aussi des précédents judiciaires en matière de presse télévisée. Les requérants – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – pouvaient donc prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences pouvant résulter de la publication de l’article litigieux. A cet égard, la Cour rappelle qu’il peut être difficile, dans le domaine considéré, de rédiger des lois d’une totale précision et une certaine souplesse peut même se révéler souhaitable pour permettre aux juridictions internes de faire évoluer le droit en fonction de ce qu’elles jugent être des mesures nécessaires dans l’intérêt de la justice (Société Prisma Presse c. France (déc.), no 66910/01, 1er juillet 2003 ; Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, § 33) et de l’évolution des conceptions de la société (Müller c. Suisse, arrêt du 24 mai 1988, série A no 133, p. 20, § 29). La Cour rappelle que l’on doit attendre de professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques pouvant résulter de leurs actes (Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, § 35) et constate que les requérants sont respectivement éditeur responsable et maison d’édition (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 46 à 48, CEDH 2004-VI).
Quant aux conséquences pouvant résulter de la publication de l’article litigieux, la Cour rappelle aussi les termes du point 14. de la Résolution 1165 (1998) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée qui invite notamment (rubriques i, ii et vii) les Etats à garantir la possibilité d’intenter une action civile pour permettre à la victime de prétendre à des dommages et intérêts, en cas d’atteinte à sa vie privée, de rendre les directeurs de publication et les journalistes responsables des atteintes au droit au respect de la vie privée commises par leurs publications au même titre qu’ils le sont pour la diffamation et de prévoir une action judiciaire d’urgence au bénéfice d’une personne qui a connaissance de l’imminence de la diffusion d’informations ou d’images concernant sa vie privée.
60. La Cour en conclut que l’ingérence était donc bien « prévue par la loi ».
61. La Cour constate que l’ingérence avait pour but de protéger la réputation et les droits d’autrui, un but légitime prévu explicitement par le paragraphe 2 de l’article 10. Eu égard à cette conclusion, la Cour ne voit pas l’utilité de se prononcer sur la question de savoir si la mesure avait aussi pour but de protéger, comme le soutient le Gouvernement, d’autres « buts légitimes ».
3. « Nécessaire dans une société démocratique »
62. La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ce but.
a) Principes généraux
63. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, § 51 ; Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).
64. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire, précité, § 45). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des faits reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci ont agi (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I). En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres, précité, § 70). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, pp. 2547-2548, § 51 ; Lehideux et Isorni, précité, § 51).
65. La Cour a par ailleurs souligné à de très nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Elle a en particulier précisé que, si la presse ne doit pas franchir certaines limites, notamment quant aux droits d’autrui, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général ; à sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999-III, et Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 55, CEDH 2002-V). La marge d’appréciation des autorités nationales se trouve ainsi circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, par exemple, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, 3e alinéa, CEDH 2004-IV et l’arrêt Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).
66. Il convient aussi de rappeler que quiconque, y compris un journaliste, exerçant sa liberté d’expression, assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 in fine). La garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de foi dans le respect de la déontologie journalistique (Goodwin, précité, § 39 ; McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, §§ 83-86, CEDH 2002-III, et Colombani, précité, § 65). En outre, la Cour rappelle que si, en fournissant un support aux auteurs, les éditeurs participent à l’exercice de la liberté d’expression, en corollaire ils partagent indirectement les « devoirs et responsabilités » que lesdits auteurs assument lors de la diffusion de leurs écrits (voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 63, CEDH 1999-IV).
67. La Cour doit par ailleurs vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause, qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres, précité, § 70 in fine). Cette dernière disposition peut nécessiter l’adoption de mesures positives propres à garantir le respect effectif de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Von Hannover, précité, § 57 ; Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, §§ 61-62).
68. Dans les affaires relatives à la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression dont la Cour a eu à connaître, elle a toujours mis l’accent sur la nécessité que la publication d’informations, de documents ou de photos dans la presse serve l’intérêt public et apporte une contribution au débat d’intérêt général (voir, récemment, Tammer c. Estonie, no 41205/98, CEDH 2001-I, §§ 64 et suiv. ; News Verlags GmbH & Co. KG, précité, §§ 52 et suiv., CEDH 2000-I, et Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, §§ 33 et suiv., 26 février 2002). S’il existe un droit du public à être informé, droit essentiel dans une société démocratique qui, dans des circonstances particulières, peut même porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, notamment lorsqu’il s’agit de personnalités politiques (Editions Plon, précité, § 53), des publications ayant eu pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie privée d’une personne, quelle que soit la notoriété de celle-ci, ne saurait passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (Von Hannover, précité, § 65, ainsi que, mutatis mutandis, Campmany y Diez de Revenga et Lopez Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, CEDH 2000-XII, Julio Bou Gibert et El Hogar Y La Moda J.A. c. Espagne (déc.), no 14929/02, 13 mai 2003).
b) Application en l’espèce
69. La mesure de retrait de la vente a été justifiée par les juridictions internes par le fait que les documents publiés étaient couverts par le secret de l’enquête parlementaire, que l’article portait gravement atteinte aux droits de la défense de la juge D. et au respect de sa vie privée dans la mesure où, au-delà de l’activité professionnelle de la juge, c’est sa personnalité même qui faisait l’objet de commentaires.
70. Le caractère confidentiel du dossier remis par la juge ne faisait aucun doute et des mesures spéciales avaient été prises pour le garantir. Cette circonstance, d’ailleurs rappelée au début de l’article, n’était ignorée ni des requérants ni de l’auteur de l’article. Passer outre le caractère confidentiel nécessitait des raisons impérieuses d’intérêt d’information du public. La cour examinera si de telles raisons existaient en l’espèce dans le cadre de son examen des autres motifs sur lesquels se sont fondées les juridictions nationales pour justifier l’ingérence.
71. Les tribunaux saisis ont également justifié l’ingérence par l’atteinte portée aux droits de la défense de la juge D. Les requérants affirment à cet égard que la juge D. n’était ni prévenue, ni inculpée, ni accusée de quoi que ce soit et qu’elle n’a comparu que comme témoin devant la Commission d’enquête. Rappelant qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter le droit interne, la Cour estime que la considération que les droits de la défense de la juge D. étaient en jeu n’est ni déraisonnable ni arbitraire. S’il est clair que la juge n’était pas, devant la Commission d’enquête, sous le coup d’une « accusation » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Saunders c. Royaume-Uni, arrêt du 17 décembre 1996, Recueil 1996-VI, § 67), force est de constater que les pouvoirs d’une commission d’enquête parlementaire sont en Belgique extrêmement étendus, puisqu’ils peuvent prendre toutes les mesures d’instruction prévues par le code d’instruction criminelle et peuvent entrer en concours avec des enquêtes judiciaires. Bien qu’elle ne pouvait être tenue de témoigner contre elle-même en vertu de l’article 8 nouveau de la loi du 3 mai 1880, la législation faisait obligation à la juge de déposer, sous serment, devant la Commission et tout faux témoignage était en outre passible d’une peine de 2 mois à 3 ans de prison et d’une interdiction des droits électoraux variant de 5 à 10 ans. Vu les aspects spécifiques de la procédure d’enquêtes parlementaires et le fait que ces enquêtes peuvent entrer en concours avec des enquêtes judiciaires ou disciplinaires, les témoignages faits devant la Commission d’enquête peuvent par la suite avoir des répercussions sur la situation de la personne entendue, notamment en application de l’article 10 de la loi du 3 mai 1880. La cour note aussi que l’auteur de l’article litigieux mentionne expressément à ce propos que « chacun a bien évidemment le droit de se défendre. »
72. Il ne fait pas de doute que l’article litigieux se rattachait à un sujet d’intérêt général qui suscitait de nombreux débats. Les travaux de la « Commission Dutroux » s’inscrivaient dans un débat public amplement ouvert à l’époque des faits et articulé autour de l’attitude des autorités belges et, notamment des autorités judiciaires, dans les enquêtes sur les disparitions d’enfants. Il faut cependant encore examiner si, à la lumière de son contenu et du contexte général de la présente affaire, cet article contribuait à la discussion publique de ces questions qui intéressaient la vie de la collectivité et s’il s’inscrivait dans la mission que les médias se voient confier dans une société démocratique. Nul doute que les notes publiées et leurs commentaires pouvaient satisfaire une certaine curiosité du public. Cet aspect ne saurait cependant suffire. Pour légitimer la diffusion, les informations publiées par les requérants devaient aussi posséder la composante essentielle de l’intérêt public. Il convient dès lors, pour peser les intérêts en jeu, de prendre en compte la nature et le contenu de l’article litigieux.
73. Une des informations essentielles qui était fournie dans l’article était que, sur la base du contenu de ses notes, on pouvait déduire que la juge s’était « préparée » préalablement à son audition devant la Commission d’enquête afin d’y faire « bonne figure ». Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une révélation puisque l’article lui-même relève que la juge avait prononcé, lors de son audition, la phrase suivante : « Quand je passais un examen à l’université, je m’y préparais aussi ... ». La Commission d’enquête l’avait aussi spécifiquement interrogée sur ce point lors de son audience du 14 janvier 1997, retransmise intégralement et en direct à la télévision.
Dans son édition du 31 janvier 1996, le quotidien « le Soir » relevait d’ailleurs que les notes ne révélaient que peu de choses intéressantes, excepté la « préparation » préalable (voir supra, paragraphe 18).
On peut donc difficilement considérer, à cet égard, que l’article litigieux a servi l’intérêt public.
74. Plus spécifiquement, l’article reproduisait, accompagné de longs commentaires, certaines pièces rédigées en vue de préparer son audition par la Commission d’enquête. Ces pièces étaient écrites de sa main ou rédigées par des tiers qu’elle avait consultés à cet effet.
75. Dans une société fondée sur la prééminence du droit et le respect des droits de la défense, il est normal qu’un justiciable désireux d’obtenir des conseils en vue d’une comparution en justice ou devant une commission d’enquête dotée de large pouvoirs d’investigation puisse le faire dans des conditions propices à une pleine et libre discussion. Ce principe – qui fonde le régime privilégié dont bénéficie la relation avocat-client (Campbell c. Royaume- Uni, arrêt du 25 mars 1992, série A no 233, §§ 44-48) – ne se limite pas à cette seule relation et s’étend aux conseils qui peuvent être fournis ponctuellement à une personne. La Cour rappelle à cet égard que les systèmes juridiques des Etat membres connaissent nombre de procédures où un justiciable peut agir seul, sans représentation obligatoire d’un avocat, ou des situations où une partie est amenée à agir seule (voir, par exemple, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, 15 février 2005 ; McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, CEDH 2002). La confidentialité de pareils documents constitue un droit fondamental pour un individu et touche directement les droits de la défense. C’est pourquoi une dérogation à ce principe ne peut être autorisée que dans des cas exceptionnels (Erdem, précité, § 65).
76. Outre le contenu même de l’article litigieux, un élément fondamental à cet égard est le fait que les audiences tenues par la Commission d’enquête étaient intégralement retransmises à la télévision. Comme le soutient le Gouvernement, cette circonstance a permis tous débats, commentaires et diffusion d’informations et d’idées sur le sujet. Le public avait pu, de visu et auditu, prendre connaissance de nombre d’informations sur la question y compris sur le dossier remis par la juge et les notes y figurant, un sujet abordé lors de la troisième audition de la juge. La presse n’avait d’ailleurs pas manqué de les commenter amplement. La retransmission intégrale en direct des audiences tenues par la Commission d’enquête avait permis à l’ensemble du public d’être pleinement informé à cet effet. Les requérants sont restés à défaut de montrer que, même s’ils pouvaient répondre à la curiosité d’un certain public, la publication de certaines notes personnelles de la juge D. et les commentaires figurant dans l’article en cause révélaient de nouveaux éléments d’intérêt public et apportaient une contribution au débat qui existait quant aux travaux de la Commission d’enquête parlementaire.
77. L’ingérence a également été justifiée par l’atteinte portée à la vie privée de la juge D. La Cour constate à cet égard que, si certaines critiques sont énoncées dans l’article litigieux à l’égard de la juge, elles visent plutôt la personnalité propre de celle-ci, telle qu’elle ressort des notes figurant au dossier remis à la Commission d’enquête, que son attitude lors de l’audition par la Commission d’enquête ou comme juge d’instruction. Or, lorsque les informations fournies relèvent du plan personnel, les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation plus large (Société Prisma Presse, décision précitée, et, a contrario, Krone Verlag GMBH & Co. KG, précité, § 37).
78. S’agissant du conflit entre le droit de communiquer des informations et celui de voir protéger la réputation et les droits d’autrui, la Cour rappelle qu’elle a déjà indiqué que, dans certaines circonstances, une personne disposait d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Halford c. Royaume-Uni, arrêt du 25 juin 1997, Recueil 1997-III, § 45 ; Von Hannover, précité, § 51). Or la Cour réitère que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (voir, mutatis mutandis, X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 23, Stjerna c. Finlande, arrêt du 25 novembre 1994, série A no 299-B, p. 61, § 38, et Verliere c. Suisse (déc.), no 41953/98, 28 juin 2001). La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’Etat jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (voir, parmi de nombreux précédents, Keegan c. Irlande, arrêt du 26 mai 1994, série A no 290, p. 19, § 49, et Botta c. Italie, arrêt du 24 février 1998, Recueil 1998-I, § 33).
A cet égard, la Cour tient également à rappeler la Résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, qui souligne « l’interprétation unilatérale du droit à la liberté d’expression » par certains médias, dans la mesure où ils cherchent à justifier les atteintes au droit inscrit à l’article 8 de la Convention en considérant que « leurs lecteurs auraient le droit de tout savoir sur les personnes publiques » (paragraphe 44 ci-dessus ; Von Hannover, précité, § 42, et Société Prisma Presse, décision précitée).
79. La Cour a affirmé à plusieurs reprises que l’élément déterminant, lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, doit résider dans la contribution que l’article publié apporte au débat d’intérêt général. Or force est de constater qu’en l’espèce cette contribution fait défaut (paragraphes 72 à 74 ci-dessus).
80. Figure également, dans l’article litigieux, une copie d’une correspondance privée de la juge au sens le plus strict du terme. Une pièce relative à des aspects purement privés de la vie d’une personne ne saurait passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société et les requérants n’ont pas expliqué quels motifs sérieux en justifiait la publication intégrale.
81. Qui plus est, l’utilisation du dossier remis à la Commission d’enquête et les commentaires figurant dans l’article pénètrent au cœur du « système de défense » qu’aurait adopté, ou pu adopter la juge devant la Commission. Or, l’adoption d’un « système de défense » entre dans le « cercle intime » de la vie privée d’une personne et la confidentialité de telles données personnelles doit être garantie et protégée contre toute immixtion.
82. En conclusion, l’article en cause et sa diffusion ne peuvent être considérés comme ayant contribué à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (voir, mutadis mutandis, Jaime Campmany et Lopez-Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, 12 décembre 2000).
83. Sur la base des ces éléments, la Cour considère que les motifs avancés par les tribunaux pour justifier la condamnation des requérants étaient pertinents et suffisants.
84. Quant à la « proportionnalité » de l’ingérence litigieuse, la Cour estime que la mesure litigieuse ne saurait être considérée comme disproportionnée au but poursuivi. En effet, elle s’est bornée à imposer aux deux requérants, pour une période limitée à quatre mois par la cour d’appel, l’obligation de retirer de la vente les exemplaires déjà diffusés, dans les trois heures de la signification de l’ordonnance du 30 janvier 1997. S’y est ajouté, pour les seuls premiers requérants, la condamnation à prendre, dans le même délai toutes les mesures utiles pour informer du retrait de la vente les responsables des points de vente où l’hebdomadaire litigieux avait été diffusé. L’astreinte de 10 000 BEF par exemplaire vendu le 31 janvier 1997 ne visait que les cas où il serait établi que le libraire concerné n’avait pas été avisé de l’obligation de retrait de la vente.
85. Eu égard à ce qui précède, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention de ce chef."
A.B Contre SUISSE du 1er juillet 2014, requête 56925/08
violation de l'article 10 : La condamnation à une amende pour violation du secret de l'instruction est légitime mais dans le cas de l'espèce non nécessaire dans une société démocratique. Le sujet était d'intérêt général. L'amende prononcée même faible est disproportionnée au but poursuivi.
LES FAITS
6. Le 15 octobre 2003, le requérant fit paraître dans l’hebdomadaire L’Illustré, un article intitulé Drame du Grand-Pont à Lausanne – la version du chauffard – l’interrogatoire du conducteur fou. L’article en question concernait une procédure pénale dirigée contre M. B., automobiliste ayant été placé en détention préventive pour avoir foncé sur des piétons avant de se jeter du pont de Lausanne le 8 juillet 2003. Il tua trois personnes et en blessa huit autres. Cet incident avait suscité beaucoup d’émotion et d’interrogations en Suisse eu égard aux circonstances très particulières de cette affaire.
8. L’article comportait également un bref résumé, intitulé « Il a perdu la boule ... », des déclarations de l’épouse de M. B. et du médecin traitant de celui-ci.
9. M. B. ne porta pas plainte contre le requérant. Ce dernier fit cependant l’objet de poursuites pénales d’office pour avoir publié des documents secrets. Au cours de l’instruction, il apparut qu’une des parties civiles à la procédure dirigée contre M. B. avait photocopié le dossier et aurait égaré un des exemplaires dans un centre commercial. Un inconnu l’aurait alors apporté à la rédaction de l’hebdomadaire dans lequel était paru l’article litigieux.
CEDH
37. La Cour relève que le requérant a été condamné au paiement d’une amende, en raison de l’utilisation et de la reproduction d’éléments du dossier d’instruction dans son article. Il y a donc lieu de déterminer si cette condamnation constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression qui était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique ».
a) Sur l’existence d’une ingérence
38. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation du requérant a constitué une ingérence dans le droit de ce dernier à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) « Prévue par la loi »
39. Il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir dans le Code pénal suisse et le Code de procédure pénale du canton de Vaud.
c) But légitime
40. La Cour relève que les juridictions internes ont fondé leurs décisions sur l’interdiction de la publication de débats officiels secrets et notamment du secret de l’enquête. Comme elle l’a déjà rappelé dans l’affaire Stoll c. Suisse (précité, § 61), elle considère qu’il y a lieu d’adopter une interprétation de la phrase « empêcher la divulgation d’informations confidentielles », figurant au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, englobant les informations confidentielles divulguées aussi bien par une personne soumise à un devoir de confidentialité que par une tierce personne, et notamment, comme en l’espèce, par un journaliste. À cet égard, la Cour estime que la mesure incriminée poursuivait le but légitime de la prévention de « la divulgation d’informations confidentielles ».
41. La Cour considère également, comme il a été relevé par le Tribunal fédéral, que le secret de l’instruction est en règle générale motivé par les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale. En outre, toujours selon le Tribunal fédéral, on ne peut méconnaître les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence et de ses relations et intérêts personnels. Ces buts correspondent à la garantie de « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » et à la protection de « la réputation (et) des droits d’autrui » (voir Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003, et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 32, 7 juin 2007).
42. Il reste à vérifier si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Rappel des principes généraux
43. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière (voir, entre autres, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298 ; Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997-V ; Fressoz et Roire c. France [GC], précité, § 45).
44. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III ; Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 43‑45, CEDH 2001‑III ; Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005).
45. En particulier, on ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July, précité, § 66). Comme la Cour l’a déjà souligné, « les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale » (ibidem ; Worm, précité, § 50, Campos Dâmaso, précité, § 31, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224-225, 18 avril 2013).
46. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10. Elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi (voir, notamment, Stoll, précité, § 101, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
47. La Cour doit d’abord établir si l’article en question concernait un sujet d’intérêt général. A cet égard, la Cour note que le public a, de manière générale, un intérêt légitime à être informé sur les procès en matière pénale (Dupuis et autres c. France, précité, § 42). Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a, quant à lui, adopté la Recommandation Rec(2003)13 sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales ; celle-ci rappelle à juste titre que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations et souligne l’importance des reportages réalisés sur les procédures pénales pour informer le public et permettre à celui-ci d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système de justice pénale. Parmi les principes posés par cette Recommandation figure notamment le droit du public à recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias, ce qui implique pour les journalistes le droit de pouvoir librement rendre compte du fonctionnement du système de justice pénale.
48. La Cour note qu’à l’origine de l’article litigieux se trouvait une procédure judiciaire entamée suite à un incident survenu dans des circonstances exceptionnelles ayant immédiatement suscité une vive émotion au sein de la population locale. L’intérêt du public à la compréhension de cet événement inhabituel a conduit de nombreux médias à s’intéresser à cette affaire et à la manière dont la justice pénale la traitait, raison pour laquelle l’incident en question a été l’objet de nombreux commentaires dans la presse à l’époque.
49. Dans l’article incriminé, le requérant se penchait sur la personnalité de l’accusé – M. B. – et cherchait à comprendre son animus, tout en mettant en exergue la manière dont les autorités de police et judiciaire traitaient avec ledit M. B. qui semblait atteint de troubles psychiatriques. La Cour accepte dès lors qu’un tel article abordait un sujet relevant de l’intérêt général.
50. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V ; Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV ; Dupuis et autres, précité, § 40 ; Stoll, précité, § 106).
51. Cependant, quiconque, y compris des journalistes, exerce sa liberté d’expression assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24). En l’occurrence, les juges internes ont considéré, compte tenu de la nature des documents reproduits dans l’article ou ayant servi de support à certains passages de ce dernier, que l’auteur, journaliste expérimenté, ne pouvait ignorer que lesdits documents provenaient du dossier d’instruction et étaient couverts, selon les personnes à l’origine de la remise des documents, par le secret de l’instruction. Tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour souligne que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l’article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun.
52. La Cour est consciente de la volonté des plus hautes juridictions nationales des États membres du Conseil de l’Europe, de réagir, avec force, à la pression néfaste que pourraient exercer des médias sur les parties civiles et les prévenus amoindrissant ainsi la garantie de la présomption d’innocence. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs des limites à l’exercice de la liberté d’expression. Il échet de déterminer si, dans les circonstances particulières de l’affaire, l’intérêt d’informer le public l’emportait sur les « devoirs et responsabilités » pesant sur le requérant en raison de l’origine douteuse des documents qui lui avaient été adressés.
53. La Cour doit plus particulièrement déterminer si l’objectif de préservation du secret de l’instruction offrait une justification pertinente et suffisante à l’ingérence. Comme il vient d’être souligné, il est légitime de vouloir accorder une protection au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen. En outre, ainsi qu’elle l’a déjà établi dans l’arrêt Stoll (précité, § 139), la conception formelle de la notion de secret en droit suisse, sur laquelle repose l’article 293 du code pénal suisse, n’empêche pas, per se, le Tribunal fédéral, ainsi qu’il l’a déjà fait, de contrôler en dernière instance la compatibilité d’une ingérence avec l’article 10 de la Convention.
54. La Cour doit, dès lors, analyser la manière dont le Tribunal fédéral s’est livré à la balance des intérêts en litige dans le cas d’espèce. Or il apparaît que le Tribunal fédéral s’est borné à constater que tant la divulgation prématurée des procès-verbaux d’audition que celle des correspondances adressées au juge par le prévenu portaient nécessairement atteinte à la présomption d’innocence et plus largement au droit à un procès équitable de M.B.
55. Or la Cour souligne que l’imputabilité des faits à M.B. n’était pas le sujet principal de l’article pour lequel le requérant a été sanctionné. En outre, la principale audience concernant le procès de M. B. a eu lieu en novembre 2005, soit plus de deux ans après la publication de l’article. Par ailleurs, les deux parties s’accordent sur le fait que les préoccupations exprimées par le prévenu dans les documents litigieux étaient secondaires et ne permettaient pas de tirer de conclusion sur l’intentionnalité de l’acte. Enfin, comme le soutient le requérant, des magistrats professionnels ont été amenés à se prononcer sur l’affaire, à l’exclusion d’un jury populaire, ce qui réduisait également les risques de voir des articles tels que celui de l’espèce affecter l’issue de la procédure judiciaire (voir, mutatis mutandis, Campos Dâmaso, précité, § 35 ; Worm c. Autriche, 83/1996/702/894, § 9 ; Tourancheau et July c. France, précité, § 75). Ainsi, la Cour conclut qu’en l’espèce, à l’instar de l’affaire Dupuis et autres c. France (précitée), le Gouvernement n’établit pas en quoi, dans les circonstances de l’espèce, la divulgation de ce type d’informations confidentielles aurait pu avoir une influence négative tant sur le droit à la présomption d’innocence que sur le jugement du prévenu.
56. Dans la mesure où le Gouvernement a allégué que la divulgation des documents couverts par le secret de l’instruction a constitué une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de M.B., la Cour note que ce dernier disposait de recours en droit helvétique pour faire réparer l’atteinte à sa réputation dont il n’a cependant pas fait usage. Or, c’est à M. B. qu’il incombait au premier chef de faire respecter sa vie privée. Ainsi le second but légitime invoqué par le Gouvernement perd nécessairement de la force dans les circonstances de l’espèce. La Cour conclut que le Gouvernement n’a donc pas suffisamment justifié la sanction infligée au requérant en raison de la divulgation d’informations personnelles concernant M. B.
57. S’agissant des critiques du Gouvernement à l’encontre de la forme de l’article incriminé, il y a lieu de rappeler qu’outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (voir, par exemple, Jersild, précité, § 31, et De Haes et Gijsels, précité, § 48). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313 ; Thoma, précité, §§ 45 et 46 ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003‑V, et Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 59, 17 juillet 2007).
58. Si l’on ne saurait certes nier la présentation provocatrice de l’article litigieux, la Cour rappelle que la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Stoll, précité, § 101 ; Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II, et Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits)). Que certaines expressions vraisemblablement destinées à capter l’attention du public aient été employées par le requérant ne saurait en soi poser un problème au regard de la jurisprudence de la Cour (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 108, 7 février 2012). L’on ne saurait considérer en l’espèce que l’article litigieux concernait des détails de la vie strictement privée d’une personne, situation dans laquelle la protection de l’article 10 est moins forte (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 40, 23 juillet 2009) ; il portait plutôt, comme la Cour l’a déjà relevé, sur le fonctionnement de la justice pénale dans une affaire donnée.
59. La Cour rappelle enfin que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], précité, § 64, deuxième alinéa, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 59, CEDH 2007‑IV, et Stoll, précité, § 153).
60. Elle doit en effet veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, 25 mars 1985, § 58, série A no 90 ; Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 44, série A no 103 ; Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 70, CEDH 2006‑X ; et Stoll, précité, § 154).
61. Contrairement à l’affaire Stoll, le montant de l’amende (4 000 CHF environ 2 667 EUR) est relativement élevé (dans l’affaire Stoll le montant de l’amende était de 800 CHF, soit environ 476 EUR aujourd’hui).
62. Si l’amende a été infligée pour une infraction relevant des « contraventions » au sens de l’article 101 du code pénal en vigueur au moment des événements pertinents, qui constituaient la catégorie la plus faible des actes réprimés par le code pénal suisse et que des sanctions plus lourdes, englobant des peines privatives de liberté, sont envisagées pour la même infraction à l’article 293 du code pénal, l’effet dissuasif de l’amende, même s’il est inhérent à toute sanction pénale, n’est pas négligeable en l’espèce. À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (voir, par exemple, Jersild, précité, § 35, premier alinéa ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 36, CEDH 2000‑X ; Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 57, 25 avril 2006 ; et Stoll, précité, § 154).
63. Eu égard à l’ensemble de ces considérations, la Cour considère l’amende infligée en l’espèce comme disproportionnée au but poursuivi.
64. Compte tenu de ce qui précède, il apparaît que la condamnation du requérant ne répondait pas à « un besoin social impérieux ». Si les motifs de la condamnation étaient « pertinents », ils n’étaient pas « suffisants » pour justifier une telle ingérence dans le droit à liberté d’expression du requérant. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Décision d'irrecevabilité
Seckerson et The Times Newspapers Limited c. Royaume-Uni
requête nos 32844/10 et 33510/10 du 7 Février 2012
LA PRESSE DOIT RESPECTER LA LOI QUI CONCERNE LE SECRET DES DELIBERATIONS D'UN JURY D'ASSISES
Irrecevabilité
La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et que, à cet égard, les garanties accordées à la presse sont particulièrement importantes. Toutefois, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ne garantit pas à la presse une liberté d’expression sans aucune restriction, même quand il s’agit pour elle de rendre compte de questions sérieuses d’intérêt général.
La Cour souligne que les règles de confidentialité des délibérations judiciaires sont cruciales pour la préservation de l’autorité et de l’impartialité de la justice en ce qu’elles contribuent à garantir la liberté et la franchise des débats entre les personnes appelées à se prononcer sur les questions qui se posent. Il est essentiel que les jurés soient libres d’émettre des avis et des opinions sur tous les aspects d’une affaire et les éléments de preuve dont ils disposent, sans devoir s’autocensurer par crainte de voir leurs opinions générales ou leurs observations sur tel ou tel point divulguées et critiquées dans la presse. La Cour rappelle la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’arrêt Gregory C. Royaume Uni (25 février 1997, § 44) selon laquelle la règle régissant le secret des délibérations du jury constitue une caractéristique cruciale et légitime du droit processuel anglais servant à renforcer le rôle d’arbitre ultime des faits qui est celui du jury et à garantir des délibérations ouvertes et franches entre les jurés sur la base des preuves qui leur ont été présentées. Elle conclut que, bien que revêtant un caractère absolu, cette règle ne peut passer pour déraisonnable car toute exception qui y serait apportée créerait nécessairement un doute potentiellement préjudiciable à l’objectif même poursuivi par la règle en question.
En ce qui concerne la question de savoir si les éléments divulgués par les requérants en l’espèce ont porté atteinte au secret des délibérations du jury, la Cour relève d’emblée qu’elle n’est pas appelée à se prononcer sur l’application de la règle critiquée dans le contexte d’une condamnation sanctionnant des recherches sur les méthodes employées par les jurys ou dans une affaire où l’on aurait pu soutenir que l’intérêt de la justice nécessitait la divulgation des délibérations du jury. La Cour observe que les déclarations publiées ont divulgué les opinions que les dix jurés majoritaires au procès de la nourrice avaient formulées dans les premières phases de longues délibérations ainsi que les impressions de M. Seckerson sur les opinions et les déclarations des jurés en question, et ont révélé la manière dont ceux-ci avaient apprécié les preuves disponibles. La Cour considère que la révélation de ces éléments a porté atteinte au secret des délibérations du jury. En conséquence, la condamnation des requérants pour contempt of court prononcée par les juridictions britanniques, les amendes infligées aux deux intéressés et la condamnation du second d’entre eux aux frais et dépens étaient proportionnées au but légitime consistant à préserver l’autorité et l’indépendance de la justice, et nécessaire au sens de la Convention.
La Cour décide de joindre les requêtes et de les déclarer irrecevables.
LA JURISPRUDENCE INTERNE FRANÇAISE
Conseil Constitutionnel Décision n° 2016-738 DC du 10 novembre 2016
La protection des sources des journalistes au sens de l'article 10 de la Conv EDH, prévues par l'article 4 de la loi n° 2016-1524 du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, a été déclaré inconstitutionnel car le législateur n'a pas respecté le juste équilibre entre les moyens d'enquête pénale notamment en matière de terrorisme et la protection de la vie privée au sens de l'article 8 de la même convention, notamment en matière de réputation et de protection des correspondances privées.
9. L'article 4 est relatif à la protection des sources des journalistes.
10. Le paragraphe I de l'article 4 réécrit l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881. Le paragraphe I de cet article 2, dans sa nouvelle rédaction, prévoit que
le secret des sources est protégé et que cette protection bénéficie à toute personne qui, dans l'exercice de sa profession de journaliste pour le compte
d'entreprises ou agences de presse ou d'entreprises de communication au public en ligne ou audiovisuelle, pratique le recueil d'informations et leur diffusion
au public. Cette protection bénéficie aussi à toute personne exerçant des fonctions de direction de la publication ou de la rédaction dans ces mêmes
entreprises ou agences ainsi qu'à tout collaborateur de la rédaction. Le paragraphe II de ce même article 2, qui définit la notion d'atteinte directe ou
indirecte au secret des sources, dispose que de telles atteintes ne peuvent être portées qu'à titre exceptionnel et uniquement pour la prévention ou la
répression des crimes et de certains délits. Le paragraphe III conditionne l'atteinte au secret des sources au cours d'une procédure pénale à
l'autorisation d'un juge. Le paragraphe IV instaure une immunité pénale pour les personnes mentionnées au paragraphe I en cas de détention de documents, images
ou enregistrements provenant du délit de violation du secret professionnel ou de violation du secret de l'enquête ou de l'instruction ou du délit d'atteinte à
l'intimité de la vie privée lorsqu'ils contiennent des informations dont la diffusion au public constitue un but légitime dans une société démocratique.
11. Le paragraphe II de l'article 4 de la loi déférée complète le livre IV du code de procédure pénale par un titre XXXIV consacré à la protection du secret
des sources et comprenant les articles 706-183 à 706-187. L'article 706-183 prévoit qu'il ne peut être porté atteinte au secret des sources au cours d'une
procédure pénale qu'à titre exceptionnel, dans les conditions et selon les modalités prévues au nouveau titre XXXIV. L'article 706-184 dispose que les
journalistes, les directeurs de publication ou de rédaction et les collaborateurs de la rédaction, lorsqu'ils sont entendus au cours d'une enquête
de police judiciaire ou d'une instruction ou devant une juridiction, sont libres de ne pas révéler l'origine des informations recueillies dans l'exercice de leur
activité et qu'ils doivent être informés de leur droit à ne pas révéler leurs sources. L'article 706-185 dispose, d'une part, qu'aucun acte d'enquête ou
d'instruction ne peut avoir pour objet de porter atteinte au secret des sources, sous réserve des mêmes exceptions que celles prévues au paragraphe II de
l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881. Il prévoit, d'autre part, que tout acte d'enquête ou d'instruction ayant pour objet de porter atteinte au secret
des sources doit être préalablement autorisé par le juge des libertés et de la détention. L'article 706-186 dispose que lorsqu'elles ont pour objet de porter
atteinte au secret des sources, les perquisitions prévues à
l'article
56-2 du code de procédure pénale doivent être préalablement autorisées par le même juge. Enfin, l'article 706-187 interdit, en cas d'atteinte au secret des
sources, la conservation dans le dossier de la procédure des documents, images ou enregistrements sonores ou audiovisuels saisis au cours d'une perquisition ou
obtenus à la suite d'une réquisition, ainsi que la transcription des correspondances ayant fait l'objet d'interceptions.
12. Les 1° à 4°, 8° et 9° du paragraphe III de l'article 4 de la loi déférée font de l'atteinte au secret des sources une circonstance aggravante de
plusieurs infractions, entraînant une majoration de l'amende encourue. Les 5° à 7° du même paragraphe renforcent les peines applicables à certaines atteintes au
secret de la défense nationale et à certains services ou unités spécialisés, afin d'inclure ces infractions dans le champ de celles pouvant justifier une
atteinte au secret des sources.
13. Les sénateurs requérants soutiennent tout d'abord que cet article 4 a été introduit par voie d'amendement selon une procédure contraire à la Constitution.
14. Ils font ensuite valoir qu'en interdisant de porter une atteinte directe ou indirecte au secret des sources dans le cadre d'une procédure pénale, au nom de
la prévention et de la répression de délits pouvant présenter une certaine gravité, l'article 4 porte une atteinte manifestement disproportionnée à la
prévention des atteintes à l'ordre public et à la recherche des auteurs d'infractions ainsi qu'à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.
Par ailleurs, l'immunité pénale instituée par cet article méconnaîtrait, en raison de l'étendue de son champ, le droit au respect de la vie privée,
l'inviolabilité du domicile, le secret des correspondances et le principe d'égalité. Ces dispositions seraient également entachées d'incompétence négative
en ce que cette immunité s'applique aux collaborateurs de la rédaction, notion qui ne serait pas précisément définie. Elles seraient enfin contraires à
l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi dès lors que la notion de « but légitime dans une société démocratique »
serait insuffisamment précise.
15. Les sénateurs requérants soutiennent également qu'en soumettant à l'autorisation préalable du juge des libertés et de la détention tout acte
d'enquête ou d'instruction pouvant porter atteinte au secret des sources, les articles 706-185 et 706-186 du code de procédure pénale instaurent une
différence de traitement contraire au principe d'égalité devant la procédure pénale.
16. Les sénateurs requérants soutiennent, enfin, que les dispositions des 1° à 4°, 8° et 9° du paragraphe III de l'article 4 de la loi déférée, qui font de
l'atteinte au secret des sources une circonstance aggravante de plusieurs infractions, méconnaissent les principes de légalité des délits et des peines et
de « clarté et de précision de la loi pénale ». Ces dispositions seraient également entachées d'incompétence négative.
17. Aux termes de l'article 11 de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de
l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». La
liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect
des autres droits et libertés. Pour autant, aucune disposition constitutionnelle ne consacre spécifiquement un droit au secret des sources des journalistes.
18. Selon l'article 2 de la Déclaration de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de
l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ». La liberté proclamée par cet article implique le droit au
respect de la vie privée et le secret des correspondances. Pour être conformes à la Constitution, les atteintes à ce droit doivent être justifiées par un motif
d'intérêt général et mises en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif.
19. Il résulte des articles 5, 20 et 21 de la Constitution que le secret de la défense nationale participe de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la
Nation, au nombre desquels figurent l'indépendance de la Nation et l'intégrité du territoire.
20. Il incombe au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la liberté d'expression et de communication et, d'autre part, le droit au respect
de la vie privée, le secret des correspondances, la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, la recherche des auteurs d'infraction et la
prévention des atteintes à l'ordre public nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle.
21. En premier lieu, le législateur a prévu qu'il pouvait être porté atteinte au secret des sources pour réprimer certains délits sanctionnant des violences aux
personnes ou des actes de terrorisme ou touchant aux intérêts fondamentaux de la Nation. Il a toutefois soumis cette atteinte à la condition que celle-ci soit
justifiée par la nécessité de faire cesser le délit ou par l'existence d'un risque particulièrement élevé de renouvellement de celui-ci. Le législateur a
donc subordonné, en toute hypothèse, l'atteinte au secret des sources, en matière délictuelle, à une exigence de prévention. Il a ainsi exclu qu'il soit
porté atteinte à ce secret aux fins de répression d'un délit, quels que soient sa gravité, les circonstances de sa commission, les intérêts protégés ou
l'impératif prépondérant d'intérêt public s'attachant à cette répression.
22. En second lieu, l'immunité pénale instituée par les dispositions contestées bénéficie à l'ensemble des personnes mentionnées au paragraphe I de l'article 4,
y compris les collaborateurs de la rédaction. Or, ces derniers sont définis comme les personnes qui, par leur fonction au sein de la rédaction dans une
entreprise ou agence de presse ou dans une entreprise de communication au public en ligne ou audiovisuelle, sont amenées à prendre connaissance d'informations
permettant de découvrir une source à travers la collecte, le traitement éditorial, la production ou la diffusion de ces mêmes informations. Cette
immunité protège des personnes dont la profession ne présente qu'un lien indirect avec la diffusion d'informations au public. Elle interdit par ailleurs
des poursuites pour recel de violation du secret professionnel et pour atteinte à l'intimité de la vie privée, délits punis de cinq ans d'emprisonnement et
visant à réprimer des comportements portant atteinte au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances. Elle interdit également les
poursuites pour recel de violation du secret de l'enquête et de l'instruction, délit puni de la même peine et protégeant la présomption d'innocence et la
recherche des auteurs d'infraction.
23. Il résulte de tout ce qui précède que, par les dispositions de l'article 4, le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre, d'une part, la
liberté d'expression et de communication et, d'autre part, le droit au respect de la vie privée et le secret des correspondances. Il n'a pas non plus assuré
une conciliation équilibrée entre cette même liberté et les exigences inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, la recherche des auteurs
d'infractions et la prévention des atteintes à l'ordre public nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle. Sans qu'il
soit besoin de statuer sur les autres griefs, l'article 4 est donc contraire à
la Constitution. Il en va de même, par voie de conséquence, de la référence « 4 » figurant au paragraphe I de l'article 30.
Saisine du Conseil constitutionnel en date du 10 octobre 2016 présentée par au moins soixante sénateurs
Les requérants estiment tout d'abord que l'article ler ter (futur article 4) est un « cavalier législatif » introduit en première lecture à
l'Assemblée nationale en méconnaissance de l'article 45 de la Constitution (voir par exemple décision n° 2015-719 DC du 13 août 2015). Il est en effet dépourvu
de tout lien, même indirect, avec la proposition de loi déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale, laquelle ne comportait aucune disposition de nature
pénale mais traitait de la déontologie des journalistes, des missions du Conseil supérieur de l'audiovisuel, de la procédure applicable devant lui et de la
situation économique des entreprises de presse.
Les requérants relèvent ensuite que l'article 1er ter a pour objet d'exclure pour un très grand nombre d'infractions, dont certaines présentent pourtant une
certaine gravité, la possibilité d'enquêter ou de conduire une instruction judiciaire dès lors qu'existe une atteinte directe ou indirecte au secret des
sources des journalistes, directeurs de publication ou collaborateurs de rédaction. Dès lors, ces dispositions portent une atteinte manifestement
disproportionnée aux principes constitutionnels de prévention des atteintes à l'ordre public et des infractions, de recherche des auteurs d'infractions, ainsi
qu'aux exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation.
L'article 1er ter (V du texte proposé pour l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881) institue une irresponsabilité pénale pour tout journaliste, directeur de
publication ou collaborateur de rédaction du délit de recel de la violation du secret professionnel, de l'enquête ou de l'instruction, mais également du délit
d'atteinte à la vie privée. Un tel dispositif a pour conséquence de porter une atteinte grave aux principes constitutionnels du droit au respect de la vie
privée, de l'inviolabilité du domicile et du secret des correspondances, protégés par l'article 2 de la Déclaration de 1789 (voir notamment la décision
n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, cons. 45).
Il apparaît également que cette irresponsabilité pénale, en ce qu'elle concerne les collaborateurs de rédaction, notion dont la définition n'est pas
suffisamment précisée, est susceptible de s'appliquer à un grand nombre de personnes dont la profession ne présente qu'un lien très indirect avec la
diffusion d'une information au public. Cette disposition apparaît en conséquence entachée d'incompétence négative.
Cette irresponsabilité pénale serait justifiée dès lors que la diffusion d'informations au public « constitue un but légitime dans une société
démocratique ». Or, cette rédaction est contraire à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle
des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, qui « impose d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques » (voir
décision n° 2015-727 du 21 janvier 2016, cons. 27). Une telle atteinte à des droits fondamentaux ne saurait en effet être justifiée par un motif insuffisamment précis.
Cette irresponsabilité pénale méconnaît enfin le principe d'égalité en tant qu'elle soustrait à toute poursuite pénale pour un grand nombre d'infractions
les journalistes, les directeurs de publication et les collaborateurs de rédaction, sans qu'aucun principe constitutionnel ne leur consacre une
protection particulière quant aux délits qu'ils commettent. En effet, selon votre jurisprudence (décision n° 89-262 DC du 7 novembre 1989, cons. 9), « la
loi pénale ne saurait, dans l'édiction des crimes ou des délits ainsi que des peines qui leur sont applicables, instituer au profit de quiconque une
exonération de responsabilité à caractère absolu, sans par là même porter atteinte au principe d'égalité ».
L'article ler ter (texte proposé pour les articles 706-185 et 706-186 du code de procédure pénale) soumet tout acte d'enquête ou d'instruction pouvant porter
atteinte au secret des sources, ainsi que les perquisitions prévues à
l'article
56-2 du code de procédure pénale, à l'autorisation du seul juge des libertés et de la détention, alors que le droit commun ne prévoit l'intervention du juge
des libertés et de la détention qu'en cas d'enquête préliminaire ou de flagrance. Ce faisant, il crée une rupture d'égalité au profit des journalistes,
directeurs de publication ou collaborateurs de rédaction et au détriment des autres justiciables, alors même « qu'aucune disposition constitutionnelle ne
consacre spécifiquement (…) un droit au secret des sources des journalistes » (la décision n° 2015-478 QPC du 24 juillet 2015, cons. 16). Selon votre
jurisprudence, « Si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles
s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties
égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l'existence d'une procédure juste et équitable
garantissant l'équilibre des droits des parties » (décision n° 2013-314 QPC du
14 juin 2013). En l'espèce, il est manifestement contraire au principe d'égalité que les perquisitions prévues par les articles
56,
56-1,
56-3 et
56-4 du code de procédure pénale ne soient pas soumises aux mêmes garanties que celles prévues par l'article 56-2.
De même, les requérants considèrent que les dispositions de l'article 1er ter modifiant le
code pénal méconnaissent les principes
constitutionnels de légalité des délits et des peines et de clarté et de précision de la loi pénale (voir
décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981), fondés sur l'article 8 de la Déclaration de 1789 et sur l'article 34 de la Constitution. Le législateur est
dans « l'obligation de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment précis » (voir décision
n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, cons. 5). Or la création de circonstances aggravantes qui reposent sur la seule commission des faits « dans l'intention de
porter une atteinte directe ou indirecte au secret des sources », sans que soient précisément définis et de manière objective les éléments matériels de la
circonstance aggravante, méconnaît les exigences de l'article 34 de la Constitution et sont dès lors entachées d'incompétence négative.
Pour l'ensemble de ces raisons, les sénateurs requérants estiment que l'article 1er ter de la loi visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme
des médias doit être déclaré contraire à la Constitution.
Les sénateurs soussignés compléteront, le cas échéant, cette demande dans des délais raisonnables.<:font>
RÉPONSE DU GOUVERNEMENT
A. L'article 4 renforce la protection des sources des journalistes.
Les sénateurs auteurs du recours estiment que ces dispositions ont été adoptées selon une procédure contraire à la Constitution, qu'elles portent une atteinte
manifestement disproportionnée aux exigences constitutionnelles de prévention des atteintes à l'ordre public, de recherche des auteurs d'infractions ainsi
qu'aux exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation et que l'irresponsabilité pénale instituée par le
législateur méconnaît le principe d'égalité devant la loi et de légalité des délits et des peines.
B. Ces griefs pourront être écartés.
1. Sur la procédure d'adoption.
La proposition de loi déposée au Parlement comportait des dispositions visant à renforcer l'indépendance des journalistes. Son article 1er modifiait la loi du
29 juillet 1881 pour étendre le droit d'opposition à tous les journalistes.
Les dispositions de l'article 4, introduites en première lecture à l'Assemblée nationale, modifient l'article 2 de cette même loi du 29 juillet 1881 pour
renforcer la protection du secret des sources des journalistes afin de mieux garantir leur indépendance et, par voie de conséquence, l'information du public
dans une société démocratique.
Ces dispositions sont en lien direct avec les dispositions figurant dans la proposition de loi initiale.
2. Le législateur a entendu préciser les cas dans lesquels il est possible de porter atteinte à la protection des sources à l'occasion d'une procédure pénale.
La protection du secret des sources est une condition nécessaire pour permettre aux journalistes de pouvoir mener leur travail d'investigation, indispensable à
la démocratie. L'absence d'une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d'aider la presse à informer le public sur des questions d'intérêt général.
Si, comme le rappellent les sénateurs requérants, le Conseil constitutionnel a jugé qu'aucune disposition constitutionnelle ne consacre spécifiquement un droit
au secret des sources des journalistes (décision n° 2015-478 QPC, cons. 16), la protection de ce secret concourt à garantir le pluralisme et l'indépendance des
médias et des quotidiens d'information politique et générale, qui constituent des objectifs à valeur constitutionnelle (décision n° 2009-577 DC, cons. 3,
décision n° 2015-511 QPC, cons. 5) et sont pris en compte par le Conseil constitutionnel dans son contrôle des dispositions adoptées par le législateur.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme accorde une large protection au secret des sources des journalistes sur le fondement de l'article
10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elle juge ainsi de manière constante qu'une atteinte au
secret des sources ne peut être jugée compatible avec l'article 10 de la convention que si elle est justifiée par un impératif prépondérant d'intérêt
public (CEDH, Gde Chambre, 22 février 1996, Goodwin c. Royaume-Uni, §39, Roemen et Schmit c. Luxembourg, n° 51772/99, §46, Gde Chambre, 14 septembre 2010,
Sanoma Uitgevers C.V. c. Pays-Bas, n° 38224/03, § 51, 28 juin 2012, Ressiot et autres c. France, n° 15045/07 et 15066/7, §101).
Conformément à cette jurisprudence, la loi du 4 janvier 2010 a entendu faire du secret des sources un secret protégé par la loi en inscrivant à l'article 2 de
la loi du 29 juillet 1881 les principes posés par la Cour européenne des droits de l'homme.
Le législateur a ainsi prévu qu'il ne pourrait être porté atteinte au secret des sources des journalistes qu'à titre exceptionnel et lorsqu'un impératif
prépondérant d'intérêt public le justifie.
Mais l'application de ces dispositions par les juridictions a montré que cette définition générale ne permettait pas de prévenir de façon suffisamment efficace
et prévisible les atteintes injustifiées au secret des sources au cours d'une procédure pénale.
La Cour de cassation a ainsi censuré l'arrêt d'une chambre de l'instruction qui avait fait application de ces dispositions pour annuler des réquisitions visant
à identifier les lignes téléphoniques de journalistes et d'obtenir leur facturation détaillée (Crim., 14 mai 2013, n° 11-86626) alors qu'elle avait pu
considérer, dans un autre arrêt, qu'une chambre d'instruction justifiait son arrêt annulant des réquisitions identiques en jugeant que cette atteinte n'était
pas justifiée par un impératif prépondérant d'intérêt public (Crim., 6 décembre 2011, n° 11-83970).
Un arrêt de la chambre de l'instruction de Paris du 4 juin 2013 a également refusé d'annuler des actes d'une procédure portant atteinte au secret des
sources d'un journaliste poursuivi pour recel de violation du secret de l'instruction alors même que la France a précisément été condamnée par la Cour
européenne des droits de l'homme dans de tels cas de figure (CEDH, 28 juin 2012, Ressiot et autres c. France, précité).
La loi déférée définit donc précisément la liste des crimes et délits qui peuvent être regardés comme pouvant justifier, si aucune autre mesure
d'investigation n'est possible, l'atteinte au secret des sources en raison d'un impératif prépondérant d'intérêt public. Elle permet ainsi de fixer un cadre
clair pour les journalistes comme pour les magistrats et les services d'enquête.
Le législateur a ainsi prévu qu'il ne peut être porté atteinte au secret des sources qu'à titre exceptionnel pour prévenir ou réprimer des crimes et des
délits constituant une atteinte à la personne humaine ou aux intérêts fondamentaux de la Nation punis d'au moins sept ans d'emprisonnement.
Il a également entendu restreindre les atteintes au secret des sources dans les cas de répression des délits aux cas où ces délits sont d'une particulière
gravité en raison des circonstances de leur préparation ou de leur commission ou en raison du nombre et de la qualité des victimes et des mis en cause et lorsque
l'atteinte est justifiée par la nécessité de faire cesser le délit ou lorsqu'il existe un risque particulièrement élevé de renouvellement de celui-ci. En effet,
une fois ces délits commis, il est possible de recourir à des moyens d'investigation importants sans porter atteinte au secret des sources des journalistes.
Le législateur a également prévu que cette protection s'étendrait aux journalistes, aux directeurs de publication mais aussi aux collaborateurs de la
rédaction qui peuvent, par leur fonction au sein de la rédaction, être amenés à prendre connaissance d'informations permettant de découvrir une source à travers
la collecte, le traitement éditorial, la production ou la diffusion des informations.
Cette protection des collaborateurs de rédaction permet de renforcer l'effectivité de la protection du secret des sources instaurée par le législateur.
L'impossibilité de porter atteinte au secret des sources des journalistes serait, en effet, vidée d'une grande part de son utilité si la loi pouvait être
contournée en enquêtant sur des collaborateurs directs des journalistes qui sont amenés à connaître des sources dans le cadre du traitement de l'information.
Le législateur a veillé à donner une définition précise et stricte des collaborateurs de rédaction. Seuls seront concernés les collaborateurs directs
et habituels qui exercent leurs fonctions au sein de la rédaction. A cet égard,
on peut relever que l'article
L. 7111-4 du code du travail assimile déjà aux journalistes professionnels les collaborateurs directs de la rédaction à l'exclusion des agents de publicité
et de tous ceux qui n'apportent, à un titre quelconque, qu'une collaboration occasionnelle.
3. Les dispositions litigieuses n'ont aucunement pour effet d'interdire toute enquête ou information judiciaire dans une affaire qui mettrait en cause le
secret des sources des journalistes. Elles se bornent à préciser les crimes et délits pour lesquels il est possible de porter atteinte au secret des sources protégé par la loi.
Mais, pour l'ensemble des délits, il reste possible de procéder à toute investigation pour rechercher les auteurs d'infractions.
On ne saurait donc prétendre qu'en ne permettant de porter atteinte au secret des sources que pour des infractions d'une particulière gravité, afin de
garantir le pluralisme et l'indépendance des médias, le législateur aurait méconnu les exigences constitutionnelles qui s'imposent à lui, notamment en
matière de présomption d'innocence et de droit au respect de la vie privée, ou de prévention des atteintes à l'ordre public et de recherche des auteurs
d'infractions, nécessaires à la sauvegarde de ces droits.
Ces dispositions respectent également l'exigence constitutionnelle de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, au nombre desquels figurent
l'indépendance de la Nation et l'intégrité du territoire (décision n° 2011-192 QPC du 10 novembre 2011, cons. 20).
Le quantum de sept ans, introduit par amendement du Gouvernement en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, permet de prévenir ou de réprimer les atteintes
aux intérêts fondamentaux de la Nation. Et le législateur a augmenté le quantum des peines applicables aux infractions prévues aux articles
413-11 et
413-13 du
code pénal de cinq à sept ans pour assurer la protection du secret de la défense nationale.
Au regard de l'objectif de protection des sources poursuivi par le législateur, on ne saurait soutenir qu'il aurait porté atteinte au principe d'égalité en
prévoyant des règles de procédure spécifique pour les actes d'enquête ayant pour objet exclusif de porter atteinte au secret des sources en confiant au juge de
la liberté et de la détention le soin d'autoriser la conduite de ces investigations.
Et, contrairement à ce que soutiennent les sénateurs requérants, la loi déférée définit avec précision la circonstance aggravante d'atteinte au secret des
sources aux articles
226-4,
226-15,
323-1,
432-8 et
432-9 du code pénal.
4. Le législateur a également prévu que les journalistes, les directeurs de publication et les collaborateurs de rédaction ne pourraient être poursuivis
pour délit de recel de documents provenant d'une violation du secret de l'enquête et de l'instruction, du secret professionnel ou d'une atteinte à
l'intimité de la vie privée.
Ces dispositions visent à assurer le respect des exigences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui a condamné la France pour des
condamnations de journalistes fondées sur des infractions de recel du secret de l'instruction (CEDH, 28 juin 2012, Ressiot et autres c. France, nos 15054/07 et
15066/07) ou du secret professionnel (CEDH, Gde Chambre, 21 janvier 1990, Fressoz et Roire c. France, n° 29183/95, CEDH, 12 avril 2012, Martin et autres c. France, n° 30002/08).
Le Conseil constitutionnel juge que le législateur peut prévoir, sous réserve du respect des règles et principes de valeur constitutionnelle et, en particulier,
du principe d'égalité, que certaines personnes physiques ou morales bénéficieront d'une immunité pénale. A cet égard, le principe d'égalité devant
la loi pénale ne fait pas obstacle à ce qu'une différenciation soit opérée par le législateur entre agissements de nature différente. Le législateur doit fixer
le champ d'application des immunités qu'il instaure en termes suffisamment clairs et précis en application de l'article 34 de la Constitution et du
principe de légalité des délits et des peines posé par l'article 8 de la Déclaration de 1789 (voir, en dernier lieu, décision n° 2015-727 DC du 21
janvier 2016, cons. 25 et 26).
Il convient de relever que le législateur n'a pas créé une exonération générale et absolue qui méconnaîtrait le principe d'égalité devant la loi pénale
(décision n° 89-262 DC).
Cette immunité ne pourra jouer que pour les documents utilisés dans le cadre de la collecte, la production et la diffusion de l'information. Un journaliste qui
détiendrait des documents couverts par un secret professionnel ou portant atteinte à la vie privée dans un autre but que celui d'informer le public ne
serait pas couvert par ces dispositions.
En outre, il sera nécessaire de démontrer que les documents obtenus à la suite de la violation d'un secret portent sur des éléments qu'il est légitime de
porter à la connaissance des citoyens, par exemple parce qu'ils concernent la santé d'un dirigeant politique ou un éventuel scandale sanitaire.
Par ailleurs, le journaliste pourra voir sa responsabilité engagée pour la révélation des informations contenues dans ces documents sur le fondement
classique des délits de presse définis par la loi du 29 juillet 1881 et notamment du délit de diffamation.
Au regard de l'objectif poursuivi par le législateur, à savoir protéger les journalistes dans leur mission d'information, et du périmètre restreint de
l'immunité qu'elles instituent, les dispositions contestées ne peuvent être regardées comme portant atteinte au principe d'égalité devant la loi pénale.
Le législateur a également défini en des termes clairs et précis le champ d'application des dispositions contestées.
Cette immunité s'appliquera, de la même manière que la protection du secret des sources, aux journalistes, aux directeurs de publication et aux collaborateurs
de rédaction. Là encore, l'impossibilité de poursuivre des journalistes pour recel de certains documents serait largement vidée de sa portée utile si elle
pouvait être contournée en poursuivant des collaborateurs directs des journalistes qui seraient amenés à manipuler ces documents dans le cadre du
traitement de l'information.
Mais, comme il a été indiqué ci-dessus, le législateur a veillé à donner une définition précise et stricte des collaborateurs de rédaction.
L'immunité pénale ne couvrira que les collaborateurs directs et habituels des journalistes, qui exercent une fonction au sein de la rédaction, et pas les
personnes qui peuvent être amenées à apporter une collaboration occasionnelle aux journalistes. Et l'immunité ne s'appliquera qu'à des documents détenus dans
le cadre de la production et la diffusion de l'information. Un collaborateur qui serait amené à détenir un document dans un autre cadre que ce strict cadre
professionnel ne serait pas couvert par l'immunité prévue par le législateur.
Le législateur a également veillé à ce que cette immunité ne s'applique qu'aux documents qui contiennent des informations dont la diffusion au public constitue
un but légitime dans une société démocratique.
La notion de but légitime est utilisée de manière constante par la Cour de cassation pour reconnaître la bonne foi d'une personne poursuivie pour
diffamation (Civ. 1re, n° 09-10301, publié au bulletin à propos de l'affaire Clearstream).
Mais la notion proche de but légitime d'information du public est également utilisée par la chambre criminelle pour l'immunité prévue à l'article 41, alinéa
3, de la loi du 29 juillet 1881 pour les actions en diffamation, outrage et injure en cas de compte rendu des débats judiciaires (Crim., 22 octobre 1996, n°
94-84819, au bulletin).
Le législateur a donc défini en des termes clairs et précis le champ d'application de l'immunité qu'il a instaurée.
Les griefs invoqués ne pourront donc qu'être écartés.
Les perquisitions dans un journal pour des causes de pratiques anticoncurrentielles
Cour de Cassation Chambre criminelle arrêt du 11 janvier 2012 Pourvoi n° 10-85446 Cassation
Vu l'article L. 450-4 du code de commerce ;
Attendu qu'il résulte de ce texte qu'après avoir vérifié que la demande qui lui
est soumise est fondée, le juge des libertés et de la détention peut autoriser
des opérations de visite et saisie dans toute entreprise, quelle que soit son activité ;
Attendu que le juge des libertés et de la détention a autorisé le rapporteur
général de l'Autorité de la concurrence à faire procéder à des opérations de
visite et saisie dans les locaux de différentes sociétés du groupe Amaury, en
vue de rechercher la preuve de pratiques anticoncurrentielles sur le marché de la presse quotidienne sportive ;
Attendu que, pour infirmer cette décision, l'ordonnance attaquée énonce que les
présomptions doivent être d'autant plus précises, graves et concordantes, qu'il
s'agit d'autoriser des opérations de visite et saisie dans les locaux
d'entreprises de presse, les perquisitions dans ces lieux étant en outre
soumises aux exigences de l'article 56-2 du code de procédure pénale ; qu'après
avoir analysé les indices recueillis, le juge en déduit que l'Autorité de la
concurrence n'a pas rapporté la preuve d'un faisceau de présomptions suffisant
pour justifier une visite dans les locaux de presse ; qu'il ajoute que la mesure
autorisée n'apparaît pas proportionnée à l'atteinte aux libertés qu'elle implique ;
Mais attendu qu'en statuant ainsi, le juge a ajouté à la loi des conditions qu'elle ne comporte pas
PUBLICATION D'UN TEMOIGNAGE EN COURS DE PROCEDURE JUDICIAIRE
Cour de Cassation Chambre civile 1 arrêt du 11 mars 2014 Pourvoi n° 12-29419 Rejet
Mais attendu que la cour d'appel a relevé que l'affaire du Médiator avait trait à un problème de santé publique et qu'informer à son sujet revêtait un caractère d'intérêt général ; qu'ayant constaté que la publication des citations extraites des procès-verbaux d'audition contenait le témoignage non décisif d'une visiteuse médicale, recueilli au cours d'une information complexe et de longue durée, sans que soient connues l'échéance ni même la certitude d'un procès, elle a pu en déduire que cette publication n'avait pas porté atteinte au droit à un procès équitable ni à l'autorité et à l'impartialité de la justice, de sorte que l'application de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 à la publication litigieuse constituait une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'elle a ainsi légalement justifié sa décision.
DIFFAMATION = ARTICULATION PRECISE DE FAITS CONTRADICTOIRES
Cour de Cassation Chambre civile 1 arrêt du 11 mars 2014 Pourvoi n° 13-11706 CASSATION PARTIELLE
Vu les articles 29 de la loi du 29 juillet 1881 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;Attendu que la liberté d'expression est un droit dont l'exercice revêt un caractère abusif dans les cas spécialement déterminés par la loi ;
Attendu que pour décider que dix-huit des vingt messages incriminés postés
sous quatre adresses URL différentes mais faisant toutes référence à la société
Le Partenaire européen, contiennent des propos portant atteinte à l'honneur et à
la considération de cette société, en accusant directement ou par voie de
reproduction cette société d'arnaquer ses clients, d'employer des méthodes
douteuses, telles que la vente forcée ou l'offre de services inexistants
- en insinuant dans ce contexte que cette société délaisse ses clients, pratique
de la publicité trompeuse et se fait rémunérer pour des services ne débouchant
sur aucun résultat
- en laissant entendre l'existence d'une arnaque par cette société en abusant
notamment de la faiblesse de certains clients ;
-en insinuant l'infiltration par cette société de forum de discussions, tel que
celui dirigé par l'intimé, par des « taupes » ; la cour d'appel énonce que
précisément, le caractère diffamatoire doit s'apprécier à l'aune de
l'indivisibilité de ces messages postés dans le cadre d'un forum de discussion,
qui plus est dénommé « lesarnaques.com », ayant pour objet premier de créer sur
un même sujet, en l'occurrence les pratiques de la société Le Partenaire
européen, une interactivité entre les internautes ; que chacun de ces messages
doit ainsi être lu, interprété et compris à la lumière des autres auxquels il
répond ou il sera répondu ;
Qu'en statuant ainsi, quand, pour être diffamatoire, une allégation ou une imputation doit se présenter sous la forme d'une articulation précise de faits de nature à être sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire et qu'en retenant que la diffamation doit s'apprécier à l'aune de l'indivisibilité de ces messages qui doivent être lus, interprétés et compris à la lumière des autres auxquels ils répondent ou il sera répondu, sans caractériser pour chacun d'eux l'allégation de faits de nature à être sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire, la cour d'appel a violé les textes susvisés
LA PUBLICITE EST SOUMISE A L'ARTICLE 10
Lehideux et Isorni C. France du 23 septembre 1998 Hudoc 983 requête 24662/94
UNE PUBLICITE EN FAVEUR DU MARECHAL PETAIN
Les requérants avait fait publié dans le journal le monde une pleine page de publicité pour défendre la mémoire du maréchal Pétain et pour justifier sa politique de collaboration.
Sur le recours d'une association nationale des anciens combattants de la résistance, ils furent condamnés pour infraction à l'apologie des crimes et délits de collaboration.
La Cour reconnaît l'ingérence prévue par la loi et le but légitime de cette ingérence.
Elle cherche en conséquence à déterminer si elle est :
"NECESSAIRE" DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE
"Dans l'exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris, la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus.
En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était "proportionnée aux buts légitimes poursuivis" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants".
Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
La Cour doit donc d'abord examiner le contenu des propos litigieux, puis rechercher s'il justifiait la condamnation des requérants, eu égard au fait que l'Etat disposait d'autres moyens que la sanction pénale"
La Cour constate d'une part que les requérants ont gommé des faits graves pour présenter Pétain sous son meilleur jour mais sans adhérer de quelques manières que ce soit aux atrocités nazies.
D'autre part, la condamnation pour "apologie des crimes et délits de collaboration" est particulièrement grave plus de 40 ans après la fin de la seconde guerre mondiale.
Il y a donc disproportion entre la gravité de la condamnation et l'ingérence à la liberté d'opinion ou de presse. La condamnation n'était donc pas nécessaire dans une société démocratique. Partant, l'article 10 de la Convention, a été violé.
Une qualification pénale moins grave aurait pu passer la "barre" de l'article 10. Toutefois, cette décision a subi les vives protestations des associations de résistants qui ont souffert des actes de l'Etat français notamment des atrocités de la milice. Deux ans plus tard, La CEDH a l'occasion d'expliciter la hiérarchie des droits dans l'arrêt Roy et Malaury contre France.
ARRÊT DE GRANDE CHAMBRE
ANIMAL DEFENDERS INTERNATIONAL c. ROYAUME-UNI du 22 avril 2013 requête 48876/08
La publicité politique peut être limitée à la télévision et à la radio sans violet l'article 10 pour protéger l'égalité d'accès entre les partis puisque internet existe
100. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007‑V) et rappelés plus récemment dans l’arrêt Mouvement raëlien suisse c. Suisse ([GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
Outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode de diffusion (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, §31, série A no 298).
101. La Cour rappelle aussi les principes qu’elle a récemment exposés dans l’arrêt Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano c. Italie [GC], (no 38433/09, CEDH 2012) quant au pluralisme dans les médias audiovisuels :
129. (...) Comme elle l’a déjà souvent souligné, il n’est pas de démocratie sans pluralisme. (...) Il est de [l’]essence [de la démocratie] de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers (...) pourvu qu’ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même (...).
(...)
132. Les médias audiovisuels, tels que la radio et la télévision, ont un rôle particulièrement important à jouer à cet égard. (...)
133. Une situation dans laquelle une fraction économique ou politique de la société peut obtenir une position dominante à l’égard des médias audiovisuels et exercer ainsi une pression sur les diffuseurs[,] pour finalement restreindre leur liberté éditoriale, porte atteinte au rôle fondamental de la liberté d’expression dans une société démocratique telle que garantie par l’article 10 de la Convention, notamment quand elle sert à communiquer des informations et des idées d’intérêt général (...)
134. La Cour souligne que, dans un secteur aussi sensible que celui des médias audiovisuels, au devoir négatif de non-ingérence s’ajoute pour l’Etat l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme effectif (...)
Dans cette optique, il convient de rappeler que, dans sa Recommandation CM/Rec(2007)2 sur le pluralisme des médias et la diversité du contenu des médias (...), le Comité des Ministres a réaffirmé qu’« afin de protéger et de promouvoir activement le pluralisme des courants de pensée et d’opinion ainsi que la diversité culturelle, les Etats membres devraient adapter les cadres de régulation existants, en particulier en ce qui concerne la propriété des médias, et adopter les mesures réglementaires et financières qui s’imposent en vue de garantir la transparence et le pluralisme structurel des médias ainsi que la diversité des contenus diffusés par ceux‑ci ». »
De plus, compte tenu de l’importance des intérêts en jeu dans l’application de l’article 10, l’Etat est l’ultime garant du pluralisme (Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, 24 novembre 1993, § 38, série A no 276, et Manole et autres c. Moldova, no 13936/02, § 99, CEDH 2009).
102. Par ailleurs, la Cour rappelle que l’ampleur de la marge d’appréciation à accorder dépend de plusieurs facteurs. La marge d’appréciation est définie par le type d’expression en cause ; à cet égard, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du débat sur des questions d’intérêt public (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V). Parmi ces questions figure la protection des animaux (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 61-64, CEDH 1999-III, ainsi que VgT Verein gegen Tierfabriken, précité, §§ 70 et 72, et Mouvement raëlien suisse, précité, §§ 59-61). La marge d’appréciation se trouve aussi circonscrite par le fort intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Editions Plon c. France, no 58148/00, § 43, CEDH 2004‑IV) : la liberté de la presse et des autres médias d’information fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des responsables politiques. Il incombe à la presse de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public, et le public a pour sa part le droit d’en recevoir (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano, précité, § 131).
103. La Cour examine donc scrupuleusement la proportionnalité des restrictions à la liberté d’expression de la presse dans les programmes télévisés portant sur des sujets d’intérêt général (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG c. Suisse, no 34124/06, § 56, 21 juin 2012). Dans le présent contexte, il y a lieu de noter que lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse (Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 42, 27 mai 2004).
104. Pour ces raisons, la marge d’appréciation devant être reconnue à l’Etat dans le présent contexte est en principe étroite.
105. A la lumière des facteurs exposés ci-dessus, la Cour recherchera si les motifs avancés à l’appui de l’interdiction étaient « pertinents » et « suffisants » et si, dès lors, l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux » et était proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis. A cet égard, elle rappelle qu’elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales, mais qu’elle doit vérifier à la lumière de l’ensemble de l’affaire les décisions qu’elles ont prises dans le cadre de leur marge d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I).
b) Remarques préliminaires
106. Indépendamment du point de savoir si c’est ainsi que fut présentée l’ingérence dans l’affaire VgT précitée, les parties ici en présence admettent que la publicité politique peut être réglementée par une mesure générale, leur seul point de désaccord concernant la portée de la mesure choisie. La Cour rappelle que l’Etat peut, dans le respect des dispositions de la Convention, adopter des mesures générales qui s’appliquent à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel, même si ces mesures risquent de conduire à des difficultés dans certains cas particuliers (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 112‑115, CEDH 2006‑IV). Contrairement à ce que soutient la requérante, l’application d’une mesure générale doit être distinguée d’une restriction préalable à l’exercice de la liberté d’expression imposée dans un cas donné (Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 60, série A no 216).
107. La Cour a déjà eu l’occasion d’apprécier la nécessité de mesures générales dans différents contextes, notamment ceux de la politique économique et sociale (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, série A no 98 ; Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, série A no 169 , et Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 123, CEDH 2003‑VIII), de la protection sociale et des pensions (Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], no 65731/01, CEDH 2006‑VI ; Runkee et White c. Royaume-Uni, nos 42949/98 et 53134/99, 10 mai 2007, et Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, CEDH 2010), du droit électoral (Ždanoka, précité), du vote des détenus (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, CEDH 2005‑IX, et Scoppola c. Italie (no 3) [GC], no 126/05, 22 mai 2012), de l’insémination artificielle pour les détenus (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, §§ 79-85, CEDH 2007‑V), de la destruction d’embryons congelés (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, CEDH 2007‑I), du suicide assisté (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, CEDH 2002‑III) ou encore dans le contexte de l’interdiction de la publicité religieuse (Murphy c. Irlande, précité).
108. Il ressort de cette jurisprudence que, pour déterminer la proportionnalité d’une mesure générale, la Cour doit commencer par étudier les choix législatifs à l’origine de la mesure (James et autres, précité, § 36). La qualité de l’examen parlementaire et judiciaire de la nécessité de la mesure réalisé au niveau national revêt une importance particulière à cet égard, y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente (voir, par exemple, Hatton et autres, § 128, Murphy, § 73, Hirst, §§ 78-80, Evans, § 86, et Dickson, § 83, tous précités). Il y a lieu également de tenir compte du risque d’abus que peut emporter l’assouplissement d’une mesure générale, ce risque étant un facteur qu’il appartient avant tout à l’Etat d’apprécier (Pretty, précité, § 74). La Cour a déjà jugé qu’une mesure générale était un moyen plus pratique pour parvenir à l’objectif légitime visé qu’une disposition permettant un examen au cas par cas, pareil système étant de nature à engendrer un risque non négligeable d’incertitude (Evans, précité, § 89), de litiges, de frais et de retards (James et autres, § 68, et Runkee, § 39, précités) ou de discrimination et d’arbitraire (Murphy, §§ 76‑77, et Evans, § 89, précités). Cela étant, il ressort aussi de la jurisprudence de la Cour que la manière dont une mesure générale a été appliquée aux faits d’une cause donnée permet de se rendre compte de ses répercussions pratiques et est donc pertinente pour l’appréciation de sa proportionnalité, de sorte qu’elle demeure un facteur important à prendre en compte (James et autres, précité, § 36).
109. Il s’ensuit que plus les justifications d’ordre général invoquées à l’appui de la mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache de l’importance à l’impact de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen. Cette méthode qu’adopte la Cour pour examiner les mesures générales s’inspire de l’analyse à laquelle elle a procédé tant dans l’arrêt VgT que dans l’arrêt Murphy (précités), l’analyse développée dans l’arrêt Murphy ayant été appliquée également dans l’affaire TV Vest. L’arrêt VgT (no 2) de 2009 (précité) n’est quant à lui pas pertinent, puisqu’il concernait l’obligation positive pour l’Etat d’exécuter un arrêt de la Cour.
110. Enfin, contrairement à ce que soutient la requérante, la question centrale s’agissant de telles mesures n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l’Etat peut prouver que sans l’interdiction l’objectif légitime visé ne pourrait être atteint. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (James et autres, § 51, Mellacher et autres, § 53, Evans [GC], § 91, précités).
111. De plus, la Cour note que la justification avancée par le Gouvernement porte entre autres sur la nécessité de protéger le processus électoral en tant qu’élément de l’ordre démocratique, et qu’il a invoqué à cet égard l’arrêt Bowman c. Royaume-Uni (19 février 1998, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), dans lequel elle a admis la nécessité d’encadrer le débat public par des dispositions de loi compte tenu du risque pesant sur le droit à des élections libres. La requérante conteste pour sa part la pertinence de cet arrêt, arguant qu’il concernait une restriction appliquée en période électorale. Si le risque menaçant le pluralisme des débats publics, les élections et le processus démocratique est à l’évidence plus élevé en période électorale, l’arrêt Bowman n’indique pas qu’il soit limité à ces périodes car le processus démocratique est continu et doit être constamment alimenté par un débat public libre et pluraliste. La Cour n’a d’ailleurs pas indiqué dans l’arrêt Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano (précité, § 134) que l’obligation positive pour l’Etat d’intervenir pour garantir un pluralisme effectif dans le secteur audiovisuel se limiterait à des périodes particulières.
En conséquence, il convient de rappeler qu’il existe au sein de l’Europe une multitude de différences historiques, culturelles et politiques qu’il incombe à chaque Etat d’incorporer dans sa propre vision de la démocratie (Hirst (no 2), précité, § 61, et Scoppola (no 3), précité, § 83). Etant en prise directe et permanente avec les forces vives de leur pays, avec leur société et avec les besoins de celle-ci, les autorités nationales, tant législatives que judiciaires, sont en principe les mieux placées pour apprécier les difficultés particulières qu’implique la sauvegarde de l’ordre démocratique dans leur Etat (Ždanoka, précité, § 134). Il faut en conséquence reconnaître à l’Etat une certaine latitude pour procéder à pareille appréciation, complexe et tributaire des données propres à chaque pays, qui a joué un rôle crucial dans les choix législatifs examinés en l’espèce.
112. Enfin, la Cour observe que les deux parties visent le même objectif, à savoir garantir un débat libre et pluraliste sur les questions d’intérêt public et, de manière plus générale, contribuer au processus démocratique. Elle doit donc mettre en balance, d’une part, le droit de l’ONG requérante à communiquer des informations et des idées d’intérêt général que le public a le droit de recevoir et, d’autre part, le souci des autorités d’empêcher que le débat et le processus démocratiques ne soient faussés par des groupes financièrement puissants bénéficiant d’un accès privilégié aux médias influents. Elle reconnaît que de tels groupes peuvent s’assurer un avantage concurrentiel dans le domaine de la publicité payante et ainsi porter atteinte à la liberté et au pluralisme du débat, dont l’Etat demeure l’ultime garant. Un encadrement du débat d’intérêt public dans les médias de télédiffusion peut donc être nécessaire au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. Si elle a expressément admis ce principe tant dans l’arrêt VgT que dans l’arrêt TV Vest (voir aussi, par exemple, l’arrêt Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano précité), la Cour a conclu dans un cas comme dans l’autre au caractère disproportionné de l’application faite de l’interdiction par les juridictions internes. La question à trancher dans la présente affaire est donc celle de savoir si l’interdiction litigieuse est allée trop loin, compte tenu de l’objectif, décrit plus haut, qu’elle visait, et de la marge d’appréciation devant être reconnue à l’Etat.
c) Proportionnalité
113. Pour apprécier la proportionnalité de cette mesure générale, la Cour a d’abord passé en revue les contrôles effectués par le Parlement et par les tribunaux nationaux quant à sa nécessité, ces contrôles revêtant, pour les raisons exposées aux paragraphes 106 à 111 ci-dessus, une importance cruciale aux fins de l’espèce.
114. Alors que l’interdiction fait partie intégrante du paysage de la télédiffusion au Royaume-Uni depuis les années 1950, la Commission Neill en a expressément réexaminé et confirmé la nécessité dans son rapport de 1998. Un Livre blanc maintenant cette interdiction fut donc publié. C’est à ce moment, en 2001, que l’arrêt VgT précité a été rendu. A tous les stades ultérieurs de l’examen prélégislatif, l’impact de cet arrêt sur la compatibilité de l’interdiction avec la Convention a été examiné de manière approfondie. En 2002, à l’issue de la consultation sur le Livre blanc, un projet de loi a été publié avec une note explicative détaillée étudiant les implications de l’arrêt VgT. Tous les organes spécialisés consultés ultérieurement sur ce projet de loi (la Commission mixte des droits de l’homme, la Commission mixte sur le projet de loi, la Commission indépendante sur la télévision et la Commission électorale) se sont, pour les raisons exposées ci-dessus (paragraphes 42-55), déclarés favorables au maintien de l’interdiction et ont estimé que, même analysée à la lumière de l’arrêt VgT, celle-ci représentait une mesure générale proportionnée. Le Gouvernement, par l’intermédiaire du DCMS, a joué un rôle important dans ce débat, expliquant fréquemment et en détail les raisons qui justifiaient de maintenir l’interdiction et de la considérer comme proportionnée, allant même jusqu’à rendre public l’avis juridique qu’il avait sollicité sur la question (paragraphes 50-53 ci-dessus). La loi de 2003, qui reprenait l’interdiction, a ensuite été adoptée sans aucune voix contre. Le maintien de l’interdiction est donc l’aboutissement d’un examen exceptionnel, effectué par les organes parlementaires, de tous les aspects culturels, politiques et juridiques de cette mesure, qui s’inscrivait dans le cadre plus large de la réglementation de la liberté d’expression sur des sujets d’intérêt public à la radio et à la télévision au Royaume-Uni. Au cours de cet examen, tous les organes consultés ont estimé que l’interdiction litigieuse constituait une restriction nécessaire des droits garantis par l’article 10.
115. C’est par cette compétence particulière du Parlement et par l’ampleur de la consultation prélégislative menée sur la compatibilité de l’interdiction avec la Convention que s’explique le degré de déférence dont les juridictions internes ont fait preuve à l’égard du choix du législateur d’adopter l’interdiction (voir en particulier les paragraphes 15 et 24 ci‑dessus). La proportionnalité de cette mesure a néanmoins été débattue de manière assez approfondie devant la High Court et devant la Chambre des lords. Ces deux juridictions ont examiné la pertinence de l’arrêt VgT précité, analysé la jurisprudence issue de la Convention et ses principes pertinents, et ont appliqué ceux-ci avec soin à l’interdiction. Les juges de ces deux juridictions ont tous approuvé l’objectif de la mesure ainsi que les motifs qui sous-tendaient les choix législatifs relatifs à son ampleur, et ils ont tous conclu qu’il s’agissait d’une ingérence nécessaire et proportionnée dans l’exercice par la requérante des droits garantis par l’article 10 de la Convention.
116. La Cour attache pour sa part un poids considérable aux contrôles exigeants et pertinents auxquels les organes parlementaires et judiciaires ont soumis le régime réglementaire complexe encadrant la diffusion à la radio et/ou à la télévision de messages politiques au Royaume-Uni ainsi qu’à l’avis desdits organes selon lequel la mesure générale en cause était nécessaire pour empêcher la distorsion de débats d’importance cruciale sur des sujets d’intérêt public et, ainsi, l’affaiblissement du processus démocratique .
117. De plus, la Cour juge important que l’interdiction ait été conçue de manière à ne viser que le risque de distorsion contre lequel l’Etat entendait se prémunir et à porter le moins possible atteinte à la liberté d’expression. La mesure ne s’applique donc qu’à la publicité, en raison de sa nature intrinsèquement partiale (Murphy, précité, § 42), à la publicité payante, compte tenu du risque d’inégalité d’accès aux médias liés aux disparités de fortune, et à la publicité politique (comme expliqué au paragraphe 99 ci‑dessus), celle-ci ayant été jugée être au cœur du processus démocratique. En outre, elle est limitée à certains médias (la radio et la télévision), considérés comme les plus influents et les plus onéreux et comme constituant la pierre angulaire du cadre réglementaire en cause dans la présente affaire. Les limites dont une restriction est assortie sont des éléments importants pour l’appréciation de sa proportionnalité (Mouvement raëlien suisse, précité, § 75). En conséquence, il reste à la disposition de la requérante un éventail d’autres médias, qui se trouvent exposés au paragraphe 124 ci-dessous.
118. La requérante conteste toutefois les raisons avancées à l’appui des choix législatifs opérés quant à la portée de l’interdiction.
119. Invoquant le paragraphe 77 de l’arrêt VgT, elle argue premièrement que, compte tenu de la puissance comparée des nouveaux médias tels qu’Internet, il est illogique de limiter cette interdiction à la radio et à la télévision. La Cour estime pour sa part cohérente la distinction fondée sur l’influence particulière de la radio et de la télévision. En particulier, elle reconnaît l’immédiateté et la puissance de ces médias, dont l’impact est renforcé par le fait qu’ils restent des sources familières de divertissement nichées au cœur de l’intimité du foyer (Jersild, § 31 ; Murphy, § 74 ; TV Vest, § 60, et Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano, § 132, tous précités). De plus, les choix inhérents à l’utilisation d’Internet et des médias sociaux impliquent que les informations qui en sont issues n’ont pas la même simultanéité ni le même impact que celles qui sont diffusées à la télévision ou à la radio. Dès lors, malgré leur développement important au cours des dernières années, rien ne montre qu’Internet et les réseaux sociaux aient bénéficié dans l’Etat défendeur d’un transfert de l’influence des médias de télédiffusion suffisamment important pour qu’il devienne moins nécessaire d’appliquer à ces derniers des mesures spéciales.
120. Deuxièmement, la requérante soutient que la publicité a cessé d’être plus coûteuse à la radio et à la télévision que dans d’autres médias, ce que le Gouvernement conteste. La Cour considère à cet égard qu’il suffit de constater, comme l’a fait le juge Ousley dans le cadre de la procédure devant la High Court (paragraphe 17 ci-dessus), que les publicités diffusées sur ces médias présentent un avantage dont les annonceurs et les diffuseurs sont conscients et pour lequel les premiers sont prêts à payer aux seconds des sommes d’argent considérables, qui sont nettement hors de portée de la plupart des ONG qui souhaiteraient participer au débat public.
121. Troisièmement, la requérante soutient que l’attribution aux partis politiques d’un temps d’antenne gratuit pour la diffusion de messages politiques et électoraux et de messages liés aux campagnes référendaires n’est pas un élément pertinent pour apprécier la proportionnalité de l’interdiction. La Cour estime au contraire que, dans son examen de l’équilibre global résultant de la mesure générale (paragraphes 106 à 111 ci‑dessus), elle doit tenir compte de cet assouplissement contrôlé de l’interdiction pour les organes qui sont au cœur du processus démocratique, même s’il ne touche pas directement la requérante.
122. Quatrièmement, la requérante argue que le Gouvernement aurait pu restreindre la portée de l’interdiction de façon à permettre aux associations défendant des causes sociales de faire diffuser des publicités en dehors des périodes électorales. Les autorités parlementaires et judiciaires ont admis la validité des arguments présentés comme militant contre une interdiction moins restrictive, et le Gouvernement a insisté à nouveau devant la Cour sur les préoccupations que lui inspiraient essentiellement deux types de risque : le risque d’abus et le risque d’arbitraire. Le premier risque relève principalement de l’appréciation des autorités internes (paragraphe 108 ci‑dessus) ; quant au second, la Cour juge raisonnable la crainte que l’option préconisée par la requérante incite des organismes richement dotés à créer des groupes de défense de causes sociales spécialement pour faire passer leurs idées. De même, ces riches organismes pourraient contourner un éventuel plafonnement des dépenses publicitaires en créant un grand nombre de groupes d’intérêts similaires pour accumuler du temps d’antenne. La Cour juge aussi rationnelle la crainte qu’une interdiction nécessitant de distinguer au cas par cas les différents annonceurs et les différents messages ne constitue pas un moyen efficace de parvenir à l’objectif légitime visé. Elle considère en particulier que, compte tenu de la complexité du cadre réglementaire, cette forme de contrôle pourrait être source d’incertitude, de litiges, de dépenses et de retards et déboucher sur des allégations de discrimination et d’arbitraire, toutes raisons qui peuvent justifier l’adoption d’une mesure générale (paragraphe 108 ci-dessus). Il était donc raisonnable de la part du Gouvernement de craindre que l’autre option préconisée ne puisse être appliquée en pratique et qu’elle compromette le principe d’impartialité des chaînes de radio et de télévision, qui constitue la pierre angulaire du cadre réglementaire ici en cause (paragraphes 62-64 ci-dessus).
123. De plus, la Cour souligne qu’il n’y a pas de consensus au sein des Etats contractants quant à la manière de réglementer la publicité politique payante à la radio et à la télévision (paragraphes 65-72 ci-dessus), ce que les parties s’accordent à reconnaître. Elle rappelle à cet égard que l’absence de consensus au sein des Etats contractants pourrait constituer un argument en faveur d’une marge d’appréciation quelque peu élargie par rapport à celle normalement laissée à l’Etat en matière de restrictions à la liberté d’expression sur des sujets d’intérêt public (Hirst (no 2), § 81, TV Vest, § 67, précités, et Société de conception de presse et d’édition et Ponson c. France, no 26935/05, §§ 57 et 63, 5 mars 2009). Il est vrai que l’EPRA a souligné que les données comparatives dans ce contexte étaient à manier avec prudence (paragraphe 65 ci-dessus). Cependant, même s’il peut y avoir aujourd’hui une tendance à l’abandon des interdictions larges, il n’en demeure pas moins clair que les Etats contractants recourent, pour réglementer ce type de publicités, à une grande variété de moyens, reflet de la multitude des différences que l’on peut constater dans l’évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique de ces Etats et, par conséquent, dans leurs visions respectives de la démocratie (Scoppola (no 3), précité, § 83). L’absence de consensus dans ce domaine est telle que, lorsqu’il a examiné la question de la publicité politique payante dans les médias de télédiffusion en 1999 et en 2007, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe s’est abstenu de recommander une position commune à ce sujet (paragraphes 73-75 ci-dessus). Cette absence de consensus élargit aussi la marge d’appréciation à accorder à l’Etat en matière de restrictions à la liberté d’expression sur des sujets d’intérêt public.
124. Enfin, la Cour considère que les conséquences qu’a eues pour la requérante l’application de l’interdiction litigieuse ne l’emportent pas sur les justifications convaincantes, exposées ci-dessus, avancées à l’appui de la mesure générale litigieuse (paragraphe 109 ci-dessus).
A cet égard, elle rappelle que d’autres moyens de communication restent ouverts à la requérante et qu’il s’agit là d’un facteur clé pour l’appréciation de la proportionnalité d’une restriction à l’accès à des médias potentiellement utiles (Appleby et autres, précité, § 48, et Mouvement raëlien suisse, précité, §§ 73-75). En particulier, l’ONG requérante a toujours accès aux programmes de la radio et de la télévision (c’est-à-dire aux émissions autres que les publicités payantes) pour s’y exprimer politiquement. Elle a aussi la possibilité de faire diffuser sur ces médias des publicités sur des sujets non politiques en créant à cette fin une branche associative, démarche dont il n’a pas été démontré que le coût soit prohibitif. De plus, et c’est là un point important, elle bénéficie pour la diffusion de ses publicités d’un accès sans entrave aux vecteurs de communication autres que la radio et la télévision, notamment à la presse écrite et à Internet (y compris aux réseaux sociaux), et elle peut aussi organiser des manifestations et distribuer des affiches et des tracts. Même s’il n’a pas été démontré qu’Internet, avec les réseaux sociaux, soit plus influent que la radio et la télévision dans l’Etat défendeur (paragraphe 119 ci-dessus), il n’en reste pas moins que ces nouveaux médias constituent de puissants outils de communication, qui peuvent, de manière significative, faciliter à la requérante la réalisation de ses objectifs.
125. Dès lors, la Cour considère que les motifs avancés par les autorités nationales pour justifier l’interdiction faite à la requérante de diffuser sa publicité sont pertinents et suffisants. La mesure litigieuse ne peut donc s’analyser en une atteinte disproportionnée au droit de l’intéressée à la liberté d’expression. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
QUAND LA PUBLICITE POUR UN PRODUIT EST INTERDITE
LA PUBLICITE INDIRECTE EST AUSSI INTERDITE
SOCIÉTÉ DE CONCEPTION DE PRESSE ET D'ÉDITION ET PONSON C. FRANCE du 5 MARS 2009 Requête no 26935/05
La publicité indirecte pour une marque de cigarette même sur le maillot d'un sportif est reproché au journal Entrevue.
La CEDH considère que la condamnation est proportionnée au fait et est nécessaire dans une société démocratique alors que l'Etat français est sur son territoire, le seul vendeur par l'intermédiaire des débitants de tabac.
"53. La condamnation des requérants constitue une « ingérence» dans le droit à la liberté d'expression des requérants, prévue par la loi, et poursuit un but légitime, à savoir la protection de la santé publique. Il y a donc lieu de déterminer si elle était «nécessaire dans une société démocratique» pour atteindre ce but.
54. La Cour se réfère aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir par exemple Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24 ; Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999-III ; Chemodurov c. Russie, no 72683/01, 31 juillet 2007, §§ 16-17 et 26), et concernant la publicité en particulier (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann, précité, § 26 ; Casado Coca, précité, §§ 35-36).
55. En l'espèce, les photographies litigieuses d'événements sportifs s'inscrivent dans le cadre d'un article à caractère informatif sur le salaire des sportifs. L'existence d'un droit pour le public de recevoir des informations a été maintes fois reconnue par la Cour dans des affaires relatives à des restrictions à la liberté de la presse, comme corollaire de la fonction propre aux journalistes de diffuser des informations ou des idées sur des questions d'intérêt public (voir, par exemple, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59, série A no 216 ; Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 53, Recueil 1998-I). Il ne s'agissait donc pas d'une publication à caractère « strictement » commercial, et la marge d'appréciation de l'Etat s'en trouve ainsi limitée. La Cour entend en conséquence procéder à un examen attentif de la proportionnalité de la mesure litigieuse au but poursuivi. Afin d'examiner si, en l'espèce, celle-ci était proportionnée au but poursuivi, il revient à la Cour de mettre en balance les exigences de la protection de la santé publique avec la liberté d'expression des requérants.
56. Les requérants ont été condamnés pour la publication de photographies sur lesquelles apparaissaient des logos d'une marque de cigarettes, ainsi que pour un photomontage mettant en scène la même marque de cigarettes. Le but de l'ingérence visait l'objectif de protection de santé publique poursuivi en l'espèce par la loi du 10 janvier 1991. La Cour est d'avis, avec le Gouvernement, que la restriction de la publicité en faveur du tabac et des produits du tabac constitue un axe essentiel d'une stratégie plus globale de lutte contre le fléau social que constitue le tabagisme. Cette politique suscite dans l'opinion et auprès des pouvoirs publics un intérêt soutenu. Ainsi, des considérations primordiales de santé publique, sur lesquelles l'Etat et l'Union européenne ont d'ailleurs légiféré, peuvent primer sur des impératifs économiques, et même certains droits fondamentaux comme la liberté d'expression.
57. Il existe en effet un consensus européen sur la volonté de réglementer strictement la publicité des produits en faveur du tabac (paragraphes 22 à 25 ci-dessus). Ainsi que le souligne l'avocat général dans ses conclusions du 15 juin 2000 présentées dans le cadre des affaires C-376/98 et C-74/99 de la C.J.C.E., le législateur européen avait des motifs raisonnables de croire qu'une large interdiction de la promotion du tabac au niveau européen aboutirait à une réduction significative des niveaux de consommation et protégerait la santé publique (paragraphe 23 ci-dessus). De plus, la Cour observe qu'une tendance générale à la réglementation est désormais affichée au niveau mondial (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).
58. La Cour note que les requérants ont été condamnés par les juridictions nationales pour publicité illicite en faveur de produits du tabac, en vertu de l'article L. 3511-3 du code de la santé publique, laquelle prohibe la publicité directe ou indirecte en faveur du tabac ou des produits du tabac. En l'espèce, les juridictions internes ont estimé que « bien qu'effectuée à titre d'information selon la défense, la publication en pages 116, 117 et 118 de photographies d'événements sportifs et de sportifs connus, sur lesquelles [figurait] de manière apparente et répétée la marque de tabac M., [constituait] une publicité illicite de cette marque, le journal en faisant, de la sorte, la promotion auprès de son lectorat ». Elles ont également précisé que « les publicités susvisées, adressées à un lectorat jeune, en présentant ostensiblement le nom d'une grande marque de tabac, sous un aspect séduisant, en l'associant au monde du sport, à la réussite professionnelle et au goût du risque ou en tournant en dérision ou en ridiculisant les mentions légales d'information inscrites sur les paquets de cigarettes, [compromettaient] les efforts du C.N.C.T. qui tente de limiter le nombre de nouveaux consommateurs de tabac ». La Cour n'a pas à juger de l'impact réel de l'interdiction de la publicité sur la consommation. Que les publications litigieuses soient considérées comme susceptibles d'inciter à la consommation du tabac, en particulier pour les jeunes, lui paraît être un motif « pertinent » et « suffisant » pour justifier l'ingérence.
59. La Cour ne partage pas l'avis des requérants selon lequel la diffusion de l'événement serait amoindrie ou inexacte sans l'apparition des logos de marques. Elle relève que les logos des marques de cigarettes prennent sur les photographies une place conséquente, et sont particulièrement visibles et directement associés à la réussite du sportif. La Cour estime que les requérants auraient pu rendre flous lesdits logos, ce procédé technique étant très facile à mettre en œuvre, sans qu'une telle modification n'altère considérablement la substance même des photographies, ni ne porte atteinte à la retransmission exacte de l'information. Cette nuance dans l'expression était au demeurant à la portée des requérants, professionnels de la presse, qui se devaient d'être au fait des dispositions légales pertinentes et de la jurisprudence en la matière, quitte à recourir aux conseils de juristes spécialisés (voir, parmi d'autres, Lindon et autres c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, 22 octobre 2007, § 42).
60. Par ailleurs, ainsi que le font valoir les juridictions internes, le public de ce magazine est notamment constitué de lecteurs jeunes, lesquels se trouvent être plus vulnérables. De l'avis de la Cour, il convient de prendre en compte l'impact des logos sur ces lecteurs, particulièrement sensibles à la réussite sportive ou financière.
61. Quant à la condamnation des requérants pour la publication du photomontage satirique, lequel met en relation le sexe et la marque de tabac, la Cour estime qu'il ne présente pas une image négative de celle-ci. Quant à l'argument des requérants selon lequel la mention « attention, fumer... donne le cancer de l'anus » qui l'accompagne tournerait en dérision la marque de cigarettes concernée, la Cour ne l'estime pas pertinent et considère que c'est plutôt la mention imposée par la législation qui est parodiée en l'espèce.
62. Enfin, la Cour rappelle que la nature et le quantum des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV ; Giniewski c. France, no 64016/00, § 54, CEDH 2006-...). En l'espèce, les requérants ont été condamnés à une amende délictuelle de vingt mille euros et à la somme de dix mille euros à titre de dommages et intérêts. Ces sommes sont certes non négligeables, mais il convient de les mettre en balance, pour en apprécier la lourdeur, avec les recettes d'un magazine à fort tirage comme celui-ci.
63. Compte tenu de l'importance de la protection de la santé publique, de la nécessité de lutter contre le fléau social que constitue, dans nos sociétés, le tabagisme, du besoin social impérieux d'agir dans ce domaine, et de l'existence d'un consensus européen sur la question de l'interdiction de la publicité en faveur du tabac, la Cour considère que les restrictions apportées en l'espèce à la liberté d'expression des requérants répondait à un tel besoin, et n'étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.
64. Eu égard à ce qui précède, l'ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.
La CEDH confirme dans un arrêt du même jour pour les mêmes faits dans l'arrêt HACHETTE FILIPACCHI PRESSE AUTOMOBILE ET DUPUY dans la requête no 13353/05.
LES BONNES MOEURS ET L'ARTICLE 10
KAOS GL c. TURQUIE du 22 novembre 2016 requête 4982/07
Violation de l'article 10, un journal de la communauté gay lesbienne, publie des photos pornographiques homosexuelles, les condamnations et le retrait du magazine des kiosques sont des sanctions trop lourdes pour être nécessaires dans une société démocratique.
a) Principes généraux
46. La Cour rappelle d’abord sa jurisprudence constante en matière de liberté d’expression (voir, entre autres, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 131, CEDH 2015, et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 196, CEDH 2015 (extraits)).
47. Elle rappelle ensuite que l’article 10 de la Convention englobe la liberté d’expression artistique – notamment dans la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées – qui permet de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 27, série A no 133). Elle rappelle encore que ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique. D’où l’obligation, pour l’État, de ne pas empiéter indûment sur leur liberté d’expression (voir, entre autres, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 26, CEDH 2007‑II, et Müller, précité, §§ 32-33).
48. Elle réaffirme que l’artiste et ceux qui promeuvent ses œuvres n’échappent pas aux possibilités de limitation que ménage le paragraphe 2 de l’article 10. Quiconque se prévaut de sa liberté d’expression assume en effet, selon les propres termes de ce paragraphe, des « devoirs et responsabilités », dont l’étendue dépend de la situation et du procédé utilisé ; la Cour ne saurait perdre cela de vue lorsqu’elle contrôle la nécessité de la sanction incriminée dans une société démocratique (Akdaş c. Turquie, no 41056/04, § 26, 16 février 2010).
49. S’agissant de la protection de la morale, la Cour réaffirme que, aujourd’hui comme à la date de l’adoption de l’arrêt Müller (précité, § 35), on chercherait en vain dans l’ordre juridique et social des divers États contractants une notion uniforme à cet égard. L’idée que les États se font des exigences de la morale varie dans le temps et l’espace, et demande souvent de prendre en considération, au sein d’un même État, l’existence de diverses communautés culturelles, religieuses, civiles ou philosophiques. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences comme sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à y répondre (Akdaş, précité, § 27).
50. La Cour rappelle enfin que l’article 10 n’interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la publication. En témoignent les termes « conditions », « restrictions », « empêcher » et « prévention » qui y figurent, mais aussi les arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (26 avril 1979, série A no 30) et markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne (20 novembre 1989, série A no 165). De telles restrictions présentent pourtant de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII). L’information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 47, CEDH 2012).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
51. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la saisie de tous les exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL constitue une ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression, droit protégé par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
i. Ingérence prévue par la loi
52. La Cour note que les autorités internes ont saisi les exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL en application de l’article 28 de la Constitution et de l’article 162 du code de procédure pénale (paragraphes 8‑9 ci-dessus). Elle estime dès lors que la référence à l’article 226 du code pénal, dont la prévisibilité est dénoncée par la requérante, n’est pas pertinente en l’espèce.
53. La Cour considère ensuite que l’argument de la requérante, selon lequel la saisie des exemplaires du magazine était illégale au motif que l’article 25 § 2 de la loi sur la presse n’autoriserait pas une telle mesure pour délit d’obscénité (paragraphe 21 ci-dessus), ne résiste pas au constat de l’existence d’une disposition supérieure en droit turc. Elle observe en effet que l’article 28 de la Constitution prévoit la possibilité de saisir une publication périodique ou non, d’une part, sur décision d’un juge, lorsqu’une enquête ou des poursuites ont été engagées dans le cadre de l’une des infractions indiquées par la loi, et, d’autre part, sur ordre de l’autorité expressément habilitée par la loi à cet effet, lorsqu’un retard serait préjudiciable sous l’angle, entre autres, de la protection de la morale publique (paragraphe 19 ci-dessus).
54. La Cour estime donc que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi au sens de l’article 10 de la Convention.
ii. Ingérence poursuivant un but légitime
55. La Cour peut accepter que l’ingérence litigieuse poursuivait le but légitime qu’est la protection de la morale publique (Müller et autres, précité, § 39).
iii. Ingérence « nécessaire dans une société démocratique »
56. La Cour note d’abord que, en l’espèce, tous les exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL, publié par la requérante, ont été saisis par les autorités internes le 24 juillet 2006. Elle observe à cet égard que le tribunal d’instance pénal ayant ordonné la saisie a jugé que le contenu de certains articles et de certaines images publiés dans le cadre du dossier « pornographie » du numéro en question contrevenait au principe de protection de la morale publique (paragraphe 9 ci-dessus). Elle note ensuite que la confiscation des exemplaires du magazine ne devait cesser que lorsque, dans la procédure pénale engagée contre le rédacteur en chef du magazine, la décision du tribunal correctionnel du 28 février 2007 serait devenue définitive (paragraphe 17 ci-dessus). Elle note encore que ladite décision est devenue définitive à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 29 février 2012 (paragraphe 18 ci-dessus).
57. Pour apprécier si la « nécessité » de la restriction imposée à la liberté d’expression de la requérante était établie de manière convaincante dans la présente affaire, la Cour doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national (Sapan c. Turquie, no 44102/04, § 37, 8 juin 2010). Or, force est de constater que, en l’espèce, il est impossible de déterminer, à partir des décisions des juridictions internes, pour quelle raison tel article ou telle image du numéro concerné du magazine portait atteinte à la morale publique. En effet, la décision de saisie du tribunal d’instance pénal ne contient aucun élément permettant de penser que le juge a pris soin d’examiner dans le détail la question de la compatibilité du contenu du magazine avec le principe de protection de la morale publique. Le tribunal d’instance pénal n’explique pas quel article ou quelle image de ce numéro du magazine allait à l’encontre de la morale publique (paragraphe 9 ci-dessus). La décision du tribunal correctionnel rejetant l’opposition formée par la requérante contre la décision de saisie ne comporte pas plus de précision ou de motivation à cet égard (paragraphe 14 ci-dessus).
58. Dès lors, en l’absence de motivation des décisions rendues, on ne saurait accepter la thèse selon laquelle le juge national a dûment examiné les critères à prendre en compte avant de restreindre la liberté d’expression de la requérante. La Cour estime donc que le motif de protection de la morale publique, invoqué d’une manière aussi générale et sans motivation, n’était pas suffisant pour justifier la mesure de saisie et de confiscation de tous les exemplaires du numéro 28 du magazine pendant plus de cinq ans.
59. Au-delà de cette conclusion, la Cour, procédant elle-même à une analyse de la publication litigieuse (pour une approche similaire, voir, Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 56, 6 juillet 2010), constate que, considéré dans son ensemble, le numéro en cause du magazine traitait, à travers des articles critiques et analytiques, du sujet de la pornographie selon différentes approches et particulièrement celles des personnes LGBT. Elle observe que la publication litigieuse contenait aussi quelques images au contenu explicite, notamment une peinture reproduite à la page 15, qui illustrait l’acte sexuel de deux hommes représentant l’un et l’autre le peintre lui-même. Elle considère que ces images, en particulier ladite peinture, nonobstant leur caractère intellectuel et artistique, peuvent être considérées comme de nature à heurter la sensibilité d’un public non averti. Selon la Cour, eu égard au contenu des articles portant sur la sexualité de la communauté LGBT et sur la pornographie, et à la nature explicite de certaines images utilisées, le numéro 28 du magazine peut être considéré comme une publication spécifique visant une certaine catégorie de la société.
60. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le magazine en cause n’était pas approprié à tout public, ce que la requérante reconnaît d’ailleurs (paragraphe 36 ci-dessus). Dès lors, la Cour est prête à admettre que, même si une petite partie seulement des exemplaires du magazine était destinée à la vente chez les marchands de journaux, les mesures prises pour empêcher l’accès de certains groupes de personnes, notamment des mineurs, à cette publication pouvaient répondre à un besoin social impérieux.
61. La Cour rappelle cependant que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999-IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). Elle considère que, dans la présente espèce, si la nécessité de préserver la sensibilité d’une partie de public, en particulier celle des mineurs, est acceptable au regard de la protection de la morale publique, il n’était pas justifié d’empêcher tout le public d’avoir accès au numéro litigieux du magazine. Elle souligne à cet égard que les autorités internes n’ont pas cherché, afin d’éviter l’accès d’un public non averti au magazine en question, à appliquer une mesure de prévention moins lourde que la saisie de tous les exemplaires du numéro. Une telle mesure aurait par exemple pu prendre la forme d’une interdiction de vente aux moins de 18 ans ou d’une obligation de vendre le magazine sous emballage spécial comportant une mise en garde destinée au public âgé de moins de 18 ans, voire, à la limite, d’un retrait de cette publication des kiosques, mais non pas celle de la saisie des exemplaires destinés aux abonnés.
62. À supposer même, comme la décision du tribunal correctionnel d’Ankara du 28 février 2007 le laisse penser (paragraphe 17 ci-dessus), que la diffusion du numéro saisi accompagné d’une mise en garde destinée aux moins de 18 ans était possible après la restitution des exemplaires confisqués opérée à l’issue de la procédure pénale menée contre le rédacteur en chef du magazine, c’est-à-dire après l’arrêt de la Cour de cassation du 29 février 2012, la Cour estime que la confiscation des exemplaires du magazine et le retard de cinq ans et sept mois imposé à sa publication ne sauraient être considérés comme proportionnés au but poursuivi (voir, mutatis mutandis, Alınak c. Turquie, no 40287/98, § 46, 29 mars 2005 et Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 37, 25 janvier 2007).
63. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la saisie de tous les exemplaires du numéro 28 du magazine Kaos GL s’analyse en une ingérence disproportionnée dans l’exercice du droit de la requérante à la liberté d’expression et non « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.
Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
LE DROIT INTERNE FRANÇAIS
L'AFFAIRE MARINE LEPEN L'EMISSION ON N'EST PAS COUCHE ET L'AFFICHE DU JOURNAL CHARLIE HEBDO
L'affiche représente un excrément fumant avec cette citation : Madame Lepen, la candidate qui vous ressemble, pas de dépassement des limites à la liberté d'expression
RAPPORT DU CONSEILLER RAPPORTEUR AU FORMAT PDF
AVIS DU PREMIER AVOCAT GENERAL AU FORMAT PDF
AVIS ORAL DU PREMIER AVOCAT GENERAL AU FORMAT PDF
Ce pourvoi est rejeté par l’assemblée plénière, dont l’arrêt permet de dégager les enseignements suivants.
1. L’arrêt apporte une confirmation sur la nature et l’intensité du contrôle qu’opère la Cour de cassation en matière d’infractions de presse.
Pour les infractions prévues et réprimées par la loi du 29 juillet 1881, la Cour de cassation se réserve traditionnellement le droit d’examiner elle-même les écrits incriminés et d’en apprécier le sens et la portée, tout en retenant le principe d’une distinction entre les éléments intrinsèques, c’est-à-dire l’écrit incriminé, pris en lui-même, et les éléments extrinsèques, qui « colorent » cet écrit en révélant son véritable sens au public, dont l’appréciation est laissée au pouvoir souverain des juges du fond.
Ce contrôle est confirmé par la présente décision. La cour d’appel, qui a considéré que le caractère matériellement injurieux de l’affiche était établi, est approuvée pour avoir « exactement » apprécié le sens et la portée de l’affiche incriminée à la lumière des éléments extrinsèques qu’elle a « souverainement » analysés.
Mais, au-delà du contrôle traditionnel de la qualification juridique de l’injure, la Cour de cassation exerce également un contrôle de proportionnalité des atteintes à la liberté d’expression, fondé sur l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La Cour européenne des droits de l’homme, qui attache une importance toute particulière à la liberté d’expression, qu’elle qualifie de « l’un des fondements essentiels » d’une société démocratique, n’admet comme restrictions à cette liberté que celles qui sont prévues par la loi, poursuivent un but légitime et sont nécessaires dans une société démocratique, ce qui implique qu’elles répondent de manière proportionnée aux intérêts légitimes protégés.
Le droit européen impose donc un contrôle de proportionnalité qui peut conduire à la neutralisation des incriminations prévues par la loi du 29 juillet 1881 si l’atteinte à la liberté d’expression en résultant n’est pas jugée proportionnée à la réalisation des objectifs poursuivis.
Se prononçant sur l’intensité du contrôle de proportionnalité, qui varie en fonctions des domaines dans lesquels il s’exerce, l’arrêt confirme également l’exercice, en matière d’infractions de presse, d’un contrôle entier, qui permet à la Cour de cassation de substituer sa propre appréciation à celle des juges du fond.
En posant le principe d’une appréciation en proportionnalité, y compris au stade de la cassation, l’assemblée plénière tient compte de la limitation de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment en présence de questions d’intérêt général, et montre l’importance qu’elle attache à la protection de la liberté d’expression.
2. L’assemblée plénière se prononce sur le point de savoir si la diffusion de l’affiche incriminée a dépassé ou non les limites admissibles de la liberté d’expression.
Elle approuve l’analyse en proportionnalité qui a conduit la cour d’appel à retenir que ces limites n’avaient pas été franchies.
Conformément à la grille de lecture élaborée par la Cour européenne des droits de l’homme, l’appréciation de l’existence d’un besoin social impérieux justifiant une ingérence dans la liberté d’expression suppose la combinaison de plusieurs critères permettant de déterminer si les motifs invoqués pour justifier la restriction sont pertinents et suffisants.
Dans la présente affaire, l’assemblée plénière confirme la pertinence des critères cumulés tirés du registre satirique revendiqué par le journal Charlie Hebdo, du contexte politique et électoral de la diffusion de l’affiche, du fait que la partie civile était visée en sa seule qualité de personnalité politique, sans attaque personnelle, et, enfin, de la distanciation dont a fait preuve l’animateur de l’émission par rapport aux affiches qu’il a présentées après avoir averti de leur origine et de leur caractère polémique.
La solution retenue est aussi l’occasion de préciser les conséquences attachées au constat de l’absence d’abus dans l’exercice de la liberté d’expression et à la « neutralisation » des dispositions nationales à l’origine de l’ingérence.
Cette question a déjà été tranchée en matière de diffamation, l’absence de dépassement des limites admissibles de la liberté d’expression étant prise en compte pour apprécier la bonne foi de l’auteur des propos ou écrits diffamatoires. Ainsi, lorsque celui-ci soutient qu’il est de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin s’il s’exprimait dans un but légitime, était dénué d’animosité personnelle, s’est appuyé sur un enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l’expression, d’apprécier ces critères d’autant moins strictement qu’ils constatent que ces propos s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général et reposaient sur une base factuelle suffisante.
Toutefois, à la différence de la diffamation, l’injure ne connaît pas l’exception de bonne foi.
En posant en principe qu’en l’absence de dépassement des limites admissibles de la liberté de l’expression, et alors même que l’injure est caractérisée en tous ses éléments constitutifs, les faits objets de la poursuite ne peuvent donner lieu à des réparations civiles, l’arrêt consacre une neutralisation de l’incrimination qui opère de façon similaire à la bonne foi.
L’arrêt envisage, en l’espèce, l’hypothèse des seules réparations civiles puisque la relaxe prononcée en première instance était devenue définitive. Pour autant, la solution vaudrait aussi bien pour l’action publique qui ne pourrait pas davantage prospérer.
3. L’assemblée plénière de la Cour de cassation statue sur la possibilité d’invoquer le caractère attentatoire à la dignité humaine de l’injure pour légitimer l’ingérence dans la liberté d’expression.
La question qui se posait était de savoir si l’atteinte à la dignité de la personne humaine devait être érigée en ultime rempart rendant inutile toute mise en balance des intérêts en présence et interdisant toute justification de l’injure par les éléments contextuels, tels que la satire ou le débat politique. En proclamant que le principe du respect de la dignité de la personne humaine ne constitue pas un fondement autonome des restrictions à la liberté d’expression, l’assemblée plénière refuse d’exclure par principe tout contrôle de proportionnalité au motif d’une éventuelle atteinte à la dignité causée par l’injure incriminée.
En revanche, l’atteinte à la dignité pourra être prise en considération dans la balance des intérêts en présence.
Cour de Cassation assemblée plénière arrêt du 25 octobre 2019 Pourvoi n° 17-86.605 rejet
I. FAITS ET PROCÉDURE
1. Selon l’arrêt attaqué (Paris, 20 septembre 2017), la chaîne de télévision France 2 a diffusé, le 7 janvier 2012, dans l’émission « On n’est pas couché », une séquence au cours de laquelle, à l’issue de l’interview de l’un des candidats à l’élection présidentielle, ont été montrées des affiches, publiées trois jours auparavant par le journal « Charlie Hebdo », concernant ces candidats.
2. L’une de ces affiches représentait un excrément fumant surmonté de la mention « X..., la candidate qui vous ressemble ».
3. Mme X... a déposé plainte avec constitution de partie civile en soutenant que cette comparaison constituait, à son égard, l’infraction d’injure publique envers un particulier.
4. Renvoyé devant le tribunal correctionnel du chef de complicité de cette infraction, M. Y..., animateur de l’émission, a été relaxé. Seule la partie civile a interjeté appel.
II. EXAMEN DU MOYEN
Énoncé du moyen
5. Mme X... fait grief à l’arrêt de confirmer le jugement ayant rejeté ses demandes, alors que :
« 1°/ toute injure au sens de l’article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse constitue une atteinte à la dignité de la personne visée et qu’en l’espèce, la cour d’appel n’avait pas à rechercher si, au-delà du caractère injurieux de l’affiche incriminée qu’elle admettait comme établi, était également caractérisée une atteinte à la dignité de la partie civile,
2°/ en toute hypothèse, l’affiche incriminée porte atteinte à la dignité de la partie civile en l’associant à un excrément, même si cette affiche s’inscrit dans une forme d’humour satirique volontiers scatologique, n’utilise pas l’image de la partie civile et renvoie tant à celle-ci qu’à son électorat, et dépasse donc les limites admissibles de la liberté d’expression,
3°/ l’injure est présumée faite avec une intention coupable et que si cette présomption peut céder devant la preuve contraire, celle-ci ne saurait résulter en l’espèce de ce que E... Y... s’est contenté d’exhiber, dans le cadre de la séquence d’une émission polémique, l’affiche litigieuse en précisant son origine et en donnant un avertissement sur son caractère satirique, ces éléments n’étant nullement de nature à démontrer qu’il n’avait pas conscience que cette affiche était injurieuse à l’égard de M... X.... »
Réponse de la Cour
6. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique.
7. Elle ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires au regard de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
8. La restriction qu’apportent à la liberté d’expression les articles 29, alinéa 2, et 33 de la loi du 29 juillet 1881, qui prévoient et répriment l’injure, peut donc être justifiée si elle poursuit l’un des buts énumérés à l’article 10, paragraphe 2, de cette Convention.
9. Parmi ces buts, figure la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
10. Il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que la réputation d’une personne, même lorsque celle-ci est critiquée au cours d’un débat public, fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale et, dès lors, relève de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH, arrêt du 15 novembre 2007, Pfeifer c. Autriche, n° 12556/03, § 35).
11. Le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de rechercher, en cas de conflit, un juste équilibre entre ces deux droits.
12. La dignité de la personne humaine ne figure pas, en tant que telle, au nombre des buts légitimes énumérés à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
13. Si elle est de l’essence de la Convention (CEDH, 22 novembre 1995, S.W. c. Royaume-Uni, n° 20166/92, § 44), elle ne saurait être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d’expression.
14. Dès lors, pour déterminer si la publication litigieuse peut être incriminée, il suffit de rechercher si elle est constitutive d’un abus dans l’exercice du droit à la liberté d’expression.
15. La première branche du moyen est donc inopérante.
16. L’exigence de proportionnalité implique de rechercher si, au regard des circonstances particulières de l’affaire, la publication litigieuse dépasse les limites admissibles de la liberté d’expression.
17. En l’absence de dépassement de ces limites, et alors même que l’injure est caractérisée en tous ses éléments constitutifs, les faits objet de la poursuite ne peuvent donner lieu à des réparations civiles.
18. En l’espèce, l’arrêt retient que l’affiche, qui a été publiée dans un journal revendiquant le droit à l’humour et à la satire, comporte une appréciation du positionnement politique de Mme X... à l’occasion de l’élection présidentielle et a été montrée par M. Y... avec d’autres affiches parodiant chacun des candidats à l’élection présidentielle, dans la séquence d’une émission polémique s’apparentant à une revue de presse, mention étant expressément faite que ces affiches émanent d’un journal satirique et présentent elles-mêmes un caractère polémique.
19. La cour d’appel, qui a exactement apprécié le sens et la portée de cette affiche à la lumière des éléments extrinsèques qu’elle a souverainement analysés, en a déduit, à bon droit, que la publication litigieuse ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d’expression.
20. La deuxième branche du moyen n’est donc pas fondée.
21. L’arrêt étant légalement justifié par la seule constatation de l’absence de dépassement des limites admissibles de la liberté d’expression, la troisième branche, qui critique des motifs surabondants, relatifs au renversement de la présomption d’intention coupable, est inopérante.
LES PHOTOS DE L'ATTENTAT DE NICE DANS PARIS MATCH
Paris Match a évité le pire. Assigné par le parquet de Paris qui demandait le retrait de son édition du jeudi 13 juillet, dans laquelle figurent des photos explicites de l’attentat de Nice, survenu le 14 juillet 2016, l’hebdomadaire restera finalement dans les kiosques. Le tribunal de grande instance de Paris a toutefois interdit, jeudi, toute nouvelle diffusion des images incriminées, y compris sur Internet.
« Le retrait des kiosques du numéro litigieux ne saurait constituer une mesure efficiente, dès lors que le numéro litigieux est déjà en vente », ont estimé les juges dans leur décision rendue jeudi soir, à la veille de la commémoration de l’attentat qui a fait 86 morts et 450 blessés sur la promenade des Anglais. Soulagé, le titre du groupe Lagardère s’est « félicité » de cette décision, revendiquant « le droit des citoyens à être informés et à connaître la vérité ».
Mais sur le fond, le jugement est très sévère. Commentant deux images issues de la vidéosurveillance, sur lesquelles on voit des victimes au moment précis où elles sont happées sous le camion conduit par Mohamed Lahouaiej Bouhlel, le tribunal a estimé que « les victimes rescapées peuvent s’identifier et, pour celles qui sont décédées, être identifiées par leurs proches ».
« Ces deux photographies témoignent d’une recherche évidente de sensationnel, dès lors qu’elles révèlent des personnes paniquées, sur le point de se faire écraser, ajoute le tribunal dans sa décision. Elles sont accompagnées de commentaires racoleurs (…). Elles s’avèrent indécentes (…). Ces deux photographies portent atteinte à la dignité humaine » et « n’apportent rien de nouveau au droit à l’information légitime du public sur les faits. »
Les juges ont donc en partie épousé la vision du parquet, qui avait dénoncé, dans son réquisitoire, une « logique mercantile ». « Le juge reconnaît l’atteinte à la dignité humaine avec une critique acerbe de ce pseudo-journalisme », s’est félicité sur Twitter Stéphane Gicquel, le secrétaire général de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs, qui avait protesté, mercredi, contre la publication.
« Nous traitons l’anniversaire de l’attentat de Nice comme celui du 11-Septembre, s’est défendu le directeur de la rédaction de Paris Match, Olivier Royant, interrogé par Le Monde. Va-t-on commémorer le 11-Septembre sans montrer les avions qui entrent dans les tours ? Cette scène du camion rappelle ce qu’a été le 14 juillet 2016 et montre toute l’absurdité du terrorisme. Les gens concernés peuvent avoir l’impression que cette histoire leur appartient, mais c’est aussi une histoire collective dans un pays qui reste en état d’urgence. Les images de commémoration, ça ne peut pas être que des hommes politiques et des forces de l’ordre au garde-à-vous, il ne faut pas infantiliser l’opinion publique. »
En écho, l’avocate de Paris Match avait plaidé que la publication était « pertinente et raisonnable au sens du droit à l’information » et défendu l’idée qu’« il faut montrer la réalité pour la dénoncer ». La Société des journalistes de Paris Match, tout comme le syndicat des éditeurs de la presse magazine, avait mis en garde contre la mesure exceptionnelle qu’aurait représenté une saisie.
Le Dauphiné Libéré du 13 juillet 2017
La décision était très attendue, elle risque de ne satisfaire personne: le magazine Paris Match du 13 juillet n'est pas retiré de la diffusion, mais a interdiction de diffuser à nouveau toute photo des victimes.
Il a toutefois été jugé que le reportage de "Paris Match" porte atteinte à la dignité des victimes.
Le tribunal interdit également toute reproduction numérique des photos des victimes de l'attentat de Nice. Une décision qui concerne en particulier les photos du bas des pages 54 et 55 du magazine daté de ce jeudi 13 juillet. Toute nouvelle infraction (reproduction numérique ou nouvelle publication) sera punie d'une amende de 50.000€ par infraction.
LES JOURNALISTES DOIVENT ÊTRE DE BONNE FOI
RESPECTER LE SECRET DE L'INSTRUCTION
ET NE PAS AGIR CONTRE LA SECURITE NATIONALE
SELLAMI c. FRANCE du 17 décembre 2020 requête n° 61470/15
NON VIOLATION ARTICLE 10 : La mauvaise foi du journaliste, la recherche du sensationnel et la violation de l'instruction sans but d'intérêt général n'est pas protégé par l'article 10
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale d’un journaliste, pour recel de délit de violation du secret professionnel, à la suite de la publication d’un portrait-robot couvert par le secret de l’instruction, alors que l’enquête criminelle était en cours • Présentation sensationnaliste du portrait-robot visant à satisfaire la curiosité du public • Portrait-robot ne correspondant plus, à la date de sa publication, au signalement de l’auteur présumé des faits • Publication sans se préoccuper de sa fiabilité ou de son effet sur la procédure pénale en cours, au mépris des devoirs et responsabilités des journalistes • Influence négative de la publication sur la conduite de la procédure • Pas d’effet dissuasif du recours pénal et de l’amende infligée sur l’exercice de la liberté d’expression journalistique
LES FAITS : Une violation du secret d'instruction comportant un portrait robot qui ne correspondait plus à la personne recherchée
4. Le 23 décembre 2011, deux femmes furent victimes de viol à Paris, l’une d’elle ayant en outre fait l’objet d’une tentative d’homicide. L’enquête fut confiée au 3ème district de la police judiciaire de Paris (« 3ème DPJ ») dirigé par le commissaire D.
5. Le 28 décembre 2011, une mineure âgée de quinze ans fut violée et blessée par des coups de couteau à Étampes, dans l’Essonne. Le 30 décembre 2011, un portrait-robot du suspect fut établi par les services de l’identité judiciaire, sur la base du témoignage de la troisième victime, à la demande des enquêteurs de la Sûreté départementale d’Évry.
6. Le 31 décembre 2011, le procureur de la République d’Évry se dessaisit de cette affaire au profit de son homologue de Paris, en raison de la connexité des trois affaires. La Sûreté départementale d’Évry fut également dessaisie au profit du 3ème DPJ.
7. Le 3 janvier 2012, le procureur de Paris ouvrit une information judiciaire pour l’ensemble de ces faits.
8. Le 4 janvier 2012, le juge d’instruction chargé de l’affaire délivra une commission rogatoire à la 3ème DPJ.
9. Le même jour, le commissaire D. adressa un courrier électronique à ses principaux collaborateurs pour les informer qu’il avait reçu un appel téléphonique du requérant, journaliste au quotidien Le Parisien et qui avait déjà publié un article intitulé « violée et sauvagement poignardée par son agresseur » le 29 décembre 2011, concernant la première agression. Dans son message, M. D. indiqua avoir reproché au requérant le caractère irresponsable de son article, qui était susceptible de gêner les investigations en cours et que celui-ci s’était montré menaçant et lui avait annoncé la préparation d’un autre article sur la série de viols. Le commissaire D. demanda à ses interlocuteurs de faire connaître sa position au sein du service, en précisant que le requérant ne pouvait être destinataire d’aucune information.
10. Le 5 janvier 2012, la 3ème DPJ reçut le portrait-robot établi par les services de l’identité judiciaire d’Évry. Le 6 janvier 2012, ce portrait-robot et des photographies du suspect furent diffusés sur l’intranet des directions de la police judiciaire de Paris et de Versailles, par le biais d’une circulaire de demande de rapprochement et d’identification. Cette circulaire qui n’a fait l’objet d’aucune diffusion publique était accessible aux seuls fonctionnaires ayant besoin d’en connaître dans le cadre de la procédure pendante.
11. Le 11 janvier 2012, l’existence du portrait-robot fut révélée par un magazine, Le Nouveau Détective.
12. Le 12 janvier 2012, le quotidien Le Parisien consacra une page entière à cette information en publiant, dans sa rubrique « Faits divers », trois articles rédigés par le requérant :
- le premier, situé en partie haute et centrale de la page, avait pour titre « La police parisienne traque un violeur en série » et était illustré d’une photo montrant les environs des lieux où l’une des trois agressions avait été commise, avec en premier plan une femme marchant seule, vue de dos ; le requérant y donnait notamment les détails du troisième viol, indiquait que le suspect, dont un portrait-robot avait été établi, avait été formellement reconnu par les trois victimes et, enfin, que les policiers, « sur les dents » et observant « le plus grand mutisme sur cette affaire », multipliaient les investigations ;
- le deuxième, d’une dimension équivalente et placé en bas de page, s’intitulait « Trois victimes agressées en l’espace de cinq jours » et relatait le détail des trois agressions ;
- le troisième, plus court et présenté dans une colonne à droite, sur un fond de couleur différente du reste de la page, présentait, sous le titre « "Il agit comme un prédateur » le dessin d’un homme coiffé d’un bonnet avec la mention « Le portrait-robot de l’homme » et sa description.
13. Le 13 janvier 2012, à la suite de cet article et dès lors qu’il était apparu que le portrait-robot ne correspondait pas au suspect, ultérieurement identifié par photographies, le juge d’instruction et la direction de la police judiciaire décidèrent de diffuser un appel à témoins en rendant publique une photographie de l’individu recherché.
14. Le même jour, le quotidien Le Figaro publia le portrait-robot pour illustrer un article sur « Un violeur en série activement recherché », accompagné de la mention suivante : « d’après Le Parisien, qui a publié hier son portrait-robot, l’homme mesure 1,80 m, serait de corpulence normale et aurait le crâne rasé ».
15. Le 19 janvier 2012, le commissaire D. adressa un rapport à sa hiérarchie pour dénoncer la violation du secret de l’instruction qu’avait révélée, selon lui, la publication du portrait-robot dans l’article du Parisien le 12 janvier 2012. Il y précisait notamment que cette publication avait suscité la transmission aux services d’enquête de très nombreux renseignements qui s’étaient révélés inutiles, dès lors que le portrait-robot ne correspondait plus à la personne recherchée, et expliqua qu’elle avait contraint le juge d’instruction et la direction de la police judiciaire à mettre en œuvre la procédure d’appel à témoins.
16. Le procureur de la République ordonna une enquête des chefs de recel de violation du secret de l’instruction. Entendu dans ce cadre, le commissaire D. confirma les termes de son rapport.
17. Le 6 mars 2012, le requérant fut entendu par les enquêteurs. Interrogé sur le portrait-robot et la manière dont il se l’était procuré (« comment avez-vous eu accès à ce portrait-robot, sous quelle forme en avez-vous eu connaissance et par qui ? » et « avez-vous eu connaissance de ce portrait-robot par le biais d’un autre journaliste ? »), il invoqua le secret des sources des journalistes. Il indiqua qu’il avait laissé le temps aux services de police, entre les 4 et 12 janvier, d’avancer dans leur enquête et précisa que la publication de son article, qu’il ne souhaitait pas faire paraître avant l’interpellation du suspect, avait été précipitée par celle de l’article du magazine Le Nouveau Détective, le 11 janvier 2012.
18. Le 3 septembre 2012, le requérant fut cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir « sciemment recelé un portrait-robot, qu’il savait provenir d’un délit, en l’espèce, une violation du secret professionnel ». Le commissaire D., qui invoquait le préjudice professionnel et personnel, subi compte tenu des conséquences de la publication du portrait-robot sur le déroulement de l’enquête et de l’impact sur ses fonctions de chef de service en charge des investigations ainsi que deux des victimes des agressions, se constituèrent partie civile.
19. Par un jugement du 21 novembre 2012, le tribunal correctionnel de Paris déclara le requérant coupable de recel de violation du secret professionnel et le condamna à une amende de huit mille euros, ainsi qu’à payer un euro de dommages-intérêts aux victimes constituées partie civiles. Le commissaire D. fut quant à lui déclaré irrecevable en sa constitution de partie civile.
20. Dans son jugement, en premier lieu, le tribunal constata que « le portrait-robot incriminé [était] bien une pièce de la procédure de l’information judiciaire » et qu’il était à ce titre « soumis au secret de l’instruction au sens de l’article 11 du code de procédure pénale ». En deuxième lieu, le tribunal estima que « si l’auteur des faits de violation du secret de l’instruction n’a pas pu être identifié pas plus que n’ont été découvertes les conditions dans lesquelles [le requérant] est entré en possession de ce portrait, il n’en reste pas moins certain qu’il n’a pu parvenir jusqu’à lui qu’à la suite d’une infraction, ce que, en sa qualité de journaliste professionnel et expérimenté, il ne pouvait ignorer ». Il en déduisit que « la détention et l’utilisation en connaissance de cause de ce portrait-robot par une personne autre que celles ayant en charge le cours de l’information judiciaire et hors ce cadre procédural constitue bien le délit de recel de violation du secret professionnel au sens de l’article [11 du code de procédure pénale] et de l’article 321-1 du code pénal ». En troisième lieu, le tribunal se prononça, ainsi que l’y invitait le requérant en défense, sur le respect de l’article 10 de la Convention. Il estima que les poursuites engagées à l’encontre du requérant ne méconnaissaient pas le droit à la liberté d’expression. Pour ce faire, après avoir cité l’article 10 et la jurisprudence de la Cour, il releva, d’une part, que « la diffusion du portrait-robot, qui a été faite hors le cadre de la procédure réglementée de l’appel à témoin, ne pouvait rien apporter d’utile à l’enquête mais au contraire qu’elle en a compromis le déroulement » et, d’autre part, « que le souci premier [du requérant] n’était pas d’informer utilement ses lecteurs mais de faire un scoop, au mépris du respect du secret de l’instruction ».
21. Le requérant interjeta appel de ce jugement. A l’appui de son recours, il contesta la qualification de recel, estimant que les faits relevaient de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881 sur liberté de la presse, qui interdit la publication d’actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu’ils aient été lus en audience publique. Selon lui, aucune infraction n’était établie, faute de pouvoir démontrer que le portrait-robot était une pièce de la procédure, le délit ne pouvant en tout état de cause être poursuivi en application de l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 (cf. paragraphe 27 ci-dessous). Enfin, il soutenait que le recours au recel de violation du secret de l’instruction était contraire à l’article 10 de la Convention.
22. Dans ses conclusions d’appel, l’une des victimes constituée partie civile sollicita la confirmation du jugement du 21 novembre 2012. Elle invoqua un préjudice moral direct, dès lors que l’arrestation de son agresseur avait été retardée par la faute du requérant. En particulier, elle précisa que la publication d’un portrait-robot avait accru son sentiment d’insécurité, dans la mesure où l’agression avait eu lieu à son domicile et qu’elle pouvait craindre que l’intéressé ne revienne pour se venger ou l’empêcher de l’identifier formellement.
23. Par un arrêt du 16 janvier 2014, la cour d’appel de Paris confirma le jugement sur la culpabilité, tout en réduisant la peine à une amende de trois mille euros. Par ailleurs, elle déclara irrecevable la constitution de partie civile de l’une des victimes et de sa mère agissant en qualité de représentant légal. Les motifs pertinents de cet arrêt sont les suivants :
« Sur la qualification de recel de violation du secret professionnel visée par la prévention,
(...) l’article 38 de la loi sur la presse qui ne réprime que la publication d’actes de procédure sans aucunement viser les conditions frauduleuses dans lesquelles un document issu d’une procédure a pu être obtenu, ne permet pas d’exclure nécessairement du champ d’incrimination de l’article 321-1 du code pénal le journaliste parvenu à se rendre détenteur d’une pièce de procédure, obtenue par des moyens délictueux ; que [le requérant] ne peut pas non plus se décharger de sa responsabilité en faisant valoir qu’il ne serait pas responsable de l’illustration litigieuse alors que seul détenteur du portrait-robot, selon les déclarations recueillies, il est l’auteur du commentaire figurant sous cette illustration, présentée comme étant « le portrait-robot de l’homme », dans lequel il affirme que « le signalement du violeur en série présumé recherché depuis trois semaines par tous les services de police a été largement diffusé » ;
Sur la prévention de recel d’un portrait-robot en sachant qu’il provenait du délit de violation de secret professionnel,
Considérant que [le requérant] fait valoir qu’en tout état de cause le délit de recel [de chose] n’est pas constitué ; que le tribunal s’est uniquement fondé sur les affirmations [du commissaire D.] pour énoncer que le portrait-robot incriminé était bien une pièce de la procédure de l’information judiciaire ouverte à la suite de la commission des trois faits criminels ; que la détention effective par lui-même d’une telle pièce de procédure n’est pas plus établie, étant précisé qu’une information « quelle qu’en soit la nature et l’origine échappe aux prévisions de l’article 321-1 du code pénal » et qu’en application de l’article 35 dernier alinéa de la loi de 1881 les journalistes sont autorisés depuis 2010 à détenir, dans le cadre de leur mission d’information des pièces tirées d’un dossier d’instruction en cours ;
Considérant toutefois que le mutisme dont le journaliste a estimé devoir faire preuve, dans le but de protéger la confidentialité de sa source d’information, ne saurait suffire à priver de crédibilité les déclarations du fonctionnaire de police, chef du service en charge des investigations visant à identifier et interpeller « le violeur en série présumé » ; que l’appel téléphonique que [le requérant] a admis avoir passé [au commissaire D.] pour avoir des informations et ce précisément le 4 janvier, date à laquelle la troisième DPJ a été saisie d’une commission rogatoire, confirme que le journaliste n’ignorait pas qu’une information judiciaire avait été ouverte et que le portrait-robot qu’il est parvenu à se procurer concomitamment ou postérieurement, ainsi qu’il l’a lui-même précisé, était issue de cette procédure ; que les conditions de confidentialité dans lesquelles le portrait-robot avait été diffusé aux services de police excluent qu’il ait pu être transmis au journaliste par une personne n’étant pas tenue au secret professionnel ;
Considérant qu’une pièce de procédure ne pouvant s’assimiler, ainsi que l’a retenu à juste titre le tribunal, à une information, sa détention obtenue, en connaissance de cause en violation du secret professionnel caractérise le délit de recel au sens de l’article 321-1 du code pénal, la possibilité que donne le dernier alinéa de l’article 3 de la loi sur la presse au journaliste poursuivi du chef de diffamation de produire, dans le cadre de sa défense, des éléments tirés d’une enquête ou d’une information n’instaurant pas pour autant nécessairement, en toutes circonstances, l’impunité des agissements ayant permis de se procurer des éléments de procédure soumis au secret professionnel ;
Sur la conventionalité du délit de recel de violation du secret professionnel au regard de l’article 10 de la CEDH,
Considérant que [le requérant] soutient que les poursuites du chef du délit de recel de violation du secret de l’enquête et de l’instruction exercées à l’encontre d’un journaliste en raison de la publication d’un article portant sur une affaire judiciaire en cours sont contraires aux dispositions de l’article 10 de la CEDH ;
Considérant que [le requérant] ayant fait usage du portrait-robot en le publiant, les poursuites exercées à son encontre ne doivent certes pas être contraires à la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la CEDH ;
Considérant que si cet article énonce en son premier paragraphe que toute personne a droit à la liberté d’expression et que ce droit comporte la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations, il est rappelé dans son second paragraphe que l’exercice de cette liberté comporte des devoirs et des responsabilités et peut-être soumis à certaines conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique ; qu’ainsi constituent, entre autres, des limites admissibles à la liberté d’expression, justifiant d’empêcher la diffusion d’informations confidentielles, les mesures nécessaires à la défense de l’ordre et à la prévention du crime ou à la protection des droits d’autrui ;
Considérant qu’en l’espèce le droit du journaliste à communiquer et celui du public à recevoir des informations relatives au déroulement d’une procédure pénale en cours doit être confronté aux exigences de confidentialité liées au déroulement d’une enquête criminelle portant sur des faits d’une exceptionnelle gravité, s’agissant de viols multiples, et se trouvant dans sa phase la plus délicate, à savoir celle de l’identification et de l’interpellation de l’auteur présumé ;
Considérant qu’il est établi que la publication du « portrait-robot de l’homme » a entravé le déroulement normal des investigations, contraignant le magistrat instructeur et les services de police à mettre en œuvre, le lendemain de la publication de l’article, la procédure d’appel à témoin ;
Considérant que [le requérant], au mépris des devoirs et des responsabilités que comporte l’exercice de la liberté d’expression a publié ce portrait-robot en le présentant comme correspondant au signalement du violeur en série, sans se préoccuper ni de la fiabilité du document diffusé ni de la protection due aux victimes et en s’arrogeant le droit d’interférer dans le déroulement de l’enquête en choisissant le moment de la divulgation, sans ignorer les répercussions devant en résulter ;
Considérant qu’en l’espèce la restriction apportée à la liberté d’expression qu’implique la condamnation du journaliste du chef du délit de droit commun de recel apparaît justifiée par l’intérêt, supérieur à celui d’informer le public, de ne pas entraver le cours d’une enquête criminelle ;
Considérant que le jugement sera en conséquence confirmé sur la culpabilité ; que sur la peine, une peine d’amende limitée à 3000 € sanctionnera dans une plus juste mesure les faits reprochés ;
(...) »
24. La Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant par un arrêt en date du 9 juin 2015, dont les motifs pertinents sont les suivants :
« (...) Attendu que les dispositions de l’article 35, dernier alinéa, de la loi du 29 juillet 1881, dans sa rédaction issue de la loi du 4 janvier 2010, ont pour seul objet de faire obstacle à la poursuite, du chef de recel d’éléments provenant d’une violation du secret de l’instruction, contre une personne qui les produit exclusivement pour les besoins de sa défense dans l’action en diffamation dirigée contre elle ;
D’où il suit que le grief, pris d’une autorisation générale donnée par la loi de détenir de tels documents, n’est pas fondé ;
(...) Attendu qu’entre dans les prévisions de l’article 321-1 du code pénal, qui n’est pas incompatible avec les dispositions de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881, le recel d’un document reproduisant une pièce de l’instruction dès lors qu’il est établi qu’il provient d’une violation du secret de l’instruction ;
(...) Attendu que, pour caractériser la révélation de l’information en cause par une personne qui était dépositaire du secret de l’enquête ou de l’instruction, l’arrêt relève, notamment, qu’il résulte du rapport de l’officier de police judiciaire en charge de l’exécution de la commission rogatoire du juge d’instruction que le portrait-robot du suspect divulgué était issu du dossier de l’information en cours ; que les juges concluent de leur analyse des faits que les conditions de confidentialité apportées à la diffusion de ce document aux services de police excluent qu’il ait pu être transmis au journaliste par une personne n’étant pas tenue au secret professionnel ;
Attendu qu’en prononçant ainsi, et dès lors que, contrairement à ce qui est soutenu au moyen, l’identification de l’auteur de la violation du secret professionnel n’est pas nécessaire, seule étant exigée la démonstration qu’il fait partie des dépositaires de ce secret, la cour d’appel a justifié sa décision ;
(...) Attendu que, pour retenir à l’encontre de M. X...un manquement aux devoirs et responsabilités que comporte l’exercice de sa liberté d’expression de journaliste, et, en conséquence, le déclarer coupable du délit de recel, l’arrêt relève que le droit d’informer le public sur le déroulement de la procédure pénale en cours devait être confronté aux exigences de confidentialité de l’enquête portant sur des faits de nature criminelle d’une exceptionnelle gravité et se trouvant dans sa phase la plus délicate, celle de l’identification et de l’interpellation de l’auteur présumé ; que la publication du portrait-robot du suspect, à la seule initiative du journaliste, qui n’en avait pas vérifié la fiabilité, et au moment choisi par lui, avait entravé le déroulement normal des investigations, contraignant le magistrat instructeur et les services de police à mettre en œuvre, le lendemain de la publication de l’article, la procédure d’appel à témoin ;
Attendu qu’en se déterminant par ces motifs, la cour d’appel a justifié sa décision, sans méconnaître les dispositions de l’article 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que la liberté d’expression peut être soumise à des restrictions nécessaires à la protection de la sûreté publique et la prévention des crimes, dans lesquelles s’inscrivent les recherches mises en œuvre pour interpeller une personne dangereuse (...) »
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
38. La Cour constate que les parties s’accordent pour reconnaître que la condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Certes, les journalistes ne peuvent être poursuivis pour violation du secret de l’instruction et le requérant n’a pas été condamné pour avoir publié le portrait-robot litigieux. Pour autant, sa condamnation pour recel de violation du secret professionnel sanctionne la détention du portrait‑robot qu’ont révélée sa publication dans un article de presse et son utilisation à des fins d’information. La Cour rappelle l’importance du rôle des médias dans le domaine de la justice pénale et qu’il convient d’apprécier avec la plus grande prudence, dans une société démocratique, la nécessité de punir pour recel de violation de secret de l’instruction ou de secret professionnel des journalistes qui participent à un débat public d’une telle importance, exerçant ainsi leur mission de « chiens de garde » de la démocratie. (Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 46, 7 juin 2007, et Ressiot et autres c. France, nos 15054/07 et 15066/07, § 102, 28 juin 2012). Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le ou lesdits buts.
a) « Prévue par la loi »
39. Le requérant se plaint en premier lieu du manque de prévisibilité de sa condamnation pénale prononcée sur le fondement des dispositions de l’article 321-1 du code pénal (voir § 31 ci-dessus).
40. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que la condamnation d’un journaliste pour recel de violation du secret professionnel sur le fondement de l’article 321-1 du code pénal, répond à l’exigence de prévisibilité de la loi au sens de l’article 10 de la Convention (Dupuis et autres, précité, § 31, Hacquemand c. France (décision), no 17215/06, 30 juin 2009, et Ressiot et autres, précité, § 107-108).
41. Elle ne voit aucune raison de s’écarter d’un tel constat en l’espèce. Alors même qu’il fait valoir que la solution retenue en l’espèce par la Cour de cassation en ce qui concerne l’administration de la preuve porterait atteinte au principe de sécurité juridique, le requérant ne saurait soutenir qu’il ne pouvait prévoir « à un degré raisonnable » les conséquences que la publication du document en cause était susceptible d’avoir pour lui sur le plan judiciaire (Ressiot et autres, précité, § 108).
42. La Cour en déduit que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.
b) « But légitime »
43. La Cour a déjà considéré qu’une ingérence fondée sur la nécessité de garantir le respect du secret de l’instruction tendait à garantir la bonne marche d’une enquête et à protéger ainsi l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire (Ressiot et autres, précité, § 109, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, §§ 46-47, CEDH 2016). Il en va de même lorsqu’est en cause le respect d’un secret professionnel qui vise à empêcher la divulgation d’informations confidentielles (Martin et autres c. France, no 30002/08, § 75, 12 avril 2012).
44. En l’espèce, eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour estime que l’ingérence reposait sur la nécessité de protéger le secret dont doivent pouvoir bénéficier les informations relatives à la conduite d’une enquête pénale et, plus généralement, de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire et poursuivait donc un but revêtant un caractère légitime.
c) Nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »
i) Principes généraux
45. La Cour renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume‑Uni (7 décembre 1976, série A no 24), résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015) et Bédat (précité, §§ 48-54).
46. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé ce qui suit dans l’arrêt Bédat (précité, §§ 49, 50 et 54) :
« 49. Par ailleurs, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012, et Morice, précité, § 125). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire, et ce alors même que la procédure judiciaire dont il est question ne serait pas terminée (voir, mutatis mutandis, Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 47, 29 mars 2011, et Morice, précité, § 125). (...)
50. (...) la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. Le concept de journalisme responsable, activité professionnelle protégée par l’article 10 de la Convention, est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques (Pentikäinen, précité, § 90, et les affaires qui y sont citées). Dans son arrêt dans l’affaire Pentikäinen, la Cour a souligné que le concept de journalisme responsable englobe aussi la licéité du comportement des journalistes et que le fait qu’un journaliste a enfreint la loi doit être pris en compte, mais il n’est pas déterminant pour établir s’il a agi de manière responsable (ibidem).
(...)
54. Enfin, la Cour rappelle qu’il convient de tenir compte de l’équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les réalités du pays, les cours et tribunaux d’un État se trouvent souvent mieux placés que le juge international pour préciser où se situe, à un moment donné, le juste équilibre à ménager. C’est pourquoi, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (voir, entre autres, Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 54, CEDH 2011), en particulier lorsqu’il s’agit de mettre en balance des intérêts privés en conflit.
Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume‑Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, Palomo Sánchez et autres, précité, § 57, et, dernièrement, Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, §§ 54 et 55, CEDH 2015). »
47. Dans l’affaire Bédat, le droit du requérant d’informer le public et le droit du public de recevoir des informations se heurtaient à des intérêts publics et privés de même importance, protégés par l’interdiction de divulguer des informations couvertes par le secret de l’instruction. Ces intérêts étaient : l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, l’effectivité de l’enquête pénale et le droit du prévenu à la présomption d’innocence et à la protection de sa vie privée (Bédat, précité, § 55 et s.). La Cour a estimé nécessaire de préciser les critères devant guider les autorités nationales des États parties à la Convention dans la mise en balance de ces intérêts et donc dans l’appréciation du caractère « nécessaire » de l’ingérence s’agissant des affaires mettant en cause le secret de l’instruction : la manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses ; la teneur de l’article litigieux ; la contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général ; l’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale, l’atteinte à la vie privée du prévenu et la proportionnalité de la sanction prononcée.
ii) Application de ces principes au cas d’espèce
48. La Cour examinera la présente requête en recherchant si, compte tenu des circonstances de l’espèce, la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères pertinents établis par sa jurisprudence.
1) La manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses
49. La Cour rappelle que la manière dont une personne obtient connaissance d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut jouer un certain rôle dans la mise en balance des intérêts à effectuer dans le cadre de l’article 10, mais qu’il n’est pas nécessairement déterminant, dans l’appréciation de la question de savoir si un journaliste a respecté ses devoirs et responsabilités au moment de leur publication, d’établir qu’il s’est procuré les informations litigieuses de manière illicite (Bédat, précité, § 56‑57).
50. En l’espèce, la Cour note que les juridictions internes ont estimé le requérant, journaliste de profession, ne pouvait pas ignorer que le portrait‑robot qu’il détenait et qu’il s’apprêtait à publier était couvert par le secret de l’instruction. Dans son arrêt du 16 janvier 2014, la cour d’appel a relevé que l’appel téléphonique que le requérant avait admis avoir passé, le 4 janvier 2012, au commissaire D., chef du service en charge de l’enquête, confirmait le fait qu’il n’ignorait pas qu’une information judiciaire avait été ouverte et que le portrait-robot qu’il s’était procuré, concomitamment ou postérieurement, ainsi qu’il l’avait lui-même précisé, était issu de cette procédure.
51. La Cour qui note, avec la cour d’appel, que le requérant a refusé de s’expliquer sur la manière dont il était entré en possession du portrait-robot litigieux et ne relève, au cas d’espèce, aucune atteinte à la protection des sources des journalistes n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause le raisonnement tenu par les juridictions internes et la solution à laquelle elles sont parvenues en caractérisant, dans le présente affaire, le délit de recel.
2) La teneur de l’article litigieux
52. La Cour rappelle que la garantie offerte par l’article 10 aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (cf., parmi beaucoup d’autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 159, CEDH 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 183, CEDH 2017). Tel n’est pas le cas en l’espèce.
53. En l’espèce, la Cour note que la publication du portrait-robot litigieux, accompagné d’un court commentaire en légende, s’est inscrite dans le cadre d’un ensemble d’articles tous signés du requérant et portant, sur une page entière, sur une série de viols et d’agressions, qui semblaient impliquer un même auteur. La présentation de ce portrait-robot s’est accompagnée d’une mise en scène particulière : alors que la page était titrée « La police parisienne traque un violeur en série », il était présenté dans une colonne spécifique, sur un fond de couleur différente du reste de la page, sous le titre « Il agit comme un prédateur », placé juste à côté de la photo d’illustration montrant au premier plan une femme marchant seule, vue de dos. Conformément à l’appréciation des juridictions internes, la Cour estime que ces choix éditoriaux ne laissent guère de doute quant à l’approche sensationnaliste que le requérant avait retenue s’agissant de cette partie de la publication (voir, mutatis mutandis, Bédat, précité, § 60).
54. En outre, la Cour souligne le fait que le portrait-robot litigieux, initialement réalisé à l’aide de la description faite par une seule victime, ne correspondait plus, à la date de sa publication, au signalement de l’auteur présumé des faits, les investigations ayant entretemps permis d’obtenir plusieurs photographies du suspect. C’est donc à juste titre que les juridictions internes ont relevé que le requérant avait publié ce portrait-robot en le présentant comme correspondant au signalement du violeur en série, sans se préoccuper de sa fiabilité ou de son effet sur l’information judiciaire en cours au mépris des devoirs et responsabilités des journalistes que comporte l’exercice de la liberté d’expression.
3) La contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général
55. La Cour rappelle que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale et que les articles relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire traitent d’un sujet d’intérêt général (Morice, précité, § 152).
56. La question qui se pose est celle de savoir si le contenu de la publication litigieuse et, en particulier, les informations qui étaient couvertes par le secret de l’instruction, étaient de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question (Bédat, précité, § 64).
57. Dans la présente affaire, la Cour reconnaît que le sujet à l’origine de l’article, à savoir l’enquête pénale ouverte sur une série de viols et de blessures à l’arme blanche commis sur des femmes à Paris et dans sa banlieue, relevait de l’intérêt général.
58. Pour autant, la Cour renvoie aux constats effectués ci-dessus selon lesquels, d’une part, l’approche sensationnaliste retenue pour la présentation du portrait-robot visait avant tout à satisfaire la curiosité du public, et, d’autre part, l’information diffusée était inexacte et ne pouvait, à la différence des autres articles rédigés par le requérant, qu’induire les lecteurs en erreur (paragraphes 55-56 ci-dessus). Dans ces conditions, même si son intention initiale pouvait être de s’associer par cette diffusion à la résolution de l’enquête, le requérant n’a pas démontré en quoi la publication du portrait-robot litigieux était de nature à nourrir d’une manière quelconque un débat public sur l’enquête en cours.
59. Dès lors, la Cour n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation retenue par les juridictions internes qui ont considéré que l’intérêt d’informer le public ne justifiait pas l’utilisation de la pièce de la procédure en litige.
4) L’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale
60. Tout en soulignant que les droits garantis, respectivement, par les articles 10 et 6 méritent a priori un égal respect (paragraphe 52 ci-dessus), la Cour rappelle qu’il est légitime de vouloir accorder une protection particulière au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen (Dupuis et autres, précité, § 44). Elle souligne que le secret de l’instruction sert à protéger, d’une part, les intérêts de l’action pénale, en prévenant les risques de collusion ainsi que le danger de disparition et d’altération des moyens de preuve et, d’autre part, les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence et, plus généralement, de ses relations et intérêts personnels. Il est en outre justifié par la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision du pouvoir judiciaire. Elle rappelle en outre qu’on ne saurait attendre d’un gouvernement qu’il apporte la preuve, a posteriori, que ce type de publication a eu une influence réelle sur les suites de la procédure. Le risque d’influence sur la procédure justifie en soi que des mesures dissuasives, telles qu’une interdiction de divulgation d’informations secrètes, soient adoptées par les autorités nationales (Bédat, précité, § 70).
61. Dans la présente affaire, les juridictions internes ont considéré que la parution de l’article litigieux avait entravé le déroulement normal des investigations. Elles ont relevé en effet que la publication du portrait-robot avait été interprétée par certains lecteurs, alors même qu’elle n’était pas à l’initiative des services chargés de l’enquête, comme un appel à témoins. Cela a eu pour effet de provoquer de nombreux appels téléphoniques aux services de police et a conduit le juge d’instruction et la direction de la police judiciaire à mettre en œuvre, dès le lendemain de la parution de l’article, la procédure d’appel à témoins avec diffusion d’une photographie de l’homme recherché. C’est à juste titre qu’elles ont relevé, par des décisions dûment motivées, que l’auteur de cette publication a choisi d’interférer dans le déroulement de l’enquête qui se trouvait alors dans la phase la plus délicate de l’identification et de l’interpellation du suspect.
62. La Cour, qui relève également les conséquences psychologiques que la publication litigieuse a entraînées pour les victimes qui se sont constituées parties civiles ainsi que la circonstance que le suspect a pris la fuite en Belgique, n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation selon laquelle cette publication a exercé une influence négative sur la conduite de la procédure pénale.
5) La proportionnalité de la sanction prononcée
63. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, Bédat, précité, § 79). Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une forme de censure. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, une sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle. À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (ibidem). La Cour rappelle que la position dominante des institutions de l’État commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Morice, précité, § 176).
64. En l’espèce, la Cour estime que le recours à la voie pénale, ainsi que la peine infligée au requérant, à savoir une amende de trois mille euros au lieu des huit mille initialement fixés par le tribunal correctionnel, la cour d’appel ayant décidé de sanctionner les faits reprochés dans une plus juste mesure n’ont pas constitué une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Dans ces conditions, aux yeux de la Cour, on ne saurait considérer qu’une telle sanction risque d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procédure pénale en cours (voir, mutatis mutandis, Bédat, précité, § 81).
6) Conclusion
65. Au vu de tout ce qui précède, et compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les États et du fait que l’exercice de mise en balance des différents intérêts en jeu a été valablement effectué par les juridictions nationales qui ont appliqué les critères pertinents au regard de sa jurisprudence, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
MAGOSSO ET BRINDANI c. ITALIE du 16 janvier 2020 requête n° 59347/11
Violation de l'article 10 : Il y a un manque de bonne foi de la part des journalistes qui ont agi par voie de diffamation. En revanche, la lourdeur de la peine est incompatible avec les principes de l'article 10 car l'effet dissuasif est trop fort sur le rôle des journalistes gardiens de la démocratie.
Bonne foi
58. En conclusion, la Cour estime que les tribunaux internes, en considérant que les propos de D.C. étaient mensongers et en contradiction avec la « vérité judiciairement établie de manière définitive » sur l’assassinat de Walter Tobagi (paragraphe 21 ci-dessus), n’ont pas donné des motifs pertinents et suffisants pour écarter les informations fournies et les vérifications effectuées par les requérants, résultat d’un travail d’investigation sérieux et étoffé (Dyundin, précité, §§ 35 et 36).
Lourdeur de la peine
59. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont des éléments à prendre en compte. À ce sujet, le gouvernement défendeur soutient que les sanctions prises par les juridictions internes contre les requérants étaient clémentes. La Cour observe cependant que les intéressés ont été déclarés coupables de diffamation et condamnés chacun au paiement d’une amende pénale, ce qui confère à la mesure un degré élevé de gravité. Si le montant des amendes peut ne pas apparaître en soi comme excessif, une sanction pénale n’en reste pas moins une peine et, comme telle, risque d’avoir un effet particulièrement dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression (voir, avec la jurisprudence citée, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 48, 31 mai 2016).
60. À cela il convient d’ajouter le fait que les juridictions compétentes ont condamné les deux requérants, et D.C., à verser aux parties civiles la somme provisionnelle de 120 000 EUR à titre de dommages-intérêts, outre les frais et dépens à 33 500 EUR pour trois degrés de juridiction, et renvoyé l’affaire devant le juge civil aux fins de la détermination exacte du préjudice moral subi par les parties civiles (paragraphe 22 ci-dessus)..
61. Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement dans ses observations (paragraphe 42 ci-dessus), le fait que la somme provisionnelle allouée aux parties civiles à titre de dommage-intérêts a été versée par la société d’édition de l’hebdomadaire n’est pas susceptible de modifier la situation (Kapsis et Danikas, précité, § 40). En effet, l’on ne saurait nier l’effet dissuasif de pareilles sanctions sur le rôle des journalistes (Narodni List D.D. c. Croatie, no 2782/12, § 71, 8 novembre 2018) de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité.
2. Appréciation de la Cour
43. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation des requérants a constitué une ingérence dans le droit de ces derniers à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention (Kapsis et Danikas c. Grèce, no 52137/12, § 28, 19 janvier 2017, et Belpietro c. Italie, no 43612/10, § 43, 24 septembre 2013).
44. Elle relève que cette ingérence était « prévue par la loi », en l’occurrence les articles 57 et 595 du CP et l’article 13 de la loi sur la presse (paragraphes 25 et 26 ci-dessus), et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la « protection des droits d’autrui » (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark, no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI), et plus particulièrement la réputation de A.R. et U.B., anciens officiers des carabinieri.
45. La Cour se focalisera ainsi sur la question centrale en jeu dans la présente affaire, à savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants (Kapsis et Danikas, précité, § 31).
a) Principes généraux
46. La Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). Les principes généraux relatifs à l’article 10 de la Convention et la liberté de la presse ont été récemment résumés dans l’arrêt Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande ([GC], no 931/13, §§ 125-128, 27 juin 2017).
b) Appréciation de la Cour
47. La Cour observe tout d’abord que les faits relatés dans l’article litigieux portent assurément sur un sujet d’intérêt général (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 64, série A no 239) contribuant au débat public sur des faits controversés (Orban et autres c. France, no 20985/05, § 45, 15 janvier 2009) de l’histoire italienne contemporaine, à savoir l’assassinat d’un journaliste de renommée, Walter Tobagi, par un groupe terroriste pendant les « années de plomb » et l’influence de la loge maçonnique « P2 » sur les institutions. À la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt public s’ajoute le droit pour le public d’en recevoir (voir, parmi d’autres, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59, série A no 216, et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 41, 7 juin 2007). Cela étant, la Cour remarque qu’en l’espèce le raisonnement des tribunaux internes ne montre pas que cette considération ait été jugée comme pertinente ni qu’elle ait pesé dans leur appréciation de l’affaire. Les tribunaux ont insisté sur le caractère « sensationnel » (scandalistico) de l’article (paragraphes 17 et 21 ci-dessus) sans mettre suffisamment en balance les différents valeurs et intérêts en conflit.
48. La Cour note ensuite, en ce qui concerne le statut des personnes ciblées par les propos incriminés, qu’A.R. et U.B. étaient deux officiers des carabinieri de la section antiterroriste de Milan, directement impliquée dans l’enquête relative à la mort de Walter Tobagi. Les déclarations litigieuses portaient en particulier sur l’activité professionnelle des deux hommes, et non pas sur des aspects de leur vie privée. Or la Cour rappelle que, si l’on ne saurait dire que les fonctionnaires s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits à l’instar des hommes politiques (Busuioc c. Moldova, no 61513/00, § 60, 21 décembre 2004, Mamère c. France, no 12697/03, § 27, CEDH 2006‑XIII), les limites de la critique à l’égard des fonctionnaires agissant en qualité de personnages publics dans l’exercice de leurs fonctions officielles sont plus larges que pour les simples particuliers (voir, parmi d’autres, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie‑Herzégovine [GC], no 17224/11, § 98, 27 juin 2017, Mariapori c. Finlande, no 37751/07, § 56, 6 juillet 2010). En l’espèce, la Cour observe que les tribunaux internes ont axé leur appréciation du préjudice sur la réputation des deux officiers (paragraphes 17 et 21 ci‑dessus) sans prendre en considération que les impératifs de protection des fonctionnaires doivent, le cas échéant, être mis en balance avec les intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion de questions d’intérêt général (Mamère, précité, § 27).
49. En outre, la Cour estime que le ton général de l’article n’était pas offensant ou insultant (Radobuljac c. Croatie, no 51000/11, § 66, 28 juin 2016) et que son contenu ne consistait pas en des attaques personnelles visant spécifiquement les deux officiers mis en cause (voir, a contrario, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, §§ 13 et 47, CEDH 2003‑V). À cet égard, on notera que les requérants ont pris soin d’indiquer que la réputation des carabinieri n’était pas en cause et que le but de l’article était de « rétablir la vérité » et de se questionner sur le fonctionnement du corps des carabinieri pendant les « années de plomb » (paragraphe 11 ci-dessus).
50. La Cour relève en outre, pour ce qui est de la structure de l’article contesté, que celui-ci portait principalement sur deux entretiens (paragraphe 12 ci-dessus) : le premier concernait les propos de D.C., ancien brigadier des carabinieri qui, à l’époque des faits relatés, faisait partie de la section antiterroriste de Milan ; le second visait les déclarations du général N.B., à l’époque proche collaborateur du général Dalla Chiesa, chef de la coordination de la lutte contre le terrorisme dans l’Italie du Nord. Le premier requérant avait rédigé le titre, les sous-titres, l’introduction et les éléments de liaison de l’article. La Cour constate que les passages dont le premier requérant est l’auteur sont pour la plupart des résumés des déclarations de D.C. et de N.B. (paragraphe 11 ci-dessus). Elle observe en revanche que le titre « Tobagi aurait pu être sauvé », le passage « (...) lorsque [A.] a démissionné, les ennuis ont commencé » de l’un des sous‑titres (paragraphe 8 ci‑dessus), ainsi que l’introduction de l’article, lue dans sa globalité, peuvent être assimilés à des jugements de valeur (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 65, série A no 239). La cour d’appel de Milan est d’ailleurs allée dans le même sens lorsqu’elle a indiqué que le premier requérant était l’auteur des titres, des sous-titres et des « commentaires personnels » (paragraphe 21 ci-dessus). Il convient également de noter que les déclarations de D.C. n’ont pas été réécrites par le premier requérant (voir, a contrario, Dyundin c. Russie, no 37406/03, § 37, 14 octobre 2008) ni remaniées (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, §§ 145‑152, CEDH 2007‑V). Quant au ton des commentaires du premier requérant, la Cour ne voit pas d’éléments indiquant que ce dernier ait dépassé les bornes de la dose d’exagération généralement acceptée (Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 34 in fine, CEDH 2002‑II).
51. En ce qui concerne les reportages de presse fondés sur des entretiens, la Cour rappelle avoir déjà jugé qu’il convient de distinguer les déclarations qui émanent du journaliste lui-même de celles qui sont des citations de tiers. En effet, sanctionner un journaliste pour son aide à la diffusion de déclarations émises par un tiers lors d’un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Novaya Gazeta et Milashina c. Russie, no 45083/06, § 71, 3 octobre 2017, Dyundin, précité, § 29, et Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, série A no 298). La Cour a également estimé que le fait d’exiger de manière générale que les journalistes se distancient systématiquement et formellement du contenu d’une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur ne se concilie pas avec le rôle qu’a la presse d’informer sur des faits ou des opinions et des idées qui ont cours à un moment donné (voir, par exemple, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 64, CEDH 2001‑III).
52. En l’espèce, la Cour considère que les tribunaux internes n’ont pas différencié les propos tenus par le premier requérant de ceux de D.C. (Ólafsson c. Islande, no 58493/13, § 59, 16 mars 2017). En particulier, les tribunaux ont retenu le caractère diffamatoire de l’article et jugé le premier requérant coresponsable du délit de diffamation aux motifs qu’il avait « adhéré à la thèse de l’inactivité volontaire des officiers » (paragraphe 17 ci-dessus), qu’il avait montré sa volonté de nuire à des officiers du corps des carabinieri et qu’il avait manqué à son devoir « de contrôle de la véracité de ces graves accusations » (paragraphe 24 ci-dessus). Quant au deuxième requérant, celui-ci a été jugé responsable d’omission pour ne pas avoir procédé à un contrôle préventif à la diffusion de propos potentiellement diffamatoires.
53. En premier lieu, si la Cour admet, à l’instar des tribunaux internes, que les allégations contenues dans l’article étaient de nature à porter atteinte à la réputation des parties civiles, il est cependant évident que les propos litigieux n’émanaient ni du premier ni du deuxième requérant, mais de D.C. (paragraphe 12 ci-dessus).
54. À cet égard, la Cour observe que, pour autant que la condamnation des requérants visait à la protection de l’intérêt légitime des parties civiles contre les propos diffamatoires formulés par D.C., cet intérêt se trouvait déjà largement préservé par le procès en diffamation intenté contre ce dernier, qui a par ailleurs mené à sa condamnation (paragraphe 15 ci-dessus) (Ólafsson c. Islande, no 58493/13, §§ 58-60, 16 mars 2017).
55. En deuxième lieu, la Cour rappelle que, lorsque les journalistes reprennent des déclarations faites par une tierce personne, le critère à appliquer ne consiste pas à se demander si ces journalistes peuvent prouver la véracité des déclarations, mais s’ils ont agi de bonne foi et se sont conformés à l’obligation leur incombant d’habitude de vérifier une déclaration factuelle en s’appuyant sur une base réelle suffisamment précise et fiable qui pût être tenue pour proportionnée à la nature et à la force de leur allégation (Dyundin, précité, § 35), sachant que plus l’allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide (Pedersen et Baadsgaard précité, § 78).
56. La Cour observe que les requérants ont fourni un nombre consistant de documents et d’éléments de fait prouvant les vérifications effectuées et permettant de considérer la version des faits relatée dans l’article comme étant crédible et la base factuelle comme étant solide (paragraphes 19 et 23 ci-dessus). Elle relève que ces vérifications ont trouvé ultérieurement, au cours du procès, un appui dans les déclarations faites sous serment par D.C. quant à l’existence d’autres notes transmises par celui-ci à ses supérieurs et mentionnant les noms des terroristes (paragraphe 19 ci-dessus), ainsi que dans le document transmis au général N.B. et produit par ce dernier (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour rappelle avoir déjà jugé que le degré de précision requis pour établir le bien-fondé d’une accusation en matière pénale par un tribunal est difficilement comparable à celui qu’un journaliste devrait observer lorsqu’il s’exprime sur un sujet d’intérêt public (Cojocaru c. Roumanie, no 32104/06, § 29, 10 février 2015).
57. La Cour rappelle également qu’avec l’écoulement du temps non seulement il devient plus difficile pour les médias de prouver les faits sur lesquels ils se sont fondés, mais aussi le préjudice pour la personne prétendument diffamée par les éléments pertinents est amené à disparaître (Flux c. Moldova (no 1), no 28702/03, § 31, 20 novembre 2007). En l’espèce, elle constate que les déclarations de D.C. portaient sur des faits datant de la fin de l’année 1979 et que l’article a été publié vingt-cinq ans après, en 2004.
58. En conclusion, la Cour estime que les tribunaux internes, en considérant que les propos de D.C. étaient mensongers et en contradiction avec la « vérité judiciairement établie de manière définitive » sur l’assassinat de Walter Tobagi (paragraphe 21 ci-dessus), n’ont pas donné des motifs pertinents et suffisants pour écarter les informations fournies et les vérifications effectuées par les requérants, résultat d’un travail d’investigation sérieux et étoffé (Dyundin, précité, §§ 35 et 36).
59. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont des éléments à prendre en compte. À ce sujet, le gouvernement défendeur soutient que les sanctions prises par les juridictions internes contre les requérants étaient clémentes. La Cour observe cependant que les intéressés ont été déclarés coupables de diffamation et condamnés chacun au paiement d’une amende pénale, ce qui confère à la mesure un degré élevé de gravité. Si le montant des amendes peut ne pas apparaître en soi comme excessif, une sanction pénale n’en reste pas moins une peine et, comme telle, risque d’avoir un effet particulièrement dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression (voir, avec la jurisprudence citée, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 48, 31 mai 2016).
60. À cela il convient d’ajouter le fait que les juridictions compétentes ont condamné les deux requérants, et D.C., à verser aux parties civiles la somme provisionnelle de 120 000 EUR à titre de dommages-intérêts, outre les frais et dépens à 33 500 EUR pour trois degrés de juridiction, et renvoyé l’affaire devant le juge civil aux fins de la détermination exacte du préjudice moral subi par les parties civiles (paragraphe 22 ci-dessus)..
61. Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement dans ses observations (paragraphe 42 ci-dessus), le fait que la somme provisionnelle allouée aux parties civiles à titre de dommage-intérêts a été versée par la société d’édition de l’hebdomadaire n’est pas susceptible de modifier la situation (Kapsis et Danikas, précité, § 40). En effet, l’on ne saurait nier l’effet dissuasif de pareilles sanctions sur le rôle des journalistes (Narodni List D.D. c. Croatie, no 2782/12, § 71, 8 novembre 2018) de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité.
62. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la condamnation des requérants s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression des intéressés, qui n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.
63. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
Zarubin et autres c. Lituanie du 26 novembre 2019
requêtes n° 69111/17, 69112/17, 69113/17 et 69114/17
Non violation article 10 : La Cour rejette la plainte de quatre journalistes russes chargés de déstabiliser le pays pour la Russie, concernant leur expulsion de Lituanie. Un journaliste qui veut la protection de l'article 10 doit être de bonne foi.
Dans sa décision rendue ce jour, la Cour européenne des droits de l’homme déclare, à la majorité, les requêtes irrecevables. Cette décision est définitive. La Cour est disposée à admettre que les mesures ordonnées contre les requérants s’analysent en une atteinte à leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10. Elle estime néanmoins que les autorités ont démontré que les mesures en question étaient nécessaires à la sécurité nationale et qu’elles étaient proportionnées. Elle considère en particulier que l’attitude des requérants à la conférence, qualifiée d’agressive et provocatrice par les autorités internes, était contraire aux principes d’un journalisme responsable.
Article 10
Les requérants allèguent qu’ils ont été expulsés de Lituanie et interdit du territoire à raison de leur travail de journaliste. Ils affirment qu’ils ont eu un comportement respectueux lors du forum et qu’ils n’ont pas dépassé les limites acceptables de leur activité de journaliste. La Cour exprime des doutes quant à l’applicabilité de l’article 10 au cas des requérants : les autorités ont ordonné leur expulsion à raison de leur attitude agressive et provocante plutôt qu’à raison de leurs opinions, de leurs déclarations ou de leurs publications. Elle ne rend toutefois pas de décision définitive à cet égard, ayant déclaré les requêtes irrecevables. Elle observe que les mesures prises à l’encontre des requérants ont été motivées par le fait que, compte tenu de leur comportement au forum, les requérants représentaient une menace pour la sécurité nationale. Elle note en particulier que les autorités internes ont établi que l’employeur des requérants leur avait donné pour mission de recueillir des informations au sujet de figures de l’opposition politique russe présentes au forum, qu’ils n’ont ni obtenu, ni même tenté d’obtenir, une accréditation, mais qu’ils se sont introduits dans le forum par supercherie puis ont provoqué des altercations avec les agents de sécurité et les participants. En outre, en dépit des avertissements de la police, ils ont essayé le lendemain de filmer les participants avec leur téléphone mobile. Enfin, selon certaines informations, ils prévoyaient de provoquer une nouvelle altercation le dernier jour du forum. La Cour rappelle qu’il appartient aux autorités internes de définir leurs propres intérêts nationaux, mais que lorsqu’elle examine des cas d’atteinte au droit à la liberté d’expression, elle tient compte de l’équité de la procédure en question. Elle relève que les éléments de preuve présentés dans le cas des requérants comprenaient des informations classifiées émanant des services de sécurité, mais que les juridictions y avaient pleinement accès. Elle observe en outre que les éléments en question n’étaient pas déterminants étant donné qu’ils étaient corroborés par des documents qui se trouvaient dans le domaine public. Elle estime que les juridictions internes ne sont pas appuyées dans une mesure déterminante sur des informations classifiées et que les requérants ont eu toute latitude pour contester les éléments de fait qui constituaient le fondement des décisions les concernant. Rien dans l’affaire ne laisse entendre que les juridictions internes aient fait une erreur d’appréciation ni qu’elles aient appliqué la loi de manière arbitraire. La Cour ne voit donc aucune raison de s’écarter de leur conclusion, à savoir que l’expulsion et l’interdiction de territoire étaient nécessaires dans l’intérêt de la sécurité nationale. Les autorités ont également agi de manière proportionnée : elles n’ont pas interdit aux requérants de faire ou communiquer des déclarations à propos du forum, mais elles les ont expulsés et leur ont interdit de revenir sur le territoire à raison de leurs actes agressifs et provocants. Les juridictions internes ont également traité la question de la proportionnalité, et elles ont mis en balance les intérêts en présence. Enfin, la Cour rappelle que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. Cette condition ne se limite pas à la teneur de leurs propos ; elle concerne aussi leur comportement. En l’espèce, la Cour ne peut pas considérer que le comportement des requérants ait été compatible avec la notion de journalisme responsable. La Cour conclut que les autorités internes ont démontré que les mesures prises à l’encontre des requérants étaient nécessaires à la sécurité nationale et qu’elles étaient proportionnées au but légitime poursuivi. Elle estime donc que ce grief est manifestement mal fondé et elle le déclare irrecevable.
Article 6 § 1
La Cour déclare irrecevable le grief formulé sous l’angle de cet article. Elle rappelle en effet que les décisions relatives à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers n’emportent pas contestation sur des droits de caractère civil ni n’ont trait au bien-fondé d’une accusation en matière pénale.
Article 4 du Protocole n° 4
La Cour note qu’en vertu de sa jurisprudence, il faut entendre par expulsion collective toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe. Elle conclut que les décisions rendues par les juridictions internes contre les requérants étaient certes toutes formulées en des termes similaires, mais que cela ne signifie pas que les autorités internes n’aient pas procédé à un examen de la situation particulière de chaque requérant. En effet, les requérants étaient arrivés en groupe, avaient agi ensemble dans un but commun et avaient coordonné leurs actions. Les requérants ont également eu la possibilité de contester les décisions les concernant en présentant des arguments, lesquels ont été examinés de manière suffisamment approfondie par les autorités internes. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter des conclusions des juridictions internes. Partant, cette affaire ne peut être comparée aux affaires où des groupes importants d’étrangers ont été expulsés sans que les autorités n’aient procédé à un examen de la situation particulière de chacun des requérants. La Cour conclut par conséquent que ce grief est lui aussi manifestement mal fondé et, partant, irrecevable.
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Kharlamov c. Russie du 8 octobre 2015 requête no 27447/07
Sanction non impérative dans une société démocratique au sens de l'article 10 : Le droit d’une université à sa réputation est plus limité au regard de la CEDH que celui d’un individu.
Les parties s’accordaient à reconnaître que la décision rendue dans la procédure en diffamation avait emporté ingérence dans le droit de M. Kharlamov à la liberté d’expression. La Cour constate que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 152 du code civil.
La Cour rappelle qu’une mesure interdisant les déclarations critiques à l’égard des actions ou des omissions d’une instance élue ne peut se justifier par la nécessité de protéger la réputation de cette instance que dans des circonstances exceptionnelles. De même, des restrictions au débat sur des questions d’intérêt public ne peuvent être justifiées que par des motifs très puissants.
M. Kharlamov a exprimé son avis lors d’une assemblée académique ouverte à tout le personnel de l’université, mettant en lumière une question d’intérêt professionnel relative au manque de transparence dans la procédure d’élection du sénat académique. Devant les juridictions internes, il a produit des éléments à l’appui de cet avis, à savoir les déclarations de quatre de ses collègues professeurs, qui confirmaient son affirmation selon laquelle les facultés de l’université n’avaient organisé aucune réunion et aucun candidat n’avait été désigné par un vote ouvert à la majorité.
Or les juridictions internes ont fait porter leur attention sur le fait que M. Kharlamov avait qualifié le sénat élu d’illégitime et elles ont restreint leur analyse au point de savoir si la réputation de l’université en avait souffert. Elles ont considéré l’appréciation que M. Kharlamov avait portée sur la procédure d’élection comme une accusation factuelle fausse et non prouvée.
La Cour estime donc que ces juridictions n’ont pas tenu compte de la nature des remarques faites par M. Kharlamov, qui constituaient un jugement de valeur reposant sur des éléments factuels suffisants, ni des caractéristiques particulières des relations académiques. Elle considère en particulier que la protection de la crédibilité ou de la réputation d’une université en vertu de la Convention ne peut être mise sur un pied d’égalité avec celle de la crédibilité ou de la réputation d’un individu. Elle constate en outre que les juridictions internes n’ont même pas reconnu que l’affaire concernait un conflit entre le droit à la liberté d’expression et la protection de la réputation.
Elle conclut donc que les juridictions internes ont manqué à ménager un juste équilibre entre la nécessité de protéger la réputation de l’université et la liberté académique de M. Kharlamov d’exprimer son opinion sur l’institution ou le système où il travaillait. L’ingérence portée en l’espèce dans le droit à la liberté d’expression n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique ».
Partant, il y a eu violation de l’article 10.
HALDIMANN ET AUTRES c. SUISSE du 24 février 2015 requête 21 830/09
Violation de l'article 10 : Les courtiers en assurance suisses ont une réputation d'incompétence. L'un d'entre eux est enregistré à son insu lors d'un entretien avec une prétendue cliente. Il fait des approximations diffusées à la télévision après avoir été invité à s'expliquer. Il a seulement répondu "je le savais" mais ne s'est pas exprimé sur les reproches. Les journalistes ont été condamnés pour diffusion portant atteinte à sa vie privée. Cette condamnation n'est pas conforme à la convention face au but d'intérêt général que représente l'incompétence des courtiers en assurance suisse ainsi que par lourdeur de la peine pénale.
LES FAITS
8. À la suite des rapports annuels de l’ombudsman du canton de Zürich pour l’assurance privée et des lettres reçues de téléspectateurs par la rédaction du « Kassensturz », une émission hebdomadaire de protection des consommateurs diffusée à la télévision suisse alémanique (SF DRS) depuis de longues années, et qui exprimaient leur mécontentement vis-à-vis des courtiers en assurances en mettant l’accent sur les approximations dont ils faisaient preuve dans le cadre de leurs activités, la troisième requérante, rédactrice de ladite émission, prépara un reportage sur les pratiques dans le domaine de la vente des produits d’assurance-vie.
12. Par la suite, les premier et deuxième requérants convinrent de diffuser en partie l’entretien enregistré dans l’une des prochaines émissions du « Kassensturz ». Ils proposèrent à l’entreprise X de prendre position sur l’entretien et sur la critique exprimée et l’assurèrent que le visage et la voix du courtier seraient masqués et ne seraient dès lors pas reconnaissables. En effet, les requérants pixélisèrent le visage du courtier d’une façon telle que seule la couleur de ses cheveux et de sa peau étaient encore visibles après cette transformation de l’image, ainsi que ses vêtements. Sa voix fut aussi modifiée.
17. Par un arrêt du 5 novembre 2007, le tribunal supérieur (Obergericht) du canton de Zürich condamna les trois premiers requérants pour avoir enregistré des conversations d’autres personnes au sens de l’article 179 bis alinéas 1 et 2 du code pénal et pour violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues au sens de l’article 179 quater, alinéas 1 et 2 du code pénal. La quatrième requérante fut condamnée pour l’enregistrement non autorisé de conversations au sens de l’article 179 ter alinéa 1 du code pénal et pour violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues au sens de l’article 179 quater, alinéa premier, du code pénal. Les trois premiers requérants furent condamnés, avec sursis, à quinze jours-amende à hauteur de 350 Francs suisses (CHF), 200 CHF et 100 CHF, respectivement, et la quatrième requérante fut condamnée à une peine de cinq jours-amende à hauteur de 30 CHF.
21. Par un arrêt du tribunal supérieur du canton de Zürich du 24 février 2009, les requérants furent acquittés du chef d’accusation de violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues au sens de l’article 179 quater du code pénal. Le tribunal réduisit donc légèrement les sanctions prononcées contre les requérants : les trois premiers requérants se virent infliger respectivement des peines pécuniaires de douze jours-amendes à CHF 350 (soit environ 290 euros (EUR)), CHF 200 (soit environ 160 EUR) et CHF 100 (soit environ 80 EUR) le jour, au lieu de quatorze jours-amende et la quatrième requérante une peine de quatre jours-amendes à 30 CHF le jour au lieu de cinq jours-amendes avec sursis et une période probatoire de deux ans. Les requérants ne recourent pas devant le Tribunal fédéral contre cet arrêt.
CEDH
34. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation des requérants constitue une « ingérence des autorités publiques » dans leur droit à la liberté d’expression.
35. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
a) Prévue par la loi
36. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi plusieurs autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V ; Vgt Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 52, CEDH 2001‑VI ; Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002‑II et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). Toutefois, il appartient aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A et Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil des arrêts et décisions 1998-II).
37. S’agissant des circonstances de l’espèce, il n’est pas contesté que la condamnation des requérants est fondée sur un texte accessible, à savoir les articles 179 bis et 179 ter du code pénal suisse. En revanche, les requérants soutiennent que les normes légales ne sont pas prévisibles dans leurs effets parce que l’utilisation de la caméra cachée n’est expressément réprimée nulle part.
38. La Cour constate que la divergence d’interprétation des parties concernant ces deux articles du code pénal suisse a uniquement trait à la finalité de ces mesures pénales, à savoir les éléments de la vie privée et de la personnalité qu’ils cherchent à protéger. Cependant, la Cour note que les requérants ne prétendent pas que le type de comportement punissable, tel que décrit dans les articles en question, manquait de clarté.
39. Ainsi la Cour estime que les requérants, journalistes et rédacteurs, ne pouvaient ignorer, en leur qualité de professionnels d’émissions de télévision, qu’ils s’exposaient, en utilisant une caméra cachée, sans le consentement d’une personne objet d’un reportage et sans son autorisation pour diffuser ce reportage, à une sanction pénale.
40. En conclusion, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.
b) But légitime
41. Le Gouvernement soutient que la condamnation des requérants visait le but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui, à savoir le courtier en assurances. Les requérants soutiennent que l’ingérence ne pouvait avoir un tel but dès lors que le courtier, dont le visage et la voix ont été masqués, n’a pas vu ses droits et sa réputation lésés.
42. La Cour constate que l’image et la voix du courtier ont été enregistrées à son insu puis diffusées contre son avis, certes sous une forme anonymisée mais d’une manière péjorative, mettant à jour les conseils professionnels erronés divulgués par le courtier, dans une émission de télévision à forte audience.
43. La Cour estime dès lors que la mesure litigieuse était susceptible de viser la protection des droits et de la réputation d’autrui, à savoir le droit du courtier à sa propre image, à sa propre parole ainsi que sa réputation.
c) Nécessaire dans une société démocratique
i. Principes généraux
44. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir, parmi d’autres, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24 ; Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42, CEDH 2004‑IV ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV).
45. La Cour a, par ailleurs, souligné à de nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999‑III, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH 2004‑XI). Bien que formulés d’abord pour la presse écrite, ces principes s’appliquent à n’en pas douter aux moyens audiovisuels (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 29).
46. L’article 10 § 2 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias, même quand il s’agit de questions d’un grand intérêt général. Ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir une importance particulière lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui ». Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires. À cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de l’imputation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (Pedersen et Baadsgaard, précité, § 78, et Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 89, 1er mars 2007).
47. Il y a également lieu de rappeler que toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 102, CEDH 2007‑V). Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression, qui restent valables même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (ibidem, § 102).
48. Lors de l’examen de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires : à savoir, d’une part, la liberté d’expression telle que protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée tel que garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, et MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011).
49. Par ailleurs, le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI ; Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 49, 15 novembre 2007 ; Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 40, 21 septembre 2010 et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012,). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009).
50. Dans sa jurisprudence antérieure la Cour a eu à traiter des affaires concernant des atteintes à la réputation personnelle de personnages publics (Axel Springer AG, précité). Elle rappelle avoir déjà établi six critères à analyser en cas de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et la gravité de la sanction imposée (Axel Springer AG, précité, §§ 90-95).
51. La Cour s’est également prononcée sur des cas de diffamation ayant un rapport avec l’exercice professionnel d’un individu (s’agissant d’un médecin, Kanellopoulou c. Grèce, no 28504/05, 11 octobre 2007 ; s’agissant d’un directeur général d’une société subventionnée par l’État, Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, 19 juin 2012 ; s’agissant de magistrats, Belpietro c. Italie, no 43612/10, 24 septembre 2013).
52. La présente espèce se distingue de ces précédents dans la mesure où, d’une part, le courtier n’était pas un personnage public bénéficiant d’une notoriété particulière et, d’autre part, le reportage litigieux ne cherchait pas à critiquer le courtier personnellement, mais visait certaines pratiques commerciales mises en œuvre au sein de la catégorie professionnelle à laquelle il appartenait (voir, a contrario, Kanellopoulou, précité). L’impact du reportage sur la réputation personnelle du courtier était par conséquent limité et la Cour prendra en compte cet aspect particulier de l’affaire dans l’application des critères dégagés dans sa jurisprudence.
53. Par ailleurs, la Cour rappelle que sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001‑I, et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 68).
54. Dans des affaires comme la présente espèce, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par le journaliste qui a publié l’article litigieux ou, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de cet article. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011 ; voir aussi le point 11 de la résolution de l’Assemblée parlementaire, paragraphe 23 ci-dessus). Dès lors, la marge d’appréciation devrait être en principe la même dans les deux cas.
55. Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011 et MGN Limited, précité, §§ 150 et 155).
ii. Application au cas d’espèce
56. La Cour doit d’abord établir si le reportage en question concernait un sujet d’intérêt général. La Cour observe d’emblée que le thème du reportage réalisé, à savoir la mauvaise qualité du conseil délivré par des courtiers en assurances privées, et donc une question de protection du droit des consommateurs en découlant, concernait un débat qui était d’un intérêt public très important.
57. Pour la Cour, il est également important d’examiner si le reportage en cause était susceptible de nourrir le débat public sur le sujet (Stoll, précité, § 121). À cet égard, le Tribunal fédéral considère que si le sujet pouvait, en soi, relever d’un intérêt public s’il avait cherché à déterminer l’ampleur du phénomène, le reportage incriminé n’apportait aucun élément nouveau à la problématique de la mauvaise qualité des conseils. En outre, d’autres procédés, moins attentatoires aux intérêts du courtier, auraient permis d’aborder cette problématique. Aux yeux de la Cour, seule importe la question de savoir si le reportage était susceptible de contribuer au débat d’intérêt général et non de savoir si le reportage a pleinement atteint cet objectif.
58. La Cour accepte dès lors qu’un tel article abordait un sujet relevant de l’intérêt général.
59. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61 CEDH 1999-IV ; Stoll, précité, § 106 ; Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V ; Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 40, 7 juin 2007).
60. Certes, ainsi qu’elle l’a déjà dit, la Cour constate que le courtier filmé à son insu n’était pas un personnage public. Il n’avait pas donné son consentement à être filmé et pouvait donc « raisonnablement croire au caractère privé » de cet entretien (voir, mutatis mutandis, Halford c. Royaume-Uni, 25 juin 1997, §§ 44 et 45, Recueil des arrêts et décisions 1997-III et Perry c. Royaume-Uni, no 63737/00, §§ 36-43, CEDH 2003-IX). Cependant, le reportage litigieux n’était pas focalisé sur la personne du courtier mais sur certaines pratiques commerciales mises en œuvre au sein d’une catégorie professionnelle. En outre, l’entretien ne s’était pas déroulé dans les bureaux du courtier ou autre local professionnel (a contrario et mutatis mutandis, Chappell c. Royaume-Uni, 30 mars 1989, § 51, série A no 152-A ; Niemietz, précité, §§ 29-33 ; Funke c. France, 25 février 1993, § 48, série A no 256-A ; Crémieux c. France, 25 février 1993, § 31, série A no 256-B ; et Miailhe c. France (no 1), 25 février 1993, § 28, série A no 256-C). La Cour considère donc que l’atteinte à la vie privée du courtier est moins importante que si le courtier avait été visé en personne et exclusivement par le reportage.
61. Le mode d’obtention des informations et leur véracité jouent, eux aussi, un rôle important. La Cour a déjà jugé, en effet, que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I ; Pedersen et Baadsgaard, précité, § 78 ; Stoll, précité, § 103, et Axel Springer AG, précité, § 93). La Cour observe que si les parties se réfèrent à différentes sources, elles s’accordent néanmoins, en substance, sur le fait que l’utilisation de la caméra cachée n’était pas prohibée de manière absolue en droit interne, mais qu’elle pouvait être autorisée à des conditions strictes (voir respectivement §§ 29 et 32 ci-dessus). Selon elles, une telle utilisation n’était permise que lorsqu’il existe un intérêt public prépondérant à la diffusion des informations et pour autant que les informations obtenues ne puissent pas l’être d’une autre manière. La Cour a déjà établi que le sujet du reportage répondait à une question d’intérêt général. Ce qui est important aux yeux de la Cour, à ce stade, c’est l’analyse du comportement des requérants. À cet égard, si la Cour estime que le courtier peut légitimement s’être senti leurré par les requérants, elle est néanmoins d’avis qu’on ne peut leur reprocher un comportement délibérément contraire aux règles déontologiques. Ces derniers n’ont en effet pas ignoré les règles journalistiques telles que définies par le Conseil suisse de la presse (voir § 29 ci-dessus) limitant l’usage de la caméra cachée mais ont plutôt conclu – à tort selon la plus haute juridiction suisse – que l’objet de leur reportage devait les autoriser à faire usage de la caméra cachée. La Cour note que cette question n’a pas fait l’unanimité au sein même des juridictions suisses, qui ont, en première instance, acquitté les requérants de toute condamnation pénale. Partant, la Cour est d’avis que les requérants doivent bénéficier du doute quant à leur volonté de respecter les règles déontologiques applicables au cas d’espèce, s’agissant du mode d’obtention des informations.
62. S’agissant à présent des faits présentés, leur véracité n’a jamais été contestée. Qu’il ait été plus intéressant pour les consommateurs, comme l’allègue le Gouvernement, d’exposer l’ampleur des problèmes dénoncés plutôt que leur nature, ne change rien à cette constatation.
63. La Cour rappelle ensuite que peuvent entrer en ligne de compte la façon dont un reportage ou une photo sont publiés et la manière dont la personne visée y est représentée (Wirtschafts-Trend Zeitschriften-Verlagsgesellschaft m.b.H. c. Autriche (no 3), nos 66298/01 et 15653/02, § 47, 13 décembre 2005 ; Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 42, 15 janvier 2009 ; et Jokitaipale et autres c. Finlande, no 43349/05, § 68, 6 avril 2010). En outre, l’ampleur de la diffusion du reportage et de la photo peut, elle aussi, revêtir une importance, selon qu’il s’agit d’un journal à tirage national ou local, important ou faible (Iltalehti et Karhuvaara c. Finlande, no 6372/06, § 47, 6 avril 2010).
64. Dans le cas d’espèce, la Cour constate que les requérants ont enregistré un entretien contenant les images et le son d’une prétendue négociation entre le courtier et la journaliste. De l’avis de la Cour, l’enregistrement en lui-même n’a porté qu’une atteinte limitée aux intérêts du courtier, puisque seul un cercle restreint de personnes ont eu accès audit enregistrement, ce que le Gouvernement admet.
65. Cet enregistrement a été diffusé ensuite sous forme de reportage, particulièrement péjoratif à l’égard du courtier, comme la Cour l’a déjà relevé. Quoique brève, la diffusion de séquences de l’enregistrement était susceptible de porter une atteinte plus importante au droit du courtier à sa vie privée, puisque de nombreux téléspectateurs – environ dix mille selon le Gouvernement – ont pu en prendre connaissance. Or, la Cour ne méconnaît pas que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (Jersild, précité, § 31). L’audience a ainsi pu se forger sa propre opinion sur la qualité des conseils et sur le manque de professionnalisme du courtier. Cela étant, il est déterminant en l’espèce que les requérants ont pixélisé le visage du courtier d’une façon telle que seule la couleur de ses cheveux et de sa peau transparaissait encore après cette transformation de l’image. Sa voix a elle aussi été modifiée. De la même manière, la Cour souligne que si les vêtements du courtier étaient visibles, ceux-ci ne présentaient pas non plus de signe distinctif. Enfin, l’entretien ne s’est pas déroulé dans des locaux que le courtier fréquente habituellement.
66. La Cour estime dès lors, au vu des circonstances de l’espèce, que l’ingérence dans la vie privée du courtier, qui a renoncé à s’exprimer sur l’entretien, n’est pas d’une gravité telle (A. c. Norvège, précité) qu’elle doive occulter l’intérêt public à l’information des malfaçons alléguées en matière de courtage en assurances.
67. Enfin, quant à la gravité de la sanction, la Cour doit tenir compte de sa nature et de sa lourdeur. Il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (Stoll, précité, §§ 153-154). En l’espèce, bien que les peines pécuniaires de douze jours-amendes pour les trois premiers requérants et de quatre jours-amendes pour la quatrième requérante soient d’une relative légèreté, la Cour estime que la sanction prononcée par le juge pénal peut tendre à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques (Stoll, précité, § 154), et ce, même si les requérants n’ont pas été privés de la possibilité de diffuser leur reportage.
68. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la mesure litigieuse n’était pas, en l’espèce, nécessaire dans une société démocratique et que, par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
BRUNET-LECOMTE ET AUTRES c. FRANCE du 5 FÉVRIER 2009 Requête no 42117/04
Le manque de prudence des journalistes quand ils accusent des banquier de corruption n'est pas protégé par la CEDH.
"40. La condamnation des requérants constitue une « ingérence d'autorités publiques » dans leur droit à la liberté d'expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l'article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
41. La Cour rappelle qu'elle a déjà jugé que les dispositions de la loi de 1881 sur la liberté de la presse revêtaient l'accessibilité et la prévisibilité requises au sens de l'article 10 § 2 (voir Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 45-49, CEDH 2004-VI, Brasilier, précité, § 28, Mamère c. France, no 12697/03, § 18, CEDH 2006-..., et, mutatis mutandis, Abeberry c. France (déc.) no 58729/00, 21 septembre 2004), et ne voit donc aucune raison de s'écarter de sa jurisprudence sur ce point.
42. En outre et en l'espèce, il y a lieu de prendre en compte le fait que le premier requérant est un professionnel averti du monde de la presse et devait être au fait des dispositions légales pertinentes et de la jurisprudence abondante en la matière, quitte à recourir, si nécessaire, aux conseils de juristes spécialisés.
43. Par ailleurs, la Cour estime, à l'instar du Gouvernement, que l'ingérence en cause poursuivait un but légitime au sens de l'article 10 § 2, à savoir la protection « de la réputation ou des droits d'autrui », en l'occurrence celle de la Banque cantonale de Genève.
44. La Cour doit rechercher si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » eu égard aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005, Mamère, précité, § 19, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 45-46, CEDH 2007-..., et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, CEDH 2008-...).
45. En l'espèce, le premier requérant fut condamné pour avoir laissé publier une interview qui contenait, selon les juges internes, des propos diffamatoires à l'encontre de la Banque cantonale de Genève et pour avoir assorti cette publication de commentaires imprudents. Le second requérant fut condamné pour avoir tenu ces propos. Quant à la société requérante, elle fut condamnée en tant que civilement responsable des condamnations pécuniaires mises à la charge du premier requérant.
46. La Cour relève que les requérants ont proposé de faire valoir une offre de preuves devant les juridictions internes, mais que celle-ci a été refusée pour des motifs purement formels. Il n'appartient pas à la Cour de spéculer sur l'issue de cette offre, mais de vérifier si les juridictions internes ont justifié leur condamnation de manière pertinente (voir notamment Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 48, Recueil 1998-IV).
47. La Cour rappelle qu'en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l'exercice de la liberté d'expression, la garantie que l'article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d'intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, les arrêts Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III, et Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002-V). Il n'en reste pas moins que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire même de provocation (voir, notamment, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59). Par ailleurs, exiger de manière générale que les journalistes se distancient systématiquement et formellement du contenu d'une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur ne se concilie pas avec le rôle des médias d'informer sur des faits ou des opinions et des idées qui ont cours à un moment donné (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 64, CEDH 2001-III).
48. En l'espèce, la Cour rappelle que M. Monnot est l'ancien dirigeant de la filiale lyonnaise de la Banque cantonale de Genève. Ce statut donne du crédit à ses propos aux yeux du lecteur. Or, la Cour constate que ce requérant a été condamné pour avoir imputé des faits pénalement répréhensibles aux dirigeants de la Banque cantonale de Genève, sans que de telles accusations aient été préalablement établies par les juridictions pénales. De l'avis de la Cour, de tels propos, particulièrement virulents en l'espèce, étaient dépourvus d'ambigüité ou de nuance en ce que le requérant affirmait clairement qu'après son départ, la Banque cantonale de Genève avait blanchi de l'argent à grande échelle, avançant même le chiffre précis de 313 millions de francs pour l'année suivant sa révocation. Par ailleurs, il prétendait avoir été révoqué de son poste au sein de la banque pour permettre à celle-ci de se livrer à grande échelle à des activités de blanchiment « d'argent sale ».
49. Quant aux deux derniers requérants, la société éditrice et le directeur de publication du mensuel en cause, les juridictions internes ont constaté que ce dernier était journaliste et donc professionnel de l'information et qu'il avait publié cette interview comportant des propos particulièrement virulents et des accusations graves, sans en nuancer le contenu et sans rappeler au lecteur qu'aucune condamnation pénale n'avait été prononcée à l'encontre de la Banque cantonale de Genève ou de ses dirigeants. Elles ont souligné qu'au contraire, dans les commentaires introductifs de l'interview litigieuse, il avait tenté de crédibiliser les propos tenus par le second requérant en précisant que celui-ci « savait de quoi il parlait », faisant référence à son statut d'ancien dirigeant de la banque concernée. Compte tenu de ces éléments, la Cour ne peut souscrire à l'argument du premier requérant selon lequel il s'est contenté de rapporter les propos d'un tiers puisque, en l'espèce, ces propos ont été assortis de commentaires virulents et qui dépassaient incontestablement « une certaine dose d'exagération, voire même de provocation » (voir Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).
50. Par ailleurs, la Cour relève que les dirigeants de la banque mise en cause n'ont pas été contactés avant la parution de l'interview. Selon les tribunaux internes, le fait que le premier requérant n'ait pas pris la peine de solliciter un deuxième avis, permettait de caractériser sa mauvaise foi. La Cour rappelle que le respect de leur déontologie implique l'obligation pour les journalistes d'agir de bonne foi (Radio France et autres, précité, § 37). En l'espèce, elle constate, à l'instar des juridictions internes, que le manque de précautions et de nuance des propos retranscrits par le requérant ne permettaient pas, en l'espèce, de considérer que le premier requérant avait agi de bonne foi.
51. La Cour prend également acte de l'amnistie intervenue en 2002 et mettant fin à l'action publique contre les requérants. Elle constate qu'en l'espèce seule l'action civile subsistait et que cette procédure s'est achevée par une condamnation symbolique à des dommages et intérêts auxquels les trois requérants ont été solidairement tenus (1 EUR). A cet égard, elle rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39 in fine, CEDH 2003-V).
52. Eu égard à la teneur des propos jugés diffamatoires et publiés sans réserves dans le magazine et à leur impact potentiel sur le public, ainsi qu'au montant de la condamnation prononcée, la Cour juge l'ingérence litigieuse proportionnée au but poursuivi.
53. Vu ce qui précède, la Cour estime que l'ingérence dans l'exercice par les requérants de leur droit à la liberté d'expression était nécessaire dans une société démocratique, au sens de l'article 10. Partant, il n'y a pas eu violation de cette disposition."
MOSLEY c. Royaume-Uni du 10 MAI 2011 Requête no 48009/08
La Convention européenne des droits de l’homme n’exige pas des médias qu’ils avertissent à l’avance les personnes au sujet desquelles ils entendent publier des informations
Le requérant, Max Rufus Mosley, est un ressortissant britannique né en 1940 et résidant à Monaco. Il fut président de la Fédération internationale de l’automobile, une association à but non lucratif représentant les intérêts d’organisations automobiles et d’automobilistes du monde entier et qui est l’une des instances dirigeantes du championnat du monde de Formule 1.
En mars 2008, le journal du dimanche News of the World publia en première page un article intitulé « Le patron de la F1 fait une orgie nazie avec 5 prostituées ». A l’intérieur du journal, plusieurs pages étaient consacrées à ce sujet ; elles comportaient des photographies extraites d’une vidéo enregistrée en secret par l’un des participants à ces ébats sexuels.
En sus des photographies, une partie ayant subi des coupures extraite de cette vidéo fut aussi publiée sur le site internet du journal et reproduite à d’autres endroits sur internet.
Le 4 avril 2008, M. Mosley intenta une action en dommages et intérêts contre le journal pour divulgation d’informations confidentielles et atteinte à la vie privée. En outre, il sollicita une injonction visant à faire interdire à News of the World la publication de la vidéo coupée sur son site internet.
Le 9 avril 2008, la High Court refusa de prononcer une telle injonction au motif que les éléments en cause n’étaient plus de nature privée puisqu’ils avaient été largement diffusés tant dans le journal que sur internet. Dans le cadre de la procédure pour atteinte à la vie privée engagée par la suite devant la High Court, celle-ci considéra que les images en cause ne comportaient aucune connotation nazie. En conséquence, elles ne représentaient aucun caractère d’intérêt public et il ne se justifiait donc pas de publier l’article et les images qui l’accompagnaient, publication qui avait dès lors violé le droit de M. Mosley au respect de sa vie privée. La High Court jugea que News of the World devait verser à M. Mosley 60 000 livres sterling (GBP) à titre de dommages et intérêts.
Recevabilité
Qualité de victime
Le gouvernement britannique estime que M. Mosley ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention, étant donné en particulier que les juridictions britanniques ont condamné le journal à l’indemniser et à lui verser 60 000 GBP à titre de dommages et intérêts et 420 000 GBP pour frais et dépens.
M. Mosley soutient qu’il demeure victime d’une violation par le Royaume-Uni de son droit au respect de sa vie privée, l’indemnité allouée ne pouvant le rétablir dans son droit au respect de la vie privée après que des milliers de personnes dans le monde eurent vu les documents embarrassants où il apparaissait.
La Cour estime que la somme allouée à M. Mosley après la divulgation des éléments l’ayant humilié ne saurait remédier au grief spécifique de l’intéressé selon lequel le Royaume-Uni n’impose aux médias aucune obligation légale de prévenir à l’avance une personne de la publication d’éléments concernant sa vie privée.
En conséquence, M. Mosley peut continuer à se prétendre victime d’une violation de la Convention.
Epuisement des voies de recours internes
Le Gouvernement soutient que M. Mosley n’a pas épuisé les voies de recours internes avant de saisir la Cour. En particulier, l’intéressé aurait omis d’interjeter appel du jugement de condamnation à des dommages et intérêts pour l’exemple, il aurait pu introduire une action en versement de bénéfices, par opposition à l’action en dommages et intérêts qu’il a engagée et aurait manqué à former un recours en vertu de la loi sur la protection des données pour se plaindre du traitement non autorisé d’informations personnelles et demander la rectification ou la destruction de ses données personnelles.
D’après M. Mosley, les recours susmentionnés ne présentent aucun intérêt pour son grief.
La Cour estime qu’aucun des recours invoqués par le Gouvernement n’était susceptible de redresser le grief spécifique de M. Mosley relatif à l’absence en droit britannique d’une obligation de notification préalable de la publication de l’article ayant porté atteinte au droit de l’intéressé au respect de sa vie privée.
Vie privée
La Cour note que les juridictions britanniques n’ont relevé aucune connotation nazie dans les activités sexuelles de M. Mosley et ont dès lors conclu que la publication des articles et images en cause ne présentait aucun caractère d’intérêt public et ne se justifiait donc pas. En outre, le journal n’a pas interjeté appel de ce jugement. La Cour estime donc que la publication en question a porté atteinte de manière flagrante et injustifiée à la vie privée de M. Mosley. Celui-ci ayant obtenu un jugement en sa faveur devant les tribunaux internes, l’examen de la Cour consistera à mettre en balance le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, non pas dans les circonstances particulières de l’affaire du requérant, mais dans le contexte de l’ordre juridique britannique.
Il est clair que les autorités britanniques étaient tenues au regard de la Convention non seulement de s’abstenir de porter atteinte à la vie privée de M. Mosley, mais encore de prendre des mesures pour lui garantir la jouissance effective de ce droit. Il reste à déterminer si une règle de notification préalable juridiquement contraignante s’impose.
La Cour observe qu’elle a implicitement admis dans sa jurisprudence antérieure que les dommages et intérêts obtenus à la suite d’une publication diffamatoire offraient une réparation adéquate pour les violations du droit au respect de la vie privée résultant de la diffusion par des journaux d’informations à caractère privé.
Elle rappelle également que les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation en ce qui concerne les mesures qu’ils prennent pour protéger le droit au respect de la vie privée. Nonobstant le bien-fondé éventuel de l’affaire de M. Mosley, étant donné que les répercussions d’une obligation de notification préalable ne se limiteraient pas à des informations sensationnalistes du type de celles en cause dans l’affaire de M. Mosley, mais s’étendraient inévitablement à l’information politique et à d’autres formes de journalisme sérieux, la Cour souligne que toute restriction dans le domaine du journalisme appelle un examen scrupuleux.
Au Royaume-Uni, le droit au respect de la vie privée est protégé par un certain nombre de mesures : il existe un système d’autorégulation de la presse, les individus peuvent demander des dommages et intérêts dans le cadre d’une procédure devant une juridiction civile ; et, lorsqu’une personne a connaissance d’une publication envisagée portant atteinte à sa vie privée, elle peut solliciter une injonction provisoire pour faire interdire la diffusion des informations en question. En outre, en ce qui concerne la vie privée et la liberté d’expression, une enquête parlementaire sur des questions liées à la vie privée a eu lieu récemment au Royaume-Uni avec la participation de diverses parties intéressées, notamment de M. Mosley lui-même, et le rapport établi à l’issue de cette enquête a rejeté la nécessité d’une obligation de notification préalable.
La Cour note en outre que M. Mosley ne mentionne pas un seul Etat où une telle obligation de notification préalable serait en vigueur en tant que telle et ne se réfère à aucun texte juridique international exigeant des Etats qu’ils prévoient une telle obligation. Enfin, et ce n’est pas négligeable, le système britannique actuel est pleinement conforme aux résolutions de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les médias et la vie privée.
Quant à la clarté d’une obligation de notification préalable, la Cour est d’avis que les journaux et journalistes ont une compréhension suffisante de la notion de «vie privée» pour leur permettre de déterminer quand une publication peut porter atteinte au droit au respect de la vie privée. Elle considère par ailleurs qu’il est possible de définir de manière satisfaisante ceux qui sont soumis à l’obligation. Toutefois, toute obligation de notification préalable devrait ménager une exception lorsque l’intérêt public se trouve en jeu. Ainsi, un journal pourrait choisir de ne pas avertir une personne lorsqu’il pense pouvoir par la suite défendre sa décision sur la base de l’intérêt public de l’information publiée. La Cour observe à cet égard qu’une exception d’intérêt public faisant l’objet d’une définition étroite augmenterait l’effet dissuasif de toute obligation de notification préalable.
Dans l’affaire de M. Mosley, ayant été d’avis que les activités sexuelles divulguées avaient un caractère nazi et présentaient donc un intérêt public, News of the World aurait pu préférer ne pas avertir M. Mosley, même en cas d’obligation légale de notification préalable. Par ailleurs, un journal pourrait choisir, dans toute affaire future dans laquelle une obligation de notification préalable serait appliquée, de courir le même risque et refuser de procéder à une notification, et de payer une amende par la suite.
La Cour souligne que l’efficacité d’une obligation de notification préalable dépendrait de la sévérité de la sanction imposée pour le manquement à l’observer; toutefois, il y a lieu de procéder à un examen particulièrement minutieux des contraintes de nature à opérer comme une forme de censure avant la publication. Des amendes punitives et des sanctions pénales pourraient certes constituer un moyen efficace d’encourager la notification préalable, mais elles auraient un effet dissuasif sur les journalistes, même dans les domaines du journalisme politique et d’investigation, qui, tous deux, bénéficient d’un degré élevé de protection au regard de la Convention. De plus, ces mesures risquent d’être incompatibles avec les exigences de la liberté d’expression posées par la Convention.
En conclusion, la Cour reconnaît que la vie privée des personnes publiques est devenue un produit très lucratif pour certains secteurs des médias. La publication d’informations sur ces personnes élargit l’éventail des informations offertes au public. Bien que la divulgation de ces informations poursuive généralement un but de divertissement et non d’éducation, elle bénéficie incontestablement de la protection de l’article 10. La protection offerte par cette disposition aux publications pourrait céder devant les exigences de l’article 8 lorsque l’information revêt un caractère privé et intime et que sa divulgation ne présente aucun intérêt public.
Toutefois, au-delà des faits de l’affaire de M. Mosley, et eu égard à l’effet dissuasif que risque d’avoir une obligation de notification préalable, aux doutes quant à l’efficacité d’une telle obligation et à la vaste marge d’appréciation laissée au Royaume-Uni dans ce domaine, la Cour conclut que l’article 8 n’exige pas une obligation légale de notification préalable. Dès lors, l’absence d’une telle obligation en droit britannique n’emporte pas violation de l’article 8.
GIESBERT et autre c. FRANCE arrêt du 5 décembre 2024 requête n° 835/20
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale du directeur de publication d’un magazine et de deux journalistes de cet hebdomadaire pour diffamation envers un homme politique en raison du contenu d’un article relatif au financement des partis politiques et des campagnes électorales • Gravité des accusations formulées • Absence de base factuelle suffisante • Passages litigieux de l’article manquant de « mesure » • Sanction non disproportionnée • Marge d’appréciation non excédée • Motifs pertinents et suffisants
CEDH
a) Sur l’existence d’une ingérence
37. La Cour considère que la condamnation pénale des requérants pour diffamation publique et complicité de ce délit a constitué une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) Sur la justification de l’ingérence
38. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.
i. « Prévue par la loi »
39. La Cour considère que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », en l’occurrence les articles 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Elle a déjà reconnu que cette loi satisfait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (Lacroix c. France, no 41519/12, § 36, 7 septembre 2017).
ii. « But légitime »
40. La Cour considère que la condamnation des requérants pour diffamation publique envers un particulier et un membre de l’Assemblée nationale poursuivait le but légitime de protection de « la réputation ou des droits d’autrui », en l’espèce ceux de M. Copé.
iii. « Nécessaire, dans une société démocratique »
α) Principes généraux
41. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie « la nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence donnée sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été rappelés dans l’affaire Sanchez c. France ([GC], no 45581/15, § 145, 15 mai 2023).
42. S’agissant en particulier des condamnations pour diffamation, la Cour prend en compte, pour apprécier la nécessité de l’ingérence litigieuse, les éléments suivants : la qualité du requérant et celle de la ou des personnes visées par les propos litigieux, le cadre de ces propos, leur nature et leur base factuelle, ainsi que la nature de la sanction infligée au requérant (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 35 et suivants, CEDH 2001-II, Lacroix, précité, § 39).
43. Elle rappelle toutefois qu’elle n’a pas pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, qui jouissent au demeurant d’une marge d’appréciation, à laquelle le préambule de la Convention se réfère expressément à la suite de l’entrée en vigueur du Protocole no 15 le 1er août 2021, mais de vérifier la compatibilité avec les exigences de l’article 10 des décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation, et ce en appréciant l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire (Sanchez, précité, § 198).
44. Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sanchez, précité, § 146, Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 106, CEDH 2007-V)
45. Il reste qu’il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un « besoin social impérieux » propre à justifier une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, de distinguer avec soin entre déclarations de faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Jerusalem, précité, § 126, Dimitriou c. Grèce, no 62639/12, § 47, 11 mars 2021). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier c. France, no 71343/01, § 37, 11 avril 2006), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, CEDH 2015, Miljević c. Croatie, no 68317/13, § 56, 25 juin 2020). La distinction entre déclarations de faits et jugements de valeurs relève de la marge d’appréciation des autorités nationales, en particulier des juridictions internes. La Cour peut, toutefois, juger nécessaire de procéder à sa propre appréciation des propos en question (Jishkariani c. Géorgie, no 18925/09, § 44, 20 septembre 2018).
46. Enfin, concernant, la Cour rappelle que la nature et le quantum des peines infligées constituent des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV).
β) Application en l’espèce
47. Pour l’examen des circonstances de l’espèce, la Cour prendra en compte la qualité de la personne visée par les propos litigieux, le cadre de ces propos, leur nature et leur base factuelle, ainsi que la nature de la sanction infligée aux requérants (paragraphe 42 ci-dessus).
‒ La personne visée par les propos litigieux et le cadre de ces propos
48. Dans la présente affaire, la Cour relève qu’au moment de la publication de l’article litigieux, M. Copé était président de l’UMP, le parti politique qui a soutenu les gouvernements nommés par M. Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012, et député à l’Assemblée nationale. En raison de sa qualité d’homme politique, il s’exposait inévitablement et sciemment à un contrôle attentif du public et il devait être prêt à accepter les critiques inhérentes à ses fonctions publiques. Les propos litigieux relataient son comportement au moment de la campagne présidentielle du candidat M. Nicolas Sarkozy, et sa gestion des dépenses de l’UMP avant les élections présidentielles de 2012. La Cour est d’avis, ainsi que l’ont relevé les juridictions internes, qu’eu égard à la fonction politique de M. Copé, d’une part, et à la nature des questions abordées dans l’article litigieux, relatives au financement des partis politiques et des campagnes électorales, d’autre part, ce dernier relevait d’un débat d’intérêt général pour lequel les restrictions à la liberté d’expression n’ont normalement pas leur place.
‒ La nature des propos litigieux et leur base factuelle
49. La Cour relève, en premier lieu, que la Cour de cassation a considéré que la circonstance qu’un article de presse traite d’un sujet d’intérêt général concernant une personnalité politique ne dispensait pas les journalistes de fonder leurs imputations à l’encontre de cette personnalité sur une base factuelle suffisante, en rapport avec la gravité des accusations portées, et de faire preuve de prudence et de mesure dans l’expression, ce dernier critère ne s’appréciant moins strictement que lorsque les deux autres sont réunis.
50. À cet égard, d’une part, la Cour constate que les juges du fond ont estimé que les propos litigieux comportaient l’imputation de faits précis devant se prêter à la démonstration de leur exactitude. Le tribunal correctionnel a considéré que les requérants n’avaient pas apporté d’éléments de nature à accréditer les imputations formulées dans la publication litigieuse à l’égard de M. Copé « d’avoir organisé, au moyen de la société Bygmalion, pour servir ses intérêts personnels le vol et la ruine du parti ». La cour d’appel a jugé que l’article litigieux, lu dans sa globalité, lui reprochait « d’avoir ruiné son propre parti à son profit politique exclusif, en contrepartie de l’enrichissement d’une structure économique dont l’activité lui était pour une large part dédiée » et d’avoir « toléré sinon encouragé des pratiques de surfacturation des prestations de Bygmalion [ou de sa filiale] au profit tant de l’UMP que du groupe parlementaire de ce parti ». La Cour relève d’autre part, que les juges du fond ont refusé d’admettre les requérants au bénéfice de la bonne foi, en l’absence de base factuelle suffisante pour prouver ces imputations. Le tribunal correctionnel a relevé que certains éléments de l’enquête des requérants étaient sérieux tout en considérant qu’ils n’étaient pas suffisants pour corroborer les accusations de nature pénale et morale formulées à l’encontre de M. Copé sans prudence ni réserve. La cour d’appel a considéré que les pièces apportées par les requérants à l’appui de leurs allégations, qu’elles soient relatives à la comparaison des comptes de campagne entre les candidats à l’élection présidentielle, aux finances dégradées de l’UMP et aux liens entre les protagonistes ne permettaient pas d’appuyer la thèse d’une implication personnelle de l’intéressé dans l’état des finances de l’UMP. Elle en a déduit qu’ils n’avaient pas mené d’enquête sérieuse, et de ce fait, souligné leur manque de prudence dans l’expression.
51. S’agissant, en deuxième lieu, du point de savoir si les imputations précitées concernaient des faits ou des jugements de valeur, la Cour considère, ainsi que les juridictions internes, que les reproches adressés à M. Copé se présentaient sous la forme d’une articulation précise d’un fait, relatif à son implication personnelle dans l’enrichissement de la société Bygmalion, « conçue par deux proches (...) pour le servir », qu’il « irrigu[ait] en contrat », rendue possible grâce à des malversations, des « prestations facturées hors appels d’offres à l’UMP », au détriment de l’UMP soit des actes pouvant entrer sous la qualification d’abus de confiance et donner lieu à des sanctions pénales.
52. Eu égard au caractère factuel des propos litigieux et à la gravité des accusations qu’ils formulaient, indubitablement préjudiciables à la réputation des personnes mises en cause et compte tenu de la minutie avec laquelle les juridictions internes ont examiné chacun des éléments de preuve fournis par les requérants pour établir l’existence d’une base factuelle suffisante ainsi que de leur conclusion que tel n’était pas le cas, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de se départir de leur appréciation. Elle note en particulier que si la proximité de M. Copé avec les dirigeants de la société Bygmalion a bien été reconnue par les juridictions internes, ces dernières ont considéré que ni les éléments de comparaison des comptes de campagne de M. Nicolas Sarkozy et de l’autre candidat à l’élection présidentielle, ni les documents faisant état de la dégradation des finances de l’UMP, quoique précis, étaient suffisants pour étayer les faits allégués. Elle relève également que si une information judiciaire a bien été ouverte à propos de la mise en place d’un système de surfacturations ou de fausses factures au sein de l’UMP, il a été rappelé par la cour d’appel que la question du dépassement des dépenses de campagne de l’UMP et d’éventuelles fausses factures relatives à celui-ci n’avait été mise à jour que postérieurement à l’article litigieux. Il découle de l’ensemble de leurs décisions, qui reposent sur des motifs pertinents et suffisants, que les juridictions internes ont considéré que les requérants ne pouvaient raisonnablement pas s’appuyer, à l’époque de la publication litigieuse, sur les nombreuses pièces et documents à leur disposition établissant les liens de M. Copé avec les dirigeants de la société Bygmalion ainsi que l’état des finances de l’UMP pour étayer l’accusation portée à l’encontre de l’intéressé d’être personnellement et directement à l’origine de graves malversations ou manipulations au détriment de l’UMP. Compte tenu de la gravité de cette accusation, il a pu raisonnablement apparaître aux yeux des juridictions internes que les requérants n’avaient pas fait preuve de la diligence requise en ce qui concerne la vérification de l’exactitude matérielle des faits allégués et que l’article litigieux présentant comme « L’affaire Copé » les informations et éléments révélés procédait d’un choix éditorial délibéré dépourvu de base factuelle suffisante (paragraphes 8 et 21 ci-dessus, et mutatis mutandis, Rumyana Ivanova c. Bulgarie, no 36207/03, §§ 64-65, 14 février 2008).
53. La Cour relève encore qu’en l’absence de base factuelle suffisante, les juridictions internes ont unanimement souligné l’absence de prudence et de mesure dans l’expression de certains passages de l’article litigieux, en particulier celle des titres et intertitres, pour refuser d’admettre les requérants au bénéfice de la bonne foi (paragraphe 16 ci-dessus). Elle prend note de la démarche retenue par la Cour de cassation, s’agissant du fait justificatif de bonne foi. Celle-ci recherche d’abord si les faits dénoncés ont été publiés dans un but légitime d’information et s’ils s’appuient sur une enquête sérieuse, ce qui correspond, dans la jurisprudence de la Cour, aux notions de contribution à un débat d’intérêt général et à l’existence d’une base factuelle suffisante, avant de s’attacher, lorsque ces deux éléments sont réunis, aux critères de prudence et d’absence d’animosité personnelle (paragraphes 19 et 24 ci‑dessus). Elle considère que cette approche s’accorde avec sa propre jurisprudence (comparer, par exemple, Lacroix, précité, § 49) et rappelle que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (Bergens Tidende et autres c. Norvège, no 26132/95, § 53, CEDH 2000-IV, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 183, 27 juin 2017). En l’espèce, la Cour n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation portée par la cour d’appel selon laquelle les passages litigieux de l’article manquaient de « mesure ». Elle rappelle que, quelle que soit la vigueur des luttes politiques, il est légitime de vouloir leur conserver un minimum de modération et de bienséance (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 57, CEDH 2007-IV).
‒ La nature des sanctions infligées aux requérants
54. La Cour rappelle avoir maintes fois eu l’occasion de souligner, dans le contexte des affaires relatives à l’article 10 de la Convention, que le prononcé d’une condamnation pénale constituait l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, par exemple, Z.B. c. France, no 46883/15, § 67, 2 septembre 2021). Elle réaffirme en ce sens, que les autorités nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale.
55. En l’espèce, elle relève que les requérants ont été condamnés à payer des dommages-intérêts d’un montant d’un euro en réparation du préjudice moral subi par M. Copé et des amendes de 1 500 et 1 000 EUR respectivement. Elle constate que ces amendes ont été infligées aux requérants à la suite de la décision de la Cour de cassation de casser et d’annuler l’arrêt d’appel pour qu’il soit fait une juste appréciation de leurs peines au regard de leurs ressources et de leurs charges (comparer Dimitriou, précité, § 54). Pour autant, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les ressources des requérants, la Cour considère que dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, le montant des amendes est resté proportionné (mutatis mutandis, Z.B. c. France, précité, § 67).
56. Par ailleurs, s’agissant de la mesure de publication du communiqué judiciaire ordonnée à titre de réparation civile complémentaire, la Cour note que les requérants n’ont pas spécifiquement soulevé la question de sa proportionnalité au regard de l’atteinte à leur droit à la liberté d’expression devant la Cour de cassation. Elle considère, en tout état de cause, que les requérants ne démontrent pas en quoi l’ordre de publier le communiqué dans les modalités précitées a effectivement pu avoir un effet dissuasif sur la manière dont Le Point a exercé et exerce encore son droit à la liberté d’expression.
57. Au vu des faibles montants des amendes et du caractère non excessivement restrictif de la liberté d’expression de la publication d’un communiqué judiciaire dans les circonstances de l’espèce, la Cour considère que les peines infligées aux requérants n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.
γ) Conclusion
58. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation unanimement retenue du cas d’espèce par les juridictions internes. Elle conclut que ces dernières dont les solutions reposent sur des motifs pertinents et suffisants, ont pu, sans excéder leur marge d’appréciation, tenir l’ingérence litigieuse dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression pour nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de la « réputation ou des droits d’autrui » après avoir considéré que la sanction qui leur a été infligée n’était pas disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi.
59. Partant, il n’y a pas eu violation l’article 10 de la Convention.
Campion c. France du 14 mars 2019 requête n° 35255/17
Non violation de l'article 10 : La condamnation de Marcel Campion pour des propos diffamatoires à l’encontre de Dominique Strauss-Kahn n’a pas été disproportionnée
L’affaire concerne les propos tenus par Marcel Campion à l’hebdomadaire VSD pour lesquels il fut condamné pour diffamation à l’encontre de Dominique Strauss-Kahn (DSK).
Avec les juridictions nationales, la CEDH considère que M. Campion ne disposait pas d’une base factuelle suffisante pour affirmer publiquement que M. Strauss-Kahn aurait commis des faits susceptibles de caractériser le délit de corruption ou de trafic d’influence. La Cour estime que la condamnation de M. Campion pour complicité de diffamation publique et la sanction pécuniaire qui lui a été infligée n’étaient pas disproportionnées en regard du but visé, à savoir la protection de la réputation d’autrui.
LES FAITS
Le requérant, Marcel Adrien Campion, est un ressortissant français, forain de profession, né en 1940 et résidant à Ormesson-sur-Marne. Dans les années 1990, M. Campion rencontra M. Strauss-Kahn, alors maire de Sarcelles, député du Val d’Oise, président de la Commission des finances de l’Assemblée nationale, afin de discuter de la reprise d’un parc d’attraction situé dans le Val d’Oise. Plus tard, à la suite d’une affaire judiciaire très médiatisée concernant M. Strauss-Kahn à New York en 2011, M. Campion fut interrogé par une journaliste du magazine VSD. L’interview avait pour titre « DSK et le fric. Révélations. DSK m’a réclamé 5 millions de francs » et pour sous-titre « Marcel Campion avait sollicité de l’homme politique un coup de main pour reprendre un parc de loisirs ; mais l’affaire ne s’est pas faite ... ». Le 9 février 2012, M. Strauss-Kahn déposa une plainte avec constitution de partie civile pour diffamation contre le directeur de l’hebdomadaire, la journaliste et M. Campion. Par un jugement du 21 mars 2014, le tribunal déclara le directeur, la journaliste et le requérant, respectivement comme auteur et comme complices, coupables du délit de diffamation. Il les condamna chacun à une amende de 2000 euros, avec sursis pour M. Campion, ainsi qu’au versement de dommages et intérêts. Le tribunal constata que M. Campion ne justifiait d’aucun élément de nature à accréditer les propos qu’il avait rendus publics. Aucun témoin direct ou indirect n’avait été en mesure de confirmer la teneur des propos attribués à M. Strauss-Kahn. S’agissant de la journaliste, le tribunal considéra qu’elle avait repris à son compte les allégations diffamatoires prononcées par M. Campion, au mépris de son devoir d’enquête sérieuse sur les faits relatés. La cour d’appel confirma le jugement, indiquant que le caractère diffamatoire des propos poursuivis n’était pas contesté par le requérant qui n’avait pas fait d’offre de preuve de ses allégations. Elle ajouta que les témoins qui avaient déposé n’avaient fait qu’attester des propos tenus par M. Campion, sans avoir pour autant pu les authentifier. La Cour de cassation jugea que les propos étaient dépourvus de base factuelle.
CEDH
16. La Cour considère que la condamnation pénale du requérant pour complicité de diffamation publique constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des « buts légitimes » énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
17. La Cour observe que cette ingérence était « prévue par la loi », la condamnation du requérant ayant été prononcée en application des articles 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Elle rappelle qu’elle a déjà considéré que cette loi satisfait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (voir Lacroix c. France, no 41519/12, § 36, 7 septembre 2017 et les affaires qui y sont citées). Il n’est pas douteux, par ailleurs, que la condamnation du requérant pour diffamation envers un citoyen chargé d’un service public ou d’un mandat public poursuivait un but légitime, celui de protéger la « réputation ou les droits d’autrui ».
18. En ce qui concerne l’appréciation de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, la Cour renvoie aux principes généraux résumés dans l’arrêt Morice précité (§§ 124 à 127, CEDH 2015).
19. En l’espèce, la Cour constate que les juridictions nationales ont considéré que les propos du requérant comportaient l’imputation de faits précis, devant se prêter à la démonstration de leur exactitude. Elles ont estimé que le requérant n’apportait aucun élément de nature à accréditer les imputations graves qu’il avait formulées à l’égard de Dominique Strauss‑Kahn. La Cour de cassation, tout en admettant l’existence d’un débat d’intérêt général, a jugé que le requérant ne pouvait faire valoir sa bonne foi pour justifier la diffamation en l’absence de base factuelle pour prouver ses allégations.
20. La Cour observe, tout d’abord, que la qualité d’homme politique de Dominique Strauss-Kahn à l’époque des faits allégués l’exposait à un examen attentif de ses faits et gestes. Elle relève par ailleurs que les propos litigieux concernaient les agissements prétendument délictueux d’un personnage très connu et portaient ainsi sur un sujet d’intérêt général (voir, par exemple, Giesbert et autres c. France, nos 68974/11 et 2 autres, § 93, 1er juin 2017) même si ce dernier avait perdu de son importance à la suite de l’action en justice dirigée contre Dominique Strauss-Kahn aux États-Unis, à l’époque de la diffusion de l’article contesté, où il n’occupait plus aucune fonction de premier plan.
21. Cela étant dit, la Cour rappelle que l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression sans limites même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. Le paragraphe 2 de cet article précise que l’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités » qui peuvent revêtir de l’importance lorsque, comme en l’espèce, on risque de porter atteinte à la réputation de particuliers et de mettre en péril les « droits d’autrui ». Ainsi, l’information rapportée sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit (Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, no 4035/08, § 31, 11 janvier 2011, Kosinski c. Pologne (déc.), [Comité] no 23534/12, 10 mars 2015).
22. La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence bien établie, afin d’évaluer l’admissibilité d’une déclaration litigieuse, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité d’un fait peut se prouver, un jugement de valeur ne se prête pas à une démonstration de son exactitude. Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations quant à la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même lorsqu’une déclaration revêt le caractère d’un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle devient abusive. Par ailleurs, plus l’allégation est grave, plus la base factuelle doit être solide (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, §§ 76 et 78, CEDH 2004‑XI, Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira, précité, § 38, Łozowska c. Pologne, no 62716/09, § 83, 13 janvier 2015).
23. À cet égard, la Cour retient que les propos litigieux consistaient pour le requérant à accuser Dominique Strauss Kahn d’avoir exigé la remise d’une importante somme d’argent pour favoriser la reprise d’un parc d’attractions. En détaillant précisément une telle corruption et en l’attribuant à une personne nommément désignée, la Cour, comme les juridictions internes, considère que le requérant a affirmé l’existence d’un fait dont la réalité se prêtait à démonstration. Le requérant devait donc s’attendre à ce qu’on lui demande de fournir des éléments de nature à accréditer ses propos (Fleury c. France, no 29784/06, § 49, 11 mai 2010, De Lesquen du Plessis-Casso c. France (no 2), no 34400/10, §§ 35 et 36, 30 janvier 2014, Bartnik c. Pologne (déc.), no 53628/10, 11 mars 2014, Boykanov c. Bulgarie, no 18288/06, § 41, 10 novembre 2016).
24. Or, la Cour note que les juridictions nationales, tout en tenant compte du statut du requérant, qui n’est pas un professionnel de l’information, n’exigeant de lui ni d’effectuer une enquête sérieuse ni d’établir entièrement la véracité des propos litigieux (paragraphes 10 et 12 ci-dessus), ont constaté que celui-ci avait failli à produire des éléments susceptibles d’étayer ses imputations diffamatoires. En particulier, elles ont considéré que les témoignages recueillis par le requérant et matérialisés dans des attestations ainsi que les dépositions orales faites devant elles ne constituaient pas une base factuelle suffisante, les témoins ne faisant qu’attester de la réalité des propos que le requérant leur avaient tenus « sans qu’ils aient pu les authentifier » (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour estime qu’en exigeant du requérant, qui a fait une relation précise des faits dans lesquels il était impliqué, qu’il apporte des éléments de nature à les accréditer, les juridictions françaises n’ont pas excédé la marge d’appréciation dont elles disposaient. La Cour ne décèle pas d’éléments pour s’écarter des conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions nationales. Avec ces dernières, elle considère que le requérant ne disposait pas d’une base factuelle suffisante pour affirmer publiquement que Dominique Strauss-Kahn aurait commis des faits susceptibles de caractériser le délit de corruption ou de trafic d’influence.
25. En l’absence d’une base factuelle solide et convaincante, et compte tenu de la gravité des accusations portées et du droit que l’article 6 § 2 de la Convention reconnaît aux individus d’être présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie (Fleury, précité, § 50, Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira, précité, § 34), la Cour considère que les motifs avancés par les juridictions nationales pour condamner le requérant étaient pertinents et suffisants.
26. Enfin, au vu des circonstances de l’espèce, la Cour ne juge pas excessive ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression la condamnation du requérant à une amende de 2 000 EUR, avec sursis, et à verser 1 500 EUR (in solidum) au titre des dommages et intérêts.
27. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation publique et la sanction qui lui a été infligée n’étaient pas disproportionnées aux buts légitimes visés. L’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression était donc nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation d’autrui. Partant, la requête est irrecevable pour défaut manifeste de fondement conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
MATER c. TURQUIE du 16 juillet 2013 requête 54997/08
Des articles de presse dénoncent qu'un écrivain reçoit de l'argent de la fondation américaine MAC Arthur pour écrire un livre sur les sévices subis par les membres du PKK. Pas de condamnation sur le recours de la requérante devant les juridictions internes turques. Ce manque de condamnation n'est pas une violation de l'article 8 de la Convention.
49. La présente espèce porte sur des articles dont la requérante allègue qu’ils ont, par leur contenu, porté atteinte à sa vie privée et à son intégrité professionnelle. A cet égard, la Cour rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI). Elle réitère que la réputation d’une personne, même si cette personne est critiquée dans le cadre d’un débat public, fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale et qu’elle relève dès lors aussi de sa « vie privée » (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007). L’article 8 trouve donc à s’appliquer en l’espèce. Il convient dès lors de rejeter l’exception préliminaire que le Gouvernement a soulevée pour incompatibilité ratione materiae de la requête avec la Convention.
50. La Cour observe ensuite que la requérante ne se plaint pas d’une action de l’Etat mais du manquement de celui-ci à protéger sa vie privée contre l’ingérence de tiers. Il lui incombe donc de déterminer si l’Etat, dans le contexte des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit de la requérante à la protection de sa réputation, qui constitue un élément de sa « vie privée », et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention (Pfeifer, précité, § 38, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 99, CEDH 2012).
51. Si la mise en balance entre ces deux droits s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011).
52. A cet égard, la Cour rappelle que, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque contre la réputation personnelle doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). Elle rappelle en outre qu’on ne saurait invoquer l’article 8 de la Convention pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions (Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 49, CEDH 2004-VIII).
53. La Cour rappelle par ailleurs le rôle essentiel de la presse dans une société démocratique. Si elle ne doit pas franchir certaines limites tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui, il incombe néanmoins à la presse de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997‑I). En outre, bien que la liberté journalistique comprenne aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313), elle est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I).
54. En effet, la Cour reconnaît qu’une distorsion de la réalité, opérée de mauvaise foi, peut parfois transgresser les limites de la critique acceptable : une affirmation véridique peut se doubler de remarques supplémentaires, de jugements de valeur, de suppositions, voire d’insinuations, susceptibles de créer une image erronée aux yeux du public (voir, par exemple, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 45, 27 mai 2004).
55. Ainsi, la mission d’information comporte nécessairement des devoirs et des responsabilités ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément. C’est particulièrement le cas lorsque le récit médiatique tend à imputer des faits d’une particulière gravité à des personnes nommément citées, une telle imputation comportant le risque de désigner ces personnes à la vindicte publique (Falakaoğlu et Saygılı c. Turquie, no 11461/03, § 27, 19 décembre 2006).
56. Dans les circonstances de l’espèce, il appartient à la Cour de rechercher si les juridictions nationales ont manqué à protéger la requérante contre une critique excessive. A cet égard, elle observe que le différend entre les parties dans la présente affaire porte pour une large part sur la qualification – déclaration de fait ou jugement de valeur – à donner aux articles litigieux. Elle réitère sur ce point qu’il y a lieu de distinguer entre faits et jugements de valeur et que, si la matérialité des faits peut se prouver, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 103).
57. Il n’en demeure pas moins que la mise en cause directe de personnes déterminées implique l’obligation de fournir une base factuelle, et que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 99, CEDH 2004‑XI).
58. Dans la présente affaire, la Cour procédera à une appréciation des circonstances litigieuses à la lumière des critères pertinents se dégageant de sa jurisprudence (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-112). A cet égard, elle estime que pour apprécier l’existence d’une atteinte au droit à la vie privée de la requérante, elle doit analyser les articles litigieux en tenant compte de leur teneur mais aussi de l’ensemble des circonstances dans lesquelles ils s’insèrent. A cet égard, elle observe tout d’abord que la requérante est une personnalité publique dont la notoriété s’est encore accrue avec la publication du « Livre de Mehmet ». Les poursuites pénales dont elle a fait l’objet en raison de cet ouvrage ont par ailleurs fait l’objet d’une publicité importante. En ce sens, les articles incriminés portaient sur des thèmes d’intérêt général et d’actualité puisqu’ils se rapportaient au contenu d’un livre dont le sujet – les agissements de l’armée dans le Sud-Est de la Turquie dans le cadre de la lutte contre le PKK – avait, d’après la requérante, suscité lors de sa parution une vive polémique, relayée par les médias (paragraphe 47 ci-dessus).
59. Procédant ensuite à un examen scrupuleux du contenu des écrits litigieux, la Cour observe que ceux-ci – par le style employé tant dans les titres que dans les articles eux-mêmes – interpellaient directement le lecteur au sujet des faits qui y étaient énoncés. Le ton des articles litigieux était incisif et ironique, les allusions négatives y étaient nombreuses et le journaliste exprimait clairement son scepticisme quant à la véracité des interviews constituant l’ouvrage de la requérante. Ces articles interpellaient en outre directement la requérante l’enjoignant, à maintes reprises, à répondre aux diverses sollicitations et questions du journaliste portant sur son livre. Ils renfermaient également des imputations factuelles relatives notamment à l’octroi, par une fondation américaine présentée tout d’abord comme ayant des liens avec la CIA, d’une somme d’argent à la requérante pour la rédaction de son livre et étaient assortis d’interprétations subjectives de celles-ci. Certains passages étaient particulièrement acerbes à l’endroit de la requérante, l’éditorialiste se livrant à des conjectures quant aux motivations idéologiques et financières qui auraient poussé l’intéressée à écrire cet ouvrage.
60. La Cour reconnaît donc que le langage utilisé peut passer pour provocateur. Elle réitère à cet égard que, s’il est vrai que tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites, notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est cependant permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 54, 19 juin 2012), c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos (Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006‑XIII).
61. Par ailleurs, que les allégations du journaliste mis en cause s’analysent en des imputations de faits ou en des jugements de valeur, la Cour observe qu’elles n’étaient pas dépourvues de bases factuelles s’agissant notamment de la somme perçue par la requérante de la fondation Mac Arthur pour écrire cet ouvrage. Elle souligne de plus que, dans les éditoriaux litigieux, les conjectures et interprétations diverses du journaliste mis en cause quant aux motivations de la requérante pour écrire ce livre étaient reconnaissables en tant que commentaires personnels et expression d’opinions, et aisément perceptibles comme tels par le lecteur.
62. La Cour accorde en outre de l’importance au fait qu’un résumé d’une déclaration de la requérante, exposant en quoi avait consisté le financement que lui avait accordé la fondation Mac Arthur et comment elle avait obtenu un tel financement, a été publié dans le quotidien Hürriyet. Elle observe qu’ont également été publiés un résumé d’une déclaration du président de la fondation en cause par laquelle il contestait tout lien de la fondation avec la CIA, ainsi qu’un résumé des explications relatives au financement du site Internet BIA par l’Union européenne (paragraphes 18 ci-dessus).
63. La Cour n’ignore pas que la publication de ces explications était elle-même assortie de commentaires de la part du journaliste mis en cause. Il n’en demeure pas moins que les propos de la requérante par lesquels elle rappelait avoir été acquittée des chefs d’insultes et de dépréciation de l’armée turque ont été portés à la connaissance du public.
64. Certes, la requérante a fait, pendant une dizaine de jours, l’objet d’articles constitutifs d’une critique virulente à son endroit. Cela étant, ces articles consistaient en des éditoriaux qui, s’ils se caractérisaient par une grande liberté de ton, ne contenaient pas d’insultes personnelles à l’endroit de la requérante ni d’appel à la violence à son encontre. Leur contenu ne permet pas en ce sens d’établir qu’ils aient pu être en soi, de nature à menacer l’intégrité physique de la requérante ou celle de ses proches.
65. Enfin, examinant les critères mis en œuvre par les juridictions internes pour juger des articles litigieux, la Cour observe que les tribunaux nationaux ont souligné à la fois l’importance de la liberté de la presse et ses limites au regard des droits de la personnalité d’autrui. L’affaire a ainsi été examinée trois fois par la Cour de cassation avant que son assemblée plénière des chambres civiles conclût, après avoir soupesé les différents intérêts en jeu, que les écrits litigieux s’inscrivaient dans les limites de la critique admissible (paragraphe 30 ci-dessus).
66. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et dans la mesure où les articles mis en cause par la requérante n’ont pas franchi les limites de la critique acceptable, la Cour conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention.
ARRET HACHETTE FILIPACCHI ASSOCIES(«ICI PARIS») c. FRANCE DU 23 JUILLET 2009 Requête n° 12268/03
JOHNNY HALLIDAY se plaint d'un article qui explique qu'il est ruiné et qu'il doit tout vendre pour sauver sa maison à Saint Tropez. Il se plaint d'une atteinte à la vie privée et obtient la condamnation du journal devant les juridictions françaises. Comme le journal n'a pas dénigré le chanteur, comment dénigrer une Start adorée de tous les français ? la CEDH considère qu'il n'ya pas de proportion entre les termes de l'article et la condamnation non nécessaire dans une société démocratique pour préserver des droits d'autrui et par conséquent une violation de l'article 10 de la Convention.
"a)l'existence d'une ingérence
30. La Cour ne peut suivre l'argument du Gouvernement selon lequel le présent litige se situerait sur un plan strictement privé, qui s'inscrirait dans le cadre de relations économiques entretenues entre deux personnes privées, échappant ainsi à tout contrôle direct ou indirect de l'Etat.
31. Elle relève en effet que les juridictions françaises, saisies initialement par le chanteur Johnny Hallyday, ont condamné la requérante, éditrice du journal en cause, au paiement de 20 000 EUR de dommages-intérêts pour atteinte portée à l'image et au respect dû à la vie privée de l'intéressé. Ce constat suffit à la Cour pour considérer qu'il est manifeste que la requérante a subi une « ingérence d'autorités publiques » dans l'exercice de son droit garanti par l'article 10 § 1 de la Convention (Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 28, CEDH 2004-II, et Markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 27, série A no 165).
b) Sur la justification de l'ingérence
32. Pareille ingérence enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l'article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
i. « Prévue par la loi »
33. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le droit interne applicable, y inclus la jurisprudence, doit être formulé avec suffisamment de précision pour permettre au justiciable, en s'entourant, au besoin, de conseils éclairés, de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d'un acte déterminé (voir, parmi tant d'autres, Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 31, CEDH 2007-...).
34. S'agissant de sa condamnation pour atteinte au droit à l'image, la Cour rappelle qu'elle a déjà jugé que l'article 9 du code civil, interprété avec souplesse, a permis de développer le concept du « droit à l'image », issu de celui plus large du « droit au respect de la vie privée », par le biais d'une construction jurisprudentielle aujourd'hui bien établie, et de s'adapter aux nombreuses situations de fait qui peuvent se présenter ainsi qu'à l'évolution des mœurs, des mentalités et des techniques en ce domaine depuis l'adoption de la loi du 17 juillet 1970 (voir, sur ce point précisément, Prisma Presse c. France précitée).
35. Certes, la requérante fait valoir que le droit à l'image n'a été entièrement rattaché à l'article 9 dudit code que dans un arrêt de la Cour de cassation du 13 janvier 1998, postérieur à la publication de l'article litigieux, ce dont convient d'ailleurs le Gouvernement.
Toutefois, la Cour note que la substance du droit à l'image, apparue dès 1858 dans l'affaire « Rachel » sur le fondement de la responsabilité civile, existait bien avant l'introduction de la loi du 17 juillet 1970 et, que la haute juridiction française avait déjà jugé, que toute personne, au visa de l'article 9 du code précité (voir, supra, les deux arrêts de la Cour de cassation rendus le 13 avril 1988 et le 12 juin 1990 cités par le Gouvernement au paragraphe 25), pouvait s'opposer à la diffusion sans son autorisation de son image. Il existait donc des précédents jurisprudentiels pertinents que la requérante, professionnelle avisée de l'édition de la presse, ne pouvait ignorer.
36. Quant à la condamnation de l'intéressée pour avoir diffusé des renseignements tenant au patrimoine du chanteur et à son mode de vie dépensier, la Cour constate, au vu des informations dont elle dispose, que ces éléments font partie, en droit français, de la vie privée de toute personne et sont protégés comme tels (voir, supra, paragraphe 18).
37. En conséquence, la Cour estime que la condamnation pour atteinte à la vie privée du chanteur Johnny Hallyday était « prévue par la loi », au sens du paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention.
ii. « But légitime »
38. Aux yeux de la Cour, l'ingérence visait un but légitime – à savoir la protection « des droits d'autrui », en l'occurrence le droit au respect de la vie privée du plaignant – ce qui n'est d'ailleurs pas contesté.
iii. « Nécessaire dans une société démocratique »
39. Il reste donc à examiner si l'ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », c'est-à-dire proportionnée au but légitime poursuivi. A cet égard, la Cour se réfère aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux précédents, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil 1996-II).
40. Elle rappelle que si l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine, en particulier, du discours politique (Brasilier c. France, no 71343/01, §§ 39-41, 11 avril 2006) et, de façon plus large, dans des domaines portant sur des questions d'intérêt public ou général, il en est différemment des publications de la presse dite « à sensation » ou « de la presse du cœur », laquelle a habituellement pour objet de satisfaire la curiosité d'un certain public sur les détails de la vie strictement privée d'une personne (voir en particulier Von Hannover, précité, § 65, et Société Prisma Presse c. France (déc.), nos 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003). Quelle que soit la notoriété de la personne visée, lesdites publications ne peuvent généralement passer pour contribuer à un débat d'intérêt public pour la société dans son ensemble, avec pour conséquence que la liberté d'expression appelle dans ces conditions une interprétation moins large (voir Société Prisma Presse, précitée ; voir également, Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, § 77, 9 novembre 2006).
41. Dans le cas d'espèce, la Cour est amenée à trancher le conflit de droits fondamentaux existant en l'espèce entre, d'une part, le droit de la requérante à la liberté d'expression (qui englobe celui du public à être informé) et, d'autre part, le droit au respect de la vie privée du chanteur. Il s'agit là de droits fondamentaux qui méritent a priori un égal respect, ce qui amène la Cour à examiner l'ensemble de la situation et à vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre ces deux droits et libertés protégés par la Convention (voir en particulier Von Hannover, précité, § 57, et N.N. et T.A. c. Belgique, no 65097/01, § 43, 13 mai 2008).
42. La Cour ne méconnait pas la qualité d'organe de presse libre de la requérante – ce qui n'est d'ailleurs pas contesté par le Gouvernement – ni l'intérêt, que peut avoir, pour une partie du lectorat, le type de publication en cause.
43. Elle considère néanmoins que, bien que la requérante tente de rattacher le sujet traité à une question d'intérêt général – la vie culturelle française – l'article litigieux et les photos l'accompagnant, qui se concentrent sur les difficultés financières supposées du chanteur et sur la façon dont il exploitait son nom et son image, ne peuvent être considérés comme ayant participé ou contribué à un « débat d'intérêt général » pour la collectivité, au sens donné par la jurisprudence de la Cour. Dans ces conditions, la marge d'appréciation de l'Etat défendeur est plus large.
44. Tout d'abord, la Cour relève que les juridictions nationales – la Cour de cassation, dans son arrêt du 30 mai 2000, et la cour d'appel de Versailles statuant en tant que juridiction de renvoi, le 9 octobre 2002 – ont considéré que la requérante avait porté atteinte au droit à l'image du plaignant au motif que la publication, sans son accord, des photographies publicitaires le représentant, ne respectait pas la finalité pour laquelle il avait donné son autorisation à la reproduction de son image.
45. Elle rappelle à cet égard qu'en principe, la protection du droit à l'image contre les abus de la part de tiers fait partie intégrante des droits protégés par l'article 8 de la Convention (voir Von Hannover, précité, § 57, K. c. Lettonie, (déc.), no 71225/01, 21 octobre 2004 et, plus récemment, Gourguenidze c. Géorgie, no 71678/01, § 55 et s., 17 octobre 2006), et que si la liberté d'expression s'étend également à la publication de photographies, il s'agit là d'un domaine où la protection de la réputation et de la vie privée d'autrui revêt une importance particulière (Von Hannover, précité, § 59).
46. La Cour conçoit dès lors que, de manière générale, le détournement ou l'utilisation abusive d'une photographie, pour laquelle une personne avait autorisé sa reproduction dans un but précis, puisse être considéré comme un motif pertinent pour restreindre le droit à la liberté d'expression. Ce constat ne suffit toutefois pas à justifier à lui seul la condamnation de la requérante.
47. Aux yeux de la Cour, il convient d'attacher une importance particulière à la nature des clichés publiés, qui étaient de caractère exclusivement publicitaire. Elle relève que la présente requête se distingue des affaires qu'elle a précédemment examinées dans lesquelles les photographies litigieuses procédaient de manœuvres frauduleuses ou clandestines (voir, en ce qui concerne des photographies prises au téléobjectif à l'insu des victimes, Von Hannover, précité, § 68, et Société Prisma Presse, précitée), ou bien révélaient des détails de la vie privée des personnes en s'immisçant dans leur intimité (voir, s'agissant de la publication de photos sur une prétendue relation adultère, Campmany et Lopez Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, CEDH 2000-XII).
48. La Cour considère surtout que ces clichés n'étaient ni dénaturés, ni détournés de leur finalité commerciale, puisqu'ils illustraient, de manière certes critique, l'information du journal selon lequel le chanteur, pour satisfaire ses besoins financiers, vendait son image au profit de produits de consommation divers et variés – produits dont les lieux de vente étaient au demeurant indiqués par le magazine lui-même, comme l'a relevé la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 6 mars 1998 (paragraphe 10 ci-dessus).
49. La Cour relève ensuite que la requérante a été condamnée pour avoir porté atteinte au respect dû à la vie privée du chanteur, motif pris de ce que les informations publiées portaient sur son mode de vie dépensier et sur sa personnalité, sans que leur révélation antérieure par l'intéressé soit de nature à en justifier la publication.
50. Si les informations portant sur la personnalité d'un individu peuvent constituer, au regard du droit au respect de la vie privée, un motif pertinent pour les juridictions permettant de restreindre le droit à la liberté d'expression (voir, en ce sens, Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, précité, § 77), un tel motif, n'apparait pas en l'espèce suffisant, pour justifier la condamnation de la requérante.
51. La Cour note d'abord que les éléments d'information concernant la manière dont l'intéressé gérait et dépensait généreusement son argent, ne relevaient pas du cercle intime de la vie privée protégée par l'article 8 de la Convention.
52. La Cour constate ensuite que la révélation antérieure par l'intéressé lui-même des informations litigieuses est un élément essentiel de l'analyse de l'immixtion reprochée à la société de presse dans certains aspects de la vie privée du chanteur. En effet, les informations, une fois portées à la connaissance du public par l'intéressé lui-même, cessent d'être secrètes et deviennent librement disponibles.
Selon la Cour, les révélations du chanteur, une fois rendues publiques, affaiblissent le degré de protection à laquelle ce dernier pouvait prétendre au titre de sa vie privée, s'agissant désormais de faits notoires et d'actualité.
Or, la divulgation de ces informations n'a été prise en compte par la cour d'appel de Versailles que lors de l'évaluation de la réparation allouée, et n'a eu aucune incidence sur l'appréciation même de la faute reprochée à la requérante.
53. De l'avis de la Cour, c'est pourtant là un critère déterminant dans l'appréciation de l'équilibre à ménager entre le droit de la requérante à la liberté d'expression et celui du chanteur au respect de sa vie privée. Dans la mesure où la requérante a repris, sans les déformer, une partie des informations librement divulguées et rendues publiques par le chanteur, notamment dans son autobiographie, sur ses biens et sur la façon dont il employait son argent, la Cour est d'avis que celui-ci ne conservait plus une « espérance légitime » de voir sa vie privée effectivement protégée (Von Hannover, précité, § 51 ; voir également, mutatis mutandis, Halford c. Royaume-Uni, arrêt du 25 juin 1997, Recueil 1997-III, § 45 ).
54. Bien que la tonalité générale de l'article incriminé puisse paraître négative à l'égard du chanteur, la Cour constate également que l'article litigieux ne renfermait aucune expression offensante ou volonté de nuire envers Johnny Hallyday (voir, a contrario, Shabanov et Tren c. Russie, no 5433/02, § 41, 14 décembre 2006, et Tammer, précité, §§ 65-67). Il en résulte que la requérante, ayant eu recours à la dose « d'exagération » et de « provocation » qui est permise dans le cadre de l'exercice de la liberté journalistique dans une société démocratique (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38), n'a pas dépassé les limites qui y sont attachées.
55. En conclusion, même si les motifs invoqués par les juridictions internes peuvent apparaître pertinents, ils ne suffisent pas à démontrer que l'ingérence dénoncée dans le droit de la requérante était « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour n'estime pas indispensable, dans ces conditions, d'examiner la nature et le quantum de la condamnation infligée pour mesurer la proportionnalité de l'ingérence. Compte tenu de tous ces éléments, et en dépit de la marge d'appréciation élevée laissée à l'Etat en la matière, la Cour estime que le juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu n'a pas été ménagé en l'espèce.
56. Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention."
Gafiuc c. Roumanie du 13 octobre 2020 requête n o 59174/13
Non violation article 10 : Le retrait de l’accréditation accordée à un journaliste pour consulter les archives de la Securitate n’a pas emporté violation de la Convention
L’affaire concerne le retrait d’une accréditation qui avait été accordée à un journaliste pour l’étude des archives de la Securitate afin d’effectuer des recherches sur la vie sportive pendant le régime communiste. En juin et juillet 2009, ce journaliste publia plusieurs articles dans lesquels il divulguait des informations sur différents sportifs connus. La Cour observe que l’obligation pour le requérant d’assurer la protection des données personnelles détenues par les autorités publiques était prévisible et que le retrait de l’accréditation en cas de non-respect d’un usage exclusivement scientifique était prévu par le règlement du Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate (CNSAS). La Cour rappelle que telle que garantie par l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression n’est pas illimitée. Elle peut être restreinte aux fins de la protection des droits et libertés d’autrui. La Cour estime donc raisonnable et légitime que le CNSAS ait considéré que le non-respect par le requérant de ses obligations légales avait compromis irrémédiablement la confiance qui devait exister entre l’institution et les personnes auxquelles elle autorisait un accès à ses documents. La Cour ne juge pas disproportionné le retrait de l’accréditation.
Art 10 • Liberté d’expression • Retrait d’une accréditation de recherche dans des archives suite au non-respect par le journaliste de la vie privée des tiers • Obligation générale de tout organisme détenteur de données personnelles de les protéger contre toute divulgation injustifiée, même sans plainte des personnes concernées • Mesure non disproportionnée • Informations très personnelles divulguées de manière nominative, sans tri ni analyse propres à les inscrire dans le but déclaré de la recherche • Absence de contribution à un débat d’intérêt général
FAITS
Le requérant, M. Justin Paul Gafiuc, est un ressortissant roumain, né en 1975 et résidant à Bucarest. A l’époque des faits, M. Gafiuc était journaliste sportif au journal Gazeta Sporturilor. L’affaire concerne le retrait d’une accréditation qui avait été accordée au journaliste pour l’étude des archives de la Securitate afin d’effectuer des recherches sur la vie sportive pendant le régime communiste. En 2005, le Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate (CNSAS) autorisa M. Gafiuc à accéder à ses archives en tant que chercheur afin d’étudier le sport roumain pendant l’ère communiste. En juin et juillet 2009, M. Gafiuc publia six articles, dans lesquels il divulguait des informations sur différents sportifs connus. Le 21 juillet 2009, le collège de direction du CNSAS décida de lui retirer son accréditation, du fait que dans certains des articles publiés, M. Gafiuc n’avait pas respecté l’obligation légale de protéger la vie privée et familiale des personnes mentionnées dans les documents de la Securitate. M. Gafiuc contesta la décision auprès du collège qui rejeta cette contestation. Le 5 octobre 2009, M. Gafiuc saisit la cour d’appel d’une action en contentieux administratif contre le CNSAS. La cour d’appel rejeta l’action pour défaut de fondement et jugea que M. Gafiuc n’avait pas respecté les obligations imposées par l’article 28 § 3 de l’ordonnance d’urgence du gouvernement (OUG) n° 24/2008 sur l’accès des citoyens à leur dossier personnel et la divulgation (deconspirarea) des actes de la Securitate et l’article 39 §§ 1, 2, 5 et 7 du règlement du CNSAS. M. Gafiuc contesta l’arrêt rendu par la cour d’appel. Par un arrêt définitif rendu le 14 mars 2013, la Haute Cour rejeta le recours. Elle confirma que les procès-verbaux contestés par M. Gafiuc constituaient bien des actes administratifs, que ce dernier n’avait pas dûment protégé la vie privée et familiale des personnes mentionnées dans les dossiers de la Securitate et que la décision de retrait de l’accréditation de l’intéressé trouvait une base légale dans les dispositions générales de la loi n° 677/2001.
Article 10
La Cour observe qu’il ressort du procès-verbal du CNSAS du 21 juillet 2009 et de l’arrêt de la cour d’appel du 20 septembre 2011, que la décision de retrait de l’accréditation reposait sur l’article 28 §§ 1 et 3 de l’OUG n° 24/2008 et sur l’article 39 §§ 1, 2, 5 et 7 du règlement du CNSAS. Autant le collège du CNSAS que la Haute Cour ont également noté que le requérant avait méconnu les dispositions de la loi générale n° 667/2001, relative à la protection des personnes et au traitement des données à caractère personnel. La Cour note que ces articles de l’OUG et du règlement du CNSAS prévoient l’obligation pour les bénéficiaires d’une autorisation d’accès aux archives de la Securitate, de protéger la vie privée et familiale des personnes persécutées par les organes de la sécurité de l’Etat, conformément aux dispositions de la loi n° 667/2001. Le règlement du CNSAS prévoit en outre le retrait de l’accréditation des personnes qui utiliseraient à des fins autres qu’exclusivement scientifiques les documents mis à leur disposition. La loi n° 667/2001 assure une protection générale de toutes les données personnelles détenues par les autorités de l’Etat. La Cour ne voit pas de raisons de remettre en question l’analyse des juridictions internes. De plus, elle observe que l’article 5 §§ 1, 2 et 3 de la loi n° 677/2001 indiquait que les données à caractère personnel ne pouvaient être traitées qu’avec le consentement exprès et non équivoque de la personne concernée. Dès lors, la Cour considère que l’obligation pour le requérant d’assurer la protection des données personnelles détenues par les autorités publiques était prévisible et que le retrait de l’accréditation en cas de non-respect d’un usage exclusivement scientifique était prévu par le règlement du CNSAS. La Cour en conclut que l’ingérence était bien « prévue par la loi ». En ce qui concerne le but de l’ingérence, la Cour note qu’en l’espèce, le requérant a demandé l’accès aux archives de la Securitate afin de recueillir des informations dans un but de recherche historique. Les documents étudiés contenaient des informations sur des personnes qui avaient été surveillées par la police politique ou qui avaient collaboré avec elle. La Cour estime raisonnable de la part d’une autorité publique chargée de gérer des fichiers contenant des informations sur des particuliers, de prévoir dans son règlement des garanties pour protéger les droits fondamentaux de ces personnes. Par ailleurs, la loi n° 677/2001 assure la protection des personnes à l’égard du traitement et de la circulation des données à caractère personnel. Dès lors, compte tenu de l’obligation légale pour toute autorité de protéger les données à caractère personnel qu’elle détient, la Cour estime que le Gouvernement peut invoquer à juste titre le but légitime de protection des droits d’autrui quand bien même les personnes visées ne se sont pas manifestées. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, la Cour observe que le requérant avait divulgué dans des articles de presse des informations sur des personnes qui avaient collaboré avec la police politique en lui fournissant des informations sur différentes personnalités sportives. Les informations dévoilées au public présentaient des agissements relevant de la sphère privée ou concernant l’intégrité morale desdites personnes. Qui plus est, le requérant citait ces personnes par leur nom. Les informations ne concernaient pas des performances sportives, n’avaient pas été rendues publiques par les intéressés et n’étaient pas autrement accessibles au public qui n’avait pas les moyens d’en vérifier l’exactitude. Ces personnes étaient en droit d’attendre, tant de la part des autorités que de la part du requérant qui y avait eu accès, une protection de leur droit au respect de leur vie privée. La Cour rappelle que telle que garantie par l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression n’est pas illimitée. Elle peut être restreinte aux fins de la protection des droits et libertés d’autrui. En l’espèce, le requérant a choisi non pas de réaliser un examen académique des informations obtenues dans les archives de la Securitate, mais de divulguer celles-ci sous une forme brute, sans en apprécier la pertinence au regard du but déclaré de sa recherche : le sport en Roumaine sous le régime communiste. Au lieu de trier ces informations, il a révélé au public des aspects de la vie privée des sportifs qui n’étaient nullement de nature à contribuer à un débat d’intérêt général. Le requérant a pu saisir les juridictions internes pour contester le retrait de son accréditation. Ces juridictions ont jugé qu’il avait méconnu son obligation de protéger le droit à la vie privée des personnes persécutées par la Securitate et qu’il s’était éloigné du but de recherche pour lequel l’accréditation lui avait été accordée. La conséquence du non-respect par le requérant de ses obligations légales a été le retrait de l’accréditation. La Cour note toutefois que cela ne l’a pas empêché pas d’exercer son métier de journaliste. La Cour estime donc raisonnable et légitime que le CNSAS ait considéré que le non-respect par le requérant de ses obligations légales avait irrémédiablement compromis la confiance qui devait exister entre l’institution et les personnes auxquelles elle autorisait un accès à ses documents. La Cour ne juge pas disproportionné le retrait de l’accréditation.
La Cour considère que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant était étayée par des motifs pertinents et suffisants et que les autorités ont ménage un juste équilibre entre les intérêts en cause, sans outrepasser leur marge d’appréciation. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
CEDH
a) Sur l’existence d’une ingérence
54. La Cour constate que les positions des parties divergent sur la question de l’existence en l’espèce d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (paragraphes 42 et 49 ci‑dessus).
55. La Cour observe que le requérant avait obtenu l’autorisation d’accéder aux archives de la Securitate en tant que chercheur (paragraphe 5 ci-dessus) et qu’il était journaliste sportif (paragraphe 4 ci-dessus). Il n’est pas contesté entre les parties que, afin d’écrire des articles de presse, il a utilisé les informations qu’il avait obtenues en consultant les archives. Le retrait de l’accréditation avait donc eu un effet sur l’activité de l’intéressé, l’empêchant d’obtenir des informations pour achever son travail. La Cour rejette donc l’argument du Gouvernement selon lequel la mesure litigieuse n’a eu aucune incidence sur le droit du requérant de communiquer des informations et admet qu’il y a eu ingérence dans le droit de ce dernier à la liberté d’expression (voir Selmani et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 67259/14, § 61, 9 février 2017, et, mutatis mutandis, Szurovecz c. Hongrie, no 15428/16, § 54, 8 octobre 2019).
b) Sur la justification de l’ingérence
56. Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10 et être « nécessaire dans une société démocratique » (Magyar Helsinki Bizottság, [GC], no 18030/11, § 181, 8 novembre 2016).
Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »
Principes généraux
57. La Cour a résumé récemment dans l’arrêt Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie ([GC], no 201/17, § 93-98, 20 janvier 2020) les principes applicables lorsqu’il s’agit de déterminer si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression satisfait à l’exigence de légalité. Elle rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, [GC], précité, § 93, ainsi que les références qui s’y trouvent citées).
58. En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, elle a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, [GC], précité, § 94). Par ailleurs, l’exigence de prévisibilité ne saurait être interprétée comme une règle commandant que les modalités détaillées d’application d’une loi soient énoncées dans le texte lui-même ; elle peut se trouver respectée si des points qui ne peuvent pas être tranchés de manière satisfaisante sur la base du droit interne sont énoncés dans des textes de rang infra-législatif (ibidem).
59. Par ailleurs, un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à lui seul à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. De même, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence de « prévisibilité » aux fins de la Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La fonction de décision confiée aux tribunaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, compte tenu des évolutions de la pratique quotidienne (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, [GC], précité, § 97, ainsi que la référence qui s’y trouve citée).
Application de ces principes en l’espèce
60. La Cour note que les parties sont en désaccord sur la question de savoir si le retrait de l’accréditation du requérant reposait sur une base légale conforme aux exigences de la Convention. L’intéressé soutient principalement que la loi interne ne sanctionnait pas par le retrait de l’accréditation le non-respect de l’obligation de préserver le droit au respect de la vie privée des personnes persécutées par la Securitate (paragraphe 43 ci-dessus) et qu’en tout état de cause, ses articles ne concernaient pas des personnes « persécutées » par les organes de la Securitate (paragraphe 27 ci‑dessus). Le Gouvernement, de son côté, fait valoir que les décisions de justice internes ont confirmé que l’article 28 § 3 de l’OUG no 24/2008 et l’article 39 du règlement du CNSAS conféraient une base légale à la mesure litigieuse.
61. La Cour observe qu’il ressort du procès-verbal du CNSAS du 21 juillet 2009 (paragraphe 5 ci-dessus) et de l’arrêt de la cour d’appel du 20 septembre 2011 (paragraphe 21 ci-dessus) que la décision de retrait de l’accréditation reposait sur l’article 28 §§ 1 et 3 de l’OUG no 24/2008 et sur l’article 39 §§ 1, 2, 5 et 7 du règlement du CNSAS. En outre, tant le collège que la Haute Cour ont noté que le requérant avait méconnu les dispositions de la loi générale no 677/2001 relative à la protection des personnes à l’égard du traitement des données à caractère personnel qu’ils estimaient applicables en l’espèce (paragraphes 10, 13 et 28 ci-dessus).
62. La Cour note que tant l’article 28 § 3 de l’OUG no 24/2008 que l’article 39 § 5 du règlement du CNSAS prévoient l’obligation pour les bénéficiaires d’une autorisation d’accès aux archives de la Securitate de protéger la vie privée et familiale des personnes persécutées par les organes de la sécurité de l’État, conformément aux dispositions de la loi no 677/2001 (paragraphes 32 et 34 ci-dessus). Elle note aussi que l’article 39 § 7 du règlement du CNSAS prévoit le retrait de l’accréditation des personnes qui utilisent à des fins autres qu’exclusivement scientifiques les documents mis à leur disposition (paragraphe 34 ci-dessus). En outre, la loi no 677/2001 assure une protection générale à toutes les données personnelles détenues par les autorités de l’État (paragraphe 30 ci-dessus).
63. La divergence d’opinions entre les parties quant à la base légale provient plus particulièrement de leur désaccord sur la question de savoir si le retrait de l’accréditation prévu à l’article 39 § 7 du règlement du CNSAS pouvait sanctionner le non-respect de l’obligation de protéger la vie privée et familiale qui incombait en vertu des articles 39 § 5 du règlement et 28 § 3 de l’OUG no 24/2008 aux bénéficiaires d’un accès à ces documents.
64. En l’espèce, la Cour note que, dans son arrêt du 20 septembre 2011, la cour d’appel a examiné en détail l’argument que le requérant tirait d’un défaut de base légale du retrait de l’accréditation et elle a constaté que, dans ses articles, l’intéressé s’était borné à divulguer des éléments de la vie privée de certains sportifs sans analyser les méthodes utilisées par la Securitate dans leurs cas respectifs, s’éloignant ainsi du but pour lequel l’accréditation lui avait été accordée (paragraphe 25 ci-dessus). Elle note aussi que la Haute Cour a ajouté que la décision de retrait de l’accréditation de l’intéressé trouvait une base légale également dans les dispositions générales de la loi no 677/2001 (paragraphe 28 ci-dessus).
65. La Cour ne voit pas de raison de remettre en question l’analyse des juridictions nationales. Plus particulièrement elle tient compte de ce que l’article 5 §§ 1, 2 et 3 de la loi no 677/2001 indiquait que les données à caractère personnel ne pouvaient faire l’objet d’un traitement que si la personne concernée y avait consenti de manière expresse et non équivoque à l’exception de l’hypothèse où le traitement était effectué exclusivement à des fins de recherche statistique, historique ou scientifique et que les données restaient anonymes tout au long du processus et cela sans préjudice des dispositions légales relatives à l’obligation pour les autorités publiques de respecter et de protéger la vie intime, privée et familiale (paragraphe 30 ci-dessus). Dès lors, la Cour considère que l’obligation pour le requérant d’assurer la protection des données personnelles détenues par les autorités publiques était prévisible.
66. La Cour note ensuite que le paragraphe 7 de l’article 39 du règlement du CNSAS, qui régit l’octroi de l’accréditation et les obligations incombant aux bénéficiaires de l’accès qu’elle ouvre, prévoyait effectivement la possibilité de retirer l’accréditation au cas où un chercheur utiliserait les documents à des fins autres qu’exclusivement scientifiques (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour considère que la manière dont s’articulait cette disposition réglementaire et les différentes dispositions légales applicables en l’espèce, est une question d’interprétation du droit interne. Or, comme elle l’a rappelé à de nombreuses reprises dans sa jurisprudence, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 35, CEDH 1999‑III).
67. Compte tenu de l’obligation incombant au requérant de protéger les données personnelles en vertu de la loi no 667/2001 et de celle d’utiliser les informations obtenues à de fins exclusivement scientifiques, la Cour considère que l’interprétation que les juridictions nationales ont faite des dispositions légales n’était ni arbitraire ni imprévisible, et que le requérant pouvait prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, que ses actes étaient susceptibles d’appeler l’application de l’article 39 §§ 1, 2, 5 et 7 du règlement du CNSAS combinés avec les dispositions pertinentes de la loi no 677/2001.
68. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence faite dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression était « prévue par la loi » au sens du deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention.
Sur le but de l’ingérence
69. La Cour prend note ensuite des thèses divergentes des parties quant à la question de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime (paragraphes 44 et 51 ci-dessus).
70. Elle observe que le but invoqué par les autorités nationales pour prendre la mesure litigieuse était la protection de la vie privée des personnes mentionnées dans les articles publiés par l’intéressé. Toutefois, les faits de la présente affaire se distinguent de ceux des affaires dans lesquelles les personnes visées par un article de presse dénonçaient elles-mêmes une méconnaissance de leur droit à la vie privée à raison de l’exercice par un journaliste de sa liberté d’expression. En l’occurrence, c’est une autorité publique qui a pris la mesure contestée, afin de protéger le droit à la vie privée de tiers qui ne s’étaient pas manifestés pour se plaindre d’une atteinte à leurs droits.
71. La Cour note qu’en l’espèce, le requérant n’a pas demandé l’accès aux archives de la Securitate afin d’étudier son dossier personnel (voir, par exemple, Haralambie c. Roumanie, no 21737/03, § 60, 27 octobre 2009). Il a demandé et obtenu cet accès afin de recueillir des informations dans un but de recherche historique. Les documents qu’il a étudiés renfermaient des informations sur des personnes qui avaient été surveillées par la police politique ou qui avaient collaboré avec elle.
72. La Cour estime raisonnable pour une autorité publique amenée à gérer des fichiers contenant des informations sur des particuliers – en l’espèce, le CNSAS – de prévoir dans son règlement des garanties visant à protéger les droits fondamentaux de ces personnes, y compris leur droit à la vie privée. Par ailleurs, la loi no 677/2001 qui représente la loi générale en matière de protection des données personnelles à laquelle le règlement du CNSAS renvoie expressément assure la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (paragraphes 13 et 30 ci-dessus).
73. En matière de données à caractère personnel, la Cour s’est déjà appuyée dans sa jurisprudence sur la Convention du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (paragraphe 35 ci-dessus), dont le but est « de garantir (...) à toute personne physique (...) le respect de ses droits et de ses libertés fondamentales, et notamment de son droit à la vie privée, à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel la concernant » (article 1) – voir, par exemple, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 65, CEDH 2000‑II, et Magyar Helsinki Bizottság, [GC], précité, § 192.
74. Dès lors, compte tenu de l’obligation légale pour toute autorité publique de protéger les données à caractère personnel qu’elle détient, la Cour estime que le Gouvernement peut invoquer à juste titre le but légitime consistant à protéger les droits d’autrui, même si les personnes directement visées ne se sont pas manifestées.
75. S’agissant de l’argument du requérant selon lequel le retrait de son accréditation a privé le public de la possibilité de prendre connaissance d’informations d’intérêt général (paragraphe 44 ci-dessus), la Cour considère qu’il relève de l’examen de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique présenté ci-dessous (paragraphe 85 ci-dessous).
Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
Principes généraux
76. Les principes fondamentaux à appliquer pour déterminer si une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique » sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, entre autres, Magyar Helsinki Bizottság, [GC], précité, § 187, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007‑V) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
77. La Cour rappelle que toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Stoll, [GC], précité, § 102, ainsi que les références qui s’y trouvent citées). Elle rappelle également que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. La notion de journalisme responsable est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques. Elle englobe aussi, entre autres, la licéité du comportement des journalistes. Le fait qu’un journaliste ait enfreint la loi applicable doit être pris en compte, mais il n’est pas déterminant pour établir s’il a agi de manière responsable (voir, mutatis mutandis, Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 90, CEDH 2015).
Application de ces principes en l’espèce
78. La Cour note qu’en application des dispositions légales (paragraphes 30 et 34 ci-dessus) le CNSAS a décidé de retirer l’accréditation du requérant, au motif que celui-ci n’avait pas honoré son obligation de respecter et de protéger la vie intime, privée et familiale de ceux qui avaient été persécutés par les organes de sécurité de l’État et qu’il avait utilisé dans un but qui s’éloignait de celui pour lequel l’accréditation lui avait été accordée les informations qu’elle lui avait permis d’obtenir (paragraphes 8 à 10 et 13 ci-dessus). Les juridictions nationales ont confirmé ce raisonnement dans leurs arrêts (paragraphes 25 et 28 ci-dessus). La Cour fondera son examen sur ces éléments, tout en tenant compte de sa conclusion selon laquelle l’ingérence subie par le requérant en l’espèce visait le but légitime de protéger les droits d’autrui (paragraphe 74 ci‑dessus).
79. En l’occurrence, elle observe qu’en vertu de l’article 39 § 1 du règlement du CNSAS, un chercheur pouvait obtenir une autorisation d’accès aux documents du CNSAS pour mener des recherches « afin d’établir la vérité historique sur la période de la dictature communiste ». Lorsqu’il avait sollicité son autorisation d’accès aux archives de la Securitate, le requérant avait déclaré devoir consulter ces archives pour faire une recherche sur le thème « le sport roumain pendant l’ère communiste » (paragraphe 5 ci‑dessus). Il apparaît donc qu’il entendait fournir au public, en tant que chercheur et journaliste, des informations sur les méthodes utilisées par l’ancienne police politique dans le domaine des activités sportives.
80. Cela étant, l’intérêt du requérant, qui était de mener ses recherches et d’informer le public, se trouvait confronté à un autre intérêt, celui des personnes qui étaient mentionnées dans les archives, et qui avaient pour certaines d’entre elles été persécutées par la Securitate, à voir leur droit à la vie privée respecté. Or tant les lois spéciales applicables en la matière – l’OUG no 24/2008 et le règlement du CNSAS – que la loi générale no 677/2001 prévoyaient de manière claire l’obligation de protéger le droit à la vie privée des tiers ainsi que les conditions dans lesquelles les données personnelles pouvaient être traitées.
81. À cet égard, la Cour rappelle que la divulgation d’informations relatives à la vie privée d’un individu entre dans le champ d’application de l’article 8 § 1, et que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Cette notion recouvre l’intégrité physique et morale de la personne. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. Des éléments tels, par exemple, que l’identification sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8. La vie privée peut aussi inclure les activités professionnelles ou commerciales. La Cour a dit également qu’il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Magyar Helsinki Bizottság, [GC], précité, § 191, ainsi que les références qui s’y trouvent citées).
82. En l’espèce, le requérant a divulgué dans les articles litigieux des informations sur des personnes qui avaient collaboré avec la police politique et qui avaient fourni à cette dernière des informations sur différentes personnalités sportives (paragraphe 6 ci-dessus). Même si la manière dont la Securitate avait agi sur les sportifs pendant la période communiste présentait un intérêt évident pour le public, la Cour note, avec les autorités nationales, que les informations dévoilées au public, indiquées dans le procès-verbal du 21 juillet 2009 (paragraphe 8 ci-dessus), présentaient des comportements qui relevaient de la sphère privée ou concernaient l’intégrité morale des personnalités sportives sur lesquels la Securitate souhaitait obtenir des informations et leur rapport à la religion ou à la justice.
83. Qui plus est, le requérant désignait nommément dans ces articles les personnalités sportives concernées. Les informations concernaient certes des sportifs très connus du public, mais elles n’avaient pas trait à leurs performances sportives ni même à l’activité sportive en général. Elles n’avaient pas été rendues publiques par les personnes concernées, elles n’étaient pas accessibles au public par un autre moyen et il n’était pas possible d’en vérifier l’exactitude. Dès lors, la Cour considère que ces informations, visées dans le procès-verbal du 21 juillet 2009, révélaient des aspects de la vie privée des personnes mentionnées et que ces dernières étaient raisonnablement en droit d’attendre tant de la part de l’autorité qui les détenait que de la part du requérant, qui y avait eu accès, une protection de leur droit au respect de leur vie privée.
84. Telle que la garantit l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression n’est pas illimitée, elle peut être restreinte dans un but légitime visé au paragraphe 2 de cet article, notamment aux fins de la protection des droits et libertés d’autrui. Ainsi, la question essentielle à trancher en l’espèce est celle de savoir si le moyen employé pour protéger ces droits et libertés était proportionné au but visé.
85. La Cour note que le sujet d’étude que le requérant avait déclaré auprès du CNSAS afin d’obtenir l’autorisation d’accès aux archives de la Securitate concernait le sport roumain pendant la période communiste. Elle rappelle qu’elle a déjà constaté, dans le contexte roumain, que l’adoption de la législation permettant de dévoiler les noms des anciens collaborateurs de la Securitate présentait un intérêt majeur pour la société roumaine entière et que la collaboration des hommes politiques et dirigeants religieux avec la Securitate était une question sociale et morale très sensible (Petrina c. Roumanie, no 78060/01, § 43, 14 octobre 2008, et Catalan, précité, § 65). Elle estime qu’il en va de même de la collaboration avec la Securitate des personnes du milieu sportif.
86. Si la question de la collaboration avec l’ancienne police politique présente un intérêt public certain, la Cour considère que le caractère sensible qu’elle revêt demande qu’elle soit abordée avec prudence et esprit critique (Catalan, précité, § 70). Or, en l’espèce, le requérant a choisi dans les articles litigieux non pas de réaliser un examen académique des informations qu’il avait obtenues en étudiant les archives de la Securitate, mais de divulguer ces informations sous forme brute, sans en apprécier la pertinence au regard du but déclaré de sa recherche, qui était le sport pendant l’ère communiste et souhaitait présenter la manière dont les agents de la police politique agissaient et le type d’information qu’ils recherchaient d’établir (paragraphes 5 et 45 ci-dessus). En outre, au lieu de trier ces informations et de respecter les dispositions applicables en matière de traitement des données à caractère personnel, il a révélé au public des aspects de la vie privée des sportifs qui n’étaient nullement de nature à contribuer à un débat d’intérêt général.
87. La Cour note que le requérant a pu saisir les juridictions internes d’une action en contentieux administratif pour contester le retrait de son accréditation, et présenter dans le cadre d’une procédure contradictoire les arguments qu’il estimait utiles et pertinents. Elle observe que ces juridictions ont jugé que, en s’exprimant comme il l’avait fait dans les articles litigieux, il avait méconnu son obligation de protéger le droit à la vie privée des personnes persécutées par la Securitate et s’était éloigné du but de recherche pour lequel l’accréditation lui avait été accordée (paragraphes 25 et 28 ci-dessus). Elle estime que cette interprétation des obligations découlant des dispositions légales, et plus particulièrement du règlement régissant l’obtention d’une autorisation d’accès aux archives de la Securitate, est raisonnable et nullement arbitraire.
88. Elle observe enfin que la conséquence du non-respect par le requérant de ses obligations légales a été le retrait de l’accréditation qui lui permettait d’accéder aux archives de la Securitate (paragraphe 7 ci-dessus). Certes, l’impossibilité d’accéder aux archives a un certain impact sur l’activité de recherche de l’intéressé. Toutefois, elle ne l’empêche pas d’exercer son métier de journaliste. Il est vrai aussi que la loi ne limite pas dans le temps le retrait de l’accréditation, sans indiquer toutefois si l’intéressé pouvait formuler, le cas échéant, une nouvelle demande d’accréditation. Quoi qu’il en soit, eu égard au caractère très personnel des informations dévoilées, la Cour estime raisonnable et légitime que le CNSAS, détenteur de documents au contenu sensible, ait considéré que le non-respect par le requérant de ses obligations légales avait irrémédiablement compromis la confiance qui devait exister entre l’institution et les personnes auxquelles elle permettait d’accéder à ces documents (voir, mutatis mutandis, Catalan, précité, § 75). Dès lors, elle ne peut juger disproportionné le retrait de l’accréditation du requérant.
c) Conclusion
89. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant était étayée par des motifs pertinents et suffisants et que les autorités de l’État défendeur ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en cause sans outrepasser leur marge d’appréciation.
90. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Freitas Rangel c. Portugal du 11 février 2021 requête n o 78873/13
Violation article 10 : La condamnation du célèbre journaliste Freitas Rangel pour ses déclarations au sujet d’associations de juges et de procureurs enfreint la Convention européenne
L’affaire porte sur la condamnation du requérant pour des déclarations qu’il avait faites au sujet d’associations professionnelles de juges et de procureurs dans le cadre de son audition devant une commission parlementaire. Il avait notamment déclaré que les magistrats et procureurs intervenaient dans la sphère politique et qu’ils violaient régulièrement le secret judiciaire. Il fut condamné à verser 56 000 euros d’amende et de dommages et intérêts. La Cour juge en particulier que l’amende et les dommages et intérêts étaient totalement disproportionnés et qu’ils ont eu un effet dissuasif sur le débat politique. Elle relève également que les juridictions internes n’ont pas fourni de motivation suffisante à cette ingérence dans la liberté d’expression du requérant, ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
FAITS
Le requérant, Emídio Arnaldo Freitas Rangel, était un ressortissant portugais né en 1947 et résidant à Lisbonne. Après le décès de l’intéressé, survenu en 2014, ses filles ont poursuivi l’instance en son nom. M. Freitas Rangel était un journaliste célèbre. En 2010, il fut auditionné par une commission parlementaire au sujet de la liberté d’expression et des médias au Portugal. Il fit de nombreuses observations, déclarant notamment que : « (…) Il n’est pas de démocratie sans journalisme de qualité. Toutefois, la situation s’est dégradée. Le milieu journalistique est depuis peu investi par les organismes professionnels de juges et de procureurs, tendance [modismo] courante à notre époque. Ceux-ci constituent les deux centres de diffusion des informations judiciaires [duas centrais de gestão de informação processual], grâce à leurs liens étroits avec des journalistes. Ils se procurent des documents relatifs à des affaires judiciaires en vue de leur publication par des journalistes, à qui ils les remettent dans des cafés, au grand jour ; (…) ils sont vraiment prêts à leur communiquer ces documents, au mépris du secret judiciaire. M. le président, Mesdames et Messieurs les députés, si nous ne revenons pas au temps où des règles interdisaient aux magistrats de se mêler de politique, les choses se termineront mal ». Répondant plus tard à une question posée par un journaliste, le requérant s’exprima comme suit :
« D’où proviennent ces documents couverts par le secret judiciaire ? Uniquement de la justice ? (…), j’ai remarqué des interventions politiques nombreuses et variées, aux conséquences néfastes (…) Ils essaient de limiter les décisions du procureur général [Procurador Geral da República] et d’influencer l’opinion publique. Ils entretiennent des relations privilégiées avec des journalistes, auxquels ils remettent de temps à autre des documents portant sur divers sujets. » Par la suite, M. Freitas Rangel fit devant d’autres instances et devant la presse de nouvelles déclarations confirmant les propos qu’il avait tenus devant la commission. Mi-2010, l’association professionnelle des magistrats (Associação Sindical de Juízes Portugueses – « ASJP ») et l’association professionnelle des procureurs (Sindicato dos Magistrados do Ministério Público – « SMPP ») déposèrent séparément plainte contre M. Freitas Rangel pour offense à personne morale (ofensa a pessoa colectiva). En 2012, le tribunal criminel de Lisbonne reconnut le requérant coupable de deux offenses à personne morale et le condamna à verser 50 000 euros (EUR) de dommages et intérêts à chacun des plaignants, lui infligeant en outre une amende de 6 000 EUR. Pour se prononcer ainsi, il jugea que l’infraction était suffisamment caractérisée dès lors que son auteur avait eu l’intention de commettre une infraction (dolo genérico) en imputant aux personnes morales concernées des faits controuvés, voire des jugements de valeur insultants. La Cour d’appel de Lisbonne confirma pour l’essentiel ce jugement, mais ramena à 10 000 EUR le montant des dommages et intérêts à verser à chacun des plaignants. Les deux associations professionnelles se pourvurent devant la Cour suprême pour contester le montant des dommages et intérêts accordés. La Cour suprême accueillit partiellement leurs demandes, portant à 25 000 EUR le montant des dommages et intérêts dus à chaque plaignant. Elle fit état de l’atteinte portée à leur réputation. Les dommages et intérêts accordés à l’ASJP furent intégralement versés à celle-ci. En revanche, le versement du reliquat des dommages et intérêt dus au SMMP fut mis à la charge des héritiers de M. Freitas Rangel au décès de celui-ci.
ARTICLE 10
En premier lieu, la Cour relève que l’ASJP et le SMPP sont deux associations professionnelles respectables fréquemment invitées à exposer leurs vues sur des questions relatives au fonctionnement de la justice devant le Parlement. La Cour considère que la question sur laquelle le requérant s’est exprimé devant la commission parlementaire – à savoir la communication d’informations confidentielles à des journalistes pour des objectifs politiques – était d’intérêt public. La plupart des déclarations formulées par l’intéressé portaient sur ses opinions, et non sur des allégations factuelles. Si le requérant a pu tenir des propos maladroits, ses déclarations peuvent s’interpréter comme illustrant un débat de société plus large sur l’immixtion de la justice – au sens large – dans la politique et les médias, un sujet d’intérêt public dont la réalité était certaine pour l’intéressé. Qui plus est, la jurisprudence de la Cour accorde une protection spéciale au discours politique. La Cour rappelle que la protection de la réputation d’une personne morale n’a pas le même poids que la protection de la réputation ou des droits d’un individu. La Cour relève que dans son arrêt, la cour d’appel n’a tenu compte que des droits des associations professionnelles et qu’elle ne les a pas mis en balance avec ceux du requérant. Elle estime que l’amende et les dommages et intérêts mis à la charge de l’intéressé étaient totalement disproportionnés et qu’ils n’ont pu manquer d’avoir un effet dissuasif sur le débat politique. En définitive, la Cour estime que les juridictions internes n’ont pas fourni de motivation suffisante à l’atteinte qu’elles ont portée à la liberté d’expression du requérant, et que cette atteinte n’était pas nécessaire dans une société démocratique. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Axel Springer SE et RTL Television GmbH c. Allemagne du 21 septembre 2017 requête n o 51405/12
Non violation de l'article 10 : L’interdiction de publier des images identifiables d’un homme accusé de meurtre était justifiée.
Les requérantes étaient deux entreprises de médias allemandes : la société d’édition Axel Springer SE, sise à Berlin, et l’entreprise de radiotélédiffusion RTL Television GmbH (« RTL »), sise à Cologne. Les deux entreprises avaient couvert le procès pénal de S., un jeune homme qui avait avoué à la police avoir tué ses parents et qui avait été accusé de meurtre en juin 2010.
Une expertise psychiatrique réalisée à la demande du parquet avait conclu que le jeune homme souffrait de troubles schizoïdes de la personnalité au moment de la commission de l’infraction.
Des photojournalistes travaillant pour l’une et l’autre entreprise assistèrent aux audiences tenues devant le tribunal régional de Potsdam. Avant le début de la première audience, tenue le 11 janvier 2011, le président de la formation de jugement informa les journalistes que le visage de l’accusé devrait être rendu non identifiable avant que des images de lui ne puissent être publiées.
Devant la Cour, les requérantes affirmaient que le président avait précisé que les journalistes qui ne respecteraient pas cette décision ne pourraient pas assister aux audiences qui se tiendraient devant la tribunal régional de Potsdam pour prendre des images du procès. Le Gouvernement contestait cette affirmation, soutenant que le président n’avait jamais menacé d’interdire aux journalistes d’assister à la suite du procès. Quelques jours après la première audience, le président adressa à plusieurs journalistes, dont ceux des entreprises requérantes, une décision motivée dans laquelle il indiquait que seuls ceux qui s’étaient inscrits auprès du tribunal et qui avaient fourni l’assurance que le visage du jeune homme serait rendu non identifiable (par exemple flouté) avant la publication des images qu’ils prendraient seraient autorisés à filmer ou photographier le procès.
Il notait en particulier que les droits de la personnalité de S., qui n’avait jamais fait l’objet de l’attention du public et qui avait expressément demandé à ce que son identité ne soit pas révélée, l’emportaient sur l’intérêt du public à être informé. Les entreprises requérantes contestèrent cette décision et demandèrent sa suspension, soulignant que S. avait avoué le meurtre dès le premier jour de la procédure. Le président maintint sa décision. Les entreprises portèrent l’affaire devant la Cour constitutionnelle fédérale. En février 2012, celle-ci refusa (par la décision n o BvR 381/11) d’examiner leur recours. Entre-temps, S. avait été reconnu coupable de meurtre.
Y c. SUISSE du 6 juin 2017 requête 22998/13
Article 10 : La sanction du journaliste pour violation du secret de l’instruction dans une affaire de pédophilie présumée n’a pas violé la Convention. L’article concernait une procédure pénale dirigée contre “un important régisseur immobilier” soupçonné de pédophilie. Le journaliste dénonçait la remise en liberté du prévenu et citait une partie du recours du ministère public contre la décision du juge instructeur de remise en liberté. L’article se poursuivait par la description détaillée des faits incriminés. A l’instar des juridictions nationales, la Cour estime que si la protection de la vie privée du prévenu n’a pas joué un rôle déterminant dans la mise en balance des intérêts en présence, les nombreuses informations détaillées et les extraits de la déclaration de la plaignante devant la police rapportées dans l’article ont été des atteintes à la vie privée des intéressées et n’étaient pas de nature à nourrir un débat public sur le fonctionnement de la justice.
50. La Cour relève que le requérant a été condamné au paiement d’une amende en raison de l’utilisation et de la reproduction d’éléments du dossier d’instruction dans l’article en cause. Il y a donc lieu de déterminer si cette condamnation pénale constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression et si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.
a) Sur l’existence d’une ingérence
51. La Cour observe que l’existence d’une atteinte à la liberté d’expression du requérant n’est pas contestée par les parties. Elle estime elle aussi que la condamnation litigieuse s’analyse sans conteste en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) « Prévue par la loi »
52. La Cour note que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir le code pénal suisse et le code de procédure pénale du canton de Vaud (paragraphes 17 et 19 ci-dessus), ce qui, par ailleurs, ne prête pas à controverse entre les parties.
c) But légitime
53. La Cour relève que les juridictions internes ont fondé leurs décisions sur la violation du secret de l’enquête. Le Tribunal fédéral a notamment considéré que le secret de l’enquête était motivé par la nécessité de protéger tant les intérêts de l’action pénale que ceux du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence, ainsi que les intérêts légitimes d’autres parties à la procédure, en l’occurrence les victimes présumées, mineures, et la plaignante. Ces buts correspondent à la protection de « la réputation et des droits d’autrui » et à la garantie de « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » (A.B. c. Suisse, no 56925/08, § 41, 1er juillet 2014, confirmé par Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, §§ 46 et 47, CEDH 2016, Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 32, 7 juin 2007, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003, et Kurier Zeitungsverlag und Druckerei GmbH c. Autriche, no 3401/07, § 49, 17 janvier 2012). La Cour les considère donc comme légitimes.
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
54. La présente affaire est similaire à l’affaire Bédat (précitée), jugée par la Grande Chambre le 29 mars 2016. Dans cette affaire, la Cour a rappelé les principes pertinents applicables dans de telles circonstances (§§ 48-54). La Cour se limite, dans la présente affaire, à résumer ce qui suit.
55. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et que les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière (voir, entre autres, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997‑V, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).
56. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (Bédat, précité, § 50).
57. En particulier, on ne saurait considérer que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, dans la presse généraliste ou au sein du public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 66, 24 novembre 2005) et le droit d’être présumé innocent (ibidem, § 68). Comme la Cour l’a déjà souligné à plusieurs reprises (ibidem, § 66, Worm, précité, § 50, et Bédat, précité, § 51) : « les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale ».
58. Selon la jurisprudence de la Cour, l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10. Elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doit se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, pour un exemple récent, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 158, CEDH 2016).
59. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (voir, par exemple, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 150, 18 janvier 2011).
60. La Cour rappelle ensuite que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007‑IV, et Baka, précité, § 159).
ii. Application des principes susmentionnés à la présente espèce
61. La Cour note que le droit du requérant d’informer le public et le droit du public de recevoir des informations se heurtent à des intérêts publics et privés de même importance, protégés par l’interdiction de divulguer des informations couvertes par le secret d’instruction. Ces intérêts sont notamment l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, l’effectivité de l’enquête pénale, le droit du prévenu à la présomption d’innocence et le droit d’autres parties à la procédure à la protection de leur vie privée.
62. La Cour a déjà eu l’occasion de poser les critères devant guider les autorités nationales des États parties à la Convention dans l’appréciation du caractère « nécessaire » d’une ingérence s’agissant d’affaires de violation du secret de l’instruction par un journaliste (Bédat, précité, §§ 55-81). Les critères pertinents ainsi définis sont le mode d’obtention des informations (titre α ci-dessous), la teneur de l’article (titre β ci-dessous), la contribution à un débat d’intérêt général (titre γ ci-dessous), l’influence de l’article sur la conduite de la procédure pénale (titre δ ci-dessous), l’atteinte à la vie privée du prévenu (titre ε ci-dessous), l’atteinte à la vie privée d’autres parties à la procédure, qui est un critère supplémentaire (titre ζ), et la proportionnalité de la sanction prononcée (titre η) ci-dessous) (ibidem).
α) La manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses
63. La Cour rappelle que la manière dont une personne obtient connaissance d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut jouer un certain rôle dans la mise en balance des intérêts à effectuer dans le cadre de l’article 10 § 2 de la Convention (Bédat, précité, § 56, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 141, CEDH 2007‑V).
64. Dans la présente affaire, la Cour note que le requérant avait obtenu les documents litigieux du père de l’une des victimes, lequel lui avait demandé, dans l’intérêt de sa fille, de publier les informations contenues dans lesdits documents. Elle constate donc que le requérant ne s’est pas procuré les informations litigieuses de manière illicite. Il découle par ailleurs du dossier dont dispose la Cour qu’une enquête pénale a été ouverte à l’encontre du père de cette victime, mais la Cour ignore si elle a abouti à une condamnation.
65. Néanmoins, elle juge que l’absence de comportement illicite de la part du requérant concernant la prise de possession des documents n’est pas nécessairement déterminante dans l’appréciation de la question de savoir s’il a respecté ses devoirs et responsabilités au moment de la publication de ces informations (Bédat, précité, § 57, et Stoll, précité, § 144). Le requérant, en tant que journaliste professionnel, ne pouvait ignorer de bonne foi que la divulgation des informations litigieuses était réprimée par l’article 293 du code pénal suisse (ibidem). Par ailleurs, la Cour relève que le requérant ne conteste pas avoir su que les informations en cause provenaient du dossier d’instruction et qu’elles relevaient du secret de l’enquête.
β) La teneur de l’article litigieux
66. La Cour rappelle que la garantie offerte par l’article 10 de la Convention aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises », dans le respect de la déontologie journalistique. Par ailleurs, outre la substance des idées et des informations exprimées, l’article 10 protège aussi le mode d’expression des journalistes. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter. La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Bédat, précité, § 58, et les affaires qui y sont citées).
67. Dans la présente affaire, la Cour note que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 27 septembre 2012, a constaté que l’article suggérait la culpabilité du prévenu et décrivait de manière inutilement détaillée des actes subis par les victimes présumées ainsi que la poursuite des rapports entre le prévenu et la plaignante après l’ouverture de l’enquête pénale. Elle ajoute que le Tribunal fédéral a conclu que « l’ensemble de ces éléments sugg[érait] plus une intention de sensationnalisme qu’une volonté d’informer de manière objective ou d’ouvrir un débat sur un thème de société » (paragraphe 15 ci-dessus).
68. La Cour partage l’opinion du Tribunal fédéral selon laquelle l’article litigieux contenait des détails qui, même s’ils étaient précis, n’étaient nullement nécessaires pour atteindre les buts allégués par le requérant. Elle juge que la publication de pareils détails, qui avaient notamment trait aux infractions examinées et à la relation entre la plaignante et le prévenu, n’était pas justifiée par un intérêt public et dénotait une tendance au sensationnalisme.
γ) La contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général
69. La Cour rappelle que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent a priori un sujet d’intérêt général (voir, pour un exemple récent, Bédat, précité, § 63).
70. Le requérant allègue qu’il a agi conformément à son devoir de journaliste consistant à informer le public sur une question d’intérêt général, à savoir le fait qu’un auteur présumé d’infractions aussi graves puisse être libéré avant l’audience de jugement, et à permettre éventuellement à d’autres victimes du prévenu de sortir de l’ombre.
71. La Cour note que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 27 septembre 2012, a constaté que les faits s’étaient déroulés dans un cadre essentiellement familial et, en tout état de cause, très restreint, et que rien n’indiquait que le prévenu était un personnage connu du grand public (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour conclut donc qu’il n’existait aucun débat public préexistant sur le sujet auquel l’article litigieux était consacré. Cependant, elle admet que la mise en liberté de l’auteur présumé d’infractions portant atteinte à l’intégrité sexuelle d’enfants pendant la procédure préliminaire relevait a priori de l’intérêt général.
72. La question qui se pose est celle de savoir si le contenu de l’article et, en particulier, les informations qui relevaient du secret de l’instruction, étaient de nature à nourrir concrètement le débat public sur le sujet en question (Bédat, précité, § 64, et Stoll, précité, § 121). À cet égard, la Cour constate que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 27 septembre 2012, a conclu que, à part la critique du père de l’une des victimes présumées selon laquelle le prévenu avait été remis en liberté à cause de son statut social, relayée par le requérant, aucun autre élément de la publication n’ouvrait un quelconque débat général sur cette question (le raisonnement complet du Tribunal fédéral à ce sujet est cité au paragraphe 15 ci-dessus).
73. Pour sa part, la Cour constate qu’une partie des extraits tirés du recours du ministère public concernait la remise en liberté du prévenu, à laquelle le ministère public s’opposait, et était donc de nature à contribuer à un débat public sur cette question. Par contre, elle estime que ni les nombreuses informations détaillées sur les actes reprochés au prévenu, ni les extraits de la déclaration de la plaignante devant la police n’étaient susceptibles de nourrir un débat public sur le fonctionnement de la justice. La Cour rappelle que l’intérêt qu’il y a à satisfaire une certaine curiosité du public ne saurait suffire pour légitimer la diffusion d’informations de nature confidentielle (voir, par exemple, Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, § 72, 9 novembre 2006).
74. Quant à l’intention du requérant « de faire sortir de l’ombre » d’autres victimes éventuelles, la Cour estime que les défauts d’une enquête pénale relèvent également du bon fonctionnement de la justice et qu’ils constituent, dès lors, a priori une question d’intérêt général. En revanche, la Cour souscrit à l’avis du Tribunal fédéral selon lequel, à part les suspicions du père interviewé, le requérant n’expose pas dans l’article litigieux ce qui aurait pu fonder le soupçon que d’autres victimes soient demeurées inconnues, ni en quoi l’on aurait pu objectivement reprocher au juge chargé de l’enquête d’avoir omis de prendre des mesures en vue de découvrir d’autres victimes éventuelles. La Cour constate également que les éléments provenant du dossier d’instruction publiés dans l’article en cause ne laissaient en rien entendre que des actes d’instruction qui auraient permis de découvrir d’autres victimes avaient été omis.
75. Par conséquent, elle estime que la contribution de l’article litigieux à un débat public sur d’éventuelles omissions au cours de l’enquête était extrêmement limitée.
δ) L’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale
76. La Cour observe qu’il est légitime de vouloir accorder une protection particulière au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen (Bédat, précité, § 68). Elle relève également qu’on ne saurait attendre d’un gouvernement qu’il apporte a posteriori la preuve que ce type de publication a eu une influence réelle sur la suite de la procédure. Le risque d’influence sur la procédure justifie en soi que des mesures dissuasives, telles qu’une interdiction de divulgation d’informations secrètes, soient adoptées par les autorités nationales (Bédat, précité, § 70).
77. S’agissant du cas d’espèce, la Cour constate d’abord que, lors de la parution de l’article litigieux, l’enquête était encore en cours.
78. Elle observe également que, selon le Tribunal fédéral, le titre et le sous-titre de l’article en cause suggéraient d’emblée, sans réserve, la culpabilité du prévenu. En outre, elle note que le Tribunal fédéral a conclu que l’indication publiée dans la suite de l’article selon laquelle l’intéressé était présumé innocent jusqu’à son jugement ne suffisait pas à restituer un caractère objectif au texte.
79. La Cour estime que, en mentionnant à deux reprises la présomption d’innocence, le requérant a respecté les règles déontologiques à cet égard. Toutefois, elle considère que le ton général de l’article ne laissait guère de place au doute quant à l’opinion du requérant concernant la culpabilité du prévenu. Par ailleurs, la Cour note que, selon la constatation du Tribunal fédéral, les juridictions nationales ont dû prendre en considération, à la décharge du prévenu, le fait que ce dernier avait beaucoup perdu sur le plan professionnel en raison notamment du lynchage médiatique et de la campagne de dénigrement dont il avait fait l’objet après la publication de l’article (paragraphe 15 ci-dessus).
80. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il existait dans la présente affaire un risque d’influence de l’article litigieux sur la procédure pénale en cours.
ε) L’atteinte à la vie privée du prévenu
81. La Cour note que les juridictions nationales n’ont pas fondé leurs décisions sur la nécessité de protéger la vie privée du prévenu.
82. La Cour a déjà relevé que la campagne médiatique était susceptible d’avoir une influence sur l’appréciation de la peine du prévenu (paragraphe 79, renvoyant au paragraphe 15 ci‑dessus). En outre, à l’instar des juridictions nationales, elle estime que, dans la présente affaire, la protection de la vie privée du prévenu n’a pas joué un rôle déterminant dans la mise en balance des intérêts en présence.
ζ) L’atteinte à la vie privée d’autres parties à la procédure
83. La Cour constate que l’article litigieux contenait notamment des informations sur les autres parties à la procédure pénale, à savoir sur les deux victimes mineures présumées et sur la plaignante. Par conséquent, elle estime nécessaire d’ajouter, par rapport à l’affaire Bédat précitée, un critère supplémentaire pour l’appréciation du caractère « nécessaire » de l’ingérence dans la présente affaire : « l’atteinte à la vie privée d’autres parties à la procédure ».
84. La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels que l’identification et l’orientation sexuelle, le nom, ou des éléments se rapportant au droit à l’image (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008). Elle comprend des informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010, et Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010).
85. La Cour rappelle qu’il convient de lire la Convention comme un tout (voir, parmi d’autres, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 83, CEDH 2009). La Cour note que, pour remplir son obligation positive de garantir à une personne les droits tirés de l’article 8 de la Convention, l’État peut être amené à restreindre dans une certaine mesure les droits garantis par l’article 10 à une autre personne. Lors de l’examen de la nécessité de cette restriction dans une société démocratique en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut ainsi être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre ces deux valeurs protégées par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression consacrée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, Axel Springer AG, précité, § 84, et Bédat, précité, § 74).
86. La Cour rappelle également qu’il incombe aux États de protéger les enfants, qui sont particulièrement vulnérables, contre des actes de violence tombant sous le coup des articles 3 et 8 de la Convention, en adoptant des mesures efficaces qui doivent viser le respect de la dignité humaine et la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, de manière générale, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 81, CEDH 2013, et C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 82, 20 mars 2012). Par ailleurs, la Cour a déjà eu l’occasion de juger que l’identité d’une victime nécessite une protection particulière du fait de sa position vulnérable, cela d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un enfant victime de violences et d’abus (Kurier Zeitungsverlag und Druckerei GmbH, précité, § 53).
87. À cet égard, la Cour relève également que les directives du Conseil suisse de la presse énoncent que « les enfants sont dignes d’une protection particulière » et qu’une « retenue extrême est indiquée dans les enquêtes et les comptes rendus portant sur des actes violents et qui touchent des enfants ». Ces directives indiquent également que, dans les affaires de mœurs, les journalistes doivent tenir particulièrement compte des intérêts des victimes et ne pas donner d’indication permettant d’identifier celles-ci (paragraphe 20 ci-dessus, Directive 7.3 et 7.7). Le principe 8 de l’annexe à la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (paragraphe 21 ci-dessus) prévoit également une protection particulière pour les parties mineures et pour les victimes et il énonce que, « dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans ce Principe ».
88. La Cour note également que les victimes d’une atteinte à leur intégrité sexuelle bénéficient, selon la législation interne, d’une protection accrue de leur personnalité à tous les stades de la procédure pénale et qu’elles peuvent notamment demander le huis clos lors de l’audience de jugement de l’auteur de l’infraction. La Cour observe également que, selon le Tribunal fédéral, la demande des victimes présumées en ce sens a été admise en l’espèce (paragraphe 15 ci-dessus).
89. La Cour constate que le Tribunal fédéral a souligné dans son arrêt du 27 septembre 2012 que les victimes mineures pouvaient « prétendre à ne pas voir les détails les plus sordides des atteintes subies à leur intégrité sexuelle étalés dans la presse, même si elles étaient [désignées par] des pseudonymes ». Elle observe par ailleurs que l’article litigieux décrivait de manière extensive et détaillée les atteintes à l’intégrité sexuelle des victimes qui avaient été reprochées au prévenu, en reproduisant des extraits tirés du dossier de l’instruction. Aux yeux de la Cour, ce type d’information appelait un haut degré de protection sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
90. La Cour note également que l’article litigieux désignait les victimes uniquement par des pseudonymes. Toutefois, à l’instar du Tribunal fédéral, elle estime que les indications contenues dans l’article litigieux permettaient dans leur ensemble l’identification des victimes. Le requérant n’a pas seulement publié, comme le Tribunal fédéral l’a constaté à juste titre, le prénom et l’initiale du nom de famille du père de l’une des victimes et une photo de profil de ce dernier, mais également l’âge des victimes présumées et des informations sur leur relation et sur leurs familles.
91. Le fait pour le requérant d’avoir publié l’article en cause après avoir été approché par le père de l’une des victimes présumées n’exonère pas l’intéressé de son devoir déontologique selon lequel il devait agir avec une extrême retenue et veiller aux intérêts des victimes mineures, notamment en protégeant leur identité.
92. Quant à l’intérêt de la plaignante, la Cour estime que le Tribunal fédéral a considéré à juste titre que « la circonstance que l’enquête faisait état du maintien des rapports entre [le prévenu] et sa compagne après qu’elle eut déposé plainte pouvait justifier le maintien du secret en faveur de cette dernière quant aux faits relevant de sa vie privée ». La Cour note en outre que le requérant, en faisant référence aux pièces du dossier de l’instruction, a repris des déclarations de la plaignante consignées dans un procès-verbal établi par la police ayant trait, notamment, à la vie sexuelle de l’intéressée et à sa dépendance financière à l’égard du prévenu. La Cour estime dès lors que l’article litigieux a divulgué des informations relevant de la vie strictement privée – voire intime – de la plaignante, informations qui sont protégées de manière accrue par l’article 8 de la Convention (voir, a contrario, G.S.B. c. Suisse, no 28601/11, § 93, 22 décembre 2015).
93. À cet égard, il convient encore de rappeler que la plaignante a requis et obtenu du magazine un dédommagement conséquent à la suite de la publication de l’article en cause.
η) La proportionnalité de la sanction prononcée
94. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Bédat, précité, § 79). Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique sur des questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle. À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (voir, par exemple, ibidem, § 79).
95. La Cour constate que les juridictions nationales ont condamné le requérant à une amende de 5 000 CHF (environ 3 850 EUR à l’époque des faits), que le montant de l’amende a été fixé en tenant compte des antécédents judiciaires du requérant et de sa situation financière, et que l’amende s’élève à environ un mois de salaire moyen du requérant. La Cour note toutefois que l’employeur du requérant s’est acquitté de l’amende pour l’intéressé.
96. Dans la présente affaire, la sanction punissait la violation du secret d’une instruction pénale et protégeait le bon fonctionnement de la justice, les droits du prévenu à un procès équitable et les droits de la plaignante et des victimes présumées au respect de leur vie privée. Dans ces conditions, la Cour estime qu’on ne saurait considérer qu’une telle sanction risquait d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression dans le chef du requérant ou de tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procédure pénale en cours.
97. Quant à l’argument du requérant selon lequel sa condamnation en sus de celle du détenteur initial du secret était disproportionnée, la Cour note que, dans la majorité des États membres du Conseil de l’Europe dont la législation a été prise en compte dans le cadre de l’affaire Bédat précitée (§§ 22-23), les sanctions qui sont prévues pour la violation du secret de l’instruction ont une portée générale et ne visent pas uniquement les personnes impliquées dans l’enquête pénale. La Cour estime que cette question relève donc de la marge d’appréciation des États contractants.
θ) Conclusion
98. La Cour observe que les juridictions nationales ont condamné le requérant après avoir soigneusement mis en balance les droits concurrents dans la présente affaire, et, surtout, en tenant compte des intérêts légitimes des deux victimes mineures présumées. La Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui du Tribunal fédéral.
99. Compte tenu de ce qui précède, il apparaît que les autorités nationales n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation qui leur est reconnue dans une telle affaire. Il s’ensuit que la condamnation du requérant était proportionnée aux buts légitimes poursuivis. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE LÓPEZ GUERRA
Je suis d’accord avec l’arrêt de la chambre en ce qu’il conclut à la non‑violation de l’article 10 de la Convention. En revanche, je ne suis pas d’accord avec une partie du raisonnement qui le sous-tend. Je considère que ce raisonnement n’était pas nécessaire pour conclure à la non-violation et que, de plus, il peut s’interpréter comme établissant une tolérance excessive de certaines restrictions de la liberté d’expression. Mon point de désaccord avec la chambre porte sur l’affirmation selon laquelle l’article du requérant risquait d’influer sur la procédure pénale en cours (§ 82), thèse présentée comme l’un des motifs justifiant une restriction de la liberté d’expression.
Certes, comme cela ressort de la jurisprudence de la Cour citée dans l’arrêt, le droit interne peut légitimement imposer des restrictions à la liberté d’expression pour protéger le secret des enquêtes pénales. Pour importante que soit cette liberté tant du point de vue individuel que du point de vue social, il est possible d’en soumettre l’exercice à des limites prévues à l’article 10 § 2 de la Convention afin de protéger d’autres droits et valeurs. En l’espèce, j’admets que le droit des mineurs au respect de leur vie privée était en jeu et qu’il n’y avait pas de raison de mettre ce droit en péril. Les informations figurant dans l’article du requérant n’apportaient pas de contribution à un débat public sur des questions revêtant une importance sociale, elles visaient surtout à satisfaire la curiosité des lecteurs. À cet égard, je ne doute pas que les autorités suisses aient procédé à une mise en balance adéquate des différents droits en jeu lorsqu’elles ont appliqué les dispositions du droit interne, et ce constat suffit à lui seul pour conclure à la non-violation de l’article 10.
En revanche, je ne considère pas la possibilité que l’article du requérant influe sur la procédure judiciaire en cours comme un motif distinct et autonome de restreindre la liberté d’expression de l’intéressé.
D’un point de vue purement formel (et comme indiqué au paragraphe 81 de l’arrêt), le requérant a rappelé expressément par deux fois dans son article que la personne visée par l’enquête était présumée innocente. Mais sur le fond, il y a des raisons plus déterminantes de conclure que cet article ne menaçait nullement l’équité de la procédure. En ce qui concerne l’avis du Tribunal fédéral selon lequel « les critiques adressées au juge d’instruction (…) étaient de nature à influencer, par la suite, ce magistrat et, surtout, à discréditer sa décision ainsi que, plus généralement, son action (…) aux yeux des lecteurs » (paragraphe 3.3 de l’arrêt du tribunal, cité au paragraphe 15 de l’arrêt de la chambre), il faut rappeler que la critique des décisions des autorités judiciaires relève indubitablement de l’empire de liberté d’expression, tout comme la critique de n’importe quelle autorité publique, pour autant qu’elle ne dépasse pas les limites énoncées à l’article 10 § 2 de la Convention. De plus, dans un système où les juges sont professionnels et où l’indépendance de la justice à l’égard de toute autorité publique ou privée est garantie, on a du mal à croire que la critique des décisions de justice puisse (sauf circonstances tout à fait extraordinaires) influer indûment sur le cours de la procédure. De même, il est hautement improbable que le « ton général » d’un article de presse exprimant une opinion de culpabilité puisse exercer sur des juges professionnels expérimentés une pression dangereuse de nature à modifier le cours de la procédure.
GIESBERT ET AUTRES c. FRANCE requêtes no 68974/11, 2395/12 et 76324/13 du 1er juin 2007
Article 10 : Affaire Bettencourt, un article de presse publié par le Point le 10 décembre 2009 porte atteinte à la présomption d'innocence d'un prévenu. La publication d'extraits complets de PV de la police et de décisions de justice avant qu'elles ne soient lues publiquement, a justifié la sanction prononcée dans un but d'intérêt général et proportionnée à la liberté d'expression des requérants.
Par un arrêt du 29 mai 2013 ainsi motivé, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants :
« Mais attendu qu’ayant constaté, d’une part, que l’article du 10 décembre 2009 s’appuyait sur une analyse des extraits de divers procès-verbaux de police judiciaire pour présenter [B] comme ayant abusé de la faiblesse de MmeBettencourt, à la veille de sa comparution devant le tribunal correctionnel appelé à se prononcer sur la pertinence et le bien-fondé des accusations portées contre lui par la fille de celle-ci, d’autre part, que l’article du 4 février 2010, fondé sur la reproduction partielle de dépositions recueillies par la police judiciaire, tendait à présenter [B.] comme accusé par des tiers en des termes probants à l’effet d’amener le lecteur à estimer avérés les faits reprochés à celui-ci, deux mois avant une audience constituant, selon l’article, « l’épilogue de l’affaire », la cour d’appel (...) en a déduit que celle-ci portait atteinte au droit de [B.] à un procès équitable dans le respect de son droit à la présomption d’innocence et des droits de sa défense ; (... ) ».
2. Appréciation de la Cour
77. Dans la présente affaire, les condamnations litigieuses s’analysent clairement en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, comme en conviennent d’ailleurs les parties. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi »
78. La Cour l’a dit à maintes reprises dans ses arrêts : les termes « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention signifient que la mesure incriminée doit avoir une base légale en droit interne ; ils visent aussi la qualité de la loi, l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi beaucoup d’autres, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)). En outre, la prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier (Tourancheau et July précité, § 56).
79. Dans les présentes affaires, les parties s’opposent sur le point de savoir si l’article 38 est suffisamment prévisible. Or, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que ces dispositions revêtaient la prévisibilité requise au sens de l’article 10 § 2 de la Convention et ne voit aucune raison de s’écarter de cette analyse. Elle renvoie à l’arrêt Tourancheau et July sur ce point (§§ 59 et 60). En outre, les deux premiers requérants sont des professionnels avertis du monde de la presse et ils étaient en position d’évaluer le risque auquel ils s’exposaient au moment de la publication des articles (idem, précité, § 61). Enfin, comme le Gouvernement l’a indiqué, l’appréciation faite par un juge des référés et un juge du fond, qui n’exercent pas le même office, ne traduisent pas le caractère imprévisible et contradictoire des décisions judiciaires.
80. En conclusion, les requérants ne sauraient soutenir qu’ils ne pouvaient prévoir « à un degré raisonnable » les conséquences que les publications en cause étaient susceptibles d’avoir pour eux sur le plan judiciaire. La Cour en déduit que l’ingérence était « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.
b) Sur l’existence d’une ingérence visant un « but légitime »
81. La Cour observe que les parties sont en désaccord sur les buts légitimes poursuivis par cette ingérence, qui ne seraient pas clairement définis selon les requérants. Ces derniers affirment que l’atteinte portée aux droits de Mme Bettencourt n’est pas précisément définie, que la présomption d’innocence de B. n’était pas en jeu, faute de saisine du juge sur le fondement de l’article 9-1 du code civil, et que le but de protéger la sérénité de la justice n’était pas réaliste en présence de juges professionnels.
82. La Cour estime que les arguments des requérants relèvent de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence et ne sont pas de nature à remettre en cause les buts légitimes. Elle relève à cet égard que les juridictions nationales ont avancé que l’article 38 visait à préserver l’indépendance et la sérénité de la justice, comme à protéger les droits des personnes concernées, en sauvegardant notamment la présomption d’innocence (paragraphes 32, 41, 45, 48 et 49 ci-dessus). Elle considère, avec le Gouvernement, que l’ingérence en cause avait pour but, s’agissant de B., de protéger son droit à un procès équitable dans le respect de la présomption d’innocence. Quant à Mme Bettencourt, qui n’était certes pas « accusée » dans la procédure, la Cour retient que, contestant être la femme affaiblie et manipulée présentée par l’article litigieux, elle avait déposé des conclusions aux fins de se constituer partie civile devant le tribunal correctionnel à qui il revenait nécessairement d’apprécier le degré de conscience qu’elle avait eu lors des libéralités consenties par elle à M. B. L’ingérence avait donc pour objet, en ce qui la concerne, la protection de ses droits en garantissant une bonne administration de la justice, afin d’éviter toute influence extérieure sur le cours de celle-ci. Ces buts correspondent à la protection « de la réputation et des droits d’autrui » et à la garantie de « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » dans la mesure où ce dernier membre de phrase a été interprété comme englobant les droits dont les individus jouissent à titre de plaideurs en général (Tourancheau et July précité, § 63).
c) Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »
83. Dans l’arrêt Bédat (précité, §§ 48-54), la Cour a précisé les critères devant guider les autorités nationales des États parties à la Convention dans la mise en balance des droits protégés par l’article 10, d’une part, et des intérêts publics et privés protégés par le secret de l’instruction, d’autre part.
84. Bien que les requérants ne soient pas poursuivis pour violation du secret de l’instruction, auquel les journalistes français ne sont pas astreints, ni pour recel de violation de ce secret (Ressiot et autres c. France, nos 15054/07 et 15066/07, §§ 57 et 58, 28 juin 2012), la Cour estime que les critères dégagés dans l’arrêt Bédat sont applicables mutatis mutandis aux cas d’espèce, dans la mesure où les griefs soulevés par les requérants, condamnés pour publication d’actes de la procédure correctionnelle avant leur lecture en audience publique, soulèvent des questions similaires relatives aux droits concurrents découlant des articles 6 et 10 de la Convention.
85. Ces critères sont les suivants : la manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses, la teneur de l’article litigieux, la contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général, l’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale, l’atteinte à la vie privée du prévenu et la proportionnalité de la sanction prononcée.
i. Quant à la manière dont les requérants sont entrés en possession des informations litigieuses
86. La Cour constate, appréciant la manière dont les requérants ont eu connaissance des actes de procédure litigieux, et rappelant que celle-ci n’est pas déterminante dans l’appréciation de la question de savoir si un journaliste a respecté ses devoirs et responsabilités au moment de la publication (Bédat, précité, § 57), qu’il n’a pas été allégué qu’ils se les seraient procurés de manière illicite ou frauduleuse. Toutefois, les requérants ne pouvaient ignorer l’origine des pièces en question ni le caractère confidentiel des informations qu’il s’apprêtait à publier. L’article 38 ne réprime et ne vise pas les conditions dans lesquelles un document issu d’une procédure a été obtenu mais la simple publication d’un tel document. Cela étant, les requérants devaient savoir que la publication littérale d’une partie des actes litigieux se heurtait à la prohibition de cette disposition.
ii. Quant à la teneur des articles litigieux
α) L’article du 10 décembre 2009
87. Rappelant que l’article 10 protège outre la substance des idées et informations exprimées, leur mode d’expression, et le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Bédat, précité, § 58 et les affaires qui y sont citées), la Cour relève que l’appréciation du contenu de l’article litigieux n’a pas été le même en première instance et en appel. Pour le juge de première instance, le choix de la publication, de courtes citations de procès-verbaux intégrés à l’analyse du journaliste, et la médiatisation de l’affaire, justifiaient le refus de faire droit aux demandes de B. sur le fondement de l’article 38, ce dernier ne pouvant empêcher les journalistes d’informer sur les affaires pénales soulevant des questions d’intérêt général (paragraphe 45 ci-dessus). La cour d’appel a considéré que l’article litigieux présentait B. comme auteur d’abus de faiblesse (paragraphe 48 ci-dessus), ce que la Cour de cassation a confirmé (paragraphe 51 ci-dessus).
88. Pour sa part, la Cour observe que si le journaliste reste prudent en ne formulant aucune conclusion explicite dans l’article du 10 décembre 2009, tout le contenu de celui-ci converge vers la culpabilité de B. Celle-ci apparaît dans le sous-titre de la publication litigieuse intitulé « A-t-il spolié Liliane Bettencourt ? [B.] nie, mais des indices l’accusent » mais également dans les commentaires orientés des citations choisies de l’acte de poursuite, des extraits des déclarations de B. alors qu’il était en garde à vue et de témoignages ainsi que du rapport de la Brigade financière estimant « qu’il existe un faisceau de présomption quant à la réalité d’un abus de faiblesse commis par B. ». L’article utilise ces citations pour souligner de façon récurrente les contradictions et les faiblesses des positions de B. et présenter au public des informations orientées par le choix d’expressions comme, par exemple, « Ici encore la réalité est moins nette », un « demi aveu embarrassé » ou « deux dépositions accablantes ».
β) L’article du 4 février 2010 vis-à-vis de Mme Bettencourt et de B.
89. La Cour note que le juge des référés a examiné le contenu de l’article pour en conclure que Mme Bettencourt était présentée, alors qu’elle le contestait fermement, comme une « femme manipulée et affaiblie » et « dans un état de santé psychologique dégradé ». La Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de remettre en cause la décision des juridictions nationales quant à la teneur de l’article : la lecture de celui-ci donne en effet à penser que Mme Bettencourt, psychologiquement diminuée, a été manipulée par B.
90. Quant à B., la Cour constate que les juridictions nationales, juge du référé et juge du fond, ont estimé que l’article litigieux n’était pas neutre, ni nuancé, et allait dans le sens de son accusation, au mépris de sa présomption d’innocence (paragraphes 39, 41 et 49 ci-dessus). La Cour relève à ce titre que, sous le titre : « Exclusif : les femmes qui accusent », l’article litigieux comporte trois pages exclusivement constituées d’extraits de dépositions défavorables à B. faites par des personnes ayant été au service de Mme Bettencourt.
γ) Conclusion
91. Quant à la teneur des articles litigieux, la Cour ne voit pas de raisons de substituer son avis à celui de la cour d’appel et de la Cour de cassation.
iii. La contribution des articles litigieux à l’intérêt général
92. En l’espèce, la Cour ne peut souscrire à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les articles litigieux n’ont trait qu’à la publication d’un simple fait divers dénué de toute contribution à un débat d’intérêt général (paragraphe 75 ci-dessus). Les articles du Point s’inscrivaient dans le cadre d’un procès commencé en 2007 et ayant un fort retentissement médiatique. Ainsi que l’a rappelé le TGI, le procès met en cause des personnes publiques dont la notoriété sur la scène sociale et politique est fortement établie et l’affaire Bettencourt occupait déjà une place significative dans l’opinion publique au moment de leur publication (paragraphe 45 ci-dessus). Par ailleurs, rappelant que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale, et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent un sujet d’intérêt général (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 152, 23 avril 2015 et Bédat, précité, § 63 ; voir, également, la Recommandation Rec (2003)13 précitée, paragraphe 59 ci-dessus), la Cour relève sur ce point que l’intérêt du public à être informé de cette affaire dépasse largement le cadre du conflit familial entre Mme Bettencourt et sa fille ou les relations de cette dernière avec B.
93. La Cour estime en conséquence que les propos reprochés aux requérants, qui concernaient des personnes publiques et le fonctionnement du pouvoir judiciaire, s’inscrivaient dans le cadre d’un débat d’intérêt général qui allait au-delà de la simple curiosité d’un certain public sur un évènement ou un procès anonyme (comparer avec Bédat précité, §§ 65 et 66 et Tourancheau et July, précité, § 74 ; voir, mutatis mutandis, Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, § 35, CEDH 2000‑X et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 39, 7 juin 2007). L’intérêt du public de recevoir des informations d’intérêt général dépassait le cadre du procès, et cette circonstance devait être prise en compte dans l’exercice de la mise en balance des divers intérêts en jeu.
94. En l’espèce, la Cour observe que le juge de première instance, dans la procédure au fond, a considéré que la teneur des articles des 10 décembre 2009 et 4 février 2010 était constitutive d’une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général, s’agissant d’une affaire pénale mettant en jeu des intérêts financiers considérables et concernant des personnes publiques. Les autres juridictions nationales, statuant au fond et en référé, n’ont pas contesté que les publications litigieuses avaient pour objet une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général. Elles ont cependant estimé que ce dernier, compte tenu des dispositions de l’article 38 de la loi de 1881, pouvait être nourri autrement que par la citation d’actes de procédures auxquels le lecteur attache « un crédit renforcé et un effet probatoire certain ». De l’avis de la Cour, la mise en balance des intérêts de Mme Bettencourt et de B. ainsi que ceux visant la bonne administration de la justice avec le moyen de justification tiré de l’intérêt général invoqué par les requérants aurait pu faire l’objet d’une motivation plus explicite, à l’instar de ce qui a été fait au regard de l’atteinte à la vie privée alléguée (paragraphes 33 et 35 ci-dessus). Cela étant, la Cour ne saurait déduire des décisions rendues que les juridictions nationales n’ont pas pris en considération l’éclairage que pouvait apporter les publications pour le débat public et l’intérêt du public ; le fait qu’elles ne l’aient pas trouvé suffisamment pertinent relève de leur marge d’appréciation (Bédat, précité, § 54).
iv. L’influence des articles litigieux sur la conduite de la procédure pénale
95. Concernant l’influence des articles litigieux, la Cour rappelle l’importance pour les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours de ne pas réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable, y compris celui du prévenu au respect de la présomption d’innocence, ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice, y compris le processus de formation de l’opinion et de prise de décision du pouvoir judiciaire (Tourancheau et July, précité, §§ 66 et 68 ; Bédat, précité, 68). En la matière, un simple risque d’influence sur les suites d’une procédure peut suffire, et ce risque doit pouvoir s’apprécier au moment où les autorités prennent des mesures dissuasives en la matière (Bédat, précité, § 70).
α) Les articles du 10 décembre 2009 et du 4 février 2010 vis-à-vis de B
96. La Cour observe que, lors de la procédure au fond, le juge de première instance a considéré que l’intérêt d’informer le public de l’affaire Bettencourt l’emportait sur tout autre intérêt digne de protection sous l’angle de l’article 38 de la loi de 1881 et relevant de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire sous l’angle de cette disposition. La cour d’appel, elle, a indiqué que le parti pris dont témoignaient les articles litigieux à l’encontre de B. réduisait ses chances de bénéficier d’un procès équitable et le plaçait dans la nécessité de s’expliquer sur des éléments à charge non encore débattus devant un juge. Telle fut également la position du juge des référés (paragraphe 41 ci-dessus).
97. En l’espèce, la Cour a déjà indiqué que les articles litigieux livrent au lecteur un portrait négatif de B. à partir d’informations extraites d’actes de procédure reproduits in extenso. De l’avis de la Cour, la publication de tels articles, celui du 10 décembre 2009 à la veille de la comparution de B. devant le tribunal correctionnel de Nanterre et celui du 4 février 2010 deux mois avant l’audience prévue le 15 avril 2010, risquait d’influer de façon significative sur la suite de la procédure. Elle pouvait avoir des répercussions sur les personnes ultérieurement appelées à témoigner devant la juridiction voire sur les juges amenés à connaître de l’affaire. La Cour rappelle à cet égard que la publication d’un article orienté peut avoir des effets sur la sérénité de la juridiction appelée à juger la cause, indépendamment de la composition d’une telle juridiction (Bédat, précité, § 69). Par ailleurs, s’il est vrai que B. disposait de voies de recours spécifiques pour faire respecter son droit à la présomption d’innocence, comme celle prévue à l’article 9-1 du code civil qui s’adresse en particulier aux médias, la Cour constate que la saisine par B. du juge civil a été déclarée recevable et que celui-ci a souligné la « charge accusatrice » des publications litigieuses.
98. En définitive, la Cour ne partage pas l’avis des requérants selon lequel la large couverture médiatique de l’affaire autorisait la publication in extenso de nombreux et longs extraits d’actes de procédure. Au vu des questions complexes que les autorités judiciaires avaient à trancher quant à la vulnérabilité de Mme Bettencourt d’une part, et quant à l’élément matériel du délit d’abus de faiblesse reproché à B. d’autre part, la publication de ces actes insérés dans des articles orientés comportait les risques que le bon déroulement du procès soit perturbé et que le droit de l’intéressé à un procès équitable soit menacé. La Cour réitère à cet égard que l’interdiction posée par l’article 38 de la loi de 1881 n’a pas de caractère général et absolu et n’entrave pas de manière totale le droit pour la presse d’informer le public en raison de son caractère temporaire et limité (Tourancheau et July, précité, § 73). En conséquence, elle estime que les requérants, professionnels de la presse, étaient à même de prévenir les risques précités sans que la substance des informations qu’ils souhaitaient diffuser ne soit atteinte.
β) L’article du 4 février 2010 vis-à-vis de Mme Bettencourt
99. S’agissant de l’article du 4 février 2010 vis-à-vis de Mme Bettencourt, la Cour constate que la procédure en référé a abouti à une reconnaissance de son préjudice dès lors que la publication était susceptible de porter atteinte à ses droits en ce qu’elle la présentait, avant que ne débute l’examen de l’affaire pénale devant le tribunal correctionnel de Nanterre, comme une femme manipulée et affaiblie, ce qu’elle contestait (paragraphe 31 ci-dessus). Alors que Mme Bettencourt avait déposé des conclusions d’intervention volontaire comportant à titre subsidiaire une constitution de partie civile devant le tribunal correctionnel, et compte tenu de la teneur des informations livrées au lecteur, la Cour admet que la publication litigieuse pouvait avoir des répercussions négatives sur la bonne administration de la justice.
v. Quant à l’atteinte à la vie privée
100. Force est de constater qu’au cours des procédures, aucune atteinte à la vie privée de B. n’a été constatée par les juridictions nationales. Celui-ci, très connu, n’a d’ailleurs pas invoqué la violation de sa vie privée dans ses recours. Quant à Mme Bettencourt, les juridictions nationales n’ont retenu aucune atteinte à sa vie privée, en raison de sa situation qui l’exposait à l’attention du public et de l’intérêt que celui-ci pouvait avoir à prendre connaissance de ses actes.
vi. Quant à la proportionnalité de la sanction prononcée
101. En l’espèce, s’agissant des procédures initiées par B., les requérants ont été condamnés, dans la procédure en référé, au paiement d’une provision de 3 000 EUR ainsi qu’à une mesure de publication judiciaire, et dans la procédure au fond, 1 EUR en réparation du préjudice moral et une autre mesure de publication judiciaire. Dans la procédure en référé introduite par MmeBettencourt, les requérants se sont vus condamnés à verser une provision de 10 000 EUR.
102. La Cour estime que ces sanctions ne sauraient être considérées comme excessives ni de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté des médias.
vii. Conclusion
103. La Cour conclut que les motifs avancés par les juridictions nationales pour justifier l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression découlant de leur condamnation étaient pertinents et suffisants aux fins de l’article 10 § 2. En particulier, l’intérêt des requérants et celui du public à communiquer et recevoir des informations au sujet d’une question d’intérêt général n’était pas de nature à l’emporter sur les considérations invoquées par les juridictions nationales quant aux conséquences sur la protection des droits d’autrui et sur la bonne administration de la justice. La Cour conclut que les condamnations répondaient à un besoin social assez impérieux pour primer l’intérêt public s’attachant à la liberté de la presse et qu’elles ne sauraient passer pour disproportionnées au regard des buts légitimes poursuivis.
Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Milisavljević c. Serbie du 4 avril 2017 requête no 50123/06
Article 10 : Réaction disproportionnée des autorités serbes à un article au sujet d’une militante des droits de l’homme connue
LES FAITS
La requérante, Ljiljana Milisavljević, est une ressortissante serbe née en 1966 et résidant à Belgrade. Elle était journaliste à Politika, un grand quotidien serbe. L’article en cause fut publié dans Politika en septembre 2003. À cette époque, la coopération des autorités serbes avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (« le TPIY ») faisait l’objet d’un débat public virulent. Il y avait aussi une grande animosité envers Mme Kandić une militante des droits de l'homme connue, en raison des efforts qu’elle déployait pour enquêter sur les crimes commis par les forces serbes dans le cadre des conflits armés qui avaient frappé l’ex-Yougoslavie, ainsi que du fait qu’elle faisait partie des défenseurs les plus actifs d’une coopération totale avec le TPIY. Après la publication de l’article, Mme Kandić engagea des poursuites privées contre Mme Milisavljević, reprochant à cette dernière d’avoir écrit l’article pour la dépeindre comme traître à la Serbie. En définitive, les juges nationaux reconnurent Mme Milisavljević coupable de l’infraction pénale d’injure et lui adressèrent un avertissement judiciaire. Ils jugèrent notamment que, même si la phrase en question (« Mme Kandić a été traitée de sorcière et de prostituée ») avait été publiée précédemment dans un magazine différent dans un article écrit par un autre auteur, en ne la mettant pas entre guillemets Mme Milisavljević l’avait tacitement faite sienne.
CEDH
Il a été établi au cours de la procédure interne, et reconnu par le Gouvernement, que Mme Milisavljević avait repris les mots en question (« Mme Kandić a été traitée de sorcière et de prostituée ») d’un article écrit par un autre journaliste et publié dans un magazine différent. Par conséquent, il est évident, même sans les guillemets, que ces mots ne représentaient pas l’opinion personnelle de Mme Milisavljević sur Mme Kandić mais que Mme Milisavljević ne faisait que rapporter la manière dont Mme Kandić était perçue par certains. La Cour rappelle qu’exiger de manière générale que les journalistes se distancient systématiquement et formellement du contenu d’une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur réputation ne se concilie pas avec le rôle de la presse, qui est d’informer sur les faits, les opinions et les idées qui ont cours à un moment donné. En outre, les tribunaux nationaux n’ont pas du tout mis en balance le droit de Mme Kandić à la protection de sa réputation avec la liberté d’expression de Mme Milisavljević et le devoir de cette dernière, en tant que journaliste, de communiquer des informations d’intérêt général. Se bornant à constater l’absence de guillemets autour de la phrase en question, les juges nationaux n’ont absolument pas évoqué le contexte général de l’article ou les circonstances dans lesquelles celui-ci avait été écrit. Pourtant, dans son article, Mme Milisavljević avait présenté les aspects positifs et les aspects négatifs, indiquant clairement que les opinions concernant Mme Kandić étaient partagées. De plus, elle avait écrit que Mme Kandić avait reçu de nombreuses distinctions, dont certaines étaient prestigieuses, qu’elle avait fait campagne pour la vérité sur les crimes de guerre et qu’en Serbie elle était l’une des rares personnes à tenir un discours raisonnable. Aucun de ces éléments ne se trouvait non plus entre guillemets. Enfin, la Cour tient également compte de ceci : Mme Kandić, militante des droits de l’homme et personnage public, s’était inévitablement et consciemment exposée au regard du public et elle devait donc faire preuve d’une plus grande tolérance ; la condamnation pénale de Mme Milisavljević risque de dissuader les autres journalistes de contribuer au débat public sur des questions touchant à la vie de la collectivité. La réaction des autorités nationales à l’article écrit par Mme Milisavljević a donc été disproportionnée. Partant, il y a eu violation de l’article 10.
Grande Chambre Bédat c. Suisse du 29 mars 2016 requête no 56925/08
Non violation de l'article 10 : La sanction infligée au journaliste pour violation du secret d’une instruction pénale était justifiée : l'article à caractère sensationnel, publiait des informations restées secrète de k'instruction. Cette divulgation pouvait gêner l'enquête. Clairement orienté vers le lynchage, son article a porté atteinte aux droits que l'accusé peut tirer de l'article 8 de la Conv EDH. La sanction de 4 000 francs suisses (CHF) soit environ 2 667 € n'est pas trop lourde et ne représente pas une ingérence disproportionnée.
. Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »
44. Dans son arrêt du 1
er juillet 2014, la chambre a relevé qu’il ne prêtait pas à controverse entre les parties que la condamnation du requérant avait constitué une ingérence dans l’exercice par lui du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.45. Il n’était pas non plus contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir le code pénal suisse et le code de procédure pénale du canton de Vaud.
46. Dans son arrêt (paragraphes 40 et 41), la chambre a relevé par ailleurs que la mesure incriminée poursuivait des buts légitimes, à savoir empêcher « la divulgation d’informations confidentielles », garantir « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » et « la protection de la réputation (et) des droits d’autrui », ce qui n’est pas non plus contesté par les parties.
47. La Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre sur ces trois points.
2. Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »
a) Principes généraux
48. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015) et Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 87, CEDH 2015 :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
49. Par ailleurs, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, CEDH 2012, et Morice, précité, § 125). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire, et ce alors même que la procédure judiciaire dont il est question ne serait pas terminée (voir, mutatis mutandis, Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 47, 29 mars 2011, et Morice, précité, § 125). Une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79-80, 7 février 2002, Morice, précité, § 125) et la gravité éventuellement susceptible de caractériser certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III, Morice, précité, § 125) ne font pas disparaître le droit à une protection élevée compte tenu de l’existence d’un sujet d’intérêt général (Paturel c. France, no 54968/00, § 42, 22 décembre 2005, et Morice, précité, § 125).
50. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III, Thoma c. Luxembourg, précité, §§ 43‑45, CEDH 2001‑III, et Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005).
En effet, la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. Le concept de journalisme responsable, activité professionnelle protégée par l’article 10 de la Convention, est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques (Pentikäinen, précité, § 90, et les affaires qui y sont citées). Dans son arrêt dans l’affaire Pentikäinen, la Cour a souligné (ibidem) que le concept de journalisme responsable englobe aussi la licéité du comportement des journalistes et que le fait qu’un journaliste a enfreint la loi doit être pris en compte, mais il n’est pas déterminant pour établir s’il a agi de manière responsable.
51. En particulier, on ne saurait considérer que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July, précité, § 66) et le droit d’être présumé innocent (ibidem, § 68). Comme la Cour l’a déjà souligné à plusieurs reprises (ibidem, § 66, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1997‑V, Campos Dâmaso, précité, § 31, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, et Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224‑225, 18 avril 2013) :
« les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale ».
52. Par ailleurs, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, la Cour doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de l’article litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de cet article. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume‑Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011 et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, 10 novembre 2015). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover (no 2), précité, § 106, Axel Springer AG, précité, § 87 et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91).
53. La Cour considère qu’un raisonnement analogue doit s’appliquer dans la mise en balance des droits garantis, respectivement, par les articles 10 et 6 § 1.
54. Enfin, la Cour rappelle qu’il convient de tenir compte de l’équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les réalités du pays, les cours et tribunaux d’un État se trouvent souvent mieux placés que le juge international pour préciser où se situe, à un moment donné, le juste équilibre à ménager. C’est pourquoi, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (voir, entre autres, Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 54, CEDH 2011), en particulier lorsqu’il s’agit de mettre en balance des intérêts privés en conflit.
Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, Palomo Sánchez et autres, précité, § 57, et, dernièrement, Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, §§ 54 et 55, CEDH 2015).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
55. Dans la présente affaire, le droit du requérant d’informer le public et le droit du public de recevoir des informations se heurtent à des intérêts publics et privés de même importance, protégés par l’interdiction de divulguer des informations couvertes par le secret de l’instruction. Ces intérêts sont : l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, l’effectivité de l’enquête pénale et le droit du prévenu à la présomption d’innocence et à la protection de sa vie privée. À l’instar, mutatis mutandis, de ce qu’elle avait fait dans les arrêts Axel Springer AG (précité, §§ 89-95) ou Stoll (précité, §§ 108-161), la Cour estime nécessaire de préciser les critères devant guider les autorités nationales des États parties à la Convention dans la mise en balance de ces intérêts et donc dans l’appréciation du caractère « nécessaire » de l’ingérence s’agissant des affaires de violation du secret de l’instruction par un journaliste.
Ces critères se dégagent des principes généraux susmentionnés mais également, dans une certaine mesure, du droit des 30 États membres du Conseil de l’Europe que la Cour a examiné dans le cadre de la présente requête (paragraphes 22 et 23 ci-dessus).
i. La manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses
56. La Cour rappelle que la manière dont une personne obtient connaissance d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut jouer un certain rôle dans la mise en balance des intérêts à effectuer dans le cadre de l’article 10 § 2 (Stoll, précité, § 141).
57. Dans la présente affaire, il n’a pas été allégué que le requérant se serait procuré les informations litigieuses de manière illicite (paragraphe 12 ci-dessus). Néanmoins, cette circonstance n’est pas nécessairement déterminante dans l’appréciation de la question de savoir s’il a respecté ses devoirs et responsabilités au moment de la publication de ces informations. Or, comme la chambre l’a relevé à juste titre, le requérant, journaliste de profession, ne pouvait pas ignorer le caractère confidentiel des informations qu’il s’apprêtait à publier (ibidem, § 144). D’ailleurs, il n’a à aucun moment contesté que la publication de ces informations pouvait relever de l’article 293 du code pénal suisse, que ce soit devant les juridictions nationales ou devant la Cour (comparer avec Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 24, 7 juin 2007).
ii. La teneur de l’article litigieux
58. La Cour rappelle que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises », dans le respect de la déontologie journalistique (Stoll, précité, § 103).
Par ailleurs, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (ibidem, § 146 ; voir aussi Laranjeira Marques da Silva c. Portugal, no 16983/06, § 51, 19 janvier 2010). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, Thoma, précité, §§ 45 et 46, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003‑V, et Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 59, 17 juillet 2007).
59. En l’espèce, la Cour note que, dans son arrêt du 29 avril 2008, le Tribunal fédéral a longuement examiné le contenu de l’article et en a conclu notamment que « [l]a mise en situation des extraits des procès-verbaux des auditions et la reproduction de lettres du prévenu au juge étaient révélatrices des mobiles qui avaient animé l’auteur des lignes litigieuses, qui s’était borné à faire dans le sensationnel, ne cherchant par son opération qu’à satisfaire la curiosité relativement malsaine que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaires. En prenant connaissance de cette publication très partielle, le lecteur se faisait une opinion et préjugeait sans aucune objectivité de la suite qui serait donnée par la justice à cette affaire, sans le moindre respect pour la présomption d’innocence ».
60. Pour sa part, la Cour relève que, même si l’article litigieux n’exprimait aucune position quant au caractère intentionnel de l’acte dont été accusé le prévenu, il traçait néanmoins de ce dernier un portrait très négatif, sur un ton presque moqueur. Les titres utilisés par le requérant ‑ « L’interrogatoire du conducteur fou », « La version du chauffard » et « Il a perdu la boule... » – ainsi que la photo en gros plan du prévenu, publiée en grand format, ne laissent aucun doute quant à l’approche sensationnaliste que le requérant avait entendu donner à son article. Par ailleurs, l’article mettait en exergue la vacuité des déclarations du prévenu et ses contradictions, qualifiées parfois explicitement de « mensonges à répétition », pour en conclure, sur le mode interrogatif, que par « ce mélange de naïveté et d’arrogance », M. B. faisait « tout pour se rendre indéfendable ». La Cour souligne que ces questions faisaient précisément partie de celles que les autorités judiciaires étaient appelées à trancher, tant au stade de l’instruction qu’à celui du jugement.
61. Sur ce point aussi, la Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de remettre en cause la décision, dûment motivée, du Tribunal fédéral.
iii. La contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général
62. Dans son arrêt du 1er juillet 2014, la chambre a relevé que l’incident qui faisait l’objet de la procédure pénale en cause avait immédiatement suscité l’intérêt du public et conduit de nombreux médias à s’intéresser à cette affaire et à la manière dont la justice pénale la traitait.
63. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent un sujet d’intérêt général (Morice, précité, § 152).
64. Dans la présente affaire, la Cour admet que le sujet à l’origine de l’article, à savoir l’enquête pénale ouverte sur le drame du Grand-Pont de Lausanne, relevait de l’intérêt général. Cet incident, tout à fait exceptionnel, avait suscité une très grande émotion au sein de la population et les autorités judiciaires elles-mêmes avaient jugé opportun de tenir la presse et le public informés de certains aspects de l’enquête en cours (paragraphe 11 ci‑dessus).
Toutefois, la question qui se pose est celle de savoir si le contenu de l’article et, en particulier, les informations qui étaient couvertes par le secret de l’instruction étaient de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question (Stoll, précité, § 121 ; voir également Leempoel & S.A. Ed. Ciné Revue, précité, § 72) ou simplement à satisfaire la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie strictement privée du prévenu (mutatis mutandis, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 65, CEDH 2004‑VI, Société Prisma Presse c. France (déc.), nos 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003, Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 40, Mosley, précité, § 114).
65. À cet égard, la Cour note qu’après un examen approfondi du contenu de l’article, de la nature des informations qui y étaient contenues et des circonstances entourant l’affaire du Grand-Pont de Lausanne, le Tribunal fédéral, dans un arrêt longuement motivé et qui ne révèle aucune trace d’arbitraire, a considéré que ni la divulgation des procès-verbaux d’audition ni celle des lettres adressées par le prévenu au juge d’instruction n’avaient apporté un éclairage pertinent pour le débat public et que l’intérêt du public relevait en l’espèce « tout au plus de la satisfaction d’une curiosité malsaine » (paragraphe 16 ci-dessus).
66. De son côté, le requérant n’a pas démontré en quoi la publication des procès-verbaux d’audition, des déclarations de la femme et du médecin du prévenu, ainsi que des lettres que le prévenu avait adressées au juge d’instruction et qui portaient sur des questions anodines concernant le quotidien de sa vie en détention, était de nature à nourrir un éventuel débat public sur l’enquête en cours.
67. Dès lors, la Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de substituer son propre avis à celui du Tribunal fédéral (voir, mutatis mutandis, MGN Limited, précité, §§ 150 et 155, Palomo Sánchez et autres, précité, § 57, et Haldimann et autres, précité, §§ 54 et 55), juridiction qui bénéficiait en la matière d’une certaine marge d’appréciation.
iv. L’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale
68. Tout en soulignant que les droits garantis, respectivement, par l’article 10 et par l’article 6 § 1 méritent a priori un égal respect (paragraphe 53 ci-dessus), la Cour rappelle qu’il est légitime de vouloir accorder une protection particulière au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen (Dupuis et autres, précité, § 44). Elle souligne que le secret de l’instruction sert à protéger, d’une part, les intérêts de l’action pénale, en prévenant les risques de collusion ainsi que le danger de disparition et d’altération des moyens de preuve et, d’autre part, les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence et, plus généralement, de ses relations et intérêts personnels. Il est en outre justifié par la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision du pouvoir judiciaire.
69. En l’espèce, bien que l’article litigieux ne privilégiât pas ouvertement la thèse d’un acte intentionnel, il était néanmoins orienté de manière à tracer du prévenu un portrait très négatif, mettant en exergue certains aspects troublants de sa personnalité et concluant que celui-ci « faisait tout pour se rendre indéfendable » (paragraphe 60 ci-dessus).
Force est de constater que la publication d’un article orienté de telle manière, à un moment où l’instruction était encore ouverte, comportait en soi un risque d’influer d’une manière ou d’une autre sur la suite de la procédure, que ce soit le travail du juge d’instruction, les décisions des représentants du prévenu, les positions des parties civiles ou la sérénité de la juridiction appelée à juger la cause, indépendamment de la composition d’une telle juridiction.
70. La Grande Chambre considère qu’on ne saurait attendre d’un gouvernement qu’il apporte la preuve, a posteriori, que ce type de publication a eu une influence réelle sur les suites de la procédure. Le risque d’influence sur la procédure justifie en soi que des mesures dissuasives, telles qu’une interdiction de divulgation d’informations secrètes, soient adoptées par les autorités nationales.
La légalité de ces mesures en droit interne, ainsi que leur compatibilité avec les exigences de la Convention, doivent pouvoir être appréciées au moment où les mesures sont prises et non, comme soutient le requérant, à la lumière de faits ultérieurs révélateurs de l’impact réel de ces publications sur le procès, telle la composition de la formation de jugement (voir le paragraphe 35 ci-dessus).
71. C’est donc à juste titre que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 29 avril 2008, a considéré que les procès-verbaux d’interrogatoire et la correspondance du prévenu avaient fait « l’objet d’exégèses sur la place publique, hors contexte, au risque d’influencer le processus des décisions du juge d’instruction et, plus tard, de l’autorité de jugement ».
v. L’atteinte à la vie privée du prévenu
72. La Cour rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06 § 40, 21 septembre 2010, et Axel Springer AG, précité, § 83). La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels l’identification et l’orientation sexuelle, le nom, ou des éléments se rapportant au droit à l’image (S. et Marper c. Royaume‑Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008). Elle comprend des informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010, et Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG, précité, § 83).
73. Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale, lesquelles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, § 36, 25 novembre 2008, Von Hannover (no 2), précité, § 98, et Söderman c. Suède [GC], nos 5786/08, § 78, CEDH 2013). Cela vaut également pour la protection du droit à l’image contre les abus de la part de tiers (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002, Von Hannover, précité, § 57, Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 35, 15 janvier 2009, et Von Hannover (no 2), précité, § 98).
74. La Cour note que, pour remplir son obligation positive de garantir à une personne les droits tirés de l’article 8, l’État peut être amené à restreindre dans une certaine mesure les droits garantis par l’article 10 à une autre personne. Lors de l’examen de la nécessité de cette restriction dans une société démocratique en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut ainsi être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés, précité, § 43, MGN Limited, précité, § 142, et Axel Springer AG, précité, § 84).
75. Selon le Gouvernement, dans la présente affaire, les autorités suisses avaient une obligation à la fois négative et positive de protéger la vie privée du prévenu. À cet égard, le Gouvernement rappelle à juste titre que les mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 relèvent de la marge d’appréciation des États. Il considère que l’article 293 du code pénal suisse, qui réprime la divulgation d’informations classifiées, remplissait en l’occurrence cette fonction.
76. La Cour a déjà examiné sous l’angle de l’article 8 la question du respect de la vie privée d’un prévenu dans le cadre d’une affaire de violation du secret de l’instruction. Dans l’arrêt Craxi c. Italie (no 2) (no 25337/94, § 73, 17 juillet 2003), elle a considéré que les autorités nationales n’étaient pas seulement soumises à une obligation négative de ne pas divulguer sciemment des informations protégées par l’article 8, mais qu’elles devaient également prendre des mesures afin de protéger efficacement le droit d’un prévenu, notamment au respect de sa correspondance.
Par conséquent, la Cour considère que la procédure pénale diligentée contre le requérant par les autorités cantonales de poursuite s’inscrivait bien dans le cadre de l’obligation positive de protéger la vie privée du prévenu qui incombait à la Suisse en vertu de l’article 8 de la Convention.
Par ailleurs, les informations divulguées par le requérant étaient de nature très personnelle, et même médicale, et incluaient notamment des déclarations du médecin traitant du prévenu (paragraphe 10 ci-dessus), ainsi que des lettres adressées par ce dernier, depuis son lieu de détention, au juge d’instruction chargé de l’affaire. Aux yeux de la Cour, ce type d’information appelait le plus haut degré de protection sous l’angle de l’article 8 ; ce constat est d’autant plus important que le prévenu n’était pas connu du public et que le simple fait qu’il se trouvait au centre d’une enquête pénale, certes pour des faits très graves, n’impliquait pas qu’on l’assimile à un personnage public qui se met volontairement sur le devant de la scène (voir, mutatis mutandis et a contrario, Fressoz et Roire, précité, § 50, et Egeland et Hanseid c. Norvège, no 34438/04, § 62, 16 avril 2009).
77. Dans son arrêt du 1er juillet 2014, la chambre a considéré que la protection de la vie privée du prévenu, et notamment du secret de sa correspondance, pouvait être assurée par des moyens moins attentatoires à la liberté d’expression du requérant qu’une condamnation pénale. Aux yeux de la chambre, pour faire valoir ses droits au titre de l’article 8 de la Convention, le prévenu aurait pu se prévaloir des voies d’action civile dont il disposait en droit suisse.
La Cour considère que l’existence en droit interne de telles voies de recours civiles pour la protection de la vie privée ne dispense pas l’État de son obligation positive, telle qu’elle découle, dans chaque cas, de l’article 8 de la Convention envers tout accusé dans un procès pénal.
78. De toute manière, quant aux circonstances particulières de la présente affaire, il est à noter que, au moment de la publication de l’article litigieux, le prévenu se trouvait en détention, et donc dans une situation de vulnérabilité. Par ailleurs, rien dans le dossier n’indique qu’il était informé de la parution de l’article et de la nature des informations qui y figuraient. Au surplus, il souffrait vraisemblablement de troubles psychiques, ce qui accentuait sa vulnérabilité. Dans ces conditions, on ne saurait reprocher aux autorités cantonales d’avoir considéré que, pour remplir leur obligation positive de protéger le droit de M. B. au respect de sa vie privée, elles ne pouvaient se contenter d’attendre que M. B. eût pris lui‑même l’initiative d’intenter une action civile contre le requérant et d’avoir par conséquent opté pour une démarche active, fût-elle de nature pénale.
vi. La proportionnalité de la sanction prononcée
79. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Stoll, précité, § 153). Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle. À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (ibidem, § 154).
80. Au demeurant, la Cour note que la divulgation d’informations couvertes par le secret de l’instruction est sanctionnée dans chacun des 30 États membres du Conseil de l’Europe dont la législation a été étudiée dans le cadre de la présente affaire (paragraphes 22 et 23 ci-dessus).
81. Certes, la position dominante des institutions de l’État commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (voir Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, Incal c. Turquie [GC], 9 juin 1998, § 54, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, 28 septembre 1999, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1999-VI, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, 15 mars 2011, § 58, CEDH 2011, Morice, précité, § 127) en matière de liberté d’expression. Toutefois, en l’espèce, la Cour considère que le recours à la voie pénale ainsi que la sanction infligée au requérant n’ont pas constitué une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Le requérant fut condamné initialement à un mois de prison avec sursis (paragraphe 12 ci-dessus). Cette peine fut ensuite commuée en une amende de 4 000 CHF, somme qui fut fixée en tenant compte des antécédents judiciaires du requérant et qui ne fut pas déboursée par le requérant lui-même mais avancée par son employeur (paragraphe 14 ci‑dessus). Cette sanction punissait la violation du secret d’une instruction pénale et protégeait en l’occurrence le bon fonctionnement de la justice ainsi que les droits du prévenu à un procès équitable et au respect de sa vie privée.
Aux yeux de la Cour, dans ces conditions, on ne saurait considérer qu’une telle sanction risquait d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procédure pénale en cours.
vii. Conclusion
82. Au vu de ce qui précède, et compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les États et du fait que l’exercice de mise en balance des différents intérêts en jeu avait été valablement effectué par le Tribunal fédéral, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
ARRÊT AQUILINA c. MALTE Requête no 28040/08 du 14 juin 2011
C’est de bonne foi qu’une journaliste du Times of Malta a fait une chronique sur une affaire de bigamie déférée à la justice
La Cour estime que les décisions rendues par les juridictions internes s’analysent en une ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression. Elle constate que cette ingérence était « prévue par la loi », en l’occurrence la loi sur la presse, et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui.
Les questions qui se posent en l’espèce sont celles de savoir si Mme Spiteri était en mesure de vérifier les faits rapportés et si elle a respecté son devoir de responsabilité dans le récit qu’elle en a fait.
En ce qui concerne le premier point, la Cour relève que les procès-verbaux d’audience se présentent en général sous la forme de compte rendus sommaires où ne figure pas l’intégralité de ce qui y a été dit. Ils ne peuvent dont pas être considérés comme les seules sources dignes de foi aux fins de la couverture médiatique d’une affaire.
D’ailleurs, tous les autres éléments de preuve donnent à penser que le Dr. A. a été déclaré coupable d’outrage à la cour. Le procureur lui-même a établi une attestation corroborant les propos entendus par Mme Spiteri. La Cour est frappée par le fait que cette attestation, établie sous serment par un procureur, ne se soit vu accorder qu’une importance médiocre ou nulle dans le cadre de la procédure de diffamation, et qu’aucune raison n’ait été avancée pour justifier cet état de choses.
En outre, la Cour n’aperçoit aucune raison de douter que Mme Spiteri ait essayé de vérifier ce qui avait été dit dans la salle d’audience, conformément aux règles déontologiques de sa profession. On ne pouvait raisonnablement lui en demander plus car l’information est un bien périssable et en retarder la publication aurait presque certainement conduit à la priver de toute valeur et de tout intérêt. Relevant également que le journal a publié des excuses, la Cour estime que Mme Spiteri n’a, à aucun moment, agi de mauvaise foi ni n’a failli à son devoir de responsabilité journalistique.
Il s’ensuit que l’ingérence dans la liberté d’expression des requérants n’était pas nécessaire à la protection de la réputation d’autrui dans une société démocratique etqu’il y a donc lieu de conclure à la violation de l’article 10 en l’espèce.
LES PARTICULIERS : ARTICLE 10 contre ARTICLE 8
M.L. c. Slovaquie du 14 octobre 2021 requête no 34159/17
Art 8 : Les articles des tabloïds sur le fils décédé d'une femme slovaque ont violé ses droits. Les jugements de valeur doivent être fondés sur un minimum de faits
L’affaire porte sur trois articles de presse concernant le fils de la requérante – un ancien prêtre – parus en 2006, après le décès de l’intéressé, ainsi que la procédure judiciaire menée ultérieurement. Les articles réunissaient certaines pièces des dossiers pénaux relatifs aux condamnations du fils de la requérante ainsi que des affirmations futiles et non vérifiées à propos, notamment, des prétendus aveux et du décès de l’intéressé. La Cour estime notamment qu'une condamnation pénale ne prive pas une personne condamnée de son droit à l'oubli, et que la requérante ne peut être privée des garanties de l'article 8. Les articles en question étaient de nature sensationnelle et n'ont pas contribué au débat sur les abus sexuels commis par des membres du clergé catholique. Dans l'ensemble, les juridictions internes n'ont pas réussi à mettre en balance de manière adéquate la liberté d'expression des journaux et le droit du requérant au respect de sa vie privée
FAITS
La requérante est une ressortissante slovaque, née en 1948 et résidant à Čierne pole (Slovaquie). Au tournant du siècle, le fils de M.L. - alors prêtre catholique - a été condamné pour abus sexuel et atteinte à l'éducation morale des jeunes (il avait tenté d'avoir des relations sexuelles orales non consenties avec un garçon mineur) et pour trouble à l'ordre public (en raison de relations sexuelles orales consenties avec un homme adulte dans un lieu public). Les condamnations ont toutes deux été annulées en 2003. Le fils de M.L. est décédé en 2006. De mars à mai 2008, trois journaux à sensation ont fait état des condamnations du fils de M.L.. Les articles étaient intitulés "Le prêtre a avoué avoir abusé de garçons mineurs. Secret du suicide du prêtre", "Le prêtre a abusé de garçons roms. Il a avoué avant son suicide", et "Prêtres protégés. L'Église a fourni une garantie pour faire sortir un prêtre pédophile de prison". Les articles décrivent diverses accusations à l'encontre du fils de M.L., y compris de prétendus aveux et l'établissement d'un lien entre ces aveux et le prétendu suicide de l'homme, et la hiérarchie de l'Église catholique, mentionnant de nombreux détails personnels au sujet de cet homme ; l'un des articles contient des photos. En août 2008, M.L. a engagé une procédure contre les éditeurs des journaux. Elle a fait valoir que son fils avait avoué une conduite inappropriée, mais pas d'abus sexuel. Elle a affirmé que les articles contenaient de nombreuses inexactitudes, en particulier qu'il était mort à cause de l’usage de drogues et de négligences médicales. Elle a affirmé que les allégations avaient porté atteinte à son droit à la vie privée et à celui de son fils décédé et avaient provoqué une réaction négative de la part de ses connaissances. Le tribunal de district a partiellement fait droit à l'action mais a rejeté sa demande de dommages et intérêts. La requérante a fait appel, principalement au motif que le tribunal n'avait ordonné ni dommages-intérêts ni excuses pour la publication de la photo du fils de M.L. En 2013, le tribunal régional de Košice a annulé le jugement de première instance, invoquant l'absence de motivation adéquate dans le jugement initial. La requérante perdit le nouveau procès, le tribunal de district déterminant notamment qu'en tant que prêtre de paroisse, le fils de la requérante avait été une " personnalité publique " susceptible d'être davantage critiquée, et que la couverture de l'affaire et la publication de l'image du fils de la requérante avaient été justifiées. Finalement, à la suite de nouvelles procédures judiciaires, la requérante a saisi la Cour constitutionnelle d'une plainte constitutionnelle, qui a été déclarée manifestement mal fondée. La Cour a estimé que les juridictions inférieures avaient répondu aux arguments du requérant et avaient fourni un raisonnement conforme à la Constitution.
ART 8 contre Art 10
La Cour estime établi que la requérante a été directement affectée par les articles en question. Même si les juridictions internes ont estimé que les prêtres pouvaient être assimilés à des personnalités publiques, le fils de la requérante n'était pas, pour la Cour, une personnalité publique connue ou un haut dignitaire de l'Église. Elle précise qu'un individu conserve le droit à l'oubli après une condamnation pénale, notamment une condamnation exécutée, ce qui favorise sa réinsertion dans la société. En l'espèce, la Cour note que le requérant avait terminé sa période de probation et que la condamnation avait été exécutée. La Cour réaffirme que même un jugement de valeur doit être fondé sur des faits suffisants pour être considéré comme équitable au regard de la Convention. La différence entre un jugement de valeur et un exposé des faits réside en définitive dans le degré de preuve factuelle qui doit être établi. Dans les articles en question dans cette affaire, des déclarations peu sérieuses et non vérifiées ont été présentées comme des faits ayant conduit à la condamnation du fils de la requérante. Cette incapacité à distinguer les jugements de valeur a été particulièrement manifeste en ce qui concerne le reportage sur le décès de cet homme. La Cour estime que les juridictions internes n'ont pas procédé à une appréciation adéquate de tous les éléments pertinents en la matière et des preuves disponibles. En outre, les déclarations fantaisistes des journalistes ne relèvent pas d'un journalisme responsable. Dans la lignée des affaires précédentes, la Cour admet que le sujet des abus sexuels commis par un ecclésiastique catholique romain était d'intérêt public. Cependant, les articles sensationnalistes en l'espèce ont peu contribué au débat public sur cette question. Dans l'ensemble, la Cour estime que les juridictions internes n'ont pas mis en balance le droit à la vie privée de la requérante et le droit à la liberté d'expression du journal, ce qui a conduit à une violation de l'article 8.
Hurbain c. Belgique du 22 juin 2021 requête no 57292/16
Art 10 : La condamnation du journal Le Soir à anonymiser l’identité d’un condamné, réhabilité, au nom du droit à l’oubli, ne viole pas la liberté d’expression
Art 10 • Liberté d’expression • Éditeur d’un journal contraint à anonymiser l’archive sur Internet d’un article paru vingt ans auparavant, au nom du droit à l’oubli de l’auteur d’un accident mortel • Mise en balance des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour • Identité d’une personne privée sans notoriété n’apportant aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, dont le maintien en ligne était susceptible de créer un « casier judiciaire virtuel » • Préjudice pour la personne mentionnée eu égard notamment au temps s’étant écoulé depuis la publication de l’article d’origine • Intégrité préservée de la version originale de l’article archivé • Motifs pertinents et suffisants • Mesure proportionnée • Obligation pour les médias de vérifier leurs archives et de procéder à une mise en balance des droits en jeu seulement en cas de demande expresse à cet effet
L’affaire concerne la condamnation civile de M. Hurbain, en tant qu’éditeur responsable du quotidien Le Soir, à anonymiser, au nom du droit à l’oubli, l’archive électronique d’un article mentionnant le nom complet d’un conducteur responsable d’un accident de la route meurtrier survenu en 1994. La Cour relève, entre autres, que la cour d’appel a constaté qu’une simple recherche à partir des nom et prénom du conducteur concerné sur le moteur de recherche du Soir ou sur Google faisait immédiatement apparaître l’article litigieux. La cour d’appel a considéré que le maintien en ligne de l’article litigieux était ainsi de nature à porter indéfiniment et gravement atteinte à la réputation du conducteur, lui créant un casier judiciaire virtuel, alors qu’il avait non seulement été définitivement condamné pour les faits litigieux et avait purgé sa peine mais qu’en outre, il avait été réhabilité. La cour d’appel a donc estimé que la manière la plus efficace de préserver la vie privée du conducteur, sans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression de M. Hurbain, était d’anonymiser l’article figurant sur le site internet du Soir en remplaçant les nom et prénom de l’intéressé par la lettre X. La Cour estime que les juridictions belges ont mis en balance le droit au respect de la vie privée du conducteur concerné et le droit à la liberté d’expression de M. Hurbain conformément aux critères énoncés dans sa jurisprudence. En particulier, la cour d’appel a attaché une importance particulière au préjudice souffert par le conducteur à cause de la mise en ligne de l’article litigieux, eu égard notamment au temps qui s’était écoulé (environ 20 ans) depuis la publication de l’article d’origine, d’une part, ainsi qu’au fait que l’anonymisation de l’article litigieux sur le site web du Soir laissait intactes les archives en tant que telles et constituait la mesure la plus efficace parmi celles qui étaient envisageables en l’espèce, sans pour autant porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression de M. Hurbain, d’autre part. Les motifs donnés par les juridictions internes étaient donc pertinents et suffisants, et la mesure imposée à M. Hurbain peut être considérée comme une mesure proportionnée au but légitime poursuivi (le droit au respect de la vie privée du conducteur) et comme ménageant un juste équilibre entre les droits concurrents en jeu. La Cour précise que la conclusion à laquelle elle est parvenue en l’espèce n’implique pas une obligation pour les médias de vérifier leurs archives de manière systématique et permanente. Il s’agit pour eux, en ce qui concerne l’archivage de l’article, de procéder à une vérification et donc à une mise en balance des droits en jeu seulement en cas de demande expresse à cet effet.
Article 10
Article 10 (liberté d’expression) La Cour observe que la condamnation civile de M. Hurbain à anonymiser l’article litigieux constitue une « ingérence » dans ses droits garantis par l’article 10 de la Convention. La Cour note ensuite que l’ingérence était « prévue par la loi ». En effet, le droit belge reconnaît un droit à l’oubli comme faisant partie intégrante du droit au respect de la vie privée (article 8 de la Convention, article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et article 22 de la Constitution ; c’est notamment sur ces dispositions que s’est fondée la cour d’appel pour reconnaître un droit à l’oubli au conducteur en l’espèce). En outre, l’article 1382 du code civil sert de fondement aux actions civiles pour les abus allégués à la liberté de la presse. La Cour relève ensuite que l’ingérence poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 de la Convention, à savoir la protection de la réputation et des droits d’autrui (en l’espèce, le droit au respect de la vie privée du conducteur concerné). En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, la Cour précise entre autres ce qui suit. La cour d’appel a observé à juste titre que la mise en ligne de l’article ne revêtait aucune valeur d’actualité ; elle a jugé que, 20 ans après les faits, l’identité d’une personne qui n’était pas une personne publique n’apportait aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribuait que de façon statistique à un débat général sur la sécurité routière. Après l’écoulement d’un certain temps, une personne condamnée peut avoir un intérêt à ne plus être confrontée à son acte, en vue de sa réintégration dans la société. Comme l’a indiqué la cour d’appel, l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer pour l’intéressé une sorte de « casier judiciaire virtuel ». Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, la personne a purgé sa peine et qu’elle a été réhabilitée. En l’espèce, la cour d’appel a rappelé que le conducteur en question n’exerçait aucune fonction publique. Il était une personne privée inconnue du grand public au moment de sa demande d’anonymisation. Les faits pour lesquels il a été condamné n’ont fait l’objet d’aucune médiatisation, à l’exception de l’article litigieux, et l’affaire n’a eu aucun retentissement dans les médias que ce soit à l’époque des faits relatés ou au moment de la mise en ligne de la version archivée de l’article sur l’internet. En outre, le conducteur n’a à aucun moment pris contact avec les médias pour rendre sa situation publique ni au moment de la parution de l’article en 1994 ni lors de sa mise en ligne en 2008. Au contraire, il a tout fait pour rester à l’écart des projecteurs des médias. Les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que des publications sur support papier de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée. Ainsi, la reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés de l’internet peuvent être soumises à un régime différent. Il en va de même en ce qui concerne les archives papier et les archives numériques. La portée de ces dernières est en effet beaucoup plus importante et les conséquences sur la vie privée des personnes nommées d’autant plus graves, ce qui est encore amplifié par les moteurs de recherche. La Cour tient compte du fait que la consultation d’archives nécessite une démarche active de recherche par l’introduction de mots-clés sur le site des archives du journal. Du fait de son emplacement sur le site internet, l’article litigieux n’était pas susceptible d’attirer l’attention de ceux des internautes qui n’étaient pas à la recherche d’informations sur le conducteur. Elle ne met pas non plus en doute que le maintien de l’accès à l’article litigieux n’avait pas pour but de propager à nouveau des informations sur le conducteur. Elle note toutefois qu’en l’espèce, au moment de l’introduction par le conducteur de sa demande et pendant toute la procédure interne, les archives du journal Le Soir étaient disponibles en accès libre et gratuit. S’agissant des répercussions de la publication, la cour d’appel a constaté qu’une simple recherche à partir des nom et prénom du conducteur sur le moteur de recherche du Soir ou sur Google faisait immédiatement apparaître l’article litigieux. La cour d’appel a considéré que le maintien en ligne de l’article litigieux était ainsi de nature à porter indéfiniment et gravement atteinte à la réputation du conducteur, lui créant, comme il a déjà été rappelé un casier judiciaire virtuel, alors qu’il avait non seulement été définitivement condamné pour les faits litigieux et avait purgé sa peine mais qu’en outre, il avait été réhabilité. La Cour estime que l’appréciation de la cour d’appel sur ce point n’est pas arbitraire ou manifestement déraisonnable. Avec l’écoulement du temps, une personne devrait avoir la possibilité de reconstruire sa vie sans être confrontée par des membres du public à ses erreurs du passé. Les recherches sur des personnes à partir de leur nom est devenue une pratique courante dans la société actuelle, et le plus souvent il s’agit d’une simple recherche motivée par des raisons totalement étrangères à d’éventuelles poursuites ou condamnations pénales de la personne concernée. En ce qui concerne la gravité de la mesure imposée au requérant, la cour d’appel a estimé que la manière la plus efficace de préserver la vie privée du conducteur sans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression de M. Hurbain était d’anonymiser l’article figurant sur le site internet du Soir en remplaçant les nom et prénom de l’intéressé par la lettre X. La Cour accorde une grande importance au fait que la nature de la mesure imposée permet en l’espèce d’assurer l’intégrité de l’article archivé en tant que tel, puisqu’il s’agit uniquement d’anonymiser la version mise en ligne de l’article, M. Hurbain étant autorisé à garder les archives numérique et papier d’origine. Cela voulait dire, notamment, que des personnes ayant un intérêt pouvaient toujours demander accès à la version originale de l’article, même sous forme numérique. Ce n’était donc pas l’article même, mais son accessibilité sur le site web du journal Le Soir, qui était affectée par la mesure. La Cour considère donc que les juridictions nationales pouvaient conclure que la condition relative à la proportionnalité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de M. Hurbain était remplie. Elle conclut donc que les juridictions internes ont mis en balance le droit au respect de la vie privée du conducteur et le droit à la liberté d’expression de M. Hurbain conformément aux critères énoncés dans sa jurisprudence. En particulier, la cour d’appel a attaché une importance particulière au préjudice souffert par le conducteur à cause de la mise en ligne de l’article litigieux, eu égard notamment au temps qui s’était écoulé (20 ans) depuis la publication de l’article d’origine, d’une part, ainsi qu’au fait que l’anonymisation de l’article litigieux sur le site web du Soir laissait intactes les archives (écrites) en tant que telles et constituait la mesure la plus efficace parmi celles qui étaient envisageables en l’espèce, sans pour autant porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression de M. Hurbain, d’autre part. Par conséquent, les motifs donnés par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants, et la mesure imposée peut être considérée comme une mesure proportionnée au but légitime poursuivi et comme ménageant un juste équilibre entre les droits concurrents en jeu. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce. La Cour tient à préciser que la conclusion à laquelle elle est parvenue ne saurait être interprétée comme impliquant une obligation pour les médias de vérifier leurs archives de manière systématique et permanente. Sans préjudice de leur devoir de respecter la vie privée lors de la publication initiale d’un article, il s’agit pour eux, en ce qui concerne l’archivage de l’article, de procéder à une vérification et donc à une mise en balance des droits en jeu seulement en cas de demande expresse à cet effet.
CEDH
74. Il n’est pas contesté que la condamnation civile du requérant à anonymiser l’article litigieux constitue une « ingérence » dans ses droits garantis par l’article 10 de la Convention.
75. Une ingérence dans l’exercice du droit de communiquer des informations ou des idées est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts.
a) Sur la légalité de l’ingérence
76. Le requérant allègue que sa condamnation n’était pas prévisible.
77. Les principes généraux relatifs à la garantie de prévisibilité de la loi exigée dans le cadre de l’article 10 de la Convention ont été résumés dans l’arrêt Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, §§ 120-122, CEDH 2015 ; voir aussi, plus récemment, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, §§ 142-145, 27 juin 2017, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, §§ 93-101, 20 janvier 2020, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 249‑253, 22 décembre 2020).
78. La Cour doit rechercher si l’application qui a été faite par les juridictions internes de l’article 1382 du code civil – qui constitue le droit commun de la responsabilité – à la situation du requérant était prévisible. Pour cela, elle tient compte de l’ensemble du cadre juridique interne, c’est‑à-dire tant les normes écrites qui ont été appliquées que les principes généraux du droit et la jurisprudence (Delfi AS, précité, § 128).
79. La Cour observe en premier lieu que le droit belge reconnaît un droit à l’oubli comme faisant partie intégrante du droit au respect de la vie privée (paragraphe 31 ci-dessus). Tel que l’a rappelé la Cour de cassation en l’espèce, ce droit découle de l’article 8 de la Convention, de l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 22 de la Constitution (paragraphe 27 ci-dessus). C’est notamment sur ces dispositions que s’est fondée la cour d’appel pour reconnaître un droit à l’oubli à G. (paragraphe 14 ci-dessus).
80. L’interprétation de la portée du droit à l’oubli revient aux autorités nationales, et en particulier aux cours et tribunaux, à qui il appartient au premier chef d’interpréter le droit interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si les effets de celle-ci sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018).
81. La question que soulevait le requérant devant les juridictions internes était celle de savoir si G. remplissait les conditions pour pouvoir bénéficier du droit à l’oubli, dans la mesure où, d’après le requérant, l’article litigieux n’était pas une nouvelle publication mais l’archivage d’un article ancien. Sur ce point, la Cour de cassation a confirmé l’interprétation retenue par la cour d’appel qui considérait que la mise en ligne de l’archive de l’article litigieux constituait une « nouvelle divulgation » du passé judiciaire de G. (paragraphe 27 ci-dessus).
82. La Cour ne peut suivre le requérant lorsqu’il allègue que la cour d’appel a, en se référant à l’arrêt Google Spain de la CJUE, assimilé les éditeurs de presse aux moteurs de recherche. Tel que l’a expliqué la Cour de cassation, la cour d’appel s’est seulement fondée sur l’arrêt précité qui concernait un moteur de recherche pour déterminer la portée à donner au droit à l’oubli en tant que tel.
83. De l’avis de la Cour, l’interprétation qui a ainsi été faite par les juridictions nationales des dispositions relatives à la protection de la vie privée n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.
84. Revenant à l’article 1382 du code civil, cette disposition oblige toute personne à réparer le dommage causé par sa faute, notamment une atteinte injustifiée à un droit. Cette disposition sert de fondement aux actions civiles pour les abus allégués à la liberté de la presse (paragraphe 33 ci‑dessus).
85. Il en résulte que la Cour n’est pas convaincue par la thèse du requérant selon laquelle il n’était pas prévisible qu’il puisse être condamné sur le fondement du droit commun de la responsabilité en raison d’une atteinte au droit à l’oubli par la reproduction numérique d’un article ancien. Elle rappelle à cet égard que le simple fait qu’une disposition légale soit appliquée pour la première fois dans un certain type d’affaires ne suffit pas à caractériser un manque de prévisibilité (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 150, Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 97, et Selahattin Demirtaş, précité, § 253).
86. Aussi, le fait qu’il existe des exemples de jurisprudence allant dans un sens différent n’est pas suffisant pour caractériser un manque de prévisibilité puisque toutes les circonstances de la cause doivent être prises en compte dans une matière où doit être effectuée une mise en balance de droits. Cela est d’autant plus vrai que la jurisprudence à laquelle le requérant se réfère était fondée sur une base légale distincte, à savoir la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée (paragraphe 36 ci-dessus ; voir, a contrario, RTBF c. Belgique, no 50084/06, §§ 113-114, CEDH 2011).
87. À titre surabondant, la Cour note qu’elle a déjà accepté, dans d’autres affaires examinées au regard de l’article 10 de la Convention, une disposition constituant le droit commun de la responsabilité civile comme une base légale suffisamment prévisible (voir, en ce qui concerne l’article 1382 du code civil belge, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, 9 novembre 2006 ; pour des affaires relatives à d’autres États dans lesquelles l’ingérence à la liberté d’expression était également fondée sur le droit commun de la responsabilité civile, voir, par exemple, Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 64, et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, §§ 48-49).
88. Il résulte de ce qui précède que la condamnation du requérant était fondée sur une base légale qui remplissait l’exigence de prévisibilité. L’ingérence était donc « prévue par la loi ».
b) Sur l’existence d’un but légitime
89. Les parties s’accordent à dire que l’ingérence poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2 : la protection de la réputation et des droits d’autrui, en l’espèce le droit au respect de la vie privée de G.
c) Sur la nécessité de l’ingérence
90. La Cour souligne qu’à l’instar de l’affaire M.L. et W.W. c. Allemagne (précitée, § 99), ce n’est pas la licéité de l’article lors de sa première parution qui est mise en cause en l’espèce mais sa mise à disposition sur l’internet et la possibilité d’accès à cet article longtemps après les faits.
91. Il s’agissait pour les juridictions nationales de mettre en balance différents droits en présence : d’une part, la liberté d’expression du requérant en tant qu’éditeur, en particulier son droit de communiquer des informations au public, et d’autre part, le droit de G. à la protection de sa vie privée.
92. La Cour rappellera d’abord les principes relatifs à la mise en balance des droits et aux critères à prendre en compte pour évaluer la nécessité d’une ingérence dans la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention, en particulier lorsqu’est en cause, comme en l’espèce, une archive numérique accessible sur l’internet (i). La Cour procédera ensuite à l’application de ces critères aux circonstances de l’espèce (ii).
Les principes généraux applicables
1) La mise en balance des droits
93. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils ont été décrits dans de nombreux arrêts qui concernent la mise en balance des droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 78-84, 7 février 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 82-93, CEDH 2015 (extraits), Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, §§ 48‑54, 29 mars 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, §§ 162-165). Elle l’a dit maintes fois, ces droits méritent a priori un égal respect (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG, précité, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, Delfi AS, précité, §§ 110 et 139, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91, et Bédat, précité, § 52).
94. La Cour a eu l’occasion d’énoncer, dans le cadre de l’examen d’une publication initiale, les principes pertinents qui doivent guider son appréciation – et, surtout, celle des juridictions internes – de la nécessité d’une ingérence. Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée. Ces critères sont les suivants : premièrement, la contribution à un débat d’intérêt général, deuxièmement, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, troisièmement, le comportement antérieur de la personne concernée, quatrièmement, le mode d’obtention des informations et leur véracité, cinquièmement, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et, sixièmement, la gravité de la mesure imposée (Axel Springer AG, précité, §§ 89-95, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 165, et les références qui y sont citées ; voir également l’arrêt de la CJUE, GC et autres c/ Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), précité, paragraphe 50 ci-dessus).
95. Selon la jurisprudence de la Cour, la condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un besoin social impérieux, et en particulier si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier étaient pertinents et suffisants et si la mesure était proportionnée au but légitime poursuivi (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30, et Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 273, 8 avril 2021).
96. La Cour rappelle également que sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition. Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Axel Springer AG, précité, §§ 85‑86).
97. Par ailleurs, la Cour rappelle que si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle‑ci substitue son avis à celui des juridictions internes (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG, précité, § 88, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 92, Bédat, précité, § 54, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 164).
2) La spécificité de la mise à disposition d’archives numériques sur l’internet
98. La grande majorité des affaires relatives à un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée examinées par la Cour concernait des publications initiales relatant des aspects privés de la vie d’un individu ou de sa famille (voir, parmi beaucoup d’autres, Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, 23 juillet 2009, Axel Springer AG, précité, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, et, plus récemment, Falzon c. Malte, no 45791/13, 20 mars 2018).
99. À la différence de ces affaires est en cause en l’espèce la mise en ligne en 2008 et le maintien à disposition depuis lors de la version archivée d’un article initialement publié en 1994 dans la version papier du journal Le Soir, publication initiale dont la licéité n’a pas été contestée. Ayant été saisies d’une demande en ce sens par G., les juridictions internes ont condamné le requérant à anonymiser l’archive numérique de l’article litigieux en remplaçant le nom complet de G. par la lettre X.
100. La Cour a déjà considéré qu’au rôle premier de la presse s’ajoute une fonction accessoire mais néanmoins d’une importance certaine, qui consiste à constituer des archives à partir d’informations déjà publiées et à les mettre à la disposition du public. La mise à disposition d’archives sur l’internet contribue grandement à la préservation et à l’accessibilité de l’actualité et des informations. Les archives numériques constituent en effet une source précieuse pour l’enseignement et les recherches historiques, notamment en ce qu’elles sont immédiatement accessibles au public et généralement gratuites (Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, §§ 27 et 45, CEDH 2009, Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 59, Fuchsmann c. Allemagne, no 71233/13, § 39, 19 octobre 2017, et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 90).
101. Dans une affaire telle que la présente, les droits d’une personne ayant fait l’objet d’une publication disponible sur l’internet doivent donc être mis en balance avec le droit du public à s’informer sur des événements du passé et de l’histoire contemporaine, notamment à l’aide des archives numériques de la presse (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 104).
102. À cet égard, la Cour est pleinement consciente du risque d’effet dissuasif sur la liberté de la presse de l’obligation pour un éditeur de devoir anonymiser un article dont la licéité n’a pas été mise en cause. En effet, l’obligation d’examiner à un stade ultérieur la licéité du maintien en ligne d’un reportage à la suite d’une demande de la personne concernée, qui implique une mise en balance de tous les intérêts en jeu, comporte le risque que la presse s’abstienne de conserver des reportages dans ses archives en ligne ou qu’elle omette des éléments individualisés dans des reportages susceptibles d’ultérieurement faire l’objet d’une telle demande (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 103).
103. La Cour est également consciente du fait que la modification de la version archivée d’un article porte atteinte à l’intégrité des archives, qui en constitue l’essence même. Les juridictions internes doivent donc être particulièrement vigilantes lorsqu’elles font droit à une demande d’anonymisation ou de modification de la version électronique d’un article archivé pour les besoins du droit au respect de la vie privée.
104. Cela étant dit, le droit de maintenir des archives en ligne à la disposition du public n’est pas un droit absolu. Il doit être mis en balance avec les autres droits en présence. Dans ce cadre, de l’avis de la Cour, les critères qui doivent être pris en compte quand est concernée la mise en ligne ou le maintien à disposition d’une publication archivée sont en principe les mêmes que ceux utilisés par la Cour dans le cadre d’une publication initiale. Certains d’entre eux peuvent toutefois revêtir plus ou moins de pertinence eu égard aux circonstances de l’espèce et au passage du temps (dans ce sens, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 96 ; voir également Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 166).
L’application de ces principes en l’espèce
1) La contribution à un débat d’intérêt public
105. En ce qui concerne la question de l’existence d’un débat d’intérêt général que l’écoulement du temps n’a pas fait disparaître (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 99), la Cour tient à souligner que, par essence, des archives contribuent différemment à un débat d’intérêt public qu’une publication initiale. Les archives numériques constituent surtout une source précieuse pour l’accès à des informations qui peuvent être utiles pour l’enseignement et les recherches historiques (paragraphe 100 ci‑dessus), ainsi que pour la contextualisation d’événements actuels. Le poids à accorder à ce critère dans la mise en balance des intérêts doit donc être adapté à leur spécificité.
106. Revenant au cas d’espèce, la cour d’appel a observé à juste titre que la mise en ligne de l’article ne revêtait aucune valeur d’actualité (paragraphe 17 ci-dessus). Elle a jugé que, 20 ans après les faits, l’identité d’une personne qui n’était pas une personne publique n’apportait aucune valeur ajoutée d’intérêt général à l’article litigieux, lequel ne contribuait que de façon statistique à un débat général sur la sécurité routière.
107. L’article concernait en effet une série de faits, certes tragiques, dont la contribution à un débat d’intérêt général portait principalement sur les dangers de la circulation routière et les causes de ceux-ci. La Cour note donc l’appréciation de la cour d’appel selon laquelle la mention du nom complet de G. n’était pas, 20 ans après les faits, de nature à contribuer à un tel débat d’intérêt général (a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 106).
2) La notoriété de la personne visée et l’objet de l’article
108. En ce qui concerne la notoriété de la personne visée et l’objet de l’article, la Cour a certes déjà dit, tel que le rappelle le requérant, qu’une personne ne peut invoquer l’article 8 de la Convention pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale (Axel Springer AG, précité, § 83, Gillberg c. Suède [GC], no 41723/06, § 67, 3 avril 2012, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, § 76, 27 juin 2017, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 88, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 98, 25 septembre 2018).
109. Cela n’a toutefois pas pour conséquence qu’une personne qui a, par le passé, fait l’objet d’une condamnation pénale ne puisse jamais se prévaloir du droit à l’oubli, sans quoi ce droit serait vidé de sa substance. En effet, la Cour considère qu’après l’écoulement d’un certain temps, une personne condamnée peut avoir un intérêt à ne plus être confrontée à son acte, en vue de sa réintégration dans la société (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 100, et les références qui y sont citées). Comme l’a indiqué la cour d’appel, l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer pour l’intéressé une sorte de « casier judiciaire virtuel » (paragraphe 17 ci-dessus). Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, la personne a purgé sa peine et qu’elle a été réhabilitée.
110. Si, après la commission de faits pénalement répréhensibles et pendant la tenue du procès, une personne inconnue peut acquérir une certaine notoriété, cette notoriété peut aussi décliner avec l’écoulement du temps (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 106). L’étendue de l’intérêt du public quant aux procédures pénales est en effet variable (ibidem, § 100). Le droit à l’oubli peut ainsi, dans certains cas, conférer à l’intéressé le droit de retrouver le statut de simple personne inconnue du public. Là encore, le facteur temporel a toute son importance.
111. En l’espèce, la cour d’appel a rappelé que G. n’exerçait aucune fonction publique (paragraphe 17 ci-dessus). Il était une personne privée inconnue du grand public au moment de sa demande d’anonymisation (a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 106). Les faits pour lesquels il a été condamné n’ont fait l’objet d’aucune médiatisation, à l’exception de l’article litigieux, et l’affaire n’a eu aucun retentissement dans les médias que ce soit à l’époque des faits relatés ou au moment de la mise en ligne de la version archivée de l’article sur l’internet.
3) Le comportement de la personne visée à l’égard des médias
112. Les juridictions internes ne se sont pas explicitement prononcées sur la question du comportement de G. à l’égard des médias. La Cour relève que G. n’a à aucun moment pris contact avec les médias pour rendre sa situation publique ni au moment de la parution de l’article en 1994 ni lors de sa mise en ligne en 2008 (a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, §§ 108-109). Il ressort de ses courriers au Soir pour demander la suppression ou l’anonymisation de l’article litigieux (paragraphe 7 ci‑dessus) qu’au contraire, il a tout fait pour rester à l’écart des projecteurs des médias.
4) Le mode d’obtention des informations et leur véracité
113. La véracité des faits relatés dans l’article litigieux n’a pas été contestée par G. (voir, mutatis mutandis, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 111, et, a contrario, Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 60). Ce dernier n’a pas non plus allégué que les informations relatées avaient été obtenues en méconnaissance de la déontologie journalistique. La cour d’appel a d’ailleurs considéré qu’il n’était pas contesté que la divulgation initiale de l’article litigieux était licite (paragraphe 17 ci-dessus).
5) Le contenu, la forme et les répercussions de la publication
114. Premièrement, en ce qui concerne le contenu de l’article litigieux, celui-ci relate plusieurs accidents de la route ayant eu lieu en 1994 en l’espace de quelques jours. L’accident causé par G. en était un parmi d’autres (paragraphe 5 ci-dessus).
115. Deuxièmement, en ce qui concerne la forme de la publication, sur laquelle les juridictions internes ne se sont pas non plus explicitement prononcées, la Cour rappelle que les sites internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, et que les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que des publications sur support papier de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits), Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 58, Delfi AS, précité, § 133, et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 91).
116. La Cour en a déduit que la reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés de l’internet peuvent être soumises à un régime différent (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel, précité, § 63, et Węgrzynowski et Smolczewski, précité, § 58). Il en va de même en ce qui concerne les archives papier et les archives numériques. La portée de ces dernières est en effet beaucoup plus importante et les conséquences sur la vie privée des personnes nommées d’autant plus graves, ce qui est encore amplifié par les moteurs de recherche.
117. En ce qui concerne le degré de diffusion de la version archivée de l’article, la Cour tient compte du fait que la consultation d’archives nécessite une démarche active de recherche par l’introduction de mots-clés sur le site des archives du journal. Du fait de son emplacement sur le site internet, l’article litigieux n’était pas susceptible d’attirer l’attention de ceux des internautes qui n’étaient pas à la recherche d’informations sur G. Elle ne met pas non plus en doute que le maintien de l’accès à l’article litigieux n’avait pas pour but de propager à nouveau des informations sur G. (dans le même sens, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 113).
118. Elle note toutefois qu’en l’espèce, au moment de l’introduction par G. de sa demande et pendant toute la procédure interne, les archives du journal Le Soir étaient disponibles en accès libre et gratuit (comparer avec M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 113, où l’accès à certains articles était payant ou restreint aux personnes abonnées).
119. Le requérant souligne qu’en l’espèce ce n’est pas l’exploitant d’un moteur de recherche qui a été condamné, mais l’éditeur responsable d’un journal dont les archives sont accessibles en ligne.
120. À l’instar de la CJUE, la Cour admet que des obligations différentes peuvent être appliquées aux moteurs de recherche et aux éditeurs à l’origine de l’information litigieuse (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 97 ; voir également, paragraphe 45 ci-dessus). Il est également vrai que c’est avant tout en raison des moteurs de recherche que les informations sur les personnes tenues à disposition par les médias concernés peuvent facilement être repérées par les internautes (M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 97). Il ne peut toutefois pas être perdu de vue que le fait pour un journal de mettre en ligne un article sur son site web a déjà, en tant que tel, des répercussions sur la visibilité des informations litigieuses. Aussi, l’ingérence initiale dans le droit de G. au respect de sa vie privée résulte de la décision du requérant de publier ces informations sur son site et, surtout, de les y garder disponibles, fût-ce sans intention d’attirer l’attention du public (ibidem).
121. Troisièmement, s’agissant des répercussions de la publication, la cour d’appel a constaté qu’une simple recherche à partir des nom et prénom de G. sur le moteur de recherche du Soir ou sur Google faisait immédiatement apparaître l’article litigieux (paragraphe 17 ci-dessus). La cour d’appel a considéré que le maintien en ligne de l’article litigieux était ainsi de nature à porter indéfiniment et gravement atteinte à la réputation de G., lui créant, comme il a déjà été rappelé (paragraphe 109 ci-dessus) un casier judiciaire virtuel, alors qu’il avait non seulement été définitivement condamné pour les faits litigieux et avait purgé sa peine mais qu’en outre, il avait été réhabilité.
122. La Cour estime que l’appréciation de la cour d’appel sur ce point ne saurait être considérée comme arbitraire ou manifestement déraisonnable. Avec l’écoulement du temps, une personne devrait avoir la possibilité de reconstruire sa vie sans être confrontée par des membres du public à ses erreurs du passé (voir, mutatis mutandis, Österreichischer Rundfunk c. Autriche, no 35841/02, § 68, 7 décembre 2006, et M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 100). Les recherches sur des personnes à partir de leur nom est devenue une pratique courante dans la société actuelle, et le plus souvent il s’agit d’une simple recherche motivée par des raisons totalement étrangères à d’éventuelles poursuites ou condamnations pénales de la personne concernée.
6) La gravité de la mesure imposée au requérant
123. Enfin, en ce qui concerne la gravité de la mesure imposée au requérant, il convient de rechercher si les juridictions internes ont tenu compte de l’effet de la mesure pour le requérant et Le Soir, et si elles ont examiné, dans les limites du litige porté devant elles, si des mesures moins attentatoires à la liberté d’expression étaient envisageables.
124. La Cour constate que devant les juridictions internes, le requérant a soutenu que l’équilibre entre les droits en présence pouvait être atteint par la mise en place d’un droit de rectification ou de communication, c’est-à-dire par l’ajout d’un complément d’information à l’article litigieux. La cour d’appel a estimé qu’un tel procédé n’était pas adéquat en l’espèce puisqu’il laisserait perdurer indéfiniment l’effet stigmatisant des infractions commises par G. et de la condamnation déjà purgée et rendrait vaine la décision de réhabilitation dont il avait bénéficié.
125. Devant la Cour, le requérant allègue ensuite que la cour d’appel n’a pas indiqué pourquoi le placement par Le Soir d’une balise de désindexation de l’article serait insuffisant pour garantir le droit au respect de la vie privée de G. En outre, se référant notamment à l’arrêt Google Spain de la CJUE, il allègue que G. aurait dû demander à des moteurs de recherche comme Google le déréférencement de l’article litigieux. La Cour note par ailleurs que devant la cour d’appel, le requérant a soutenu que seuls les moteurs de recherche avaient qualité pour répondre à une demande de G., et que ce dernier avait erronément dirigé sa demande à son encontre.
126. Quant à l’ajout d’une balise de désindexation à l’article litigieux par Le Soir, il ne ressort pas des pièces de la procédure interne dont la Cour dispose que le requérant a allégué devant les juridictions du fond que l’ajout d’une telle balise était suffisant pour garantir le respect de la vie privée de G. En tout cas, la cour d’appel a constaté qu’au moment du prononcé de son arrêt, l’article litigieux se trouvait toujours sur le site du Soir sans aucune balise de désindexation.
127. Quant à un déréférencement de l’article litigieux par des moteurs de recherche, la Cour estime que la pertinence d’une telle mesure doit être appréciée dans le contexte du litige porté devant les juridictions. La demande de G. étant adressée contre le seul requérant, il ne saurait être reproché aux juridictions de s’être limitées à examiner la recevabilité et le bien-fondé de cette demande. Certes, il était loisible au journal Le Soir de prendre lui-même l’initiative de demander à des moteurs de recherche de déréférencer l’article litigieux, afin de trouver une réponse à la demande lui adressée par G. de respecter sa vie privée. Le requérant a par ailleurs indiqué que le service juridique du Soir a effectivement entrepris une telle démarche auprès de Google, mais que celle-ci est restée sans réponse (paragraphe 8 ci-dessus). Le déréférencement par des moteurs de recherche n’ayant pas été demandé par G. dans le cadre de son litige avec le requérant, ni assuré par ce dernier comme une alternative à l’anonymisation de l’article, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner dans l’abstrait si le déréférencement peut conduire à un juste équilibre entre les droits respectifs en jeu. De la même manière, dans la mesure où cela n’a pas fait l’objet d’un débat devant les juridictions internes, il n’appartient pas à la Cour d’envisager ex officio d’éventuels autres moyens moins attentatoires au droit à la liberté d’expression du requérant qui auraient pu être mis en œuvre en l’espèce.
128. La cour d’appel a estimé que la manière la plus efficace de préserver la vie privée de G. sans porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression du requérant était d’anonymiser l’article figurant sur le site internet du Soir en remplaçant les nom et prénom de G. par la lettre X (paragraphe 22 ci‑dessus). Répondant à un argument du requérant, elle a insisté sur le fait qu’il n’était nullement demandé de supprimer l’article des archives, mais uniquement d’anonymiser sa version électronique ; les archives papier demeuraient intactes et le requérant conservait la possibilité de garantir l’intégrité de la version originale numérique (paragraphe 18 ci-dessus). Répondant à un autre argument du requérant, fondé sur l’impossibilité technique de modifier les articles archivés, la cour d’appel a estimé qu’une telle impossibilité n’était nullement établie (paragraphe 25 ci-dessus).
129. S’agissant d’archives, la Cour accorde une grande importance au fait que la nature de la mesure imposée permet en l’espèce d’assurer l’intégrité de l’article archivé en tant que tel, puisqu’il s’agit uniquement d’anonymiser la version mise en ligne de l’article, le requérant étant autorisé à garder les archives numérique et papier d’origine. Comme le souligne le Gouvernement, cela voulait dire, notamment, que des personnes ayant un intérêt pouvaient toujours demander accès à la version originale de l’article, même sous forme numérique (paragraphe 68 ci‑dessus). Ce n’était donc pas l’article même, mais son accessibilité sur le site web du journal Le Soir, qui était affectée par la mesure.
130. Quant à l’appréciation par la cour d’appel de la possibilité technique pour le requérant de faire procéder à l’anonymisation de l’article sur le site du Soir, le requérant n’apporte pas d’éléments qui pourraient amener la Cour à estimer cette appréciation arbitraire ou manifestement déraisonnable.
131. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les juridictions nationales pouvaient conclure que la condition relative à la proportionnalité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression était remplie (paragraphe 16 ci-dessus).
Conclusion
132. À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour estime que les juridictions internes ont mis en balance le droit au respect de la vie privée de G. et le droit à la liberté d’exression du requérant conformément aux critères énoncés dans sa jurisprudence. En particulier, la cour d’appel a attaché une importance particulière au préjudice souffert par G. à cause de la mise en ligne de l’article litigieux, eu égard notamment au temps qui s’était écoulé depuis la publication de l’article d’origine, d’une part, ainsi qu’au fait que l’anonymisation de l’article litigieux sur le site web du Soir laissait intactes les archives en tant que telles et constituait la mesure la plus efficace parmi celles qui étaient envisageables en l’espèce, sans pour autant porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression du requérant, d’autre part. La Cour estime que les motifs donnés par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants. Elle n’aperçoit pas de raisons sérieuses pour substituer son avis à celui des juridictions internes et d’écarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci. Elle conclut donc que la mesure imposée peut être considérée comme une mesure proportionnée au but légitime poursuivi et comme ménageant un juste équilibre entre les droits concurrents en jeu.
133. Partant, dans les circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
134. La Cour tient à préciser que la conclusion à laquelle elle parvient ne saurait être interprétée comme impliquant une obligation pour les médias de vérifier leurs archives de manière systématique et permanente. Sans préjudice de leur devoir de respecter la vie privée lors de la publication initiale d’un article, il s’agit pour eux, en ce qui concerne l’archivage de l’article, de procéder à une vérification et donc à une mise en balance des droits en jeu seulement en cas de demande expresse à cet effet.
SATAKUNNAN MARKKINAPÖRSSI OY ET SATAMEDIA OY c. FINLANDE
GRANDE CHAMBRE DU 27 JUIN 2017 requête n° 931/13
Non violation de l'article 10 : les journaux finlandais publiaient les revenus de tous les finlandais au dessus 13 500 euros, sous prétexte qu'il sont accessibles auprès de l'administration. Les autorités leur ont interdit de le faire pour éviter des rancoeurs. Ce n'est pas une atteinte à leur liberté d'expression.
1. Remarques liminaires sur la portée et le contexte de l’appréciation de la Cour
120. La Cour relève d’emblée que la présente affaire est inhabituelle dans la mesure où, en Finlande, les données fiscales en cause étaient accessibles au public. De plus, les sociétés requérantes, ainsi qu’elles l’indiquent, n’étaient pas les seules parmi les médias finlandais à collecter, traiter et publier des données fiscales telles que celles parues dans le magazine Veropörssi. La différence entre l’activité des intéressées et celle des autres médias tenait aux modalités de publication et au volume des données publiées.
121. De plus, comme exposé au paragraphe 81 ci-dessus, seul un très petit nombre d’États membres du Conseil de l’Europe prévoient un accès du public aux données fiscales, ce qui soulève des questions concernant la marge d’appréciation dont la Finlande bénéficie s’agissant de prévoir et de réglementer l’accès du public à de telles données, et de concilier cet accès avec les exigences posées par les règles en matière de protection des données et avec le droit de la presse à la liberté d’expression.
122. Eu égard à ce contexte et au fait qu’au cœur de la présente affaire se trouve la question de savoir si le juste équilibre a été ménagé entre ce droit et le droit à la vie privée tels que les consacre la législation interne sur la protection des données et l’accès à l’information, il convient d’exposer d’emblée certains des principes généraux qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour relative, d’une part, à l’article 10 et la liberté de la presse, et, d’autre part, au droit à la vie privée découlant de l’article 8 de la Convention dans le contexte particulier de la protection des données.
123. Compte tenu de la nécessité de protéger les valeurs qui sous‑tendent la Convention et considérant que les droits qu’elle consacre respectivement en ses articles 10 et 8 méritent un égal respect, il y a lieu de ménager un équilibre qui préserve l’essence de l’un et l’autre de ces droits (voir aussi Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 110, CEDH 2015).
a) L’article 10 et la liberté de la presse
124. La Cour a constamment déclaré que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions, qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 101, CEDH 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 88, CEDH 2015 (extraits), et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016).
125. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. Cependant, la mission d’information comporte nécessairement des « devoirs et des responsabilités » ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 89, et Von Hannover (no 2), précité, § 102).
126. La Cour a reconnu à plusieurs reprises le rôle crucial joué par les médias s’agissant de faciliter l’exercice par le public du droit de recevoir et de communiquer des informations et des idées et de contribuer à la réalisation de ce droit. À la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt général s’ajoute le droit pour le public d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, pour un arrêt récent, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 165, 8 novembre 2016, CEDH 2016, avec d’autres références).
127. De plus, la Cour a constamment rappelé qu’il ne lui appartenait pas, ni d’ailleurs aux juridictions internes, de se substituer à la presse dans le choix du mode de compte rendu à adopter dans un cas donné (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 146, CEDH 2007‑V)
128. Enfin, il est bien établi que la collecte d’informations est une étape préparatoire essentielle du travail de journalisme et qu’elle est inhérente à la liberté de la presse et, à ce titre, protégée (Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 130, avec d’autres références).
b) L’article 8, le droit à la vie privée et la protection des données
129. Quant à la question de savoir si, dans les circonstances de la cause, le droit à la vie privée protégé par l’article 8 entre en jeu, eu égard à l’accessibilité au public des données fiscales traitées et publiées par les sociétés requérantes, la Cour a constamment rappelé que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, et Vukota-Bojić c. Suisse, no 61838/10, § 52, 18 octobre 2016).
130. Outre qu’elle a jugé dans de nombreuses affaires que le droit à la vie privée consacré par l’article 8 protégeait l’intégrité physique et morale de la personne, la Cour a également précisé que la vie privée s’étendait aux activités professionnelles ou commerciales (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B) ou au droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003‑IX (extraits)).
131. Par ailleurs, la Cour a dit également qu’il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 83, et P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 56, CEDH 2001‑IX).
132. La grande majorité des affaires dans lesquelles la Cour a été appelée à examiner la mise en balance par les autorités internes de la liberté de la presse consacrée par l’article 10 et du droit à la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention portaient sur des atteintes alléguées au droit à la vie privée d’une ou de plusieurs personnes nommément désignées, atteintes qui découlaient de la publication d’éléments particuliers (voir, par exemple, Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, 6 avril 2010, et Ristamäki et Korvola c. Finlande, no 66456/09, 29 octobre 2013).
133. Dans le contexte particulier de la protection des données, la Cour s’est référée à plusieurs reprises à la Convention sur la protection des données (paragraphe 80 ci-dessus) qui a inspiré la directive sur la protection des données appliquée par les juridictions internes en l’espèce. Cette convention, en son article 2, définit les données personnelles comme « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable ». Dans l’affaire Amann, précitée (§ 65), qui portait sur la conservation de données personnelles, la Cour, dans la partie de l’arrêt consacrée à la discussion sur l’applicabilité de l’article 8, s’est livrée à une interprétation de la notion de vie privée :
« La Cour rappelle que la mémorisation de données relatives à la « vie privée » d’un individu entre dans le champ d’application de l’article 8 § 1 (arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987, série A no 116, p. 22, § 48).
À cet égard, elle souligne que le terme « vie privée » ne doit pas être interprété de façon restrictive. En particulier, le respect de la vie privée englobe le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables ; de surcroît, aucune raison de principe ne permet d’exclure les activités professionnelles ou commerciales de la notion de « vie privée » (arrêts Niemietz c. Allemagne du 16 décembre 1992, série A no 251-B, pp. 33-34, § 29, et Halford précité, pp. 1015‑1016, § 42).
Cette interprétation extensive concorde avec celle de la Convention élaborée au sein du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du 28 janvier 1981, entrée en vigueur le 1er octobre 1985, dont le but est « de garantir, sur le territoire de chaque Partie, à toute personne physique (...) le respect de ses droits et de ses libertés fondamentales, et notamment de son droit à la vie privée, à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel la concernant » (article 1), ces dernières étant définies comme « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable » (article 2). »
134. Le fait que les informations en cause sont déjà dans le domaine public ne les soustrait pas nécessairement à la protection de l’article 8. Ainsi, dans l’affaire Von Hannover c. Allemagne (no 59320/00, §§ 74-75 et 77, CEDH 2004‑VI), concernant la publication de photographies qui avaient été prises dans des lieux publics d’une personne connue n’exerçant aucune fonction officielle, la Cour a estimé que l’intérêt à publier ces informations devait être mis en balance avec des considérations liées à la vie privée, même si les apparitions en public de cette personne pouvaient être considérées comme des « informations publiques ».
135. De même, dans l’affaire Magyar Helsinki Bizottság (précitée, §§ 176–178), la raison principale ayant amené la Cour à écarter les considérations de vie privée ne tenait pas à la nature publique des informations auxquelles la requérante avait cherché à avoir accès, qui est un facteur à prendre en compte dans tout exercice de mise en balance, mais au fait que les autorités internes n’avaient nullement recherché si celles qui leur étaient demandées pouvaient revêtir un intérêt public. Ces autorités s’étaient préoccupées uniquement de la situation des avocats commis d’office du point de vue de la loi hongroise sur les données, qui ne permettait que des exceptions très limitées à la règle générale de non-divulgation des données à caractère personnel. De plus, le Gouvernement dans cette affaire n’avait pas démontré que la divulgation des informations sollicitées eût pu porter atteinte à la jouissance par les avocats concernés de leur droit au respect de la vie privée (ibidem, § 194).
136. Il ressort de la jurisprudence établie que les considérations liées à la vie privée entrent en jeu dans les situations où des informations ont été recueillies sur une personne bien précise, où des données à caractère personnel ont été traitées ou utilisées et où les éléments en question avaient été rendus publics d’une manière ou dans une mesure excédant ce à quoi les intéressés pouvaient raisonnablement s’attendre (Uzun c. Allemagne, no 35623/05, §§ 44–46, CEDH 2010 (extraits) ; voir également Rotaru c. Roumanie, précité, §§ 43–44, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, précité, § 57, Amann, précité, §§ 65–67, et M.N. et autres c. Saint-Marin, no 28005/12, §§ 52‑53, 7 juillet 2015).
137. La protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit donc ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues dans cet article (S. et Marper, précité, § 103). L’article 8 de la Convention consacre donc le droit à une forme d’auto-détermination informationnelle, qui autorise les personnes à invoquer leur droit à la vie privée en ce qui concerne des données qui, bien que neutres, sont collectées, traitées et diffusées à la collectivité, selon des formes ou modalités telles que leurs droits au titre de l’article 8 peuvent être mis en jeu.
138. À la lumière des considérations ci-dessus et de la jurisprudence existante de la Cour sur l’article 8 de la Convention, il apparaît que les données collectées et traitées par les sociétés requérantes et publiées par elles dans le journal Veropörssi, qui donnaient des précisions sur les revenus imposables provenant du travail et d’autres sources, ainsi que du patrimoine net imposable de nombreuses personnes, relevaient clairement de la vie privée de celles-ci, indépendamment du fait que, en vertu du droit finlandais, le public avait la possibilité d’accéder à ces données suivant certaines règles.
2. Sur l’existence d’une ingérence
139. La Cour relève qu’en application des décisions des autorités nationales en matière de protection des données et des juridictions internes, la première société requérante s’est vu interdire de traiter des données fiscales selon les mêmes modalités et à la même échelle qu’en 2002 et de transmettre ces données à un service de SMS. Les juridictions internes ont estimé que la collecte de données à caractère personnel et leur traitement dans le fichier de référence de la première société requérante ne pouvaient en tant que tels être jugés contraires aux règles de protection des données, pour autant, notamment, que les données aient été convenablement protégées. Cependant, compte tenu des modalités et de l’ampleur de la publication ultérieure dans le magazine Veropörssi des données à caractère personnel figurant dans le fichier de référence, elles ont conclu que la première société requérante ne pouvait pas invoquer la dérogation à des fins de journalisme et s’était donc livrée à un traitement de données à caractère personnel concernant des personnes physiques qui contrevenait à la loi sur les données à caractère personnel. La seconde société requérante s’est vu interdire de collecter, sauvegarder ou transmettre à un service de SMS toute information extraite des fichiers de la première société requérante et publiée dans le magazine Veropörssi (paragraphe 23 ci‑dessus).
140. La Cour estime que la décision de la commission de protection des données, entérinée par les juridictions nationales, a entraîné une ingérence dans l’exercice par les sociétés requérantes du droit de communiquer des idées, tel que garanti par l’article 10 de la Convention.
141. Eu égard au paragraphe 2 de l’article 10, cette ingérence devait être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes au sens de cette disposition, et être « nécessaire dans une société démocratique ».
3. Prévue par la loi
142. Les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi beaucoup d’autres, Delfi AS, précité, § 120, avec d’autres références).
143. Quant à l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à de nombreuses reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre à une personne de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, elle doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (Delfi AS, précité, § 121, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 141, CEDH 2012).
144. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 110, CEDH 2015, avec d’autres références). Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Delfi AS, § 122, et Kudrevičius, § 110, tous deux précités).
145. La Cour a déjà dit que l’on pouvait attendre des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Delfi AS, précité, § 122, avec d’autres références et, dans le contexte de données bancaires, G.S.B. c. Suisse, no 28601/11, § 69, 22 décembre 2015).
146. En l’espèce, les sociétés requérantes et le Gouvernement (voir, respectivement, les paragraphes 102 et 107 ci-dessus) ont des avis divergents sur le point de savoir si l’ingérence dans l’exercice par les sociétés requérantes de la liberté d’expression était « prévue par la loi ».
147. Quant à l’existence d’une base légale claire pour l’ingérence litigieuse, la Cour ne voit aucune raison de mettre en cause la conclusion de la Cour administrative suprême en l’espèce selon laquelle les articles 2 § 5, 32 et 44 § 1 de la loi sur les données à caractère personnel formaient la base légale de l’ingérence litigieuse (paragraphe 22 ci-dessus).
148. En ce qui concerne la prévisibilité de la législation finlandaise et de son interprétation et application par les juridictions nationales, en l’absence de dispositions légales internes réglementant explicitement la quantité de données pouvant être publiées, et eu égard au fait que plusieurs médias en Finlande se livraient également, dans une certaine mesure, à des activités de publication de données fiscales similaires, la question se pose de savoir si l’on peut considérer que les sociétés requérantes pouvaient prévoir que leurs activités spécifiques de publication se heurteraient à la législation en vigueur, compte tenu de l’existence de la dérogation à des fins de journalisme.
149. Pour la Cour, le libellé de la législation pertinente en matière de protection des données et la nature et la portée de la dérogation à des fins de journalisme que les sociétés ont cherché à invoquer, ainsi que la manière dont ces dispositions ont été appliquées à la suite des directives d’interprétation données aux juridictions finlandaises par la CJUE, étaient suffisamment prévisibles. La loi sur les données à caractère personnel transposait en droit finlandais la directive sur la protection des données. Selon cette loi, le traitement des données à caractère personnel recouvrait la collecte, l’enregistrement, l’organisation, l’utilisation, le transfert, la diffusion, la conservation, la manipulation, l’interconnexion, la protection, la suppression et l’effacement de données à caractère personnel, ainsi que toute autre mesure appliquée à de telles données (paragraphe 34 ci-dessus). Il ressort de manière raisonnablement claire de ce libellé et des travaux préparatoires pertinents (paragraphe 36 ci-dessus) qu’il était possible que les autorités nationales concluent à un moment ou à un autre, ainsi qu’elles l’ont fait en l’espèce, qu’une base de données établie à des fins de journalisme ne pouvait pas être diffusée telle quelle. La quantité et la forme des données publiées ne pouvaient pas excéder la portée de la dérogation, et celle-ci, de par sa nature même, devait être interprétée de manière restrictive, ainsi que la CJUE l’a clairement indiqué.
150. Le fait que l’affaire des sociétés requérantes était la première de ce type au regard de la loi sur les données à caractère personnel (voir Kudrevičius, précité, § 115, et, mutatis mutandis, concernant l’article 7 de la Convention, Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 51, 6 mars 2012, avec d’autres références), et que la Cour administrative suprême a demandé à la CJUE des directives quant à l’interprétation de la dérogation prévue à l’article 9 de la directive sur la protection des données ne rendent pas l’interprétation et l’application de cette dérogation par les juridictions internes arbitraires ou imprévisibles. D’ailleurs, quant à la demande préjudicielle, la Cour a régulièrement souligné l’importance, pour la protection des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne, du dialogue judiciaire entre la CJUE et les juridictions nationales des États membres de l’UE, sous la forme de renvois préjudiciels à la CJUE (Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 164, CEDH 2005‑VI, et Avotiņš c. Lettonie [GC], no 17502/07, §§ 105 et 109, CEDH 2016).
151. De plus, les sociétés requérantes étaient des entreprises de médias et, en cette qualité, auraient dû avoir conscience que la collecte et la diffusion à grande échelle des données en cause – qui concernaient environ un tiers des contribuables finlandais ou 1,2 million de personnes, soit un nombre dix à vingt fois supérieur au nombre de données divulguées par les autres médias à l’époque des faits – pouvaient ne pas être considérées comme un traitement de données effectué aux « seules » fins de journalisme au regard de la loi finlandaise ou de la réglementation de l’Union européenne.
152. En l’espèce, à la suite de la commande de données fiscales effectuée par les sociétés requérantes auprès de la direction générale des impôts en 2000 et 2001, le médiateur chargé de la protection des données a invité les intéressées à fournir d’autres informations concernant leurs commandes et leur a indiqué que les données ne pourraient pas être divulguées si le magazine Veropörssi continuait de paraître sous sa forme habituelle. Or, au lieu de se conformer à la demande d’information du médiateur, les sociétés requérantes ont contourné la voie ordinairement suivie par les journalistes pour accéder aux données recherchées et se sont organisées pour que celles-ci fussent collectées manuellement dans les centres locaux des impôts (paragraphe 12 ci-dessus). La Cour n’a pas à spéculer sur les raisons qui ont incité les sociétés requérantes à agir de la sorte, mais leur attitude donne à penser qu’elles s’attendaient à rencontrer des difficultés pour invoquer la dérogation à des fins de journalisme et la législation nationale pertinente sur l’accès aux données fiscales.
153. De plus, la version de 1992 des lignes directrices à l’intention des journalistes – mises à jour en 2005, 2011 et 2014 – indiquait expressément que les principes en matière de protection des personnes s’appliquaient également à l’utilisation d’informations figurant dans des documents publics ou d’autres sources publiques, et que le fait de mettre des informations à la disposition du public ne signifiait pas nécessairement que ces informations pouvaient être librement publiées. Les sociétés requérantes avaient certainement connaissance de ces lignes directrices, élaborées à des fins d’autorégulation par les journalistes et éditeurs finlandais.
154. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse dans l’exercice par les sociétés requérantes de leur droit à la liberté d’expression était « prévue par la loi ».
4. But légitime
155. Les parties ne contestent pas en substance que l’ingérence dans l’exercice par les sociétés requérantes de la liberté d’expression poursuivait le but légitime de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui »
156. Cependant, tout en reconnaissant que le besoin de protection contre les violations de la vie privée peut être une considération pertinente, les sociétés requérantes soutiennent que le législateur finlandais avait déjà envisagé, évalué et accepté cet élément lors de l’adoption de la loi sur les données à caractère personnel. Elles estiment que la nécessité alléguée de protéger la vie privée en l’espèce était abstraite et hypothétique. Elles ajoutent que le droit à la vie privée n’était, en l’espèce, pratiquement pas menacé, et que, quoi qu’il en soit, l’affaire ne concerne aucunement la vie privée d’individus isolés.
157. La Cour relève que, contrairement à ce que soutiennent les sociétés requérantes, il ressort sans conteste du dossier que le médiateur chargé de la protection des données a agi sur le fondement de plaintes concrètes d’individus alléguant que la publication de données fiscales dans le magazine Veropörssi avait porté atteinte à leur droit à la vie privée. Ainsi que le montrent clairement les chiffres indiqués au paragraphe 9 ci-dessus, les pratiques de publication des sociétés requérantes ciblaient un groupe très important de personnes physiques assujetties à l’impôt en Finlande. On peut raisonnablement considérer que l’ensemble des contribuables finlandais ont été lésés, directement ou indirectement, par l’activité de publication des sociétés requérantes, étant donné que les lecteurs étaient en mesure d’évaluer les revenus imposables de tout contribuable simplement en regardant si son nom figurait ou non dans les listes publiées par le magazine Veropörssi.
158. Indépendamment de la question de savoir s’il était nécessaire d’identifier chacun des plaignants au niveau national, la Cour estime que l’argument des sociétés requérantes ne tient pas compte de la nature et de la portée des obligations des autorités nationales chargées de la protection des données en application, notamment, de l’article 44 de la loi sur les données à caractère personnel et des dispositions correspondantes de la directive sur la protection des données. Concernant celles-ci, il convient de noter que, selon la CJUE, la garantie d’indépendance des autorités nationales de contrôle a été établie en vue de renforcer la protection des personnes et des organismes qui sont concernés par leurs décisions. Pour garantir cette protection, les autorités nationales de contrôle doivent, notamment, assurer un juste équilibre entre, d’une part, le respect du droit fondamental à la vie privée et, d’autre part, les intérêts qui commandent une libre circulation des données à caractère personnel (voir l’arrêt de la CJUE en l’affaire Schrems, citée au paragraphe 76 ci-dessus). La protection de la vie privée était donc au cœur de la législation relative à la protection des données que ces autorités avaient mandat de faire respecter.
159. À la lumière des considérations qui précèdent, et eu égard aux buts de la Convention sur la protection des données, qui a inspiré la directive 95/46 et, plus récemment, le règlement 2016/79 (paragraphes 59 et 67 ci-dessus), l’ingérence dans l’exercice par les sociétés requérantes de leur droit à la liberté d’expression poursuivait à l’évidence le but légitime de « la protection de la réputation ou des droits d’autrui » au sens de l’article 10 § 2.
5. Nécessaire dans une société démocratique
160. Comme indiqué ci-dessus, il s’agit principalement en l’espèce de déterminer si l’ingérence dans l’exercice par les sociétés requérantes de leur droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique » et si, pour trancher cette question, les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre ce droit et le droit au respect de la vie privée.
161. Ayant exposé ci-dessus – paragraphes 120-138 – certains principes généraux relatifs au droit à la liberté d’expression et au droit au respect de la vie privée, et expliqué pourquoi l’article 8 de la Convention entre clairement en jeu dans des circonstances telles que celles de l’espèce, la Cour juge utile de réitérer les critères de mise en balance de ces deux droits en pareil cas.
a) Les principes généraux concernant la marge d’appréciation et la mise en balance de droits
162. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, et ce que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 90, et Von Hannover (no 2), précité § 104, avec les références citées). De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (ibidem).
163. Dans les affaires qui nécessitent une mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour rappelle que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon que l’affaire a été portée devant elle sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage, ou sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, comme indiqué ci-dessus, ces droits méritent un égal respect (paragraphe 123 ci-dessus). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas.
164. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30). La marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales pour déterminer s’il existe pareil besoin et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre n’est pas illimitée, elle va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier ressort si une restriction se concilie avec la liberté d’expression telle que la protège l’article 10. Comme indiqué ci-dessus, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées (voir, en particulier, le résumé des principes pertinents dans l’affaire Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 198, CEDH 2015 (extraits) ainsi que Von Hannover (no 2), précité, § 105). Si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle‑ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 92, et Von Hannover (no 2), précité, § 107).
165. La Cour a déjà eu l’occasion d’énoncer les principes pertinents qui doivent guider son appréciation – et, surtout, celle des juridictions internes – de la nécessité. Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence. Les critères pertinents qui ont été jusqu’ici ainsi définis sont la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies. Dans le cadre d’une requête introduite sous l’angle de l’article 10, la Cour vérifie en outre le mode d’obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93, Von Hannover (no 2), précité, §§ 109-113, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 90-95, 7 février 2012).
166. La Cour estime que les critères ainsi définis peuvent être transposés à la présente affaire, même si certains d’entre eux peuvent revêtir plus ou moins de pertinence eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, laquelle, comme expliqué ci-dessus (paragraphes 8-9), porte sur la collecte, le traitement et la publication en masse de données qui étaient publiquement accessibles conformément à certaines règles et qui se rapportaient à un grand nombre de personnes privées dans l’État défendeur.
b) Application en l’espèce des principes généraux pertinents
i. Contribution de la publication litigieuse à un débat d’intérêt général
167. Ainsi que la Cour l’a rappelé à maintes reprises, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, et Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décsions 1996-V). La marge d’appréciation des États est en effet réduite en matière de débat touchant à l’intérêt général (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 96, avec d’autres références).
168. La Cour a pris en compte l’importance de la question pour le public ainsi que la nature de l’information révélée pour déterminer si une publication divulguant des éléments de la vie privée concernait également une question d’intérêt général (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 98, et Von Hannover (no 2), précité, § 109).
169. Cependant, s’il existe un droit du public à être informé, droit qui est essentiel dans une société démocratique et peut même, dans des circonstances particulières, porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, des publications ayant pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain lectorat sur les détails de la vie privée d’une personne ne sauraient, quelle que soit la notoriété de cette personne, passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (Von Hannover, précité, § 65, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 143, 18 janvier 2011, et Alkaya c. Turquie, no 42811/06, § 35, 9 octobre 2012).
170. Pour vérifier qu’une publication portant sur la vie privée d’autrui ne tend pas uniquement à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat mais constitue également une information d’importance générale, il faut apprécier la totalité de la publication et avoir égard au contexte dans lequel elle s’inscrit (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 102, Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 87, 1er mars 2007, Björk Eiðsdóttir c. Islande, no 46443/09, § 67, 10 juillet 2012, et Erla Hlynsdόttir c. Islande, no 43380/10, § 64, 10 juillet 2012).
171. Ont trait à un intérêt général les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité. Tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé. L’intérêt public ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel voire, parfois, pour le voyeurisme (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 101 et 103, et les références qui s’y trouvent citées).
172. Incontestablement, le fait d’autoriser l’accès du public à des documents officiels, y compris à des données fiscales, vise à garantir la disponibilité d’informations aux fins de permettre la tenue d’un débat sur des questions d’intérêt général. Pareil accès, bien que soumis à des règles et restrictions légales claires, a une base constitutionnelle en droit finlandais et constitue un droit consacré depuis de nombreuses décennies (paragraphes 37–39 ci-dessus).
173. La politique législative finlandaise prévoyant l’accès du public aux données fiscales était motivée par la nécessité de garantir la possibilité pour le public de contrôler les activités des autorités de l’État. Les sociétés requérantes allèguent que l’accès aux données fiscales permet également la surveillance des citoyens entre eux et la dénonciation de la fraude fiscale, mais la Cour n’est pas en mesure de confirmer, sur la base des travaux préparatoires pertinents et des éléments dont elle dispose, qu’il s’agissait là d’un objectif du régime d’accès prévu par le droit finlandais (paragraphe 43 ci-dessus), ou que cet objectif de surveillance a pris de l’importance au fil du temps.
174. Cependant, l’accès du public aux données fiscales, qui est soumis à des règles et procédures claires, et la transparence générale du système fiscal finlandais ne signifient pas que l’activité de publication litigieuse ait elle-même contribué à un débat d’intérêt général. Considérant cette activité dans son intégralité et dans son contexte, et à la lumière de la jurisprudence susmentionnée (paragraphes 162–166 ci-dessus), la Cour, à l’instar de la Cour administrative suprême, n’est pas convaincue que la publication de données fiscales par les sociétés requérantes selon les modalités et à l’échelle en question ait contribué à un tel débat, ou même qu’il s’agissait là du principal objectif de cette publication.
175. La dérogation à des fins de journalisme prévue à l’article 2 § 5 de la loi sur les données à caractère personnel vise à permettre aux journalistes d’accéder à des données, de les collecter et de les traiter afin qu’ils puissent mener leurs activités de journalisme, qui sont reconnues comme essentielles dans une société démocratique. Ce point a été clairement exposé par la Cour administrative suprême dans sa décision de 2009 (paragraphe 22 ci-dessus), dans laquelle elle déclarait qu’il aurait été inacceptable d’apporter des restrictions au traitement de données fiscales par des journalistes à un stade antérieur à la publication ou à la divulgation puisqu’en pratique cela aurait pu signifier qu’une décision était prise sur le point de savoir que les données pouvaient être publiées. Cependant, l’existence d’un intérêt général à ce que de grandes quantités de données fiscales soient accessibles et à ce que la collecte de ces données soit autorisée ne signifie pas nécessairement ou automatiquement qu’il existe également un intérêt général à diffuser en masse pareilles données brutes, telles quelles, sans aucun apport analytique. Il ressort clairement des travaux préparatoires à la législation interne (paragraphe 36 ci-dessus) que les bases de données établies à des fins de journalisme ne sont pas censées être mises à la disposition de personnes qui n’exercent aucune activité de journalisme, ce qui met en évidence que le privilège journalistique en question concerne le traitement de données effectué en interne. Cette distinction entre le traitement de données à des fins de journalisme et la diffusion des données brutes auxquelles les journalistes ont accès dans des conditions privilégiées a été clairement établie par la Cour administrative suprême dans sa première décision de 2009.
176. De plus, la dérogation ne peut être invoquée que si l’activité de traitement des données est exercée aux « seules » fins de journalisme. Or, ainsi que la Cour administrative suprême l’a conclu, la publication des données fiscales dans le magazine Veropörssi pratiquement in extenso, sous forme de catalogues, même si ceux-ci étaient divisés en différentes parties et organisés selon la commune de résidence, revient à divulguer l’intégralité du fichier de référence établi à des fins de journalisme ; dans ces conditions, l’opération ne peut avoir eu pour seule finalité de transmettre des informations, des opinions ou des idées. Les sociétés requérantes soutiennent que la diffusion de registres fiscaux au public permet à celui-ci de prendre connaissance des résultats de la politique fiscale – évolution des différences entre les revenus et le patrimoine, par exemple en fonction des régions, des professions ou du sexe –, mais n’expliquent pas comment leurs lecteurs seraient en mesure de se livrer à une telle analyse sur la base des données brutes, publiées en masse, dans le magazine Veropörssi.
177. Enfin, le fait que les informations en question ont pu permettre à des citoyens curieux de répartir en catégories, selon leur situation économique, des personnes nominativement désignées qui ne sont pas des personnages publics pourrait être considéré comme une manifestation des attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, et donc, en tant que tel, comme une forme de sensationnalisme, voire de voyeurisme (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 101).
178. À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour ne peut que souscrire au point de vue de la Cour administrative suprême selon lequel la publication litigieuse n’avait pas pour seule finalité, comme l’exigeaient le droit interne et le droit européen, la divulgation au public d’informations, d’opinions et d’idées. Cette conclusion est corroborée par la présentation de la publication, sa forme, son contenu et la quantité des données divulguées. Par ailleurs, la Cour estime que la publication litigieuse ne saurait passer pour contribuer à un débat d’intérêt général ou être assimilée au type de discours, à savoir au discours politique, qui, du fait de la position privilégiée dont il bénéficie traditionnellement dans sa jurisprudence, appelle un examen strict au regard de la Convention et ne laisse guère de place pour des restrictions en vertu de l’article 10 § 2 (voir, à cet égard, Sürek c. Turquie (no 1), précité, § 61, et Wingrove, précité, § 58).
ii. Objet de la publication litigieuse et notoriété des personnes visées
179. Les données publiées dans le magazine Veropörssi comprenaient les noms et prénoms de personnes physiques dont les revenus imposables annuels dépassaient certains seuils (paragraphe 9 ci-dessus), ainsi que le montant, arrondi à la centaine d’euros, de leurs revenus provenant du travail et d’autres sources, et des précisions relatives à leur patrimoine net imposable. Les données ont été publiées dans le magazine sous la forme d’une liste alphabétique et classées selon la commune de résidence et la tranche de revenus.
180. En l’espèce, la publication dans le magazine Veropörssi visait 1,2 million de personnes physiques. Toutes étaient des contribuables mais seules certaines d’entre elles – très peu en réalité – avaient des revenus élevés, ou étaient des personnages publics ou des personnalités connues au sens de la jurisprudence de la Cour. La majorité des personnes dont les données ont été fournies dans le magazine relevaient de tranches de revenus modestes. Selon les estimations, les données en cause concernaient un tiers de la population finlandaise, et la majorité des salariés à temps plein. Contrairement au contenu d’autres publications finlandaises, les informations publiées par les sociétés requérantes ne se rapportaient pas spécifiquement à des catégories particulières de personnes telles que les personnalités politiques, les fonctionnaires, les personnages publics ou d’autres personnes appartenant à la sphère publique à raison de leurs activités ou de leurs hauts revenus (voir, à cet égard, Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002, et News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 54, CEDH 2000‑I) ou de leur position (Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006). Ainsi que la Cour l’a déjà dit, ces catégories de personnes s’exposent inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens (voir, entre autres, Lingens v. Austria, 8 July 1986, § 42, Series A no. 103 et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 120–121).
181. Les sociétés requérantes invoquent l’anonymat relatif des personnes physiques dont les noms et données sont parus dans le magazine et étaient accessibles au public par le service de SMS, ainsi que le volume considérable des informations publiées, pour minimiser une ingérence éventuelle dans le droit à la vie privée de ces personnes, arguant que plus les données publiées sont nombreuses, moins l’atteinte à la vie privée est importante dès lors que, ainsi qu’elles l’expliquent, les informations spécifiques « se fondraient dans la masse » (paragraphe 103 ci-dessus). Cependant, à supposer même que cet aspect puisse avoir pour effet d’atténuer ou de réduire le degré de l’ingérence résultant de la publication litigieuse, il ne tient pas compte du caractère personnel des données ni du fait que celles-ci ont été fournies aux autorités fiscales compétentes à des fins bien précises mais que les sociétés requérantes y ont accédé à d’autres fins. De même, il fait abstraction du fait que les modalités et l’échelle de l’activité de publication impliquaient que les données ainsi publiées couvraient d’une façon ou d’une autre l’intégralité des contribuables adultes, soit en tant que bénéficiaires d’un certain revenu s’ils figuraient dans la liste soit, à raison des seuils salariaux, en tant que non-bénéficiaires d’un tel revenu s’ils en étaient exclus (voir également le paragraphe 157 ci‑dessus). C’est précisément la collecte, le traitement et la diffusion en masse d’informations qui sont visés par la législation sur la protection des données telle que celle en cause devant les juridictions internes.
iii. Modalités d’obtention des informations et véracité de celles-ci
182. L’exactitude des informations publiées n’a jamais été contestée en l’espèce. Ces informations, recueillies auprès des centres locaux des impôts, étaient exactes.
183. Quant aux modalités d’obtention des informations, il importe de rappeler qu’en matière de liberté de la presse, la Cour a dit que, en raison des devoirs et responsabilités inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 159, avec d’autres références).
184. La Cour rappelle qu’en l’espèce les sociétés requérantes ont annulé leur commande de données auprès de la direction générale des impôts, préférant rémunérer des personnes pour collecter manuellement des données fiscales dans les centres locaux des impôts (paragraphe 12 ci-dessus). Elles se sont ainsi soustraites aux limitations tant légales (en esquivant l’obligation de démontrer que les données seraient collectées à des fins de journalisme et ne seraient pas publiées sous forme de liste) que pratiques (en employant des personnes pour recueillir les informations manuellement afin d’avoir un accès illimité aux données fiscales à caractère personnel en vue de leur diffusion ultérieure) imposées par la législation interne pertinente. Les données ont ensuite été publiées à l’état brut, sous forme de catalogues ou de listes.
185. Si la Cour ne peut que souscrire à l’observation figurant dans l’arrêt de la chambre selon laquelle les informations n’ont pas été obtenues par des moyens illicites, il n’en demeure pas moins que la stratégie des sociétés requérantes a manifestement consisté à contourner les voies normalement empruntées par les journalistes pour accéder à des données fiscales et, en conséquence, les garde-fous mis en place par les autorités internes pour réglementer l’accès à ces informations et leur diffusion.
iv. Contenu, forme et conséquences de la publication, et considérations y afférentes
186. La Cour rappelle que, comme indiqué ci-dessus (paragraphe 127 ci‑dessus), la manière de traiter un sujet relève de la liberté journalistique. Il n’appartient ni à elle ni aux juridictions nationales de se substituer à la presse en la matière (Jersild, précité, § 31, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 139). L’article 10 laisse également aux journalistes le soin de décider quels détails doivent être publiés pour assurer la crédibilité d’une publication (Fressoz et Roire, précité, § 54, et ibidem). Les journalistes sont en outre libres de choisir, parmi les informations qui leur parviennent, celles qu’ils traiteront et la manière dont ils le feront. Cette liberté n’est cependant pas exempte de responsabilités (ibidem). Les choix qu’ils opèrent à cet égard doivent être fondés sur les règles d’éthique et de déontologie de leur profession (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 138).
187. Dans les cas où les informations litigieuses se trouvaient déjà dans le domaine public, la Cour en a tenu compte pour déterminer si la restriction litigieuse à la liberté d’expression était « nécessaire » aux fins de l’article 10 § 2. Dans certaines affaires, cet élément a été déterminant dans la décision de la Cour de conclure à la violation de la garantie prévue par l’article 10 (Weber c. Suisse, 22 mai 1990, §§ 48-52, série A no 177, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, §§ 66-71, série A no 216, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, §§ 52‑56, série A no 217, et Vereniging Weekblad Bluf ! c. Pays-Bas, 9 février 1995, §§ 41‑46, série A no 306‑A. Dans d’autres affaires, notamment celles concernant la liberté de la presse de rendre compte de procédures judiciaires publiques, elle a jugé que la nécessité de protéger le droit au respect de la vie privée en vertu de l’article 8 de la Convention prévalait sur le fait que les informations se trouvaient déjà dans le domaine public (Egeland et Hanseid c. Norvège, no 34438/04, §§ 62-63, 16 avril 2009, et Chabanov et Tren c. Russie, no 5433/02, §§ 44-50, 14 décembre 2006).
188. Il convient de noter que la CJUE a précisé clairement – en particulier dans l’affaire Satakunnan Markkinapörssi Oy, précitée, § 48, et dans l’affaire Google Spain, précitée, § 30 – que le caractère public des données traitées n’excluait celles-ci ni du champ d’application de la directive sur la protection des données ni des garanties mises en place par celle-ci en vue de protéger la vie privée (paragraphes 20 et 75 ci-dessus).
189. Si les données fiscales en question étaient accessibles au public en Finlande, elles pouvaient être consultées uniquement dans les centres locaux des impôts et la consultation était soumise à des conditions claires. Il était interdit de copier ces informations sur des clés USB. Les journalistes pouvaient recevoir des données fiscales sous forme numérique, mais pareille extraction était également soumise à des conditions, et des limites étaient posées à la quantité de données pouvant faire l’objet d’une telle opération. Les journalistes devaient préciser que les informations étaient demandées à des fins de journalisme et qu’elles ne seraient pas publiées sous forme de listes (paragraphes 49–51 ci-dessus). Dès lors, les informations relatives à des personnes physiques étaient certes accessibles au public, mais des règles et des garanties bien spécifiques s’appliquaient.
190. L’accessibilité des données en question au public en vertu du droit interne ne signifie pas nécessairement qu’elles pouvaient être publiées sans aucune restriction (paragraphes 48 et 54 ci-dessus). La publication des données dans un magazine et leur diffusion ultérieure au moyen d’un service de SMS les ont rendues accessibles selon des modalités et à une échelle qui n’étaient pas prévues par le législateur.
191. Comme indiqué ci-dessus, la collecte d’informations est une étape préparatoire essentielle du travail de journalisme ; elle est inhérente à la liberté de la presse et, à ce titre, protégée (paragraphe 128 ci-dessus). Il convient de noter qu’en l’espèce la Cour administrative suprême a mis en cause non pas la collecte de données brutes par les sociétés requérantes, une activité qui est au cœur de la liberté de la presse, mais la diffusion des données selon les modalités et à l’échelle décrites ci-dessus.
192. À ce stade, il faut également rappeler que la Finlande est l’un des rares États membres du Conseil de l’Europe qui autorisent le public à accéder aussi largement aux données fiscales. Pour apprécier la marge d’appréciation dont jouit l’État en pareil cas, ainsi que la proportionnalité de l’ingérence litigieuse et le régime finlandais à l’origine de celle-ci, la Cour doit également étudier les choix législatifs sous-jacents et, dans ce contexte, la qualité de l’examen parlementaire et judiciaire de la nécessité de la législation et des mesures en découlant qui portent atteinte à la liberté d’expression (voir, à cet égard, Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, §§ 108 et 110, CEDH 2013 (extraits)).
193. Ainsi que les deux parties en conviennent, le Parlement a procédé à un examen rigoureux et pertinent de la législation finlandaise relative à l’accès aux informations et aux données fiscales en particulier, ainsi que de celle concernant la protection des données. En outre, cet examen et les débats au niveau interne se reflètent dans le régime de protection des données mis en place au sein de l’Union européenne par l’adoption de la directive sur la protection des données et, par la suite, du règlement 2016/79.
194. La Cour observe qu’en adoptant la loi sur la publication et la confidentialité des informations fiscales le législateur national s’est prononcé en faveur du maintien de l’accessibilité au public des données fiscales en question. Le fait que le parlement finlandais s’est ainsi livré à un exercice de mise en balance des intérêts privés et publics en jeu lorsqu’il s’est prononcé sur cette question ne signifie pas que le traitement de pareilles données fiscales échappe à toute considération relative à la protection des données, ainsi que l’allèguent les sociétés requérantes. L’adoption de l’article 2 § 5 de la loi sur les données à caractère personnel traduit une volonté, d’une part, de concilier le droit à la vie privée avec le droit à la liberté d’expression et, d’autre part, de prendre en considération le rôle de la presse, mais, ainsi que la Cour administrative suprême l’a indiqué, la possibilité d’invoquer la dérogation à des fins de journalisme est subordonnée au respect de certaines conditions. De plus, la loi sur la publication et la confidentialité des informations fiscales énonce clairement que pareilles informations « sont publiques dans la mesure prévue par la présente loi » (paragraphe 39 ci-dessus).
195. La Cour souligne que les garanties contenues dans le droit national ont été introduites précisément en raison de l’accessibilité au public de données fiscales à caractère personnel, de la nature et de l’objectif de la législation relative à la protection des données et de la dérogation connexe en matière de journalisme. Dans ces circonstances, et conformément à l’approche exposée dans l’affaire Animal Defenders International (précitée, § 108), les autorités de l’État défendeur jouissaient d’une ample marge d’appréciation s’agissant de décider des modalités à adopter pour ménager un juste équilibre entre les droits tirés respectivement de l’article 8 et de l’article 10 de la Convention en l’espèce. De plus, s’il convient de poser des limites à la marge d’appréciation dont disposent les États et d’en soumettre l’exercice au contrôle extérieur de la Cour, celle-ci, lorsqu’un État a choisi, de manière quelque peu exceptionnelle, dans l’intérêt de la transparence, d’inscrire dans la Constitution l’accessibilité au public des données fiscales, peut aussi tenir compte de ce fait dans son appréciation de la mise en balance globale effectuée par les autorités internes.
196. En l’espèce, dans l’exercice de mise en balance de ces droits, les juridictions internes ont cherché à ménager un équilibre entre la liberté d’expression et le droit à la vie privée consacré par la législation sur la protection des données. Lorsqu’elles ont examiné l’ingérence litigieuse à la lumière de la dérogation prévue à l’article 2 § 5 de la loi sur les données à caractère personnel et du critère de l’intérêt général, ces juridictions, en particulier la Cour administrative suprême, ont analysé la jurisprudence pertinente des organes de la Convention et de la CJUE et ont scrupuleusement appliqué celle de la Cour aux faits de l’espèce.
v. Sévérité de la sanction imposée aux journalistes ou éditeurs
197. Comme indiqué dans l’arrêt de la chambre, les sociétés requérantes n’ont pas été empêchées de diffuser des données fiscales ou de continuer à publier le magazine Veropörssi, mais elles devaient le faire selon des modalités conformes à la règlementation finlandaise et aux règles de l’Union européenne sur la protection des données et l’accès aux informations. Si les limitations imposées quant à la quantité de données à publier ont pu, en pratique, rendre certaines des activités commerciales des sociétés requérantes moins lucratives, il ne s’agit pas là, en soi, d’une sanction au sens de la jurisprudence de la Cour.
vi. Conclusion
198. À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour estime que lorsqu’elles ont apprécié les circonstances soumises à leur examen, les autorités internes compétentes, en particulier la Cour administrative suprême, ont tenu dûment compte des principes et critères exposés dans sa jurisprudence concernant la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression. Ce faisant, la Cour administrative suprême a attaché une importance particulière à son constat que la publication des données fiscales selon les modalités et à l’échelle en question n’avait pas contribué à un débat d’intérêt général, et que les sociétés requérantes ne pouvaient pas prétendre, en substance, que cette activité de publication avait été exercée aux seules fins de journalisme au sens de la législation nationale et européenne. La Cour ne voit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui des juridictions internes et d’écarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci (Von Hannover (no 2), précité, § 107, et Perinçek, précité, § 198). Elle estime que les motifs invoqués étaient pertinents et suffisants pour démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », et que les autorités de l’État défendeur ont agi dans les limites de leur marge d’appréciation et ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.
199. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
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Pretorian c. Roumanie du 24 mai 2022 requête no 45014/16
Art 10 : La condamnation civile d’un rédacteur en chef pour la publication de deux articles portant atteinte à la vie privée d’un homme politique n’a pas violé la Convention
L’affaire concerne la condamnation civile du requérant, rédacteur en chef d’un hebdomadaire régional, pour avoir publié deux articles dans lesquels il critiquait un homme politique connu sur le plan local. La Cour note que, en se penchant sur la nature des propos tenus dans ces deux articles, le tribunal de première instance a jugé que le requérant avait formulé des jugements de valeur dépourvus de base factuelle et qu’il avait employé des termes grossiers, et que ces propos ne bénéficiaient donc pas de la protection de l’article 10 de la Convention. Le tribunal a relevé qu’il n’y avait eu, de la part de l’homme politique visé, aucune provocation susceptible de justifier l’attaque dont il avait fait l’objet mais que, au contraire, c’était le requérant qui avait eu recours à la provocation. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces constats. En ce qui relève de la proportionnalité de la sanction, la Cour juge qu’il n’est pas déraisonnable de considérer que la sanction infligée est relativement modérée et qu’elle ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant. En conclusion, la Cour estime que les juridictions internes ont effectué une mise en balance des droits concurrents inspirée des critères établis par sa jurisprudence. Ces juridictions ont avancé des motifs pertinents et suffisants pour établir que la sanction infligée au requérant était nécessaire dans une société démocratique et qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre cette sanction et le but légitime poursuivi.
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation civile d’un journaliste dans la presse écrite pour avoir publié un article visant un homme politique • Motifs pertinents et suffisants • Mise en balance des droits concurrents dans le respect de la jurisprudence de la Cour
FAITS
Le 9 avril 2014, M. Pretorian, rédacteur en chef au journal hebdomadaire régional Indiscret în Oltenia, publia un article concernant H.B., ancien président de la branche locale du parti libéral et, de 2004 à 2008, député au Parlement roumain. H.B. avait également été conseiller dans plusieurs ministères, dont le ministère des Transports ; après avoir quitté ce dernier poste, il avait demandé sa réintégration dans la branche locale du parti libéral.
L’article, accompagné de la photo de H.B., était intitulé « Allô ! La fourrière ? Attrapez le chien errant libéral ! » (Alo ! Hingherii ? Prindeti maidanezul liberal !). Il fut également publié dans l’édition en ligne du journal. Dans le numéro du 30 avril 2014 du journal, H.B. publia une lettre en vertu de son droit de réponse. Dans le même numéro et sur la même page, M. Pretorian publia un second article intitulé « Cassetoi, Ta Majesté B. ! » (Hai sictir, Măria Ta B.), qui fut également publié dans l’édition en ligne du journal. H.B. saisit le tribunal de première instance de Craiova d’une action civile en diffamation. Le 26 mars 2015, le tribunal de première instance rendit son jugement. Le tribunal conclut que le requérant avait formulé des jugements de valeur, dépourvus de base factuelle, et qu’il avait employé des termes grossiers. Il considéra donc que ces propos ne bénéficiaient pas de la protection de l’article 10 de la Convention. Sur la question du comportement antérieur du demandeur, le tribunal nota qu’il n’y avait eu de la part de H.B. aucune provocation susceptible de justifier l’attaque dont il avait fait l’objet, mais que c’était au contraire M. Pretorian qui avait eu recours à la provocation, en répétant ses propos diffamatoires dans un second article. Le tribunal accueillit partiellement l’action de H.B. et condamna M. Pretorian à lui verser 15 000 lei roumains (RON), soit environ 3 200 euros (EUR), en réparation du préjudice moral qu’il lui avait causé. Il ordonna également la publication de la décision dans le journal en cause. M. Pretorian interjeta appel. Par un arrêt définitif du 25 janvier 2016, le tribunal départemental de Dolj rejeta l’appel.
Article 10
La Cour note que le requérant a été condamné à verser à H.B. des dommages et intérêts pour préjudice moral en raison de la publication de deux articles dans un hebdomadaire dont il était le rédacteur en chef. Elle constate qu’eu égard aux critiques virulentes, l’attaque qui visait H.B. a atteint le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention. La Cour observe ensuite que le tribunal de première instance a mis en balance les intérêts concurrents en jeu, en se référant à sa propre jurisprudence, et qu’il a tranché en faveur de H.B. au motif que certains des propos tenus dans les articles étaient excessifs et portaient atteinte à sa vie privée, à son honneur et à sa réputation. Ces conclusions ont été confirmées en appel par le tribunal départemental. La Cour note, comme le tribunal de première instance, que les deux articles litigieux concernaient un thème d’intérêt général, à savoir l’exercice de fonctions publiques par H.B., ce dernier étant un personnage public connu sur la scène politique locale. La Cour relève ensuite que les juridictions internes ont examiné minutieusement les propos du requérant au regard des critères que la Cour a elle-même posés dans sa jurisprudence. Se penchant sur la nature de ces propos, le tribunal de première instance a jugé que le requérant avait formulé des jugements de valeur dépourvus de base factuelle et employé des termes grossiers, et que ces propos ne bénéficiaient donc pas de la protection de l’article 10 de la Convention. Ce tribunal a reproché au requérant d’avoir tenus des propos qui ne constituent pas des opinions exprimées de bonne foi sur les qualités morales et professionnelles de H.B. La Cour reconnaît que certaines des expressions employées dans le premier article pourraient se réclamer d’un style satirique. Elle n’aperçoit cependant aucun motif de désapprouver les décisions prises par les tribunaux internes qui ont jugé que les propos utilisés dans le second article et, en particulier, les allusions et les propos sexuels, étaient outranciers et excessifs. Par ailleurs, la Cour note que le requérant a colporté une rumeur concernant un éventuel penchant de H.B. pour l’alcool, sans en faire aucune vérification. La Cour estime par conséquent qu’une telle rumeur ne pouvait pas constituer une base factuelle pour les accusations graves et infamantes que le requérant a formulées contre H.B. Après avoir examiné la nature des propos du requérant, le tribunal de première instance s’est penché sur la question du comportement de H.B. Il a conclu qu’il n’y avait eu de la part de H.B. aucune provocation susceptible de justifier l’attaque dont il avait fait l’objet et que, au contraire, c’était le requérant qui avait eu recours à la provocation. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ce constat. Enfin, pour ce qui est de la proportionnalité de la sanction, la Cour conclut qu’il n’est pas déraisonnable de considérer que la sanction infligée est relativement modérée et ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant. En conclusion, la Cour estime que les juridictions internes ont effectué une mise en balance des droits concurrents inspirée des critères établis par sa jurisprudence. Elle considère que ces juridictions ont avancé des motifs pertinents et suffisants pour établir que la sanction infligée au requérant était nécessaire dans une société démocratique et qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre cette sanction et le but légitime poursuivi. En conséquence, il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
CEDH
a) Sur la légalité de l’ingérence et la légitimité du but visé
58. La Cour note que les parties conviennent que la condamnation du requérant par les juridictions civiles pour atteinte à la vie privée et à la réputation de H.B. s’analyse en une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression.
59. Elle constate que cette ingérence était prévue par la loi, en l’occurrence par l’article 1357 du code civil (paragraphe 47 ci-dessus), et qu’elle visait à protéger l’honneur et la vie privée de H.B. Elle poursuivait donc le but légitime que constitue « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Il reste donc à déterminer si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».
b) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
60. Pour évaluer la pertinence et la suffisance des conclusions des juridictions nationales, la Cour, conformément au principe de subsidiarité, prend en considération la manière dont ces dernières ont effectué la mise en balance des intérêts contradictoires en jeu à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière. La Cour rappelle que la qualité de l’examen judiciaire de la nécessité de la mesure revêt une importance particulière dans le contexte de l’évaluation de proportionnalité sous l’angle de l’article 10 de la Convention. Ainsi, l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse peut justifier un constat de violation de l’article 10 (Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 24, 17 avril 2018, et la jurisprudence y citée).
61. La Cour a exposé dans les arrêts Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108‑113, CEDH 2012) et Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, §§ 83 et 89-95, 7 février 2012) les principes généraux applicables dans les affaires où le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention.
62. Elle a ainsi rappelé que, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée. Elle a ensuite posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence, parmi lesquels, notamment, la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que la gravité de la sanction infligée.
63. Si les juridictions internes ont examiné les faits avec soin, qu’elles ont appliqué, dans le respect de la Convention et de sa jurisprudence, les normes applicables en matière de protection des droits de l’homme et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’individu et l’intérêt général dans le cas d’espèce, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des judiciaires internes (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 139, CEDH 2015, voir également, Von Hannover (no 2), précité, § 107 et Axel Springer, précité, § 88).
64. La Cour rappelle également la distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif. Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos, étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, CEDH 2015, avec des références ultérieures).
65. Se tournant vers les faits de la présente affaire, la Cour note que le requérant a été condamné à verser à H.B. des dommages et intérêts pour préjudice moral en raison de la publication de deux articles dans l’hebdomadaire Indiscret în Oltenia, dont il était le rédacteur en chef (paragraphes 5-6 et 8-9 ci-dessus).
66. Elle constate d’emblée qu’eu égard aux critiques virulentes formulées dans les deux articles litigieux, l’attaque qui visait H.B. a atteint le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 8 de la Convention.
67. La Cour observe ensuite que le tribunal de première instance a mis en balance les intérêts concurrents en jeu en se référant à sa jurisprudence (paragraphe 21 ci-dessus), et qu’il a tranché en faveur de H.B. au motif que certains des propos tenus dans les articles étaient excessifs et portaient atteinte à sa vie privée, à son honneur et à sa réputation (paragraphes 26 et 30 ci-dessus). Ces conclusions ont été confirmé en appel par le tribunal départemental (paragraphe 42 ci-dessus).
68. Elle a donc pour rôle en l’espèce de vérifier si les juridictions internes ont accompli leur tâche de manière adéquate, conformément aux critères qu’elle a énoncés dans sa jurisprudence (voir notamment les paragraphes 62 et 63 ci-dessus).
69. La Cour note, comme le tribunal de première instance (paragraphe 23 ci-dessus), que les deux articles litigieux concernaient un thème d’intérêt général, à savoir l’exercice de fonctions publiques par H.B., ce dernier étant un personnage public connu sur la scène politique locale (paragraphe 24 ci‑dessus).
70. Elle rappelle que la liberté d’expression autorise les journalistes, dans le contexte d’un débat public, à recourir à une certaine dose d’exagération ou de provocation, voire de rudesse. Si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites, notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos (Kaboğlu et Oran c. Turquie, nos 1759/08 et 2 autres, §§ 77 et 79, 30 octobre 2018).
71. La Cour relève ensuite que les juridictions internes et en particulier le tribunal de première instance ont examiné minutieusement les propos du requérant au regard des critères qu’elle-même a posés dans sa jurisprudence pertinente en la matière (paragraphes 20-22 ci-dessus).
73. La Cour note que ce tribunal a reproché au requérant d’avoir tenus des propos qui ne constituent pas, contrairement à ce que soutient le requérant, des opinions exprimées de bonne foi sur les qualités morales et professionnelles de H.B. (paragraphes 26 et 30 ci-dessus).
74. S’agissant de l’interprétation et du sens des expressions employées par le requérant (paragraphe 52 ci-dessus), la Cour estime que les tribunaux internes sont mieux placés qu’une juridiction internationale pour apprécier les connotations de ces expressions dans leur contexte national (paragraphe 32 ci-dessus).
75. La Cour note que certaines expressions employées dans le premier article (paragraphe 26 ci-dessus) pourraient se réclamer d’un style satirique qui confère à la liberté d’expression journalistique une protection accrue (mutatis mutandis, Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 49, 21 février 2012). Cependant, elle n’aperçoit aucun motif de désapprouver les décisions prises par les tribunaux internes qui ont jugé que les propos utilisés dans le second article et, en particulier, les allusions et les propos sexuels portaient atteinte à la vie privée du plaignant (paragraphe 30 ci-dessus).
76. Par ailleurs, la Cour note que le requérant a colporté une rumeur concernant un éventuel penchant de H.B. pour l’alcool sans entreprendre un minimum de vérifications pour déterminer si cette rumeur avait une base factuelle. Elle constate que les articles publiés auparavant dans la presse et les déclarations du témoin du requérant faisaient état de simples rumeurs qui n’étaient corroborées par aucun élément objectif (paragraphe 18 ci-dessus).
77. Dès lors, elle estime qu’une telle rumeur ne pouvait pas constituer une base factuelle pour les accusations graves et infamantes formulées par le requérant (voir, a contrario, Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 65, série A no 239, et Timpul Info-Magazin et Anghel c. Moldova, no 42864/05, § 36, 27 novembre 2007).
78. Après avoir examiné la nature des propos du requérant, le tribunal de première instance s’est penché sur la question du comportement de la personne concernée. Il a conclu qu’il n’y avait eu de la part de H.B. aucune provocation susceptible de justifier l’attaque dont il avait fait l’objet et que, au contraire, c’était le requérant qui avait eu recours à la provocation (paragraphes 26 et 29 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ce constat.
79. Pour ce qui est de la proportionnalité de la sanction, elle note que le tribunal de première instance a expliqué les raisons qui l’ont amené à condamner le requérant à verser des dommages et intérêts, et que le montant de ceux-ci a été établi compte tenu des répercussions qu’avait eues sur la vie privée et publique du plaignant la publication en ligne des articles litigieux (paragraphe 34 ci-dessus).
80. Ces articles ont été largement diffusés puisqu’ils ont été publiés dans la version en ligne du journal (paragraphes 5, 8 et 34 ci-dessus) – ce qui, compte tenu du rôle important que jouent les moteurs de recherche, a potentiellement amplifié l’atteinte portée au droit de H.B. au respect de sa vie privée (Delfi AS, précité, § 133, avec la jurisprudence qui y est citée, et M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018).
81. Dès lors, la Cour conclut qu’il n’est pas déraisonnable de considérer que la sanction infligée est relativement modérée et ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant (voir, mutatis mutandis, Prunea c. Roumanie, no 47881/11, § 38, 8 janvier 2019).
82. Au vu de ces éléments, la Cour estime que les juridictions internes ont effectué une mise en balance des droits concurrents inspirée des critères établis par sa jurisprudence. En particulier, elles ont avancé des motifs pertinents et suffisants pour établir que la sanction infligée au requérant était nécessaire dans une société démocratique et qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre cette sanction et le but légitime poursuivi. La Cour ne voit donc aucune raison sérieuse pour substituer son avis à celui des juridictions internes (voir la jurisprudence citée au paragraphe 60 ci-dessus).
83. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
DIMITRIOU c. GRÈCE du 11 mars 2021 Requête no 62639/12
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation au civil du requérant à verser des dommages-intérêts à l’ancien maire d’une ville pour avoir porté atteinte à sa personnalité lors de la publication d’un article dans la presse • Défaut de motifs pertinents et suffisants des autorités nationales • Absence de proportionnalité
a) Sur l’existence d’une ingérence
41. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation au civil du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice du droit de celui-ci à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) Sur la justification de l’ingérence
42. La Cour rappelle qu’une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence en cause était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI).
Prévue par la loi
43. Dans la présente affaire, il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 57, 59, 914 et 932 du CC, combinés avec les articles 361, 362 et 367 du CP.
But légitime
44. La Cour considère que l’ingérence visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’espèce de E.K. (voir, mutatis mutandis, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 42, CEDH 2003-V, et Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 38, CEDH 2002‑II). Il reste à vérifier si l’ingérence en question était « nécessaire dans une société démocratique ».
Nécessaire dans une société démocratique
1) Principes généraux
45. La Cour rappelle que son rôle consiste à statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. Pour ce faire, elle considère l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants », ainsi que si l’ingérence était « proportionnée au but légitime poursuivi » et nécessaire dans une société démocratique. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II).
46. La Cour souligne d’emblée le rôle éminent de la presse dans une société démocratique en tant que « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). En raison de ce rôle, la liberté journalistique implique aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002‑II).
47. S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’un individu, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, 23 avril 2015).
48. De surcroît, dans le contexte d’une procédure pour diffamation ou injure, la Cour doit mettre en balance un certain nombre de facteurs supplémentaires lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de la mesure incriminée. Tout d’abord, s’agissant de l’objet des propos litigieux, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 117-121, CEDH 2015 (extraits), Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103). Ce principe ne s’applique pas uniquement dans le cas de l’homme politique mais s’étend à toute personne pouvant être qualifiée de personnage public, à savoir celle qui, par ses actes (voir, en ce sens, Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002, et News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 54, CEDH 2000‑I) ou sa position même (Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006), entre dans la sphère de l’arène publique (voir aussi Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 110, CEDH 2012). La Cour doit en outre vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10 de la Convention, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause, qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70 in fine, CEDH 2004‑VI).
2) Application de ces principes à la présente espèce
49. Dans la présente affaire, la Cour observe que les parties ont axé leur argumentation sur la nécessité de l’ingérence en cause. Elle se penchera par conséquent sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants, en prenant notamment en compte la nature des termes litigieux et le statut de la personne visée par ceux-ci.
50. En ce qui concerne la nature des propos incriminés, la Cour considère que les phrases, « réponse à celui qui traîne les autres dans la boue », « a franchi toutes les limites dans sa façon de traîner dans la boue », « a tenté à nouveau de traîner les autres dans la boue » lues dans leur contexte, sont plutôt un jugement de valeur non susceptible d’être prouvé qu’un fait dont la matérialité peut être objectivement établie. Au demeurant, cette phrase n’était pas dépourvue de toute base factuelle. En effet, comme il ressort du dossier, E.K. avait fait des commentaires par téléphone pendant une émission de télévision sur le financement des sociétés du requérant (paragraphe 7 ci-dessus). En particulier, il déclara qu’un certain N.T., qui possédait une part importante « du jeu électronique illégal », avait pris une participation au capital social de la société Ikaros A.E. À supposer même que cette information était fondée sur un document établi par la direction de commerce, elle était néanmoins incorrecte quant à la date des circonstances allégués, ce qui n’est pas contesté par les parties. Il est vrai que, comme les juridictions civiles l’ont considéré dans le cadre de la procédure engagé par E.K. contre le requérant (paragraphes 16 à 25), aucune intention de la part d’E.K. de diffamer le requérant ne ressort du dossier. Or, il n’en demeure pas moins que, le 22 février 2002, date de publication de son article et un jour uniquement après les commentaires d’E.K., le 21 février 2002, le requérant était convaincu qu’E.K. présentait volontairement une version des faits qui n’était pas correcte et qu’E.K. avait alors tenté d’établir des liens entre les sociétés du requérant et le monde du jeu électronique illégal.
51. La Cour note en outre que, comme il ressort des arrêts des juridictions internes, ces dernières n’ont pas examiné les propos incriminés dans le contexte général de l’affaire pour évaluer l’intention du requérant. La Cour note à cet égard que l’article litigieux faisait partie d’une réponse aux commentaires d’E.K. du 21 février 2002. En effet, l’article en cause intitulé « Kriti TV, réponse à celui qui traîne les autres dans la boue », se présentait sous la forme de réponse du requérant quant aux allégations faites par E.K. le 21 février 2002 et contenait également des informations concernant les actionnaires de la société Kriti TV et informait les lecteurs que Kriti TV avait usé « des recours pour protéger son image et sa dignité ».
52. La Cour est d’avis que les juridictions internes auraient dû replacer les phrases litigieuses dans leur contexte. Au contraire, les juridictions nationales ont examiné les phrases litigieuses en les détachant du contexte de l’article pour conclure, entre autres, qu’ils n’étaient pas nécessaires pour traduire la pensée du requérant et qu’ils allaient « au-delà du champ délimité dans lequel le journalisme et la liberté de la presse devaient évoluer » (paragraphe 22 ci-dessus). Les tribunaux internes sont plutôt appelés à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération (I Avgi Publishing and Press Agency S.A. et Karis c. Grèce, no 15909/06, § 33, 5 juin 2008).
53. Ensuite, en ce qui concerne le statut de la cible des propos incriminés, la Cour note qu’E.K. est l’ancien maire d’Héraklion, ex-membre du parlement européen et propriétaire d’un journal. S’il est vrai que l’article ne visait pas E.K. en une qualité politique, car il ressort du dossier qu’à l’époque des faits il était uniquement propriétaire d’un journal, les expressions utilisées par le requérant ne sauraient être jugées comme étant des offenses gratuites car elles s’inscrivaient dans le contexte d’une affaire opposant publiquement le requérant et E.K. et concernant l’indépendance de la presse.
54. Enfin, s’agissant du rapport de proportionnalité de la somme allouée avec l’atteinte causée à la réputation d’E.K. la Cour constate que les juridictions compétentes ont condamné le requérant ainsi que deux autres défendeurs à verser à l’intéressé la somme de 15 000 EUR, en sus d’une partie du montant correspondant aux frais et dépens afférents à la procédure engagée, à savoir 1 500 euros. Elle note tout d’abord que les juridictions internes indiquent avoir pris en considération la nature et la gravité de l’atteinte portée au demandeur, la publicité donnée à l’atteinte, ainsi que la situation professionnelle, sociale et financière des parties. Or il apparaît que les tribunaux nationaux ont pris en compte ces éléments de manière générale et qu’ils n’ont pas, par exemple, procédé à une analyse de la situation financière des requérants.
55. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier la condamnation au civil à verser des dommages-intérêts à E.K., que la sanction n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et que cette condamnation ne répondait pas à un « besoin social impérieux » et n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.
56. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
ERGÜNDOĞAN c. TURQUIE du 17 avril 2018 Requête n° 48979/10
Violation de l'article 10 :une amende pénale prononcée avec sursis contre un journaliste quia publié un article contre un chef de parti politique, peut dissuader à publier de nouvelles critiques car cette amende fait peser un risque trop important pour les journalistes.
a) Principes généraux
23. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi les précédents récents, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...)
La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (...) »
24. Pour évaluer la pertinence et la suffisance des conclusions des juridictions nationales, la Cour, conformément au principe de subsidiarité, prend en considération la manière dont ces dernières ont effectué la mise en balance des intérêts contradictoires en jeu à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière (voir Erla Hlynsdottir c. Islande (no 2), no 54125/10, § 54, 21 octobre 2014). La Cour rappelle que la qualité de l’examen judiciaire de la nécessité de la mesure revêt une importance particulière dans le contexte de l’évaluation de proportionnalité sous l’angle de l’article 10 de la Convention (voir Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits)). Ainsi, l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse peut justifier un constat de violation de l’article 10 (Matúz c. Hongrie, no 73571/10, § 35, 21 octobre 2014).
25. La Cour examinera la presente affaire à la lumière de ces principes.
b) Application de ces principes en l’espèce
26. La Cour note que le requérant se plaint de sa condamnation au pénal à une amende judiciaire, dont il a été sursis au prononcé, du chef d’insulte contre H.B. et trois autres plaignantes en raison du contenu d’un article publié dans le quotidien Birgün. Elle considère que la condamnation pénale du requérant, même assortie d’un sursis au prononcé du jugement, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elle a pu provoquer, constitue une ingérence au droit de l’intéressé à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011). Elle relève ensuite que cette ingérence avait une base légale, à savoir l’article 125 § 2 du code pénal, et poursuivait le but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui. Quant à la nécessité de cette ingérence, elle rappelle que son rôle en l’espèce consiste avant tout à vérifier que les instances nationales, dont le requérant conteste les décisions, ont procédé à une juste pondération, à l’aune des critères qu’elle a définis pour ce faire (paragraphes 23 et 24 ci‑dessus), entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit des personnes mises en cause dans l’article du requérant au respect de leur vie privée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 95, CEDH 2015 (extraits)).
27. La Cour relève que l’article litigieux relatait les allégations publiées sur un site Internet par des personnes se considérant victimes de H.B. Elle observe que ce dernier est un personnage connu du public en tant que président d’un parti politique et chef d’une confrérie religieuse et note que les informations publiées dans l’article litigieux ne concernaient pas les activités publiques de celui-ci. Cela étant, elle rappelle que le non-respect éventuel par un personnage public, fût-ce dans la sphère privée, de lois et règlements visant à protéger des intérêts publics importants peut dans certaines circonstances constituer une question légitime d’intérêt général (Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 87, 1er mars 2007). Elle considère que de pareilles circonstances existaient en l’espèce dans la mesure où l’article litigieux portait sur des allégations graves d’exploitation sexuelle ou autres formulées à l’encontre de H.B. par ses anciens disciples, qui constituent incontestablement un débat d’intérêt général.
28. La Cour rappelle que, en ce qui concerne l’appréciation des limites de la critique admissible, il faut opérer une distinction entre les personnes privées et les personnes agissant dans un contexte public (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 117 et suivants). Elle estime à cet égard que, étant donné que H.B. était un personnage public dans le contexte du débat d’intérêt général décrit ci-dessus, les limites de la critique admissible étaient plus larges à son égard que pour un simple individu (Kuliś c. Pologne, no 15601/02, § 47, 18 mars 2008). En revanche, tel n’était pas le cas des femmes dont les détails de la vie privée ont été exposés au public par la publication de leurs photos et de leurs noms complets dans l’article litigieux. En effet, si la notoriété ou les fonctions d’une personne ne peuvent en aucun cas justifier le harcèlement médiatique ni la publication de photographies révélant des détails de la vie privée des personnes et constituant une intrusion dans leur intimité, il en va nécessairement de même, a fortiori, pour un simple particulier (Société de conception de presse et d’édition c. France, no 4683/11, § 39, 25 février 2016).
29. En ce qui concerne le contenu de l’article litigieux, la Cour note qu’il reprenait les allégations publiées sur un site Internet créé par les anciens disciples de H.B. selon lesquelles ce dernier avait épousé religieusement plusieurs femmes et avait profité de sa position de chef d’une confrérie religieuse pour inciter des femmes à avoir des rapports avec lui. Elle relève donc que cet article renfermait des imputations factuelles au sujet de H.B et des femmes susmentionnées.
30. La Cour constate que le requérant ne s’est fondé que sur les informations et témoignages publiés sur le site Internet en question pour formuler les allégations contenues dans son article. Elle rappelle à cet égard que, en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la protection offerte par l’article 10 de la Convention aux journalistes est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 37, CEDH 2004‑II). Tout en reconnaissant que le requérant, en sa qualité de journaliste, a pris la précaution, dans l’ensemble de son article, de présenter les faits attribués aux intéressés comme des allégations, la Cour estime cependant qu’il aurait dû faire preuve de la plus grande rigueur et d’une prudence particulière avant de publier, sans obtenir leur consentement préalable, les photographies et les noms complets des femmes en cause, qui relevaient incontestablement de leur vie privée (Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, § 41, 19 septembre 2013).
31. Quant à la procédure pénale diligentée à l’encontre du requérant, la Cour observe que le tribunal correctionnel, par son jugement du 28 janvier 2010, a reconnu l’intéressé coupable de l’infraction d’insulte. Elle note que ce tribunal s’est contenté d’affirmer dans la motivation de son jugement que l’article litigieux dépassait les limites de la critique admissible et portait atteinte à l’honneur, à la dignité et à la réputation des plaignants sans procéder cependant à une qualification explicite – déclaration de fait ou jugement de valeur – de l’article litigieux. Elle observe que le tribunal correctionnel a déclaré s’appuyer à cet égard sur le contenu de l’article, sur la façon dont l’article avait été préparé et sur le fait qu’il était illustré des photos de trois plaignantes (paragraphe 10 ci-dessus).
32. La Cour relève que la motivation ainsi adoptée par le tribunal correctionnel dans son jugement du 28 janvier 2010 n’est pas de nature à lui permettre d’établir que, en l’espèce, cette juridiction a effectué un examen adéquat de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit des plaignants au respect de leur vie privée, conformément aux critères pertinents susmentionnés (paragraphes 23 et 24 ci‑dessus). En effet, elle considère que ni le jugement du tribunal correctionnel ni la décision de la cour d’assises du 18 février 2010 ayant confirmé celui-ci ne fournissent une argumentation satisfaisante sur la question de savoir si le droit des intéressés au respect de leur vie privée, en particulier s’agissant des trois plaignantes dont les photos ont été publiées avec leurs noms complets dans l’article litigieux, pouvait justifier, dans les circonstances de l’espèce, l’atteinte portée au droit du requérant à la liberté d’expression par l’infliction d’une amende pénale. La Cour estime que l’absence de cette mise en balance et l’insuffisance de motivation des décisions des juridictions internes sont, en soi, problématiques au regard de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 47, 31 mai 2016, et Milisavljević c. Serbie, no 50123/06, § 38, 4 avril 2017).
33. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par sa jurisprudence concernant la mise en balance entre les intérêts en jeu.
34. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit des personnes mises en cause dans l’article litigieux au respect de leur vie privée.
35. Partant, la Cour juge qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
KAPSIS ET DANIKAS c. GRÈCE du 19 janvier 2017 requête 52137/12
Violation de l'article 10 : un journal critique une actrice qui agit en politique. Elle est nommée à une commission culturelle et il lui est reproché de favoriser les intérêts de son théâtre. La condamnation à des dommages et intérêts de 30 000 euros, est trop lourde et peut dissuader les journaux de travailler .
a) Sur l’existence d’une ingérence
28. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation au civil des requérants a constitué une ingérence dans l’exercice du droit de ceux-ci à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) Sur la justification de l’ingérence
29. La Cour rappelle qu’une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence en cause était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI).
i. Prévue par la loi
30. Dans la présente affaire, il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 57 à 59, 914 et 932 du code civil, combinés avec les articles 361 et 367 du code pénal, ainsi que, en ce qui concerne l’éditeur du journal, l’article unique de la loi no 1178/1981.
ii. But légitime
31. La Cour considère que l’ingérence visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’espèce de P.M. (voir, mutatis mutandis, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 42, CEDH 2003-V, et Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 38, CEDH 2002‑II). Il reste à vérifier si l’ingérence en question était « nécessaire dans une société démocratique ».
iii. Nécessaire dans une société démocratique
α) Principes généraux
32. La Cour rappelle que son rôle consiste à statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. Pour ce faire, elle considère l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants », ainsi que si l’ingérence était « proportionnée au but légitime poursuivi » et nécessaire dans une société démocratique. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II).
33. La Cour souligne d’emblée le rôle éminent de la presse dans une société démocratique en tant que « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). En raison de ce rôle, la liberté journalistique implique aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002‑II).
34. S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’un individu, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, 23 avril 2015).
35. De surcroît, dans le contexte d’une procédure pour diffamation ou injure, la Cour doit mettre en balance un certain nombre de facteurs supplémentaires lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de la mesure incriminée. Tout d’abord, s’agissant de l’objet des propos litigieux, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 117-121, CEDH 2015 (extraits), Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103). Ce principe ne s’applique pas uniquement dans le cas de l’homme politique mais s’étend à toute personne pouvant être qualifiée de personnage public, à savoir celle qui, par ses actes (voir, en ce sens, Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002, et News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 54, CEDH 2000‑I) ou sa position même (Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006), entre dans la sphère de l’arène publique (voir aussi Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 110, CEDH 2012). La Cour doit en outre vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10 de la Convention, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause, qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70 in fine, CEDH 2004‑VI).
β) Application de ces principes à la présente espèce
36. Dans la présente affaire, la Cour observe que les parties ont axé leur argumentation sur la nécessité de l’ingérence en cause. Elle se penchera par conséquent sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants, en prenant notamment en compte la nature des termes litigieux et le statut de la personne visée par ceux-ci.
37. En ce qui concerne la nature des propos incriminés, la Cour considère que la phrase « totalement inconnue », lue dans son contexte, est plutôt un jugement de valeur non susceptible d’être prouvé, et non pas un fait dont la matérialité peut être objectivement établie. Au demeurant, cette phrase n’était pas dépourvue de toute base factuelle puisque, comme il ressort du dossier, P.M., qui était une actrice, n’avait pas occupé de fonction publique dans le passé. Qui plus est, l’article litigieux ne véhiculait pas d’informations au vrai sens du terme mais faisait partie d’une rubrique traitant des coulisses de la vie politique, laquelle, comme souvent s’agissant de rubriques similaires, se caractérisait par un ton caustique à l’égard de toutes personnes et situations politiques faisant l’objet de commentaires.
38. La Cour note en outre que, comme il ressort des arrêts des juridictions internes, ces dernières n’ont pas transposé les propos incriminés dans le contexte général de l’affaire pour évaluer l’intention des requérants. En effet, la phrase « totalement inconnue » était suivie par des commentaires plutôt favorables sur la nomination de P.M. À titre d’exemple, l’article indiquait que la contribution des nouveaux membres, y compris P.M., était « mieux que le demi-savoir d’un groupe d’amis élitiste » (voir paragraphe 7 ci-dessus). La Cour est d’avis que les juridictions internes auraient dû replacer la phrase litigieuse dans son contexte, auquel cas celle-ci aurait pu revêtir une connotation différente. Au contraire, les juridictions nationales ont examiné la phrase litigieuse en la détachant du contexte de l’article pour conclure que les termes « celle-ci n’était pas connue d’un grand cercle de personnes » auraient suffi pour que le second requérant exprimât ses pensées (voir paragraphe 13 ci-dessus). Or le rôle des juridictions internes dans une telle procédure ne consiste pas à indiquer à l’intéressé le style à employer lorsque celui-ci exerce son droit de critique, même de manière acerbe. Les tribunaux internes sont plutôt appelés à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération (I Avgi Publishing and Press Agency S.A. & Karis, précité, § 33).
39. Ensuite, en ce qui concerne le statut de la cible des propos incriminés, la Cour note que la direction politique du ministère de la Culture avait nommé P.M. en tant que membre de la commission consultative des subventions de la direction des théâtres, que l’intéressée était ainsi amenée à occuper un poste quasiment politique et à exercer des fonctions publiques et qu’elle ne pouvait donc être assimilée à un « simple particulier ». Dès lors, les personnes impliquées dans l’affaire agissaient dans un contexte public et l’article incriminé contribuait à un débat d’intérêt général (Von Hannover (no 2), précité, § 109). De surcroît, l’article ne visait P.M. qu’en sa seule qualité de membre de ladite commission. Partant, en cette qualité, P.M. devait s’attendre à ce que sa nomination fût soumise, de la part de la presse, à un examen scrupuleux pouvant aller jusqu’à des critiques sévères. La Cour rappelle en ce sens que l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel : ce sont là les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 34, CEDH 2000‑X). Par conséquent, en l’occurrence, les expressions utilisées par le second requérant ne sauraient être jugées comme étant des offenses gratuites.
40. Enfin, s’agissant du rapport de proportionnalité de la somme allouée avec l’atteinte causée à la réputation de P.M., la Cour constate que les juridictions compétentes ont condamné solidairement les défendeurs, parmi lesquels les requérants, à verser à l’intéressée la somme de 30 000 EUR à titre de dommages‑intérêts. Elle note tout d’abord que les juridictions internes indiquent avoir pris en considération la nature et la gravité de l’atteinte portée à la demanderesse, le statut de celle-ci, la situation financière des défendeurs et le principe constitutionnel de proportionnalité. Or il apparaît que les tribunaux nationaux ont pris en compte ces éléments de manière générale et qu’ils n’ont pas, par exemple, procédé à une analyse de la situation financière des requérants. Par ailleurs, de l’avis de la Cour, le fait que la somme allouée par les juridictions internes a été versée à P.M. par la société éditrice du quotidien « TA NEA » n’est pas susceptible de modifier la situation. En effet, pareilles sanctions risquent inévitablement de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elles sont de nature à entraver la presse dans l’accomplissement de sa tâche d’information et de contrôle (Conceição Letria c. Portugal, no 4049/08, § 43, 12 avril 2011, Público - Comunicação Social, S.A. et autres c. Portugal, no 39324/07, § 55, 7 décembre 2010, et Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 70, CEDH 2006-X).
iv. Conclusion
41. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier la condamnation des requérants au civil à verser des dommages-intérêts à P.M., que la sanction n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et que cette condamnation ne répondait pas à un « besoin social impérieux » et n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.
42. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
MEDIPRESS-SOCIEDADE JORNALÍSTICA, LDA c. PORTUGAL du 30 août 2016 requête 55442/12
Violation de l'article 10 : Certes la question a été posée de savoir si le premier ministre ne prenait pas de la drogue dure mais la condamnation a une forte amende n'est pas conforme à la liberté d'expression.
28. La Cour a déjà examiné sur le terrain de l’article 10 des condamnations au civil pour diffamation (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Bergens Tidende et autres c. Norvège, 2 mai 2000, Recueil 2000-IV). La Cour examinera la présente affaire, à la lumière des principes bien établis en la matière rappelés dans l’arrêt Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal (no 37840/10, §§ 24-27, 3 avril 2014).
a) Sur l’existence d’une ingérence
29. Les parties s’accordent à considérer que les décisions judiciaires rendues en l’espèce ont constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. La Cour souscrit à cette analyse.
b) Sur la justification de l’ingérence
30. Une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si la présente ingérence était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.
i. Prévue par la loi
31. En l’espèce, la Cour constate que l’ingérence était prévue par les articles 70 et 484 du code civil.
ii. But légitime
32. La Cour note que l’ingérence visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, ce qui peut englober, selon la jurisprudence de la Cour, le droit des personnes concernées au respect de leur vie privée protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI, Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007, et Almeida Leitão Bento Fernandes c. Portugal, no 25790/11, § 45, 12 mars 2015).
33. La question qui se pose est donc celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique ». Il s’agit plus particulièrement d’examiner si les autorités ont ménagé un juste équilibre entre le droit de la requérante à la liberté d’expression et le droit de l’homme politique visé par l’article de presse au respect de sa vie privée.
iii. Nécessaire dans une société démocratique
α) Principes généraux
34. La Cour rappelle que sur le terrain de l’article 10 de la Convention les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001-I, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 68, CEDH 2004‑XI). Toutefois, cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui en font application, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, mutatis mutandis, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 77, CEDH 2003‑I, et Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 38, CEDH 2004-X).
35. La Cour rappelle avoir dit dans son arrêt Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France ([GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV) que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politiques – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance (Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006) – ou des questions d’intérêt général (voir notamment Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, et Brasilier, précité, idem).
36. La Cour rappelle en outre que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (voir, par exemple, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, et Brasilier, précité, § 41). Par ailleurs, la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 45-46, CEDH 2001‑III, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003‑V, et Riolo c. Italie, no 42211/07, § 70, 17 juillet 2008).
37. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. Ainsi, la mission d’information comporte nécessairement des « devoirs et des responsabilités » ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément (Mater c. Turquie, no 54997/08, § 55, 16 juillet 2013, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 89, CEDH 2015 (extraits)). La Cour rappelle également que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable.
38. Lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, la Cour doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de la publication ou, sous l’angle de l’article 10, par son auteur. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, Axel Springer AG, précité, § 87, et Almeida Leitão Bento Fernandes, précité, § 49).
39. En outre, dans les arrêts Lingens (précité, § 46) et Oberschlick (Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204), la Cour a distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (De Haes et Gijsels, précité, § 42, et Bargão et Domingos Correia c. Portugal, nos 53579/09 et 53582/09, § 37, 15 novembre 2012). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997‑IV, Brasilier, précité, § 36, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, 23 avril 2015).
40. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011, Jelševar et autres c. Slovénie (déc.), no 47318/07, § 32, 11 mars 2014, et Almeida Leitão Bento Fernandes, précité, § 50).
β) Application des principes précités à la présente espèce
41. En l’espèce, la Cour constate que l’article litigieux a été publié dans un magazine jouissant d’une certaine crédibilité auprès du public et qu’il portait sur un sujet d’intérêt général relevant de la vie politique et sociale du pays. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la nécessité de la condamnation prononcée contre la requérante au civil était, en conséquence, étroite.
42. Cela étant, la Cour rappelle que l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. Le paragraphe 2 de cet article précise que l’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités » qui peuvent revêtir de l’importance lorsque, comme en l’espèce, l’on risque de porter atteinte à la réputation de particuliers et de mettre en péril les « droits d’autrui ». Ainsi, l’information rapportée sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, Brunet-Lecomte et autres c. France, no 42117/04, § 47, 5 février 2009, et Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, no 4035/08, § 31, 11 janvier 2011). La Cour rappelle que, s’il est vrai que les adversaires des idées et positions officielles doivent pouvoir trouver leur place dans l’arène politique, discutant au besoin des actions menées par des responsables dans le cadre de l’exercice de leurs mandats publics, ils sont également tenus de ne pas dépasser certaines limites quant au respect – notamment – de la réputation et des droits d’autrui (Fleury c. France, no 29784/06, § 45, 11 mai 2010, et Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira, précité, § 37).
43. La Cour a examiné l’article incriminé sans y trouver d’expressions déclarant que le demandeur avait commis des actes illicites punis d’une amende administrative (coima), comme, en l’espèce, la consommation de drogues dures au Portugal (voir, mutatis mutandis, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 51, 29 mars 2011). Par ailleurs, même si l’on interprète les mots pertinents comme une allusion à l’existence de rumeurs sur ce sujet, dont l’article litigieux ferait l’écho, la Cour estime qu’elle n’a été utilisée par la requérante que pour appuyer sa virulente critique de la proposition législative du gouvernement dirigé à l’époque des faits par le demandeur (voir, mutatis mutandis, Riolo, précité, § 67). Contrairement aux juridictions portugaises, la Cour interprète les déclarations incriminées dans la présente affaire comme faisant partie des assertions critiques sur des questions d’intérêt public par un journaliste et constituant à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (voir, mutatis mutandis, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 42 et 44, CEDH 2001‑II, et Brasilier, précité, § 37). En effet, la Cour note que les cours nationales n’ont pas pris en considération la nature ironique des assertions du journaliste dans le contexte de sa critique sur les « nouvelles règles du journalisme » proposées par le gouvernement (Lepojic c. Serbie, no 13909/05, § 77, 6 novembre 2007, et Sokolowski c. Pologne, no 75955/01, 46, 29 mars 2005). Pour la Cour, il est évident que le journaliste ne voulait pas imputer la consommation de drogues dures au Premier ministre, ni répandre une telle rumeur, mais au contraire utiliser l’ironie pour contester une proposition politique qui faisait débat dans la société portugaise. Enfin, les cours nationales n’ont pas examiné, comme elles auraient dû le faire, l’existence d’une base factuelle pour la critique des « nouvelles règles du journalisme » faite par le journaliste dans l’article incriminé.
44. Dans ces conditions, la Cour estime que, tout en contenant une certaine dose de provocation, l’article de la requérante ne saurait s’analyser en une attaque personnelle gratuite à l’encontre de l’ex-Premier ministre (voir, mutatis mutandis, Kwiecień c. Pologne, no 51744/99, § 54, 9 janvier 2007, Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 73, 17 juillet 2007, et Chalabi c. France, no 35916/04, §§ 45-46, 18 septembre 2008).
45. Les considérations qui précèdent suffisent pour conduire la Cour à conclure que l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante n’a pas été conforme à la Convention. Au demeurant, elle considère également que le montant des dommages moraux et de la compensation que la requérante a été condamnée à payer (30 000 EUR au total) est de nature à altérer le juste équilibre requis en la matière (voir Riolo, précité, § 71). La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek, précité, § 64, deuxième alinéa, et Chauvy et autres, précité).
iv. Conclusion
46. À la lumière de ce qui précède, les motifs avancés à l’appui de la condamnation de la requérante ne suffisent pas pour convaincre la Cour que l’ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressée à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique » ; en particulier, les moyens employés étaient disproportionnés par rapport au but visé, à savoir « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ».
En conséquence, ladite condamnation a enfreint l’article 10 de la Convention.
JIMÉNEZ LOSANTOS c. ESPAGNE du 14 juin 2016 Requête n 53421/10
Violation de l'article 10 : Nous avons d'un côté Federico Jiménez Losantos journaliste polimiste surnommé le petit taliban des sacristies. L'écrivain Javier Cercas déclare : Avec trois comme lui, on monte une guerre civile ! Se disant libéral classique, il ferait partie des néo nationalistes franquistes qui essaiment le nouveau parti de centre droit espagnol.
De l'autre coté, nous avons l'ancien maire de Madrid Alberto Ruiz-Gallardón Jiménez cousin de Cécilia Attias, la deuxième épouse de Nicolas Sarkozy.
Les injures en question auraient été proférées par le requérant les 8, 9, 10 et 12 juin 2006 et auraient porté sur des déclarations effectuées par R.G. le 7 juin 2006 et sur les activités politiques de ce dernier en rapport avec les attentats terroristes qui avaient eu lieu à Madrid le 11 mars 2004 (attentats désignés sous le nom de « 11‑M »), trois jours avant les élections législatives du 14 mars 2004, remportées par le parti socialiste (PSOE) face au parti populaire (PP) jusqu’alors au pouvoir.
L'ancien maire a eu des propos ambigus non précisés qui auraient pour conséquence de laisser croire qu'il ne voulait pas d'enquête sur l'attentat alors qu'il y a 192 morts et 1500 blessés. Le polémiste l'accusa de vouloir privilégier sa campagne électorale à l'émanation de la vérité.
LA CEDH
a) Existence d’une ingérence
31. La Cour observe que le requérant a été condamné par les juridictions pénales pour délit d’injures, du fait d’avoir tenu de manière réitérée à la radio, entre les mois de juin et novembre 2006, des propos qui auraient porté gravement atteinte à la réputation et à l’honneur de R.G. Elle estime que la condamnation du requérant constitue une « ingérence des autorités publiques » dans son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
b) Une ingérence prévue par la loi
32. La Cour note que la condamnation du requérant avait pour base légale le texte des articles 208, 209 et 211 du code pénal, qui répriment les injures graves assorties de publicité. Par conséquent, l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.
c) Une ingérence poursuivant un ou des buts légitimes
33. La Cour observe que l’ingérence poursuivait l’un des buts énumérés à l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », en l’occurrence celle de R.G., maire de Madrid à l’époque des faits.
d) Une ingérence nécessaire dans une société démocratique
i. Principes généraux
34. La Cour rappelle ci-dessous les principes fondamentaux qui se dégagent de ses arrêts relatifs à l’article 10 de la Convention.
La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, elle vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume‑Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45). Telle que la consacre l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
35. La presse joue certes un rôle essentiel dans une société démocratique ; si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 50, 29 mars 2016). En raison de cette fonction de la presse, la liberté journalistique implique aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002‑II).
36. L’article 10 § 2 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias, même quand il s’agit de questions d’un grand intérêt général. Ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir une importance particulière lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui ». Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe habituellement de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires. À cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de l’imputation en cause et la question de savoir à quel point les médias peuvent raisonnablement considérer leurs sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI).
37. En outre, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001‑I, et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 68).
38. Lors de l’examen de la nécessité dans une société démocratique d’une ingérence ayant pour but la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires : à savoir, d’une part, la liberté d’expression telle que protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée tel que garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, voir aussi Couderc and Hachette Filipacchi Associés v. France [GC], no 40454/07, §§ 90-93, ECHR 2015 (extraits), et Bédat, précité, § 52).
39. Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que cette dernière substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/03, § 57, 12 septembre 2011).
40. S’agissant de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée, outre la contribution à un débat d’intérêt général, la Cour prend en compte, entre autres, la notoriété de la personne visée : les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier. À la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens, précité, § 42, et Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004).
41. Par ailleurs, dans ses arrêts Lingens (précité, § 46) et Oberschlick c. Autriche (23 mai 1991, no 11662/85, § 63, série A no 204), la Cour a établi une distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve y relative est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), no 20834/92, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Pour distinguer une déclaration de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005). De surcroît, la nécessité de fournir des faits étayant un jugement de valeur est moins rigoureuse lorsque ceux-ci sont déjà connus du public en général (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 86, CEDH 2001‑VIII).
42. Enfin, s’agissant d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, il faut avoir égard à la nature et à la gravité des sanctions infligées (Pedersen et Baasgard précité, § 93, Jokipitale et autres, précité, §77, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 9954/08, §§ 90-95, 7 février 2012, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001‑I, entre autres). L’effet dissuasif que la crainte de telles sanctions emporte pour l’exercice par des journalistes de leur liberté d’expression est manifeste. Nocif pour la société dans son ensemble, il fait lui aussi partie des éléments à prendre en compte dans le cadre de l’appréciation de la proportionnalité – et donc de la justification – des sanctions infligées. Si la fixation des peines est en principe l’apanage des juridictions nationales, la Cour considère qu’une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine de la presse n’est compatible avec la liberté d’expression journalistique garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114 et 115, CEDH 2004-XI, et Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 127, 175-176, 23 avril 2015).
ii. Application de ces principes en l’espèce
43. La Cour relève qu’en l’occurrence le requérant a été condamné au pénal pour délit continu d’injures graves assorties de publicité, à la suite d’affirmations effectuées à plusieurs reprises entre juin et novembre 2006 dans le cadre d’une émission radiophonique dont il était le directeur. Les assertions du requérant portaient sur des déclarations faites le 7 juin 2006 au quotidien ABC par R.G., relatives aux activités politiques de ce dernier en rapport avec les attentats terroristes qui avaient eu lieu à Madrid le 11 mars 2004.
44. La Cour doit rechercher si, au vu des faits de la cause, un juste équilibre a été ménagé entre, d’une part, la nécessité de garantir le droit au respect de la vie privée et, d’autre part, la protection de la liberté d’expression du requérant en sa qualité de journaliste. Elle observe que les paroles proférées par le requérant dans son émission de radio visaient un homme politique, maire de Madrid à l’époque des faits, et que les propos incriminés s’inscrivaient dans le contexte d’un débat d’intérêt pour la population. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre le requérant était, en conséquence, particulièrement restreinte (voir, mutatis mutandis, Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII).
45. La Cour note que le jugement de condamnation du requérant, confirmé en appel, a considéré que l’intéressé avait imputé à R.G. des faits non véridiques et conclu qu’il avait clairement franchi les limites de la liberté d’expression. La Cour ne saurait partager une telle interprétation.
46. En effet, elle relève qu’en l’espèce les affirmations du requérant constituaient essentiellement une critique politique formulée à l’encontre de R.G. : selon le requérant, les déclarations de l’ancien maire de Madrid avaient confirmé le manque de volonté de ce dernier d’enquêter sur les attentats du 11-M en raison de ses propres plans et projets politiques. La Cour note que la critique politique émise par le requérant partait d’une base factuelle initiale, à savoir les déclarations du maire en question, R.G., et mettait en évidence l’opinion du requérant à cet égard. La Cour constate, à l’instar du juge pénal no 6 de Madrid dans le point 4 de la partie « en droit » de son jugement (paragraphe 12 ci-dessus), que divers quotidiens à tirage national (y inclus les journaux ABC du 8 juin 2006 et El Mundo du 9 juin 2006) avaient interprété les déclarations susmentionnées de la même manière que le requérant, c’est-à-dire en estimant que R.G. souhaitait éluder les investigations sur les attentats du 11-M., que certains témoins ayant comparu devant le juge partageaient cette interprétation mais que, néanmoins, divers leaders politiques amenés à témoigner également dans le cadre de la procédure étaient de l’avis contraire. La Cour en conclut qu’il s’agissait en l’espèce de l’expression d’opinions et de jugements de valeur (et, pour ce qui est du requérant, également de critiques) sur les objectifs politiques du maire en poste à l’époque des faits à partir des déclarations effectuées par ce dernier. Même si elle concède que l’on peut être en accord ou en désaccord avec ces opinions et ces critiques, la Cour estime que celles-ci ne sauraient être qualifiées de véridiques ou de fausses, la preuve de leur véracité ne pouvant pas être exigée sous peine d’enfreindre la liberté d’opinion elle-même (paragraphe 45 ci-dessus).
47. Cela étant, que les affirmations du requérant s’analysent en des imputations de faits ou en des jugements de valeur plus ou moins pures, la Cour estime qu’elles n’étaient pas dépourvues de base factuelle. Dans ce contexte, les expressions graves employées par le requérant à l’égard de R.G., critiquables du point de vue de la déontologie journalistique, ne sauraient passer aux yeux de la Cour pour des allégations délibérément mensongères, mais plutôt pour le pendant d’une liberté journalistique, qui comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (voir, mutatis mutandis, Vides Aizsardzības Klubs, précité, § 46, et Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A, no 313, Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 52, 19 juin 2012).
48. Se penchant sur les expressions utilisées par le requérant, la Cour doit à présent examiner les motifs retenus par les juridictions internes, afin de déterminer si ceux-ci étaient suffisants et pertinents pour justifier la condamnation du requérant sur le fondement du but légitime énoncé, à savoir la protection de la réputation du maire de Madrid en poste à l’époque des faits. Elle note que, pour le juge pénal, les paroles proférées par le requérant (paragraphe 10 ci‑dessus) étaient formellement vexatoires, gratuites pour l’information ou la formation de l’opinion publique et incompatibles avec la dignité de la personne proclamée par l’article 10 § 1 de la Constitution, et ce sans être justifiées par la nature politique de la critique ou certains styles journalistiques : le juge national a ainsi conclu que, en l’espèce, les expressions litigieuses étaient clairement insultantes ou blessantes et qu’il ne faisait aucun doute qu’elles avaient pour buts d’atteindre l’image et la dignité de R.G. de manière inutile et de discréditer celui-ci publiquement en sa qualité de maire de Madrid et de membre du PP.
49. La Cour estime que certaines des expressions en cause – telles que « (...) mais nous, nous serons toujours avec les victimes du terrorisme. Ceci est, naturellement, difficile à comprendre pour un parfait hypocrite », « p’tit maire », « Cela t’est égal R.G. pourvu que toi, tu arrives au pouvoir », « tu es une entrave, tu es une calamité, tu n’es pas un maire, tu es un obstacle à l’enquête sur le 11-M » ou « le problème est que le maire de Madrid s’acharne toujours à défendre la position du PSOE par rapport au 11-M, c’est-à-dire à mentir à tort et à travers, à duper les juges, à inventer des rapports et à les falsifier » – peuvent être considérées comme graves et provocatrices.
50. Toutefois, l’emploi de certaines expressions vraisemblablement destinées à capter l’attention du public ne saurait en soi poser un problème au regard de la jurisprudence de la Cour (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 74, 6 avril 2010, et Pipi c. Turquie (déc.), no 4020/03, 15 mai 2009). L’utilisation de phrases vulgaires n’est pas, en soi, décisive pour qu’une expression soit considérée offensante. Pour la Cour, le style fait partie de la communication en tant que forme d’expression et est, en tant que tel, protégé en même temps que le contenu de l’expression (Uj c. Hongrie, no 23954/10, § 20, 19 juillet 2011).
51. Enfin, s’agissant de la peine infligée au requérant, s’il est tout à fait légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel et qu’une réponse pénale à des faits de diffamation n’est pas per se disproportionnée et donc incompatible avec l’article 10 de la Convention (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 59), la Cour estime que la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (voir, mutatis mutandis, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236). À cet égard, elle relève que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la « proportionnalité » de l’ingérence (Cumpănă et Mazăre, précité, § 111 et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 58, CEDH 2011).
52. Dans la droite ligne de sa jurisprudence, la Cour considère qu’une peine d’amende de 100 EUR par jour pendant douze mois, assortie d’une peine de substitution de privation de liberté (paragraphe 18 ci-dessus), pour délit continu d’injures graves assorties de publicité, n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles qui ne concurrent pas en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Otegi Mondragon, précité, § 59).
53. Rien dans les circonstances de la présente espèce, dans laquelle les propos litigieux ont été tenus dans le contexte d’un débat sur une question présentant un intérêt public, n’était de nature à justifier l’imposition d’une telle peine. Par sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif. Il faut également prendre en compte les retombées durables que toute inscription au casier judiciaire pourrait avoir sur la façon de travailler des professionnels des médias, notamment des journalistes (voir, mutatis mutandis, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 33, 26 juin 2007, Otegi Mondragon, précité, § 60).
54. Eu égard à ce qui précède, à supposer même que les raisons invoquées par les juridictions internes puissent passer pour pertinentes, elles ne suffisent pas à démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». Nonobstant la marge d’appréciation des autorités nationales, la Cour considère que la condamnation du requérant en combinaison avec, en particulier, la sanction grave qui lui a été infligée, était disproportionnée au but visé.
55. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
KOUTSOLIONTOS ET PANTAZIS c. GRÈCE Arrêt du 22 septembre 2015 requêtes 54608/09 et 54590/09
Violation de l'article 10 : le ton acerbe de l'article incriminé contre F.F ancien maire de la ville restait dans les limites du droit d'expression. Aucun fait imaginaire ne lui était reproché, les attaques n'étaient qu'un jugement de valeur sur l'action de l'ancien maire quant à la rénovation des bâtiments de la ville.
Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
i. Principes généraux
38. La Cour rappelle que son rôle consiste à statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. Pour ce faire, elle considère l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II).
39. La Cour souligne d’emblée le rôle éminent de la presse dans une société démocratique, un rôle de « chien de garde » (voir Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). En raison de cette fonction de la presse, la liberté journalistique implique aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002‑II).
40. S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’un individu, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, 23 avril 2015).
41. De surcroît, dans le contexte d’une procédure de diffamation ou injure, la Cour doit mettre en balance un certain nombre de facteurs supplémentaires lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de la mesure incriminée. En premier lieu, s’agissant de l’objet des propos incriminés, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103). Ce principe ne s’applique pas uniquement dans le cas de l’homme politique mais s’étend à toute personne pouvant être qualifiée de personnage public, à savoir celle qui, par ses actes (voir, en ce sens, Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002 ; News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 54, CEDH 2000‑I) ou sa position même (Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006), entre dans la sphère de l’arène publique (voir, aussi, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 110, CEDH 2012).
ii. Application de ces principes à la présente espèce
42. Les parties ont concentré leur argumentation sur la nécessité de l’ingérence en cause. La Cour se penchera alors sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants, en prenant notamment en compte la nature des termes litigieux et le statut de l’objet de ceux-ci.
43. La Cour reconnaît d’emblée que l’article litigieux se caractérisait par un style polémique, sarcastique, incisif et provocateur (voir, mutatis mutandis, Ukrainian Media Group c. Ukraine, no 72713/01, §§ 11, 14 et 67, 29 mars 2005). Il est vrai que certaines des expressions utilisées par son rédacteur avaient un caractère personnel et pourraient, à première vue, viser à tourner en dérision la personne de F.F. Or, ce fait ne justifie pas à lui seul une restriction à la liberté d’expression. En effet, le rôle des juridictions internes dans une procédure de diffamation ne consiste pas à indiquer à l’intéressé le style à employer lorsque celui-ci exerce son droit de critique, même de manière acerbe. Les tribunaux internes sont plutôt appelés à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération (voir I Avgi Publishing and Press Agency S.A. & Karis c. Grèce, no 15909/06, § 33, 5 juin 2008). En l’occurrence, lors de l’examen du contenu de l’article en cause, les juridictions internes n’ont pas suffisamment pris en compte les critères établis par la jurisprudence de la Cour sur la mise en balance de la protection de la réputation de F.F. et la liberté d’expression des requérants.
44. En particulier, les juridictions compétentes n’ont pas distingué entre « faits » et « jugements de valeur » ; elles se sont bornées à rechercher si les termes employés dans l’article en cause étaient susceptibles de porter atteinte à la personnalité et à la réputation du plaignant. De plus, pour évaluer l’intention des requérants, elles n’ont pas transposé les propos incriminés dans le contexte général de l’affaire. Il en est ainsi de la phrase « ce qui a naturellement conduit à sa banqueroute » : sortie de son contexte, elle aurait pu signifier que l’entreprise concernée avait fait faillite au cours du mandat de F.F. Toutefois, les juridictions compétentes n’ont pas suffisamment pris en compte la suite de la phrase qui se lisait « à l’instar d’ailleurs de toutes les entreprises municipales ». Constatant que le restant des entreprises municipales avaient en effet fait état de pertes lors de la dernière année du mandat de F.F. (voir paragraphe 12 ci-dessus) et que l’article en cause concernait en général la gestion par F.F. de biens appartenant à la ville d’Ioannina, la Cour est d’avis que les juridictions internes auraient dû placer la phrase litigieuse dans son contexte ; dans ce cas, celle-ci doit plutôt être comprise comme une critique politique de la gestion des affaires municipales par F.F.
45. En second lieu, les juridictions internes ont méconnu le fait que les personnes impliquées dans l’affaire agissaient dans un contexte public et que l’article incriminé contribuait à un débat d’intérêt général. En particulier, le texte litigieux trouvait son origine dans un différend opposant le second requérant et F.F. Le second requérant était le directeur du Service des monuments historiques modernes de la ville d’Ioannina. Dans le passé, il avait aussi servi comme conseiller municipal et adjoint au maire de cette ville. Quant à F.F., il était ancien maire et conseiller municipal à l’époque des faits. L’objet de l’article portait sur la manière de rentabiliser au mieux un immeuble, appartenant à la ville d’Ioannina et, en général, l’action politique de F.F. à l’occasion de travaux de restauration de certains monuments de la ville. L’article litigieux s’inscrivait donc essentiellement dans le contexte d’un débat d’intérêt public, touchant à une question d’intérêt général (voir Von Hannover (no 2), précité, § 109). De surcroît, il ne visait la personne précitée qu’exclusivement en sa qualité d’élu local. Partant, en sa qualité d’homme politique, F.F. devait s’attendre à ce que ses actes fussent soumis de la part de la presse locale à un examen scrupuleux pouvant aller jusqu’à des critiques sévères. La Cour rappelle en ce sens que l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel : ce sont là les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 34, CEDH 2000‑X). Par conséquent, en l’occurrence, les expressions utilisées par le second requérant ne sauraient être jugées comme étant des offenses gratuites, dès lors qu’elles étaient en rapport avec la situation commentée par l’intéressé.
46. Dans ces conditions, la Cour estime que, tout en contenant certes une dose de provocation, l’article incriminé, envisagé dans son contexte, ne saurait s’analyser en une attaque personnelle gratuite à l’encontre de F.F. et que les expressions utilisées présentaient un lien suffisamment étroit avec la gestion par la municipalité de certaines affaires de la ville d’Ioannina.
d) Conclusion
47. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier la condamnation des requérants au civil à verser des dommages et intérêts à F.F. pour injure et diffamation, et que celle-ci ne répondait pas à un « besoin social impérieux ».
48. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Dzhugashvili c. Russie du 15 janvier 2015 requête no 41123/10
Non violation de l'article 8 et protection de l'article 10 : Les tribunaux russes étaient fondés à rejeter une action en diffamation formée par le petit-fils de Staline contre le journal Novaya Gazeta qui avait accusé Staline d'être le commanditaire du massacre de Katyn.
Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)
La Cour réaffirme le principe selon lequel les publications attaquant la réputation d’un membre défunt de la famille d’une personne peuvent, dans certaines circonstances, nuire à la vie privée et à l’identité de cette personne et donc relever de l’article 8 (Putistin c. Ukraine, no 16882/03).
Cependant, comme dans l’affaire précitée, la Cour opère une distinction entre la diffamation d’un particulier, dont la réputation, en ce qu’elle est liée à celle de sa famille, demeure dans le champ d’application de l’article 8, et la critique légitime de personnalités publiques exposées au contrôle du public. En l’espèce, la publication par la Novaya Gazeta du premier article contribuait à un débat historique d’importance publique, concernant Staline et le rôle qu’il aurait joué dans le massacre de Katyń. Le second article exposait l’interprétation par son auteur des conclusions du juge interne et peut donc passer pour une continuation du même débat. De plus, la tragédie de Katyń et les rôles qui auraient été ceux des personnalités historiques ainsi que leur responsabilité restent inévitablement exposés au contrôle du public et à la critique.
Conformément aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour, les juridictions nationales ont considéré que les articles contribuaient à un débat de fait sur des événements d’un intérêt et d’une importance exceptionnels pour le public ; elles ont conclu que le rôle historique de l’aïeul du requérant appelait une plus grande tolérance au contrôle du public et à la critique pour ce qui est de sa personnalité et ses actions, et ont tenu compte des fortes passions soulevées par les opinions exposées dans les articles en question, estimant que ces opinions relevaient des limites de la critique acceptable.
La Cour conclut que les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et la liberté d’expression des journalistes. Elle rejette donc la requête pour défaut manifeste de fondement et la déclare irrecevable.
SCHRÖDER dit AUDI grâce à ses 4 mariages soit 4 anneaux
Axel Springer AG c. Allemagne (n°2) du 10 juillet 2014 requête n 48311/10
Violation de l'article 10 : La condamnation pour un article du journal Bild concernant le salaire de un million d'euros de Schröder dans ses fonctions pour vendre du gaz russe à l'Allemagne n'est pas nécessaire dans une société démocratique.
Dans son édition du 12 décembre 2005, le quotidien BILD publia sur la première page un article intitulé : « Que gagne-t-il vraiment au projet du gazoduc ? – Schröder doit révéler son salaire russe ». Sur la page deux du quotidien, sous le titre « Salaire russe – Schröder gagnera-t-il plus d’un million par an ? », l’article se lisait ainsi :
« L’ex-chancelier et le gaz russe : l’indignation suscite des remous dans tous les partis politiques. Car Schröder devient le chef du conseil de surveillance d’une entreprise qui veut construire pour quatre milliards d’euros un gazoduc à travers de la mer baltique depuis la Russie vers l’Allemagne. Lorsqu’il était chancelier, il avait poussé ce projet malgré maintes résistances.
LA CONDAMNATION DU JOURNAL EST ELLE NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE
a) Principes généraux
53. A cet égard, la Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, §§ 101-105, CEDH 2007‑V; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004 ; Ungváry et Irodalom Kft c. Hongrie, no 64520/10, §§ 37-48, 3 décembre 2013).
54. La Cour rappelle en particulier que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103).
55. Dans un cas comme la présente affaire, la Cour tient aussi à souligner le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999‑III, et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 71).
56. Il convient de rappeler, enfin, que dans des affaires comme la présente, qui nécessitent une mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée, l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Axel Springer AG, précité, § 87; Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012).
57. Dans ses arrêts précités Axel Springer AG (§§ 89-95) et Von Hannover (no 2), (§ 108-113) la Cour a résumé les critères pertinents pour la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée dont notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, la forme et les répercussions de la publication et la gravité de la sanction imposée (voir également Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 41, 19 juin 2012; et Verlagsgruppe News GmbH et Bobi c. Autriche, no 59631/09, § 72, 4 décembre 2012; Küchl c. Autriche, no 51151/06, § 67, 4 décembre 2012 ;Ungváry et Irodalom Kft, précité, § 45).
b) Application en l’espèce
i. La contribution à un débat d’intérêt général
58. La Cour note que le passage litigieux fait partie d’un article paru dans un quotidien à large diffusion portant sur la nomination de M. Schröder au poste de président du conseil d’administration d’un consortium germano-russe très peu de temps après la cessation de ses fonctions de chancelier fédéral. Le reportage soulevait notamment la question de savoir si et dans quelle mesure M. Schröder avait profité des décisions politiques qu’il avait prises en tant que chef du gouvernement pour préparer ce changement. Le sujet du reportage présentait à l’évidence un grand intérêt général. Cela est d’autant plus vrai en ce qui concerne le passage interdit qui posait la question de savoir si M. Schröder avait voulu se défaire de sa fonction de chancelier fédéral en raison du poste qu’on lui avait proposé dans le consortium.
ii. Notoriété de la personne visée
59. En ce qui concerne la notoriété de M. Schröder, force est de constater qu’il était à l’époque des événements dont rendait compte l’article le chef du gouvernement allemand et, partant, une personnalité politique d’une notoriété très élevée.
iii. L’objet du reportage et la nature de l’information
60. Quant à l’objet du reportage, la Cour note que l’article ne se rapportait pas à des détails de la vie privée de M. Schröder dans le but de satisfaire la curiosité d’un certain public (cf. Axel Springer, précité, § 91), mais portait sur son comportement pendant l’exercice de son mandat de chancelier fédéral et son engagement contesté dans un consortium germano‑russe peu après la cessation de ses fonctions de chancelier. Dès lors, la liberté d’expression appelle une interprétation ample dans la présente affaire.
61. La Cour observe que les juridictions allemandes ont interdit le passage en question au motif qu’il ne répondait pas aux critères établis pour des reportages portant sur des soupçons qui s’appliquaient à l’affaire devant elles. A cet égard, elles ont relevé que, même si M. Schröder n’était pas soupçonné d’avoir commis une infraction pénale, la requérante avait néanmoins exprimé un soupçon grave et injurieux à l’égard de celui-ci. Tout en reconnaissant que le reportage portait sur un sujet d’intérêt public elles ont notamment reproché à la requérante d’avoir manqué d’objectivité et de pondération et de ne pas avoir obtenu l’avis de M. Schröder ou d’un proche avant la publication.
62. La Cour note que les juridictions allemandes ont laissé ouverte la question de savoir si le passage litigieux s’apparentait à une déclaration factuelle ou un jugement de valeur, considérant que la requérante avait formulé un soupçon dont la licéité devait être appréciée à l’aune des critères concernant des reportages portant sur des soupçons. Le Gouvernement est d’avis que les juridictions allemandes ont à bon escient estimé que les propos de M. Thiele exprimaient une présomption de fait et qu’il s’agissait en réalité d’une question rhétorique à laquelle la requérante n’aurait pas cherché à avoir une réponse.
63. La Cour note d’abord que la requérante a reproduit dans l’article des propos que M. Thiele a incontestablement tenus. En ce qui concerne le contenu des questions mêmes, elle rappelle qu’il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de faits et jugements de valeur, notamment lorsqu’il s’agit, comme dans la présente affaire, d’allégations sur les motivations de la conduite d’un tiers (cf., mutatis mutandis, Fleury c. France, no 29784/06, § 49, 11 mai 2010). A la différence de l’affaire Pedersen et Baadsgaard, dans laquelle la Cour avait conclu que l’accusation formulée par les requérants constituait une déclaration factuelle dont la véracité était susceptible d’être prouvée (§ 76), les questions posées par M. Thiele quant aux motifs de M. Schröder de tenir des nouvelles élections étaient de par leur nature difficiles à prouver. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà considéré que les conclusions portant sur les motifs ou les intentions éventuelles d’autrui constituaient plutôt un jugement de valeur qu’une imputation factuelle qui se prêtarait à démonstration (a/s Diena et Ozoliņš c. Lettonie, no 16657/03, § 81, 12 juillet 2007 ; Ungváry et Irodalom Kft, précité, § 52).
64. De toute manière, si, d’après la jurisprudence de la Cour, une déclaration équivalant à un jugement de valeur doit se fonder sur une base factuelle suffisante (Pedersen et Baadsgaard, précité, § 76), la Cour note que la cour d’appel, à l’opposé du tribunal régional, a estimé qu’il y avait suffisamment de faits qui justifiaient de rendre compte des soupçons à l’égard de M. Schröder. Ce que la cour d’appel a reproché à la requérante, c’était, d’une part, que celle-ci n’avait pas mentionné des éléments affaiblissant les soupçons, mais exclusivement des circonstances corroborant ceux-ci, et, d’autre part, que la requérante n’avait pas fait de recherches pour éclairer davantage les faits avant de publier les questions de M. Thiele et, en particulier, n’avait pas demandé l’avis de M. Schröder.
65. La Cour note d’abord que les questions frappées par l’interdiction s’inscrivaient dans un contexte politique d’intérêt général et, comme la cour d’appel l’a constaté, ne prétendaient pas que M. Schröder avait commis une infraction pénale. Par ailleurs, à aucun moment de la procédure il n’a été dit que le comportement de M. Schröder pouvait faire l’objet d’une enquête pénale. La Cour relève en outre, à l’instar de la cour d’appel, que les questions posées par M. Thiele pouvaient se fonder sur un certain nombre de faits et que l’annonce de M. Schröder a fait l’objet de nombreux articles dans la presse et d’un débat au sein du parlement. Puis, force est de constater que les questions de M. Thiele n’étaient pas les seules questions reproduites dans l’article de BILD, mais s’inscrivaient dans une série de citations de plusieurs personnages politiques provenant de différents partis politiques. La Cour rappelle à cet égard qu’il ne lui appartient pas, ni d’ailleurs aux juridictions internes, de se substituer à la presse dans le choix du mode de compte rendu à adopter dans un cas donné (Jersild, précité, § 31 ; Erla Hlynsdόttir c. Islande, no 43380/10, § 70, 10 juillet 2012) ou dans la décision de savoir quelles informations doivent figurer ou non dans un reportage donné.
66. La Cour peut aussi partager l’avis de la requérante que les événements à partir de la décision du chancelier de tenir des élections anticipées jusqu’à l’annonce de celui-ci d’accepter le poste dans le consortium étaient suffisamment connus pour être encore présents dans l’esprit des lecteurs lors de la parution de l’article. Par ailleurs, la requérante fait à raison remarquer que le chef d’un gouvernement a des multiples possibilités de faire connaître ses choix politiques et d’en informer le public. À cet égard, il n’est pas sans intérêt de noter qu’il ressort de l’article du magazine « Focus » du 12 décembre 2005 qu’un journaliste de ce magazine s’était adressé au gouvernement en août 2005 afin de savoir si des informations étaient justes d’après lesquelles Gazprom préparait un poste pour M. Schröder, et que le porte-parole du gouvernement avait notamment dit qu’une telle offre n’existait pas (voir le paragraphe 16 ci-dessus).
67. Au vu de ces circonstances, la Cour ne saurait souscrire à l’avis des juridictions internes que l’article aurait dû contenir aussi des éléments plaidant en faveur de l’ancien chancelier qui, puisqu’il occupait une des plus hautes fonctions politiques en République fédérale d’Allemagne, devait faire preuve d’une tolérance beaucoup plus élevée qu’un simple particulier (voir, mutatis mutandis, Lingens précité, § 43 ; Dichand et autres, précité, § 51 ; Feldek, précité, § 85).
68. La Cour note ensuite que si c’est la requérante qui a diffusé le passage litigieux dans son quotidien, l’auteur de ces questions était un homme politique et député du parlement allemand. Elle tient à réitérer qu’à la fonction de la presse de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général s’ajoute le droit, pour le public, de recevoir les informations et idées sur de telles questions (voir le paragraphe 53 ci‑dessus). Aux yeux de la Cour, cela est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de questions débattues dans l’arène politique, domaine dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance (Lingens, précité, § 41; Feldek, précité, § 83; Brasilier, précité, § 41).
69. Elle rappelle aussi que des reportages d’actualités axés sur des entretiens, mis en forme ou non, représentent l’un des moyens les plus importants sans lesquels la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de "chien de garde" public. Sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Jersild, précité, § 35, Pedersen et Baadsgaard, précité, § 77 ; Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, § 42, 17 octobre 2006 ; Roberts et Roberts c. Royaume-Uni (déc.), no 38681/08, 5 juillet 2011). De la même manière, pour les acteurs politiques, la presse peut constituer un moyen important pour faire connaître leurs idées.
70. La Cour rappelle qu’il n’est pas contesté que M. Thiele a prononcé les propos reproduits dans l’article en question. Elle estime ensuite que l’on ne saurait imposer à un journal de vérifier systématiquement le bien-fondé de tout propos d’un politicien à l’égard d’un autre qu’il entend reproduire et qui a été tenu dans le contexte d’un débat politique public. Dans ce contexte, il y a lieu aussi de noter qu’il y aurait été loisible à M. Schröder d’engager des démarches judiciaires contre l’auteur des propos litigieux, M. Thiele. Dès lors, eu égard à la manière dont BILD a obtenu les propos de M. Thiele et compte tenu de l’actualité de l’information concernant l’ancien chancelier, diffusée trois jours avant la parution de l’article, et aussi du caractère éphémère général des informations (cf. Europapress Holding d.o.o. c. Croatie, no 25333/06, § 69, 22 octobre 2009), rien n’indique aux yeux de la Cour que la requérante ne pouvait pas publier les propos sans procéder à d’autres vérifications au préalable. La Cour relève par ailleurs que, si la cour d’appel a estimé que l’emploi de l’expression « soupçon monstrueux » dans le passage litigieux confirmait la gravité du reproche fait à M. Schröder et, en conséquence, aussi le côté tendancieux et partial de l’article, elle ne semble pas avoir pris en considération que l’utilisation de cette expression pouvait aussi signifier que la requérante entendait montrer qu’elle se distanciait des questions posées par M. Thiele (cf., mutatis mutandis, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 64, CEDH 2001‑III ; Erla Hlynsdόttir, précité, § 67).
71. Dans la mesure où le Gouvernement pointe le risque que les médias pourraient diffuser des propos diffamatoires sans respecter aucune obligation de diligence journalistique pour peu qu’ils utilisent une citation d’une tierce personne, la Cour estime nécessaire de rappeler qu’il s’agissait en l’espèce des propos faits par un homme politique et député parlementaire dans le cadre d’un débat politique d’intérêt public incontestable.
72. En ce qui concerne la question de savoir si la requérante a cherché à obtenir l’avis de M. Schröder ou d’un proche de celui-ci au sujet de la question de M. Thiele, la Cour note que, d’après les juridictions civiles, la requérante n’avait fait aucune recherche dans ce sens. La requérante affirme pour sa part qu’un de ses journalistes avait essayé de contacter à trois reprises le porte-parole adjoint S. à la suite de la publication de l’information que M. Schröder avait accepté le nouveau poste, et qu’elle a fait valoir cette circonstance devant les juridictions civiles. Le Gouvernement se contente de remarquer, sans donner plus de précisions, que les demandes de renseignement de la requérante auprès du porte-parole adjoint ne portaient que sur le consortium NGEP en général et n’avaient pas trait au soupçon spécifique soulevé par M. Thiele.
73. La Cour note que le Gouvernement n’a pas donné d’explications sur la raison pour laquelle les juridictions civiles n’ont pas tenu compte ni fait mention des tentatives de la requérante de contacter le porte-parole adjoint du gouvernement. À la lecture des observations des parties, la Cour n’a pas de motifs de croire que la requérante n’a pas fait les démarches indiquées. Elle estime qu’indépendamment de la question de savoir si la requérante a essayé de confronter le porte-parole adjoint aussi avec les questions posées par M. Thiele ou non, on ne saurait soutenir que la requérante n’a fait aucune démarche auprès de l’ancien chancelier et que celui-ci n’a pas eu d’occasion de réagir à de telles questions.
iv. La forme et les répercussions de la publication
74. En ce qui concerne la forme de la publication, la Cour note que le passage litigieux fait partie d’un article sur la décision du chancelier Schröder d’accepter le poste proposé par NGEP qui contient un certain nombre de commentaires de plusieurs personnages politiques à ce sujet, dont celui de M. Thiele, auteur du passage litigieux. Elle relève que l’article ne comporte pas d’expressions à l’égard de l’ancien chancelier qui de par sa nature pourraient poser un problème au regard de la jurisprudence de la Cour (cf. Axel Springer AG, précité, § 108; Tănăsoaica, précité, §§ 52-53). Ni la forme de l’article, ni les expressions utilisées ni la publication de la photo l’accompagnant (voir paragraphe 14 ci-dessus) n’ont par ailleurs fait l’objet de contestations.
75. Quant aux répercussions de la publication, la Cour a déjà estimé que l’ampleur de la diffusion d’un reportage peut, elle aussi, revêtir une importance, selon qu’il s’agit d’un journal à tirage national ou local, important ou faible (Axel Springer AG, précité, § 94 ; Von Hannover (no 2), précité, § 112). En l’espèce la Cour relève que le quotidien BILD a une diffusion nationale dont le tirage figure parmi les plus grands en Europe.
v. La gravité de la sanction imposée à la requérante
76. En ce qui concerne enfin la gravité de la sanction imposée, la Cour note que la requérante n’a fait l’objet que d’une interdiction de droit civil de toute nouvelle publication d’un passage de l’article paru le 12 décembre 2005. Elle estime néanmoins que cette interdiction a pu avoir un effet dissuasif sur la requérante quant à l’exercice de la liberté d’expression (Brasilier, précité, § 43 ; Tănăsoaica, précité, § 56 ; a/s Diena et Ozoliņš, précité, § 87).
vi. Conclusion
77. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut qu’en publiant le passage incriminé, la requérante n’a pas franchi les limites de la liberté journalistique. Pour leur part, les juridictions allemandes et le Gouvernement n’ont pas réussi à établir de manière convaincante qu’il existait un besoin social impérieux de placer la protection de la réputation de l’ancien chancelier fédéral Schröder au-dessus du droit de la requérante à la liberté d’expression et de l’intérêt général qu’il y a à faire primer pareille liberté lorsque des questions d’importance publique sont en jeu. Dès lors, l’ingérence en cause n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
78. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
LA PRINCESSE CAROLINE DE MONACO
Axel Springer AG c. Allemagne requête no 39954/08
et Von Hannover c. Allemagne (no 2)
requêtes nos 40660/08 et 60641/08 du 7 février 2012
La couverture médiatique de la vie privée de princes est acceptable si elle correspond à l’intérêt général et s’il y a un équilibre raisonnable avec le droit au respect de la vie privée
Principaux faits
La requérante, Axel Springer AG (« Springer »), est une société de droit allemand. Elle édite le Bild, un quotidien national à grand tirage.
En septembre 2004, le Bild publia à sa une un article concernant l’arrestation pour possession de cocaïne de X., un acteur de télévision connu, dans un chapiteau du festival de la bière de Munich. L’article en question était suivi d’un autre article plus détaillé publié en pages intérieures et était assorti de trois photographies de X. Il révélait que X., qui jouait depuis 1998 le rôle d’un commissaire de police dans une série télévisée populaire, s’était vu infliger auparavant, en juillet 2000, une peine d’emprisonnement avec sursis pour possession illégale de stupéfiants. En juillet 2005, le Bild publia un second article d’où il ressortait que X. avait été reconnu coupable de possession illégale de stupéfiants et condamné à une amende après s’être livré à des aveux complets.
Aussitôt après la parution du premier article, X. assigna Springer en référé devant le tribunal régional de Hambourg, qui fit droit à sa demande et interdit toute nouvelle publication de l’article et des photographies l’accompagnant. L’interdiction de publier l’article fut confirmée par la cour d’appel de Hambourg en juin 2005, et l’arrêt concernant les photographies ne fut pas contesté par Springer.
En novembre 2005, le tribunal régional de Hambourg interdit toute nouvelle publication de la quasi-totalité de l’article sous peine d’astreinte et infligea une pénalité conventionnelle à Springer. Il jugea en particulier que le droit de X. à la protection de sa personnalité l’emportait sur l’intérêt du public à être informé, même si la véracité des faits relatés par le quotidien n’était pas contestée. Relevant que l’infraction commise par X. n’était pas d’une gravité particulière, il considéra que sa révélation ne revêtait pas une importance particulière pour le public. Cette décision fut confirmée par la cour d’appel de Hambourg, puis, en décembre 2006, par la Cour fédérale de justice.
A l’issue d’une autre procédure concernant la publication du second article relatif à la condamnation de X., le tribunal régional de Hambourg donna gain de cause à ce dernier essentiellement pour les mêmes motifs que ceux exposés dans le jugement concernant le premier article. Cette décision fut confirmée par la cour d’appel de Hambourg puis, en juin 2007, par la Cour fédérale de justice.
En mars 2008, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’examiner les recours constitutionnels introduits par Springer contre les décisions judiciaires en question.
Von Hannover (no 2)
Les requérants sont la princesse Caroline von Hannover – fille de feu le prince Rainier III de Monaco – et son mari, le prince Ernst August von Hannover.
Depuis le début des années 90, la princesse Caroline s’efforce de faire interdire la publication dans la presse de photographies sur sa vie privée. Deux séries de photographies, publiées respectivement en 1993 et 1997 dans des magazines allemands, avaient donné lieu à trois procès devant les juridictions allemandes et débouché sur des arrêts de principe respectivement rendus par la Cour fédérale de justice en 1995 et par la Cour constitutionnelle fédérale en 1999, déboutant l’intéressée de ses demandes. Ces procédures firent l’objet d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme le 24 juin 2004 (Caroline von Hannover c. Allemagne (no 59320/00), constatant que les décisions judiciaires litigieuses avaient porté atteinte au droit de la princesse Caroline au respect de sa vie privée tel que garanti par l’article 8 de la Convention.
Se prévalant de cet arrêt de la Cour, la princesse Caroline et le prince Ernst August engagèrent ultérieurement plusieurs procédures devant les juridictions civiles en vue de faire interdire la publication d’autres photographies qui avaient été prises à leur insu pendant leurs vacances au ski et publiées dans les magazines allemands Frau im Spiegel et Frau Aktuell entre 2002 et 2004.
Par un arrêt du 6 mars 2007 (VI ZR 51/06), la Cour fédérale de justice accueillit la requête présentée par la Princesse Caroline en vue de faire interdire la publication de deux de ces photographies – au motif qu’elles ne contribuaient à aucun débat d’intérêt général – mais la débouta concernant une troisième photographie publiée dans Frau im Spiegel en février 2002. La photographie en question représentait le couple se promenant pendant leurs vacances à la station de ski de Saint-Moritz et s’accompagnait d’un article faisant état, entre autres, de la dégradation de l’état de santé du prince Rainier de Monaco. La Cour fédérale de justice jugea que la maladie du prince régnant constituait un événement d’intérêt général et que la presse était par conséquent en droit de rapporter la manière dont ses enfants conciliaient leur devoir de solidarité familiale avec les exigences légitimes de leur vie privée, notamment le souhait de prendre des congés. Par un arrêt du 26 février 2008, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta le recours constitutionnel introduit par la princesse Caroline, en écartant notamment la thèse de la méconnaissance ou de la mauvaise prise en compte de la jurisprudence de la Cour européenne par les tribunaux allemands. Le 16 juin 2008, la Cour constitutionnelle fédérale, sans motiver ses décisions, refusa d’admettre les autres recours constitutionnels formés par les requérants concernant la même photo et une photo similaire publiée dans Frau Aktuell.
Springer se plaignait, sur le terrain de l’article 10, de l’interdiction de publier à nouveau les articles litigieux. La princesse Caroline et le prince Ernst August von Hannover dénonçaient, sous l’angle de l’article 8, le refus des juridictions allemandes d’interdire toute nouvelle publication des photographies litigieuses. Ils alléguaient en particulier que les tribunaux internes n’avaient pas suffisamment tenu compte de l’arrêt rendu par la Cour européenne en 2004 en l’affaire Caroline von Hannover c. Allemagne.
La requête en l’affaire Axel Springer AG a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 18 août 2008. L’affaire Von Hannover c. Allemagne (no 2) a pour origine deux requêtes introduites respectivement les 22 août et 15 décembre 2008 et jointes le 24 novembre 2009.
Le 30 mars 2010, la chambre à laquelle les trois affaires avaient été attribuées s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre après avoir joint les trois requêtes. Une audience de Grande Chambre dans ces deux affaires a eu lieu le 13 octobre 2010.
Les organisations suivantes ont été autorisées à présenter des observations écrites :
Dans les deux affaires :
Media Lawyers Association, Media Legal Defence Initiative, International Press Institute, World Association of Newspapers and News Publishers.
Dans l’affaire Von Hannover (no 2) :
Association des éditeurs de presse allemands (Verband Deutscher Zeitungsverleger) Maison d’édition Ehrlich & Sohn GmbH & Co. KG.
Axel Springer AG
Il ne prête pas à controverse entre les parties que les décisions judiciaires allemandes rendues en l’espèce ont constitué une ingérence dans le droit de Springer à la liberté
d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention. Il n’est pas contesté non plus que l’ingérence était prévue par la loi allemande et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui.
Pour ce qui est de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique, la Cour note que les articles litigieux portent sur l’arrestation et la condamnation d’un acteur, c’est-à-dire sur des faits judiciaires publics dont le public a un intérêt à être informé. Il revient en principe au juge interne d’apprécier le degré de notoriété d’une personne, surtout lorsque celle-ci, comme l’acteur en question, est principalement connue au niveau national. La cour d’appel a conclu que le rôle de commissaire de police joué par l’acteur pendant longtemps l’avait rendu célèbre et très populaire. La Cour estime donc qu’il était suffisamment connu pour être qualifié de personnage public, un élément qui renforce l’intérêt du public à être informé de son arrestation et de la procédure pénale le concernant.
Si elle souscrit pour l’essentiel à l’analyse du juge allemand selon laquelle l’intérêt de Springer à la publication des articles litigieux tenait uniquement au fait que l’acteur était l’auteur d’une infraction qui, si elle avait été commise par un inconnu, n’aurait probablement jamais fait l’objet d’un reportage, la Cour rappelle que l’arrestation de l’acteur a eu lieu en public, au cours de la fête de la bière à Munich. De plus, l’espérance pour l’acteur de voir sa vie privée effectivement protégée était réduite par le fait qu’il avait auparavant révélé des détails sur sa vie privée dans un certain nombre d’interviews.
Selon la déclaration de l’un des journalistes concernés, dont la véracité n’a pas été contestée par le gouvernement allemand, les informations publiées dans Bild en septembre 2004 concernant l’arrestation de l’acteur avaient été obtenues de la police et du parquet de Munich. Elles avaient donc une base factuelle suffisante, et les parties n’en contestent pas la véracité.
Rien n’indique que Springer n’ait pas mis en balance son intérêt à publier l’information et le droit de l’acteur au respect de sa vie privée. Ayant obtenu la confirmation des informations par les autorités de poursuite, Springer n’avait pas de raisons suffisamment fortes de croire qu’elle devait préserver l’anonymat de l’acteur. Il n’a donc pas été démontré qu’elle a agi de mauvaise foi. À cet égard, la Cour note également que toutes les informations révélées par Springer le jour de la publication du premier article ont été confirmés par le procureur à d’autres magazines et chaînes de télévision.
La Cour observe en outre que les articles n’ont pas révélé de détails de la vie privée de l’acteur, mais ont principalement porté sur les circonstances de son arrestation et l’issue de son procès. Ils ne comportaient aucune expression injurieuse ni aucune allégation dépourvue de base factuelle et le Gouvernement n’a pas démontré que la publication des articles a eu de réelles répercussions sur l’acteur. Bien que légères, les sanctions imposées à Springer ont pu exercer un effet dissuasif sur elle. La Cour conclut que les restrictions imposées à Springer n’étaient pas raisonnablement proportionnées au but légitime de la protection de la vie privée de l’acteur. Il y a donc eu violation de l’article 10.
Von Hannover (no 2)
La Cour n’est pas appelée à examiner si l’Allemagne a satisfait à ses obligations en ce qui concerne l’exécution de l’arrêt Caroline von Hannover rendu par elle en 2004, cette tâche incombant au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe2. La présente affaire ne porte que sur de nouvelles procédures engagées par les requérants.
La Cour relève les modifications apportées, suite à l’arrêt Von Hannover de 2004, par la Cour fédérale de justice à sa jurisprudence antérieure. Cette juridiction a notamment souligné qu’il faut attacher de l’importance à la question de savoir si le compte rendu médiatique litigieux contribue à un débat factuel et si son contenu va au-delà d’une simple volonté de satisfaire la curiosité du public. A cet égard, elle a indiqué que plus la valeur de l’information pour le public est grande, plus l’intérêt d’une personne à être protégée contre sa diffusion doit céder le pas et vice versa, et que l’intérêt des lecteurs à être divertis a en règle générale un poids inférieur à celui de la protection de la sphère privée. La Cour constitutionnelle fédérale a confirmé ce raisonnement.
Le fait que la Cour fédérale de justice allemande a apprécié la valeur informative de la photo litigieuse – la seule qu’elle n’avait pas interdite en référé – à la lumière de l’article l’accompagnant ne prête pas le flanc à la critique au regard de la Convention. La Cour peut accepter que cette photo, considérée à la lumière des articles l’accompagnant, a apporté, au moins dans une certaine mesure, une contribution à un débat d’intérêt général. La qualification donnée à la maladie du prince Rainier d’événement de l’histoire contemporaine par les juridictions allemandes ne peut passer pour déraisonnable. Il n’est pas sans intérêt de relever que le juge allemand a interdit la publication de deux autres photos montrant les requérants dans des circonstances comparables, précisément au motif que leur publication ne servait qu’à des fins de divertissement.
Par ailleurs, indépendamment de la question de savoir dans quelle mesure la princesse Caroline assume des fonctions officielles pour le compte de la principauté de Monaco, on ne saurait prétendre que les requérants, compte tenu de leur degré de notoriété incontestable, sont des personnes privées ordinaires. Ils doivent être considérés comme des personnes publiques.
Les juridictions allemandes ont conclu que les requérants n’avaient apporté aucune preuve que, comme ils l’alléguaient, les photos avaient été prises dans un climat de harcèlement général ou clandestinement. Dans les circonstances de l’espèce, la question de savoir comment les photos avaient été prises ne commandait pas un examen plus approfondi par le juge, faute d’indications pertinentes de la part des requérants.
En conclusion, les juridictions nationales ont procédé à une mise en balance circonstanciée du droit des sociétés d’édition à la liberté d’expression avec le droit des requérants au respect de leur vie privée. Ce faisant, elles ont expressément tenu compte de la jurisprudence de la Cour, notamment de l’arrêt rendu par elle en 2004 en l’affaire Von Hannover c. Allemagne. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8.
LE PRINCE DE MONACO
GRANDE CHAMBRE COUDERC ET HACHETTE FILIPACCHI ASSOCIÉS c. FRANCE du 10 octobre 2015 requête n° 40454/07
Violation de l'article 10 : La condamnation pénale contre la presse pour la diffusion des images et de l'information du fils caché du prince n'est pas proportionnée au droit de savoir du public par rapport au respecte de la vie privée.
79. La Cour constate qu’il ne fait pas controverse entre les parties que la condamnation litigieuse a constitué une ingérence dans l’exercice par les requérantes du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que cette ingérence était prévue par la loi en ce qu’elle était fondée sur les articles 9 et 1382 du code civil, ni qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention – en l’espèce, le droit du Prince à la vie privée et à l’image. La Cour souscrit à cette appréciation.
80. Les requérantes émettent toutefois une réserve quant à la légalité et à la légitimité de l’ingérence en cause, estimant trop extensive l’interprétation de la notion de vie privée faite en l’espèce par les juridictions nationales et se plaignant d’une absence de mise en balance circonstanciée des différents intérêts en présence (voir les paragraphes 48 à 50 ci-dessus). Cela étant, la Cour estime que ces arguments relèvent de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence et ne sont de nature à en remettre en cause ni la légalité ni le but légitime.
81. En l’occurrence, le différend porte donc sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
1. Les principes généraux qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour
82. Maintes fois saisie de litiges appelant un examen du juste équilibre à ménager entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour a développé une jurisprudence abondante en la matière. Eu égard aux circonstances de la présente affaire, elle estime utile de rappeler les principes généraux relatifs à chacun des droits en cause puis d’exposer les critères de mise en balance de ces droits.
a) Les principes généraux concernant le droit au respect de la vie privée
83. La Cour rappelle que la notion de vie privée est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, sa photographie, son intégrité physique et morale. Elle comprend également le droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003‑IX (extraits)). La garantie offerte à cet égard par l’article 8 de la Convention est principalement destinée à assurer le développement, sans ingérences extérieures, de la personnalité de chaque individu dans ses relations avec ses semblables. Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la vie privée.
84. Par ailleurs, si une personne privée inconnue du public peut prétendre à une protection particulière de son droit à la vie privée, il n’en va pas de même des personnes publiques (Minelli c. Suisse (déc.), no 14991/02, 14 juin 2005). Cela étant, dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (voir, entre autres, Von Hannover (no 2), précité, § 97).
85. La publication d’une photographie interfère dès lors avec la vie privée d’une personne même si cette personne est une personne publique (ibidem, § 95). La Cour a en effet jugé, à de nombreuses reprises, qu’un cliché pouvait contenir des « informations » très personnelles, voire intimes, sur un individu ou sa famille (ibidem, § 103). Aussi a-t-elle reconnu le droit de toute personne à son image, soulignant que l’image d’un individu est l’un des attributs principaux de sa personnalité, en raison du fait qu’elle exprime son originalité et lui permet de se différencier de ses pairs. Le droit de la personne à la protection de son image constitue ainsi l’une des conditions essentielles de son épanouissement personnel. Il présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image, ce qui comprend notamment la possibilité d’en refuser la diffusion (ibidem, § 96).
86. Pour déterminer si une publication porte atteinte au droit à la vie privée de l’intéressé, la Cour tient compte de la manière dont l’information ou la photographie a été obtenue. En particulier, elle accorde de l’importance au fait que le consentement des personnes concernées a été recueilli ou qu’une photographie suscite un sentiment plus ou moins fort d’intrusion (Von Hannover, précité, § 59, Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, §§ 55‑60, 17 octobre 2006, et Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 48, 14 juin 2007). Elle a ainsi eu l’occasion d’observer que les photographies paraissant dans la presse dite « à sensation », ou « presse du cœur », qui a habituellement pour objet de satisfaire la curiosité du public sur les détails de la vie strictement privée d’autrui (Société Prisma Presse c. France (déc.), nos 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003, et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 40, 23 juillet 2009), sont souvent réalisées dans un climat de harcèlement continu, pouvant entraîner pour la personne concernée un sentiment très fort d’intrusion dans sa vie privée, voire de persécution (Von Hannover, précité, § 59). Entre également en jeu dans l’appréciation de la Cour le but dans lequel une photographie a été utilisée et pourra être utilisée à l’avenir (Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 42, 15 janvier 2009, et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 52).
87. Ces facteurs ne sont toutefois pas limitatifs. D’autres critères peuvent être pris en compte selon les circonstances particulières de l’espèce. Ici, la Cour réitère l’importance d’avoir égard à la gravité de l’intrusion dans la vie privée et des répercussions de la publication pour la personne visée (Gourguénidzé, précité, § 41).
b) Les principes généraux concernant le droit à la liberté d’expression
88. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions, qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et, parmi d’autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV, et Von Hannover (no 2), précité, § 101).
89. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. Ainsi, la mission d’information comporte nécessairement des « devoirs et des responsabilités » ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément (Mater c. Turquie, no 54997/08, § 55, 16 juillet 2013). À la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt général s’ajoute le droit pour le public d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999‑III, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH 2004‑XI, et Von Hannover (no 2), précité, § 102). De plus, il n’appartient pas à la Cour, ni d’ailleurs aux juridictions internes, de se substituer à la presse dans le choix du mode de compte rendu à adopter dans un cas donné (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 146, CEDH 2007‑V). La liberté d’expression comprend par ailleurs la publication de photographies. Il s’agit néanmoins d’un domaine où la protection de la réputation et des droits d’autrui revêt une importance particulière, les photographies pouvant contenir des informations très personnelles, voire intimes, sur un individu ou sa famille (Von Hannover (no 2), précité, § 103). Enfin, même si la divulgation d’informations sur la vie privée des personnes publiques poursuit généralement un but de divertissement et non d’éducation, elle contribue à la variété de l’information disponible au public et bénéficie indubitablement de la protection de l’article 10 de la Convention. Cette protection peut toutefois céder devant les exigences de l’article 8 lorsque l’information en cause est de nature privée et intime et qu’il n’y a pas d’intérêt public à sa diffusion (Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 131, 10 mai 2011).
c) Les principes généraux concernant la marge d’appréciation et la mise en balance des droits
90. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports entre individus relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, et ce que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives (Von Hannover (no 2), précité § 104, avec les références citées). De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (ibidem). Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles‑ci émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées (ibidem, § 105, avec les références citées).
91. Dans les affaires qui nécessitent une mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon que l’affaire a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (ibidem, § 106). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas.
92. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30). La marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales pour déterminer s’il existe pareil « besoin » et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre n’est pas illimitée, elle va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier ressort si une restriction se concilie avec la liberté d’expression telle que la protège l’article 10. Si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle‑ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover (no 2), précité, § 107).
93. La Cour a déjà eu l’occasion d’énoncer les principes pertinents qui doivent guider son appréciation dans ce domaine. Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence (Von Hannover (no 2), précité, §§ 109-113, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 90-95, 7 février 2012). Les critères pertinents ainsi définis sont la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies. Dans le cadre d’une requête introduite sous l’angle de l’article 10, la Cour vérifie en outre le mode d’obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (ibidem). La Cour estime que les critères ainsi définis peuvent être transposés à la présente affaire.
2. Application de ces principes au cas d’espèce
94. La Cour observe que l’article litigieux consistait en une interview de Mme Coste, qui révélait que le Prince était le père de son fils. L’article donnait en outre des précisions quant aux circonstances dans lesquelles Mme Coste avait rencontré le Prince, à leur relation intime, à leurs sentiments mutuels et à la manière dont il avait réagi à sa grossesse et dont il se comportait avec l’enfant. Il était assorti de photographies du Prince avec l’enfant dans les bras ou accompagné de Mme Coste, dans un contexte aussi bien privé que public (paragraphes 14-16 ci-dessus).
95. À cet égard et au vu des arguments avancés par les parties (paragraphes 53 et 69 ci-dessus) quant aux conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions allemandes à propos de publications sensiblement similaires parues dans Bunte, la Cour estime utile de souligner, à titre liminaire, que son rôle en l’espèce consiste avant tout à vérifier que les instances nationales dont les requérantes contestent les décisions ont procédé à une juste pondération des droits en cause en statuant à l’aune des critères qu’elle a définis pour ce faire (critères rappelés au paragraphe 93 ci‑dessus). Ainsi, l’appréciation qu’elle fera des circonstances de la présente affaire ne saurait procéder d’un examen comparé des décisions adoptées respectivement par les juridictions françaises et les juridictions allemandes quant à l’information révélée.
a) Quant à la question de la contribution à un débat d’intérêt général
96. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression lorsqu’est en cause une question d’intérêt général (voir, entre autres, Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). La marge d’appréciation des États est en effet réduite en matière de débat touchant à l’intérêt général (Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 44, CEDH 2004‑IV). Dans les circonstances de la présente affaire, il est donc essentiel de déterminer si la teneur de l’interview révélant la paternité du Prince pouvait s’entendre comme constitutive d’une information de nature à « contribuer à un débat d’intérêt général ».
i. Quant à la notion de « contribution à un débat d’intérêt général »
97. Le Gouvernement argue qu’une interprétation trop extensive de cette notion serait de nature à annihiler toute protection de la vie privée des personnes publiques (paragraphes 65-66 ci‑dessus). À cet égard, la Cour souligne que la définition de ce qui est susceptible de relever de l’intérêt général dépend des circonstances de chaque affaire (Von Hannover (no 2), précité, § 109, et Axel Springer, précité, § 90).
98. Elle rappelle également qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer sur diverses situations dont elle a conclu que, tout en étant susceptibles d’être rattachées à la vie privée, elles pouvaient légitimement être portées à la connaissance du public. Elle a alors pris en compte un certain nombre de facteurs permettant de déterminer si une publication révélant des éléments de la vie privée concernait également une question d’intérêt général. Parmi ces facteurs figurent l’importance de la question pour le public ainsi que la nature de l’information révélée (Von Hannover (no 2), précité, § 109, ainsi que, dans le contexte du droit à la réputation, Axel Springer, précité, § 90, avec les références citées).
99. Elle a notamment admis par le passé que des éléments de la vie privée puissent être révélés en raison de l’intérêt que le public peut avoir à prendre connaissance de certains traits de la personnalité de la personne publique en cause (voir les affaires Ojala et Etukeno Oy c. Finlande, no 69939/10, §§ 54-55, 14 janvier 2014, et Ruusunen c. Finlande, no 73579/10, §§ 49-50, dans lesquelles la Cour a estimé que le moment et la manière dont un ancien premier ministre finlandais avait noué une relation amoureuse et la rapidité avec laquelle celle-ci s’était développée pouvaient se révéler d’intérêt public, dès lors qu’ils permettaient d’appréhender une éventuelle malhonnêteté ou un manque de jugement à cet égard). Il reste cependant que la vie amoureuse et sentimentale d’une personne présente en principe un caractère strictement privé. Dès lors, en général, les détails afférents à la vie sexuelle ou aux moments intimes d’un couple ne devraient pouvoir être portés à la connaissance du public, sans consentement préalable pour ce faire, que dans des circonstances exceptionnelles.
100. La Cour a également souligné maintes fois que, s’il existe un droit du public à être informé, droit qui est essentiel dans une société démocratique et peut même, dans des circonstances particulières, porter sur des aspects de la vie privée de personnes publiques, des publications ayant pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain lectorat sur les détails de la vie privée d’une personne ne sauraient, quelle que soit la notoriété de cette personne, passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (Von Hannover, précité, § 65, MGN Limited c. Royaume‑Uni, no 39401/04, § 143, 18 janvier 2011, et Alkaya c. Turquie, no 42811/06, § 35, 9 octobre 2012).
101. Ainsi, un article portant sur les liaisons extraconjugales qu’auraient entretenues des personnalités publiques de premier plan, hauts fonctionnaires de l’État, ne fait que colporter des ragots servant uniquement à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat (Standard Verlags GmbH c. Autriche (n 2), no 21277/05 § 52, 4 juin 2009). De même, la publication de photographies représentant dans des scènes de la vie quotidienne une princesse qui n’exerce aucune fonction officielle ne vise qu’à satisfaire la curiosité d’un certain public (Von Hannover, précité, § 65, avec les références citées). La Cour réaffirme à cet égard que l’intérêt général ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel voire, parfois, pour le voyeurisme.
102. Pour vérifier qu’une publication portant sur la vie privée d’autrui ne tend pas uniquement à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat mais constitue également une information d’importance générale, il faut apprécier la totalité de la publication et rechercher si celle-ci, prise dans son ensemble et au regard du contexte dans lequel elle s’inscrit (Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 87, 1er mars 2007, Björk Eiðsdóttir c. Islande, no 46443/09, § 67, 10 juillet 2012, et Erla Hlynsdόttir c. Islande, no 43380/10, § 64, 10 juillet 2012), se rapporte à une question d’intérêt général.
103. À cet égard, la Cour précise qu’ont trait à un intérêt général les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement (Sunday Times, précité, § 66), notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité (Barthold c. Allemagne, 25 mars 1985, § 58, série A no 90). Tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important (voir par exemple Erla Hlynsdόttir, précité, § 64), ou encore qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé (Tønsbergs Blad A.S. et Haukom, précité, § 87).
ii. Quant à la contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général
104. En l’espèce, les juridictions nationales ont conclu à l’absence de « tout fait d’actualité » comme de « tout débat d’intérêt général » qui puissent être rattachés à la publication litigieuse, l’enfant étant exclu de la succession au trône, situation que « les conclusions de la société ne soutenaient ni être en débat dans les sociétés française ou monégasque, ni être étudiée par la publication ». Elles ont ainsi estimé que l’article litigieux constituait une intrusion dans la vie privée du Prince qui n’était nullement susceptible d’être justifiée par « les nécessités de l’actualité », nécessités qu’elles ont jugé « inexistantes » (paragraphes 27 et 36 ci-dessus).
105. La Cour estime quant à elle qu’il faut apprécier l’article dans son ensemble ainsi que la substance de l’information qui y est révélée, pour déterminer si la teneur de l’interview dévoilant la paternité du Prince peut s’analyser en une information ayant pour objet une question d’intérêt général. Certes, à cet égard, ayant à l’esprit les observations des juridictions nationales (paragraphes 20, 27 et 36 ci-dessus) et du Gouvernement (paragraphe 70 ci-dessus), la Cour admet que l’interview de Mme Coste contenait de nombreux détails de l’intimité du Prince et de ses sentiments réels ou supposés qui, dans les circonstances de l’espèce, ne se rattachent pas directement à un débat d’intérêt général.
106. Pour autant, elle considère que l’article ne peut être regardé comme ayant uniquement pour sujet les relations entre Mme Coste et le Prince, sauf à réduire grandement la portée de la notion d’intérêt général. Il ne fait aucun doute que la publication, prise dans son ensemble et dans son contexte et analysée à la lumière des précédents jurisprudentiels susmentionnés (paragraphes 98-103 ci-dessus), se rapportait également à une question d’intérêt général.
107. À cet égard, la Cour estime tout d’abord utile de souligner que si une naissance est un fait de nature intime, celui-ci ne relève pas de la seule sphère privée des personnes concernées mais a également une dimension publique, puisqu’il s’accompagne en principe d’une déclaration publique (acte juridique de la vie civile) et de l’établissement d’une filiation. À l’aspect purement privé et familial que comporte la filiation d’une personne s’ajoute donc un aspect public lié au mode d’organisation social et juridique de la parenté. Une information relatant une naissance ne saurait donc être considérée, en soi, comme une révélation ayant trait exclusivement aux détails de la vie privée d’autrui, dont le but serait uniquement de satisfaire la curiosité du public.
108. Ensuite, eu égard aux spécificités de la Principauté de Monaco, où « les liens entre la Famille souveraine et les Monégasques sont très étroits » et où « le règne monarchique (...) s’est fondé sur l’union entre le Prince et la communauté nationale »[1], la Cour estime qu’on ne saurait dénier la valeur d’intérêt général – à tout le moins pour les sujets de la Principauté – au fait que le Prince – connu à l’époque comme étant célibataire et sans enfant – a une descendance, qui plus est masculine. La circonstance que le fils du Prince était un enfant naturel est sans conséquence sur ce point. En effet, la naissance de cet enfant n’était pas dénuée, à l’époque, d’éventuelles incidences dynastiques et patrimoniales : le Prince n’était alors pas marié et la question d’une légitimation par mariage pouvait se poser, même si une telle issue était improbable.
109. Les incidences successorales de cette naissance étaient d’ailleurs mentionnées dans l’article où était relatée la mise en garde attribuée au conseil du Prince, qui aurait déclaré : « tu te rends compte, si c’est un garçon, on se servira de ça pour qu’Albert ne monte pas sur le trône et le trône, l’enfant pourrait le revendiquer ». Elles apparaissaient également dans les propos de Mme Coste lorsque celle-ci déclarait : « je n’avais pas envie qu’il grandisse comme Mazarine (...) je ne pensais qu’à cela et pas une seconde au fait qu’il représente un héritier potentiel ». Ainsi se trouvaient également évoquées les raisons qui pouvaient pousser le Prince à refuser de reconnaître officiellement sa paternité et à préférer maintenir celle-ci secrète. De plus, à travers les propos de Mme Coste, qui déclarait avoir « peur pour l’équilibre psychologique de son fils » et vouloir qu’il « grandisse normalement avec un père », l’article abordait également la question de l’intérêt supérieur de l’enfant à voir officiellement établie sa filiation paternelle, aspect important de son identité personnelle.
110. À ce stade, la Cour rappelle, eu égard à l’argument du Gouvernement relatif au fait que l’article ne contenait que quelques lignes sur la question de la qualité d’héritier potentiel de l’enfant (paragraphe 68 ci-dessus), que seule importe la question de savoir si un reportage est susceptible de contribuer au débat d’intérêt général et non de savoir s’il a pleinement atteint cet objectif (Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, § 57, CEDH 2015). Elle précise qu’il n’est pas nécessaire, pour qu’une publication contribue à un débat d’intérêt général, qu’elle y soit entièrement consacrée : il peut suffire qu’elle s’y rattache et qu’elle présente un ou plusieurs éléments en ce sens (Lillo-Stenberg et Sæther c. Norvège, no 13258/09, § 37, 16 janvier 2014, Ojala et Etukeno Oy, précité, § 54, et Ruusunen, précité, § 49).
111. En l’espèce, l’information litigieuse n’était pas dénuée de toute incidence politique, et elle pouvait susciter l’intérêt du public sur les règles de succession en vigueur dans la Principauté (qui excluaient les enfants nés hors mariage de la succession au trône). De même, l’attitude du Prince, qui entendait conserver le secret de sa paternité et se refusait à une reconnaissance publique (paragraphes 25 et 27 ci-dessus), pouvait, dans une monarchie héréditaire dont le devenir est intrinsèquement lié à l’existence d’une descendance, provoquer l’attention du public. Tel était également le cas de son comportement vis-à-vis de la mère de l’enfant – qui ne parvenait à obtenir ni l’acte de reconnaissance notarié de son fils, ni sa transcription à l’état civil (paragraphe 17 ci-dessus) – et de l’enfant lui-même : ces informations pouvaient être révélatrices de la personnalité du Prince, notamment quant à sa manière d’aborder et d’assumer ses responsabilités.
112. Dans ce contexte, il importe de rappeler le rôle symbolique de la monarchie héréditaire. Dans une telle monarchie, le Prince incarne l’unité de la nation. Dès lors, certains événements touchant les membres de la famille princière, s’ils relèvent de la vie privée, participent également de l’histoire contemporaine. Ainsi la Cour en a-t-elle notamment jugé de la maladie du Prince Rainier III (Von Hannover (no 2), précité, §§ 38 et 117). Pour la Cour, il en est de même de la naissance d’un enfant, fût-il un enfant naturel, d’autant qu’à la date des faits litigieux cet enfant paraissait être le seul descendant du Prince. En effet, dans une monarchie constitutionnelle héréditaire, la personne du Prince et sa lignée témoignent aussi de la continuité de l’État.
113. Partant, la Grande Chambre estime que, si l’article litigieux contenait certes de nombreux détails ressortissant exclusivement à la vie privée voire intime du Prince, il avait également pour objet une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général (paragraphes 105‑112 ci‑dessus), comme les requérantes l’ont soutenu aussi bien devant les juridictions internes que devant la Cour (paragraphes 30-33 et 52‑53 ci‑dessus).
114. Eu égard aux conclusions des juridictions nationales à cet égard (paragraphe 104 ci-dessus), la Cour estime utile de souligner que la contribution de la presse à un débat d’intérêt général ne saurait être limitée aux seuls faits d’actualité ou débats préexistants. La presse est certes un vecteur de diffusion des débats d’intérêt général mais elle a également pour rôle de révéler et de porter à la connaissance du public des informations susceptibles de susciter l’intérêt et de faire naître un tel débat au sein de la société. Au demeurant, au vu des articles parus dans le Daily Mail et dans Bunte (paragraphes 9 et 11 ci-dessus), la Cour observe que la qualité d’héritier potentiel ou non de l’enfant était déjà un sujet de discussion publique.
115. Dès lors, elle considère que les juridictions nationales devaient apprécier l’ensemble de la publication pour en déterminer le sujet avec justesse, et non examiner les propos touchant à la vie privée du Prince hors de leur contexte. Or, en l’occurrence, elles ont refusé de prendre en compte l’intérêt que pouvait revêtir pour le public l’information centrale de la publication – à savoir l’existence d’un enfant dont le Prince était le père – et se sont concentrées sur les détails concernant l’intimité du couple donnés par Mme Coste. Ce faisant, elles ont privé de toute efficacité le moyen de justification tiré de l’intérêt général dont se sont prévalues les requérantes.
116. En l’espèce pourtant, eu égard à la nature de l’information en cause, la Cour ne voit aucune raison de douter qu’en publiant le récit de Mme Coste, les requérantes pouvaient s’entendre comme ayant contribué à un débat d’intérêt général.
b) Quant à la notoriété de la personne visée et à l’objet du reportage
i. Quant aux incidences de la qualification de « personne publique »
117. La Cour rappelle que le rôle ou la fonction de la personne visée et la nature de l’activité faisant l’objet du reportage et/ou d’une photo constituent un autre critère important à prendre en compte (Von Hannover (no 2), précité, § 110, et Axel Springer, précité, § 91). En effet, le caractère public ou notoire d’une personne influe sur la protection dont sa vie privée peut bénéficier. La Cour a ainsi reconnu à maintes reprises que le public avait le droit d’être informé de certains aspects de la vie privée des personnes publiques (voir, entre autres, Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 45, CEDH 2004‑X).
118. Il faut donc opérer une distinction entre les personnes privées et les personnes agissant dans un contexte public, en tant que personnalités politiques ou que personnes publiques. On ne saurait en effet assimiler à un reportage sur les détails de la vie privée d’une personne un reportage relatant, au sujet de personnalités politiques, des faits susceptibles de contribuer à un débat dans une société démocratique, à raison par exemple de l’exercice de leurs fonctions officielles (Von Hannover, précité, § 63, et Standard Verlags GmbH et Krawagna-Pfeifer c. Autriche, no 19710/02, § 47, 2 novembre 2006).
119. Ainsi, selon qu’elle est ou non investie de fonctions officielles, une personne pourra voir son droit à l’intimité de sa vie privée plus ou moins restreint : en ce sens, le droit des personnes publiques à préserver le secret de leur vie privée est en principe plus large lorsqu’elles ne sont détentrices d’aucune fonction officielle (même si elles jouent un rôle de représentation en tant que membres d’une famille princière, voir à cet égard Von Hannover, précité, §§ 76-77) et plus restreint lorsqu’elles sont investies d’une telle fonction (voir par exemple Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, et Ojala et Etukeno Oy, précité, § 52).
120. En effet, le fait d’exercer une fonction publique ou de prétendre à un rôle politique expose nécessairement à l’attention du public, y compris dans des domaines relevant de la vie privée. Dès lors, certains actes privés des personnes publiques peuvent ne pas être considérés comme tels, en raison de l’impact qu’ils peuvent avoir eu égard au rôle de ces personnes sur la scène politique ou sociale et de l’intérêt que le public peut avoir, en conséquence, à en prendre connaissance. La Cour fait sienne l’analyse de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, selon laquelle « les personnes publiques doivent se rendre compte que la position particulière qu’elles prennent dans la société, et qui est souvent la conséquence de leur propre choix, entraîne automatiquement une pression élevée dans leur vie privée » (Point 6 de la Résolution 1165 (1998), paragraphe 43 ci‑dessus).
121. Ainsi, la Cour a notamment reconnu qu’un homme politique s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens (voir, entre autres, Lingens, précité, § 42). Ce principe ne s’applique d’ailleurs pas uniquement aux hommes politiques mais vaut pour toute personne qui fait partie de la sphère publique, que ce soit par ses actes (voir en ce sens Krone Verlag GmbH & Co. KG, précité, § 37, et News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 54, CEDH 2000‑I) ou par sa position (Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006).
122. Cela étant, dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Von Hannover (no 2), précité, § 97). Ainsi, l’appartenance d’un individu à la catégorie des personnalités publiques ne saurait aucunement, même dans le cas de personnes exerçant des fonctions officielles, autoriser les médias à transgresser les principes déontologiques et éthiques qui devraient s’imposer à eux ni légitimer des intrusions dans la vie privée.
123. Ainsi, la notoriété ou les fonctions d’une personne ne peuvent en aucun cas justifier le harcèlement médiatique ni la publication de photographies obtenues par des manœuvres frauduleuses ou clandestines (voir, en ce qui concerne des photographies de personnalités connues prises au téléobjectif à leur insu, Von Hannover, précité, § 68) ou de photographies révélant des détails de la vie privée des personnes et constituant une intrusion dans leur intimité (voir, en ce qui concerne la publication de photographies sur une prétendue relation adultère, Campmany et Lopez Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, CEDH 2000-XII).
124. En l’espèce, la Cour observe que le Prince est une personne qui, par sa naissance en tant que membre d’une famille princière et ses fonctions publiques, à la fois politique et de représentation, en qualité de chef d’État, jouit d’une notoriété publique indéniable. Il fallait donc que les juridictions nationales envisagent la mesure dans laquelle cette notoriété et ces fonctions publiques étaient de nature à influer sur la protection dont sa vie privée pouvait bénéficier. Or elles se sont abstenues d’intégrer cette circonstance à leur appréciation des faits soumis à leur examen. Ainsi, bien qu’elle ait rappelé qu’il pouvait être fait exception au principe de protection de la vie privée lorsque les faits révélés étaient susceptibles de susciter un débat à raison de leur impact compte tenu du statut ou des fonctions de la personne concernée (paragraphe 26 ci-dessus), la cour d’appel de Versailles n’en a tiré aucune conséquence en l’espèce. De même, la Cour de cassation a seulement énoncé de façon générale que « toute personne, quel que soit son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir a[vait] droit au respect de sa vie privée » (paragraphe 36 ci-dessus).
125. Or, l’espérance de protection de la vie privée pouvant se trouver réduite en raison des fonctions publiques exercées, la Cour estime que, pour procéder à une juste mise en balance des intérêts en cause les juridictions internes auraient dû tenir compte dans leur appréciation des circonstances soumises à leur examen des incidences que pouvaient avoir la qualité de chef d’État du Prince, et chercher à déterminer, dans ce cadre, ce qui dans l’article litigieux relevait du domaine strictement privé et ce qui pouvait relever du domaine public.
ii. Quant à l’objet de la publication
126. La Cour observe tout d’abord que la publication litigieuse touchait certes au domaine de la vie privée du Prince en ce qu’elle rendait compte de sa vie sentimentale et décrivait ses relations avec son fils. Pour autant, renvoyant à ses constatations préalables (paragraphes 106-114), elle estime que l’élément essentiel de l’information contenue dans l’article – l’existence de l’enfant – dépassait le cadre de la vie privée, compte tenu du caractère héréditaire de ses fonctions de chef de l’État monégasque. De plus, le Prince s’étant montré publiquement en plusieurs occasions aux côtés de Mme Coste (paragraphes 14 et 16 ci-dessus), la Cour considère que l’existence de sa relation avec elle ne relevait plus de sa seule vie privée.
127. La Cour souligne ensuite que l’article n’avait pas pour seul objet la vie privée du Prince mais portait également sur celle de Mme Coste et de son fils, sur lequel Mme Coste était la seule à avoir l’autorité parentale. Ainsi, en est-il notamment des détails afférents à la grossesse de l’interviewée, à ses propres sentiments, à la naissance de son fils, au problème de santé de l’enfant et à leur vie commune (paragraphe 14 ci-dessus). Il s’agissait là d’éléments relevant de la vie privée de Mme Coste et sur lesquels elle n’était nullement tenue au silence et était libre de s’exprimer. La Cour ne peut ignorer à cet égard que l’article litigieux a été un relais d’expression pour l’interviewée et pour son fils.
128. En outre, pour la publication litigieuse, Mme Coste était mue par un intérêt personnel, à savoir obtenir la reconnaissance officielle de son fils, ce que l’article expose d’ailleurs très clairement (paragraphes 14 et 15 ci‑dessus). L’interview soulevait donc une question d’intérêt général mais concernait également des intérêts privés concurrents : celui de Mme Coste à obtenir la reconnaissance de son fils, raison pour laquelle elle avait sollicité les médias (paragraphe 17 ci-dessus), celui de l’enfant à voir établie sa filiation paternelle et celui du Prince au secret de celle-ci.
129. La Cour convient néanmoins que, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 63 ci-dessus), le droit à la liberté d’expression de Mme Coste pour elle-même et pour son fils n’est pas directement en cause dans la présente affaire, Mme Coste n’ayant pas été partie à la procédure devant les instances nationales et n’étant pas partie à la procédure devant la Cour. Elle souligne toutefois que le mélange des éléments relevant de la vie privée de Mme Coste et de celle du Prince devait être pris en compte pour apprécier la protection due à ce dernier.
c) Quant au comportement antérieur de la personne concernée
130. La Cour observe que ni les juridictions internes ni les parties ne se sont prononcées sur le comportement antérieur du Prince. Dans les circonstances de l’espèce, elle estime que, sauf à spéculer, les éléments du dossier ne peuvent suffire à lui permettre de prendre connaissance ou d’appréhender le comportement antérieur du Prince vis-à-vis des médias. Au demeurant, le seul fait d’avoir coopéré avec la presse antérieurement n’est pas de nature à priver de toute protection la personne visée par un article (Egeland et Hanseid c. Norvège, no 34438/04, § 62, 16 avril 2009). En effet, toute tolérance ou complaisance réelle ou supposée d’un individu vis-à-vis de publications portant sur sa vie privée ne le prive pas nécessairement de son droit à la protection de celle-ci.
d) Quant au mode d’obtention des informations et à leur véracité
131. La Cour souligne tout d’abord l’importance que revêt à ses yeux le respect par les journalistes de leurs devoirs et de leurs responsabilités ainsi que des principes déontologiques qui encadrent leur profession. À cet égard, elle rappelle que l’article 10 protège le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général dès lors qu’ils s’expriment de bonne foi, sur la base de faits exacts, et qu’ils fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I).
132. La loyauté des moyens mis en œuvre pour obtenir une information et la restituer au public et le respect de la personne faisant l’objet d’une information (Egeland et Hanseid, précité, § 61) sont aussi des critères essentiels à prendre en compte. Le caractère tronqué et réducteur d’une publication est donc susceptible, lorsqu’il est de nature à induire les lecteurs en erreur, de limiter considérablement l’importance de la contribution de cette publication à un débat d’intérêt général (Stoll, précité, § 152).
133. Ensuite, la Cour tient à souligner les particularités de la présente affaire par rapport à d’autres affaires portées devant elle dans lesquelles la presse avait dévoilé la vie privée de personnes publiques, notamment de membres de la famille princière : par un choix qui apparaît personnel, volontaire et éclairé, Mme Coste a elle-même sollicité Paris Match (paragraphe 17 ci-dessus).
134. La véracité des déclarations de Mme Coste quant à la paternité du Prince n’a pas été remise en cause par l’intéressé, lequel l’a lui-même reconnue publiquement peu de temps après la parution de l’article litigieux. La Cour souligne à cet égard le caractère essentiel de l’exactitude des informations diffusées : le respect de ce principe est indispensable à la protection de la réputation d’autrui.
135. Quant aux photographies illustrant l’article, elles ont été remises volontairement – comme l’a relevé la cour d’appel de Versailles (paragraphe 27 ci-dessus) – et gracieusement à Paris Match par Mme Coste (paragraphe 17 ci-dessus). En outre, les photographies présentant le Prince avec son enfant n’ont pas été prises à son insu (comparer avec Von Hannover, précité, § 68), ni dans des circonstances qui le présentaient sous un jour défavorable (comparer avec Von Hannover (no 2), précité, §§ 121‑123). Certes, comme les juridictions internes, la Cour observe que les photographies présentaient le Prince dans un contexte privé et qu’elles ont été publiées sans son consentement. Toutefois, elles ne montraient nullement une image de lui susceptible de porter préjudice à sa considération sociale du point de vue du lecteur. Elles ne donnaient pas non plus de lui une image faussée, et elles servaient surtout de support au contenu de l’interview, illustrant la véracité des informations qui y étaient présentées.
136. Quant aux photographies présentant le Prince avec Mme Coste, il n’est pas contesté qu’elles ont été réalisées dans des lieux publics au cours de manifestations elles-mêmes publiques, de sorte que leur publication ne suscite pas de questions particulières dans les circonstances de la présente espèce.
e) Quant au contenu, à la forme et aux répercussions de l’article litigieux
137. Le Gouvernement reproche aux requérantes d’avoir apporté un traitement spectaculaire à l’information publiée et de n’avoir pas trié les révélations faites par Mme Coste en vue d’exclure celles touchant à l’intimité du Prince (paragraphes 71-72 ci-dessus). Les juridictions internes ont quant à elles relevé que la publication litigieuse contenait de nombreuses digressions sur les circonstances de la rencontre de Mme Coste avec le Prince, sur les réactions du Prince à l’annonce de la grossesse de Mme Coste et sur son comportement ultérieur envers l’enfant (paragraphes 27 et 36 ci‑dessus).
138. À cet égard, la Cour observe tout d’abord que, dans leur pratique quotidienne, les journalistes prennent des décisions par lesquelles ils choisissent la ligne de partage entre le droit du public à l’information et le droit d’autrui au respect de sa vie privée. Ils ont ainsi la responsabilité première de préserver les personnes, y compris les personnes publiques, de toute intrusion dans leur vie privée. Les choix qu’ils opèrent à cet égard doivent être fondés sur les règles d’éthique et de déontologie de leur profession.
139. La Cour rappelle ensuite que la manière de traiter un sujet relève de la liberté journalistique. Il n’appartient ni à elle ni aux juridictions nationales de se substituer à la presse en la matière (Jersild, précité, § 31). L’article 10 laisse également aux journalistes le soin de décider quels détails doivent être publiés pour assurer la crédibilité d’une publication (Fressoz et Roire, précité, § 54). Les journalistes sont en outre libres de choisir, parmi les informations qui leur parviennent, celles qu’ils traiteront et la manière dont ils le feront. Cette liberté n’est cependant pas exempte de responsabilités (paragraphes 131‑132 ci-dessus).
140. En effet, dès lors qu’est en cause une information mettant en jeu la vie privée d’autrui, il incombe aux journalistes de prendre en compte, dans la mesure du possible, l’impact des informations et des images à publier, avant leur diffusion. En particulier, certains événements de la vie privée et familiale font l’objet d’une protection particulièrement attentive au regard de l’article 8 de la Convention et doivent donc conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution lors de leur traitement (Editions Plon, précité, §§ 47 et 53, et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 46‑49).
141. En l’espèce, la publication litigieuse se présentait sous la forme d’un entretien, fait de questions-réponses, retranscrivant sans commentaire journalistique les déclarations de Mme Coste. Il apparaît par ailleurs que le ton de cet entretien était posé et dénué de sensationnalisme. Les propos de Mme Coste sont reconnaissables en tant que citations et ses motivations sont en outre clairement exposées aux lecteurs. De même, ceux-ci peuvent aisément distinguer ce qui relève des faits et ce qui relève de la perception qu’en avait l’interviewée, de ses opinions ou de ses sentiments personnels (paragraphe 14 ci-dessus).
142. La Cour a déjà eu l’occasion de dire que sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émises par un tiers lors d’un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Jersild, précité, § 35, et Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, §§ 47-48, 21 septembre 2010). Elle estime qu’il en va de même dans les circonstances de la présente affaire, où la publication litigieuse touchait, au-delà de la vie privée du Prince, à un sujet d’intérêt général, d’autant que les détails donnés par Mme Coste quant à sa relation avec le Prince n’étaient pas de nature à porter atteinte à la réputation de celui-ci ni à susciter un quelconque mépris à son endroit (comparer avec Ojala et Etukeno Oy, précité, § 56, et Ruusunen, précité, § 51). Il n’est par ailleurs pas contesté que le récit de Mme Coste présentant sa vie et son histoire personnelle avec le Prince était sincère et qu’il a été fidèlement rapporté par les requérantes. En outre, rien ne permet de douter qu’en relayant ce récit, ces dernières aient eu pour intention de transmettre au public une information d’intérêt général (paragraphe 116 ci-dessus).
143. Au demeurant, il appartenait aux instances nationales de procéder à une appréciation de l’interview litigieuse de manière à opérer une distinction et une mise en balance entre ce qui, dans les propos personnels de Mme Coste, était susceptible de toucher au cœur de la vie privée du Prince (comparer avec Ojala et Etukeno Oy, précité, § 56, et Ruusunen, précité, § 51) et ce qui pouvait présenter un intérêt légitime pour le public. Or, elles ne l’ont pas fait, déniant tout caractère « d’actualité » à l’information que représentait l’existence du fils du Prince et estimant qu’elle se situait hors de « tout débat d’intérêt général dont l’intérêt légitime du public aurait justifié qu’il fût rendu compte » (paragraphe 36 ci-dessus).
144. Certes, la mise en récit de cet entretien s’accompagne d’effets de graphisme et de titrages, destinés à attirer l’attention du lecteur et à émouvoir (paragraphes 15-16 ci-dessus). Eu égard aux critiques formulées par le Gouvernement sur ce point (paragraphe 72 ci-dessus), la Cour souligne que la présentation d’un article de presse et le style qui y est employé relèvent du contenu rédactionnel et qu’il s’agit là d’un choix éditorial sur lequel il n’appartient en principe ni à elle ni aux juridictions internes de se prononcer. Cela étant, elle rappelle également que la liberté rédactionnelle n’est pas illimitée et que la presse ne doit pas dépasser certaines limites à cet égard, parmi lesquelles « la protection (...) des droits d’autrui » (voir, entre autres, Mosley, précité, § 113, et MGN, précité, § 141). En l’espèce, elle estime que, considérée globalement, cette mise en récit, réalisée par l’adjonction de titres, de photographies et de légendes, ne dénature pas le contenu de l’information et ne le déforme pas, mais doit en être considérée comme la transposition ou l’illustration.
145. Au demeurant, l’emploi de certaines expressions (paragraphes 15‑16 ci‑dessus) vraisemblablement destinées à capter l’attention du public n’est pas en soi de nature à poser problème au regard de la jurisprudence de la Cour (Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 41, 19 juin 2012) : il n’y a pas lieu de reprocher au magazine l’habillage de l’article et la recherche d’une présentation attrayante dès lors que ceux-ci ne dénaturent ni ne tronquent l’information publiée et ne sont pas de nature à induire le lecteur en erreur.
146. En ce qui concerne les photographies qui illustrent l’article et présentent le Prince avec l’enfant dans les bras, la Cour rappelle tout d’abord que l’article 10 de la Convention, par essence, laisse aux journalistes le soin de décider s’il est nécessaire ou non de reproduire le support de leurs informations pour en assurer la crédibilité (voir notamment Fressoz et Roire, précité, § 54, et Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 38, 28 juin 2011).
147. Elle relève ensuite que la Cour de cassation a estimé que « la publication de photographies représentant une personne pour illustrer des développements attentatoires à sa vie privée port[ait] nécessairement atteinte à son droit au respect de son image » (paragraphe 36 ci-dessus).
148. Elle considère pour sa part que, s’il ne fait aucun doute en l’espèce que ces photographies relevaient de la vie privée du Prince et que celui-ci n’avait pas consenti à leur publication, le lien qu’elles présentaient avec l’article litigieux n’était pas ténu, artificiel ou arbitraire (Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, §§ 50 et 52, 19 septembre 2013). Leur publication pouvait se justifier parce qu’elles apportaient de la crédibilité à l’histoire relatée. En effet, à l’époque de leur parution, Mme Coste n’ayant pu obtenir l’acte de reconnaissance notarié de son fils (paragraphes 14 et 17 ci‑dessus), elle ne disposait d’aucun autre élément qui eût permis d’accréditer son récit, et éventuellement dispensé les requérantes de publier les photographies. Dès lors, bien qu’elle ait eu pour effet d’exposer au public la vie privée du Prince, la Cour estime que la publication de ces photographies venait à l’appui des propos relatés dans l’article, dont il a déjà été établi qu’il contribuait à un débat d’intérêt général (paragraphe 113 ci-dessus).
149. Par ailleurs, prises seules ou associées au texte qui les accompagnait (qu’il s’agisse des titres, des sous-titres et des légendes, ou de l’interview elle-même), ces photographies n’avaient pas de caractère diffamatoire, péjoratif ou dénigrant pour l’image du Prince (comparer avec Egeland et Hanseid, précité, § 61), qui ne s’est d’ailleurs pas plaint d’une atteinte à sa réputation.
150. Enfin, en ce qui concerne les répercussions de l’article litigieux, la Cour observe que peu de temps après la parution de cet article, le Prince a reconnu publiquement sa paternité. La cour d’appel de Versailles a considéré à cet égard qu’il avait été « contraint » de s’expliquer publiquement sur un fait relevant de sa vie privée (paragraphe 27 ci-dessus). La Cour estime quant à elle que les répercussions de l’article doivent être relativisées au regard des publications parues antérieurement dans le Daily Mail et dans Bunte. Or, en l’espèce, les juridictions internes ne paraissent pas les avoir envisagées dans le contexte plus large de la couverture médiatique internationale dont les faits relatés dans l’article avaient déjà fait l’objet. Ainsi, elles n’ont accordé aucun poids à la circonstance que le secret de la paternité du Prince avait déjà été mis à mal par des publications parues précédemment dans d’autres médias (paragraphes 9 et 11 ci-dessus).
f) Quant à la gravité de la sanction
151. La Cour rappelle que dans le contexte de l’examen de la proportionnalité de la mesure, c’est, indépendamment du caractère mineur ou non de la sanction infligée, le fait même de la condamnation qui importe, même si celle-ci revêt uniquement un caractère civil (voir, mutatis mutandis, Roseiro Bento c. Portugal, no 29288/02, § 45, 18 avril 2006). Toute restriction indue de la liberté d’expression comporte en effet le risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, la couverture médiatique de questions analogues.
152. En l’espèce, la société requérante s’est vu infliger 50 000 EUR de dommages-intérêts ainsi qu’une mesure de publication judiciaire, sanctions que la Cour ne saurait considérer comme négligeables.
g) Conclusion
153. Au vu de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus, la Cour estime que les arguments avancés par le Gouvernement quant à la protection de la vie privée du Prince et de son droit à l’image, bien que pertinents, ne peuvent être considérés comme suffisants pour justifier l’ingérence en cause. Les juridictions internes n’ont pas tenu compte dans une juste mesure, lorsqu’elles ont apprécié les circonstances soumises à leur examen, des principes et critères de mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression définis par la jurisprudence de la Cour (paragraphes 142 et 143 ci-dessus). Elles ont ainsi outrepassé leur marge d’appréciation et manqué à ménager un rapport raisonnable de proportionnalité entre les mesures emportant restriction du droit des requérantes à la liberté d’expression qu’elles ont prononcées et le but légitime poursuivi.
Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
COUDERC ET HACHETTE FILIPACCHI ASSOCIÉS c. FRANCE du 12 juin 2014 requête n° 40454/07
Violation de l'article 10 : Paris Match a répondu à un besoin d'intérêt général nécessaire dans une société démocratique quand il a publié les photos du fils du prince de Monaco. La condamnation du journal est incompatible avec le rôle de la presse. Le prince devait accepter cette publication.
L'arrêt confirmatif de grande chambre est au dessus !
6. Le 3 mai 2005, parurent dans le quotidien britannique Daily Mail des révélations de Mme C. concernant son fils dont elle affirmait que le père était Albert Grimaldi, Prince régnant de Monaco depuis la mort de son père, le 6 avril 2005. L’article se référait à la publication à venir dans le magazine Paris Match et en reprenait les éléments essentiels ainsi que trois photographies, dont une montrant le Prince tenant l’enfant dans ses bras.
7. Informé de l’imminence de la parution d’un article dans Paris Match, le Prince adressa aux requérantes, par acte d’huissier du 3 mai 2005, une mise en demeure de ne pas publier l’article en cause.
8. Nonobstant la mise en demeure, l’hebdomadaire Paris Match, dans son édition no 2920 datée du 5 mai 2005 et tirée à 1 010 000 exemplaires, publia une interview de Mme C. présentant son fils A. comme né de ses relations intimes avec le Prince, ayant succédé à son père le 6 avril précédent. Annoncé en couverture du magazine sous le titre « Albert de Monaco : A., l’enfant secret », l’article de dix pages intitulé « A., c’est le fils d’Albert, dit sa mère » comportait plusieurs photographies représentant le Prince aux côtés de Mme C. ou de l’enfant. Celles du Prince avec l’enfant avaient été prises par Mme C., avec le consentement du Prince. Celle-ci, qui était seule investie de l’autorité parentale sur l’enfant, les avait remises à Paris Match en vue de leur publication.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
42. La Cour a souligné à de nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999‑III, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH 2004-XI, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 62, CEDH 2007‑IV).
43. Toutefois, l’article 10 § 2 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias, même quand il s’agit de questions d’un grand intérêt général. Ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir une importance particulière lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui » (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, §§ 59 et 62, Pedersen et Baadsgaard, précité, § 71, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 62).
44. La Cour rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06 § 40, 21 septembre 2010, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83g, 7 février 2012). La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels l’identification et l’orientation sexuelle, le nom, ou des éléments se rapportant au droit à l’image (S. et Marper c. Royaume‑Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008). Elle comprend des informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010, et Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010).
45. Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, § 36, 25 novembre 2008, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 98, CEDH 2012, et Söderman c. Suède [GC], nos 5786/08, § 78, CEDH 2013). Cela vaut également pour la protection du droit à l’image contre les abus de la part de tiers (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, CEDH 2004-VI, § 57, Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 35, 15 janvier 2009, et Von Hannover c. Allemagne (no 2), précité, § 98).
46. La Cour note que, pour remplir son obligation positive de garantir les droits d’une personne tirés de l’article 8, l’Etat peut être amené à s’ingérer dans les droits garantis par l’article 10 à une autre partie. Lors de l’examen de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut ainsi être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires : à savoir, d’une part, la liberté d’expression telle que protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée tel que garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011, et Axel Springer AG, précité, § 84).
47. La Cour rappelle que sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001‑I, et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 68).
48. Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 38, CEDH 2004‑X, et Flinkkilä et autres, précité, § 70). Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Axel Springer AG, précité, § 86, Von Hannover c. Allemagne (no 2), précité, § 105, et Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 60, CEDH 2012 (extraits)).
49. Concernant plus particulièrement les personnalités publiques, la Cour rappelle qu’alors qu’une personne privée inconnue du public peut prétendre à une protection particulière de son droit à la vie privée, il n’en va pas de même des personnes publiques (Minelli c. Suisse (déc.), no 14991/02, 14 juin 2005, Axel Springer AG, précité, § 91, et Von Hannover c. Allemagne (no 2), précité, § 110).
Un homme politique, par exemple, visé en cette qualité, s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000-X, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 50, CEDH 2011, et Eon c. France, no 26118/10, § 59, 14 mars 2013). Il a certes droit à voir protéger sa réputation, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d’expression appelant une interprétation étroite (voir, notamment, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 26, 26 juin 2007).
Pour cette raison, on ne saurait assimiler un reportage relatant des faits susceptibles de contribuer à un débat dans une société démocratique, au sujet de personnalités politiques, à raison de l’exercice de leurs fonctions officielles par exemple, à un reportage sur les détails de la vie privée d’une personne ne remplissant pas de telles fonctions (Standard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), no 21277/05 § 47, 4 juin 2009, et Von Hannover c. Allemagne (2004), précité, § 63).
50. Pour mettre en balance le droit à la liberté d’expression et celui au respect de la vie privée, la Cour a élaboré les critères suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et les circonstances de la prise des photos ainsi que la gravité des sanctions imposées (Axel Springer AG , précité, §§ 90 à 95, Von Hannover c. Allemagne (no 2), précité, §§ 109 à 113, et Ruusunen c. Finlande, no 73579/10, § 43, 14 janvier 2014). La Cour s’inspirera de ces critères dans la présente affaire.
b) Application au cas d’espèce
51. La Cour constate, et aucune des parties ne le conteste, que la condamnation des requérantes pour atteinte à la vie privée et au droit à l’image du Prince constitue une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression. Elle estime, en outre, que celle-ci était prévue par la loi et visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
52. Il reste à vérifier si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ces buts.
53. Dans une affaire comme celle-ci, l’issue de la requête ne saurait varier selon qu’elle a été portée devant la Cour sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par l’éditeur qui a publié l’interview litigieuse, ou sous l’angle de son article 8, par la personne faisant l’objet de cette interview. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (« Ici Paris ») c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009 ; Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011). Dès lors, la marge d’appréciation devrait être en principe la même dans les deux cas (Axel Springer AG, précité, § 87, et Von Hannover c. Allemagne (no 2), précité, § 106).
54. En outre, dans la présente affaire, la Cour doit prendre en considération le fait qu’il ne s’agissait pas seulement d’un conflit entre la presse et une personnalité publique, mais que les intérêts de Mme C. et de l’enfant A. entraient également en jeu. Mme C. a fourni les informations à la presse et joué un rôle central dans l’affaire comme mère de l’enfant né hors mariage ; le récit publié faisait aussi bien partie de sa vie privée que de celle de son fils ou du Prince. L’existence et les origines de l’enfant étaient le sujet principal du reportage. La Cour ne doit pas perdre de vue le fait que Mme C. s’est servie de la presse pour attirer l’attention du public sur la situation de son enfant né hors mariage et qui n’avait pas été reconnu publiquement par son père (voir paragraphe 9 ci-dessus).
i. Contribution à un débat d’intérêt général
55. La Cour note qu’en l’espèce les juridictions françaises ont estimé, contrairement à leurs homologues allemandes, que la naissance du fils du Prince, fils qui n’a aucun statut officiel, relevait de la sphère de la vie privée et non d’un débat d’intérêt général (voir paragraphes 12, 18, 19 et 27 ci-dessus). La Cour de cassation a retenu, dans son arrêt du 27 février 2007 « l’absence de tout fait d’actualité comme de tout débat d’intérêt général dont l’information légitime du public aurait justifié qu’il fût rendu compte » (voir paragraphe 24 ci-dessus).
56. La Cour constate d’emblée que, selon la Cour de cassation, il ressort de la Constitution monégasque que, du fait de sa naissance hors mariage, il était exclu que l’enfant puisse accéder au trône, question qui ne faisait l’objet d’aucun débat et qui n’était d’ailleurs pas abordée non plus dans la publication litigieuse.
57. La Cour rappelle qu’elle a reconnu l’existence d’un débat d’intérêt général lorsque la publication portait sur des événements de l’histoire contemporaine, comme la maladie de Rainier III, à l’époque Prince régnant de Monaco (voir Von Hannover c. Allemagne (no 2), précité, §§ 38 et 117, et Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, §§ 49 et 52, 19 septembre 2013).
En revanche, les éventuels problèmes conjugaux d’un chef d’État ou les difficultés financières d’un chanteur célèbre n’ont pas été considérés comme relevant d’un débat d’intérêt général (Standard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), précité, § 52, et Hachette Filipacchi Associés (« Ici Paris »), précité, § 43). De même, la Cour a considéré que, si la relation entre un premier ministre et une jeune femme relevait d’un débat d’intérêt général car elle pouvait donner des indications sur l’honnêteté et le jugement de celui-ci, en revanche, la description de sa vie sexuelle et de moments intimes du couple était constitutive d’une atteinte à la vie privée (Ruusunen, précité, §§ 50 à 52).
58. La Cour a également conclu que l’intérêt d’un État de protéger la réputation de son propre chef d’État ou de celui d’un État étranger ne pouvait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet. Penser autrement ne saurait se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d’aujourd’hui (voir, mutatis mutandis, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 68, CEDH 2002-V, Artun et Güvener, précité, § 31, et Otegi Mondragon, précité, § 55). Ainsi, la Cour a interprété la notion d’intérêt général d’une manière plutôt large en tenant compte du contexte et de la réaction du public à une certaine information.
59. Dans la présente affaire, il convient de distinguer entre le message central de l’article et les détails qui y sont contenus. L’article et les photos publiés traitaient de la descendance d’un Prince régnant, en révélant l’existence de son fils naturel, jusqu’alors inconnu du public. Même si, en l’état actuel de la Constitution monégasque, cet enfant ne peut prétendre succéder à son père, son existence même est de nature à intéresser le public et notamment les citoyens de Monaco. En effet, le titre se transmettant de manière héréditaire, la naissance d’un enfant revêt une importance toute particulière. En outre, l’attitude du Prince pouvait être révélatrice de sa personnalité et de sa capacité à exercer ses fonctions de manière adéquate (voir Ruusunen, précité, § 14). En l’espèce, les impératifs de protection de la vie privée du Prince et le débat sur l’avenir de la monarchie héréditaire étaient donc en concurrence. Or, il s’agit d’une question d’importance politique. Il y avait donc un intérêt légitime du public à connaître l’existence de cet enfant et à pouvoir débattre de ses conséquences éventuelles sur la vie politique de la Principauté de Monaco.
Toutefois, cette analyse ne saurait s’appliquer à tous les détails sur la vie privée du Prince et de Mme C. qui sont mis en avant dans le texte et notamment les circonstances de leur rencontre et de leur liaison, le comportement du Prince à l’annonce de la grossesse et ultérieurement à l’égard de l’enfant (voir l’arrêt de la Cour de cassation, cité paragraphe 24 ci-dessus).
60. Dans ces conditions, la Cour estime que la publication contenait des éléments importants pour un débat d’intérêt général, mais aussi des éléments qui ne relevaient que de la vie privée, voire intime, du Prince et de Mme C.
ii. Fonction publique et notoriété de la personne visée et objet du reportage
61. En ce qui concerne la notoriété du Prince, il est évident qu’en tant que chef d’État il était une personne publique au moment où l’interview fut publiée.
62. S’agissant de l’objet du reportage et des photos, la Cour rappelle que l’élément déterminant, lors de la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, doit résider dans la contribution que les photos et articles publiés apportent au débat d’intérêt général.
63. En l’espèce, le reportage et les photos portaient sur la relation que le Prince avait eue avec la mère de l’enfant, la naissance de celui-ci, les sentiments du Prince et sa réaction face à la naissance de son fils, ainsi que ses relations avec celui-ci. Si en l’occurrence le thème abordé relevait de la vie privée du Prince, la Cour rappelle qu’il ne s’agissait pas uniquement de sa vie privée, mais également de celle de la mère de son fils et de ce dernier. Or, il est difficile de concevoir comment la vie privée d’une personne, en l’occurrence celle du Prince, pourrait faire obstacle à la revendication d’une autre personne, en l’occurrence son fils, à affirmer son existence et à faire reconnaître son identité. La Cour note à cet égard que Mme C. avait donné son consentement à la publication pour elle-même, aussi bien que pour son fils.
La Cour souligne que les informations rapportées faisaient partie de la vie privée du Prince, mais dépassaient ce cadre, compte tenu de ses fonctions, héréditaires, de chef d’État (voir paragraphe 59 ci-dessus).
iii. Le mode d’obtention des informations et leur véracité
64. Pour ce qui est du texte, la Cour note qu’il s’agissait d’un entretien avec la mère de l’enfant, qui fournissait des informations sur sa relation avec le Prince et celle de ce dernier avec son fils. Contrairement à d’autres affaires dont la Cour a eu à traiter (voir parmi d’autres les affaires Von Hannover, précitées, et Axel Springer AG, précitée) c’était une des personnes directement concernées qui avait pris l’initiative d’informer la presse d’un certain sujet et non pas la presse d’investigation qui l’avait découvert.
65. S’agissant du mode d’obtention des photos illustrant l’article, la Cour relève que, contrairement à nombre d’affaires dans lesquelles elle a eu à statuer, les photos n’avaient pas été prises à l’insu du Prince (voir Ojala et Etukeno Oy c. Finlande, no 69939/10, § 52, 14 janvier 2014 et, a contrario, Von Hannover c. Allemagne (2004), précité, § 68). Elles avaient au contraire été réalisées, notamment par la mère de l’enfant, dans l’intimité d’un appartement. Même si un grand nombre de photos d’un très jeune enfant se trouvait parmi les clichés publiés, elles ont été remises au journal par la mère de celui-ci, qui figurait d’ailleurs elle-même sur certaines de ces photos. Le Prince n’a jamais remis en cause la véracité de ces clichés, mais seulement leur publication (voir Ojala et Etukeno Oy, précité, § 51). Ces photos n’avaient par ailleurs pas été prises dans des circonstances défavorables au Prince ou à son fils (comparer Von Hannover c. Allemagne (no 2)), précité, § 121).
66. La Cour estime dès lors qu’en l’espèce le fait que l’interview ait été initiée par la mère de l’enfant et que les photos aient été librement remises au journal par elle est un élément important à prendre en compte dans la mise en balance de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression.
iv. La forme et les répercussions des articles litigieux
67. En ce qui concerne la forme de la publication, la Cour rappelle qu’elle se présentait comme un entretien de la mère de l’enfant avec un journaliste et que l’article était accompagné de différentes photos la représentant avec son fils ou le Prince ou montrant ce dernier avec l’enfant. L’article, qui était très long, contenait, outre l’information principale, beaucoup de détails personnels et intimes sur les relations entre le Prince et Mme C.
68. Pour ce qui est des répercussions de la publication, la Cour a déjà estimé que l’ampleur de la diffusion d’un reportage et d’une photo peut, elle aussi, revêtir une importance, selon qu’il s’agit d’un journal à tirage national ou local, important ou faible (Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, § 55, 17 octobre 2006, Axel Springer AG, précité, § 94, et Von Hannover c. Allemagne (no 2)), précité, § 112).
69. En l’espèce, la Cour relève que le numéro de l’hebdomadaire national Paris Match dans lequel l’article et les photos en cause ont été publiés en mai 2005 a été tiré à plus d’un million d’exemplaires.
70. Elle note toutefois qu’un compte rendu de l’entretien avec la mère et certaines des photos avaient déjà été publiés le 3 mai 2005 dans le quotidien britannique Daily Mail. L’hebdomadaire allemand Bunte diffusa quant à lui, le 4 mai 2005, un article reprenant certains passages de l’entretien avec la mère de l’enfant ainsi que plusieurs photographies. Dans ces conditions, compte tenu des moyens de communication actuels, si l’article publié dans Paris Match le 5 mai 2005 a certainement eu des répercussions importantes, les informations qu’il contenait n’étaient plus confidentielles. En outre, la Cour note que l’article ne formulait aucune allégation relevant de la diffamation et que le Prince ne contesta pas la véracité des révélations qui y étaient faites (voir Ojala et Etukeno Oy, précité, § 51).
v. La gravité de la sanction imposée aux requérantes
71. Pour ce qui est enfin de la réparation à laquelle les requérantes ont été condamnées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV).
72. En ce qui concerne les 50 000 euros alloués au titre des dommages et intérêts (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour observe qu’il s’agit d’une somme non négligeable. En outre, les requérantes ont été condamnées à publier un communiqué sur un tiers de la couverture du magazine.
vi. Les effets de la publication pour les personnes concernées
73. La Cour note qu’en faisant ces révélations, le but de la mère de l’enfant était manifestement d’obtenir la reconnaissance publique du statut de son fils et de la paternité du Prince, éléments primordiaux pour elle pour que son fils sorte de la clandestinité. Pour ce faire, elle porta sur la place publique, outre les éléments relatifs à cette paternité, des informations dont certaines n’étaient pas nécessaires et relevaient de sa vie intime mais également de celle du Prince.
vii. Conclusion
74. En conclusion, la Cour retient que la condamnation des requérantes porte indistinctement sur les informations relevant d’un débat d’intérêt général et sur celles qui concernent exclusivement des détails de la vie privée du Prince. En conséquence, malgré la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière, la Cour estime qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, les restrictions au droit des requérantes à la liberté d’expression imposées par les juridictions nationales et, d’autre part, le but légitime poursuivi.
75. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
LES COMMUNES
PINTO PINHEIRO MARQUES c. PORTUGAL du 22 janvier 2015 requête 26671/09
Violation de l'article 10 : les propos du journalistes étaient polémistes mais restaient dans les limites protégées par l'article 10. Les peines sont bien trop lourdes. Les faits matériels étaient exacts ne manquaient que l'intention frauduleuse.
2. Appréciation de la Cour
32. En premier lieu, la Cour relève que les parties s’accordent pour considérer que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression.
33. La Cour rappelle ensuite que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi plusieurs autres, VgT Verein gegen Tierfabriken, précité, § 52 ; Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V ; Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I ; Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II).
34. En l’espèce, la Cour relève que le requérant fut condamné, sur la base de l’article 187 du Code pénal, pour avoir exprimé son mécontentement sur la manière dont la mairie de Montemor-o-Velho s’était comportée vis-à-vis de l’association qu’il présidait, dans le cadre de l’accord qu’elles avaient conclu, la jugeant déloyale. Certes, il l’avait fait en des termes relativement virulents mais il s’agissait-là, à l’évidence, d’un jugement de valeur.
35. Dans son arrêt du 19 novembre 2008, la cour d’appel de Coimbra, confirmant la condamnation du requérant sur la base de l’article 187 du Code pénal, a souligné que le requérant avait voulu porter atteinte à « l’image » de la mairie de Montemor-o-Velho (paragraphe 17 ci-dessus).
36. Or, la Cour relève que l’article 187 du Code pénal réprime la propagation de faits mensongers susceptibles « d’affecter la crédibilité, le prestige ou la confiance dus à une personne morale, institution, corporation, organe ou service exerçant l’autorité publique » mais, comme il a été établi par une jurisprudence unanime des tribunaux portugais, il ne permet pas de sanctionner les jugements de valeurs portant atteinte à l’honneur des institutions publiques (paragraphe 22 ci-dessus). De surcroît, l’alinéa 2 de l’article 187 ne renvoie pas à l’article 182 du Code pénal qui étend la répression de l’injure aux écrits, gestes et images.
37. Il est vrai que, en l’espèce, les tribunaux portugais ont reproché au requérant l’usage du terme « falsification ». Tout en admettant que le numéro ISBN de l’ouvrage en question était celui d’une maison d’éditions privée, le tribunal de Montemor-o-Velho a établi que ceci était dû à un simple lapsus matériel, corrigé par la suite. Le tribunal s’est contenté d’ajouter que « le requérant savait ou aurait dû savoir, dans ces circonstances, que qualifier l’édition d’un tel ouvrage de ‘falsification’ portait atteinte à la réputation de la mairie ». Force est toutefois de constater qu’en mettant ainsi en exergue une erreur figurant sur la fiche technique, la base factuelle des propos du requérant était exacte et ne tombait pas non plus sous les coups de l’article 187 du Code pénal, qui réprime la propagation de « faits mensongers ». Par ailleurs, la Cour relève que le requérant a soutenu, tout au long de la procédure, que ce constat correspondait à la réalité (paragraphes 14 et 16 ci-dessus) ou qu’il y avait des raisons sérieuses de le croire (paragraphe 16 ci-dessus).
38. Par conséquent, la Cour considère que l’article 187 du Code pénal ne constituait pas une base légale suffisante pour la condamnation du requérant et que l’ingérence qu’il a subi dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression n’était pas « prévue par la loi » au sens de la Convention.
39. Au surplus, bien que le défaut de base légale soit, en soi, un motif suffisant pour conclure à la violation de l’article 10, la Cour estime utile d’examiner si, dans la présente affaire, les autres conditions prévues à l’article 10 § 2 ont été remplies.
40. A cet égard, la Cour rappelle que, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, il lui incombe de déterminer si la restriction apportée à la liberté d’expression du requérant était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V ; et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, CEDH 2004-XI). Elle rappelle également que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 46, CEDH 1999‑VIII ; Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 35, 26 février 2002 ; Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X ; Eon c. France, no 26118/10, § 59, 14 mars 2013).
41. En l’espèce, la Cour relève que la protection de la crédibilité et du prestige de la mairie de Montemor-o-Velho ainsi que de la confiance des citoyens dans cette institution constituait un but légitime au sens de la Convention.
42. Elle souligne ensuite que, même si le requérant n’est ni un homme politique, ni un journaliste, à l’époque des faits, il dirigeait une association culturelle qui était partenaire de la mairie de Montemor-o-Velho dans la divulgation d’œuvres littéraires (voir paragraphe 6 ci-dessus) et les déclarations pour lesquelles il fut condamné visaient le comportement de la mairie à propos de ce partenariat. Même si, comme le souligne le Gouvernement, le requérant avait un intérêt privé dans le cadre de ce partenariat, la Cour considère que les propos litigieux s’inscrivaient incontestablement dans un débat d’intérêt général, à savoir la gestion de la mairie de Montemor-o-Velho et l’utilisation par cette dernière de fonds publics dans le contexte d’une initiative culturelle (voir, mutatis mutandis, Renaud c. France, no 13290/07, §§ 32-33, 25 février 2010 ; et Jean‑Jacques Morel c. France, no 25689/10, § 38, 10 octobre 2013).
43. Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qu’il convient d’opérer entre déclarations de faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les secondes ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 103 ; Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204). Toutefois, même en présence de jugements de valeurs, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur totalement dépourvu de base factuelle peut se révéler excessif (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I ; Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV ; Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001‑II ; et Renaud c. France, no 13290/07, §§ 35-36, 25 février 2010).
Or, contrairement aux juridictions nationales, la Cour estime que, dans la mesure où elles prêtaient des motivations ou intentions douteuses à la mairie de Montemor-o-Velho, les déclarations du requérant ne doivent pas être considérées comme des allégations de fait qui l’obligeaient à en démontrer l’exactitude (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen précité, § 50). Il ressort du libellé de ces déclarations et de leur contexte qu’elles tendaient à faire connaître les propres opinions du requérant et s’apparentaient donc plutôt à des jugements de valeur. De surcroit, comme la Cour l’a relevé plus haut (paragraphe 37, ci-dessus), les propos du requérant dans la présente affaire, certes polémiques, reposaient sur une base factuelle exacte et ne peuvent donc pas être considérés comme excessifs (voir, mutatis mutandis, Oberschlick c. Autriche (no 1), précité, § 33).
44. En outre, la Cour souligne que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’une institution publique que d’un simple particulier ou même d’un homme politique, notamment lorsque celle-ci est dotée, comme dans le cas d’espèce, d’un pouvoir exécutif. Dans un système démocratique, en effet, ses actions ou omissions doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de la presse et de l’opinion publique (voir, mutatis mutandis, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236 ; et Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 114, 8 juillet 2014).
45. Dans ces conditions, et abstraction faite de la question de la base légale (paragraphes 38 et 39 ci-dessus), nonobstant les conclusions tirées par les juridictions portugaises, la Cour estime que les propos du requérant n’ont pas dépassé les limites de la critique admissible au regard de l’article 10 de la Convention.
46. Par ailleurs, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Cumpănă et Mazăre, précité, §§ 113-115, CEDH 2004-XI ; Kubaszewski c. Pologne, no 571/04, § 46, 2 février 2010). En l’espèce, la condamnation du requérant à une amende pénale était de toutes manières manifestement disproportionnée et faisait peser sur lui une charge excessive et disproportionnée, susceptible d’avoir un effet dissuasif sur la liberté de critique de l’opinion publique à l’égard des institutions (voir, mutatis mutandis, Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 102, 1er mars 2007 ; et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).
47. En somme, bien que pertinents, les motifs avancés par le Gouvernement ne suffisent pas à établir que l’ingérence incriminée fût « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour estime qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, la restriction au droit du requérant à la liberté d’expression entrainée par sa condamnation et, d’autre part, le but légitime poursuivi.
48. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
LES JOURNAUX MUNICIPAUX DOIVENT RESPECTER L'ARTICLE 10
SALIYEV CONTRE RUSSIE DU 21 OCTOBRE 2010 REQUETE N° 35016/03
Le rédacteur en chef retire après la diffusion son journal municipal suite à des propos contre son équipe municipale
La Cour note que des exemplaires du journal ont été retirés de la distribution et détruits après que l’article ait été retenu par l’équipe éditoriale et que l’édition ait été imprimée et publiée. Après la publication, toute décision limitant la diffusion de l’article de M. Saliyev doit être considérée comme une atteinte à sa liberté d’expression. De plus, la principale raison du retrait litigieux était la teneur de l’article. Le gouvernement russe a admis que le rédacteur en chef avait retiré les journaux de la vente par crainte de possibles sanctions civiles ou administratives. Ce retrait s’analyse donc en une atteinte aux droits garantis par l’article 10 dans le chef de M. Saliyev.
A partir des éléments dont elle dispose, la Cour ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion des juridictions internes selon laquelle le retrait a été ordonné par le rédacteur en chef. Celui-ci était nommé et payé par la municipalité, qui, possédant le journal, avait le droit d’en contrôler la ligne éditoriale dans une certaine mesure ; et il apparaît que sa décision était motivée par sa propre perception de la situation et des éventuelles répercussions négatives de l’article, et qu’aucune autorité publique n’avait exprimé son mécontentement à l’égard de cette publication. Néanmoins, étant donné qu’il était tenu de garantir la loyauté de son journal à la municipalité et à sa ligne politique, sa décision peut s’analyser en un acte de censure politiquement motivé. La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel la municipalité
n’est pas une autorité de l’Etat aux fins de la Convention, compte tenu du fait qu’en droit russe, les autorités municipales sont traitées à bien des égards de la même manière que les organes fédéraux ou régionaux. L’atteinte portée aux droits de M. Saliyev est donc imputable à une autorité de l’Etat.
Le droit interne permet aux rédacteurs en chef de décider des questions relatives à la distribution de leurs journaux. La décision litigieuse peut donc être considérée comme légale. La Cour est également disposée à admettre que cette décision poursuivait l’objectif légitime aux fins de l’article 10 de protéger « la réputation ou les droits d’autrui », en l’occurrence ceux des agents de l’Etat et des responsables de l’entreprise locale d’énergie visés par l’article.
Pour ce qui est du point de savoir si le retrait était «nécessaire dans une société démocratique», la Cour souligne que l’article de M. Saliyev portait sur une question relative à la gestion des ressources publiques, sujet qui est au cœur du domaine d’activité des médias et du droit du public de recevoir des informations. Les juridictions internes ne sont pas demandé si cet article avait franchi les limites de la critique admissible et n’en ont analysé ni le fond ni la forme ; elles ont simplement traité le grief de M. Saliyev sous l’angle économique. La Cour souligne que la relation entre un journaliste et un rédacteur en chef n’est pas seulement et pas toujours une relation commerciale, et que dans le cas de M. Saliyev, elle n’était pas de cet ordre, le journal étant, selon ses propres statuts, une institution municipale visant à informer le public des questions sociales, politiques et culturelles locales. Les juridictions internes ont donc manqué à justifier le retrait du point de vue de l’article 10. L’avis critique exprimé par M. Saliyev dans son article était en outre raisonnablement étayé par des faits qui n’ont jamais été contestés.
La Cour conclut, à l’unanimité, à la violation de l’article 10.
LES HOMMES POLITIQUES
Roy et Malaurie C. France du 03 octobre 2000 Hudoc 1880 requête 3400/96
Le requérant est un journaliste de "l'évènement du jeudi"; journal aujourd'hui disparu.
Il a accusé des dirigeants du Parti Socialiste de profiter des fonds des immigrés dans un article concernant les procédures judiciaires contre la Sonacotra.
La Cour constate l'ingérence prévue par la loi soit l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 et le but légitime poursuivi soit d'une part, la réputation et les droits d'autrui et d'autre part, l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire; reste à savoir si cette ingérence était nécessaire.
LE CARACTERE IMPERATIF DE LA "NECESSITE"
La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique: si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d'autrui ainsi qu'à la nécessité d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général.
La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire même de provocation.
D'une manière générale, la "nécessité" d'une quelconque restriction à l'exercice de la liberté d'expression doit se trouver établie de manière convaincante.
Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un "besoin social impérieux" susceptibles de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d'une certaine marge d'appréciation.
Lorsqu'il y va de la presse, comme en l'espèce, le pouvoir d'appréciation national se heurte à l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d'accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu'il s'agit de déterminer, comme l'exige le paragraphe 2 de l'article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi.
La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elle ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation.
Pour cela, la Cour doit considérer "l'ingérence" litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants".
§35: La présente espèce visait des personnalités du monde politique français et mettait en cause leurs agissements, prétendument frauduleux à la direction d'une société publique de gestion de foyers d'hébergement pour immigrés.
§36: La Cour note que d'autres mécanismes protecteurs des droits de la personne mise en cause - tels les articles 9§1 du code civil et les articles 11 et 91 du code de procédure pénale, rendent non nécessaire l'interdiction absolue prévue par la loi de 1931.
§37: En conclusion, la condamnation des journalistes ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite des buts légitimes visés, compte tenu de l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. Il y a donc eu violation de l'article 10 de la Convention"
BRASILIER c. FRANCE du 11 AVRIL 2006 Requête no 71343/01
UN MAIRE DE PARIS DOIT ACCEPTER DES PROPOS D'ACCUSATION
"27. La condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, §§ 34-37 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 41, CEDH 1999-I).
1. « Prévue par la loi »
28. La Cour constate que les juridictions compétentes se sont fondées sur les dispositions, notamment les articles 23 et 29, de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse. L’ingérence était donc bien « prévue par la loi ».
2. « Buts légitimes »
29. Selon le Gouvernement, l’ingérence avait pour but de protéger la réputation et les droits d’autrui. La Cour n’aperçoit aucune raison d’adopter un point de vue différent.
3. « Nécessaire dans une société démocratique »
30. La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ces buts.
a) Principes généraux
31. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, p. 2885, § 51 ; Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).
32. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire, précité, § 45). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus (News Verlags GmbH & CoKG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I). En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, pp. 2547-2548, § 51 ; Lehideux et Isorni, précité, p. 2885, § 51).
b) Application en l’espèce
33. En l’espèce, le requérant a été relaxé par le tribunal correctionnel de Paris. Constatant que, faute d’appel du ministère public, la relaxe prononcée par le tribunal était devenue définitive, la cour d’appel de Paris jugea que le requérant avait néanmoins commis une faute civile et le condamna à payer un franc de dommages et intérêts à la partie civile.
34. La Cour note que pour condamner le requérant, les juges d’appel ont estimé que si la légalité de la manifestation était établie, le requérant avait cependant commis une diffamation à l’égard de son adversaire, M. Tiberi, pour avoir imputé à celui-ci la commission d’infractions pénales et ce, sans en rapporter la preuve et avec un « indiscutable » manque de mesure dans l’expression exigible en l’espèce.
35. Le requérant devait donc établir la véracité des propos lisibles sur les banderoles et sur son tract pour éviter sa condamnation. A cet égard, la Cour rappelle que, dans les affaires Lingens et Oberschlick (no 1) c. Autriche (respectivement des 8 juillet 1986, série A no 103, p. 28, § 46, et 23 mai 1991, série A no 204, pp. 27-28, § 63), elle avait distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Pour les jugements de valeur, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 42, CEDH 2001-II).
36. La Cour rappelle également que, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur totalement dépourvu de base factuelle peut se révéler excessif (arrêts De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Recueil 1997-I, p. 236, § 47 ; Oberschlick c. Autriche (no 2) du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1276, § 33 ; Jerusalem, précité, § 43).
37. Contrairement à la cour d’appel de Paris, la Cour estime que les déclarations incriminées dans la présente affaire reflètent des assertions sur des questions d’intérêt public et constituent, dans les circonstances de l’espèce, compte tenu de la tonalité générale des banderoles et du tract, davantage des jugements de valeur que de pures déclarations de fait.
38. Reste à savoir si la base factuelle de ces jugements de valeur était suffisante. A cet égard, la Cour note que des bulletins de vote avaient disparu et que l’élection a été contestée devant le juge électoral. Il est par ailleurs établi que les faits s’inscrivaient, comme l’a relevé le tribunal de grande instance de Paris, « dans le cadre d’une polémique nourrie », laquelle impliquait d’autres adversaires du maire et faisait l’objet de nombreux articles dans la presse nationale. La Cour relève enfin que l’ancien maire, adversaire du requérant et partie civile contre lui, a finalement été mis en examen par un juge d’instruction de Paris pour manœuvres frauduleuses de nature à fausser le scrutin de 1997. Même si, compte tenu de la présomption d’innocence, qui est garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, une personne mise en examen ne saurait être réputée coupable, la base factuelle n’était pas inexistante en l’espèce, alors surtout qu’en tant que maire, la personne « diffamée » avait la responsabilité de l’organisation du scrutin et de son bon déroulement.
39. S’agissant du fait que, selon la cour d’appel de Paris, les propos du requérant auraient « indiscutablement manqué de mesure (...) y compris dans le contexte évoqué », la Cour ne saurait partager ce point de vue. Si les propos avaient assurément une connotation négative, force est de constater que, malgré une certaine hostilité dans les propos litigieux (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79-80, 7 février 2002) et la gravité éventuellement susceptible de les caractériser (Thoma c. Luxembourg, arrêt du 29 mars 2001, Recueil 2001-III, § 57), la question centrale des banderoles et du tract incriminés concernaient le déroulement d’un scrutin électoral. Or le libre débat politique est essentiel au fonctionnement démocratique.
40. Par ailleurs, la Cour rappelle que, sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent également une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir, notamment, arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 ; Lingens, précité, p. 26, § 41 ; Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 26, § 37 ; Piermont c. France du 27 avril 1995, série A no 314, p. 26, § 76 ; De Haes et Gijsels, précité, p. 236, § 46 ; Lehideux et Isorni, précité, p. 2887, § 55 ; Fressoz et Roire, précité, § 45).
41. La Cour rappelle à ce titre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (arrêts Lingens, précité, p. 26, § 42 ; Incal c. Turquie, 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1567, § 54 ; Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 74, CEDH 2001-VIII). Il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique. La Cour accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses. Y permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d’expression en général dans l’Etat concerné (Feldek, précité, § 83). En l’espèce, les propos litigieux visaient un député, maire de Paris et maire du Ve arrondissement de Paris, qui était assurément une personnalité politique et médiatique. La Cour rappelle également qu’elle a déjà constaté que la base factuelle sur laquelle reposaient lesdits propos n’était pas inexistante.
42. Par ailleurs, le requérant était lui-même candidat à l’élection litigieuse : or des ingérences dans la liberté d’expression d’un membre de l’opposition, qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus strict (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, série A no 236, pp. 22-23, § 42 ; Piermont, précité, p. 26, § 76 ; Incal, précité, p. 1566, § 48). Le fait qu’un adversaire des idées et positions officielles doit pouvoir trouver sa place dans l’arène politique (Piermont, précité) inclut nécessairement la possibilité de pouvoir discuter de la régularité d’une élection. Enfin, dans le contexte d’une compétition électorale, la vivacité des propos est plus tolérable qu’en d’autres circonstances.
43. Certes, pour ce qui est des peines prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Sürek, précité, § 64 ; Chauvy, précité, § 78). Or, en l’espèce, le requérant n’a été condamné qu’à un franc de dommages-intérêts pour une diffamation constitutive d’une faute civile. Bien que la condamnation au « franc symbolique » soit la plus modérée possible, la Cour estime que cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant. Elle a d’ailleurs maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir mutatis mutandis, Cumpana et Mazaré c. Roumanie, arrêt du 17 décembre 2004 [GC], § 114).
44. En conclusion, la Cour estime que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention."
BRUNET-LECOMTE ET TANANT c.FRANCE du 08 octobre 2009 Requête 12662/06
UN DEPUTE EST MIS EN CAUSE
Dans son numéro de novembre 2000, le magazine Objectifs Rhône Alpe publia un article intitulé « Caisse d'épargne de Saint-Etienne, un député dans le collimateur de la justice » qui était annoncé en page de couverture de la revue. L'article rendait compte des conclusions d'un rapport de la commission bancaire de la Banque de France (organisme d'Etat chargé de surveiller le respect par les banques des dispositions législatives et réglementaires qui leur sont applicables) et d'un second rapport faisant suite à une enquête interne de la caisse nationale d'épargne évoquant le rôle joué dans la gestion de l'établissement par C., député, premier adjoint au maire et également président du conseil de surveillance de la caisse d'épargne régionale. Le chapeau de cet article, accompagné d'une photo de C., pouvait se lire comme suit :
« [C.], député RPR et premier adjoint au maire de Saint-Etienne, est aujourd'hui au centre de la tempête qui secoue la Caisse d'Epargne de cette ville. Nommément cité dans un rapport interne de la caisse nationale, cet élu est soupçonné d'avoir profité de sa position de membre du conseil de surveillance de ce puissant établissement financier pour se faire payer de confortables notes de frais mais aussi pour faire embaucher ses proches ou leur faire décrocher certains marchés. Une affaire aujourd'hui entre les mains de la police judiciaire qui semble avoir déjà fait quelques découvertes assez surprenantes. Reste à savoir si cette affaire sera étouffée à la veille des élections municipales.»
Condamnés pour diffamation, la CEDH constate la violation de l'article 10
46. La condamnation des requérants constitue une « ingérence d'autorités publiques » dans leur droit à la liberté d'expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l'article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
47. La Cour constate que la plainte avec constitution de partie civile déposée par C. visait à la fois l'infraction de diffamation publique envers un parlementaire et celle de diffamation publique envers un particulier. Or, par réquisitoire du 4 décembre 2000, le parquet de Saint-Etienne décida d'ouvrir une information judiciaire pour des faits de diffamation publique seulement envers un particulier, infraction prévue par les articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881. Les requérants ont été condamnés sur ce fondement.
48. La Cour n'entend pas substituer son appréciation à celle des juridictions nationales ayant statué sur la qualification des faits de l'espèce au regard du droit interne. Elle estime que les arguments des requérants contestant la qualification donnée par les juridictions internes au contenu de l'article litigieux, portant notamment sur la circonstance que celui-ci visait principalement un homme politique et non un simple particulier, relèvent davantage de l'examen de la proportionnalité de la mesure.
Elle note qu'en l'espèce, pour aboutir à la condamnation des requérants, les juridictions se sont fondées sur les articles pertinents de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et estime dès lors que la base de l'ingérence était donc bien « prévue par la loi » (voir, entre autres, Chauvy et autres c. France, n° 64915/01, §§ 45-49, CEDH 2004-VI, ou Brasilier c. France, no 71343/01, § 28, 11 avril 2006).
b) But légitime
49. A l'instar du Gouvernement, la Cour admet que l'ingérence en cause poursuivait un but légitime au sens de l'article 10 § 2, à savoir la protection de la réputation ou des droits d'autrui, en l'occurrence celle de C.
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
50. Pour analyser la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique, la Cour doit d'abord examiner la question de savoir si en l'espèce l'article de presse visait C. en tant que particulier ou en tant qu'homme politique. A cet égard, elle rappelle que dans l'exercice de son pouvoir de contrôle, elle n'a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I).
51. En l'espèce, la Cour constate que l'article incriminé est intitulé « Caisse d'épargne de Saint-Etienne, un député dans le collimateur de la justice », que cet article fait mention à plusieurs reprises du rôle d'élu de C. et que les requérants citent le rapport de la caisse d'épargne de la manière suivante : « On parle d'abus de biens sociaux, de trafic d'influence et de prise illégale d'intérêts » alors que ces deux dernières infractions font référence à l'exercice de mandats publics comme l'a précisément relevé la première cour d'appel.
52. Compte tenu des nombreuses références à la vie politique de C., notamment à son mandat de député de la ville de Saint-Etienne, et à sa fonction de premier adjoint au maire, la Cour considère que, dans ce contexte particulier, son mandat politique est étroitement associé à son rôle de dirigeant de la caisse d'épargne. Elle estime donc que C. était aussi visé par les requérants en tant qu'homme politique et pas seulement en tant que dirigeant de la banque (voir, mutatis mutandis, Desjardin c. France n°22567/03, §§ 39 et suiv., 22 novembre 2007. Sa tâche doit donc se concevoir à la lumière des principes établis dans sa jurisprudence et relatifs à la liberté d'expression envers un personnage public.
53. A l'instar des requérants, elle rappelle sur ce point que les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique, visé en cette qualité, que d'un simple particulier : à la différence du second, le premier s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance. Assurément, le paragraphe 2 de l'article 10 permet de protéger la réputation d'autrui, c'est-à-dire de chacun. L'homme politique en bénéficie lui aussi, même quand il n'agit pas dans le cadre de sa vie privée, mais en pareil cas les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103 ; Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV ; Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 74, CEDH 2001-VIII).
54. En l'espèce, les requérants ont été condamnés pour avoir publié dans une revue locale un article reprenant les conclusions d'un rapport de la commission bancaire et d'un rapport interne de la caisse d'épargne dont certains passages laissaient entendre que C. avait commis des infractions pénales et avait usé de ses fonctions à des fins personnelles.
55. Pour la Cour, cet article, dont le but était essentiellement d'informer la population locale sur les agissements d'un de ses élus, président du conseil de surveillance d'un établissement public, la caisse d'épargne régionale, et sur les soupçons qui pesaient sur lui, s'inscrit dans un débat d'intérêt général de sorte que l'on se trouve dans un cas où l'article 10 exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d'expression. Elle en déduit que la marge d'appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la mesure litigieuse était particulièrement restreinte (voir les arrêts Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005-II, et Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006-...).
56. La Cour rappelle qu'en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l'exercice de la liberté d'expression, la garantie que l'article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d'intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III, et Colombani et autres, précité, § 65). Il n'en reste pas moins que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire même de provocation (voir, notamment, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).
57. En l'espèce, la Cour constate que les juges du fond se sont essentiellement fondés sur le « ton » de l'article, qui tendait à présenter C. comme bénéficiaire de pratiques délictueuses ainsi que sur les termes employés dans les titres intermédiaires, qui manquaient de prudence. Ils ont estimé que ces éléments, combinés à l'absence de vérifications, caractérisaient l'absence de bonne foi des journalistes.
58. La Cour ne partage pas cette analyse. Elle relève d'une part que les requérants ont proposé de faire valoir une offre de preuves devant les juridictions internes, mais que celle-ci a été refusée au motif que les conditions requises pour la validité de cette offre n'étaient pas réunies. Il n'appartient pas à la Cour de spéculer sur l'issue de cette offre, mais de vérifier si les juridictions internes ont justifié leur condamnation de manière pertinente (voir notamment Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 48, Brunet-Lecomte et autres c. France, no 42117/04, § 46, 5 février 2009).
59. La Cour relève, d'autre part, que les requérants n'ont pas porté de jugements de valeur au travers de leur article, mais qu'ils se sont pour l'essentiel contentés de déclarations de fait. En effet, les passages de l'article laissant penser que C. avait pu commettre des infractions proviennent explicitement du rapport interne de la caisse d'épargne, soit par des citations entre guillemets, soit par une introduction qui fait référence au rapport (« le rapport souligne que... », « le rapport précise que... »). Par ailleurs, le chapeau de l'article, qui comporte un commentaire rédigé par le journaliste, n'affirme pas la culpabilité de C., qui n'a d'ailleurs pas été établie par les juridictions, mais précise que celui-ci était soupçonné d'avoir profité d'avantages et qu'il était au centre de la tempête qui secouait la caisse d'épargne.
60. Certes, le rapprochement entre les titres intermédiaires choisis par les requérants et le titre de l'article laissait entendre que C. avait effectué des dépenses importantes à hauteur de 700 000 FRF et des surfacturations. Cependant, la lecture du contenu de l'article permet de constater que ces comportements sont en réalité reprochés à d'autres dirigeants de cette banque par le rapport interne de la caisse d'épargne, C. étant soupçonné, toujours aux termes de ce rapport, d'avoir dépensé 400 000 FRF en frais de mission sur une seule année.
61. La Cour rappelle qu'exiger de manière générale que les journalistes se distancient systématiquement et formellement du contenu d'une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur ne se concilie pas avec le rôle des médias d'informer sur des faits ou des opinions et des idées qui ont cours à un moment donné (arrêt Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 37, CEDH 2004-II). Elle estime qu'en l'espèce, les requérants ont fait preuve d'une certaine prudence dans l'expression en publiant des extraits du rapport accompagnés de commentaires objectifs et en recueillant les observations de C. quant aux accusations dirigées contre lui. Ces déclarations ont d'ailleurs été publiées à la fin de l'article litigieux. A l'instar des juridictions nationales, la Cour constate également que dans cet article les requérants n'ont fait preuve d'aucune animosité personnelle à l'encontre de C. Quant à l'argument du Gouvernement qui souligne qu'à aucun moment les requérants n'ont pris la peine de préciser qu'aucune poursuite n'avait été dirigée contre C., la Cour note qu'il ressort des termes même de l'article que des investigations pénales étaient en cours au moment de la publication et que personne n'avait encore été officiellement mis en cause.
62. Concernant la base factuelle à l'origine de l'article, la Cour relève qu'il s'agissait de deux rapports, l'un émanant de la commission bancaire de la Banque de France, l'autre d'une enquête « interne » de la caisse d'épargne. Si ces deux rapports étaient confidentiels, ils pouvaient néanmoins être considérés comme crédibles pour ce qui est des allégations litigieuses. La Cour observe également que le premier rapport a été rendu après une enquête de neuf mois et qu'il a servi de fondement à l'ouverture d'une enquête préliminaire à l'initiative du procureur de la République de Saint-Etienne. Les informations qu'il contenait étaient donc suffisamment précises pour permettre à la justice d'enquêter sur les faits qu'il dénonçait. La Cour rappelle que lorsque la presse contribue au débat public sur des questions suscitant une préoccupation légitime, elle doit en principe pouvoir s'appuyer sur des rapports officiels sans avoir à entreprendre des recherches indépendantes. Sinon, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil 1996-II, et Colombani, précité, § 65). Or, même si les rapports n'étaient pas publics, la Cour estime que les requérants pouvaient raisonnablement s'appuyer sur les informations concordantes contenues dans ces rapports émanant pour l'un d'entre eux d'une autorité officielle.
63. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité d'une atteinte au droit à la liberté d'expression (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI). La Cour rappelle à cet égard qu'une atteinte à la liberté d'expression peut risquer d'avoir un effet dissuasif quant à l'exercice de cette liberté (voir mutatis mutandis, Brasilier c. France, no 71343/01, § 43, 11 avril 2006). En l'espèce les requérants ont été condamnés en première instance à verser 12 000 EUR d'amende ainsi que 158 000 EUR de dommages et intérêts à C. En appel, ce dernier montant a été ramené à 19 000 EUR auxquels la Cour de cassation a ajouté 2 000 EUR de frais et dépens. La Cour constate que la condamnation des requérants est exclusivement civile puisqu'ils ont bénéficié d'une amnistie sur le plan pénal. Cependant elle considère que le montant de ces dommages et intérêts, même réduit, reste important au regard des faits pour lesquels les requérants ont été condamnés, s'agissant en l'espèce d'un média d'envergure locale.
64. En conclusion, la Cour estime que la condamnation des requérants ne représentait pas, compte tenu d'une part de l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté d'expression, d'autre part, de la marge d'appréciation réduite s'agissant d'informations d'intérêt général, et enfin du fait que la critique visait en l'espèce les agissements d'un homme investi d'un mandat public, un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé.
65. A la lumière de l'ensemble des circonstances particulières de l'espèce, la condamnation des requérants s'analyse en une ingérence qui n'était pas nécessaire dans une société démocratique, au sens de l'article 10 § 2 de la Convention, pour protéger la réputation et les droits de C.
66. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
ARRÊT RENAUD CONTRE FRANCE DU 25 FEVRIER 2010 REQUÊTE 13290/07
UN CONSEILLER MUNICIPAL DOIT ACCEPTER LA CRITIQUE
28. La Cour relève tout d’abord, ce qui n’est pas contesté par les parties, que la condamnation du requérant pour des faits qualifiés de « diffamation et injures publiques envers un citoyen chargé d’un mandat public » constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression.
29. Elle constate en outre qu’une telle ingérence est prévue par la loi, les infractions pour lesquelles le requérant a été condamné, tout comme les sanctions prononcées, trouvant leur fondement dans la loi du 29 juillet 1881.
30. Il ne peut davantage être mis en doute que cette ingérence visait un but « légitime ». A cet égard, la Cour considère, à l’instar du Gouvernement, qu’elle avait pour but de protéger la réputation et les droits d’autrui.
31. Il appartient donc à la Cour de rechercher si, à la lumière des principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 (voir, parmi de nombreux autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, §§ 51 et 55, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, Mamère c. France, no 12697/03, § 19, CEDH 2006-XIII, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007-XI), cette ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ce but.
32. D’emblée, la Cour relève, avec les juges d’appel, que les propos incriminés s’inscrivent dans le cadre d’une polémique entre la municipalité sénonaise et l’association présidée par le requérant à propos de la politique d’urbanisme conduite par le maire et son équipe municipale. Il apparaît à cet égard manifeste que la plaignante est visée en sa qualité de maire.
33. Les propos litigieux trouvent par conséquent leur place dans un débat d’intérêt général et relèvent de l’expression politique et militante, de sorte que l’on se trouve dans un cas où l’article 10 exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression. Il en résulte que la marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » des sanctions prononcées contre le requérant était particulièrement restreinte (voir, entre autres, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 90, CEDH 2005-II, Mamère, précité, § 25, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, §§ 46 et 56, et Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006).
34. La Cour note à cet égard, pour autant qu’il lui appartienne d’en juger (voir, par exemple, Mamère, précité, § 22) que les juges d’appel se sont attachés à rechercher effectivement si les propos incriminés présentaient un caractère diffamatoire ou injurieux. Ils ont ainsi relaxé le requérant au titre de plusieurs passages, dont ils ont jugé qu’ils relevaient de la libre critique politique. En revanche, pour condamner le requérant au titre des autres passages litigieux, la cour d’appel a écarté toute bonne foi de la part du requérant, estimant notamment qu’il ne démontrait pas avoir procédé à un minimum d’enquête.
35. La Cour rappelle la distinction qu’il convient d’opérer entre déclarations de fait et jugements de valeur (voir, entre autres, Lingens, précité, § 46). Si la matérialité des premières peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Pour les jugements de valeur, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 42, CEDH 2001-II).
36. La Cour rappelle également que, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur peut se révéler excessif lorsqu’il s’avère totalement dépourvu de base factuelle (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil 1997-I, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, et Jerusalem, précité, § 43).
37. Elle estime que les propos litigieux constituent, dans les circonstances de l’espèce, compte tenu de leur tonalité générale, davantage des jugements de valeurs que des déclarations de fait (voir, mutatis mutandis, Brasilier, précité, § 37, et Desjardin c.France, no 22567/03, § 42, 22 novembre 2007).
38. Quant à savoir si la base factuelle de ces jugements de valeur était suffisante, la Cour observe, s’agissant plus particulièrement de l’assertion visant la politique de sécurité, qu’une telle base n’est pas inexistante, compte tenu de la publication de deux articles de la presse nationale aux titres explicites. S’agissant des autres propos imputés au requérant, la Cour note qu’ils s’inscrivent dans le cadre d’une polémique d’une vivacité patente entre l’association du requérant et la mairie. L’un (« Alors cynique, schizophrène ou menteuse, MLF ? »), relève d’une critique générale de la politique de la municipalité en lien direct avec ce contexte tendu. Quant à l’autre (« c’est je m’en mets plein les poches »), s’il ne s’appuie sur aucun fait de nature à laisser supposer un enrichissement personnel de la plaignante, il s’inscrit incontestablement dans le cadre des interrogations que répercute l’association du requérant quant à la légalité et aux motivations réelles des projets mis en cause. Contrairement aux juges d’appel, la Cour estime à cet égard que les termes employés ne peuvent manifestement être dissociés de la critique relative à un cumul d’emplois qui leur est directement accolée entre parenthèses, et qui s’appuie sur des références précises.
39. Quant au fait que, selon la cour d’appel de Paris, les propos litigieux auraient excédé les limites de la libre critique politique, la Cour estime que dans ce domaine l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel : ce sont là les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 34, CEDH 2000-X, et Almeida Azevedo c. Portugal, no 43924/02, § 30, 23 janvier 2007).
40. La Cour relève certes que les propos imputés au requérant sont d’une virulence certaine. Pour autant, elle retient que, même s’ils ne s’inscrivent pas dans le cadre de la liberté d’expression d’un membre de l’opposition à proprement parler, ces propos relèvent de l’expression de l’organe représentant d’une association portant les revendications émises par ses membres sur un sujet d’intérêt général dans le cadre de la mise en cause d’une politique municipale. La Cour observe d’ailleurs que le requérant, engagé dans la vie politique locale, ainsi qu’en atteste notamment son élection ultérieure, s’inscrivait dans une démarche d’opposition politique. Elle doit en conséquence se livrer à un contrôle particulièrement strict (voir Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005-II et, mutatis mutandis, Brasilier, précité, § 42). En outre, lorsque, comme en l’espèce, le débat porte sur un sujet émotionnel tel que le cadre de vie des riverains d’un projet immobilier, les élus doivent faire preuve d’une tolérance particulière quant aux critiques dont ils font l’objet et, le cas échéant, aux débordements verbaux ou écrits qui les accompagnent (voir, mutatis mutandis, Brasilier, précité, § 42).
41. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre la nécessité de protéger le droit du requérant à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation de la plaignante. Si les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant pouvaient ainsi passer pour pertinents, ils n’étaient pas suffisants et ne correspondaient dès lors à aucun besoin social impérieux. La Cour rappelle à cet égard l’intérêt plus général d’assurer le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique qui domine la Convention tout entière (Almeida Azevedo, précité, § 32, et Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 58, série A no 204).
42. Par ailleurs, s’agissant des sommes mises à la charge du requérant, la Cour considère que leur montant relativement modéré ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression de ce dernier. Elle a d’ailleurs souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, entre autres, Brasilier, précité, § 43).
43. La Cour en conclut que la condamnation du requérant ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé, compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté d’expression.
44. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Arrêt Conceição Letria contre Portugal du 12/04/2011 requête 4049/08
Un homme politique doit accepter d'être critiqué et contredit
Les Faits
Le requérant, Joaquim Letria, est un ressortissant portugais né en 1943 et résidant à Corroios (Portugal).
Le 6 mars 2001 l’effondrement d’un pont à Castelo de Paiva (Portugal) tua 59 personnes. Afin de découvrir les causes de cet accident, le parlement portugais créa une commission parlementaire d’enquête. Celle-ci questionna M. Antero Gaspar, préfet du district d’Aveiro et ancien maire de Castelo de Paiva, sur d’éventuelles autorisations données à des sociétés afin de procéder à des extractions de sables susceptibles d’avoir contribué à l’affaiblissement du pont. M. Gaspar déclara ne pas avoir de souvenirs à ce propos. Par la suite, il fut confronté à des documents signés par lui-même remettant en cause la véracité de ses déclarations faites devant la commission.
Le requérant, journaliste très connu au Portugal, était à l’époque chroniqueur à 24 Horas, ancien quotidien national. Dans l’édition du 25 septembre 2001, il publia une chronique intitulée « Risques et bonimenteurs » dans laquelle il avançait que M. Gaspar avait menti à la commission parlementaire. Il utilisa le mot aldrabão (bonimenteur) à l’égard de l’homme politique.
Suite à une plainte déposée par M. Gaspar à l’encontre de Joaquim Letria, ce dernier fut déclaré coupable de diffamation aggravée par un jugement du Tribunal de Castelo de Paiva rendu le 24 décembre 2005, en particulier pour l’utilisation du terme aldrabão. Joaquim Letria fit appel de cette décision en soutenant, sur le fondement de l’article 180 §2 b) du code pénal, qu’il était à même de prouver la réalité des faits considérés comme diffamatoires. Le 28 juin 2006, la Cour d’appel rejeta cet appel en affirmant qu’il avait exprimé un jugement de valeur, lequel ne saurait faire l’objet d’une démonstration de sa véracité. Considérant que l’interprétation de l’article 180 § 2 b) donnée par la Cour d’appel était contraire à la Constitution, Joaquim Letria déposa un recours constitutionnel. Par un arrêt du 11 juillet 2007, porté à la connaissance du requérant le 16 juillet 2007, le Tribunal Constitutionnel déclara qu’une telle interprétation de ce texte ne violait aucune disposition de la Constitution.
Article 10 (liberté d’expression)
Il ne prête pas à controverse que la condamnation de Joaquim Letria avait une base légale en droit portugais et visait le but légitime de protéger la réputation ou les droits d’autrui. La Cour doit cependant déterminer si cette condamnation était également « nécessaire dans une société démocratique».
La Cour relève d’abord que les juridictions portugaises reprochaient principalement à Joaquim Letria d’avoir utilisé dans l’article litigieux le terme aldrabão (bonimenteur) à propos de l’ancien maire de Castelo de Paiva et préfet d’Aveiro à l’époque des faits.
Or, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique agissant en sa qualité de personnage public, que d’un simple particulier. Bien que, même en dehors du cadre de sa vie privée, l’homme politique ait le droit à ce que sa réputation soit protégée, il convient de trouver un équilibre entre les nécessités de cette protection et les intérêts de la libre discussion des questions politiques, sachant que les exceptions à la liberté d’expression sont interprétées étroitement.
Dans le cas de Joaquim Letria, l’usage du mot aldrabão ne constituait pas une attaque personnelle gratuite. Il s’agissait pour lui de mettre en exergue ce qu’il considérait être des contradictions dans les réponses de M. Gaspar aux questions de la commission parlementaire chargée d’enquêter sur un accident ayant fait de nombreuses victimes.
Relevant manifestement du jugement de valeur, l’expression en cause ne se prêtait pas à une démonstration de sa véracité. Toutefois, l’opinion litigieuse ne s’est pas avérée excessive, en ce sens qu’elle reposait sur des comptes rendus révélant des contradictions dans la déposition de M. Gaspar et constituant ainsi une base factuelle suffisante.
Certes, l’article litigieux se révélait fort critique envers M. Gaspar, mais ce dernier devait, en tant qu’homme politique, faire preuve de plus de tolérance afin de contribuer au libre débat d’intérêt général sans lequel il n’existe pas de société démocratique.
Enfin, la Cour estime que la lourdeur des sanctions prononcées à l’encontre de Joaquim Letria à l’issue de sa condamnation risquait de dissuader les journalistes de favoriser la discussion publique de questions de société. De ce fait, elles sont susceptibles d’entraver la presse dans sa mission d’information et de contrôle.
La Cour conclu qu’un juste équilibre n’a pas été établi entre la nécessité de sauvegarder le droit de Joaquim Letria à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation de M. Gaspar. La restriction apportée à la liberté d’expression ne constituait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé.
Par conséquent, il y a eu une violation de l’article 10.
Il y a eu violation de l’article 10.
Arrêt Wizerkaniuk C. Pologne du 5 juillet 2011 requête 18990/05
Un homme politique ne peut s'opposer à la publication d'une interview
Le requérant, Jerzy Wizerkaniuk, est un ressortissant polonais, né en 1952 et résidant à Kościan (Pologne). Il était rédacteur en chef et copropriétaire d’un journal local, la Gazeta Kościańska.
En février 2003, deux journalistes de ce journal interviewèrent un député. Cette interview, qui dura environ deux heures, se déroula dans le bureau du député et fut enregistrée sur magnétophone. Après avoir lu le texte de cette interview avant l’impression de l’article dans le journal, le député refusa d’autoriser sa publication.
Environ deux mois après la tenue de cette interview, le journal en publia des extraits repris mot à mot de l’enregistrement. L’article précisait que le député avait refusé d’autoriser la publication.
Quelques jours après, sur plainte du député auprès du procureur, une procédure pénale fut engagée contre M. Wizerkaniuk pour publication d’une interview sans l’autorisation de la personne interviewée. La loi pertinente en l’espèce, la loi sur la presse de 1984, prévoit une sanction dans un tel cas. M. Wizerkaniuk fut déclaré coupable des faits qui lui étaient reprochés et condamné à une amende, les juridictions ayant conclu qu’il avait agi en violation des droits personnels du député.
M. Wizerkaniuk contesta sans succès la constitutionnalité de la loi sur la presse devant la Cour constitutionnelle polonaise, malgré les opinions exprimées par le procureur général, le président du Parlement et l’ombudsman, qui plaidaient tous en faveur du défaut de conformité de la loi à la Constitution. La Cour constitutionnelle considéra que les recours de droit civil disponibles apres une atteinte aux droits personnels ne suffisaient pas pour offrir un recours effectif en cas d’atteinte aux droits personnels. Elle estima par ailleurs que, lorsque les journalistes choisissaient de résumer les déclarations de la personne interviewée, ils n’étaient pas tenus de demander l’autorisation de les publier ou d’informer ladite personne avant la publication. La Cour constitutionnelle conclut en déclarant que l’exigence légale d’une autorisation avant publication constituait une garantie, pour les lecteurs, de l’authenticité des propos censés avoir été tenus lors d’une interview.
L’un des juges de la Cour constitutionnelle exprima une opinion dissidente dans laquelle il analysait l’exigence d’une autorisation comme une véritable censure rendant impossible au lecteur de connaître les déclarations originales de la personne interviewée.
Cette exigence pouvait dissuader les journalistes de poser des questions gênantes par crainte de ne pas être publiés. Le juge conclut en disant que punir la publication d’interviews non autorisées était dès lors excessif et avait un effet dissuasif pour le débat public.
RECEVABILITE
La Cour relève que, dans des arrêts antérieurs, elle a admis que le recours constitutionnel devant la Cour constitutionnelle polonaise constitue un recours effectif au sens de la Convention. Elle fait toutefois observer que M. Wizerkaniuk n’a formé son recours devant la Cour constitutionnelle qu’après avoir saisi la Cour de sa requête. Dès lors, la requête est recevable.
ARTICLE 10
Les juridictions polonaises ont appliqué la loi en vigueur, à savoir la loi sur la presse de 1984 et, partant, ont infligé une sanction pénale à M. Wizerkaniuk pour avoir publié une interview sans avoir reçu le consentement antérieur de la personne interviewée. La Cour souligne que l’obligation de vérifier l’exactitude des citations relève des obligations déontologiques normales des journalistes. Elle prévient toutefois que la crainte, chez les journalistes, d’être frappés de sanctions pénales en raison de leur activité ne manquerait pas d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression de cette profession, ce qui aurait des conséquences négatives pour la société dans son ensemble.
La Cour rappelle ensuite que, du fait du rôle qu’ils jouent dans la société, les hommes politiques ont en toute connaissance de cause accepté d’être soumis au contrôle de l’opinion publique et doivent donc faire preuve d’une tolérance plus grande à l’égard des critiques que les personnes privées. M. Wizerkaniuk a questionné le député sur ses activités politiques et sur ses affaires, une question d’intérêt public sur laquelle M. Wizerkaniuk avait le droit d’informer et la collectivité locale celui d’être informée.
Les juridictions polonaises ont imposé à M. Wizerkaniuk une sanction liée automatiquement à la publication d’une interview sans autorisation. L’homme politique n’a pas été tenu de donner les motifs de son refus d’autoriser la publication de l’interview. De plus, la sanction pénale ne se rattache absolument pas au contenu de l’article puisque la publication n’a en rien déformé les propos tenus par l’homme politique au cours de l’interview. Le droit interne ne fait pas obligation aux juridictions internes de prendre en considération la qualité d’homme politique de la personne interviewée. La loi offre aux personnes interviewées toute possibilité d’empêcher les journalistes de publier une interview qu’elles jugent gênante ou peu flatteuse, quelle que soient sa véracité ou son exactitude. En conséquence, la loi peut avoir comme résultat de dissuader les journalistes de poser des questions poussés de peur de voir leurs interlocuteurs empêcher la publication ultérieure de tout l’entretien en refusant leur autorisation.
La Cour a admis dans sa jurisprudence antérieure que l’octroi d’une indemnisation, après la publication d’un article, à des personnes victimes d’une atteinte à leurs droits au titre du respect de leur vie privée du fait de cette publication, constituait une réparation suffisante pour les violations subies.
La loi sur la presse a été publiée il ya presque 30 ans, avant l’effondrement du régime communiste en Pologne et à une époque où tous les médias étaient soumis à un régime de censure préalable. Pour la Cour, la façon dont la loi a été appliquée à M. Wizerkaniuk ne satisfait pas aux exigences que requiert la liberté d’expression dans une société démocratique.
Enfin, la Cour prend acte de l’unanimité avec laquelle les autres autorités judiciaires du pays ont jugé la loi sur la presse non conforme à la Constitution. Elle relève également le paradoxe suivant : plus les journalistes font preuve d’exactitude dans la présentation d’une information en fournissant des citations de l’interview plus ils risquent des poursuites pénales en cas de refus d’autorisation de la part de la personne interviewée.
La Cour conclut que les sanctions pénales qui ont frappé M. Wizerkaniuk ont emporté violation de l’article 10.
LESQUEN DU PLESSIS-CASSO c. FRANCE du 12 AVRIL 2012 Requête N° 54216/09
UN ADJOINT AU MAIRE DOIT ACCEPTER LA CRITIQUE
24. Le requérant estime que sa condamnation pénale a entraîné une violation des articles 6 et 10 de la Convention. La Cour relève que les arguments et griefs du requérant concernent en réalité exclusivement sa liberté d’expression. Dès lors, elle examinera cette requête uniquement sous l’angle de l’article 10, ainsi libellé:
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
25. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
26. Selon le requérant, B. D. s’exposait, en tant qu’élu municipal et adjoint au maire chargé des affaires financières, à des critiques d’autres membres du conseil municipal. Les propos litigieux intéressaient directement les fonctions de B. D. et sa capacité à gérer des affaires financières. Le requérant ajoute que les critiques formulées à l’égard de B. D. relèvent de son droit à la liberté d’expression en qualité d’élu de l’opposition s’exprimant devant une tribune politique sur un sujet d’intérêt général, à savoir la gestion des finances de la ville dont B. D. était chargé. Ses critiques n’étaient pas dénuées de base factuelle, en raison de l’ordonnance rendue par les juges d’instruction qui citaient B. D., de l’article de presse relatif à l’affaire des marchés publics d’Ile-de-France qui reproduisait ladite ordonnance et des oppositions politiques des deux hommes.
27. Le requérant soutient que les termes utilisés n’étaient pas manifestement outrageants ou insultants, mais uniquement teintés d’ironie, rappelant que les propos tenus dans le cadre d’un conseil municipal peuvent être vifs, voire parfois agressifs. Selon lui, il n’y a rien de diffamant à faire allusion à des faits réels se rapportant à une affaire financière largement médiatisée quand les questions en cours portent sur les finances de la ville. Le requérant ajoute que sa condamnation n’était pas justifiée par une hypothétique disproportion entre la légitimité du but poursuivi et le dommage allégué par B. D.
b) Le Gouvernement
28. Selon le Gouvernement, la condamnation du requérant constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, elle était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui. Il soutient que cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique, en raison de la particulière gravité des accusations portées contre B. D. qui ont dépassé les limites de la critique admissible ; les propos litigieux font suite à des propos de même nature du requérant, qui avaient donné lieu, en 2004 et 2006, à des procédures en diffamation engagées par B. D. Il ajoute que les termes litigieux font directement référence à l’affaire des marchés publics d’Ile-de-France dans laquelle avait été renvoyés un certain nombre d’hommes politiques accusés d’avoir reçu divers avantages ou fonds illicites. Cette affaire a donné lieu à un jugement du tribunal correctionnel de Paris le 28 octobre 2005, instance à laquelle B. D. n’était pas partie. Le Gouvernement soutient qu’en raison du contexte passé et des propos déjà tenus par le requérant à l’encontre de B. D., les allégations de corruption proférées à l’encontre du plaignant étaient particulièrement graves, dans la mesure où elles remettaient en cause sa probité et pouvaient aisément passer pour exactes auprès d’un public moins averti que le requérant.
29. Le Gouvernement considère que les propos se rapportaient à des faits sans rapport avec la qualité d’élu exercée par B. D. Le Gouvernement ajoute qu’ils ne s’inscrivaient pas dans le contexte d’un débat public sur la gestion de la commune de Versailles, qu’il s’agissait en réalité d’une altercation politique au niveau local et que ces propos étaient sans lien avec les questions débattues dans le cadre du conseil municipal.
30. Enfin, la condamnation du requérant à une amende de 1 500 euros, ainsi qu’au paiement d’une somme de 1 500 euros de dommages-intérêts, serait proportionnée et nécessaire dans une société démocratique.
2. Appréciation de la Cour
31. La Cour constate que les parties s’accordent à dire que la condamnation pénale du requérant pour diffamation publique envers un particulier constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Elle partage ce point de vue.
32. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
33. La Cour observe par ailleurs que cette ingérence était « prévue par la loi », la condamnation du requérant ayant été prononcée en application des articles 29, 32 et 48 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. La Cour rappelle qu’elle a déjà considéré que cette loi satisfait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 45-49, CEDH 2004-VI, Brasilier c France, no 71343/01, § 2811 avril 2006, et Mamère c. France, no 12697/03, § 18, CEDH 2006-XIII).
b) « Buts légitimes »
34. A ses yeux, une telle ingérence poursuivait l’un des buts légitimes visés à l’article 10 § 2, à savoir la protection de la réputation et des droits d’autrui.
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
35. La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ces buts.
i. Principes généraux
36. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII, et Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).
37. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus (News Verlags GmbH & CoKG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I). En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres, précité, § 70). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil 1997-VII ; Lehideux et Isorni, précité, § 51).
38. La Cour rappelle également que, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour les partis politiques et leurs membres actifs (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 46, Recueil 1998-I, et Desjardin c. France, no 22567/03, § 47, 22 novembre 2007). En effet, des ingérences dans la liberté d’expression d’un membre de l’opposition, qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (voir, notamment, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 48, Recueil 1998-IV, et Piermont c. France, 27 avril 1995, § 76, série A no 314). Permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d’expression en général dans l’Etat concerné (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001-VIII).
39. Il convient de rappeler à cet égard que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (voir, par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, Lingens, précité, § 42, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, et Brasilier, précité, § 41).
40. Dans ce domaine, l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel ; ce sont les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 34, CEDH 2000-X, Almeida Azevedo c. Portugal, no 43924/02, § 30, 23 janvier 2007, et Renaud c. France, no 13290/07, § 39, 25 février 2010). Les adversaires des idées et positions officielles doivent pouvoir trouver leur place dans l’arène politique, discutant au besoin des actions menées par des responsables dans le cadre de l’exercice de leurs mandats publics (voir, notamment, Brasilier, précité, § 42).
ii. Application en l’espèce
41. La Cour considère en premier lieu que le débat dans le cadre duquel les propos litigieux ont été tenus relevait de l’intérêt général, s’agissant d’une discussion au cours d’une séance publique d’un conseil municipal consacrée aux dépenses et la gestion de la commune, en rapport avec la rémunération d’un directeur général adjoint de la mairie, à l’institution d’un droit de préemption sur les fonds de commerce et d’artisanat de la commune et, enfin, à un avenant au marché d’un stationnement payant. A cet égard, elle rappelle que la manière dont est gérée une municipalité est un sujet d’intérêt général pour la collectivité, sur lequel le requérant avait le droit de communiquer des informations au public (Roseiro Bento c. Portugal, no 29288/02, § 40, 18 avril 2006).
42. De plus, la Cour relève que le requérant s’exprimait non seulement au cours d’une séance du conseil municipal, mais en sa double qualité de conseiller municipal et de représentant de l’Union pour le Renouveau de Versailles, un parti politique qui, selon le requérant, non contredit par le Gouvernement, constitue la principale force d’opposition locale. Le requérant était d’ailleurs présenté par la presse comme le chef de file de l’opposition.
43. Quant à la personne visée par les propos du requérant, B. D., si les propos litigieux renvoyaient à ses activités passées en qualité de trésorier d’un parti politique, Le Centre des Démocrates Sociaux (« CDS »), ils visaient, à l’évidence, l’homme politique en qualité de maire-adjoint chargé des finances.
44. Par ailleurs, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce et compte tenu de leur tonalité générale, les propos litigieux s’apparentent davantage à des jugements de valeurs qu’à des déclarations de fait (voir, mutatis mutandis, Brasilier, précité, § 37, et Desjardin, précité, § 42). Elle rappelle que lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil 1997-I, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, et Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II).
45. En l’espèce, les propos litigieux faisaient référence à la mise en cause du plaignant par les autorités judiciaires dans le cadre de l’instruction menée dans l’affaire des marchés publics d’Île-de-France. La Cour note d’ailleurs que le requérant a produit, au titre d’une offre de preuves, une ordonnance des magistrats instructeurs dans laquelle le plaignant était soupçonné d’avoir reçu une importante somme d’argent lorsqu’il exerçait les fonctions de trésorier du CDS. Un extrait de cette ordonnance citant expressément B. D. a même été publié dans le journal Le Monde (paragraphes 9-10 ci-dessus). Dès lors, la Cour constate que la base factuelle n’était pas inexistante. Certes, l’offre de preuves du requérant a été écartée pour des motifs d’ordre procédural. Cependant, il n’appartient pas à la Cour de spéculer sur les effets de cette offre si elle avait été acceptée, mais uniquement de vérifier si les juridictions internes ont justifié leur condamnation de manière pertinente (Brunet-Lecomte et autres c. France, no 42117/04, § 46, 5 février 2009, et Vellutini et Michel c. France, no 32820/09, § 40, 6 octobre 2011). Or, le fait que le plaignant n’ait pas fait l’objet de poursuites judiciaires dans l’affaire des marchés publics d’Île-de-France n’était pas, en soi, suffisant pour démontrer la mauvaise foi du requérant et le priver de son droit à la liberté d’expression.
46. En prenant la parole sur les thèmes abordés par le conseil municipal, le requérant a mentionné B. D. à quatre reprises, en l’associant à une mallette d’une manière assurément provocatrice et polémique, sans toutefois contenir ni une attaque personnelle gratuite, dès lors que la base factuelle sur laquelle reposaient lesdits propos n’était pas inexistante, ni une accusation de corruption ou de détournement de fonds publics (voir, a contrario, notamment, Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, no 4035/08, 11 janvier 2011). En interpellant le plaignant de la sorte lors des débats, qui portaient sur la gestion de la commune et les dépenses publiques, les propos du requérant s’inscrivaient à l’évidence dans une critique plus générale sur la manière dont B. D. exerçait ses fonctions d’adjoint au maire chargé des finances. Ainsi, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, de tels propos n’étaient pas dénués de lien avec les questions débattues au conseil municipal. S’ils étaient provocants et avaient une connotation négative, force est de constater que, malgré une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79-80, 7 février 2002) et la gravité éventuellement susceptible de les caractériser (Thoma c. Luxembourg, arrêt du 29 mars 2001, Recueil 2001-III, § 57), la question centrale du débat du conseil municipal et des interventions du requérant en son sein concernait la gestion de la commune : or le libre débat politique est essentiel au fonctionnement démocratique (Brasilier, précité, § 39, et Renaud précité, § 41).
47. De plus, il convient de tenir compte du fait que les intéressés sont des adversaires politiques depuis plusieurs années (paragraphes 11-16 ci-dessus) et que B. D., présent à la réunion du conseil municipal, pouvait répondre directement aux propos du requérant, ce qu’il a d’ailleurs fait à une occasion au moins en tutoyant le requérant (paragraphe 17 ci-dessus).
48. Eu égard à la tonalité générale des échanges verbaux entre les conseillers municipaux lors de la réunion, les propos du requérant constituent davantage des invectives politiques que les élus politiques s’autorisent lors des débats, lesquels peuvent être parfois assez vifs (paragraphe 40 ci-dessus).
49. Par ailleurs, comme la Cour l’a déjà relevé, les propos litigieux ont été tenus au cours d’une réunion du conseil municipal de Versailles. Partant, même si les déclarations du requérant n’étaient pas couvertes par une quelconque immunité parlementaire, elles ont été prononcées dans une instance pour le moins comparable au parlement pour ce qui est de l’intérêt que présente, pour la société, la protection de la liberté d’expression : or, dans une démocratie, le parlement ou des organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique et une ingérence dans la liberté d’expression exercée dans le cadre de ces organes ne se justifie que par des motifs impérieux (Jerusalem, précité, § 40, et Roseiro Bento, précité, § 44).
50. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre la nécessité de protéger le droit du requérant à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation du plaignant. Les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants, et ils ne correspondaient à aucun besoin social impérieux.
51. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments qui entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Sürek, précité, § 64, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI, et Vellutini et Michel, précité, § 43). Or, en l’espèce, la condamnation du requérant n’était pas négligeable, celui-ci ayant été condamné à une peine de 1 500 EUR d’amende, ainsi qu’à 1 500 EUR de dommages-intérêts.
52. Tout en rappelant qu’elle a déjà jugé que même une sanction pénale la plus modérée possible ne peut suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression d’un requérant dans un contexte politique (Brasilier, précité, § 43), elle estime que les sanctions infligées au requérant sont excessives. Elle a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (ibidem, et Cumpănă et Mazăre, précité, § 114).
53. En conclusion, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
54. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
LE COMPORTEMENT DES MAGISTRATS PEUT ETRE CRITIQUE
Narodni List D.D. c. Croatie du 8 novembre 2008 requête n°2782/12
Article 10 : La condamnation de l’éditeur d’un article critiquant un juge est contraire au droit à la liberté d’expression
L’affaire concernait la liberté pour la presse de critiquer les juges. La requérante, société d’édition d’un hebdomadaire, se plaignait d’une décision de justice interne qui concluait qu’elle avait diffamé un juge d’un tribunal de comté et la condamnait à plus de 6 000 euros de dommages-intérêts. La décision se référait à un article que la requérante avait publié critiquant ce juge parce qu’il s’était rendu à une fête malgré un conflit d’intérêts potentiel et qu’il avait ordonné, sans justification selon l’article, la perquisition de ses locaux. La Cour a dit que, sauf en cas d’attaque gravement préjudiciable et infondée, il ne faut pas frapper d’interdiction absolue la critique de la justice. L’article portait sur une question d’intérêt public, à savoir le fonctionnement de la justice et, bien que caustique, il n’était pas insultant. La manière dont il était rédigé n’était donc pas incompatible avec le droit à la liberté d’expression garanti par la Convention européenne. De plus, le montant des dommages-intérêts était excessif, ce qui, aux yeux de la Cour, décourageait le libre débat sur des questions d’intérêt public.
LES FAITS
La condamnation de l’éditeur d’un article critiquant un juge est contraire au droit à la liberté d’expressionLa société requérante, Narodni List D.D., édite un magazine hebdomadaire, Narodni List. Son siège est situé à Zadar (Croatie). En 2008, Narodni List publia un article critiquant un juge du tribunal de comté de Zadar. L’article disait que ce juge avait récemment participé à une fête à l’occasion du lancement d’un journal par un homme d’affaires local controversé, malgré un risque de conflit d’intérêts. Il rappelait également que, deux ans auparavant, ce même juge avait délivré un mandat aux fins de la perquisition des locaux de la société requérante, à la suite d’accusations formulées par une autre juge selon lesquelles l’un de ses photographes avait pris des clichés non autorisés de celle-ci devant le palais de justice. L’article qualifiait le mandat de perquisition « d’illégal » et disait que celle-ci avait conduit à une « descente d’un troupeau de policiers dans ses locaux ». En gros titre, on pouvait lire : « Le juge B. devrait être mis au pilori ». Le juge en cause assigna la société d’édition en diffamation devant les juridictions civiles. En 2010, les juridictions internes jugèrent que l’article était insultant et qu’il s’analysait en une attaque personnelle gratuite contre le juge, au mépris de son droit à la réputation et à la dignité. Les tribunaux condamnèrent la société d’édition à 50 000 kunas croates (HRK), soit environ 6 870 EUR, de dommages-intérêts.
ARTICLE 10
La Cour rappelle que l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions au débat sur des questions d’intérêt public, comme par exemple des remarques sur le fonctionnement de la justice. Elle estime donc que l’article en question, qui mettait en cause un comportement considéré comme inapproprié pour un juge, à savoir se rendre à une fête organisée par un homme d’affaires local controversé et délivrer un mandat de perquisition injustifié, concernait une question d’intérêt public. Il est parfois nécessaire de protéger la magistrature d’attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux parce qu’il est important de maintenir la confiance du public en la justice et que les magistrats ne peuvent réagir en raison de leur devoir de réserve. Pour autant, il ne faut pas frapper d’interdiction absolue la critique de la justice tant que les opinions exprimées ont une base factuelle suffisante, qu’il s’agisse d’allégations factuelles ou de jugements de valeur. Les juridictions internes ont conclu que l’article exprimait des jugements de valeur insultants, sans rechercher s’il existait une base factuelle suffisante. Or la Cour estime que la critique exprimée au moyen d’expressions telles que « descente d’un troupeau de policiers » et « devrait être mis au pilori », bien que caustique, n’était pas insultante. Employer un ton caustique en parlant d’un juge n’est pas en principe incompatible avec le droit à la liberté d’expression garanti par la Convention. Enfin, la Cour juge difficile d’admettre que l’atteinte à la réputation du juge ait été grave au point de justifier 50 000 HRK de dommages-intérêts. Pour mettre les choses en perspective, un tel montant constitue les deux tiers de ce que les juridictions croates accordent normalement pour le préjudice moral causé par la mort d’un frère ou d’une sœur. Un montant aussi élevé risque, aux yeux de la Cour, de décourager le libre débat sur des questions d’intérêt public. L’ingérence dans la liberté d’expression de la société requérante n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique », et a violé l’article 10.
ŁOZOWSKA c. POLOGNE requête 62716/09 du 13 janvier 2015
Pas de violation de l'article 10 : L'article de presse indiquait que le magistrat était renvoyé pour des liens avec une mafia sans aucune vérification. La condamnation est de 500 euros et par conséquent compatible dans une société démocratique.
a) Principes se dégageant de la jurisprudence de la Cour
71. La Cour entend en premier lieu rappeler les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, parmi beaucoup d’autres, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil 1998‑VI, § 46).
72. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique (...). Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
73. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».
Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Zana c. Turquie, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997‑VII, pp. 2547‑2548, § 51, et Axel Springer c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 82-84, 7 février 2012).
74. La Cour doit par ailleurs vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause, qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres, précité, § 70 in fine).
75. La Cour rappelle qu’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression emporte violation de l’article 10 si elle ne relève pas de l’une des exceptions ménagées par le paragraphe 2 de cet article. Il y a donc lieu de vérifier successivement si l’ingérence incriminée était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 et « nécessaire, dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, § 49, CEDH 2008- ..., Thoma c. Luxembourg, no 38432/97 § 52, 20 mars 2001).
76. La Cour rappelle que dans des situations où un journaliste avance des faits sans preuves suffisantes mais où son propos s’inscrit, d’un autre côté, dans la discussion d’un véritable problème d’intérêt général, il est primordial d’examiner si le journaliste s’est comporté de manière professionnelle et s’il était de bonne foi (Flux c. Moldova (no7), no 25367/05, § 41, 24 novembre 2009, Yordanova et Toshev c. Bulgarie, no 5126/05, § 48, 2 octobre 2012, Stankiewicz c. Pologne, no 48723/07, § 69, 14 octobre 2014).
b) Application de ces principes en l’espèce
77. Les parties s’accordent présentement sur le fait que la condamnation de la requérante pour diffamation calomnieuse constituait une ingérence d’une autorité publique dans son droit à la liberté d’expression, que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui. Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre le but légitime poursuivi.
78. La Cour observe que la requérante a été condamnée pénalement en raison de ses déclarations effectuées dans un article paru dans la presse locale, et aux termes desquelles B.L. avait « été punie [par sa révocation de la magistrature] en raison de ses rapports obscurs avec les milieux criminels [et notamment] du rôle qu’elle avait joué dans des affaires dans lesquelles était impliqué son conjoint ». Les tribunaux qui ont condamné la requérante ont jugé que les faits ainsi rapportés n’étaient pas avérés et que ces imputations portaient atteinte à la réputation de la plaignante. Ils ont considéré en outre qu’en publiant ces propos, la requérante avait enfreint les règles de l’éthique journalistique.
La Cour doit examiner si les motifs ainsi avancés par les juridictions nationales pour justifier la condamnation de la requérante étaient pertinents et suffisants (Boldea c. Roumanie, no 19997/02, §§ 53-54, CEDH 2007‑...(extraits))
79. La Cour considère que les propos litigieux portaient sur des questions d’intérêt général. Elle note que dans le passage incriminé de l’article publié dans la presse locale, la requérante rappelait aux lecteurs les circonstances à l’origine de la révocation de B.L. de la magistrature. Plus particulièrement, était en cause la conduite de cette dernière à un moment où son conjoint s’était trouvé visé par des poursuites pénales. La Cour observe que l’immixtion de B.L. dans cette affaire avait été déclarée contraire aux devoirs de l’état de magistrat par les organes disciplinaires de la magistrature, en conséquence de quoi celle-ci avait été punie par la mesure disciplinaire la plus sévère, soit par sa révocation de la magistrature.
80. La Cour rappelle dans ce contexte que l’attitude des magistrats, même en dehors des tribunaux et surtout quand ils usent de leur qualité, constitue une préoccupation légitime de la presse et qu’en abordant ce sujet, celle-ci contribue au débat sur le fonctionnement de la justice et la moralité de ceux qui en sont les garants (Sabou et Pircalab c. Roumanie, no 46572/99, § 38, 28 septembre 2004). La presse représente l’un des moyens dont dispose l’opinion publique pour s’assurer que les juges s’acquittent de leurs hautes responsabilités conformément au but constitutif de la mission qui leur est confiée (Prager et Obserschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313). Par ailleurs, les limites de la critique admissible sont plus larges envers les personnes chargées de fonctions officielles, s’agissant notamment de leur façon d’exercer celles-ci, que pour les simples particuliers (Mamère c. France, no 12697/03, § 27, CEDH 2006‑XIII).
81. La Cour observe également que devant les juridictions nationales, la requérante faisait valoir que ses propos s’inscrivaient dans le contexte d’un débat plus large et d’actualité sur la corruption et les interventions familiales indues au sein de la justice ainsi que les éventuelles imbrications entre les agents de celle-ci et les milieux criminels. La Cour rappelle à cet égard qu’à la fonction de la presse, qui consiste à diffuser des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-I).
82. Cela étant dit, la Cour souligne que l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression sans limites même quand il s’agit d’aborder dans la presse d’importantes questions d’intérêt général (...) et que l’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour la presse. Ces « devoirs et responsabilités » peuvent revêtir de l’importance lorsque, comme en l’espèce, l’on risque de porter atteinte à la réputation de particuliers et de mettre en péril les « droits d’autrui ». La garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne la façon dont ils rendent compte des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit, dans le respect de la déontologie journalistique (Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 37, 30 mars 2004, Cuc Pascu c. Roumanie, no 36157/02, § 32, 16 septembre 2008).
83. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence bien établie, afin d’évaluer l’admissibilité d’une déclaration litigieuse, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité d’un fait peut se prouver, un jugement de valeur ne se prête pas à une démonstration de son exactitude (De Haes et Gijsels, précité, § 42, et Harlanova c. Lettonie (déc.), no 57313/00, 3 avril 2003). Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations quant à la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même lorsqu’une déclaration revêt le caractère d’un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle devient abusive. Par ailleurs, plus l’allégation est grave, plus la base factuelle doit être solide (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, §§ 76 et 78, CEDH 2004-XI).
84. Examinant les affirmations litigieuses à lumière de la publication concernée dans son ensemble, la Cour estime qu’on se trouve en présence d’éléments factuels. En ce qui concerne en particulier le passage rapportant que B. L. avait cessé d’être juge en raison de « rapports obscurs avec les milieux criminels » de sa part, il est à noter que les juridictions nationales ont considéré que les affirmations de la requérante n’étaient pas avérées. La conclusion à laquelle les juridictions internes sont parvenues à ce sujet repose sur leur analyse du contenu du dossier disciplinaire de B.L., et en particulier des motifs des jugements rendus à son encontre par les autorités disciplinaires de la magistrature (paragraphes 17-18 ci-dessus).
85. La Cour observe que les juridictions nationales ont rejeté l’argument de la requérante selon lequel ses propos se justifiaient par des faits, dont la révocation de B.L. de la magistrature décidée en conséquence de son immixtion dans la procédure pénale dans le cadre de laquelle son conjoint était poursuivi pour collaboration avec une association de malfaiteurs de type mafieux. Les juridictions nationales ont observé dans ce contexte que la prétendue collaboration du conjoint de B.L avec les milieux criminels n’avait pas été établie (paragraphe 36 ci-dessus). Les juridictions nationales ont rejeté les éléments de preuve produits par la requérante à l’appui de ses déclarations, au motif de leur caractère non probant (paragraphes 19-20 ci‑dessus).
86. La Cour observe qu’il a été établi dans le cadre de la procédure devant les juridictions nationales que l’absence d’accès audit dossier n’avait pas empêché la requérante de s’informer de l’affaire disciplinaire de B.L. à un degré lui permettant de savoir que ses propos la concernant ne pouvaient passer pour véridiques. Les juridictions nationales sont parvenues à cette conclusion après l’analyse des publications de la requérante à l’époque où l’affaire disciplinaire contre B.L. était pendante. Sur cette base, elles ont estimé que la requérante avait publié en connaissance de cause des propos non avérés au sujet de B.L. et que, ce faisant, elle avait enfreint l’éthique journalistique (paragraphes 21 et 37 ci-dessus). Les juridictions nationales ont considéré que, compte tenu de son attitude, la requérante ne pouvait prétendre à la protection offerte par l’article 10 de la Convention aux déclarations effectuées dans la presse.
87. La Cour souscrit à la conclusion des juridictions nationales qui ont estimé que le contenu des publications de la requérante faisait apparaître qu’elle disposait d’une connaissance étendue de l’affaire disciplinaire de B.L. Dans ces circonstances, la Cour estime que la requérante, en sa qualité de journaliste, aurait dû faire preuve de la plus grande rigueur et d’une prudence particulière avant de publier l’article litigieux (Cuc Pascu, précité, § 33, a contrario Stankiewicz et autres, précité, § 75).
88. La Cour note que, dans leurs motifs, les juridictions internes ont établi que, en lisant les déclarations publiées par la requérante, les lecteurs pouvaient avoir l’impression que les autorités compétentes de la magistrature avaient établi que B.L. entretenait des rapports avec les milieux criminels, en conséquence de quoi elle avait été révoquée. En tant que journaliste, la requérante ne pouvait ignorer que des propos ainsi libellés étaient susceptibles de porter atteinte à la réputation de B.L.
89. S’il est vrai que la requérante avait le droit d’alerter le public sur la conduite irrégulière d’un membre de la justice, et de contribuer ainsi à la libre discussion publique de problèmes d’intérêt général, en l’absence de base factuelle suffisamment tangible elle aurait pu s’exprimer sans employer les mots incriminés (Backes c. Luxembourg, no 24261/05, § 49, 8 juillet 2008). Compte tenu de leur teneur, la Cour n’estime pas qu’on puisse voir dans les propos de la requérante l’expression de la « dose d’exagération » ou de « provocation » dont il est permis de faire usage dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique (Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/05, § 49, 28 septembre 1999).
90. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour est d’avis que la requérante n’a pas agi conformément aux exigences de l’éthique professionnelle et de la bonne foi. Dès lors, elle considère que la condamnation de la requérante pour l’atteinte portée à la réputation de B.L. reposait sur des motifs « pertinents et suffisants ».
91. La Cour rappelle ensuite que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie, précité, § 111, et Brunet-Lecomte et autres c. France, no 42117/04, § 51, 5 février 2009).
92. En l’espèce, la Cour note que la requérante a été déclarée coupable d’un délit et condamnée au paiement d’une amende pénale ce qui, en soi, confère aux mesures prises à son encontre un degré élevé de gravité (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Lehideux et Isorni c. France du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, § 57, Niskasaari et autres c. Finlande, no 37520/07, § 77, 6 juillet 2010). Toutefois, vu la marge d’appréciation que l’article 10 de la Convention laisse aux États contractants, il ne saurait être considéré qu’une réponse pénale à des faits de diffamation est, de par sa nature même, disproportionnée au but poursuivi (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], no 21279/02, § 59, CEDH 2007-..., Radio France c. France, no 53984/00, § 40, CEDH 2004-..., Ruokanen et autres c. Finlande, no 45130/06, § 51, 6 avril 2010).
La Cour observe que le montant de l’amende n’était pas démesuré (2 000 PLN, soit environ 500 EUR). Elle relève que l’intéressée s’est en outre vu enjoindre d’effectuer une donation et de rembourser à la plaignante les frais de procédure pour un montant total de 5 236 PLN. La Cour note qu’en décidant du montant de l’amende, les tribunaux internes ont tenu compte aussi bien de la situation financière de la requérante que de la gravité du préjudice occasionné à B.L. par sa publication.
93. En dernier lieu, pour autant que la requérante se plaint d’un manque d’impartialité du tribunal d’appel – qui l’aurait selon elle privée d’un procès équitable –, la Cour souligne qu’il est essentiel, pour protéger les intérêts concurrents que représentent la liberté d’expression et la liberté des débats, qu’une procédure équitable soit dans une certaine mesure assurée (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II).
94. La Cour observe que l’intéressée, qui était assistée par un professionnel dans la procédure interne, n’a pas usé de la faculté qui lui était ouverte par l’article 42 § 1 du CP de demander la récusation du juge chargé d’examiner son appel contre le jugement de condamnation rendu à son encontre. Dès lors, la Cour estime que cet aspect de l’affaire n’a pas été soulevé de manière adéquate par la requérante dans l’ordre interne.
95. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la condamnation de la requérante et la peine qui lui a été infligée n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi. Elle considère que les autorités nationales pouvaient raisonnablement tenir cette ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression pour nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation et les droits d’autrui.
96. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
BELPIETRO c. ITALIE requête 43612/10 du 24 septembre 2013
LA SANCTION DE 4 MOIS DE PRISON + 110 000 euros est trop lourde et non proportionnée dans une société démocratique.
55. La Cour observe tout d’abord que l’article de M. R.I. concernait un sujet d’intérêt général, à savoir les rapports existant entre le parquet et les carabiniers de Palerme dans un domaine aussi délicat que celui de la lutte contre la mafia. La cour d’appel de Milan a par ailleurs admis qu’il y avait un intérêt à informer le public quant à de possibles conflits entre les organes de l’Etat (paragraphe 24 ci-dessus).
56. Quant à la teneur de l’article incriminé, la Cour ne saurait considérer comme arbitraire ou manifestement erronée l’appréciation de la cour d’appel de Milan, selon laquelle M. R.I. avait attribué aux magistrats du parquet des comportements impliquant une utilisation détournée de leurs pouvoirs institutionnels, tels qu’une « persécution » à l’encontre du général Mori, le « petit jeu » consistant en l’ouverture de procédures pénales destinées à être classées sans suite, l’omission d’enquêter sur certains hommes politiques et entrepreneurs et la possibilité, laissée au repenti Di Maggio, de commettre des homicides (paragraphe 19 ci-dessus). De plus, l’article donnait l’impression que les magistrats en question avaient poussé au suicide le maréchal Lombardo et qu’ils étaient d’une certaine façon responsables de la mort de l’un de leurs collègues (paragraphe 21 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, il s’agit d’accusations graves à l’encontre de fonctionnaires de l’Etat, non étayées par des éléments objectifs. En effet, les quatre épisodes qui selon M. R.I. étaient symptomatiques d’une « guerre » entre le parquet et les carabiniers ne pouvaient en eux-mêmes constituer la preuve des comportements résumés ci-dessus.
57. Sous cet aspect, la présente affaire se rapproche de l’affaire Perna, précitée, qui concernait la condamnation d’un journaliste pour avoir mis en doute la fidélité au principe de légalité, l’objectivité et l’indépendance d’un membre du parquet, en l’accusant, en outre, d’avoir exercé son office de manière incorrecte et d’avoir eu un comportement illégal. Dans cette dernière affaire, la Grande Chambre a conclu à la non-violation de l’article 10 de la Convention en observant, entre autres, que le texte litigieux, considéré dans sa globalité, « excluait que le magistrat concerné fût respectueux des obligations déontologiques propres à sa fonction et lui déniait de surcroît les qualités d’impartialité, d’indépendance et d’objectivité qui caractérisent l’exercice de l’activité judiciaire ». De plus, les affirmations du requérant se réduisaient à une attaque injustifiée contre le plaignant, qui était constamment et subtilement dénigré.
58. Il est vrai que l’affaire Perna concernait la condamnation de l’auteur de l’article, alors que la présente affaire porte sur la condamnation du directeur du journal dans lequel l’article avait été publié, pour avoir omis d’exercer le contrôle nécessaire à la prévention de la commission d’infractions par voie de presse. Cependant, la Cour ne saurait ni considérer comme contraire à la Convention l’article 57 du CP, qui pose ce devoir de contrôle (paragraphe 7 ci-dessus), ni estimer que la qualité de membre du Parlement de l’auteur d’un article puisse automatiquement exonérer le directeur d’un journal de toute obligation de refuser la publication d’affirmations diffamatoires. Conclure autrement équivaudrait à attribuer aux députés et aux sénateurs le droit inconditionné de publier et diffuser par la presse toute opinion liée à l’exercice de leur mandat parlementaire, si insultante soit-elle. A cet égard, la Cour rappelle que la liberté d’expression des élus du peuple n’est pas illimitée ; elle a estimé, notamment, qu’elle ne saurait justifier un déni total d’accès à la justice lorsque des affirmations perçues comme diffamatoires par autrui sont faites par un membre du Parlement en l’absence d’un lien évident avec une activité parlementaire (voir, entre autres, Cordova (no 1), précité, §§ 59-66). Le requérant n’était donc pas exempté de son devoir de contrôle, et cela d’autant plus au vu des antécédents de M. R.I. qui, en dépit de sa qualité de sénateur, avait déjà fait l’objet de condamnations pénales définitives pour diffamation (paragraphes 22-25 ci-dessus).
59. Il faut également avoir égard au fait que le directeur d’un journal est responsable de la manière où un article est présenté et de l’importance qui lui est attribuée au sein de la publication. En l’espèce, l’article de M. R.I. était accompagné d’une photographie qui montrait le général Mori devant un édifice de la police du fisc avec une légende qui faisait référence à la « persécution » de cet officier et à la « guerre faite aux carabiniers » (paragraphe 20 ci-dessus). De l’avis de la Cour, cette présentation graphique contribuait à corroborer auprès des lecteurs les thèses exposées dans l’article, y compris celles pouvant s’analyser en une attaque envers la réputation professionnelle des magistrats du parquet.
60. A la lumière de ce qui précède, la Cour ne saurait conclure qu’une condamnation à l’encontre du requérant était en soi contraire à l’article 10 de la Convention.
61. Il n’en demeure pas moins que, comme rappelé au paragraphe 53 ci‑dessus, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. Or, en l’espèce, outre la réparation des dommages (pour un montant total de 110 000 EUR), le requérant a été condamné à quatre mois d’emprisonnement (paragraphe 18 ci-dessus). Bien qu’il y ait eu sursis à l’exécution de cette sanction, la Cour considère que l’infliction en particulier d’une peine de prison a pu avoir un effet dissuasif significatif. Par ailleurs, le cas d’espèce, portant sur un manque de contrôle dans le cadre d’une diffamation, n’était marqué par aucune circonstance exceptionnelle justifiant le recours à une sanction aussi sévère. Ceci permet de distinguer la présente affaire de l’affaire Perna, précitée, où la peine infligée était une simple amende.
62. La Cour estime que, à cause de la mesure et de la nature de la sanction imposée au requérant, l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier n’était pas proportionnée aux buts légitimes poursuivis (voir, mutatis mutandis, Koprivica c. Monténégro, no 41158/09, §§ 73-74, 22 novembre 2011).
63. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
Dehaes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997 Hudoc 602 requête 19983/92
Le requérant journaliste accuse des magistrats de partialité dans l'examen d'une procédure d'accusation pénale de pédophilie et d'inceste à l'encontre d'un notaire flamant.
Le journaliste avait vérifié les faits:
"La Cour estime qu'eu égard à la gravité des circonstances de la cause et des questions en jeu, la nécessité de l'ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression des requérants n'a pas été démontrées"En conséquence si l'ingérence était bien prévue par la loi et avait un but légitime de "protection de la réputation et droits d'autrui", l'ingérence était disproportionnée aux faits vérifiés et par conséquent non nécessaire dans une société démocratique.
Partant, il y a violation de l'article 10 de la Convention.
DUMAS CONTRE FRANCE DU 15 JUILLET 2010 REQUÊTE 34875/07
Roland Dumas publie un livre "L’épreuve, Les preuves" chez Michel Lafon en 2003, pour dénoncer les dérives de magistrats légalement irresponsables dans les enquêtes policières. Il s'attaque modérément au juge d'instruction Eva Joly qui n'a pas su terminer le dossier ELF. Ce juge traine la réputation d'avoir mis en détention préventive des individus pour les contraindre à parler. Il s'attaque avec plus de virulence au substitut du procureur Jean Pierre Champrenault qui sera ensuite président de chambre à la Cour d'Appel d'Aix en Provence avant d'être mis à la retraite par arrêté du 6 mars 2012 à compter du 2 juin 2012, il écrit :
« Négligeant ce qui avait été jugé par l’ordonnance de non-lieu partiel rendue par le juge d’instruction (...), [puis acté par le bâtonnier Jean-René Farthouat quelques jours auparavant pendant le cours des débats], piétinant allègrement le principe de loyauté du débat judiciaire maintes fois réaffirmé par la Cour européenne des droits de l’homme, le procureur entendait revenir sur mes comptes personnels qui avaient fait l’objet de nombreuses enquêtes et sur les versements en espèces que j’y avais effectués. » (p. 352)
« Je compris très vite où le procureur voulait en venir par ce moyen biaisé : profiter de la présence de la presse française et étrangère, attentive et légitimement curieuse, pour reprendre un procès jugé à mon avantage [déjà jugé et clos à mon avantage est la citation exacte]. Cela n’avait plus rien à voir avec l’affaire Elf, si ce n’est, par une intervention insinuante et sinueuse, de faire entendre à quelques journalistes prévenus, et qui en feraient des gorges chaudes, que des agissements suspects auraient échappé à la justice. Le procédé était déloyal mais le doigt semblait avoir été mis intentionnellement là où la cicatrice, après plusieurs mois d’instruction, faisait encore mal. L’insinuation était trop forte (...) [et mon sang ne fit qu’un tour]. (p. 353)
« Je porte encore aujourd’hui en moi la trace indélébile d’une névrose dont je reconnais volontiers qu’elle apparaît en bien des circonstances : une révolte à l’égard des magistrats [à l’égard du comportement de certains magistrats est la citation exacte], traîtres à leur statut, qui pendant l’Occupation usèrent des pires reniements et acceptèrent de siéger dans les cours de justice dites spéciales pour juger selon les ordres reçus. Plus encore que leur manque de patriotisme, je leur en veux pour la bassesse de leur attitude personnelle face à leur conscience. Ils acceptèrent de condamner à des peines plus sévères des patriotes pour des faits qui avaient déjà été jugés et qui fournissaient en réalité un badigeonnage judiciaire à ce qui n’était qu’une prise d’otages. Les condamnations allèrent jusqu’à la peine capitale pour de simples distributions de tracts déjà jugées et sanctionnées » (pp. 353-354)
« Avant d’invoquer ce parallèle, audacieux j’en conviens, encore que le procédé intellectuel soit le même » (p. 354), [je fis état dans le détail des enquêtes, des commissions rogatoires, des recherches de toutes sortes qui avaient été menées sur mes fils, ma fille, mes belles-filles et mes petites-filles. Et jusqu’à ma propre mère, décédée en 1964, dont l’instruction a été jusqu’à rechercher quelle était sa situation de fortune depuis son veuvage. J’exprimais à la fois mon indignation et ma peine avant d’en finir avec ce qui fut considéré comme mon « emballement »].
« Vous auriez pu siéger dans les sections spéciales. »
[Lorsque je serai libre de toutes entraves, je prendrai soin de vous. Je retrouverai bientôt ma liberté de parole.
Les mots venaient sans préparation et partaient comme des balles de fusil ; Je m’entendais les prononcer mais mon esprit ne pouvait plus rien sur mon discours. J’assistais à un véritable dédoublement de ma personne. Le bâtonnier, penché sur le banc réservé aux avocats, tentait de me calmer. Je l’entendais mais ne l’écoutais pas.
- Reprenez-vous. Calmez-vous ! répétait-il.
Ces avertissements amicaux s’adressaient à quelqu’un d’autre. Comme un cheval fou lancé au galop et que rien n’arrête, je n’écoutais plus. Je me suis immobilisé de moi-même à la fin, au terme d’une course effrénée. J’ai à peine entendu la présidente du tribunal enjoindre la greffière de noter mes propos, mes menaces et annoncer qu’elle levait l’audience. Le tumulte était à son comble. Les robes noires s’agitaient dans tous les sens. « Qu’est-ce qui lui a pris ? » ai-je entendu soudain. Les défenseurs allaient de l’un à l’autre, se plaignant au bâtonnier de mon attitude, de mon éclat qui allait nuire à tous.
La présidente se retira avec dignité, le procureur rassembla ses papiers épars, prit un air courroucé et s’éloigna d’un air martial.
Les journalistes rassemblés sur le parvis de la chambre commentaient entre eux les conséquences qu’aurait mon comportement.
Le bâtonnier sut trouver habilement et humainement les mots pour expliquer ma blessure et l’atteinte portée à ma famille par un procédé déloyal. Puis il négocia avec la présidente et le parquet de mon retour dans la salle d’audience. La présidente, qui avait déjà dû subir les conséquences d’une récusation dans le procès de Robert Hue, craignait par-dessus tout que nous engagions la même procédure. Je ne l’ai pas voulu.
Mon fils qui était dans le public au fond de la salle se leva, vint m’embrasser et me dire sa fierté ; il avait compris que l’on m’avait poussé à bout.
A la reprise, je fis des excuses, retirant les menaces que j’avais proférées tout en maintenant ce que j’avais dit sur la façon dont les choses avaient été conduites, sur le fait que les juges avaient fouillé dans les tiroirs, les dossiers, le passé de tous les miens ...]. « Je m’en tenais très exactement à ce qui avait été convenu, sans rien renier de mon appréciation de fond, limitant mon propos à ce qu’il devait être. » (p. 354)
Roland Dumas est alors condamné pour diffamation. Il dépose une requête à la CEDH.
LA CEDH CONDAMNE POUR VIOLATION DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
40. La condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
41. La Cour note que les juridictions nationales se sont fondées, afin d’aboutir à la condamnation du requérant, sur les articles pertinents de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse et estime dès lors que la base de l’ingérence était donc bien prévue par la loi. Par ailleurs, l’ingérence poursuivait au moins l’un des buts légitimes invoqués par le Gouvernement, à savoir la protection de la réputation et les droits d’autrui, en l’occurrence le procureur.
42. Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le but légitime qu’elle poursuivait. A cet égard, la Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Mamère c. France, no 12697/03, § 19, CEDH 2006-..., et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, §§ 45 et 46).
43. Ceci étant, la Cour souligne en premier lieu que l’on se trouve en l’espèce dans un cas où l’article 10 exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression. En effet, d’une part, « l’affaire Elf » est une affaire d’Etat qui suscita un déferlement médiatique (Dupuis et autres c. France, no 1914/02, §§ 39 et 41, CEDH 2007-VII) et les écrits du requérant donnaient des informations intéressant l’opinion publique sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire, alors même que le procès n’était pas terminé pour les autres accusés. D’autre part, le requérant s’exprime en tant qu’ancien personnage politique de la République française et son livre relève aussi de l’expression politique.
La Cour en déduit que la marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la mesure litigieuse était particulièrement restreinte.
44. Pour condamner le requérant, la cour d’appel, infirmant le jugement de première instance, a considéré que les passages litigieux du livre portaient « indiscutablement atteinte à l’honneur et à la considération » du représentant du ministère public en ce qu’il lui était reproché d’avoir mis à mal le principe de loyauté du débat judiciaire en reprenant des accusations qui avaient fait l’objet d’un non-lieu partiel et d’avoir agi comme certains magistrats pendant l’occupation qui acceptèrent de siéger dans les cours de justice spéciales. La cour d’appel considéra ensuite que le requérant n’avait pas démontré en quoi le comportement du procureur pouvait être assimilé à celui des magistrats visés, ne prouvant pas la véracité des faits diffamatoires qui lui aurait permis de s’exonérer de sa responsabilité pénale. Enfin, elle conclut à l’absence de bonne foi car les termes utilisés manquaient de prudence et de modération et que le requérant avait fait une analyse juridique erronée de la procédure, révélant « une animosité personnelle » à l’égard du procureur.
45. La Cour n’entend pas substituer son appréciation à celle des autorités nationales quant à l’existence d’une atteinte à l’honneur et à la considération du substitut du procureur. Elle relève cependant que la cour d’appel a souligné la légitimité pour le requérant de rédiger un ouvrage relatant de la complexité de l’affaire dans laquelle il a été mis en cause et du retentissement médiatique du procès (paragraphe 20 ci-dessus). Il lui faut donc considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 45).
46. D’emblée, la Cour observe que les passages incriminés étaient au nombre de six et qu’ils ont été examinés de manière différente par le tribunal et la cour d’appel. Le premier les a analysés séparément tandis que la seconde a estimé que les passages « par leur proximité et l’enchaînement de la démonstration faite par le prévenu, doivent être analysés ensemble et non séparément » (paragraphe 20 ci-dessus). Or, le choix d’un examen d’ensemble des passages litigieux a abouti en réalité à ne retenir que la mise à mal du principe de loyauté judiciaire et l’accusation de se comporter comme un magistrat des sections spéciales pendant l’occupation comme éléments constitutifs de la diffamation. Il apparaît ainsi que la cour d’appel a occulté une partie de l’incrimination, pour ne retenir finalement qu’un seul propos attentatoire à l’honneur – « vous auriez pu siéger dans les sections spéciales » – sans faire référence à son contexte dans le raisonnement, tout en ayant besoin, pour refuser le bénéfice de la bonne foi au requérant, de renvoyer à des imputations précises qui ne figurent pas dans la poursuite (« contorsions du parquet » ou « tueurs judiciaires à gage », ibidem). La Cour craint qu’une telle méthode d’analyse ne permette pas d’identifier avec certitude les motifs du reproche qui ont conduit à la sanction pénale, ou tout au moins de comprendre en quoi ceux-ci, par son approche d’ensemble des passages visés, lui faisaient conclure à une diffamation, car portant sur un fait précis et déterminé, plutôt qu’à une injure ou à l’expression d’une opinion comme l’avait décidé le tribunal correctionnel.
47. La Cour relève par ailleurs que les propos écrits dans le livre « L’épreuve, les preuves » jugés diffamatoires sont les mêmes que ceux qui ont été prononcés par le requérant, deux années auparavant, à la suite de l’incident d’audience intervenu au cours du procès Elf. Or, la Cour constate qu’à l’époque de l’incident d’audience du 31 janvier 2001, et alors même que celui-ci était médiatisé, connu du public et que le préjudice causé au procureur s’en trouvait accru (Lesnik c. Slovaquie, no 35640/97, § 61, 11 mars 2003), aucune poursuite n’a été engagée contre le requérant ni pour outrage en vertu des dispositions du code pénal et du code de procédure pénale ni du fait de sa qualité d’avocat, par les autorités disciplinaires (paragraphes 15 et 24 ci-dessus). La présidente du tribunal s’est bornée à interrompre l’audience pour que les débats reprennent dans la sérénité, ce qui se passa après les excuses du requérant, dont elle et le procureur ont pris acte.
48. L’absence de poursuites contre le requérant au moment du prononcé des propos litigieux paraît ainsi, aux yeux de la Cour, être un élément qui aurait dû être pris en compte dans l’appréciation portée par la cour d’appel des intérêts conflictuels entre la liberté d’expression de l’un et la réputation de l’autre. En effet, dans ces circonstances, le requérant n’a fait qu’user dans son livre de sa liberté de relater en tant qu’ancien prévenu le récit de son propre procès. Certes, il ne se trouvait pas dans la même position qu’un avocat de la défense, qui jouit d’une grande latitude, au nom de l’égalité des armes, pour formuler des critiques à l’égard d’un procureur. La Cour n’y voit pas cependant une raison suffisante pour ne pas condamner le contrôle exercé a posteriori de propos formulés par lui dans le prétoire (mutatis mutandis, Nikula, précité, § 52 ; Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, § 44, CEDH 2003-XI ; Kudeshkina c. Russie, no 29492/05, § 99, 26 février 2009).
49. Cela lui paraît d’autant plus vrai, en l’espèce, que lorsque le requérant reprend les propos litigieux dans son livre, deux ans après l’incident d’audience, et postérieurement à sa relaxe, il prend soin de les placer dans un contexte et de les expliquer, par la révolte qui l’anime à ce moment-là au terme d’un procès difficile pour lui et par la « trace d’une névrose » qu’il porte en lui. Il donne une explication de sa colère, de sa genèse, prend ses distances avec ses propres outrances en décrivant sa perte de contrôle et en invoquant un « parallèle audacieux » (paragraphe 17 ci-dessus).
50. La Cour rappelle que des propos critiquant la stratégie choisie par un procureur pour mener l’accusation doivent être protégés en raison de la qualité de ce dernier, considéré comme un « adversaire de l’accusé» (Nikula et Lesnik, précités ; Schmidt c. Autriche, no 513/05, § 39, 17 juillet 2008). Compte tenu des explications données par le requérant dans son livre, la Cour estime que le rejet par la cour d’appel du bénéfice de la bonne foi au requérant au motif qu’il n’a « pas démontré en quoi le comportement à l’audience du substitut du procureur pouvait être assimilé à celui de certains magistrats traîtres à leur statut siégeant lors de l’occupation » constitue une approche trop formaliste de la lecture du passage problématique du livre. Ne pas retenir le propos « vous auriez pu siéger dans les sections spéciales » comme une critique de l’état d’esprit prêté au procureur, ainsi que l’a fait le tribunal correctionnel en l’espèce, mais comme un fait précis de nature à faire l’objet d’un débat contradictoire, demander de prouver la vérité de cette imputation dans sa portée diffamatoire alors que le requérant explique dans les passages incriminés son emportement et le procédé intellectuel qui le pousse à l’outrance, ne paraît pas à la Cour constituer une approche raisonnable des faits.
51. Eu égard à ce qui précède, et compte tenu en particulier de la confusion entretenue par les juridictions nationales entre, d’une part, l’incident d’audience du 31 janvier 2001 qui n’a pas fait l’objet de poursuite et, d’autre part, sa narration dans un livre publié deux ans plus tard à la suite de la relaxe du requérant, les motifs avancés à l’appui de sa condamnation ne suffisent pas pour convaincre la Cour que l’ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé à la liberté d’expression était « nécessaire » dans une société démocratique.
52. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
ÜMİT BİLGİÇ c. TURQUIE du 3 septembre 2013 Requête 22398/05
Les propos acerbes d'un non professionnel de la justice contre des magistrats dans un acte de procédure non rendu public : condamnation pour outrage à magistrat est une violation.
117. Le requérant se plaint enfin d’avoir été poursuivi pour outrages à magistrats.
118. Le Gouvernement conteste le bien-fondé de ce grief.
119. La Cour estime opportun d’examiner ce grief sur le terrain de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
120. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
121. Sur le fond, le requérant se plaint d’avoir été poursuivi, mis en détention puis placé dans un établissement psychiatrique en raison du contenu, jugé outrageant, de lettres adressées à des magistrats. Il allègue que, à travers ces lettres, il n’avait fait qu’user du droit de recours qui aurait été le sien en vue de protéger ses intérêts. Il indique qu’il n’a jamais eu l’intention d’insulter ou d’offenser ces magistrats.
122. En ce qui concerne l’internement décidé à l’issue de la procédure, le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu d’atteinte à la liberté d’expression du requérant dans la mesure où celui-ci, reconnu irresponsable pénalement, n’aurait pas été sanctionné. Il estime qu’il s’agissait d’une mesure visant à protéger aussi bien le requérant que l’ordre public.
123. La Cour observe que quatre procédures pénales ont été diligentées contre le requérant en raison de propos de celui-ci considérés comme constitutifs du délit d’outrage à magistrat. Ces propos figuraient dans des lettres, dont des demandes de pourvoi, qu’il avait adressées auxdits magistrats.
124. La Cour relève que trois de ces procédures ont finalement été clôturées pour cause de prescription. Quant à la quatrième, elle s’est achevée par une décision reconnaissant le requérant coupable des faits reprochés. Toutefois, en raison de l’irresponsabilité pénale de l’intéressé, les tribunaux n’ont pas prononcé de peine mais ont ordonné une mesure de soins obligatoires dans un établissement psychiatrique adapté.
125. La Cour constate en outre que le requérant a été placé en détention provisoire durant trente-cinq jours au stade initial des quatre procédures.
126. Elle note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 § 1 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que l’ingérence en question était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir « garantir l’autorité du pouvoir judiciaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. Le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
127. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, §§ 30 et 33, CEDH 1999-I, et Nikula c. Finlande, no 31611/96, §§ 44 et 48, CEDH 2002-II), l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 de la Convention.
128. La Cour rappelle en outre que l’action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un Etat de droit, a besoin de la confiance du public et que les magistrats doivent, pour s’acquitter de leurs fonctions, bénéficier de cette confiance sans être perturbés (Saday c. Turquie, no 32458/96, § 33, 30 mars 2006).
129. Elle réaffirme que, pour les agents de l’Etat dans l’exercice de leurs fonctions, les limites de la critique admissible peuvent dans certains cas être plus larges que pour un simple particulier. Cependant, on ne saurait dire que les fonctionnaires s’exposent sciemment à une surveillance étroite de leurs faits et gestes au même degré que les hommes politiques et qu’ils devraient dès lors être placés sur un pied d’égalité avec ces derniers lorsque leur comportement est critiqué. Aussi peut-il se révéler nécessaire de les protéger contre des attaques verbales offensantes lorsqu’ils sont en service (Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, § 53, CEDH 2003‑IV).
130. Toutefois, la Cour n’exclut pas que, dans certaines circonstances, une ingérence dans le droit à la liberté d’expression d’un justiciable au cours d’un procès auquel il est partie puisse porter atteinte aux droits de la défense. Des considérations d’équité peuvent alors militer en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties (Nikula, précité, § 49). Néanmoins, si les justiciables ont le droit de se prononcer publiquement dans le prétoire pour assurer leur défense, leurs critiques se heurtent à certaines limites. En effet, certains intérêts, tels que l’autorité du pouvoir judiciaire, sont assez importants pour justifier des restrictions à ce droit (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 174, CEDH 2005‑XII).
131. En l’espèce, il est indéniable que le requérant a tenu dans ses lettres des propos particulièrement acerbes, virulents et offensants à l’endroit de plusieurs magistrats. En effet, il accusait ceux-ci d’avoir agi avec partialité et de manière arbitraire et d’avoir appliqué le droit au gré de leurs humeurs. Il les qualifiait en outre de « prétendus juristes », allant jusqu’à évoquer des relations déontologiquement inappropriées entre juges et avocats à Kozan et à soutenir que le nom d’un des intéressés avait été cité dans une affaire de corruption.
132. Même si la correspondance en cause revêt, de par son objet, un caractère procédural, la Cour ne saurait minimiser les faits reprochés au requérant en ramenant toutes les lettres à de simples contestations des décisions rendues dans ses causes ou à de simples critiques du fonctionnement de la justice.
133. Elle observe toutefois que les propos du requérant sont restés consignés dans des écrits et qu’ils n’ont pas été portés à la connaissance du public. Il ne s’agissait pas de critiques à l’endroit d’un juge ou d’un procureur qui auraient, par exemple, été publiées dans la presse (voir Nikula, précité, § 52, et les références qui y figurent). Dès lors, leur effet sur la confiance du public dans la justice reste tout à fait limité.
134. Par ailleurs, la Cour observe que le requérant n’est pas un professionnel de la justice, ce qui n’est sans doute pas étranger au ton et aux termes employés par ce dernier et à son ignorance des usages en matière d’écrits judiciaires. Elle relève en outre que les expertises ordonnées dans le cadre des diverses procédures en cause ont établi que l’intéressé souffrait au moment des faits de troubles mentaux ayant aboli son discernement, ce qui explique le contenu et la forme de ses propos.
135. La Cour peut admettre que les autorités aient estimé nécessaire d’intenter des poursuites pénales contre le requérant en raison de certains de ses propos qui étaient de nature à mettre directement en cause la dignité des magistrats. Elle observe que, certes, l’intéressé n’a pas été condamné à une peine, mais qu’il a été placé en détention provisoire et en internement psychiatrique dès le début de la procédure, et ce pendant trente-cinq jours.
136. De surcroît, elle note que le parquet de Kozan qui a requis le placement en détention du requérant avait participé à la procédure relative à son placement sous tutelle et, de ce fait, n’ignorait pas, lorsqu’il a requis la détention, que l’état de santé mental du requérant suscitait à tout le moins des interrogations et qu’il pouvait être la cause de ses agissements.
137. Par conséquent, aussi légitime qu’ait été le souci de préserver la dignité des magistrats et la sérénité du travail judiciaire, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, les mesures prises à l’encontre du requérant, dont son placement en détention et en internement pendant trente-cinq jours, ont constituées une ingérence disproportionnée aux buts visés. Cette ingérence ne peut dès lors passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
138. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
MEDŽLIS ISLAMSKE ZAJEDNICE BRČKO ET AUTRES c. BOSNIE-HERZÉGOVINE
GRANDE CHAMBRE du 27 juin 2017 requête 17224/11
Non violation de l'article 10, les requérants musulmans ont eu des propos diffamatoires dans une lettre au Gouverneur contre une candidate serbe à un poste de directeur d'une radio publique
LES PROPOS SANCTIONNÉS CONTRE MS
1) la personne en question a déclaré dans une interview parue dans NIN à propos de la destruction de mosquées à Brčko, que les musulmans ne formaient pas un peuple (Muslimani nisu narod), qu’ils ne possédaient pas de culture propre et que, par conséquent, la destruction de mosquées ne pouvait pas être considérée comme une destruction de monuments culturels,
2) alors qu’elle travaillait pour la radio du district de Brčko, elle a ostensiblement déchiré en morceaux (demonstrativno kidala), dans les locaux de la radio, le calendrier mentionnant les offices religieux prévus pendant le mois du ramadan,
3) dans les locaux de la radio, elle a recouvert les armoiries de la Bosnie‑Herzégovine avec celles de la Republika Srpska,
4) en sa qualité de responsable des programmes culturels de la radio du district de Brčko, elle a interdit la diffusion de sevdalinka[7] au motif que ce genre de chansons n’avait aucune valeur culturelle ou musicale.
Nous sommes absolument persuadés que les actes décrits ci-dessus disqualifient totalement la candidature de Mme M.S. au poste de directeur de la radio-télévision multiethnique du district de Brčko et que c’est un Bosniaque qui devrait être nommé à ce poste, ce qui assurerait le respect du statut [du district de Brčko] et répondrait à la nécessité de corriger le déséquilibre ethnique affectant l’emploi dans le secteur public.
Nous espérons que vous donnerez à notre lettre les suites qui conviennent (...)
Si tel n’était pas le cas, nous serions contraints de rendre l’affaire publique (obratiti se javnosti), et aussi [de contacter] les représentants internationaux et autres compétents.
Les informations officieuses que nous avons reçues, indiquant que la candidature de Mme M.S. au poste de directeur de la radio était proposée par les membres serbes du jury, qui sont majoritaires, alors que l’ancien directeur était bosniaque, confirment ce qui précède. Cette proposition est inacceptable, et ce d’autant plus qu’elle concerne une personne qui ne présente ni les qualités professionnelles ni les qualités morales requises pour un tel poste.
LE DROIT
1. Sur l’existence d’une ingérence
66. La Cour estime que la décision litigieuse rendue par la cour d’appel du district de Brčko, par laquelle celle-ci a reconnu la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation et leur a ordonné de retirer les déclarations contenues dans leur lettre sous peine de devoir indemniser M.S. au titre du préjudice moral, s’analysait en une ingérence dans l’exercice par les requérantes de leur droit à la liberté d’expression garanti par le paragraphe premier de l’article 10 de la Convention.
67. Pour être justifiée au regard du deuxième paragraphe de l’article 10, pareille ingérence doit être prévue par la loi, poursuivre un ou plusieurs buts légitimes et être nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ce ou ces buts.
2. Sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi
68. Les mots « prévue par la loi » contenus au second paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I).
69. Les parties ne contestent pas que l’ingérence dans l’exercice par les requérantes de leur droit à la liberté d’expression reposait sur une base légale en droit interne, à savoir l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation (paragraphe 41 ci-dessus), ni que la loi en cause était accessible. En revanche, dans leur plaidoirie devant la Grande Chambre, les requérantes ont avancé que l’application de l’article 6 de la loi sur la diffamation n’avait dans leur cas pas été suffisamment prévisible aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention.
70. À cet égard, la Cour rappelle qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent‑elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], no 42461/13, § 124, CEDH 2016 (extraits), et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 121, CEDH 2015).
71. Pour en venir au cas d’espèce, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu qu’elle se prononce sur la tardiveté de la contestation par les requérantes de la prévisibilité de la législation nationale pertinente, puisque cette contestation est en tout état de cause dénuée de fondement, pour les raisons exposées ci-après. Elle observe que les requérantes n’ont soumis aucun argument juridique fondé sur les termes des dispositions du droit national ou sur la jurisprudence nationale pour démontrer que leur cas sortait du champ d’application de la règle générale énoncée au premier alinéa de l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation, qui définit les circonstances dans lesquelles une personne pourra être tenue pour responsable de diffamation (paragraphe 41 ci-dessus). Dans son arrêt du 11 juillet 2007, la cour d’appel du district de Brčko a conclu que les quatre déclarations litigieuses contenues dans la lettre écrite par les requérantes (paragraphe 11 ci-dessus) constituaient un énoncé ou une diffusion susceptible de donner lieu à une action en diffamation (paragraphe 21 ci‑dessus). La Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a également admis que l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation s’appliquait à la correspondance privée des requérantes avec les autorités du district de Brčko (paragraphe 33 ci-dessus). Elle a donc reconnu qu’une diffusion ne passait pas nécessairement par les médias. S’il appartient en premier lieu aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, entre autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012, Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, §§ 72-73, CEDH 2008, et Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I), la Cour ne voit aucun élément suggérant que les requérantes se trouvaient dans l’impossibilité de prévoir, dans une mesure raisonnable, comment la juridiction d’appel nationale interpréterait et appliquerait dans leur affaire l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation.
72. Dans ces conditions, la Cour est convaincue que l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation présentait le niveau de précision voulu et que, partant, l’ingérence était prévue par la loi.
3. Sur le point de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime
73. Les parties ne contestent pas que l’ingérence à l’origine du grief poursuivait un but légitime, celui de protéger la « réputation ou [l]es droits d’autrui ». La Cour n’aperçoit aucune raison de conclure autrement sur ce point.
4. Sur le point de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique
74. Il reste à déterminer si l’ingérence en cause était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui constitue la question centrale en jeu en l’espèce. Pour ce faire, la Cour doit rechercher si les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit des requérantes à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention et, d’autre part, le droit de M.S. à la protection de sa réputation.
a) Principes généraux
i. Application de la condition énoncée à l’article 10 § 2 de la Convention voulant qu’une ingérence soit « nécessaire dans une société démocratique »
75. Les principes généraux à suivre pour apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont récemment été résumés dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016) en ces termes :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
ii. Protection de la réputation en vertu de l’article 8 de la Convention
76. De plus, on peut rappeler que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée, de l’article 8 de la Convention. La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre également l’intégrité physique et morale de la personne. Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation personnelle doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, et A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). Par ailleurs, une personne ne saurait invoquer l’article 8 pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale (Axel Springer, précité, § 83, et Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 49, CEDH 2004‑VIII).
iii. Mise en balance des articles 10 et 8 de la Convention
77. Dans les cas où, conformément aux critères énoncés ci-dessus, la finalité de la protection de la « réputation ou des droits d’autrui » fait entrer en jeu l’article 8, la Cour peut être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs protégées par la Convention, à savoir, d’une part, la liberté d’expression garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8. Les principes généraux régissant cette mise en balance ont été initialement exposés dans les arrêts Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 104-107, CEDH 2012) et Axel Springer AG (précité, §§ 85-88), puis formulés plus en détail dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 90-93, CEDH 2015 (extraits)) et, plus récemment, synthétisés dans l’arrêt Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, § 198, CEDH 2015 (extraits)) dans les termes suivants :
« i. Dans les affaires de cette nature, l’issue ne saurait varier selon que la requête a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8, par la personne faisant l’objet des propos litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par leur auteur, ces droits méritant en principe un égal respect.
ii. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Hautes Parties contractantes, que les obligations à leur charge soient positives ou négatives. Il existe plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie privée. La nature de l’obligation de l’État dépendra de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause.
iii. De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les Hautes Parties contractantes disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression.
iv. Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si leurs décisions se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées.
v. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis au leur. »
b) Approche à adopter par la Cour en l’espèce
78. Pour définir quelle est l’approche à appliquer au cas d’espèce, la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la forme sous laquelle les déclarations reprochées aux requérantes ont été communiquées, leur teneur et le contexte dans lequel les intéressées les ont formulées (Stankiewicz et autres c. Pologne, no 48723/07, § 61, 14 octobre 2014, et Nikula c. Finlande, no 31611/96, §§ 44 et 46, CEDH 2002‑II).
i. Sur le point de savoir si le droit protégé par l’article 10 doit être mis en balance avec le droit consacré par l’article 8
79. La Cour note qu’il n’a pas été avancé, et qu’il n’apparaît pas non plus, que les accusations portées contre M.S. dans la lettre écrite par les requérantes concernaient une conduite qui pouvait passer pour criminelle à l’aune du droit interne (voir, a contrario, White c. Suède, no 42435/02, § 25, 19 septembre 2006, Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, §§ 37-39, 4 octobre 2007, Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, §§ 47-48, 15 novembre 2007, et A. c. Norvège, précité, § 73). Cependant, elle estime que les accusations qui imputaient à M.S. une attitude irrespectueuse à l’égard d’une autre origine ethnique et d’une autre religion étaient de nature non seulement à ternir la réputation de celle-ci, mais aussi à lui porter préjudice dans son milieu professionnel et social (paragraphe 104 ci-dessous). Partant, ces accusations présentaient le niveau de gravité requis pour constituer une atteinte aux droits de M.S. protégés par l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, l’affaire Dorota Kania c. Pologne (no 2), no 44436/13, § 73, 4 octobre 2016, dans laquelle un recteur d’université avait été accusé d’avoir secrètement collaboré avec les services de sécurité sous le régime communiste). La Cour doit donc rechercher si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs consacrées par la Convention, à savoir, d’une part, la liberté d’expression des requérantes garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit de M.S. au respect de sa réputation protégé par l’article 8 (Axel Springer AG [GC], précité, § 84).
ii. Sur la pertinence de la jurisprudence de la Cour relative aux donneurs d’alerte
80. La Cour recherche ensuite si, en communiquant les informations litigieuses, les requérantes ont, comme l’avancent les tiers intervenants, agi en donneurs d’alerte, conformément à la définition donnée de ce phénomène dans sa jurisprudence. La Cour note toutefois que les requérantes n’avaient avec la radio publique du district de Brčko aucun lien de subordination dans le cadre d’une relation de travail (paragraphes 43 et 44 ci-dessus), lien qui les aurait tenues à l’égard de celle‑ci à un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion, lequel constitue une caractéristique particulière de cette notion telle que la définit sa jurisprudence (voir, a contrario, Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 70, CEDH 2008, Bucur et Toma c. Roumanie, no 40238/02, § 93, 8 janvier 2013, et Heinisch c. Allemagne, no 28274/08, § 64, CEDH 2011 (extraits)). Les requérantes, dont les membres n’étaient pas des salariés de la station de radio du district de Brčko, ne disposaient pas d’un accès exclusif à ces informations et ne pouvaient pas non plus en avoir directement connaissance (Aurelian Oprea c. Roumanie, no 12138/08, § 59, 19 janvier 2016), mais elles ont apparemment joué un « rôle de communication » (paragraphe 45 ci-dessus) entre les salariés de la radio (à propos de l’écart de conduite supposé de M.S. sur son lieu de travail) et les autorités du district de Brčko. Il n’a été produit aucun élément tendant à indiquer que ces salariés aient eu à pâtir des conséquences du signalement par eux de l’écart de conduite allégué (ibidem). Les requérantes n’ont par ailleurs nullement avancé que leur lettre devait être considérée comme motivée par la volonté de lancer une alerte (voir, a contrario, Guja, précité, § 60, Heinisch, précité, § 43, et Aurelian Oprea, précité, § 45). En l’absence de tout devoir de loyauté, de réserve et de discrétion, la Cour peut se dispenser de se pencher sur le type de problématique qui joue un rôle central dans la jurisprudence susmentionnée relative aux donneurs d’alerte. Elle n’a donc pas à rechercher si les intéressées disposaient d’autres voies ou d’autres moyens effectifs (par exemple la dénonciation au supérieur ou à une autre autorité ou un autre organe compétent) pour faire remédier à la situation qu’elles entendaient signaler (comparer avec Guja, précité, § 73).
iii. Sur la pertinence de la jurisprudence de la Cour relative au signalement d’irrégularités alléguées dans la conduite d’agents de l’État
81. Il y a toutefois lieu de noter que ce qui a incité M.S. à engager une action en diffamation était la teneur de la lettre adressée par les requérantes aux plus hautes autorités du district de Brčko, dans laquelle elles critiquaient M.S., qui était à l’époque des faits responsable des programmes culturels de la radio publique du district de Brčko et comptait parmi les candidats au poste de directeur de cette station de radio. Étant donné qu’il s’agissait d’une radio publique financée par des fonds publics, il ne fait aucun doute que M.S. doit être considérée comme une fonctionnaire. Le Gouvernement partage cette analyse (paragraphe 59 ci‑dessus).
82. À cet égard, la Cour relève que l’approche suivie par la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine en l’espèce (paragraphe 33 ci‑dessus) est particulièrement digne d’intérêt. La haute juridiction s’est appuyée en substance sur la jurisprudence relative à la Convention élaborée dans un ensemble d’affaires comparables et dans lesquelles la Cour avait conclu au vu des faits que « les impératifs de la protection au titre de l’article 10 de la Convention devaient être mis en balance non pas avec les intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion de questions d’intérêt général, mais plutôt avec le droit du requérant de signaler des irrégularités supposées dans la conduite de fonctionnaires » (Zakharov c. Russie, no 14881/03, § 23, 5 octobre 2006, Siryk c. Ukraine, no 6428/07, § 42, 31 mars 2011, Sofranschi c. Moldova, no 34690/05, § 29, 21 décembre 2010, Bezymyannyy c. Russie, no 10941/03, § 41, 8 avril 2010, Kazakov c. Russie, no 1758/02, § 28, 18 décembre 2008, et Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, CEDH 2003‑IV). Cette jurisprudence renferme une considération importante : « la possibilité pour les citoyens de faire part aux agents de l’État compétents d’une conduite qui leur paraît irrégulière ou illicite de la part de fonctionnaires » constitue « l’un des principes de l’état de droit » (Zakharov, § 26, Siryk, § 42, Sofranschi, § 30, Bezymyannyy, § 40, Kazakov, § 28, et mutatis mutandis, Lešník, § 60, tous précités). Le principe ci-dessus tout comme les arrêts qui le mettent en application montrent que la Cour est disposée à apprécier la bonne foi d’un requérant ainsi que les efforts déployés par celui-ci pour rechercher la vérité à l’aune de critères plus subjectifs et plus souples que dans d’autres types d’affaires (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 87, CEDH 2004‑XI).
83. Parallèlement, il faut souligner que, dans les arrêts précités, un facteur a été déterminant dans l’appréciation de la proportionnalité effectuée par la Cour : les déclarations diffamatoires litigieuses avaient été transmises par le biais d’une correspondance privée adressée par le requérant au supérieur hiérarchique de la partie lésée (comparer avec Siryk, § 42, Bezymyannyy, § 41, Kazakov, § 28, Zakharov, § 23, et Lešník, tous précités) ou à des agents de l’État (comparer avec Sofranschi, précité, § 29). Dans certaines de ces affaires, les allégations contestées étaient le fruit de l’expérience personnelle directe des requérants (dans l’affaire Siryk, la requérante alléguait que des agents de l’école des impôts où son fils étudiait avaient exigé d’elle le paiement d’un pot de vin ; dans l’affaire Bezymyannyy, le requérant avait signalé un comportement illicite supposé de la part d’une juge qui avait statué dans une procédure le concernant ; dans l’affaire Kazakov, un ancien officier de l’armée avait envoyé une lettre dans laquelle il se plaignait d’un comportement répréhensible de la part du commandant d’une unité militaire ; dans l’affaire Lešník, le requérant accusait d’abus de pouvoir et de corruption un procureur qui avait rejeté sa plainte contre une tierce personne). Dans d’autres affaires, les allégations émanaient de requérants qui n’étaient pas directement concernés par les faits qu’ils dénonçaient (dans l’affaire Zakharov, un particulier accusait une fonctionnaire municipale d’avoir abusé de son pouvoir et facilité une usurpation de terres ; enfin, dans l’affaire Sofranschi, le requérant, qui faisait partie de l’équipe de campagne d’un candidat aspirant à être élu maire de son village, avait écrit une lettre dans laquelle il critiquait un autre candidat).
84. Ainsi, l’analyse qui précède fait apparaître un certain nombre de similitudes entre les affaires analogues à l’affaire Zakharov et la présente espèce. Cependant, ainsi que cela sera expliqué plus loin, du fait de certaines particularités, il sera plus judicieux d’adopter une approche plus nuancée reposant sur d’autres critères.
iv. Sur la pertinence de la jurisprudence de la Cour relative à la diffamation à l’encontre d’agents de l’État et au rôle des ONG et de la presse
85. En particulier, contrairement à ce qui a été observé dans les affaires susmentionnées, les allégations exposées en l’espèce aux autorités n’émanaient pas de particuliers mais de quatre ONG, et elles ne se fondaient pas sur l’expérience personnelle directe de leurs auteurs.
86. Il y a lieu de souligner d’emblée que le rôle joué par une ONG qui signale un écart de conduite ou des irrégularités censément commis par des agents publics ne revêt pas moins d’importance que celui tenu par un particulier comme dans les précédents analogues à l’affaire Zakharov, même si, comme en l’espèce, le signalement ne se fonde pas sur l’expérience personnelle directe. D’ailleurs, la Cour a admis que, lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 103, CEDH 2013 (extraits)) et elle peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (ibidem, et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 166, 8 novembre 2016). La Cour a reconnu l’apport important de la société civile au débat sur les affaires publiques (voir, par exemple, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 89, CEDH 2005‑II, et Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 166). Il est également à noter que les Principes fondamentaux sur le statut des organisations non gouvernementales en Europe cités au paragraphe 45 ci-dessus soulignent la contribution importante des ONG « au développement, à la réalisation et au maintien des sociétés démocratiques » et la nécessité que les ONG soient « encouragées à participer aux mécanismes (...) de dialogue, de consultation et d’échange » par ces sociétés.
87. Par ailleurs, il convient de garder à l’esprit que, à l’instar de la presse, une ONG jouant un rôle de chien de garde public aura probablement davantage d’impact lorsqu’elle signalera des irrégularités commises par des agents publics et elle disposera souvent de plus de moyens pour vérifier et corroborer la véracité des critiques ainsi alléguées qu’un particulier rapportant le fruit de ses observations personnelles. Dans le domaine de la liberté de la presse, la Cour a dit que « [e]n raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique » (Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III). Récemment, dans l’affaire Magyar Helsinki Bizottság susmentionnée, la Cour a affirmé que les mêmes considérations devaient s’appliquer à une ONG jouant un rôle de chien de garde social (§ 159). Un point de vue similaire transparaît dans le Code de déontologie et de conduite à l’intention des ONG cité au paragraphe 46 ci-dessus, selon lequel « [n]ulle ONG ne doit porter atteinte aux droits fondamentaux de quiconque », « [u]ne ONG doit communiquer des informations exactes (...) [concernant] toute personne » et « [l]es informations [qu’une ONG] choisit de diffuser auprès (...) des autorités (...) doivent être exactes et présentées dans le contexte approprié ».
v. Conclusion
88. Par conséquent, la présente espèce fait apparaître la nécessité de tenir compte d’un ensemble de facteurs plus large que dans les affaires de type Zakharov, dans lesquelles la Cour a jugé d’une « importance déterminante » le fait que les requérants avaient exprimé leurs doléances par voie de correspondance privée (Zakharov, § 26, Sofranschi, § 33, et Kazakov, § 29, tous précités, et Raichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 48, 20 avril 2006), et dans lesquelles elle a accepté d’être comparativement moins exigeante concernant la vérification par les requérants de la véracité des allégations en cause (paragraphe 82 ci-dessus). Dans la mise en balance des intérêts concurrents en jeu, à savoir le droit à la liberté d’expression des requérantes, d’une part, et le droit de M.S. au respect de sa vie privée, d’autre part (paragraphe 79 ci-dessus), la Cour estime approprié de tenir aussi compte des critères qui s’appliquent généralement à la diffusion de déclarations diffamatoires par les médias dans l’exercice de leur fonction de chien de garde public, à savoir le degré de notoriété de la personne concernée, l’objet du reportage, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que le mode d’obtention des informations et leur véracité, et la gravité de la sanction imposée (Von Hannover, précité, §§ 108-113, Axel Springer AG, précité, §§ 89-95, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).
c) Application de ces principes et critères au cas d’espèce
89. La Cour examinera successivement les facteurs applicables en l’espèce afin de déterminer si l’ingérence considérée dans sa globalité était justifiée par des motifs pertinents et suffisants et proportionnée au but légitime visé.
i. Le caractère privé de la correspondance
90. La Cour observe que les juridictions nationales ont cantonné leur examen à la correspondance privée entre les requérantes et les agents de l’État. En effet, pour conclure à la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation, la cour d’appel s’est uniquement appuyée sur « la lettre qu’elles [avaient] adressée au bureau du Haut Représentant à Brčko – superviseur international du district de Brčko, au président de l’assemblée et au gouverneur de ce district (...) [dans laquelle les requérantes ont] expos[é] et diffus[é] aux personnes susmentionnées des faits concernant le comportement, les actes et les déclarations de [M.S.] » (paragraphe 28 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a confirmé que les « décisions [judiciaires] litigieuses concern[ai]ent la lettre que les [requérantes] [avaient] adressée aux autorités du district de Brčko et au superviseur de ce district et (...) qui présentait [M.S.] sous un jour défavorable » (paragraphe 33 ci-dessus). Pour conclure à la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation, les juridictions nationales n’ont ainsi nullement tenu compte de la publication de la lettre dans la presse locale, étant donné qu’il n’avait pas été prouvé que les requérantes étaient à l’origine de cette publication. Le Gouvernement le confirme d’ailleurs dans son mémoire (paragraphe 60 ci-dessus).
91. La Cour estime elle aussi que, pour statuer sur la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation, il y a lieu de se fonder uniquement sur leur correspondance privée avec les autorités locales et de faire abstraction de la publication de cette lettre dans les médias (Bezymyannyy, précité, § 37) ou par tout autre moyen (Sofranschi, précité, § 28, affaire qui concernait la diffusion des rumeurs litigieuses auprès des villageois).
ii. L’intérêt général en jeu dans les informations contenues dans la lettre
92. Il y a lieu de rechercher si les informations contenues dans la lettre rédigée par les requérantes concernaient une question d’intérêt général. Il faudra pour ce faire examiner plus largement le sujet traité et le contexte dans lequel cette lettre s’inscrivait (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 63, Björk Eiðsdóttir c. Islande, no 46443/09, § 67, 10 juillet 2012, et Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 87, 1er mars 2007).
93. La Cour note que dans leur lettre, les requérantes formulaient des critiques sur le degré de mise en œuvre par les autorités nationales du principe de représentation proportionnelle des communautés ethniques dans la fonction publique du district de Brčko (paragraphe 10 ci-dessus). Les requérantes y indiquaient qu’en plusieurs occasions ce principe avait déjà été bafoué, selon elles au détriment des Croates et des Bosniaques de ce district, notamment à propos de la dotation en personnel de la station de radio. À cet égard, elles contestaient la candidature de M.S. au poste de directeur de la radio, qui avait selon elles été proposée par les membres majoritaires du jury de sélection, qui étaient serbes. Elles avançaient que M.S. avait fait preuve d’un comportement désobligeant à l’égard des Bosniaques.
94. De l’avis de la Cour, il ne fait aucun doute que tout débat sur l’équilibre ethnique au sein du personnel de la fonction publique revêtait un caractère important et relevait de la sphère publique. Le degré élevé d’exigence attendu d’un service public dans lequel les fonctionnaires, et en particulier ceux qui passaient « généralement pour avoir une influence importante sur les questions politiques d’intérêt général » (paragraphe 22 ci‑dessus), devaient se montrer respectueux de l’identité ethnique et religieuse des habitants de la Bosnie-Herzégovine, était une question d’intérêt général de premier plan. L’importance particulière, mise en avant par le Gouvernement, que revêtait à l’époque des faits dans la société bosnienne toute question liée aux origines ethniques ou à la religion constitue un facteur supplémentaire incitant à considérer que, dans l’ensemble, la lettre concernait des questions d’intérêt général dans le district de Brčko. Ces questions préoccupaient à tout le moins considérablement les Bosniaques, représentés par les requérantes, qui, d’après ce qui ressort de la lettre, se considéraient comme sous‑représentés dans la fonction publique (Albert-Engelmann-Gesellschaft mbH c. Autriche, no 46389/99, § 30, 19 janvier 2006).
iii. La compétence des destinataires de la lettre
95. La Cour observe que les autorités auxquelles les requérantes se sont adressées n’étaient pas investies d’une compétence directe dans le processus de nomination du directeur de la radio (paragraphe 35 ci-dessus). Elle admet toutefois qu’elles avaient un intérêt légitime à être informées de questions telles que celles qui étaient soulevées dans la lettre. Le Gouvernement n’affirme pas le contraire.
iv. La façon dont les requérantes ont rapporté les écarts de conduite allégués aux autorités compétentes
96. La Cour se concentrera sur les allégations formulées par les requérantes à l’encontre de M.S., qui constituent le seul élément sur lequel les juridictions nationales se sont appuyées pour conclure à la responsabilité des intéressées relativement à l’accusation de diffamation (paragraphe 23 ci‑dessus et paragraphe 33 de l’arrêt de la chambre). Les déclarations pertinentes se lisaient ainsi :
« Selon les informations dont nous disposons (našim informacijama),
1) la personne en question a déclaré dans une interview parue dans NIN, à propos de la destruction de mosquées à Brčko, que les musulmans ne formaient pas un peuple, qu’ils ne possédaient pas de culture propre et que, par conséquent, la destruction de mosquées ne pouvait pas être considérée comme une destruction de monuments culturels,
2) alors qu’elle travaillait pour la radio du district de Brčko, elle a ostensiblement déchiré en morceaux (demonstrativno kidala), dans les locaux de la radio, le calendrier mentionnant les offices religieux prévus pendant le mois du ramadan,
3) dans les locaux de la radio, elle a recouvert les armoiries de la Bosnie‑Herzégovine avec celles de la Republika Srpska,
4) en sa qualité de responsable des programmes culturels de la radio du district de Brčko, elle a interdit la diffusion de sevdalinka au motif que ce genre de chansons n’avait aucune valeur culturelle ou musicale. »
97. Les juridictions internes (la cour d’appel du district de Brčko et la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine) ont qualifié ces allégations de déclarations de fait (et non de jugements de valeur). Notant que les déclarations litigieuses décrivaient pour l’essentiel des paroles et des actes dont M.S. était censée être l’auteur, la Cour ne voit aucun motif de conclure autrement.
α) La notoriété de la personne concernée et le sujet des allégations
98. Il est à noter que les allégations susmentionnées concernaient M.S. qui, à l’époque des faits, travaillait à la station de radio du district de Brčko et était donc fonctionnaire (paragraphe 81 ci-dessus). La Cour rappelle que, pour les fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles, les limites de la critique admissible sont plus larges que pour un simple particulier (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 131, CEDH 2015). Étant donné la nature du poste qu’occupait M.S. à l’époque des faits (responsable des programmes culturels), on ne saurait affirmer que ces limites étaient aussi larges que dans le cas du personnel politique (Pedersen et Baadsgaard, précité, § 80, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 47, CEDH 2001‑III, et Janowski, précité, § 33). Cependant, la Cour note qu’à partir du moment où M.S. eut présenté sa candidature au poste de directeur de la radio et sachant que les informations contenues dans la lettre concernaient une question d’intérêt général (paragraphe 94 ci‑dessus), force est de considérer que M.S. était inévitablement et en toute connaissance de cause entrée dans la sphère publique et s’était exposée ainsi à un examen attentif de ses faits et gestes. La cour d’appel du district de Brčko a également admis que M.S. était une fonctionnaire et que le poste de directeur de la radio devait être considéré comme une question particulière d’intérêt général (paragraphe 22 ci‑dessus). Dans ces conditions, la Cour estime que les limites de la critique acceptable doivent par conséquent être plus larges que dans le cas de personnes exerçant une profession ordinaire (voir, mutatis mutandis, Björk Eiðsdóttir, précité, § 68, et Erla Hlynsdόttir c. Islande, no 43380/10, § 65, 10 juillet 2012).
99. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 96), les quatre déclarations litigieuses contenaient des allégations selon lesquelles M.S. aurait commis des écarts de conduite sur son lieu de travail et aurait été l’auteur d’un commentaire publié dans la presse, qui témoignait du mépris à l’égard de différents segments ethniques et religieux de la société bosnienne.
β) La teneur, la forme et les conséquences des informations communiquées aux autorités
100. Pour l’appréciation de ces différents éléments, il importe de s’attacher au libellé choisi par les requérantes dans la lettre litigieuse. À cet égard, la Cour note que, dans leur lettre, les requérantes n’indiquaient pas expressément qu’elles avaient obtenu auprès de tiers (des salariés de la station de radio) une partie des informations qu’elles transmettaient aux autorités (Thoma, précité, § 64, et Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 65, série A no 239), ce qu’elles auraient pu faire sans pour autant avoir à identifier leurs sources (Albert-Engelmann-Gesellschaft mbH, précité, § 32). Les requérantes introduisaient leur lettre par les mots « selon les informations dont nous disposons », mais n’affirmaient pas clairement qu’elles agissaient en qualité de messagers. Elles laissaient donc implicitement entendre qu’elles avaient un accès direct à cette information (Verdens Gang et Aase c. Norvège (déc.), no 45710/99, CEDH 2001‑X ; comparer avec Thoma, précité, § 64). Dans ces conditions, elles assumaient la responsabilité des déclarations contenues dans leur lettre.
101. Des considérations similaires valent pour l’allégation selon laquelle, dans son bureau, M.S. avait recouvert les armoiries de la Bosnie‑Herzégovine avec celles de la Republika Srpska, allégation qui était fondée sur une rumeur, comme la procédure en diffamation l’a établi (paragraphe 25 ci-dessus – Tønsbergs Blad A.S. et Haukom, précité, § 95). La Cour reviendra sur cette question ultérieurement, dans le cadre de son analyse relative à l’obligation de diligence qui imposait aux requérantes de vérifier la véracité des informations litigieuses.
102. Il importe également de déterminer si les déclarations litigieuses visaient principalement à accuser M.S. ou plutôt à signaler aux agents de l’État compétents une conduite qui leur paraissait irrégulière ou illicite (Zakharov, précité, § 26). Dans son examen du contexte dans lequel s’inscrivait la lettre litigieuse dans son ensemble, la Cour doit procéder à sa propre appréciation des déclarations en cause (Nikowitz et Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche, no 5266/03, §§ 25-26, 22 février 2007).
103. Les requérantes soutiennent que leur intention était d’informer les autorités compétentes de certaines irrégularités et de les inciter à enquêter et à vérifier les allégations qui étaient formulées dans la lettre (paragraphes 17 et 53 ci-dessus). La Cour observe toutefois que la lettre litigieuse ne contenait aucune « demande » d’enquête et de vérification des allégations qui y étaient énoncées. Si les requérantes affirmaient espérer que les autorités « donner[aient] à [leur] lettre les suites qui conviennent » (paragraphe 11 ci-dessus), on ne saurait dire si cette expression sous-entendait la réalisation d’une enquête ou la vérification des allégations factuelles relatives à M.S. En tout état de cause, la Cour ne peut manquer de prendre note de la déclaration contenue dans la lettre des requérantes selon laquelle « c’[était] un Bosniaque qui devrait être nommé à ce poste [de directeur de la radio] » (paragraphe 11 ci-dessus).
104. S’agissant des conséquences des accusations susmentionnées transmises aux autorités, la Cour estime qu’il ne fait guère de doute que lorsqu’elle est envisagée dans sa globalité et replacée dans le contexte propre à l’époque des faits (paragraphe 59 ci-dessus), la conduite attribuée à M.S. devait être considérée comme particulièrement inappropriée, tant moralement que socialement. Ces allégations présentaient en effet M.S. sous un jour très négatif, et elles étaient de nature à donner d’elle l’image d’une personne nourrissant des opinions et des sentiments irrespectueux et méprisants à l’endroit des musulmans et des Bosniaques. Les juridictions nationales ont considéré que les déclarations en question contenaient des accusations diffamatoires qui avaient porté atteinte à la réputation de M.S. (paragraphe 28 ci-dessus). La Cour n’aperçoit aucun motif de conclure autrement. En effet, ces accusations étaient de nature à mettre sérieusement en question l’aptitude de M.S. non seulement à occuper le poste de directeur de la radio du district de Brčko auquel elle postulait, mais aussi à exercer ses fonctions de responsable des programmes culturels de cette radio, qui était une station de radio publique multiethnique.
105. Ce n’est pas parce que ces allégations ont été communiquées à un nombre limité d’agents de l’État dans le cadre d’une correspondance privée qu’elles étaient dénuées de tout effet néfaste potentiel sur les perspectives de carrière de M.S. dans la fonction publique ainsi que sur sa réputation professionnelle de journaliste. Le Gouvernement avance que la lettre litigieuse a servi de « moyen de pression politique » ayant empêché le jury de sélection de nommer l’un des deux candidats à ce poste. Sans tirer de conclusion sur le point de savoir si les déclarations contenues dans la lettre ont exercé une quelconque influence sur la procédure de sélection qui était alors en cours, la Cour note que M.S. n’a pas été nommée au poste de directeur de la radio du district de Brčko.
106. Enfin, la Cour relève que les accusations diffamatoires portées par les requérantes à l’encontre de M.S. ont fait l’objet de fuites dans la presse. Toute conclusion sur la manière dont, en l’espèce, les médias ont eu connaissance de la lettre litigieuse confinerait à la spéculation. Quelle que soit la manière dont la lettre est parvenue aux médias, on peut penser que sa publication a suscité un débat public et a aggravé l’atteinte à la dignité et à la réputation professionnelle de M.S.
γ) L’authenticité des informations communiquées
107. L’authenticité des informations communiquées aux autorités constitue un autre facteur pertinent pour la mise en balance des droits en présence, et de l’avis de la Cour, il s’agit même du facteur le plus important dans cette optique.
108. La Cour rappelle avoir conclu que le rôle de chien de garde social joué par les requérantes justifiait que celles-ci bénéficient en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (paragraphe 87 ci-dessus). Dans le contexte de la liberté de la presse, la Cour a dit qu’il devait exister des motifs particuliers pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier les déclarations factuelles diffamatoires formulées à l’encontre de particuliers. À cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (voir, entre autres, Bladet Tromsø et Stensaas, § 66, Pedersen et Baadsgaard, § 78, et Björk Eiðsdóttir, § 70, tous précités). Ces facteurs appellent à leur tour à se pencher sur d’autres éléments, et notamment à se demander si le journal a mené des recherches d’une ampleur raisonnable avant la publication (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 37, série A no 313), s’il a donné de l’affaire un compte rendu raisonnablement équilibré (Bergens Tidende et autres c. Norvège, no 26132/95, § 57, CEDH 2000‑IV) et s’il a offert aux personnes diffamées la possibilité de se défendre (ibidem, § 58).
109. La Cour considère que, à l’instar de la presse, les requérantes étaient en l’espèce tenues par l’obligation de vérifier la véracité des allégations formulées à l’encontre de M.S. Cette obligation est contenue dans le code de déontologie et de conduite à l’intention des ONG (paragraphes 46 et 86 ci-dessus) et doit s’envisager dans le contexte des « responsabilités » dont s’accompagne le fonctionnement des ONG (paragraphe 45 ci-dessus). Le fait que les allégations litigieuses ont été communiquées aux autorités de l’État par voie de correspondance privée constitue certes un élément important à prendre en compte, mais les requérantes n’en avaient pas pour autant toute latitude pour communiquer des informations calomnieuses et non vérifiées. Le devoir qui incombe aux autorités de vérifier ce type d’allégations ne saurait se substituer à l’obligation ordinaire de vérifier des déclarations de fait présentant un caractère diffamatoire, y compris à l’endroit de fonctionnaires. Parce que les requérantes étaient perçues (paragraphe 16 ci-dessus) comme représentant les intérêts de segments particuliers de la population du district de Brčko, et qu’elles agissaient d’ailleurs comme telles, elles n’en étaient que davantage tenues de vérifier l’exactitude des informations avant de les transmettre aux autorités. La Cour recherchera si les requérantes ont satisfait à cette obligation pour chacune des quatre déclarations litigieuses. Le caractère raisonnable ou non des efforts déployés à cet égard doit être apprécié à la lumière de la situation qui prévalait à l’époque où la lettre a été rédigée et non avec le bénéfice du recul (voir, mutatis mutandis, Stankiewicz et autres, précité, § 72).
110. Les informations communiquées par les requérantes aux autorités peuvent être classées en deux catégories en fonction de leur source : 1) les informations que les requérantes avaient recueillies auprès de collaborateurs de la station de radio et 2) les informations qu’elles avaient obtenues d’une autre manière.
111. Les informations relevant de la première catégorie concernent des allégations de fait relatives au retrait du calendrier des offices religieux pendant le mois du ramadan du mur où il était affiché dans les locaux de la radio ainsi que l’interdiction supposée de diffuser de la sevdalinka. Les juridictions nationales ont établi que R.S. et O.S. (qui travaillaient tous deux à la station de radio) avaient discuté de ces deux questions avec O.H., qui était membre de la première organisation requérante et l’avait représentée devant elles. Néanmoins, elles ont estimé que le récit qui avait été fait par les collaborateurs de la radio n’avait pas été fidèlement restitué dans la lettre des requérantes. Tant R.S. que O.S. ont déclaré que M.S. avait retiré le calendrier des offices religieux prévus pendant le mois du ramadan du mur sur lequel il était affiché dans les locaux de la radio. Cependant, ils n’ont pas confirmé la partie de la déclaration des requérantes selon laquelle M.S. avait ce faisant « ostensiblement déchiré [le calendrier] en morceaux ». De plus, O.S. a confirmé qu’il s’était plaint auprès de la première requérante que M.S. lui avait demandé de lui expliquer pourquoi de la sevdalinka avait été diffusée dans la plage réservée à un autre type de musique dans la grille des programmes. Toutefois, aucun élément n’a permis de prouver que O.S. ait dit que M.S. avait « interdit la diffusion de sevdalinka au motif que ce genre de chansons n’avait aucune valeur culturelle ou musicale ».
112. La Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a établi « qu’il existait une incohérence manifeste entre ce qui avait été dit aux appelantes et ce qu’elles avaient rapporté dans leur lettre (...) » (paragraphe 33 ci‑dessus). Si l’on doit tolérer un certain degré d’hyperbole et d’exagération dans la communication des ONG, et même s’y attendre (Steel et Morris, précité, § 90), cette divergence n’était pas anodine mais déformait au contraire le récit qui avait été recueilli auprès des collaborateurs de la radio, contribuant à renforcer l’image de personne peu respectueuse de l’identité culturelle et ethnique des Bosniaques et des musulmans qui était donnée de M.S. La Cour souligne qu’en qualité d’ONG dont les membres jouissaient d’une bonne réputation dans la société (paragraphe 59 ci-dessus), les requérantes se devaient de restituer fidèlement les propos tenus par les salariés de la radio, ce qui était important pour l’instauration et la préservation d’un climat de confiance mutuelle ainsi que pour leur image d’acteurs compétents et responsables de la vie publique. Qui plus est, les allégations litigieuses ont été présentées comme des déclarations de fait plutôt que comme des jugements de valeur. Les juridictions nationales ont jugé que cette incohérence était imputable aux requérantes, et celles-ci n’ont produit aucun élément susceptible de mettre en doute cette conclusion.
113. Les informations relevant de la deuxième catégorie susmentionnée concernent les accusations selon lesquelles M.S. avait recouvert les armoiries de la Bosnie‑Herzégovine avec celles de la Republika Srpska, et selon lesquelles elle avait déclaré à un journal local que « les musulmans ne formaient pas un peuple, qu’ils ne possédaient pas de culture propre et que, par conséquent, la destruction de mosquées ne pouvait pas être considérée comme une destruction de monuments culturels ».
114. Les juridictions internes ont établi que les requérantes s’étaient entretenues de l’« incident » supposé relatif aux armoiries pendant la réunion préalable à la rédaction de la lettre. Lors de cette réunion, S.C., le représentant de la deuxième requérante dans la procédure interne, avait confirmé qu’il avait entendu parler de cet incident en ville (paragraphe 25 ci-dessus). Que ce soit devant les juridictions nationales ou devant la Cour, les requérantes n’ont présenté aucun élément de preuve de nature à démontrer qu’elles se fussent d’une quelconque manière efforcées de vérifier la véracité de cette rumeur avant de la rapporter aux autorités. Sur la base des dépositions de trois collaborateurs de la radio entendus pendant le procès, les juridictions internes ont établi que cette information était inexacte (paragraphe 27 ci‑dessus).
115. Point plus important encore, l’imputation par les requérantes à M.S. de la déclaration reprise dans l’article litigieux qui était paru dans la presse reposait sur les conjectures d’« un membre distingué d’une [organisation requérante] » (paragraphes 25 et 26 ci-dessus). Si l’article en question contenait bien une déclaration telle que celle rapportée par les requérantes, les juridictions nationales ont établi que M.S. n’en était pas l’auteur. La Cour estime que la vérification de ce point avant son signalement aux autorités n’aurait pas demandé d’efforts particuliers aux requérantes. L’identité de l’auteur de la déclaration en cause était facile à vérifier et une simple recherche aurait permis aux requérantes de la déterminer. Malgré la gravité des accusations qu’elles portaient contre M.S., les requérantes ont agi à la légère sans se donner la peine de vérifier l’authenticité de leurs allégations avant de les transmettre. La Cour souligne que plus les accusations sont graves plus il y a lieu de se montrer diligent avant de les porter à l’attention des autorités compétentes (Pedersen et Baadsgaard, précité, §§ 80 et 87). Après avoir découvert que M.S. n’était pas l’auteur de la déclaration litigieuse, les requérantes n’ont pas non plus informé les destinataires de leur lettre de l’inexactitude qu’elle contenait (paragraphe 26 ci-dessus). Elles n’avancent aucune raison pour justifier cette omission.
116. Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour note en outre que M.S. n’a pas eu la possibilité de commenter les allégations que les requérantes s’apprêtaient à porter à l’attention des autorités (Bergens Tidende et autres, précité, § 58). Les requérantes n’ont avancé aucun argument tendant à démontrer que pareil effort aurait été impossible ou inapproprié dans les circonstances de la cause.
117. La cour d’appel du district de Brčko a estimé que les requérantes n’avaient pas « prouvé la véracité de [ces déclarations] (...) dont elles savaient ou auraient dû savoir qu’[elles] étaient contraires à la vérité » (paragraphes 27 et 28 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a dit pour sa part que ces déclarations concernaient des « faits manifestement contraires à la vérité » et que les requérantes « ne s’[étaient] pas efforcées dans la mesure du raisonnable de vérifier la véracité de [ces] déclarations de fait avant [de les rapporter], mais qu’elles s’[étaient] contentées de faire [ces déclarations] » (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ce constat. Elle conclut par conséquent que les requérantes ne disposaient pas d’une base factuelle suffisante pour étayer les allégations litigieuses relatives à M.S. qu’elles énonçaient dans leur lettre.
δ) La sévérité de la sanction
118. Le dernier élément à prendre en compte est la sévérité de la sanction imposée aux requérantes. À cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999‑IV, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999‑IV, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004‑VI, et Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001‑I).
119. La Cour note que la cour d’appel du district de Brčko a ordonné deux mesures aux requérantes : elle leur a enjoint d’informer les autorités qu’elles retiraient les déclarations contenues dans leur lettre (injonction de rétractation), faute de quoi elles seraient tenues de verser conjointement 1 280 EUR au titre du préjudice moral (injonction de paiement), et elle leur a ordonné de faire diffuser à leurs frais l’arrêt à la radio-télévision du district de Brčko ainsi que dans deux journaux (injonction de publication) (paragraphe 29 ci-dessus). La chambre a jugé que « les dommages et intérêts auxquels les requérantes [avaient] été condamnées à l’issue de l’action civile n’étaient pas disproportionnés » (paragraphe 35 de l’arrêt de la chambre).
120. La Cour considère que l’ordre de retirer les déclarations énoncées dans la lettre dans les quinze jours sous peine de devoir payer des dommages et intérêts ne soulève aucun problème sur le terrain de la Convention. Ce n’est qu’après l’expiration du délai qui avait été fixé par la cour d’appel du district de Brčko que les juridictions internes ont commencé à prendre des mesures en vue de l’exécution de l’injonction de paiement. La Cour est par ailleurs convaincue que le montant des dommages et intérêts imposé aux requérantes n’était pas en soi disproportionné. Partant, peu importe que pour fixer ce montant la cour d’appel du district de Brčko ait pris en compte la publication de la lettre litigieuse dans les médias alors qu’elle ne s’était pas appuyée sur cet élément pour conclure à la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation (paragraphes 29 et 60 ci-dessus). Des considérations analogues valent pour l’injonction de publication.
ε) Conclusion
121. À la lumière de ce qui précède, la Cour ne décèle pas de raisons sérieuses qui justifieraient qu’elle substitue son avis à celui des juridictions nationales et qu’elle écarte la mise en balance qui a été effectuée par celles‑ci (Von Hannover (no 2), précité, § 107 et Perinçek, précité, § 198). Elle est convaincue que l’ingérence litigieuse était étayée par des motifs pertinents et suffisants et que les autorités de l’État défendeur ont ménagé un juste équilibre entre la liberté d’expression des requérantes, d’une part, et l’intérêt de M.S. à voir sa réputation protégée, d’autre part, et ce sans outrepasser leur marge d’appréciation (Tammer, précité, § 60, et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 68).
122. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
ALİ ÇETİN c. TURQUIE du 20 juin 2017 requête 30905/09
Violation de l'article 10 : La CEDH estime que la condamnation du requérant pour avoir critiquer un inspecteur des impôts, a constitué une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression et que cette ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.
LES FAITS
Sute à un contôle fiscal, le 21 novembre 2003, par une lettre adressée à la direction générale des fondations, le requérant contesta les conclusions du rapport. Il alléguait notamment que celui-ci avait été rédigé de manière subjective et qu’il contenait des erreurs de droit. Il demandait en conséquence l’annulation de certains passages qui, à ses dires, risquaient de nuire à sa carrière. Le requérant joignait à son envoi la copie d’une lettre qu’il avait préalablement adressée à la Fondation turque pour la protection de l’environnement. Dans cette lettre, il soutenait notamment que le rapport litigieux n’était ni conforme au droit ni fondé sur des critères objectifs et légaux, mais qu’il reflétait les opinions personnelles de l’inspecteur, alors même, disait-il, que le domaine concerné ne relevait pas des compétences de ce dernier. Enfin, il reprochait à l’inspecteur en question d’avoir agi comme s’il avait lancé une « fatwa »à son encontre, tout en le comparant indirectement à Bekçi Murtaza un personnage fictif issu de la littérature turque.
10. Le 26 janvier 2004, la direction générale des fondations répondit au requérant que seule la Fondation turque pour la protection de l’environnement pouvait demander l’annulation ou la suppression de certains passages du rapport litigieux. Elle estimait par ailleurs que les allégations du requérant étaient dénuées de fondement.
11. En février 2004, D.R.Ö. porta plainte contre le requérant auprès du procureur de la République d’Ankara (« le procureur de la République ») pour injure à un fonctionnaire d’État.
LE DROIT
33. La Cour renvoie d’emblée aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999‑I, Siryk c. Ukraine, no 6428/07, § 46, 31 mars 2011, et Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 124-125, 23 avril 2015).
34. À cet égard, la Cour note que les parties n’ont contesté ni que la condamnation litigieuse constituait une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 de la Convention, ni que cette ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
35. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent « pertinents » et « suffisants » à cette fin (voir, parmi beaucoup d’autres, Özçelebi c. Turquie, no 34823/05, § 48, 23 juin 2015, et Erdener c. Turquie, no 23497/05, § 30 février 2016). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Dorota Kania c. Pologne, no 49132/11, § 26, 19 juillet 2016).
36. La Cour rappelle en outre qu’il y a lieu de distinguer entre faits et jugements de valeur et que, si la matérialité des faits peut se prouver, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (voir, entre autres, Morice précité, § 126). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif. Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (ibidem).
37. La Cour rappelle également que les fonctionnaires doivent, pour s’acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés, et qu’il peut dès lors s’avérer nécessaire de les protéger particulièrement contre des attaques verbales offensantes lorsqu’ils sont en service ; cela vaut aussi s’agissant de l’imputation diffamatoire de faits se rattachant à l’accomplissement de leurs missions (Janowski c. Pologne précité, § 33). Toutefois, dans certains cas, les limites de la critique admissible à l’égard des fonctionnaires, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, peuvent être plus larges que pour les simples particuliers (Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, § 53, CEDH 2003‑IV).
38. En l’espèce, le requérant a été condamné au motif notamment qu’il s’était exprimé dans les termes suivants, dans une lettre adressée à une fondation pour laquelle il avait travaillé, et qu’il avait jointe à un recours administratif : « (...) Est incompatible avec le sérieux du poste qu’ils occupent et l’impartialité [requise] (...) le fait, pour ceux dont ce n’est pas la compétence, de lancer une « fatwa » avec la mentalité d’un « Bekçi Murtaza » ». Il ressort des termes de ce courrier que le requérant cherchait à exprimer ses opinions personnelles. Ses déclarations s’apparentaient donc, non à des allégations de fait, mais à des jugements de valeur.
39. Les propos incriminés s’inscrivaient en outre dans le contexte particulier d’un conflit d’ordre professionnel opposant le requérant à un inspecteur au sujet d’un rapport rédigé par ce dernier en sa qualité de fonctionnaire à l’issue d’un contrôle comptable et fiscal, dont certains passages avaient entraîné la résiliation du contrat du requérant. Dans sa réclamation, le requérant sollicitait la suppression de certains passages du rapport, à ses yeux susceptibles de nuire à sa carrière. Il y comparait la mentalité du rédacteur du rapport avec celle d’un personnage de fiction de la littérature turque (paragraphe 9 ci-dessus). Ces propos ne s’inscrivaient donc pas dans un débat ouvert concernant une question d’intérêt général ; mais, étaient des critiques émises en réaction à un rapport ayant causé un préjudice direct et certain au requérant.
40. La Cour admet par ailleurs que la comparaison de D.R.Ö. avec un tel personnage de fiction pouvait être perçue comme vexatoire. Elle observe également que la condamnation du requérant était fondée sur les termes qu’il avait employés pour qualifier D.R.Ö., termes qui avaient été jugés injurieux, et non sur les opinions critiques de nature professionnelle qu’il avait formulées à l’encontre de l’inspecteur.
41. La Cour considère néanmoins que la condamnation du requérant doit s’analyser à la lumière du contexte dans lequel les propos litigieux ont été diffusés. À cet égard, elle observe que ces propos étaient mentionnés dans une lettre jointe à un recours, lequel avait pour objet de contester un rapport ayant eu de lourdes conséquences professionnelles pour le requérant (paragraphes 7-8 ci-dessus). Ils n’étaient donc pas destinés à être accessibles au public, mais uniquement aux autorités internes concernées, à savoir la direction générale des fondations et la fondation pour laquelle le requérant travaillait.
42. La Cour souligne à cet égard l’importance de prendre en compte l’absence de publicité pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (Yankov c. Bulgarie, no 39084/97, §§ 141-142, CEDH 2003‑XII (extraits)).
43. En l’espèce, considérant la nature des propos litigieux et le contexte dans lequel ils ont été diffusés, la Cour n’est pas convaincue que les motifs invoqués par les autorités nationales pour condamner le requérant puissent passer pour « pertinents et suffisants » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.
44. La Cour prend note également de l’argument du Gouvernement selon lequel la sanction prononcée à l’encontre du requérant, peine de sept jours de prison commuée en une amende de 406 TRY[9], représentait une ingérence proportionnée dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Elle rappelle cependant à cet égard que, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, elle n’en constitue pas moins une peine au sens pénal du terme et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant. Elle a ainsi maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (Morice, précité, § 176), risque que le caractère relativement modéré des amendes ne peut suffire à faire disparaître.
45. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant a constitué une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression et que cette ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.
46. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
Kasabova et Bozhidar Bozhkov c. Bulgarie du 19 avril 2011 Requêtes no 22385/03 et 3316/04
LA MISE EN CAUSE DE FONCTIONNAIRES DU RECTORAT
Les Journalistes sanctionnés à tort pour avoir dénoncé des irrégularités dans la procédure d’admission dans des établissements scolaires bulgares de prestige. La CEDH réaffirme le rôle de la presse dans la démocratie.
Principaux faits
Les requérants, Katya Kasabova et Bozhidar Bozhkov sont deux ressortissants bulgares, nés respectivement en 1964 et 1968, qui résident et travaillent à Burgas (Bulgarie). Tous deux sont journalistes.
Durant l’été 2000, ils apprirent que 14 parents d’enfants souhaitant intégrer des établissements d’enseignement secondaire spécialisées dans la ville de Burgas s’étaient adressés au ministère de l’Education et des Sciences pour contester la procédure de sélection mise en place par ces établissements. En particulier, les parents soutenaient que 157 autres enfants avaient obtenu une place dans ces écoles dans leur ville pour des motifs de santé (ce qui constituait normalement une exception) et non à l’issue d’un concours d’entrée (qui était la norme) que leurs propres enfants avaient dû passer. De plus, les parents alléguaient que certains des enfants admis pour raisons médicales étaient en fait en bonne santé et avaient réussi à intégrer ces écoles contre des pots-de-vin.
Mme Kasabova et M. Bozhkov évoquèrent cette histoire dans plusieurs articles distincts publiés en septembre et début octobre 2000 dans les journaux pour lesquels ils travaillaient à cette époque, à savoir « Compass » pour Mme Kasabova et « Sega » pour M. Bozhkov.
Les articles annonçaient notamment que quatre experts du rectorat de Burgas dépendant du ministère de l’Education et des Sciences seraient renvoyés pour corruption si le ministre suivait les conclusions formulées par ses représentants à l’issue de l’enquête qui avait été ouverte suite à des soupçons de corruption. Les experts étaient membres des commissions d’admission chargées d’établir une liste des élèves à admettre dans les établissements concernés pour raisons médicales. De plus, Mme Kasabova indiqua dans ses articles le nombre précis d’enfants qui auraient été admis à tort et le montant des sommes que chacun d’entre eux aurait payées à cette fin, tout en expliquant que cette information ne pouvait pas être confirmée car ceux qui avaient versé cet argent ne voulaient pas s’exposer.
À la suite de la publication des articles, les experts en question engagèrent des poursuites pénales contre Mme Kasabova et M. Bozhkov, et demandèrent réparation pour fausses accusations et pour le préjudice causé à leur réputation en raison des articles.
Les tribunaux bulgares déclarèrent Mme Kasabova et M. Bozhkov coupables, substituèrent à leur responsabilité pénale des amendes administratives, et leur ordonnèrent de verser au total des sommes de 3 797 euros et 3 221 euros respectivement à titre d’amendes, de dommages-intérêts et de frais et dépens. Les deux journalistes luttèrent pendant des années pour payer ces montants, la première somme équivalant à pratiquement 70 fois le salaire mensuel minimum (et plus de 35 fois le salaire de Mme Kasabova) et la seconde équivalant à plus de 57 fois le salaire mensuel minimum.
Liberté d’expression et d’information
La Cour rappelle que la Convention ne garantit pas une liberté d’expression absolue et sans restriction, même lorsque la presse rend compte de questions d’intérêt général et concernant des hommes politiques ou des personnalités publiques. La liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités qui s’appliquent également aux médias et aux professionnels des médias comme les journalistes, particulièrement dans des affaires où la réputation et les droits d’autrui sont attaqués ou risquent d’être mis à mal.
Toutefois, les allégations contenues dans les articles de Mme Kasabova et M. Bozhkov, selon lesquelles certains enfants avaient été admis dans des écoles de prestige par le biais de pots-de-vin, étaient difficiles, voire impossibles, à prouver. Dans les deux affaires, les articles évoquaient le renvoi possible de quatre experts, donc un fait contingent, puisqu’il relevait de l’avenir et n’avait pas été confirmé officiellement à ce moment-là, le ministère compétent n’ayant communiqué aucune information sur les résultats de l’enquête interne qu’il menait sur ces allégations. Certes, M. Bozhkov aurait pu utiliser un langage plus précautionneux et souligner clairement l’incertitude qui entourait les sanctions disciplinaires devant être imposées aux experts et les raisons exactes de ces sanctions, et Mme Kasabova aurait pu faire des recherches plus approfondies à l’appui de ses allégations percutantes. Cependant, la Cour estime que M. Bozhkov s’est comporté en journaliste responsable et ne juge pas utile de prendre une décision sur cette question quant à Mme Kasabova.
La Cour préfère souligner qu’une approche par trop rigoureuse des juridictions nationales, lorsqu’elles examinent la conduite professionnelle des journalistes, pourrait indûment dissuader ceux-ci de s’acquitter de leur fonction de transmission des informations au public. Les tribunaux doivent donc avant tout peser l’impact probable de leurs décisions non seulement sur les situations qu’ils doivent examiner mais également sur les médias en général.
Eu égard aux circonstances de chaque affaire, la Cour conclut que les sanctions imposées à Mme Kasabova et M. Bozhkov ont été excessives, disproportionnées par rapport au préjudice causé par les articles à la réputation des quatre experts, et ont eu un effet dissuasif potentiel énorme sur les requérants et sur les autres journalistes.
Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 dans les deux affaires.
ARRÊT MAMERE c. FRANCE Requête no 12697/03 du 7 novembre 2006
LA MISE EN CAUSE D'UN SPECIALISTE DE LA RADIO ACTIVITE QUI DIT N'IMPORTE QUOI
"18. Selon la Cour, il n’est douteux ni que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation envers un fonctionnaire constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, ni que cette ingérence était « prévue par la loi » (la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse) et poursuivait l’un des buts légitimes énumérés à l’article 10 § 2 : « la protection de la réputation (...) d’autrui ». Cela n’a d’ailleurs pas prêté à controverse.
19. Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre pareil but.
Les principes fondamentaux qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour à cet égard sont les suivants (voir, parmi de nombreux autres, l’arrêt Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, § 46) :
i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
20. Ceci étant, la Cour souligne en premier lieu que l’on se trouve en l’espèce dans un cas où l’article 10 exige à double titre un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression. En effet, d’une part, les propos tenus par le requérant relevaient de sujets d’intérêt général : la protection de l’environnement et de la santé publique (voir, notamment, les arrêts Hertel précité, § 47, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège, 20 mai 1999, CEDH 1999-III, VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, du 28 juin 2001, CEDH 2001-VI, §§ 70 et 72, Vides Aizsardzibas Klubs c. Lettonie, no 57829/00, du 27 mai 2004, § 42, et Steel et Morris c. Royaume-Uni, du 15 février 2005, no 68416/01, CEDH 2005-II, §§ 88-89) et la manière dont les autorités françaises ont géré ces questions dans le contexte de la catastrophe de Tchernobyl ; ils s’inscrivaient d’ailleurs dans un débat public d’une extrême importance, relatif en particulier à l’insuffisance des informations que ces dernières ont données à la population quant aux niveaux de contamination auxquels elle était exposée et aux conséquences que cela a eu en termes de santé publique. D’autre part, le requérant s’exprimait sans aucun doute en sa qualité d’élu et dans le cadre de son engagement écologiste, de sorte que ses propos relevaient de l’expression politique ou « militante » (voir notamment l’arrêt Steel et Morris précité, §§ 88-89).
La Cour en déduit que la marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la mesure litigieuse était particulièrement restreinte.
21. La Cour constate que, pour entrer en voie de condamnation, la cour d’appel de Paris a considéré que les propos tenus par le requérant portaient atteinte « à l’honneur et à la considération » de M. Pellerin en ce qu’ils lui imputaient d’avoir, à plusieurs reprises, « en tant que spécialiste des problèmes de radioactivité, donné, en connaissance de cause, des informations erronées voire mensongères quant au problème grave tel que la catastrophe de Tchernobyl, qui pouvait avoir des incidences sur la santé des français » et, en conséquence, étaient diffamatoires au sens de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881.
Puis, après avoir relevé que les « faits diffamatoires » étaient trop anciens pour que le requérant puisse s’exonérer de sa responsabilité pénale en prouvant leur véracité, la cour d’appel a conclu à l’absence de bonne foi, au seul motif que l’intéressé avait manqué de modération. Selon elle, en usant de termes tels qu’ « arrêtaient pas de nous raconter », le requérant avait insisté fortement et de manière péremptoire sur le fait qu’en toute connaissance de cause, M. Pellerin avait fait preuve d’une volonté réitérée de mentir et n’avait cessé de fausser la vérité ; il avait en outre affublé M. Pellerin de « caractéristiques péjoratives » en usant de l’adjectif « sinistre » et en disant qu’il souffrait « du complexe d’Astérix » (paragraphe 8 ci-dessus).
22. La Cour n’entend pas substituer son appréciation à celle des juridictions internes quant à l’existence d’une atteinte à l’ « honneur et à la considération » de M. Pellerin, au sens de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881. Elle se borne en conséquence à relever que le requérant critiquait nommément ce dernier et laissait clairement entendre que, dans le cadre de l’exercice de ses fonctions au SCPRI, il avait contribué à diffuser des informations erronées sur les effets de la catastrophe de Tchernobyl en France, pour en déduire que le raisonnement suivi par la cour d’appel est, sur ce point précis, suffisant.
23. Ceci étant, la Cour rappelle que les personnes poursuivies à raison de propos qu’elles ont tenus sur un sujet d’intérêt général doivent pouvoir s’exonérer de leur responsabilité en établissant leur bonne foi et, s’agissant d’assertions de faits, en prouvant la véracité de ceux-ci (arrêt Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236, § 48 ; voir aussi l’arrêt Colombani et autres c. France du 25 juin 2002, no 51279/99, CEDH 2002-V, § 66). En l’espèce, les propos litigieux tenaient du jugement de valeur mais aussi – comme l’ont retenu les juridictions internes – de l’imputation de faits ; le requérant devait donc se voir offrir cette double possibilité.
24. Or, la déclaration du requérant se rapportant à des événements – la catastrophe de Tchernobyl, l’attitude des autorités françaises et les interventions du SCPRI et de son directeur dans les médias – remontant à plus de dix années, l’article 35 de la loi de 1881 empêchait l’intéressé de faire valoir l’exceptio veritatis.
Le Gouvernement expose que ce principe se justifie par la volonté du législateur d’empêcher que des faits anciens puissent être contestés sans limite dans le temps quant à leur réalité ; il ajoute qu’en tout état de cause, le requérant aurait eu peu de chance de succès s’il avait pu user de ce moyen de défense. Cela ne convainc pas la Cour. Elle perçoit certes, d’un point de vue général, la logique d’une limite temporelle de cette nature, dans la mesure où, plus des allégations portent sur des circonstances anciennes, plus il est difficile d’évaluer leur véracité. Cependant, lorsqu’il s’agit d’événements qui s’inscrivent dans l’Histoire ou relèvent de la science, il peut au contraire sembler qu’au fil du temps, le débat se nourrit de nouvelles données susceptibles de permettre une meilleure compréhension de la réalité des choses. Il en va en tous cas clairement ainsi s’agissant des effets de l’accident de Tchernobyl sur l’environnement et la santé publique et de la manière dont les autorités en général et le SCPRI en particulier ont géré la crise ; le rapport d’expertise judiciaire susmentionné l’illustre fort bien (paragraphes 6, 11, et 16 ci-dessus). Il résulte en outre de ce document ainsi que des autres pièces produites par le requérant (le communiqué de presse du Ministère de l’Agriculture du 6 mai 1986 et l’extrait du procès-verbal de l’intervention du Ministre de l’Industrie au Sénat le 23 mai 1986 ; paragraphe 10 ci-dessus) qu’une tentative de preuve se concevait pour chacun des éléments retenus par la cour d’appel pour parvenir à la conclusion que les propos en cause étaient diffamatoires, qu’il s’agisse du nombre et de la teneur des communications du SCPRI et de son directeur avec la population et les autorités, de l’exactitude ou non des informations ainsi transmises, et, le cas échéant, de la conscience de ces derniers de diffuser des informations erronées.
25. Par ailleurs, parce qu’il repose exclusivement sur le constat discutable du défaut de modération des propos litigieux, le raisonnement suivi par la cour d’appel quant à l’absence de bonne foi du requérant ne convainc pas la Cour.
Il ressort en effet de la jurisprudence que, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général – tel le requérant en l’espèce – est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant – notamment – au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (voir, par exemple, l’arrêt Steel et Morris précité, § 90), c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos.
Selon la Cour, en l’espèce, les propos en cause, certes sarcastiques, restent dans les limites de l’exagération ou de la provocation admissibles. Elle n’y voit pas de termes manifestement outrageants : si M. Pellerin est qualifié de « sinistre personnage », il y a lieu de rapprocher ce qualificatif de sa signification réelle et du fait que le requérant ne le lui imputait pas tellement en tant qu’individu mais aussi et surtout en tant que représentant d’un Service qui avait été au premier plan de l’information du public sur les effets en France du sinistre que fut l’accident de Tchernobyl. S’agissant de la référence au « complexe d’Astérix » l’on peut n’y voir – tout comme dans l’utilisation de l’image d’un nuage radioactif « bloqué » aux frontières françaises – qu’une caricature de la situation telle que le requérant l’a perçue, évoquant une attitude particulièrement confiante des autorités, au détriment d’ailleurs du bon sens géographique (même si les effets réels, en France, de la catastrophe de Tchernobyl demeurent à ce jour largement incertains). Quant aux termes « n’arrêtaient pas de nous raconter que (...) », plutôt que l’imputation de la réitération d’un mensonge délibéré, l’on peut n’y voir qu’une référence aux nombreuses interventions du directeur du SCPRI dans les médias, dont le requérant, journaliste à la télévision au moment de la catastrophe, avait été un témoin privilégié. Il faut en outre replacer ces déclarations dans leur contexte : le requérant enchaînait spontanément sur l’évocation par une autre des personnalités invitées d’un ouvrage consacré aux victimes de la catastrophe de Tchernobyl et de l’émotion qu’elle avait ressentie à sa lecture, dans le cadre d’une émission qui tient moins de l’information que du spectacle et qui a construit sa notoriété sur l’exagération et la provocation.
26. Selon la Cour, les motifs retenus par le juge interne pour conclure à l’absence de bonne foi mettent en exergue une particulière raideur dans la lecture des propos du requérant, qui se concilie mal avec le droit au respect de la liberté d’expression.
27. La Cour doit certes aussi prendre en compte le fait que les propos litigieux mettaient en cause M. Pellerin à raison des fonctions qu’il avait exercées à la tête du SCPRI, d’autant plus que le requérant a été condamné pour complicité de diffamation d’un « fonctionnaire public » sur le fondement de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881. La Cour a en effet souligné dans son arrêt Janowski c. Pologne [GC] du 21 janvier 1999 (no 25716/94, CEDH 1999-I, § 33) que les fonctionnaires doivent, pour s’acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés, et qu’il peut dès lors s’avérer nécessaire de les protéger particulièrement contre des attaques verbales offensantes lorsqu’ils sont en service ; cela vaut aussi s’agissant de l’imputation diffamatoire de faits se rattachant à l’accomplissement de leurs missions (voir notamment l’arrêt Busuioc c. Moldavie du 21 décembre 2004, no 61513/00, § 64).
Par ailleurs, la Cour admet que la valeur éminente de la liberté d’expression, surtout quand il s’agit d’un débat d’intérêt général, ne peut pas en toutes circonstances l’emporter sur la nécessité de protéger l’honneur et la réputation, qu’il s’agisse de simples citoyens ou de responsables publics. Elle a à plusieurs reprises admis que la nature et la gravité d’accusations portées contre des fonctionnaires ou anciens fonctionnaires peut la conduire à conclure que les mesures prises dans un tel contexte sont compatibles avec l’article 10 (voir, par exemple, les arrêts Radio France c. France, du 30 mars 2004, no 53984/00, ECHR 2004-II, ou Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC] du 17 décembre 2004, no 49017/99, ECHR 2004-XI).
Cela ne signifie cependant pas que la censure de toute critique dirigée contre un agent public et se rapportant à l’exercice de ses fonctions est, de ce seul fait, compatible avec l’article 10 de la Convention. Comme la Cour l’a aussi indiqué dans l’affaire Janowski, si l’on ne saurait dire que les fonctionnaires s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits à l’instar des hommes politiques, les limites de la critique admissible à leur égard dans l’exercice de leurs fonctions officielles peuvent dans certains cas être plus larges que pour un simple particulier. Ce serait en outre aller trop loin que d’étendre sans réserve le principe dégagé par cet arrêt à tout employé public, quelles que soient les fonctions qu’il exerce (voir l’arrêt Busuioc précité, même référence). En outre, les impératifs de la protection des fonctionnaires doivent, le cas échéant, être mis en balance avec les intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion de questions d’intérêt général (arrêts Janowski et Busuioc précités).
28. En l’espèce, la Cour relève que le SCPRI, dont M. Pellerin était le directeur, avait notamment pour fonction de surveiller le niveau de contamination du territoire et d’alerter ses ministères de tutelles en cas de problème. Elle conçoit que la confiance du public a une importance particulière pour le bon accomplissement d’une mission de cette nature. Encore faut-il cependant que les responsables chargés de cette mission contribuent eux-mêmes à justifier cette confiance en faisant preuve, par exemple, de prudence dans l’expression de leur évaluation des dangers et risques tels que ceux pouvant résulter d’une catastrophe comme celle de Tchernobyl. La Cour ne voit en outre pas en quoi un tel enjeu pouvait perdurer à l’époque où le requérant a tenu les propos jugés diffamatoires : le SCPRI n’existait plus et, âgé de 76 ans, le fonctionnaire en question n’était plus en activité. Par ailleurs, la question de la responsabilité tant personnelle qu’« institutionnelle » de M. Pellerin s’inscrit entièrement dans le débat d’intérêt général dont il est question, dès lors qu’en sa qualité de directeur du SCPRI, il avait accès aux mesures effectuées et était intervenu à plusieurs reprises dans les médias pour informer le public du degré de contamination, ou plutôt, pourrait-on dire, d’absence de contamination, du territoire français.
29. La Cour en déduit que le fait que les propos litigieux mettaient en cause M. Pellerin en sa qualité d’ancien directeur du SCPRI ne pouvait légitimement justifier une sévérité particulière dans le jugement de la cause du requérant.
30. Eu égard à ce qui précède, et tout particulièrement à l’extrême importance du débat d’intérêt général dans lequel les propos litigieux s’inscrivaient, la condamnation du requérant pour diffamation ne saurait passer pour proportionnée, et donc pour « nécessaire » « dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition."
TAFFIN ET CONTRIBUABLES ASSOCIES CONTRE FRANCE DU 18 FEVRIER 2010 REQ: 42396/04
LA MISE EN CAUSE D'UNE INSPECTRICE DES IMPÔTS
41. La Cour constate, et il n’est pas contesté, que la condamnation de la requérante constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
42. La Cour rappelle qu’elle a déjà considéré que la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse satisfait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (voir en particulier Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 45-49, CEDH 2004-VI, Brasilier c. France, no 71343/01, § 28, 11 avril 2006 et Mamère c. France, no 12697/03, § 18, CEDH 2006-XIII).
43. La Cour considère que la requérante était à même de prévoir à un degré raisonnable, au besoin en s’entourant de conseils éclairés, les conséquences judiciaires pouvant résulter de la publication litigieuse (voir, entre autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007-XI, et Brunet-Lecomte et autres c. France, no 42117/04, § 42, 5 février 2009).
44. Pour le reste, la Cour estime que les arguments de la requérante relèvent de l’examen de la proportionnalité de la mesure.
b) But légitime
45. Selon la Cour, l’ingérence poursuivait l’un des buts énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 : la protection « de la réputation ou des droits d’autrui », en l’occurrence la fonctionnaire mise en cause, ce qui n’est d’ailleurs pas contesté par les parties
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
46. Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le but légitime poursuivi. Elle renvoie à cet égard aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005 ; Mamère, précité, § 19 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, §§ 45 et 46, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, CEDH 2008-... (extraits), §§ 60 à 64).
47. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I).
48. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, précité, § 70). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, § 51).
49. En l’espèce, la requérante a été condamnée en tant que directrice de la publication d’une revue dans laquelle figurait un article présenté sous forme d’entretien et intitulé « G. L., victoire sur le fisc ! »
Dans cet article était mise en cause une inspectrice des impôts, nommément désignée, qui était accusée d’avoir « commis des faux », d’avoir été décidée « à avoir [la] peau [de G. L.] à n’importe quel prix », de bénéficier d’une « irresponsabilité totale » et d’avoir « commis, non seulement des erreurs, mais des graves irrégularités ».
50. Les impôts sont incontestablement un sujet d’intérêt général pour la collectivité, sur lequel la requérante avait le droit de communiquer des informations au public à travers la revue dont elle était directrice de la publication.
51. La liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Comme le précise l’article 10, cette liberté est soumise à des exceptions qui doivent cependant s’interpréter strictement et la nécessité de restrictions quelconques doit être établie de manière convaincante (voir notamment les arrêts Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, série A no 298, pp. 23-24, § 31, Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999-I, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII). De plus, la Cour insiste tout au long de sa jurisprudence sur le rôle fondamental que joue la liberté de la presse dans le bon fonctionnement d’une société démocratique. A sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, arrêt du 25 juin 1992, série A no 239, § 63, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III).
52. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur les questions politiques ainsi que sur les autres thèmes d’intérêt général (voir, parmi beaucoup d’autres, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 55, CEDH 2002-V ; Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 93, CEDH 2004-XI et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH 2004-XI).
53. Dans la présente affaire, les juridictions internes n’ont pas condamné la requérante pour avoir diffusé des informations relatives aux impôts ou aux services du fisc. Le tribunal a d’ailleurs estimé qu’il était « légitime, pour un bulletin dont l’objet est de dénoncer les tracas dont seraient victimes les contribuables face à l’Administration, de publier un article illustrant un conflit opposant G. L. à son inspectrice des impôts. »
La requérante, en tant que directrice de la publication, a été jugée, par le tribunal correctionnel, avoir manqué à ses obligations de prudence et d’équilibre par rapport aux accusations portées contre l’inspectrice des impôts. La cour d’appel a considéré qu’elle avait repris ces accusations à son compte et n’avait formulé aucune réserve à l’intention du lecteur.
54. Les juridictions nationales ont donc considéré que la requérante avait porté atteinte, au travers de l’article litigieux, à l’honneur, à la dignité et à l’image publique d’une inspectrice des impôts, en lui imputant les actes mentionnés. Il convient d’examiner si les motifs avancés par les autorités nationales pour justifier la condamnation de celle-ci étaient pertinents et suffisants.
55. Elle constate que l’article litigieux contenait des informations sur le litige ayant opposé G. L. à une inspectrice du fisc, ainsi que des accusations relatives au manque supposé d’honnêteté de cette fonctionnaire.
56. En première instance, le tribunal offrit aux accusés l’occasion de prouver la véracité de leurs dires, mais les documents produits à cette fin furent jugés non probants. Ils invoquèrent également la bonne foi, toutefois, en ce qui concerne la requérante, le tribunal estima qu’il appartient à la directrice de la publication de vérifier si l’article publié sous sa responsabilité est exempt d’animosité personnelle et répond aux exigences du respect du principe du contradictoire. Or, il conclut qu’en l’espèce, en prêtant les colonnes de son bulletin à la vindicte personnelle d’un contribuable qui formulait des accusations unilatérales et sans nuance, la requérante avait manqué à ses obligations de prudence et d’équilibre.
57. Sur le fond, le tribunal considéra que les allégations faites à l’égard d’un fonctionnaire de l’État, d’avoir, dans le cadre de ses fonctions et en violation de toutes les règles légales et déontologiques, agi dans le seul souci d’assouvir une vengeance personnelle étaient, incontestablement, contraires à son honneur et à sa considération. La cour d’appel estima que, compte tenu de la gravité des accusations et du ton polémique de l’interview, il incombait à la requérante « de prendre ses distances » et qu’elle avait « manqué aux obligations qui lui incombaient en sa qualité de directeur de la publication. »58. Il convient ici de rappeler la jurisprudence désormais bien établie de la Cour selon laquelle il y a lieu, pour apprécier l’existence d’un « besoin social impérieux » propre à justifier une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (voir, parmi d’autres, l’arrêt De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-I ; et Harlanova c. Lettonie (déc.), no 57313/00, 3 avril 2003).
59. Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile, comme en l’espèce, de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 98-99, CEDH 2004-XI).
60. Dans la présente affaire, la Cour constate que l’article en cause ne se bornait pas à relater un contrôle fiscal et le redressement qui s’en est suivi. Il exposait aussi, en des termes assez virulents, des griefs à l’égard de l’inspectrice des impôts, nommément désignée, accusée d’avoir commis des faux, d’avoir voulu « la peau » de ce contribuable « à tout prix », de bénéficier d’une « irresponsabilité totale » et d’avoir commis de « graves irrégularités ».
61. La Cour rappelle que le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias même s’agissant de questions d’un grand intérêt général. De plus, ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir de l’importance lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui ». Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires à l’encontre de particuliers. A cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (voir, entres autres, McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, § 84, CEDH 2002-III, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC] précité, § 78). Aux fins de l’exercice de mise en balance des intérêts concurrents auquel la Cour doit se livrer, il lui faut aussi tenir compte du droit que l’article 6 § 2 de la Convention reconnaît aux individus d’être présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie (voir notamment Worm c. Autriche, arrêt du 29 août 1997, Recueil 1997-V, pp. 1551-1552, § 50, et Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, § 34, CEDH 2000-X).
62. Or, la Cour ne peut que constater que la requérante a échoué à démontrer, devant les juridictions internes, aussi bien la vérité de ces allégations que sa bonne foi.
63. La Cour doit tenir compte également du fait que les accusations portées étaient d’une extrême gravité pour la fonctionnaire mise en cause, accusée notamment d’avoir commis des faux et auraient entraîné des poursuites pénales à son encontre si elles avaient été véridiques.
Elle relève sur ce point que l’article en cause concernait un litige privé ayant opposé une personnalité très connue à une fonctionnaire du fisc et n’avait donc pas pour but de donner des informations générales sur les impôts. Le caractère médiatique et très médiatisé de ce présentateur et producteur d’émissions télévisées était ainsi susceptible de provoquer la reprise de ces accusations dans des publications à plus large diffusion que le bulletin dans lequel elles ont été initialement publiées. Il convient d’ailleurs de noter que, même si ce périodique était, selon les dires de la requérante, à diffusion restreinte, il était envoyé notamment aux parlementaires, qui auraient pu s’émouvoir du contenu de cet article et demander que des investigations soient menées à ce sujet.
64. En outre, la Cour a déjà souligné que les fonctionnaires doivent, pour s’acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés, et qu’il peut dès lors s’avérer nécessaire de les protéger particulièrement contre des attaques verbales offensantes lorsqu’ils sont en service ; cela vaut aussi s’agissant de l’imputation diffamatoire de faits se rattachant à l’accomplissement de leurs missions (voir notamment les arrêts Janowski c. Pologne [GC] du 21 janvier 1999 no 25716/94, CEDH 1999-I, § 33 ; Busuioc c. Moldavie du 21 décembre 2004, no 61513/00, § 64 et Mamère, précité, § 27).
65. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 précité (Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV ; Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I ; Skałka c. Pologne, no 43425/98, §§ 41-42, arrêt du 27 mai 2003; Lešník précité, §§ 63-64).
66. En l’espèce, la requérante a été condamnée à 1 500 EUR d’amende, et, solidairement avec son coaccusé, à 1 euro au titre des dommages et intérêts et 1200 EUR au titre de l’article 475-1 du code de procédure pénale. La cour d’appel confirma cette condamnation et y ajouta 500 EUR au titre des frais d’appel.
67. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la condamnation de la requérante et la peine qui lui a été infligée n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi, et que les motifs invoqués par les juridictions internes pour justifier ces mesures étaient pertinents et suffisants. Les autorités nationales pouvaient donc raisonnablement tenir l’ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression pour nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation et les droits d’autrui.
68. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
PINTO COELHO C. PORTUGAL du 28 Juin 2011 REQUÊTE 28439/08
Atteinte à la liberté d’expression d’une journaliste en raison de l’application automatique d’une interdiction de publication concernant un chef de police judiciaire.
LES FAITS
La requérante, Sofia Pinto Coelho, est une ressortissante portugaise, née en 1963 et résidant à Lisbonne. Elle est journaliste et chroniqueuse judiciaire à la chaîne de télévision nationale SIC.
Le 3 juin 1999, la chaîne de télévision diffusa aux journaux de 13 heures et de 20 heures un reportage réalisé par elle, qui exposait que l’ancien directeur général de la police judiciaire, démis de ses fonctions peu auparavant, avait fait l’objet d’une accusation pénale pour violation de segredo de justiça (équivalent du « secret de l’instruction »). La presse avait au cours des mois précédents indiqué que ce directeur général pouvait être l’auteur de fuites d’informations relatives à une affaire portant sur les comptes d’une université privée et d’une société commerciale.
Dans son reportage, Mme Pinto Coelho produisait à l’image le fac-similé de l’acte d’accusation et du procès-verbal dressé par le Procureur général de la République.
Des poursuites pénales furent engagées contre elle. Le 3 octobre 2006, le tribunal d’Oeiras la jugea coupable de désobéissance, pour avoir publié des « copies de pièces versées au dossier d’une procédure jusqu’au jugement en première instance », ce qui était interdit et automatiquement condamnable en vertu de l’article 88 du code de procédure pénale dans sa version en vigueur à l’époque des faits (segredo de justiça).
Mme Pinto Coelho fut condamnée à 40 jours-amende au taux de 10 € jour et au paiement des frais de justice. Ses recours furent rejetés, le 27 mars 2007 par la cour d’appel de Lisbonne et le 11 décembre 2007 par la Cour constitutionnelle.
LA DECISION DE LA CEDH
La question essentielle que la Cour doit trancher est celle de savoir si la condamnation de Mme Pinto Coelho était une atteinte à la liberté d’expression pouvant être considérée comme «nécessaire dans une société démocratique».
Sur ce point, la Cour rappelle tout d’abord que s’il incombe à la presse de communiquer des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, elle doit toutefois veiller à ne pas outrepasser certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui ou à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles. Rien ne s’oppose à ce qu’elle prenne part à une discussion sur une question pendante devant les tribunaux, mais elle doit dans ce cas s’abstenir de publier tout élément qui risquerait de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux.
Se penchant sur la situation de Mme Pinto Coelho, la Cour souligne que le reportage incriminé relevait à l’évidence d’une question d’intérêt général, puisque la personne en cause était le directeur général de la police judiciaire. Le public avait donc en l’occurrence un droit de regard sur le fonctionnement de la justice.
La Cour observe ensuite que les juridictions internes n’ont pas mis en balance l’intérêt de la condamnation de Mme Pinto Coelho et son droit à la liberté d’expression. En effet, en vertu du droit portugais tel qu’en vigueur à l’époque des faits, la condamnation de Mme Pinto Coelho était automatique dès lors qu’elle avait montré à l’antenne des fac-similés de pièces d’une procédure soumise au segredo de justiça.
Les autorités n’ont par ailleurs pas fait valoir la raison pour laquelle la diffusion à l’écran de l’image de deux fac-similés de pièces du dossier avait porté préjudice à l’enquête en cours, ni comment, de ce fait, la présomption d’innocence de l’accusé avait été violée.
La Cour souligne au contraire que le fait de montrer des fac-similés des pièces en cause au cours du reportage servait non seulement l’objet mais aussi la crédibilité des informations communiquées, attestant de leur exactitude et de leur authenticité.
Au final, la Cour estime que la condamnation de Mme Pinto Coelho a constitué une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression. Elle note, de manière plus large, qu’une interdiction de publication, générale et absolue, frappant tout type d’information se concilie difficilement avec le droit à la liberté d’expression. L’automaticité de l’application de la législation pénale en cause empêche en effet le juge de mettre en balance les intérêts protégés par l’article 10.
La circulaire du 23 décembre 2008 prévoit qu'il est possible de filmer et photographier un policier qui agit lors d'une mission.
Pour critiquer un maire, il faut un minimum d'informations
Cour de Cassation, chambre Criminelle, arrêt du 20 octobre 2015, pourvoi n° 14-82587 rejet
Attendu que, pour infirmer ce jugement, relever le caractère diffamatoire des propos incriminés et refuser à la prévenue le bénéfice de la bonne foi, l'arrêt retient, notamment, qu'en l'absence de base factuelle suffisante, Mme X..., directrice de la publication en cause, n'a pas procédé à une enquête sérieuse sur le parcours universitaire et sur la carrière à la mairie de Mme C... ; que les juges ajoutent que celle-ci ne menait pas une carrière politique ;
Attendu qu'en l'état de ces seuls motifs, la cour d'appel a justifié sa décision dès lors que les propos en cause, même s'ils concernaient un sujet d'intérêt général relatif à la gestion des emplois municipaux et aux conditions de la promotion accordée par un maire à l'un de ses proches parents au sein du personnel municipal, étaient dépourvus de base factuelle suffisante en l'absence d'élément accréditant le fait que Mme C... aurait été privilégiée par rapport à d'autres candidats à ces fonctions répondant à des critères de compétence, de diplôme et d'ancienneté équivalents
Cour de Cassation, chambre Criminelle, arrêt du 8 avril 2014, pourvoi n° 12-88095 cassation sans renvoi
Vu l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme;
Attendu que la liberté d’expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires au regard du paragraphe 2 de l’article 10 précité
Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure que M. X..., propriétaire, sur la commune de Méjannes le Clap (Gard), d’une parcelle voisine d’un centre de loisirs et d’une école de pilotage automobile, et mécontent de ne pas obtenir l’intervention des autorités municipales pour tenter de mettre un terme aux nuisances sonores qu’il subissait, a placardé sur une vitre de son véhicule une affichette sur laquelle il avait écrit : "Juin 2010, conseil municipal, Y..., le maire, déclare qu’elle ne fera pas appliquer les lois contre les nuisances sonores et si elle le fait ce sera sur tout le village, et cela aura des répercussions économiques. Levier sur le forgeron..." que Mme Y... a alors fait citer M. X... devant le tribunal correctionnel du chef de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public que le tribunal ayant renvoyé le prévenu des fins de la poursuite, la partie civile a relevé appel
Attendu que, pour infirmer le jugement entrepris, dire la diffamation caractérisée et refuser au prévenu le bénéfice de la bonne foi, l’arrêt prononce par les motifs repris au moyen
Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, alors que le propos incriminé, qui s’inscrivait dans la suite d’un débat sur un sujet d’intérêt général relatif à la politique municipale concernant la mise en oeuvre de la législation sur les nuisances sonores et le respect de l’environnement, dans une localité rurale dépendante de l’économie touristique, ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d’expression dans la critique, par un administré, de l’action du maire de la commune, la cour d’appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé
D’où il suit que la cassation est encourue ; que n’impliquant pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond, elle aura lieu sans renvoi, ainsi que le permet l’article L. 411-3 du code de l’organisation judiciaire
Cellule anti-journalistes montée à l'Élysée sous Mr Sarkozy, le journaliste et le dirigeant du Canard enchaîné sont poursuivis pour diffamation. Les preuves sont obtenues après la parution de l'article litigieux, il y a non protection de la bonne foi puisqu'ils devaient avoir les preuves, avant la parution de l'article et non après. L'atteinte au droit de savoir du public est évident !
Cour de Cassation, chambre Criminelle, arrêt du 8 septembre 2015, pourvoi n° 14-1481681 cassation
Vu l'article 29 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu que la bonne foi du prévenu ne peut être déduite de faits postérieurs à la diffusion du propos litigieux ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que le journal Le Canard enchaîné a publié, dans son édition du 3 novembre 2010, un article signé par M. Z..., intitulé " A... supervise l'espionnage des journalistes ", affirmant que le Président de la République, " dès qu'un journaliste se livre à une enquête gênante pour lui ou pour les siens ", demandait à M. X..., chef de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), de " s'intéresser à cet effronté " ; que cet article comportait le passage suivant : "... Mais X... se doit d'obéir et de passer à l'acte. En confiant le cas du journaliste concerné, comme il l'a déjà fait pour d'autres, à un groupe monté à cet effet au sein de la direction centrale du renseignement intérieur. A savoir plusieurs anciens policiers des RG, experts en recherches discrètes, ou présumés tels " ; que M. X... s'étant constitué partie civile devant le juge d'instruction, des chefs de diffamation publique envers un fonctionnaire public et complicité, en raison de ce passage, M. Y... , directeur de la publication, et M. Z..., auteur de l'article, ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel, qui les a retenus dans les liens de la prévention ; que les parties et le ministère public ont relevé appel ;
Attendu que, pour infirmer le jugement, et renvoyer les prévenus des fins de la poursuite, l'arrêt prononce par les motifs repris au moyen ;
Mais attendu qu'en retenant que M. X... a été mis en examen du chef de collecte de données à caractère personnel par des moyens illicites peu de temps après l'article litigieux, que cette mise en examen a été confirmée, le 13 décembre 2012, par la chambre de l'instruction, qu'il a été ultérieurement renvoyé devant le tribunal correctionnel, et que ces circonstances démontraient que le journaliste du Canard enchaîné disposait d'une base factuelle suffisante pour évoquer les pratiques auxquelles se livraient les services de M. X..., alors que ces éléments étaient postérieurs à la publication de l'article incriminé, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé ;
D'où il suit que la cassation est encourue
Homosexualité notoire d'un dirigeant du FN
Cour de Cassation, chambre Civile 1, arrêt du 9 avril 2015, pourvoi n° 14-14146 Rejet
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 19 décembre 2013), que M. X... et M. Y... ont assigné la société Editions Jacob-Duvernet devant le juge des référés en vue d'obtenir l'interdiction de la diffusion à venir et la saisie du livre intitulé « Le Front national des villes et le Front national des champs », au motif que la diffusion de ce livre, qui rapportait que M. X..., alors secrétaire général du Front national, et M. Y..., membre du conseil régional du Nord Pas-de-Calais, étaient homosexuels et vivaient ensemble, porterait atteinte à l'intimité de leur vie privée
Attendu que M. X... fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors, selon le moyen, qu'en vertu de l'article 8 de la Convention
européenne des droits de l'homme et 9 du code civil, chacun a droit au respect de sa vie privée, que l'orientation sexuelle fait partie du plus intime de la
vie privée, que la révélation de l'homosexualité d'une personnalité politique ne saurait être justifiée par le débat dont fait l'objet la position du parti
auquel appartient cette personnalité sur la question du mariage entre personnes de même sexe (son orientation sexuelle ne préjugeant en rien de sa position sur
cette question et encore moins de celle de son parti) ou sur les relations que ce parti entretiendrait avec « les homosexuels » (ensemble de personnes qui ne
constituent ni un groupement ni une communauté), qu'aucun débat d'intérêt général ne nécessitait en l'espèce l'atteinte portée au respect de la vie privée
de M. X... par la révélation de son homosexualité et qu'en jugeant que le droit du public à être informé de l'homosexualité de M. X... primait sur le droit au
respect de sa vie privée, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
Mais attendu qu'après avoir constaté la révélation de l'orientation sexuelle de M. X..., secrétaire général du Front national, et l'atteinte portée à sa vie
privée, l'arrêt retient que l'évocation de cette orientation figure dans un ouvrage portant sur un sujet d'intérêt général, dès lors qu'il se rapporte à
l'évolution d'un parti politique qui a montré des signes d'ouverture à l'égard des homosexuels à l'occasion de l'adoption de la loi relative au mariage des
personnes de même sexe ; qu'ayant ainsi apprécié le rapport raisonnable de proportionnalité existant entre le but légitime poursuivi par l'auteur, libre de
s'exprimer et de faire état de l'information critiquée, et la protection de la vie privée de M. X..., la cour d'appel a légalement justifié sa décision
L'OBLIGATION D'ASSUMER LA RESPONSABILITE DE SES PROPOS RACISTES
Cour de Cassation, chambre Civile 1, arrêt du 9 avril 2015, pourvoi n° 14-13519 Rejet
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Versailles, 8 novembre 2012), que M. X... a accordé à Mme Y... un entretien filmé, dont un extrait a été inséré dans le documentaire intitulé « La vérité est ailleurs ou la véritable histoire des protocoles des sages de Sion », réalisé par cette dernière et coproduit par les sociétés Arte France et Doc en Stock ; que ce documentaire a été diffusé sur la chaîne de télévision Arte sans que, contrairement aux termes de la « lettre d'autorisation d'utilisation d'image » qu'il avait signée, M. X... n'ait été préalablement invité à le visionner ; qu'invoquant l'atteinte ainsi portée au droit dont il dispose sur son image, il a assigné les sociétés Arte France et Doc en Stock en réparation du préjudice en résultant
Mais attendu que la cour d'appel a retenu que M. X... n'avait pas été filmé à son insu, qu'il avait accepté de répondre aux questions de la réalisatrice destinées à connaître sa position sur l'ouvrage intitulé « Protocoles des sages de Sion », publié dans la revue qu'il dirigeait, et que cet entretien s'inscrivait dans un débat d'idées d'intérêt général sur le retentissement actuel de cet ouvrage, ainsi que sur la remise en cause par les milieux négationnistes de l'inauthenticité de ce document ; qu'elle en a exactement déduit que l'implication de M. X... dans ce débat justifiait d'illustrer son témoignage par la diffusion de son image, qui n'avait pas été détournée du contexte dans lequel elle avait été fixée, sans qu'il y ait lieu de recueillir son autorisation et peu important, dès lors, que les stipulations de la « lettre d'autorisation d'utilisation d'image » aient été méconnues ; que le moyen n'est pas fondé
Cour de Cassation, chambre Criminelle, arrêt du 19 novembre 2013, pourvoi n° 12-84083 Rejet
Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure que le 8 juillet 2009 a été mise en ligne sur le site internet “europalestine.com” une vidéo montrant les images d’une manifestation organisée au magasin Carrefour d’Evry par des militants appelant au boycott des produits en provenance d’Israël, scandant des slogans et portant des vêtements dénonçant l’importation de ces produits ; que, sur cette vidéo, un homme tenait des propos en langue anglaise traduits en français dans les termes écrits suivants : “En achetant ces produits vous soutenez l’armée israélienne à tuer les enfants des Palestiniens ; donc vous devez boycotter Israël. Si vous soutenez la paix et la justice, vous devez boycotter ces produits ; vous devez arrêter d’acheter les produits israéliens chacun équivaut à une balle qui va tuer un enfant de Palestine donc boycotter Israël, boycotter Israël, boycotter Israël”
Attendu que Mme Y..., directeur de publication du site, poursuivie du chef de provocation à la discrimination, la haine ou la violence envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à la nation israélienne, a été relaxée par le tribunal ; que, sur les appels des parties civiles et du procureur de la République, les juges du second degré ont infirmé partiellement le jugement entrepris et déclaré irrecevable la constitution de partie civile de la chambre de commerce France-Israël en énonçant que celle-ci a pour seul objet social d’entreprendre toutes les actions, notamment en justice, pour lutter contre toute forme de discrimination commerciale ou boycott et non de combattre le racisme ou d’assister les victimes de discriminations fondées sur leur origine nationale, ethnique, raciale ou religieuse comme l’exige l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881;
Attendu qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a justifié sa décision.
AFFAIRE RACHIDA DATI
Cour de Cassation, chambre Criminelle, arrêt du 6 mai 2014, pourvoi n° 12-87789 cassation sans renvoi
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué, du jugement qu'il confirme, et des pièces de la procédure, qu'à la suite de la mise en ligne, le 30 mars 2011, sur le site internet de la mairie du 7ème arrondissement de Paris, à l'initiative de Mme Rachida X..., maire de cet arrondissement, d'une pétition demandant le démontage de l'ouvrage intitulé " Mur de la Paix ", installé en mars 2000 sur le Champ de Mars, Mme Clara Z..., créatrice de l'oeuvre, et son époux, M. Marek Z..., ont fait citer devant le tribunal correctionnel, du chef de diffamation publique envers particuliers, Mme X..., en sa qualité de directrice de la publication ; que le tribunal l'ayant retenue dans les liens de la prévention à raison de deux des passages poursuivis, celle-ci, ainsi que les parties civiles, ont relevé appel du jugement
Vu l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
Attendu que la liberté d'expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires au regard du paragraphe 2 de l'article 10 précité ;
Attendu que l'arrêt, pour refuser le bénéfice de la bonne foi à la prévenue, prononce par les motifs repris au moyen ;
Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, alors que les propos incriminés, qui s'inscrivaient dans le contexte d'un débat d'intérêt général relatif à une question d'urbanisme soulevée par le maintien prolongé d'un ouvrage provisoire sur un site classé, et qui reposaient sur une base factuelle suffisante, ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d'expression dans la critique, par le maire de l'arrondissement concerné, du comportement des concepteurs dudit ouvrage, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé ;
D'où il suit que la cassation est encourue ; que n'impliquant pas qu'il soit à nouveau statué sur le fond, elle aura lieu sans renvoi, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire
LES PEOPLES DOIVENT ACCEPTER LES CONSEQUENCES DE LEURS ACTES QUAND ILS S'AFFICHENT
Cour de Cassation, Chambre Civile 1, arrêt du 13 mai 2014, pourvoi n° 13-15819 Rejet
Attendu, selon l'arrêt confirmatif attaqué (Versailles, 31 janvier 2013) que l'hebdomadaire « Point de vue » édité par la société Groupe Express-Roularta, a publié dans son numéro 3215, daté du 3 au 9 mars 2010, un article annoncé en première page, illustré de plusieurs photographies accompagnées de commentaires relatifs à Mme X... et à M. Y..., l'une d'entre elles constituant la couverture ; qu'estimant que cette publication portait atteinte au respect dû à sa vie privée et à son droit à l'image, Mme X... a fait assigner la société en réparation de son préjudice
Attendu que Mme X... fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande
Mais attendu que, par motifs propres et adoptés, la cour d'appel a retenu que, Mme X... et M. Y..., personnalités notoires en raison de leurs appartenances familiales respectives, avaient, en posant enlacés dans différentes manifestations publiques en 2007, 2009, 2010, officialisé leur relation sentimentale, de sorte que le caractère anodin des commentaires litigieux à ce sujet excluait toute atteinte illicite à leur vie privée, et a constaté, par ailleurs, que les clichés représentant Mme X... seule, pris lors d'autres manifestations publiques, étaient en relation pertinente avec les propos contenus dans l'article ; qu'elle a ainsi légalement justifié sa décision
AFFAIRE DES ECOUTES ILLEGALES CHEZ MADAME BETTENCOURT
Cour de Cassation, Chambre Civile 1, arrêt du 2 juillet 2014, pourvoi n° 13-21929 Rejet
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Versailles, 4 juillet 2013), rendu après cassation (1re Civ., 6 octobre 2011, pourvoi n° 10-23. 606), que les 14, 16, 17 et 21 juin 2010, le site internet du journal en ligne Médiapart, publication dirigée par M. X..., a diffusé un article intitulé « Y..., D..., fraude fiscale : les secrets volés de l'affaire Z... », signé de MM. A... et B..., et relatant les agissements du maître d'hôtel de Mme Z..., lequel, voulant « piéger la milliardaire et son entourage », avait, dans la salle de son hôtel particulier où elle tenait ses réunions d'affaires, capté, du mois de mai 2009 au mois de mai 2010, au moyen d'un appareil enregistreur, les propos échangés entre elle-même et certains de ses proches, dont M. C..., gestionnaire de sa fortune ; que l'article reprenait plusieurs de ces propos en les regroupant en quatre actes, respectivement titrés « les interférences de l'Elysée », « les relations avec Eric et Florence D... », « les comptes suisses secrets », « la succession de Liliane Z... » ; que d'autres extraits furent mis en ligne les 16, 17, 21 juin 2010, sous les titres : « Madame D... », « On lui donnera de l'argent parce que c'est trop dangereux », « Affaire Z... », « j'ai peur que le fisc tire un fil », « Trois chèques, trois questions » ; que le 22 juin 2010, M. C..., invoquant en référé un trouble manifestement illicite au regard des articles 226-1 et 226-2 du code pénal, a, en référé, fait assigner la société Médiapart, MM. X..., A... et B..., en injonction de retrait et non-publication ultérieure des transcriptions précitées ; que l'arrêt accueille ces demandes
Mais attendu que l'arrêt, après avoir rappelé que l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dispose que la liberté de recevoir et communiquer des informations peut être soumise à des restrictions prévues par la loi et nécessaires, dans une société démocratique, à la protection des droits d'autrui afin d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles, retient exactement qu'il en va particulièrement ainsi du droit au respect de la vie privée, lui-même expressément affirmé par l'article 8 de la même Convention, lequel, en outre, étend sa protection au domicile de chacun ; qu'il s'ensuit que, si, dans une telle société, et pour garantir cet objectif, la loi pénale prohibe et sanctionne le fait d'y porter volontairement atteinte, au moyen d'un procédé de captation, sans le consentement de leur auteur, de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel, comme de les faire connaître du public, le recours à ces derniers procédés constitue un trouble manifestement illicite, que ne sauraient justifier la liberté de la presse ou sa contribution alléguée à un débat d'intérêt général, ni la préoccupation de crédibiliser particulièrement une information, au demeurant susceptible d'être établie par un travail d'investigation et d'analyse couvert par le secret des sources journalistiques, la sanction par le retrait et l'interdiction ultérieure de nouvelle publication des écoutes étant adaptée et proportionnée à l'infraction commise, peu important, enfin, que leur contenu, révélé par la seule initiative délibérée et illicite d'un organe de presse de les publier, ait été ultérieurement repris par d'autres ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches
AFFAIRE BOURSORAMA PPR AVEC LA PUBLICATION D'INFORMATIONS INEXACTES
Cour de Cassation, Chambre Civile 1, arrêt du 2 juillet 2014, pourvoi n° 13-16730 Rejet
Mais attendu que l'arrêt, qui retient exactement que, hors restriction légalement prévue, la liberté d'expression est un droit dont l'exercice, sauf dénigrement de produits ou services, ne peut être contesté sur le fondement de l'article 1382 du code civil relève que, par son intitulé même, l'ouvrage litigieux s'adressait à une clientèle plus large que celle des publications spécialisées en matière financière, et que, " dans l'affaire du rachat de Gucci par la société PPR ", il a été définitivement jugé que les informations livrées par M. Z... n'étaient ni mensongères, ni fausses, ni trompeuses, de sorte qu'en livrant aux lecteurs son opinion, fût-elle empreinte de subjectivité et d'une insuffisante rigueur, l'auteur n'a en rien méconnu les exigences du second paragraphe de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que la cour d'appel, qui par ailleurs n'avait pas à suivre la société PPR dans le détail de ses argumentations, a légalement justifié sa décision
Mais attendu que c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain que la cour d'appel a estimé que la présentation de l'ouvrage sur le site Boursorama, faite en termes peu précis, peu explicites, sans le moindre élément relatif à son contenu, ne révélait aucune intention maligne ou perverse visant à discréditer la situation économique ou financière de la société PPR ou à nuire à son image ; d'où il suit que les deux premières branches ne peuvent être accueillies, et que la troisième est surabondante
LA PRESSE PEUT CONTRIBUER A LUTTER CONTE LA CORRUPTION, LA PRISE ILLEGALE D'INTERÊTS ET LE DETOURNEMENT DE FONDS PUBLICS
GASTON FLOSSE VA SAISIR LA CEDH
Cliquez sur l'arrêt pour le lire au format PDF : Chambre criminelle arrêt du 23 juillet 2014 pourvoi n° 13 82 183 Rejet atteinte à l'autorité de l'Etat.
UN HAUT FONCTIONNAIRE DOIT ACCEPTER D'ÊTRE CRITIQUÉ
Cour de Cassation, Chambre criminelle, arrêt du 6 janvier 2015, pourvoi n° 13-86330 Rejet
Attendu qu'après avoir, à juste titre, retenu le caractère diffamatoire du premier passage poursuivi, la cour d'appel, pour dire non approprié le visa de l'article 31 de la loi sur la presse, et débouter la partie civile de ses demandes, prononce par les motifs repris au moyen ;
Attendu qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a fait l'exacte application des textes visés au moyen, dès lors que, d'une part, la qualité de fonctionnaire public, ou de dépositaire ou agent de l'autorité publique, au sens de l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881, n'est reconnue qu'à celui qui accomplit une mission d'intérêt général en exerçant des prérogatives de puissance publique, et, d'autre part, la protection dudit article n'est applicable que lorsque les propos poursuivis contiennent la critique d'actes de la fonction ou d'abus de la fonction, ou encore établissent que la qualité ou la fonction de la personne visée a été soit le moyen d'accomplir le fait imputé, soit son support nécessaire
LES INSPECTEURS DES IMPÔTS N'ACCEPTENT PAS DÊTRE FILMES
Cour de Cassation, Chambre criminelle, arrêt du 15 janvier 2015, pourvoi n° 13-25634 Rejet
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 19 juin 2013) que, le 14 novembre 2007, M. X..., inspecteur des impôts, s'apprêtant à vérifier la comptabilité d'une société sur le lieu de son siège social, a accepté la demande de M. Y..., son gérant, de filmer leur entretien ; qu'un désaccord étant survenu ensuite sur la façon de procéder au contrôle fiscal, un procès-verbal d'opposition à sa réalisation a été dressé le 27 novembre 2007 ; que M. Y... ayant publié sur son « blog » un article intitulé « Un espace de non-droit », renvoyant, par un lien hypertexte, à la vidéo réalisée lors du contrôle fiscal, M. X..., invoquant une atteinte au respect de son droit sur l'utilisation de son image, l'a assigné aux fins de voir ordonner le retrait de la vidéo, et le paiement de dommages-intérêts
LES PROPOS DANS UN JOURNAL DOIVENT ÊTRE ÉCRITS AVEC SUFFISAMMENT DE PRUDENCE
Cour de Cassation, Chambre criminelle, arrêt du 15 décembre 2015, pourvoi n° 14-82529 Cassation
Attendu que, pour infirmer le jugement et relaxer le prévenu, les juges du second degré, retiennent, d'une part, que les mots " Z...récidive " figurant en page une sont trop vagues pour être qualifiés de diffamatoires, et, d'autre part, que l'accusation portée est celle d'avoir falsifié des résultats et masqué certains effets indésirables, reproche dont il est fait constamment état dans les autres articles et passages poursuivis, et dont le tribunal, de même que la partie civile qui n'a pas interjeté appel, ont estimé qu'ils pouvaient être publiés puisque justifiés par une enquête sérieuse et contradictoire ; que les juges ajoutent que, s'agissant d'un éditorial, la bonne foi ne peut être refusée ni au motif que les propos seraient dénués d'objectivité et d'impartialité, ni que leur auteur aurait manqué de prudence et de retenue dans l'expression, l'écrit en cause étant un billet d'humeur qui permet une plus grande liberté de ton et le recours à une certaine dose d'exagération voire de provocation ;
Mais attendu qu'en se déterminant par ces seuls motifs, d'une part, sans analyser l'ensemble des propos dont elle était saisie figurant en page une du journal, d'autre part, sans mieux s'expliquer sur la prudence et la mesure dans l'expression de la part du prévenu qui imputait à la partie civile d'avoir érigé le mensonge et la manipulation en modèle économique afin de diffuser, par cynisme et à des fins purement mercantiles, des poisons violents, et sans rechercher si les propos reprochés, même figurant dans un éditorial et traitant d'un sujet d'intérêt général, reposaient sur une base factuelle suffisante en rapport avec la gravité des accusations portées, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision ;
D'où il suit que la cassation est encourue
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