LIBERTÉ D'EXPRESSION ET DE LA PRESSE

ARTICLE 10 ET CULTURE ART LIVRES ET FILMS

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"La liberté d'expression démontre la qualité d'une démocratie"
Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 10 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme :

"§1: Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

§2: L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités, peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire"

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Grande Chambre Macatė c. Lituanie du 23 janvier 2023 requête no 61435/19

Art 10 : L’apposition sur un recueil de contes d’un étiquetage le présentant comme nuisible pour les enfants simplement parce qu’il mettait en scène des personnages LGBTI a emporté violation de la Convention

L'affaire concerne un recueil de contes pour enfants dont certains mettent en scène des mariages entre personnes du même sexe. Peu de temps après la publication du livre en 2013, sa distribution fut suspendue. Elle reprit un an plus tard, après l’apposition sur le livre d’un étiquetage d’avertissement indiquant que son contenu pouvait être nuisible pour les enfants de moins de quatorze ans. Il s’agit de la première affaire dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme est appelée à se prononcer sur des restrictions appliquées à une œuvre littéraire évoquant des relations homosexuelles qui est spécifiquement destinée aux enfants.

La CEDH juge que les mesures appliquées au livre de la requérante avaient pour but de limiter l’accès des enfants à des contenus représentant des relations homosexuelles comme essentiellement équivalentes aux relations hétérosexuelles. En particulier, elle ne voit pas en quoi on pourrait, ainsi que l’ont affirmé les juridictions internes et le Gouvernement, considérer comme sexuellement explicite un passage de l’un des contes où une princesse et la fille d’un cordonnier s’endorment dans les bras l’une de l’autre après leur mariage. Elle n’est pas davantage convaincue par la thèse du Gouvernement consistant à dire que le livre promeut les familles homoparentales au détriment des autres formes de famille. Au contraire, elle estime que les contes incitent au respect et à l’acceptation de tous les membres de la société quant à un aspect fondamental de leur vie, à savoir le fait d’entretenir une relation solide avec quelqu’un. Partant, elle conclut que la restriction de l’accès des enfants à ces contenus ne visait aucun but qu’elle pourrait considérer comme légitime.

10 • Liberté d’expression • Suspension temporaire de la distribution d’un recueil de contes pour enfants qui mettait en scène des couples homosexuels, suivie de l’apposition sur le livre d’un étiquetage d’avertissement le présentant comme nuisible pour les enfants de moins de quatorze ans • Livre ne promouvant pas les relations homosexuelles aux dépens des relations hétérosexuelles et n’« insultant », ne « dégradant » et ne « dévalorisant » pas ces dernières • Mesures litigieuses ne poursuivant pas un but légitime au regard de l’article 10 § 2 car visant à limiter l’accès des enfants à des contenus représentant les relations homosexuelles comme essentiellement équivalentes aux relations hétérosexuelles • Caractère inhérent à toute la structure de la Convention de l’égalité et du respect mutuel entre tous indépendamment de l’orientation sexuelle • Incompatibilité avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance, qui sont indissociables d’une société démocratique, des restrictions imposées à l’accès des enfants à des contenus relatifs aux relations homosexuelles au seul motif de l’orientation sexuelle en question

FAITS

La requérante, Neringa Dangvydė Macatė, était une ressortissante lituanienne née en 1975. Elle résidait à Vilnius (Lituanie). Elle est décédée en mars 2020 ; sa mère a poursuivi la procédure en son nom. La requérante, qui était ouvertement homosexuelle, était écrivaine de littérature pour enfants. En décembre 2013, l’Université lituanienne des sciences de l’éducation publia l’un de ses livres, un recueil de contes destinés aux enfants de neuf à dix ans intitulé Cœur d’ambre (Gintarinė širdis) ; cette publication fut en partie financée par une subvention du ministère de la Culture. Le livre, qui reprenait des motifs de contes traditionnels, mettait en scène des personnages appartenant à des groupes ethniques minoritaires ou présentant un handicap mental, et il abordait des thèmes tels que la stigmatisation, les brimades, les familles touchées par un divorce et l’émigration. Deux des six contes du livre portaient sur des relations et des mariages entre personnes du même sexe. Peu de temps après la publication du livre, le ministère de la Culture reçut une plainte dans laquelle il était reproché à l’ouvrage d’« encourager les perversions ». Le ministère demanda à l’Inspection de la déontologie des journalistes de déterminer si le livre pouvait être nuisible pour les enfants. À la même époque, huit membres du Parlement lituanien adressèrent à l’Université une lettre où ils se faisaient l’écho d’inquiétudes exprimées par des associations représentant des familles à propos de toute œuvre littéraire « visant à insuffler aux enfants l’idée que le mariage entre personnes de même sexe serait un phénomène souhaitable ». L’Inspection conclut que les deux contes qui mettaient en scène des couples homosexuels étaient contraires à l’article 4 § 2 point 16) de la loi sur la protection des mineurs contre les effets nuisibles des contenus publics (« la loi sur la protection des mineurs »). Cette disposition prévoit que tous les contenus « qui expriment du mépris pour les valeurs familiales » ou « qui encouragent une conception du mariage et de la fondation d’une famille différente de celle consacrée par la Constitution et le code civil » sont considérés comme nuisibles pour les mineurs. L’Inspection recommanda l’apposition sur le livre d’un étiquetage d’avertissement indiquant qu’il pouvait être nuisible aux enfants de moins de quatorze ans. La maison d’édition de l’Université suspendit la distribution du livre en mars 2014. Un an plus tard, elle recommença à distribuer le livre, après l’avoir marqué d’un étiquetage d’avertissement conformément à la recommandation de l’Inspection. La requérante engagea une action civile contre l’Université, soutenant que l’évocation de relations homosexuelles ne pouvait être considérée comme nuisible pour les enfants, quel que fût leur âge, mais en 2019 les juridictions saisies approuvèrent par une décision finale les mesures qui avaient été appliquées au livre et elles déboutèrent l’intéressée de son action. En particulier, en février 2019, dans le cadre d’une seconde procédure qui avait été ouverte après que la Cour suprême eut renvoyé l’affaire pour réexamen, la cour régionale de Vilnius confirma la conclusion de la juridiction de première instance selon laquelle le livre pouvait nuire aux enfants. La cour régionale jugea en outre que certains passages étaient trop explicites sexuellement et que la manière dont les contes représentaient un modèle familial nouveau soulevait la question de savoir si la requérante ne suivait pas elle-même une démarche discriminatoire envers les personnes qui avaient d’autres valeurs que les siennes.

CEDH

d) Sur l'existence d'un but légitime

187.  Les parties sont en désaccord sur le point de savoir quel était le but visé par les mesures litigieuses. La requérante affirme que ces mesures visaient à empêcher l’exposition des enfants à une représentation positive de relations homosexuelles (paragraphes 146, 149-151 et 154 ci-dessus). Le Gouvernement conteste cette thèse et soutient que le but des restrictions imposées n’avait aucun lien avec l’orientation sexuelle des personnages des deux contes en cause (paragraphes 161 et 162 ci-dessus).

188.  La Cour doit donc d’abord déterminer le but de l’ingérence. Cela fait, elle examinera la question de savoir si ce but peut être considéré comme « légitime » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

  1. Sur le but de l’ingérence

189.  Le Gouvernement soutient que les mesures litigieuses visaient deux buts : premièrement, protéger les enfants de contenus qui étaient trop explicites sexuellement (paragraphe 161 ci-dessus) et, deuxièmement, les protéger de contenus qui « promouvaient » les relations homosexuelles en présentant ces relations comme supérieures aux relations hétérosexuelles et en « insultant », « dégradant » ou « dévalorisant » ces dernières (paragraphe 162 ci-dessus). Il affirme que ces deux buts ressortent du raisonnement de la cour régionale de Vilnius, qui a selon lui corrigé certaines « défaillances regrettables » de la juridiction inférieure et de l’Inspection (paragraphes 159-162 ci-dessus). La Cour examinera successivement chacun des buts avancés par le Gouvernement.

190.  Tout d’abord, en ce qui concerne l’allégation selon laquelle l’un des deux contes était sexuellement explicite, le Gouvernement renvoie aux conclusions de la cour régionale de Vilnius, qui avait jugé que le passage du conte où la princesse et la fille du cordonnier s’endorment dans les bras l’une de l’autre le soir de leur mariage évoquait l’amour charnel trop ouvertement pour être lu par des enfants (paragraphe 56 ci-dessus). Pour sa part, la Cour ne voit pas en quoi le passage en question (paragraphe 17 ci-dessus) pourrait être considéré comme sexuellement explicite.

191.  Elle note en outre que la loi sur la protection des mineurs renferme plusieurs dispositions visant les contenus qui sont de nature érotique ou qui encouragent les relations sexuelles (points 4) et 15) de l’article 4 § 2, cités au paragraphe 82 ci-dessus). Or aucune des parties ni aucun des participants à l’affaire n’a invoqué ces dispositions, à quelque étape que ce soit de la procédure interne : seul l’article 4 § 2 point 16) a été invoqué (paragraphes 23, 48 et 54 ci-dessus). De plus, la Cour suprême, qui a renvoyé l’affaire pour réexamen, et le tribunal de district de Vilnius, qui a examiné l’affaire en qualité de juridiction de première instance après le renvoi, se sont eux aussi appuyés sur l’article 4 § 2 point 16) et non sur une disposition relative aux contenus sexuellement explicites (paragraphes 41 et 51 ci‑dessus).

192.  C’est la cour régionale de Vilnius qui, lorsqu’elle a examiné l’affaire en appel, a mentionné pour la première fois la nature selon elle sexuellement explicite de l’un des contes. Elle n’a toutefois pas modifié le fondement juridique des mesures litigieuses, ni indiqué sur quelle disposition légale ces mesures pouvaient être fondées, si ce n’était sur l’article 4 § 2 point 16). En outre, la cour régionale a cité les conclusions de l’Inspection, qui n’avait examiné les deux contes en cause qu’au regard de l’article 4 § 2 point 16), et elle n’a ni infirmé ni critiqué le raisonnement de la juridiction inférieure, qui avait elle aussi jugé ces contes incompatibles avec l’article 4 § 2 point 16) (paragraphe 56 ci-dessus).

193.  Dans ces conditions, la Cour ne peut souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle les mesures litigieuses avaient pour but de protéger les enfants de contenus à caractère sexuellement explicite.

194.  En ce qui concerne le deuxième but avancé par le Gouvernement, à savoir la protection des enfants contre des contenus perçus comme présentant les relations homosexuelles comme supérieures aux relations hétérosexuelles, la Cour considère que, lorsqu’elle a formulé cette conclusion, la cour régionale de Vilnius (paragraphe 56 ci-dessus) n’a pas justifié par des raisons suffisantes pourquoi elle considérait que ces contes « encourageaient » ou « promouvaient » certains types de relations aux dépens des autres, et non qu’ils visaient à favoriser l’acceptation de différents types de familles. Ni les arguments supplémentaires avancés par le Gouvernement au cours de la présente procédure ni l’expertise qu’il a produite peu avant l’audience publique (paragraphes 162 et 163 ci-dessus) ne sont davantage convaincants à cet égard. De fait, comme l’a déclaré la requérante à plusieurs reprises et comme l’avaient admis, du moins implicitement, l’Université et le ministère de la Culture au moment de sa publication, l’ouvrage vise à encourager la tolérance et l’acceptation à l’égard de différents groupes sociaux marginalisés (paragraphes 13, 19 et 26 ci-dessus). Il met en scène des personnages d’origines ethniques diverses, ayant des capacités physiques et mentales de niveaux différents et vivant dans des environnements sociaux et matériels divers, et il les décrit tous comme aimants et méritant d’être aimés (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour juge en conséquence que rien dans le texte du livre ne permet d’étayer l’allégation du Gouvernement selon laquelle la requérante entendait « insulter », « dégrader » ou « dévaloriser » les couples hétérosexuels.

195.  La Cour observe ensuite que l’historique législatif de l’article 4 § 2 point 16) montre que, même si l’orientation sexuelle n’est pas expressément mentionnée dans cette disposition, l’intention sous-jacente du législateur était de restreindre la diffusion de contenus relatifs aux relations homosexuelles. Après l’échec, en 2006, d’une tentative visant à introduire dans la loi sur la protection des mineurs une disposition qui aurait déclaré nuisibles pour les enfants les contenus « liés à une démarche encourageant les relations homosexuelles » (paragraphe 69 ci-dessus), plusieurs autres propositions ont été présentées entre 2007 et 2009 afin de restreindre la diffusion de contenus « faisant l’apologie » des relations homosexuelles, bisexuelles ou polygames ou « promouvant » de telles relations (paragraphe 72 ci-dessus). Cette dernière formulation a finalement été adoptée par le Seimas, qui, après que le président eut opposé son veto à la modification, a décidé par un vote de passer outre ce veto (paragraphes 73 et 74 ci-dessus). Ainsi, le 14 juillet 2009, la disposition classant dans la catégorie des contenus nuisibles pour les mineurs les contenus « qui promeuvent les relations homosexuelles, bisexuelles ou polygames » a été intégrée à la loi.

196.  Plusieurs des documents dont dispose la Cour révèlent que cette modification de la loi sur la protection des mineurs a suscité un émoi considérable au niveau international (paragraphes 79 et 112 ci-dessus), ce qui a poussé les autorités à modifier à nouveau la loi, avant que la disposition en question n’ait pu entrer en vigueur (paragraphe 74 ci-dessus). Il ressort toutefois clairement des travaux préparatoires et du débat parlementaire que la principale raison du retrait de la référence explicite aux relations homosexuelles et bisexuelles était le désir d’éviter des critiques au niveau international, et que la principale préoccupation de bon nombre de membres du Seimas était de trouver un moyen d’inclure dans la loi sur la protection des mineurs une disposition qui aurait en substance le même effet tout en étant formulée en des termes qui ne soient pas aussi manifestement blessants (paragraphes 76-79 ci-dessus). Le texte définitif de la loi modifiée, adopté le 22 décembre 2009, ne contenait plus aucune référence explicite à l’homosexualité. Toutefois, il avait été ajouté à la disposition relative à la protection des valeurs familiales une référence aux contenus encourageant « une conception du mariage et de la fondation d’une famille différente de celle consacrée par la Constitution et le code civil ». La Cour considère qu’il est clair que le texte de l’article 4 § 2 point 16) a été conçu pour viser, en substance, les relations et mariages homosexuels, étant donné que la Constitution et le code civil ne reconnaissent le mariage qu’entre un homme et une femme (paragraphes 60 et 61 ci-dessus) et que la législation lituanienne ne prévoit aucune possibilité de reconnaissance juridique des unions homosexuelles (paragraphes 62 et 63 ci-dessus).

197.  La Cour relève de surcroît que chacun des cas dans lesquels l’article 4 § 2 point 16) a été appliqué ou invoqué concernait des contenus relatifs aux thèmes LGBTI : des publicités sociales ou des émissions de télévision visant à faciliter l’acceptation sociale des minorités sexuelles, des contenus relatifs à des marches des fiertés homosexuelles ou ces manifestations elles-mêmes (paragraphes 103, 104, 109 et 150 ci-dessus), et le livre de contes de la requérante, qui mettait en scène des relations homosexuelles.

198.  Ainsi, eu égard à l’historique législatif de l’article 4 § 2 point 16) (voir les passages du débat parlementaire reproduits au paragraphe 79 ci‑dessus) et aux cas dans lesquels il a été appliqué, la Cour n’a aucun doute quant au fait que cette disposition a été adoptée dans le but de restreindre l’accès des enfants aux contenus présentant les relations homosexuelles comme essentiellement équivalentes aux relations hétérosexuelles.

199.  Le Gouvernement reconnaît que l’article 4 § 2 point 16) pouvait être perçu comme discriminatoire au moment de son adoption et pendant quelque temps après celle-ci, mais il soutient que la décision de la Cour constitutionnelle du 11 janvier 2019 a remédié à ce problème et que, dans l’affaire de la requérante, la cour régionale de Vilnius a appliqué cette disposition conformément à la nouvelle interprétation de la loi (paragraphes 159 et 160 ci-dessus). La Cour ne doute pas de l’importance de cette décision de la Cour constitutionnelle pour la protection des personnes LGBTI et de leur famille en Lituanie ; toutefois, elle ne voit aucune raison de conclure qu’elle ait eu une quelconque incidence dans l’affaire de la requérante. En particulier, rien dans la décision de la cour régionale, rendue peu après le 11 janvier 2019, n’indique que cette cour ait pris en considération la décision de la Cour constitutionnelle lorsqu’elle a examiné les mesures appliquées au livre de la requérante en vertu de l’article 4 § 2 point 16). La cour régionale n’a pas annulé la décision de la juridiction de première instance au motif qu’elle aurait été fondée sur une interprétation de la loi qui n’était plus correcte, ni pour aucun autre motif. Au contraire, elle a dit expressément que la juridiction de première instance avait correctement apprécié le préjudice que le livre était susceptible de causer aux enfants et elle a confirmé la décision rendue par cette juridiction (paragraphe 56 ci-dessus). Ainsi, rien ne permet de dire que la cour régionale de Vilnius ait jugé qu’il n’était plus admissible au regard du droit constitutionnel lituanien de considérer que les contenus relatifs aux relations homosexuelles étaient nuisibles pour les enfants.

200.  Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour conclut que les mesures qui ont été appliquées au livre de la requérante avaient pour but d’empêcher les enfants d’accéder à des contenus représentant les relations homosexuelles comme essentiellement équivalentes aux relations hétérosexuelles (paragraphe 198 ci-dessus).

  1. Sur la légitimité du but susmentionné

201.  La Cour en vient à l’examen de la question de savoir si le but visé par l’ingérence faite dans l’exercice par la requérante de sa liberté d’expression peut être considéré comme « légitime » au regard de l’article 10 § 2 de la Convention.

202.  Elle a déjà dit que les lois interdisant la « promotion de l’homosexualité ou des relations sexuelles non traditionnelles » auprès de mineurs ne permettent pas d’avancer en direction de la concrétisation des buts légitimes que constituent la protection de la morale, la protection de la santé et la protection des droits d’autrui, et qu’en adoptant de telles lois, les autorités accentuent la stigmatisation et les préjugés et encouragent l’homophobie, ce qui est incompatible avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance qui sont indissociables d’une société démocratique (Bayev et autres, précité, §§ 61 et 83-84). La Grande Chambre tient à réaffirmer cette conclusion.

203.  Cela étant, la présente affaire est la première dans laquelle la Cour est appelée à se prononcer sur des restrictions appliquées à une œuvre littéraire évoquant des relations homosexuelles qui est directement destinée aux enfants et qui est écrite dans un style et un langage qui leur sont aisément accessibles. Dans ces conditions, elle considère que la question de la légitimité du but visé par ces restrictions appelle une analyse plus détaillée.

α)  Les principes généraux pertinents

204.  La Cour a confirmé à de nombreuses reprises que, lorsque des enfants sont concernés, il faut prendre en compte leur intérêt supérieur. Il existe un large consensus – y compris en droit international – autour de l’idée que dans toutes les décisions concernant les enfants, directement ou indirectement, leur intérêt supérieur doit primer (Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, §§ 134-135, CEDH 2010, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, §§ 95-96, CEDH 2013, Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 208, 24 janvier 2017, et Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 287, 8 avril 2021).

205.  La Cour a par ailleurs reconnu, dans des contextes variés, que les enfants, du fait de leur âge, sont impressionnables et plus facilement influençables que des personnes plus âgées (Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001-V, Kurtulmuş c. Turquie (déc.), no 65500/01, CEDH 2006-II, Kuliś et Różycki c. Pologne, no 27209/03, § 39, 6 octobre 2009, et Vejdeland et autres c. Suède, no 1813/07, § 56, 9 février 2012 ; voir également Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 52, série A no 24).

206.  La Cour a examiné plusieurs affaires concernant des contenus destinés aux enfants dans le contexte du droit à l’éducation garanti par l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention. Elle a reconnu que la définition et l’aménagement du programme des études relèvent en principe de la compétence des États contractants, puisqu’il s’agit, dans une large mesure, d’un problème d’opportunité sur lequel elle n’a pas à se prononcer et dont la solution peut légitimement varier selon les pays et les époques. Elle a toutefois souligné que, en s’acquittant des fonctions qu’il assume en matière d’éducation et d’enseignement, l’État doit veiller à ce que les informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste (Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 84 g) et h), CEDH 2007-III, et les affaires qui y sont citées).

207.  Ainsi, par exemple, elle a conclu que l’éducation sexuelle obligatoire, y compris à l’école primaire, lorsqu’elle vise à inculquer aux enfants des connaissances exactes, précises, objectives et scientifiques sur le sujet, en les présentant d’une manière appropriée à leur âge, est compatible avec l’article 2 du Protocole no 1 ainsi qu’avec les articles 8 et 9 de la Convention (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 54, série A no 23, Jiménez Alonso et Jiménez Merino c. Espagne (déc.), no 51188/99, CEDH 2000-VI, Dojan et autres c. Allemagne (déc.), nos 319/08 et 4 autres, 13 septembre 2011, et A.R. et L.R. c. Suisse (déc.), no 22338/15, §§ 42-45, 19 décembre 2017).

208.  Dans d’autres affaires, elle a admis que les autorités internes étaient fondées à limiter l’accès des enfants à des publications dont il avait été jugé qu’elles contenaient « un encouragement à se livrer à des expériences précoces et nuisibles pour eux, voire à commettre certaines infractions pénales » (Handyside, précité, §§ 52-58) ou à des publications qui renfermaient des allégations graves et préjudiciables dirigées contre les minorités sexuelles, constitutives d’un discours de haine (Vejdeland et autres, précité, § 54). Elle a également admis que, les enfants étant des consommateurs vulnérables, l’application de certaines restrictions aux publicités dont ils sont la cible peut être justifiée (Sigma Radio Television Ltd c. Chypre, nos 32181/04 et 35122/05, §§ 14-16 et 200-201, 21 juillet 2011).

209. Il convient toutefois de souligner que la Cour a toujours refusé d’avaliser des politiques et des décisions incarnant un préjugé de la part d’une majorité hétérosexuelle envers une minorité homosexuelle (voir, parmi de nombreux autres exemples, Bayev et autres, précité, § 68). Elle a maintes fois déclaré que, comme les différences fondées sur le sexe, celles fondées sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des « raisons particulièrement solides et convaincantes ». Les différences motivées uniquement par des considérations tenant à l’orientation sexuelle sont inacceptables au regard de la Convention (Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, § 36, CEDH 1999-IX, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 96, 22 janvier 2008, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 77, CEDH 2013 (extraits), et Bayev et autres, précité, § 68).

β)  Approche de la Cour en l’espèce

210. En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, la Cour a déjà dit à plusieurs reprises qu’elle ne dispose d’aucune preuve scientifique ou donnée sociologique qui suggérerait que la simple mention de l’homosexualité ou un débat public ouvert sur le statut social des minorités sexuelles nuiraient aux enfants (Alexeïev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 86, 21 octobre 2010). Elle a également dit que, pour autant que les mineurs qui sont témoins de manifestations en faveur des droits des personnes LGBTI sont exposés aux idées de diversité, d’égalité et de tolérance, l’adoption de ces opinions ne pourrait que favoriser la cohésion sociale (Bayev et autres, précité, § 82).

211.  Dans le même sens, plusieurs organes internationaux, notamment l’APCE, la Commission de Venise, l’ECRI, le Parlement européen et l’Expert indépendant des Nations unies sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, ont critiqué les lois qui visent à restreindre l’accès des enfants aux contenus relatifs aux orientations sexuelles différentes, considérant qu’il n’existe aucune preuve scientifique que, présentés de manière objective et adaptée à l’âge des enfants, de tels contenus puissent leur être nuisibles. Ils ont souligné que ce sont au contraire l’absence de tels contenus et la stigmatisation persistante des personnes LGBTI au sein de la société qui sont nuisibles pour les enfants (voir les documents internationaux pertinents cités aux paragraphes 105-122 ci-dessus). Les tiers intervenants en l’espèce soutiennent en outre que les règles de droit qui présentent les contenus relatifs aux personnes LGBTI comme nuisibles pour les enfants contribuent à la discrimination, au harcèlement et à la violence que subissent les enfants qui se définissent comme LGBTI ou qui sont issus de familles homoparentales (paragraphes 169 et 172 ci-dessus).

212.  De plus, la Cour observe que dans bon nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, soit la loi intègre expressément dans les programmes scolaires un enseignement relatif aux relations homosexuelles, soit elle comprend des dispositions visant à garantir le respect de la diversité et l’interdiction de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans l’enseignement (paragraphe 126 ci-dessus ; le Gouvernement a indiqué dans ses observations que des directives analogues existent également en Lituanie – voir le paragraphe 164 ci-dessus). S’il apparaît qu’il n’y a pas d’uniformité au sein des États membres en ce qui concerne l’âge auquel il est jugé approprié de communiquer aux enfants des contenus traitant des relations intimes, homosexuelles ou hétérosexuelles, ni en ce qui concerne la manière de leur communiquer de tels contenus, il est néanmoins clair qu’il n’existe de dispositions légales restreignant expressément l’accès des mineurs aux contenus relatifs à l’homosexualité ou aux relations homosexuelles que dans un État membre (paragraphe 127 ci-dessus ; voir également, au paragraphe 171 ci-dessus, les observations des tiers intervenants, selon lesquelles des lois analogues ont été envisagées dans plusieurs autres États membres). La Cour note que les lois de cet État ont amené la Commission européenne à ouvrir la phase contentieuse de la procédure d’infraction (paragraphe 111 ci-dessus).

213.  La Cour prend note également des décisions rendues, dans différents contextes relatifs à l’accès des enfants à des contenus portant sur les relations homosexuelles, par des juridictions suisses, américaines et canadiennes, qui ont jugé que les autorités nationales ne peuvent pas ignorer les réalités sociales et l’existence de différents types de relations dans les sociétés où vivent les enfants, et que le simple fait que certaines personnes estiment discutables ou immoraux certains types de familles ou de relations ne peut justifier que l’on empêche les enfants d’en être informés (paragraphes 129‑132 ci-dessus).

214.  En l’espèce, le Gouvernement argue, en s’appuyant sur le raisonnement de la cour régionale de Vilnius, que la protection des couples homosexuels ne devrait pas conduire à « insulter », « dégrader » ou « dévaloriser » les personnes hétérosexuelles et les familles hétéroparentales ni à « promouvoir les familles homoparentales » (paragraphe 162 ci-dessus). La Cour note à cet égard qu’elle a dit à maintes reprises que le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture caractérisent une société démocratique (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 53, série A no 45, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 75, 29 mars 2016). Eu égard aux arguments du Gouvernement exposés ci-dessus, elle tient à souligner que l’égalité et le respect mutuel entre tous indépendamment de l’orientation sexuelle sont inhérents à toute la structure de la Convention. Il s’ensuit qu’il n’est jamais admissible au regard de la Convention d’insulter, de dégrader ou de dévaloriser des personnes au motif de leur orientation sexuelle, ni de promouvoir un type de famille aux dépens d’un autre. Cela étant, la Cour ne discerne pas pareil but ou effet dans les faits de l’espèce. Elle estime au contraire que présenter des relations solides entre personnes de même sexe comme essentiellement équivalentes aux mêmes relations entre personnes de sexe différent, ainsi que l’a fait la requérante dans ses récits, revient plutôt à promouvoir le respect et l’acceptation de tous les membres d’une société donnée à l’égard de cet aspect fondamental de leur vie. La Cour ne peut donc souscrire à la thèse du Gouvernement.

215.  De plus, la Cour est fermement convaincue que les mesures qui restreignent l’accès des enfants aux contenus relatifs aux relations homosexuelles au seul motif de l’orientation sexuelle dont il est question ont des répercussions sociales de plus grande ampleur. De telles mesures, qu’elles soient directement inscrites dans la loi ou adoptées par des décisions rendues au cas par cas, démontrent en effet que les autorités ont une préférence pour certains types de relations et de familles par rapport à d’autres – qu’elles estiment les relations hétérosexuelles plus acceptables et plus précieuses pour la société que les relations homosexuelles –, ce qui contribue à la persistance de la stigmatisation qui frappe ces dernières. En conséquence, même lorsque leur portée et leurs effets sont limités, pareilles restrictions sont incompatibles avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance qui sont indissociables d’une société démocratique (Bayev et autres, précité, § 83).

216.  À la lumière de ce qui précède, la Cour juge que, lorsqu’elles sont fondées uniquement sur des considérations relatives à l’orientation sexuelle – c’est-à-dire lorsqu’il n’existe aucun autre motif de considérer que les contenus sur lesquels elles portent sont inappropriés ou nuisibles pour la croissance et le développement des enfants –, les restrictions apportées à l’accès des enfants à des contenus relatifs aux relations homosexuelles ne visent aucun des buts qui peuvent être considérés comme légitimes aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention, et elles sont donc incompatibles avec cet article.

Conclusion   

217.  La Cour a constaté que les mesures appliquées au livre de la requérante avaient pour but de limiter l’accès des enfants à des contenus représentant des relations homosexuelles comme essentiellement équivalentes aux relations hétérosexuelles, en qualifiant ces contenus de nuisibles, et elle conclut que ces mesures ne visaient donc pas un but légitime au regard de l’article 10 § 2 de la Convention.

218.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

LES ROMANS ET L'ARTICLE 10

SARIGÜL c. TURQUIE du 23 mai 2017 Requête n° 28691/05

Violation de l'article 10 : Le requérant écrit un roman, alors qu'il est en détention. Il présente son roman à l'administration pénitentiaire pour qu'il soit transmis à son avocat en vue d'une publication. L'administration pénitentiaire requalifie le roman en lettre et condamne le requéquant. L'atteinte à la liberté d'expression ne respecte pas les obligations tirées de la Conv EDH.

2. L’appréciation de la Cour

43. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la saisie du manuscrit du requérant constitue une ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression, droit protégé par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de cette disposition et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

44. La Cour relève d’emblée qu’en l’espèce les autorités pénitentiaires ont saisi le manuscrit du requérant en le considérant comme une lettre ordinaire et non pas comme un roman destiné à être publié. Elle renvoie à cet égard à l’avis émis par le président de la commission de lecture, qui estimait, dans son rapport d’analyse, que ledit manuscrit devait être considéré comme une lettre par l’administration pénitentiaire (paragraphe 7 ci-dessus). Elle prend également note du libellé de la décision de la commission disciplinaire, qui a utilisé l’expression « lettre (roman) » à propos du manuscrit du requérant (paragraphe 9 ci-dessus). Il en découle que le manuscrit que l’intéressé voulait faire publier a été traité comme une simple lettre par l’administration pénitentiaire.

45. La Cour note que la commission disciplinaire n’a invoqué expressément aucun fondement légal pour ordonner la saisie du manuscrit du requérant : ladite commission a seulement précisé que le texte en question contenait des mots et phrases gênants selon une grille de vérification préétablie par l’administration (paragraphe 9 ci-dessus). Or, s’agissant de cette grille de vérification – sur le fondement de laquelle la commission disciplinaire a décidé la saisie du manuscrit du requérant – la Cour constate que le dossier de la requête ne comporte aucun élément concernant sa portée et son contenu. Elle tient à rappeler qu’une règlementation relative au contrôle de la correspondance des détenus qui n’apporte aucune précision quant à sa portée ni ne définit ce qu’il convient d’entendre par « gênant » ne peut répondre à l’exigence de prévisibilité (Tan c. Turquie, no 9460/03, § 23, 3 juillet 2007).

46. La Cour relève toutefois que la commission de lecture s’est fondée sur la circulaire relative aux relations des détenus avec l’extérieur pour transmettre le manuscrit en question à la commission disciplinaire (paragraphe 8 ci-dessus). Elle note aussi que le Gouvernement considère ladite circulaire comme la base légale de l’ingérence litigieuse (paragraphe 42 ci-dessus). Elle observe que cette circulaire fait référence aux articles 144 et 147 du règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines (paragraphes 26-27 ci-dessus) et aux articles 4, 5 et 6 de la loi no 4675 prévoyant les voies de recours contre les mesures prises par les établissements pénitentiaires (paragraphes 23-25 ci-dessus). Elle observe également qu’elle a pour but d’expliciter les modalités d’application des mesures prévues par les dispositions précitées dudit règlement, aux fins de respect de l’exercice par les détenus des voies de recours contre ces mesures (paragraphe 28 ci‑dessus).

47. La Cour constate donc que, eu égard au contenu de la circulaire invoquée par la commission de lecture, le fondement légal de l’ingérence en l’espèce était les articles 144 et 147 du règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines. À cet égard, elle rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater que le règlement en question n’indiquait pas avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine en cause, et que son application pratique n’apparaissait pas pallier cette carence (idem, §§ 22‑24). En l’occurrence, elle ne voit aucune raison de s’écarter de l’approche ainsi adoptée (Tur, précité, § 23).

48. Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.

49. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

ALMEIDA LEITÃO BENTO FERNANDES c. PORTUGAL du 12 mars 2015 requête 25790/11

Non violation de l'article 10 : la condamnation de la requérante qui écrit un roman pour balancer sur la vie privé de sa famille est justifiée et proportionnée.

43.  Une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si la présente ingérence était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire, dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.

i.  Prévue par la loi

44.  En l’espèce, la Cour constate que l’ingérence était prévue par les articles 180, 182, 183 et 185 du code pénal et les articles 30 et 31 de la loi de la presse.

ii.  But légitime

45.  La Cour note que l’ingérence visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, ce qui peut englober, selon la jurisprudence de la Cour (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 52, CEDH 2004‑VI ; et Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007), le droit des personnes concernées au respect de leur vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention.

46.  La question qui se pose est donc celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique ». Il s’agit plus particulièrement d’examiner si les autorités ont ménagé un juste équilibre entre le droit de la requérante à la liberté d’expression et le droit des membres de sa belle‑famille au respect de leur vie privée.

iii.  Nécessaire dans une société démocratique

47.  La Cour rappelle que sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur adéquate d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, n41205/98, § 60, CEDH 2001-I ; et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 68, CEDH 2004‑XI). Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui en font application, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, mutatis mutandis, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 77, CEDH 2003‑I ; et Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 38, CEDH 2004-X).

48.  La Cour rappelle aussi qu’il y a lieu de prendre en compte le fait que le roman est une forme d’expression artistique qui, bien que susceptible d’atteindre un lectorat sur une période plus longue, s’adresse généralement à un public plus restreint que la presse écrite (sur ce dernier point, Alınak et autres c. Turquie, précité, § 41).

49.  Lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, la Cour doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de l’ouvrage ou, sous l’angle de l’article 10, par son auteur. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009 ; Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010 ; et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012 ; Axel Springer AG c. Allemagne [GC], n39954/08, § 87, 7 février 2012).

50.  Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011 ; Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011 ; et, dernièrement, Jelševar et autres c. Slovénie (déc.), no 47318/07, § 32, 11 mars 2014).

51.  En l’espèce, la Cour constate que le roman litigieux est une œuvre de fiction qui a été éditée par la requérante. Elle note aussi que le tirage du roman a été de 100 exemplaires, publiés et distribués gratuitement, pour l’essentiel à des proches et amis. Par conséquent, la diffusion du roman a été restreinte et celui-ci semble en l’occurrence avoir essentiellement circulé dans le cercle de la requérante et de sa belle-famille, notamment dans leur ville d’origine, Torre do Moncorvo.

52.  La Cour observe que l’œuvre litigieuse raconte l’histoire d’une famille, avec ses drames et ses conflits dans le contexte de la diaspora portugaise aux États-Unis et de la guerre coloniale. Elle note ensuite que les personnes visées sont connues dans leur milieu, notamment dans la ville de Torre de Moncorvo, mais ne sont pas de notoriété publique. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre les requérants était en conséquence large (voir, a contrario Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, précité, § 48 ; Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII ; Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005‑II).

53.  Dans l’examen de l’affaire, le tribunal de Torre de Moncorvo a d’abord cherché à déterminer si certains des faits racontés et des jugements de valeur formulés par la requérante pouvaient être regardés comme diffamatoires. Dans son jugement du 26 mars 2010, il a considéré que portaient atteinte à l’honneur et la réputation d’autrui le fait de dire, entre autres de telle personne, qu’elle est de mauvaise vie et trompe son mari ; de telle autre personne, qu’elle abuse financièrement de son fils et meurt du sida parce qu’elle fréquentait des prostituées ; de telle autre, qu’elle est avare et abandonne son mari alors qu’il est sur le point de mourir ; d’une autre encore, qu’elle est frivole et légère et offre son corps à tout homme lui ouvrant son portefeuille, qu’elle est débauchée et libertine ; de telle autre, qu’elle a collaboré avec la police d’État et a fait emprisonner des centaines de personnes ; ou d’une autre, enfin, qu’elle est grossière et a une haleine repoussante (voir ci-dessus paragraphe 22).

54.  Le tribunal a ensuite cherché à établir s’il existait un lien entre les personnages du roman litigieux et les plaignants. Dans son jugement, il a conclu que les personnages d’Aurora, Rogério, Beatriz, Inocência, Imaculada, Floro et António présentaient des similitudes flagrantes avec respectivement la tante, l’oncle, la cousine, la mère, la sœur et les défunts père et grand-père du mari de la requérante (voir ci-dessus paragraphe 23).

55.  Mettant en balance les intérêts divergents en jeu, le tribunal a conclu que la requérante avait dépassé les limites de sa liberté de création artistique en méconnaissant le droit des plaignants au respect de leur vie privée, étant donné certains des faits racontés et des jugements de valeur formulés au sujet de ces derniers et de deux membres défunts de leur famille (voir ci-dessus paragraphe 24).

56.  La cour d’appel de Porto a intégralement confirmé ces considérations dans son arrêt du 27 octobre 2010 (voir ci-dessus paragraphe 27), réitérant l’orientation prise dans celui qu’elle avait rendu le 11 mars 2009 (voir ci-dessus paragraphe 20).

57.  La Cour observe que les juridictions internes ont toujours cherché à mettre en balance, d’une part, le droit de la requérante à la liberté d’expression et, d’autre part, le droit des plaignants au respect de leur vie privée. Elle estime que la condamnation prononcée en l’espèce est fondée sur des motifs pertinents et suffisants, et ne voit aucune raison de s’écarter de l’analyse à laquelle ont procédé les juridictions internes, ou de considérer que celles-ci ont entendu trop restrictivement le principe de la liberté d’expression ou de façon trop extensive l’objectif de protection de la réputation et des droits d’autrui. En outre, les motifs énoncés par les tribunaux nationaux à l’appui de leurs conclusions respectent les critères suivis par la Cour dans ce type d’affaires (voir, notamment, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, précité, §§ 48-60 ; Chauvy et autres c. France, précité, § 77).

58.  Pour finir, la Cour rappelle que la nature et la gravité des sanctions infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport aux buts qu’elle poursuit (Pedersen et Baadsgaard, précité, § 93 ; et Jokitaipale et autres c. Finlande, no 43349/05, § 77, 6 avril 2010).

59.  En l’espèce, le tribunal de Torre de Moncorvo a appliqué une peine cumulée de 400 jours-amende au taux journalier de dix EUR, soit un taux proche du minimum prévu par l’article 47 § 2 du code pénal. S’il est vrai que la requérante a en outre été condamnée au versement de 53 500 EUR de dommages et intérêts aux plaignants, ce montant s’explique par le fait que l’atteinte à la réputation concernait personnellement les cinq plaignants et deux personnes défuntes de leur famille, soit sept personnes en tout. Le tribunal a par ailleurs pris en considération la situation socio-économique de la requérante (voir ci-dessus paragraphe 25).

60.  Au vu de ces observations, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficiaient en l’espèce les autorités nationales dans la mise en balance d’intérêts divergents, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice par la requérante de sa liberté d’expression n’a pas été disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi.

61.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Jelševar et autres c. Slovénie du 3 avril 2014 requête no 47318/07

Les tribunaux slovènes ont ménagé un juste équilibre entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté artistique dans une affaire concernant une oeuvre littéraire de fiction

En 1998, un écrivain, B.M.Z., publia à compte d’auteur un roman décrivant la vie d’une femme de la campagne slovène qui émigra aux États-unis au début du 20e siècle, épousa un ressortissant slovène du nom de Brinovc puis rentra chez elle pour reprendre la ferme familiale, faire commerce de fruits et légumes et fonder une famille. Le personnage principal, Rozina, est dépeint comme une femme vivante, ambitieuse et pleine de ressources. Toutefois, le livre décrit également comment elle a utilisé le sexe pour parvenir à ses fins avec son mari, a vendu illégalement de l’alcool pendant la Prohibition aux Etats-Unis et accordait plus d’importance à l’argent qu’à ses enfants.

Les requérantes ont reconnu dans cette histoire celle de leur famille, et plus particulièrement de leur défunte mère. Le roman se déroule notamment dans la région où vivait leur famille et le nom de Brinovc, sans être leur véritable patronyme, est celui sous lequel ils étaient connus au sein de la communauté locale. Les recours civils internes furent tous rejetés.

La Cour indique que la liberté artistique dont jouissent les auteurs d’ouvrages littéraires constitue en soi une valeur, qui doit à ce titre être protégée par la Convention.

En l’espèce, recherchant si les autorités slovènes ont ménagé un juste équilibre entre la réputation des requérantes et le droit de B.M.Z. à la liberté d’expression, elle note que les juridictions nationales ont accordé une importance primordiale à la question de savoir s’il était possible de reconnaître la famille des requérantes dans les personnages du roman, et si ces personnages étaient dépeints d’une manière offensante susceptible de s’analyser en diffamation. Elle observe aussi que, dans son arrêt de 2007, la Cour constitutionnelle a évalué les portraits littéraires selon un critère objectif et a conclu que l’histoire racontée dans le roman ne pouvait ni être considérée comme correspondant à la réalité ni comme offensante par le lecteur moyen.

La Cour juge que la méthode employée par la Cour constitutionnelle slovène pour statuer sur la question de savoir si un juste équilibre avait été ménagé entre les intérêts concurrents en présence – à savoir rechercher si le lecteur moyen considérerait l’histoire comme véridique (et non comme relevant de la fiction) et s’il la trouverait offensante compte tenu du contexte général de l’ouvrage – était une approche raisonnable qui s’inscrivait dans le droit fil de sa propre jurisprudence. Elle juge particulièrement important le fait que les témoins aient pour la plupart déclaré qu’il n’était pas possible que le personnage principal du roman constitue une description fidèle de la défunte mère des requérantes.

Partant, la Cour conclut que la réputation des requérantes n’a pas été sérieusement ternie et rejette leur requête pour défaut manifeste de fondement (article 35 § 3 a) de la Convention).

 

LES ESSAIS ET CHRONIQUES JUDICIAIRES

MEHDİ TANRIKULU c. TURQUIE du 5 mai 2020 requête n° 9735/12

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale de l’éditeur d’un livre pour propagande en faveur d’une organisation terroriste • Défaut de motifs pertinents et suffisants

FAITS

7.  Par un acte d’accusation du 17 novembre 2006, le procureur de la République d’Istanbul inculpa le requérant de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison du contenu d’un livre, intitulé Le rôle du mouvement de libération kurde et du PKK dans le processus impérialiste du capitalisme, publié par la maison d’édition de l’intéressé en octobre 2006. Le procureur soutint à cet égard que certains passages situés aux pages 11, 69, 82, 85, 87, 88, 89, 90, 97 et 103 du livre précité constituaient un éloge du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée) et de la propagande en faveur de cette organisation.

Les paragraphes du livre dans lesquels les passages visés par l’acte d’accusation se situent peuvent se lire comme suit :

« Page 11 : [Dans ce livre] seront analysés et caractérisés : (...) l’existence historique du peuple kurde jusqu’à l’ère impérialiste du capitalisme (...) ; la partition du peuple kurde par des puissances impérialistes dans la phase impérialiste du capitalisme, notamment la situation du peuple kurde demeurant dans la République de Turquie ; le fait que les rébellions et les résistances du peuple kurde se sont sans cesse poursuivies ; le fait que, en particulier par cette dernière guerre de résistance, appelée la 29e, le PKK représente les désirs et les vœux de la majorité du peuple kurde dans le mouvement de libération kurde ; le fait que le PKK porte et exprime la volonté politique principale de ce mouvement ; son rôle porteur et précurseur dans le mouvement ; sa lutte armée ; l’attitude officielle des puissances dominantes hostiles en Turquie et de l’État envers le mouvement de libération kurde ; la qualification de ce mouvement de terroriste (...) ; les objectifs principaux et le fonctionnement en pratique des politiques anti-terreur des États impérialiste et de l’État turc ; les acteurs du terrorisme et son fonctionnement ; l’inutilité objective d’éviter la solution [pour] les responsables de Turquie ; le fait que la négation du peuple kurde causée par la guerre est une erreur historique et une destruction pour les deux parties, surtout pour le peuple entier de Turquie ; l’inévitabilité de la solution démocratique ; les probabilités positives et négatives d’une solution pour les deux parties dans les conditions actuelles en suivant une méthode dialectique, historique et matérialiste ; les structures objectives et subjectives et les conditions des parties menant la guerre ; cette guerre sale et sanglante ».

« Page 69 : Un autre fait à observer ici est (...) que les conditions objectives et subjectives du peuple kurde à l’époque ne laissaient aucune chance de succès à un mouvement de libération du peuple kurde. Ainsi, la seule voie alternative pour le peuple kurde est soit d’arriver, par une lutte politique démocratique, à une intégration (...) avec les peuples de l’État dans lequel il se trouve avec sa propre identité et des droits égaux ; soit, si ladite [situation] est rejetée par les foyers de pouvoir de la classe dominante et que la voie démocratique n’est pas développée, c’est-à-dire, lorsque cette intégration attendue est empêchée et rendue impossible par les foyers de pouvoir, de passer à nouveau à la résistance et à la guerre pour la liberté. Le peuple kurde poursuit cette dernière [voie] aujourd’hui dans la pratique, avec le PKK et son président A. Öcalan. »

« Page 82 : Comme la voie démocratique de la lutte de liberté du peuple kurde, dont les résistances n’ont pas eu de succès jusqu’aujourd’hui (on dit qu’il y a eu plus de 28 résistances à partir de la [proclamation de la] République), est obstruée et que le peuple kurde ne veut pas rester turc [sans mot dire], la seule [possibilité] qui lui reste est la résistance permanente. Il pourrait théoriquement l’exécuter de deux façons : (...) il pourrait poursuivre le mouvement de libération par la voie politique démocratique avec la classe prolétaire et toutes les puissances démocratiques de Turquie ; cette voie a été fondamentalement bloquée par la junte de Kenan Evren. La deuxième [voie] est la voie de la guérilla, que la majorité du peuple kurde [semble] avoir choisi (...) sous le leadership du PKK. »

« Pages 84 et 85 : Un groupe idéologique sous le leadership d’A. Öcalan, qui s’appelait au début « Apoistes », a fondé le PKK en 1978. Lorsqu’en 1980 la junte de Kenan Evren, avec sa pratique fascisante, ne lui a laissé aucune possibilité de lutte démocratique, le PKK a commencé la guérilla en 1984.

Cette organisation, qui était un petit groupe auparavant, a gagné du terrain et grandi avec le temps, et (...) est devenu, en 1999, dans les circonstances du processus de lutte armée, le PKK, qui détient le [centre de gravité] du mouvement de libération kurde et qui possède le soutien de la majorité du peuple kurde. »

« Page 87 : On peut dire que Monsieur A. Öcalan, avec son attitude à l’audience de [son] procès, ses propositions de solution pacifique et démocratique, ses (...) déclarations selon lesquelles les résistances devaient se poursuivre dans la démocratie et (...) les Kurdes vivre avec les peuples avec lesquels ils se trouvent dans quatre endroits et développer la démocratie et l’égalité des droits ensemble, et avec l’expérience accumulée par le PKK, a mis en place une stratégie réaliste.

Cette voie proposant une solution démocratique, notamment la proposition d’un confédéralisme démocratique et les thèses de la démocratisation de la République, a répondu aux vœux de tout le peuple kurde. Maintenant, presque tout le peuple kurde s’est mis d’accord sur ces thèses. Le [statut de] porteur du mouvement de libération du PKK a fusionné avec le mouvement de libération kurde que toutes les autres organisations et institutions légales et illégales kurdes et les individus kurdes voulaient porter. La démocratisation (« halka mal edilmesi ») du mouvement démontre objectivement, c’est-à-dire même si l’on ne le veut pas, qu’A. Öcalan, qui est le fondateur et le leader du PKK, est naturellement devenu, aux yeux du peuple kurde, le leader de tout le peuple kurde. Désormais le peuple kurde, malgré les pressions et obstacles, poursuit ses manifestations ouvertement et sans crainte [en disant] « Öcalan est ma volonté politique » et célèbre son Newroz glorieux avec une large participation. Selon [la chaîne de télévision] Roj TV, la pétition « Öcalan est ma volonté politique » a [recueilli] trois millions de signatures. Comme l’ont démontré cette situation et cet événement et comme il a été constaté [en tous cas] dans [les faits], le PKK, avec ses opinions de solution démocratique qu’il prépare sans cesse, a fusionné avec son peuple qui partage les mêmes idées, et a préparé le mûrissement d’une solution démocratique. Reste l’attitude des parties adverses, c’est-à-dire des puissances dominantes de Turquie, de l’Occident et surtout des États-Unis. »

« Pages 88-90 : Pour autant qu’il se dévoile [au public] et vu les images de tous ses actes connus de l’opinion publique, c’est-à-dire, si la presse interne et externe, notamment en Europe, ainsi que différents actes du peuple kurde sont (...) considérés et analysés, le PKK, en tant que parti et compte tenu de son influence sur ses sympathisants et sur d’autres organisations menant le mouvement de libération du peuple kurde (...), de son leadership volontaire parmi tous les mouvements de libération kurdes, de son activité de meneur, de son [statut déterminant], de sa conscience de guerrier pour la liberté lorsqu’il entraîne [les gens] à agir, de sa capacité à modifier ses tactiques et ses stratégies par rapport aux conditions permanentes et de se renouveler, malgré des défauts et des erreurs, poursuit [ses activités] d’une manière déterminée et réaliste dans le temps. Le PKK, depuis sa fondation jusqu’à aujourd’hui, se restructure continuellement en fonction des conditions de son organisation interne, de la Turquie, du Moyen-Orient et des États occidentaux et effectue son renouvellement du point de vue de son organisation et de son action, malgré de grandes erreurs et des pertes. Par exemple, pour autant qu’il est extériorisé dans la pratique, vu les développements en cours et compte tenu des déclarations d’Öcalan en défense, (...) de son autocritique dans sa défense et de ses déclarations faites à İmralı, le fait que le PKK n’a pas éclaté, comme le prévoyaient ses détracteurs, en l’absence d’Öcalan, à l’exception de ruptures et de conflits de moindre importance, le fait que des conflits n’ont pas éclaté entre ses équipes, à l’exception de certains petits groupes, le fait qu’il a pu poursuivre, en se tournant vers le peuple, le mouvement kurde en agissant de plus en plus, le fait qu’il s’est restructuré (...) en fonction des nouvelles conditions et qu’il a survécu, (...) résistant et déterminé, et le fait qu’il n’a pas remplacé Öcalan par un autre président et qu’il a gardé ce dernier [en le présentant] comme la volonté et le président irremplaçable du PKK montrent le pouvoir précurseur et subjectif et la détermination du PKK dans cette guerre.

Le PKK n’a pas cédé aux efforts permanents des États-Unis et de la Turquie [visant à] le déstabiliser, à le désintégrer et à mettre en conflit ses dirigeants, et notamment aux tactiques visant à exclure A. Öcalan du mouvement ; au contraire, le PKK a maintenu son président en tant que fondateur, créateur et président naturel, et ne l’a pas démis de ses fonctions.

(...)

La première règle du facteur subjectif est que, pour qu’un mouvement de libération réussisse, l’organisation qui porte ce mouvement doit être quantitativement et qualitativement consciencieuse et de bonne qualité et doit pouvoir inclure les foules. Le PKK, pour autant qu’il apparaisse dans sa pratique, semble avoir cette capacité. Deuxièmement, [cette organisation] doit bien évaluer les conditions objectives et subjectives propres à son adversaire et aux puissances externes soutenant son adversaire, et poursuivre son action. Troisièmement, elle doit gagner les couches qui pourront toujours la soutenir, ou au moins, les neutraliser sans qu’elles ne lui deviennent hostiles. Sans pouvoir faire une vraie évaluation (car il s’agit toujours d’une organisation illégale), vu son apparence extérieure (actes dans les faits) et les défenses présentées par A. Öcalan, on pourrait dire que, malgré tous ses défauts et ses erreurs, le PKK est toujours capable d’entraîner la majorité des Kurdes dans cette guerre de libération. Même les partis [politiques] menant le mouvement de libération kurde d’une manière démocratique et légale peuvent recueillir dans ces conditions de pression actuelles environ deux millions de voix. On dit que le PKK a au moins cinq mille guérilléros dans les montagnes. On dit que le nombre des Kurdes tués dépasse 30 000 ; si chaque décédé a en moyenne quatre sympathisants dans sa famille (...), les partisans du PKK dépassent les cent mille. À une manifestation de Kurdes dans n’importe quelle ville en Europe participent des dizaines de milliers de pro-PKK et de tenants du mouvement de libération kurde. Si ses soutiens passifs et invisibles sont aussi pris en compte, le PKK est un sujet puissant et possède un facteur subjectif suffisant dans le mouvement de libération kurde. Dans la guerre qu’il mène pour le succès du mouvement de libération avec ces principes et d’autres règles, malgré certains défauts, le PKK est arrivé jusqu’à aujourd’hui. Du reste, s’il n’avait pas cet état de puissance, sa résistance de vingt ans aurait déjà été terminée. »

« Page 97 : La Turquie imagine encore pouvoir mettre un terme au PKK et résoudre le problème [grâce à sa position de] puissance dominante et même avec l’aide des États-Unis et de l’Union européenne. Or le fait est que le PKK est aujourd’hui le reflet d’une majorité du peuple kurde. Si on regarde objectivement, il apparaît clairement que, sans le PKK, d’autres organisations qui défendent des courants kurdes anti-PKK disparaîtront. Ils ne peuvent pas voir que, même s’ils peuvent désintégrer le PKK, le peuple kurde peut créer dans de nouvelles conditions une nouvelle organisation comme le PKK ou une organisation encore plus puissante. Par ailleurs, en vérité, le PKK n’est plus susceptible d’être vaincu par une intervention des États-Unis ou de la Turquie. Dans la pratique, une telle intervention entraînerait une guerre civile. Alors, la Turquie serait dans un bourbier impérialiste (...) et dans (...) une impasse. »

« Page 103 : Alors que le militarisme de la Turquie réunit toutes les conditions subjectives, trois conditions objectives sont en sa défaveur à long terme : la mondialisation et l’intégration du monde (...), l’obligation pour la Turquie de se démocratiser, comme l’exige le processus d’intégration à l’Union européenne, et le fait qu’il n’y a plus face à elle seulement le PKK d’il y a vingt ans et ses guérilléros, mais aussi la majorité du peuple kurde qui s’identifie (...) à la volonté du PKK, autrement dit le peuple kurde lui-même puisque les vœux du PKK et ceux du peuple kurde se confondent. Comme cette situation a déjà été expliquée, elle est ici abordée seulement pour le thème des conditions. Les conditions positives et négatives de deux parties qui évoluent et se développent sans cesse imposent d’une manière chaque jour croissante une solution pacifique, démocratique et humaine du problème kurde de la Turquie. »

8.  Le 23 juin 2008, la cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises ») reconnut le requérant coupable de l’infraction qui lui était reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement d’un an et six mois en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme.

ARTICLE 10

22.  La Cour note qu’en l’espèce le requérant, propriétaire et éditeur d’une maison d’édition à l’époque des faits, a été condamné à un an et six mois d’emprisonnement à l’issue d’une procédure pénale engagée à son encontre pour l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison du contenu d’un livre publié par sa maison d’édition (paragraphes 7-9 ci-dessus) et qu’il a par la suite été sursis à l’exécution de cette peine (paragraphe 10 ci-dessus).

23.  Elle considère que, compte tenu de l’effet dissuasif que la procédure pénale engagée à l’encontre du requérant, qui a duré environ cinq ans et deux mois, la condamnation à une peine d’emprisonnement d’un an et six mois prononcée à son encontre à l’issue de cette procédure ainsi que la décision de sursis à l’exécution de la peine, qui a soumis l’intéressé à une période de sursis de trois ans, ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 51, 15 septembre 2015, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 26, 17 avril 2018, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3), no 8732/11, § 26, 9 juillet 2019 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011). Par conséquent, elle rejette l’exception tirée de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention.

24.  Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 (paragraphes 11-13 ci-dessus). Elle peut accepter en outre que l’ingérence litigieuse poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

25.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, § 204-208, CEDH 2015 (extraits)), Faruk Temel c. Turquie (no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011) et Belge c. Turquie (no 50171/09, §§ 31, 34 et 35, 6 décembre 2016).

26.  Elle rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, § 37, 9 juillet 2002). À cet égard, lorsque de telles opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit, lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 116, 8 juillet 2014, Şık c. Turquie, no 53413/11, § 105, 8 juillet 2014, et Selahattin Demirtaş (no 3), précité, § 30).

27.  La Cour note que les passages incriminés du livre faisant l’objet de la présente affaire, pour la publication duquel le requérant a été condamné, exprimaient les opinions de l’auteur du livre sur les raisons historiques ayant conduit à la création du PKK ; la relation de cette organisation avec le peuple kurde, le soutien populaire dont il bénéficie et sa représentativité dans le mouvement de libération kurde ; la structure, le fonctionnement et les stratégies de l’organisation ; le rôle de son chef au sein de l’organisation et son statut de leader pour le peuple kurde ; les motifs sous-tendant le recours à la violence par le PKK et les circonstances entourant les conflits armés entre les parties du conflit. Dans un de ces passages, l’auteur constate que la poursuite de la guerre entre les deux parties était déraisonnable et une solution pacifique et démocratique au problème kurde était la seule issue possible du conflit (paragraphe 7 ci-dessus).

28.  La Cour considère dès lors que les passages litigieux du livre portaient incontestablement sur une question d’intérêt général, à savoir les origines et la nature du conflit entre le PKK et les autorités turques et le rôle et les stratégies du PKK qu’il prétend assumer au nom du peuple kurde.

29.  La Cour relève que, dans ses passages incriminés, tels que retenus par les autorités nationales à l’appui de la condamnation du requérant, le livre en question, qui se présente comme un travail sur le rôle du PKK tel qu’exposé dans le livre, contient des remarques plutôt élogieuses quant aux stratégies et politiques adoptées par cette organisation et son leader et concernant leur rapport au peuple kurde. Elle note aussi que les passages litigieux du livre semblent considérer que le recours à la violence par le PKK est justifié, au motif que la possibilité d’une lutte démocratique et politique pour la libération du peuple kurde aurait été bloquée par les autorités à une certaine période, tout en considérant qu’un règlement pacifique du problème kurde est inévitable (paragraphe 7 ci-dessus). Elle observe que se posent ainsi les questions de savoir si, compte tenu de certains passages du livre contenant notamment les remarques susmentionnées, du contexte dans lequel ces écrits ont été publiés, de leur capacité de nuire et des circonstances de l’affaire, ces passages peuvent être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Sürek, précité, § 58) et si la condamnation pénale du requérant à raison de la publication de ce livre était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes visés.

30.  Elle estime à cet égard que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions nationales à l’appui de leur condamnation de l’intéressé (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).

31.  Procédant à une analyse de l’arrêt de condamnation rendu par la cour d’assises, la Cour observe que cette dernière juridiction a d’abord relevé certains passages du livre, qu’elle considérait problématiques et qui suggéraient, selon elle, ce qui suit : le PKK représentait le désir et la volonté de la majorité du peuple kurde ; il jouait un rôle pionnier ; le mouvement avait lancé une guerre sous le leadership d’Abdullah Öcalan, qui était leur chef ; la seule voie possible pour l’organisation était le combat ; l’organisation avait une stratégie réaliste et avait fusionné avec le peuple ; le chef de l’organisation était le leader du peuple kurde ; il agissait habilement pour mener à bien ses tactiques et ses stratégies et développer l’état d’esprit guerrier ; selon les déclarations d’Abdullah Öcalan, la majorité des Kurdes pouvait être entraînée dans une guerre pour la liberté au nom du PKK ; des dizaines de milliers de Kurdes pro-PKK participaient à des manifestations en Europe et le PKK et le peuple kurde se confondaient. La cour d’assises a ensuite estimé que ces passages, qui, selon elle, n’étaient pas atténués par l’ensemble du livre et qui ne pouvaient pas être considérés couverts par la liberté d’expression, glorifiaient clairement les méthodes de violence et de terrorisme du PKK et encourageaient le recours à ces méthodes, et que l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste était ainsi constituée (paragraphe 8 ci-dessus). La Cour de cassation, quant à elle, a confirmé l’arrêt de la cour d’assises en considérant qu’il était pertinent compte tenu du dossier (paragraphe 9 ci-dessus).

32.  La Cour constate que les décisions rendues par les autorités nationales en l’espèce n’apportent pas une explication suffisante sur la question de savoir pourquoi les passages incriminés, lus dans le contexte de l’ensemble du livre, devaient être interprétés comme légitimant et encourageant les méthodes de violence employées par le PKK dans le contexte de publication du livre. Elle relève en outre que ces décisions ne contiennent aucune analyse sur la question de savoir pourquoi ces passages ne pouvaient pas être considérés comme participant à un débat public sur des questions d’intérêt général relatives au conflit entre le PKK et les forces de l’ordre (voir, mutatis mutandis, Dilipak, précité, § 69). Elle rappelle à cet égard que, dans l’exercice de mise en balance d’intérêts concurrents, les autorités nationales doivent suffisamment tenir compte du droit du public de se voir informer d’une autre manière de considérer une situation conflictuelle, du point de vue de l’une des parties au conflit, aussi désagréable que cela puisse être pour elles (Gözel et Özer, précité, § 56).

33.  La Cour relève que l’examen effectué par les juridictions nationales en l’espèce ne semble pas avoir pris en compte tous les principes établis dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance (Perinçek, précité, § 208), dès lors qu’il ne répond pas à la question de savoir si les passages litigieux du livre pouvaient être considérés, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité à nuire comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019). Elle considère par conséquent que les autorités nationales n’ont pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).

34.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en condamnant le requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste pour la publication par sa maison d’édition du livre en cause, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis (Ergündoğan, précité, § 34, et Fatih Taş c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 40, 4 septembre 2018).

35.  Elle estime dès lors que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée étaient pertinents et suffisants et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

36.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

FATİH TAŞ c. TURQUIE requête n° 6810/09 du 4 septembre 2018

Violation de l'article 10 : Le requérant écrit un livre sur un journaliste disparu. Il subit une poursuite pénale pour dénigrement de la République. La CEDH estime que la procédure pénale incriminée, qui a pu provoquer un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

CEDH

a) Principes relatifs aux poursuites pénales engagées sur le fondement de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP

28. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner treize affaires portant sur les procédures pénales engagées sur le fondement de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP et qu’elle a rendu neuf arrêts et quatre décisions à cet égard. Les principes se dégageant de sa jurisprudence relativement à ces procédures pénales de droit turc peuvent se résumer comme suit.

i. Principes concernant l’existence d’une ingérence à raison d’une procédure pénale engagée sur le fondement de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP

29. En ce qui concerne l’existence d’une ingérence portée par ces procédures pénales à l’exercice de la liberté d’expression, la Cour a considéré que, compte tenu de l’effet dissuasif qu’ont pu provoquer les poursuites pénales menées contre un requérant pendant un laps de temps considérable du chef des infractions sévèrement réprimées prévues par ces dispositions, ces poursuites ne pouvaient s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour ledit requérant, mais qu’elles consistaient en elles-mêmes en des contraintes réelles et effectives sur l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression, même si aucune condamnation n’avait été prononcée contre lui à l’issue de ces poursuites (Dilipak c. Turquie, no 29680/05, §§ 48-50, 15 septembre 2015) ou s’il avait été condamné à une amende judiciaire avec sursis (Çamyar c. Turquie (no 2) [comité], no 16899/07, § 59, 10 octobre 2017). Elle a estimé à cet égard que l’abandon des poursuites pour des motifs d’ordre procédural, tels que la prescription légale (Dilipak, précité, §§ 49 et 50, Surat c. Turquie [comité], no 50930/06, §§ 33 et 34, 10 octobre 2017, et Çamyar (no 2), précité, §§ 58 et 59) ou le refus du ministre de la Justice d’accorder l’autorisation de poursuite (Balbal c. Turquie [comité], no 66327/09, §§ 24-25, 10 octobre 2017), mettait fin seulement à l’existence des risques mentionnés, mais n’enlevait rien au fait que ceux-ci avaient constitué une pression sur le requérant pendant un certain temps. Dans ces affaires, la Cour a donc conclu que la poursuite pénale diligentée à l’encontre des requérants constituait une « ingérence » dans l’exercice par ces derniers de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

30. Par ailleurs, la Cour a estimé, dans l’arrêt Altuğ Taner Akçam précité, que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du NCP procurait au requérant ‑ non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (ibidem, §§ 70‑75).

31. En revanche, dans l’affaire Metis Yayıncılık Limited Şirketi et Sökmen c. Turquie ((déc), no 4751/07, 20 juin 2017), la Cour a estimé que les poursuites pénales engagées sur le fondement de l’article 301 du NCP, qui se sont conclues, au bout d’un laps de temps assez court, à savoir trois mois, soit par un non-lieu soit par un jugement d’acquittement, ne pouvaient, en l’absence d’autres procédures combinées, passer pour avoir eu un effet dissuasif ou avoir constitué des contraintes réelles et effectives sur les activités d’édition de la société requérante et du deuxième requérant, protégées par leur droit à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention (ibidem, §§ 31-36).

ii. Principes concernant la qualité de loi des articles 159 du CP et 301 du NCP

32. La Cour s’est penchée sur la qualité de loi de l’article 301 du NCP dans l’arrêt Altuğ Taner Akçam précité. Elle a estimé dans cet arrêt que, si l’objectif poursuivi par le législateur avec cette disposition, qui consistait en l’occurrence à protéger les valeurs et les institutions de l’État contre le dénigrement public, pouvait apparaître légitime dans une certaine mesure, le libellé de cette disposition était excessivement large et vague et faisait peser sur l’exercice de la liberté d’expression une menace permanente, car il ne permettait pas aux individus de régler leur conduite et de prévoir les conséquences de leurs actes (ibidem, § 93). Elle a considéré en outre que la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice pour la poursuite de l’infraction prévue par cette disposition ne constituait pas une garantie fiable et permanente contre son utilisation abusive, étant donné qu’une évolution de la situation politique pourrait influer sur la position du ministre de la Justice à cet égard et permettre des poursuites arbitraires (ibidem, § 94). Elle a ainsi conclu dans cette affaire que l’article 301 du NCP ne satisfaisait pas à l’exigence de « qualité de la loi » et que l’ingérence litigieuse n’était pas prévue par la loi (ibidem, §§ 95 et 96).

33. Dans les affaires Dink c. Turquie (nos 2668/07 et 4 autres, § 116, 14 septembre 2010), Dilipak (précité, §§ 57 et 58), Yurtsever c. Turquie ([comité], no 42320/10, § 30, 5 septembre 2017), et Özer c. Turquie ([comité], no 47257/11, § 26, 5 septembre 2017), la Cour a considéré que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants de leur incrimination en vertu de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP en raison de la portée large des expressions employées dans ces dispositions (Dink, précité, § 116, Dilipak, précité, § 58, Yurtsever, précité, § 30, et Özer, précité, § 26). Par ailleurs, dans les arrêts Yurtsever et Özer, elle a réitéré ses considérations susmentionnées quant à la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice (Yurtsever, précité, § 30 et Özer, précité, § 26). Cependant, elle a jugé qu’il ne s’imposait pas de trancher la question de prévisibilité des dispositions litigieuses dans ces quatre affaires, eu égard à ses conclusions quant à la nécessité de l’ingérence (ibidem).

iii. Principes concernant la nécessité dans une société démocratique d’une ingérence portée par une procédure pénale engagée sur le fondement de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP

34. La Cour a estimé qu’une ingérence portée par des poursuites fondées sur l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP n’était pas nécessaire dans une société démocratique lorsque ces poursuites étaient engagées en raison d’un discours ou un écrit qui ne contenait pas d’insultes ou de propos diffamatoires fondés sur des faits erronés et qui ne constituait pas un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni un discours de haine (Dink, précité, §§ 134 et 135, Dilipak, précité, §§ 68‑71, Yurtsever, précité, §§ 32-34, Özer, précité, §§ 28-30, Çamyar c. Turquie [comité], no 42900/06, §§ 29-31, 5 septembre 2017, Çamyar (no 2), précité (no 16899/07), §§ 69-71, Surat, précité, §§ 39-41, et Balbal, précité, §§ 32‑34).

35. Elle a aussi considéré que, par ces poursuites pénales, les autorités judiciaires avaient exercé un effet dissuasif sur la volonté des requérants de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public (ibidem).

b) Application de ces principes en l’espèce

36. La Cour note que, en l’espèce, une procédure pénale a été engagée contre le requérant pour dénigrement de la République en raison du contenu d’un livre publié par la maison d’édition dont il était propriétaire et pour laquelle il était éditeur et que, à l’issue de cette procédure, qui a duré environ sept ans et huit mois, l’affaire a été rayée du rôle pour prescription légale (paragraphes 7-13 ci-dessus).

37. La Cour estime, à la lumière des principes susmentionnés (paragraphes 29‑31 ci-dessus), que la procédure pénale diligentée à l’encontre du requérant constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression.

38. Elle relève que cette ingérence avait une base légale, à savoir les articles 159 du CP et 301 du NCP. Tout en réitérant ses doutes susmentionnés sur la prévisibilité de ces dispositions (paragraphes 32 et 33 ci‑dessus), elle juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question, eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur la nécessité de l’ingérence (paragraphe 40 ci-dessous). Elle peut en outre accepter que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes de la protection de la sûreté publique et de celle de la sécurité nationale.

39. Quant à la nécessité de cette ingérence, la Cour constate que le livre litigieux portait sur les circonstances de la disparition d’un journaliste (paragraphe 6 ci-dessus), ce qui est incontestablement un sujet d’intérêt général. Procédant ensuite à une analyse des passages du livre retenus par les juridictions internes à l’appui de la condamnation du requérant (paragraphe 12 ci-dessus), elle relève que ces passages contenaient des critiques parfois acerbes et exagérées envers les autorités étatiques. Elle estime cependant que lesdits passages étaient dépourvus de tout caractère « gratuitement offensant » ou injurieux et qu’ils n’incitaient ni à la violence ni à la haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération.

40. Par conséquent, la Cour estime que la procédure pénale incriminée, qui a pu provoquer un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales, n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit du requérant à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

Ibragim Ibragimov et autres c. Russie du 28 août 2018 requêtes n° 1413/08 et 28621/11

Violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’affaire concerne une interdiction judiciaire de publication et de diffusion imposée à l’égard d’un certain nombre de livres islamiques en vertu de la législation anti-extrémisme russe. Les trois requérants de cette affaire, un individu, un éditeur et une association religieuse russes, se plaignaient de décisions de justice par lesquelles, en 2007 et en 2010, les tribunaux avaient jugé extrémistes des livres de Saïd Nursi, un célèbre théologien musulman turc exégète du Coran, et en avaient interdit la publication et la distribution. Les requérants avaient publié certains des livres de Nursi ou en avaient commandé la publication. La Cour dit en particulier que les tribunaux russes n’ont pas expliqué ce qui rendait l’interdiction nécessaire : ils ont simplement souscrit aux conclusions globales d’expertises réalisées par des linguistes et des psychologues, sans procéder à leur propre analyse ni, surtout, replacer dans leur contexte les livres en cause et certaines des expressions qui y étaient jugées problématiques. De plus, ils ont rejeté sommairement tous les éléments que les requérants avaient produits pour expliquer que les livres de Nursi s’inscrivaient dans le courant modéré et traditionnel de l’Islam. Dans l’ensemble, le raisonnement tenu par les tribunaux en l’espèce ne montrait pas en quoi les livres de Nursi, qui avaient été publiés pendant sept ans avant d’être interdits, auraient causé ou risqué de causer des tensions ou des violences interreligieuses en Russie, ni d’ailleurs dans l’un quelconque des autres pays où ils étaient largement disponibles.

Les faits

Les requérants sont un ressortissant russe (Salekh Ogly Ibragimov), un éditeur moscovite (le Fonds pour l’éducation et la culture « Nuru Badi ») et une association religieuse (l’Union religieuse des musulmans de la région de Krasnoïarsk). Le premier requérant, M. Ibragimov, est le président-directeur général du second requérant.

L’affaire concerne deux procédures civiles engagées par le parquet relativement à des livres de Saïd Nursi. Dans la première procédure, intentée en 2006, le parquet demandait l’interdiction pour extrémisme de livres de la collection Risale-I Nur (« Traités de lumière ») de Nursi, écrite pendant la première moitié du XXe siècle et publiée au moment des faits par le second requérant. Dans la seconde procédure, intentée en 2008, il demandait aux juges de dire que l’un des livres de cette collection, La dixième parole : la résurrection et l’au-delà, était extrémiste et d’en confisquer toutes les copies imprimées. Juste avant cela, la troisième requérante avait commandé la publication de ce livre en particulier. L’éditeur et l’association religieuse requérants furent invités à se porter tiers intervenants dans ces procédures, et ils produisirent des éléments expliquant que les textes de Saïd Nursi relevaient du courant modéré et traditionnel de l’Islam. Néanmoins, dans les deux décisions rendues à l’issue de ces procédures, en 2007 et en 2010, les tribunaux jugèrent que les livres en cause étaient extrémistes. S’appuyant sur la loi de 2002 sur la lutte contre l’extrémisme, ils considérèrent en particulier que ces livres incitaient à la discorde religieuse et étaient constitutifs de propagande affirmant la supériorité de la foi musulmane. Dans leur raisonnement, ils s’appuyèrent sur des expertises, ordonnées pour certaines par leurs soins et produites pour les autres par le procureur, qui avaient été établies par des spécialistes de la linguistique, de la philologie, de la psychologie et de la philosophie.

Dans la première procédure, les juges s’appuyèrent en particulier sur les conclusions globales des expertises de février et mai 2007. Ils souscrivirent à l’affirmation qui y était faite selon laquelle les livres renfermaient « des descriptions humiliantes, une appréciation défavorable et une évaluation négative de certaines personnes selon leur attitude à l’égard de la religion ». Ils rejetèrent tous les éléments soumis par M. Ibragimov et par l’éditeur requérant, dont des opinions d’autorités musulmanes et d’érudits islamiques, estimant que, étant donné que les auteurs de ces opinions n’étaient ni linguistes ni psychologues, ils n’étaient pas compétents pour établir le sens des textes en cause.

De même, dans la seconde procédure, les juges souscrivirent de manière générale aux conclusions d’une expertise de décembre 2008 selon lesquelles le livre en cause était extrémiste et son auteur employait des métaphores militaires pour instiller dans l’esprit du lecteur l’idée de l’existence d’un ennemi contre lequel il pouvait falloir mener une action militaire. Ils citèrent également plusieurs passages du livre dans lesquels les musulmans étaient désignés par les termes « les fidèles » et « les justes » et les autres personnes par les termes « les dissolus », « les philosophes », « les jaseurs » ou encore « petits », et où l’auteur affirmait que ne pas être musulman était un « crime infiniment grand ». Les requérants formèrent contre les décisions interdisant les livres des recours qui furent tous rejetés.

CEDH

La Cour note d’abord que les décisions de justice jugeant « extrémistes » les livres que les requérants avaient publié ou dont ils avaient commandé la publication et en interdisant la publication et la distribution s’analysent en une « ingérence d’autorités publiques » dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté d’expression, interprété à la lumière du droit à la liberté de religion. Elle observe que cette ingérence avait une base légale en droit interne, à savoir la loi sur la lutte contre l’extrémisme, et qu’elle avait pour buts de défendre l’ordre et de protéger l’intégrité territoriale, la sûreté publique et les droits d’autrui.

Elle estime cependant que, de manière générale, les tribunaux russes n’ont pas dûment justifié leurs décisions en expliquant pourquoi il était nécessaire d’interdire des livres qui étaient publiés dans le pays depuis 2000, c’est-à-dire depuis sept ans, sans que cela n’ait jamais causé de tensions ni de violences interreligieuses. Elle observe également que les livres en question étaient traduits dans une cinquantaine de langues et étaient largement diffusés dans de nombreux pays sans que cela ne pose le moindre problème. Elle décèle par ailleurs plusieurs manquements dans les décisions de justice rendues dans l’une et l’autre procédure.

Dans la première procédure, qui concernait plusieurs livres de la collection Risale-I Nur, les tribunaux ont simplement souscrit aux conclusions des experts, sans se livrer à leur propre appréciation. Ils n’ont pas dit quels passages des livres étaient problématiques, ils se sont contentés de rappeler les conclusions globales de l’expertise, laquelle, de plus, allait bien au-delà de questions de langue ou de psychologie et faisait, essentiellement, une qualification juridique des textes. La Cour dit à cet égard que toutes les questions juridiques doivent être tranchées exclusivement par les tribunaux. Par ailleurs, les juges russes n’ont pas examiné la nécessité d’interdire les livres, en tenant compte du contexte dans lequel ils avaient été publiés, de leur nature et de leur formulation, et du risque qu’ils n’aient des conséquences néfastes.

En outre, les requérants n’ont pas eu la possibilité de contester les expertises. Les tribunaux ont rejeté sommairement tous les éléments qu’ils leur ont soumis, dont des opinions d’autorités musulmanes et d’érudits islamiques qui retraçaient le contexte historique dans lequel les livres avaient été écrits, précisaient qu’ils s’inscrivaient dans un Islam modéré et non radical, expliquaient leur importance pour la communauté musulmane de Russie et affirmaient qu’ils renfermaient un message général de tolérance, de coopération interreligieuse et d’opposition à la violence. Les juges ont rejeté ces éléments simplement parce qu’ils ne provenaient ni de linguistes ni de psychologues.

La procédure relative au livre La dixième parole : la résurrection et l’au-delà, qui faisait lui aussi partie de la collection Risale-I Nur, présente essentiellement les mêmes manquements. Toutefois, la Cour note que dans cette procédure, les juges ont cité plusieurs expressions qu’ils estimaient problématiques en ce qu’elles promouvaient l’idée qu’il valait mieux être musulman que non musulman et qu’elles renfermaient des métaphores militaires.

Cependant, les juges n’ont pas replacé ces expressions dans leur contexte. Ils n’ont pas tenu dûment compte du fait qu’il est courant que les auteurs de textes religieux affirment que leur religion est supérieure aux autres. La Cour attache un poids important au fait que les textes en question n’étaient pas agressifs, injurieux ou diffamatoires à l’égard des non-musulmans. Elle estime par ailleurs qu’il n’est pas raisonnable pour un groupe religieux d’espérer ne jamais faire l’objet d’aucune critique. De même, les tribunaux n’ont pas replacé dans son contexte l’emploi de métaphores militaires : les juges ont simplement souscrit aux conclusions des auteurs des expertises, sans même citer un seul exemple. L’emploi de ces métaphores n’est donc pas suffisant pour justifier la conclusion que les textes en cause étaient constitutifs de discours de haine ou d’appels à la violence.

Pareillement, le simple fait que l’auteur ait eu pour intention de convaincre les lecteurs d’adopter ses convictions religieuses ne suffit pas à justifier l’interdiction du livre. La Cour conclut donc que cette interdiction n’était pas nécessaire dans une société démocratique et que, dès lors, elle a emporté violation de l’article 10. Satisfaction équitable (article 41) La Cour dit que la Russie doit verser à M. Ibragimov 7 500 euros (EUR) pour dommage moral.

PROMPT c. FRANCE arrêt du 3 décembre 2015 requête 30936/12

Non violation de l'article 10 : AFFAIRE GREGORY le requérant a publié un livre « Affaire Grégory : la justice a-t-elle dit son dernier mot ? » dans lequel, il accuse le père de l'enfant assassiné de tentative d'assassinat. Il est condamné à des dommages intérêts et à un article 700 mais pas à une peine pénale. Le requérant ose se plaindre d'atteinte à sa liberté d'expression alors que les parents du jeune Gregory ont vécu un enfer médiatique et judiciaire. La CEDH confirme que la condamnation du requérant est dans les limites de la marge d'appréciation des États.

39. La Cour constate que le requérant a été condamné pour diffamation à la suite de la publication de l’ouvrage intitulé « Affaire Grégory : la justice a-t-elle dit son dernier mot ?», au paiement d’une somme au titre des dommages et intérêts et de l’article 700 du code de procédure civile (frais non compris dans les dépens) et à l’insertion d’un avertissement judiciaire dans toute nouvelle impression ou édition de l’ouvrage (paragraphes 13 et 20 ci-dessus). Il est donc en mesure de se dire victime d’une restriction dans l’exercice de la liberté d’expression, au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention, ce que, du reste, le Gouvernement ne conteste pas. Pareille immixtion enfreint cette disposition, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et est « nécessaire, dans une société démocratique, » pour les atteindre.

40. La Cour constate que cette restriction a pour base légale les articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (paragraphe 25 ci-dessus) ; elle retient en conséquence qu’elle était « prévue par la loi ». Elle estime par ailleurs qu’elle poursuivait l’un des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 10 : « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Cela n’a d’ailleurs pas prêté à controverse entre les parties.

41. Il reste donc à examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

42. Les principes fondamentaux en ce qui concerne le caractère « nécessaire dans une société démocratique » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour. Ils sont ainsi rappelés dans l’arrêt Delfi AS c. Estonie [GC] (no 64569/09, § 131, CEDH 2015) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...). »

43. En l’espèce, le requérant s’exprimait sur un sujet relevant de l’intérêt général, en raison non seulement de l’attention que le public portait à l’affaire Grégory, mais aussi des questions que cette affaire soulevait sur le plan du fonctionnement de la justice. Il s’agit donc d’un cas où l’article 10 exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression, ce qui réduit la marge d’appréciation de l’État (voir, notamment, Morice, précité, § 125, ainsi que les références qui y sont indiquées).

44. Cela étant, la Cour note que le requérant conteste la conclusion des juridictions internes selon laquelle il aurait manqué de prudence – ce qui a conduit à écarter sa bonne foi et entraîné sa condamnation – en imputant à Jean-Marie Villemin l’intention de tuer Roger Jacquel et en écrivant qu’il avait abattu Bernard Laroche sous les yeux du fils de ce dernier.

45. Elle constate cependant que l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 7 avril 2010 est méticuleusement motivé sur ces points (paragraphes 18-19 ci-dessus). La cour d’appel précise en effet que les allégations figurant dans le premier de ces passages reposaient essentiellement sur les craintes de Mme Villemin, alarmée de voir son mari partir avec une carabine. Elle retient que, s’il n’était pas contesté que ce dernier s’était rendu avec une arme au domicile de Roger Jacquel dans l’intention de le faire « parler », rien n’établissait qu’il était animé d’une intention homicide à son égard. Elle retient ensuite qu’ « en imputant à Jean-Marie Villemin d’avoir tenté de commettre un meurtre, voire un assassinat, la préméditation étant suggérée, manifestée par un commencement d’exécution qui n’a[vait] manqué son effet qu’en raison de la présence des gendarmes qui [avaient] contrarié son projet, [le requérant], avocat, [avait] accus[é] sans prudence, ce qui ne lui permet[ait] pas (...) d’être admis sur ce point au bénéfice de la bonne foi ». S’agissant du second des passages précités, la cour d’appel indique que, si les pièces de la procédure démontrent que le fils de Bernard Laroche se trouvait au domicile familial au moment du meurtre de ce dernier, elles n’établissent pas qu’il avait assisté « en direct à l’assassinat ». Elle ajoute que, si certaines pièces confirment la présence de l’enfant dans la maison, elles n’établissent pas que l’acte criminel avait été accompli sous ses yeux. Elle conclut qu’« en ajoutant du drame au drame, [le requérant], qui avait une connaissance complète de la procédure en raison de son mandat, s’[était] privé, là encore, de la possibilité de se voir reconnaître le bénéfice de la bonne foi ».

46. Plus largement, plusieurs éléments montrent que les juridictions internes ont examiné avec minutie la cause du requérant et ont dûment mis en balance les intérêts en présence. Ainsi, premièrement, le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 27 octobre 2008 contient un résumé détaillé de l’ouvrage, ce qui tend à indiquer que les faits ont été établis avec tout le sérieux requis. Deuxièmement, à l’issu de leur examen, les juridictions internes n’ont retenu la diffamation que pour deux passages du livre alors que les demandeurs à l’action en dénonçaient vingt-huit. Troisièmement, même pour ces deux passages-là, la cour d’appel de Paris a admis que le requérant avait poursuivi un but légitime et s’était exprimé sans animosité personnelle à l’égard de ces derniers ; elle n’a finalement conclu à la diffamation qu’à raison d’éléments dont elle a fait le constat, qui caractérisaient selon elle un manque de prudence.

47. Quant au principe selon lequel un certain manque de modération est permis lorsque l’on s’exprime sur un sujet d’intérêt général (voir, notamment, Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006‑XIII, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 56, CEDH 2007‑IV), la Cour constate que les passages du livre pour lesquels le requérant a été condamné sont les suivants : « deux estafettes de gendarmes se trouveront à Granges-sur-Vologne à proximité de la maison de Jacquel lorsque vers 18 heures, Jean-Marie Villemin se présentera chez lui, pour l’abattre. Il fera demi-tour. (...) Jacquel sera entendu pendant plusieurs heures et placé en garde à vue par les gendarmes de Corcieux. Cela le mettra à l’abri de la folie meurtrière de Jean-Marie Villemin et permettra aussi (et surtout) aux gendarmes de vérifier son alibi et celui de sa famille pendant la journée du 16 octobre. (...) le résultat de l’expertise (...) désignera comme suspect celui que Jean-Marie Villemin avait choisi et voulu tuer le 16 octobre à 18 heures, Roger Jacquel » ; « Sébastien, âgé de 5 ans, est là, qui assiste en direct à l’assassinat de son père, se jette désespérément sur sa poitrine en criant « Papa, papa ! ». Il est repoussé par le sang qui jaillit des poumons. (...) L’horreur de l’assassinat de Laroche à son domicile, sous les yeux (...) de son fils Sébastien (...) » (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour estime que le principe rappelé ci-dessus ne peut valablement être invoqué pour justifier l’affirmation d’une intention meurtrière qui n’était pourtant qu’une hypothèse et l’ajout de circonstances factuelles, dont l’exactitude n’est pas établie par les éléments du dossier, dans le but de présenter une mise en scène tragiques figurant un tout jeune enfant confronté physiquement à l’horreur du meurtre de son père.

48. Enfin, il convient de rappeler que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont des éléments à prendre en considération lorsque l’on évalue la proportionnalité de l’ingérence (voir, notamment, Morice, précité, § 127, ainsi que les références qui y sont indiquées). Ainsi, notamment, si leur caractère mesuré ne suffit pas pour annihiler le risque d’effet dissuasif qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir sur l’exercice de cette liberté (voir, notamment, Morice, précité, mêmes références, ainsi que les références qui y sont indiquées), il peut néanmoins contribuer à faire pencher la balance vers une conclusion de non violation de l’article 10 (voir, par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 68).

49. En l’espèce, la Cour constate que le requérant n’a pas été condamné à une sanction pénale, mais uniquement, in solidum avec l’éditeur et la société d’édition, au paiement in fine de 9 000 EUR au titre des dommages et intérêts et de l’article 700 du code de procédure civile (paragraphes 20 et 24 ci-dessus). En outre, si les juridictions ont ordonné la publication d’un avertissement judiciaire, elles ont pris soin de n’imposer cette obligation qu’aux nouvelles impressions ou éditions de l’ouvrage. Cela n’a donc pas provoqué le retrait des ouvrages déjà édités et cela ne fait pas obstacle à une réédition du texte dans sa version initiale, pour autant qu’elle soit assortie de cet avertissement.

50. Vu ce qui précède, la Cour estime que, nonobstant le caractère restreint de la marge d’appréciation dont il disposait, le juge interne pouvait tenir l’ingérence litigieuse dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression pour nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

51. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

LES FILMS ET LIVRES DE SOUVENIRS

Bidart C. France du 12 novembre 2015 requête 52363/11

Pas de violation de l'article 10 : Le requérant militant basque condamné pour terrorisme est remis en liberté conditionnelle. Il n'a pas le droit d'écrire ou de faire un film de souvenirs sur les infractions commises mais il a droit d'évoquer son sentiment actuelle sur la situation basque. Par conséquent, les juridictions sont restées à l'intérieur de leur marge d'appréciation sur les nécessités de limiter la liberté d'expression.

33. La Cour constate que, dans le cadre de la libération conditionnelle du requérant, les juridictions internes lui ont notamment imposé l’obligation de s’abstenir de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle dont il serait l’auteur ou le co-auteur et qui porterait, en tout ou partie, sur les infractions pour lesquelles il a été condamné, et de s’abstenir de toute intervention publique relative à celles-ci. Il s’agit manifestement d’une restriction à l’exercice de sa liberté d’expression, au sens de l’article 10 de la Convention, ce que, du reste, le Gouvernement ne conteste pas. Pareille immixtion enfreint cette disposition, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et est « nécessaire » « dans une société démocratique » pour les atteindre.

34. La Cour constate tout d’abord que cette restriction a pour base légale les articles 731 du code de procédure pénale et 132-45 16o du code pénal (paragraphes 19-20 ci-dessus), dont il ressort en particulier que le juge de l’application des peines peut assortir la libération conditionnelle d’une personne condamnée pour crimes ou délits d’atteintes volontaires à la vie d’une obligations consistant à « s’abstenir de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle dont il serait l’auteur ou le co-auteur et qui porterait, en tout ou partie, sur l’infraction commise et s’abstenir de toute intervention publique relative à cette infraction ». La Cour retient en conséquence qu’elle était « prévue par la loi».

35. Elle relève ensuite que le Gouvernement renvoie à plusieurs des « buts légitimes » énumérés au second paragraphe de l’article 8 : le maintien de la sécurité publique, la défense de l’ordre, la prévention du crime et la protection de la réputation ou des droits d’autrui. Elle constate cependant que les juridictions internes se sont limitées à retenir que la mesure litigieuse était nécessaire à la « sauvegarde de l’ordre public » (paragraphes 16-17 ci-dessus). Cela étant, elle prend note des explications du Gouvernement selon lesquelles la libération conditionnelle du requérant, ancien chef de l’organisation séparatiste basque Iparretarrak, condamné notamment à la réclusion criminelle à perpétuité à raison de l’homicide de trois personnes dans un contexte terroriste, a suscité une vive émotion chez les proches des victimes et, plus largement, au sein de la population locale. Elle observe avec lui que la mesure litigieuse a été prise quelques mois après le début de la mise en liberté conditionnelle du requérant, à la suite de sa participation à une manifestation pacifique devant la maison d’arrêt d’Agen visant à soutenir des basques détenus, participation qui avait été relayée par les médias. Elle comprend en outre que, dans ce contexte, les autorités judiciaires aient pu craindre que le requérant se mette dans des conditions favorisant une possible récidive. Elle admet donc, eu égard à la situation régnant au Pays Basque (Association Ekin précité, § 48), que la restriction dénoncée poursuivait l’un des buts énumérés au second paragraphe de l’article 10 : « la défense de l’ordre et (...) la prévention du crime ».

36. Les principes fondamentaux en ce qui concerne le caractère « nécessaire dans une société démocratique » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, entre autres, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil 1998‑VI, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015, et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 131, CEDH 2015) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

37. Dans l’arrêt Leroy (précité, § 37), relatif à la publication d’un dessin satyrique dans un hebdomadaire basque, et dans l’arrêt Zana (précité, § 55) notamment, auxquels renvoie le Gouvernement, la Cour a précisé que ces principes s’appliquent aux mesures prises par les autorités nationales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, et qu’elle doit, en tenant compte des circonstances de chaque affaire et de la marge d’appréciation dont dispose l’État, rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental d’un individu à la liberté d’expression et le droit légitime d’une société démocratique de se protéger contre les agissements d’organisations terroristes. Ces considérations sont pertinentes mutatis mutandis en l’espèce.

38. La Cour a par ailleurs souligné que, si l’article 10 n’interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la circulation d’« informations » ou d’« idées », ou toute interdiction de leur diffusion, de telles restrictions présentent pour une société démocratique de si grands dangers qu’elles appellent de sa part l’examen le plus scrupuleux (voir, notamment, Association Ekin, précitée, § 56, et Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 42, CEDH 2004‑IV). Cela vaut d’autant plus lorsque des mesures sont prises pour prévenir la diffusion de propos qui ne sont alors qu’éventuels.

39. La Cour juge donc préoccupant en l’espèce le fait que, lorsqu’il a décidé d’imposer la restriction litigieuse au requérant, le juge de l’application des peines ne s’est pas fondé sur des propos ou écrits spécifiques de ce dernier, mais sur des propos ou écrits éventuels, retenant qu’« il n’[était] pas exclu [qu’il] ne soit tenté de publier ses mémoires et de faire des déclarations sur les faits pour lesquels il a été condamné ».

40. Elle estime en outre regrettable que le juge interne n’a ni procédé à la balance des intérêts en présence ni pleinement caractérisé le risque d’atteinte à l’ordre public.

41. Cela étant, la Cour constate que la décision d’appliquer l’article 132‑45 du code de procédure pénale n’est pas administrative mais juridictionnelle puisqu’elle est prise par le juge de l’application des peines et que le condamné concerné a la possibilité d’interjeter appel puis de se pourvoir en cassation. Elle note que le requérant a usé de cette possibilité puisqu’il a saisi la cour d’appel de Paris du jugement prescrivant l’obligation litigieuse – laquelle a notamment souligné que cette obligation se limitait à interdire tout commentaire et toute apologie des infractions commises, qu’elle ne constituait pas une mesure disproportionnée au regard de la nécessaire sauvegarde de l’ordre public et qu’elle ne lui interdisait nullement d’exprimer ses convictions politiques – et qu’il s’est ensuite pourvu en cassation (paragraphes 16-17 ci-dessus). Il a donc bénéficie d’un contrôle juridictionnel offrant de réelles garanties contre les abus, ce à quoi la Cour accorde une grande importance (voir Association Equin, précité, § 61).

42. Elle relève ensuite que les mesures prises en application du seizièmement de cet article sont limitées à trois égards. Elles le sont quant aux personnes auxquelles elles peuvent être imposées, puisqu’elles concernent uniquement des personnes condamnées pour des crimes ou délits spécifiques (atteintes volontaires à la vie, agressions sexuelles ou atteintes sexuelles). Elles sont également limitées non seulement dans le temps (elles prennent fin au terme de la libération conditionnelle), mais aussi dans leur objet puisqu’elles ne peuvent altérer que la liberté de s’exprimer sur des infractions commises par l’intéressé. En l’espèce, la cour d’appel de Paris a d’ailleurs très clairement rappelé dans son arrêt du 31 août 2010 que la restriction imposée au requérant « se limit[ait] à interdire tout commentaire et toute apologie des infractions commises » (paragraphe 16 ci-dessus). Il apparaît ainsi que, contrairement à ce qu’il prétend, le requérant conservait la possibilité de s’exprimer sur la question basque, dans la mesure où il n’évoquait pas les infractions pour lesquelles il avait été condamné.

43. Or, lorsque la Cour examine une ingérence dans l’exercice des droits garanties par l’article 10, elle accorde également une grande importance à la circonstance que la portée de celle-ci est limitée (voir, par exemple, Donaldson c. Royaume-Uni (déc.), 56975/09, §§ 30-31, 25 janvier 2011).

44. Il convient par ailleurs de rapprocher mutatis mutandis la présente espèce de l’affaire Nilsen c. Royaume-Uni (déc.) (no 36882/05, 9 mars 2010), dans laquelle, invoquant sa liberté d’expression, un détenu se plaignait du fait que le manuscrit de ses mémoires avait été confisqué au motif notamment qu’il relatait en détail les crimes pour lesquels il avait été condamné. Tout en rappelant que, sauf le droit à la liberté, les prisonniers continuent de jouir des droits garantis par la Convention, en particulier du droit à la liberté d’expression, et que toute restriction doit être spécifiquement justifiée dans chaque cas, la Cour a conclu au défaut manifeste de fondement du grief tiré de l’article 10 eu égard notamment au fait que la mesure litigieuse ne constituait pas une restriction totale à l’exercice des droits consacrés par cette disposition.

45. Enfin, la Cour ne peut ignorer le contexte dans lequel s’inscrivait la restriction à la liberté d’expression du requérant, c’est-à-dire le fait qu’elle a été décidée dans le cadre de la libération anticipée d’une figure importante et connue d’une organisation terroriste, condamnée notamment à la réclusion criminelle à perpétuité à raison d’homicides commis dans un contexte terroriste, et le fait – déjà relevé au paragraphe 35 ci-dessus – que cette libération anticipée avait suscité une vive émotion chez les proches des victimes et, plus largement, au sein de la population locale.

46. L’ensemble de ces éléments conduisent à Cour à admettre qu’en imposant au requérant, dans le cadre de sa libération conditionnelle, l’obligation de s’abstenir de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle dont il serait l’auteur ou le co-auteur et qui porterait, en tout ou partie, sur les infractions pour lesquelles il a été condamné, et de s’abstenir de toute intervention publique relative à celles-ci, les juridictions internes n’ont pas excédé la marge d’appréciation dont elles disposaient.

47. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Arrêt Ekin c. France du 17 juillet 2001 Hudoc 2748 requête 39288/98

La publication du livre "Euskaki en guerre" est saisi et interdit à la vente par arrêté ministériel du 29 avril 1988.

La difficulté concerne le fait de savoir si l'ingérence est prévue ou non par la loi

"Eu égard notamment du contrôle limité effectué en la matière par le Conseil d'Etat à l'époque des faits litigieux, la Cour serait plutôt encline à penser que la restriction critiquée par la requérante ne remplissait pas l'exigence de prévisibilité.

Certes, par son arrêt du 09/07/1997 rendu dans l'affaire dont elle est saisie, le Conseil d'Etat a modifié sa jurisprudence et élargi l'étendue de son contrôle à l'entièreté des motifs des décisions ministérielles prises sur le fondement de l'article 14 de la loi de 1981.

Toutefois, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient sous l'angle de la nécessité de l'ingérence, la Cour n'estime pas nécessaire de trancher cette question"

Comme le livre n'incitait pas au crime, la Cour constate sur le caractère de "la nécessité dans une société démocratique" 

"La Cour considère que l'arrêté du ministre de l'intérieur ne répondait pas à un besoin social impérieux et n'était pas non plus proportionné au but légitime poursuivi"

Plon contre France du 18/05/2004; Hudoc 5068; requête 58148/00

Cet arrêt concerne la publication par le docteur Gruber des bulletins de santé de François Mitterrand, neuf jours après sa mort.

Le "Grand secret" explique que les bulletins d'information de santé publié par les services de l'Elysée étaient faux dès la deuxième année du premier septennat de l'ancien président de la République.

Ce livre avait été interdit de diffusion par une première décision de référé puis par une seconde décision du T.G.I de Paris.

La Cour a constaté que ces interdictions étaient prévues par la loi et poursuivaient un but légitime, la protection du secret médical et des intérêts du morts et de ses ayants droit.

La Cour cherche ensuite à vérifier le caractère proportionné entre les moyens employés et le droit de diffuser et de publier un livre.

Sur la décision rendue en référé, celle-ci avait été rendue dix jours après la mort de François Mitterrand et avait limité son effet à un mois. La Cour constate donc le caractère proportionnel de cette décision et par conséquent la non violation de l'article 10 de la Convention.

Sur la décision rendue le 23 octobre 1996 par le T.G.I de Paris qui a interdit définitivement la diffusion du livre et qui a condamné les défendeurs à des dommages et intérêts au profit des ayants droit de l'ancien président de la République, la Cour constate que le livre est, dès cette date, déjà vendu à 40 000 exemplaires et diffusé sur internet. Pourtant la décision de première instance est confirmée en appel et en cassation

"§51: La Cour parvient en revanche à la conclusion que le maintien de l'interdiction de la diffusion du "Grand secret" même motivé de façon pertinente et suffisante, ne correspondait plus à un "besoins social impérieux" et s'avérait donc disproportionné aux buts poursuivis.

§55: En conclusion le 23 octobre 1996, lorsque le T.G.I de Paris a statué au principal, nul "besoin social impérieux" ne justifiait plus le maintien de l'interdiction de la diffusion du "Grand Secret".

Dès lors, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention à partir de cette date"

Chauvy et autres c. France du 29 juin 2004 Hudoc 5172 requête 064915/01

Le requérant est l'auteur d'un livre publié chez Albin Michel: "Aubrac Lyon 1943". En  annexe, il expose le "testament Barbie" pour poser la question sur la responsabilité de Monsieur Aubrac, dans la dénonciation de Jean Moulin à Caluire. 

Sur recours de Madame Lucie Aubrac, l'auteur et l'éditeur sont condamnés in solidum à des amendes et au versement d'une indemnité de 200 000 FF au profit de la partie civile.

LE GRIEF DE L'IMPREVISIBILITE DE LA LOI

"§43: La Cour rappelle que l'on ne peut considérer comme une "loi" au sens de l'article 10§2 qu'une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite; en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé. Elles n'ont pas besoin d'être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s'accompagnent parfois d'une rigidité excessive; or le droit doit savoir s'adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l'interprétation et l'application dépendent de la pratique ()

§44: La Cour rappelle également que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s'agit, du domaine qu'il couvre ainsi que du nombre  et de la qualité de ses destinataires ()

La prévisibilité de la loi ne s'oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d'un acte déterminé () 

§45: Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d'une grande prudence dans l'exercice de leur métier. Ainsi peut-on attendre d'eux qu'ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu'il comporte.

§46: Dans le cas d'espèce, en ce qui concerne plus précisément l'accessibilité et la prévisibilité de al loi, la Cour constate que les requérants sont respectivement journaliste, éditeur et maison d'édition.

§47: Dans la présente affaire, le droit applicable consistait en deux lois, celle du 29 juillet 1881 et celle du 5 janvier 1951 et en trois arrêts de la Cour de cassation interprétant de manière constante ces textes et datant respectivement des 12 janvier 1956, 13 novembre 1978 et 4 octobre 1989, qui ne pouvaient être méconnus du monde de la presse et de l'édition.

§48: L'éditeur et, grâce à lui, l'auteur auraient dû savoir que, selon une jurisprudence constante, le manque de prudence et de soin dans le recueil des éléments historiques et dans les conclusions tirées de ces éléments pouvait être retenu par les juridictions internes comme un élément constitutif de la diffamation à l'encontre des personnes dont l'ouvrage risquait d'attendre l'honneur ou la considération.

§49: En conclusion, la Cour est d'avis que les requérants ne sauraient soutenir qu'ils ne pouvaient prévoir à "un degré raisonnable" les conséquences que la publication de l'ouvrage en cause était susceptible d'avoir pour eux sur le plan judiciaire. La Cour en déduit que l'ingérence litigieuse était "prévue par la loi" au sens du second paragraphe de l'article 10" 

LE GRIEF DU CARACTERE NON IMPERIEUX

"DES NECESSITES DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE"

"§68: Ces principes sont applicables en matière de publication de livres, ou d'écrits autres tel que ceux à paraître ou paraissant dans la presse périodique. 

§69: La Cour doit mettre en balance d'une part l'intérêt public s'attachant à la connaissance des circonstances dans lesquelles fut arrêté par les nazis, le 21 juin 1943? Jean Moulin, principal chef de la Résistance intérieure en France, d'autre part, l'impératif de la protection de la réputation des époux Aubrac, eux-mêmes membres importants de la Résistance; l'honneur et la considération des intéressés, plus d'un demi-siècle après les faits, étaient susceptibles d'être gravement atteints par un ouvrage jetant le doute, fût-ce par insinuation, sur la possibilité qu'ils aient trahi Jean Moulin et causé ainsi son arrestation, ses souffrances et sa mort.

§70: La Cour, dans l'exercice du contrôle européen qui lui incombe, doit vérifier si ces autorités ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent se trouver en conflit dans ce type d'affaires, à savoir la liberté d'expression protégée par l'article 10, d'une part, et d'autre part, le droit à la réputation des personnes mises en cause dans l'ouvrage, droit qui relève, en tant qu'élément de vie privée, de l'article 8 de la Convention, qui en garantit le respect ()  

§77: La Cour est d'avis que les condamnations sont, en l'espèce, fondées sur des motifs pertinents et suffisants () Elle ne voit dès lors aucun motif de s'écarter de l'analyse de l'affaire à laquelle ont ainsi procédé les juridictions internes, ni de considérer que celles-ci auraient entendu trop restrictivement le principe de la liberté d'expression, ou de façon trop extensive l'objectif de la protection et de la réputation des droits d'autrui.

§78: Pour ce qui est des peines prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence.

Elle relève tout d'abord que la destruction de l'ouvrage n'a pas été ordonnée et que sa publication n'a pas été interdite.

Par ailleurs, pour ce qui est des amendes et dommages-intérêts prononcés, la Cour relève () qu'ils paraissent relativement modérés et que les sommes ainsi mises à a charge des requérants paraissent justifiées au regard des circonstances de la cause.

Enfin, la publication d'un communiqué dans cinq périodiques et l'insertion dans chaque exemplaire de l'ouvrage d'un avertissement reprenant les termes de ce communiqué n'apparaissent pas davantage comme des mesures inadaptées ou par trop restrictives de la liberté d'expression.

§79: La Cour rappelle que si, en fournissant un support aux auteurs, les éditeurs participent à l'exercice de la liberté d'expression, en corollaire, ils partagent indirectement les "devoirs et responsabilités" que lesdits auteurs assument lors de la diffusion de leurs écrits ()

Ainsi, le fait que la troisième requérante (Maison d'éditions) a été déclarée civilement responsable et a été condamnée solidairement avec les deux premiers requérants à verser des dommages- intérêts aux parties civiles n'est pas, en tant que tel, incompatible avec les exigences de l'article 10 de la Convention.

§80: En conclusion, la Cour considère que l'ingérence dans la liberté d'expression des requérants n'a pas été, en l'espèce, disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi.

Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention"

ORBAN ET AUTRES c. FRANCE du 15 JANVIER 2009 REQUETE 20985/05

LE GENERAL AUSSARESSES RECONNAÎT ET JUSTIFIE LA TORTURE EN ALGERIE

Olivier Orban éditeur avait publié en 2001, dans une de ses maisons d'éditions LES EDITIONS PERRIN, le témoignage du Général Aussaresses, sur la torture des troupes française contre les algériens musulmans durant la guerre d'Algérie dans son livre SERVICES SPECIAUX ALGERIE 1955 -1957.

Il a été poursuivi et condamné à une lourde amende qui aurait pu faire couler son entreprise. Il saisit la CEDH qui constate que le temps par rapport au fait est passé, que c'est un témoignage historique important, que l'article 10 protège aussi les opinions qui heurtent, inquiètent ou choquent

"s''il est certain que les propos litigieux dont il est question en l'espèce n'ont pas pour autant perdu leur capacité à raviver des souffrances, il n'est pas approprié de les juger avec le degré de sévérité qui pouvait se justifier dix ou vingt ans auparavant ; il faut au contraire les aborder avec le recul du temps. (-) a liberté d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique »"

Voici les motifs sur le fond de cet arrêt historique

38. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation des requérants constitue une « ingérence d'autorités publiques » dans leur droit à la liberté d'expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l'article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

a. «Prévue par la loi;»

39. La Cour constate que, sur la quatrième de couverture, les requérants présentent l'ouvrage litigieux comme le récit d'un agent secret qui avait participé durant la guerre d'Algérie à une mission de « lutte[] par tous les moyens contre la rébellion et le terrorisme érigé en système par le FLN », et qui, « sans fausse honte et sans complaisance, (...) ose dire une vérité souvent difficile, parle de la torture et des exécutions sommaires » et « décide de raconter avec une franchise impressionnante, comment il a accompli sa mission ».

40.  Selon la Cour, les requérants, professionnels de l'édition, pouvaient prévoir « à un degré raisonnable » que la publication d'un ouvrage qu'ils présentaient eux-mêmes en de tels termes les exposait à un risque de poursuites dans les circonstances de la cause. Elle constate à cet égard que les poursuites dont ils ont fait l'objet, et leur condamnation consécutive, trouvent leur base légale dans des textes accessibles et clairs – les articles 24 et 23 de la loi du 29 juillet 1881 – dont il ressort notamment que l'apologie des crimes de guerre par des écrits destinés à la vente est constitutif d'un délit. S'il est vrai que le droit interne ne définit pas cette notion, les crimes de guerre appartenant, comme le rappelle le Gouvernement, à la catégorie des infractions internationales par nature, il était prévisible que les juridictions internes se réfèrent alors au droit international pour l'interprétation des dispositions pénales susmentionnées, et concluent en conséquence à leur applicabilité à l'apologie de la torture ou d'exécutions sommaires pratiquées à l'occasion d'un « conflit armé ». Quant à la thèse des requérants selon laquelle ils ne pouvaient s'attendre à ce que les juridictions internes retiennent une telle qualification pour les événements d'Algérie, il suffit pour la rejeter de renvoyer aux motifs y relatifs de l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 25 avril 2003 (paragraphe 14 ci-dessus). Enfin, comme l'ont souligné ladite cour d'appel et le Gouvernement, il existait des précédents dans le cadre desquels, mutatis mutandis, la Cour de cassation avait apporté des précisions sur les éléments constitutifs du délit d'apologie de crimes de guerre.

41. Renvoyant aux principes qui se dégagent de sa jurisprudences en la matière (voir, par exemple, Lindon et autres c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007-...), la Cour conclut que l'ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l'article 10.

b. But légitime

42. Les parties s'accordent à considérer que l'ingérence litigieuse poursuivait l'un au moins des buts légitimes énoncés au second paragraphe de l'article 10 : la défense de l'ordre et la prévention du crime. Telle est aussi la conclusion à laquelle parvient la Cour.

c.« Nécessaire dans une société démocratique »

43.  La Cour souligne avant tout qu'elle n'a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs du délit d'apologie de crimes de guerre ni sur leur réunion en l'espèce, et qu'il ne lui appartient donc pas de mettre en cause la conclusion des juridictions internes sur ce point. Comme elle l'a à plusieurs reprises indiqué, il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, d'interpréter et d'appliquer le droit interne ainsi que, le cas échéant, les dispositions de droit international auxquelles il renvoie (voir, par exemple, mutatis mutandis, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC] et Beer et Regan c. Allemagne [GC], CEDH 1999-I, respectivement, nos 26083/94, § 44 et 28934/95, § 54, ainsi que Lehideux et Isorni précité, § 50). Le rôle de la Cour se limite à vérifier si l'ingérence résultant de la condamnation des requérants à raison de la publication de Services Spéciaux Algérie 1955-1957 peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

44. A cet égard, la Cour, qui renvoie par ailleurs aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l'article 10 (voir, parmi de nombreux autres, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42, CEDH 2004-IV, et Lehideux et Isorni précité, §§ 51 et 55), rappelle que l'adjectif « nécessaire », au sens de du second paragraphe de cette disposition, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d'une « certaine marge d'appréciation » pour juger de l'existence d'un tel besoin. Toutefois, d'une part, l'ampleur de cette marge d'appréciation varie en fonction des circonstances de chaque espèce et, d'autre part, la Cour a dans tous les cas compétence pour décider si l'Etat a outrepassé la marge dont il disposait et pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d'expression que protège l'article 10. Il lui incombe en particulier de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée » au but légitime poursuivi et d'apprécier si les motifs invoquées par les autorités nationales pour la justifier sont « pertinents et suffisants » (Jersild précité).

45.  En l'espèce, la Cour constate tout d'abord que les autorités ne jouissaient que d'une marge d'appréciation restreinte, circonscrite par l'intérêt d'une société démocratique à permettre à la presse de communiquer – dans le respect de ses devoirs et responsabilités – des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général, et garantir le droit du public à en recevoir. Ces principes sont en effet applicables en matière de publication de livres, ou d'écrits autres que ceux à paraître ou paraissant dans la presse périodique, dès lors qu'ils portent, comme en l'espèce (paragraphe 35 ci-dessus), sur des questions d'intérêt général (Editions Plon précité, § 43).

46.  La Cour relève ensuite que, pour juger si les deux premiers requérants s'étaient rendus coupables du délit d'apologie de crimes de guerre ou de complicité de ce délit, la cour d'appel, après avoir souligné que l'« apologie, au sens de l'article 24 (alinéa 3) de la loi sur la presse n'est pas synonyme d'éloge ni de provocation directe », s'est employée à rechercher si, dans les passages de l'ouvrage poursuivis, l'auteur justifiait sans ambigüité la torture et les exécutions sommaires. A l'issue d'un examen minutieux de l'ouvrage, elle a jugé que tel était le cas pour une partie d'entre eux, le point de vue qu'y exprimait l'auteur étant notamment que la « torture et les exécutions sommaires étaient « légitimes » et « inévitables » compte tenu des circonstances ». Elle a ensuite mis ces passages en perspective avec d'autres éléments, extrinsèques aux poursuites et extraits de l'ouvrage, permettant de mieux en apprécier la portée. Elle a en particulier relevé à cet égard que, dans d'autres passages – retranscrits dans l'arrêt –, l'auteur « justifi[ait] explicitement la torture au nom de l'efficacité », et décrivait les adversaires de la torture et des exécutions sommaires évoqués « d'une manière [aboutissant] à les disqualifier ». Elle a en outre constaté que, si l'auteur indiquait être conscient d'avoir accompli une « pénible besogne », avoir agi par devoir et ne pas avoir eu le choix, et formulait le vœu que de jeunes officiers n'aient jamais à faire ce que, pour son pays, il avait dû faire en Algérie, il ne se démarquait pas pour autant de ce passé. Selon elle, il « justifiait avec insistance, tout au long du livre, la torture et les exécutions sommaires, et s'effor[çait] de convaincre le lecteur que ces procédés étaient « légitimes » et « inévitables », autrement dit l'incit[ait] à porter un jugement favorable sur des actes qui constituent objectivement des crimes de guerre ». Enfin, elle a constaté que, nonobstant son « très bref « avertissement » », l'éditeur n'avait pris aucune distance vis-à-vis de ce texte, glorifiant au contraire l'auteur en le qualifiant de « légende vivante » et en présentant sa mission comme « la plus douloureuse ». Par ailleurs, pour écarter le moyen des requérants selon lequel leur condamnation emportait violation de l'article 10 de la Convention, la cour d'appel de Paris a relevé que les circonstances de leur cause différaient de celles de l'affaire Lehideux et Isorni(précitée) à laquelle se référaient les intéressés, en ce que le ministère public avait pris l'initiative des poursuites pénales et interjeté appel, et que le livre du général Aussaresses « justifi[ait] des crimes de guerre sans prendre la moindre distance avec ces pratiques ». Répondant au même moyen, la Cour de cassation a ajouté que celui qui se réclame du droit à l'information « n'est pas tenu d'assortir l'exposé des faits rapportés de commentaires propres à justifier des actes contraires à la dignité humaine universellement réprouvés, ni de glorifier l'auteur de tels actes ».

47.  Il est vrai que, parce qu'il contribue à fournir un support pour l'expression des opinions des auteurs qu'il publie, l'éditeur non seulement participe pleinement à la liberté d'expression mais aussi partage les « devoirs et responsabilités » de ces derniers. Sous réserve du respect des prescriptions de son paragraphe 2, l'article 10 n'exclut donc pas que, même s'il ne s'est pas personnellement associé aux opinions exprimées, un éditeur soit sanctionné pour avoir publié un texte dont l'auteur s'est affranchi de ces « devoirs et responsabilités » (voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (n1) [GC], no 26682/95, § 63, CEDH 1999-IV, Öztürk c. Turquie [GC], n22479/93, § 49, CEDH 1999-VI, et Hocaoğulları c. Turquie, n77109/01, § 41, 7 mars 2006).

48.  La Cour estime toutefois que tel n'est pas le cas du texte dont il est question en l'espèce.

49.  La Cour estime que la conclusion de la cour d'appel selon laquelle l'objectif de l'auteur aurait été de persuader le lecteur de la légitimité, de l'inévitabilité de la torture et des exécutions sommaires pratiquées durant la guerre d'Algérie, n'est pas décisive pour l'appréciation des faits litigieux au regard de l'article 10 de la Convention. Comme elle l'a déjà indiqué (paragraphe 35 ci-dessus), elle voit avant tout dans l'ouvrage litigieux le témoignage d'un ancien officier des services spéciaux missionné en Algérie, « acteur central du conflit » (paragraphe 7 ci-dessus) directement impliqué dans de telles pratiques dans l'exercice de ses fonctions. En publiant cet ouvrage, les requérants ont simplement livré ce témoignage au public (Jersild précité). Or la publication d'un témoignage de ce type – lequel, d'après l'éditeur, « contribue (...) à faire comprendre la terrible complexité d'une époque qui continue d'habiter notre présent » – s'inscrivait indubitablement dans un débat d'intérêt général d'une singulière importance pour la mémoire collective : fort du poids que lui confère le grade de son auteur, devenu général, il conforte l'une des thèses en présence et défendue par ce dernier, à savoir que non seulement de telles pratiques avaient cours, mais qui plus est avec l'aval des autorités françaises. Selon la Cour, le fait que l'auteur ne prenne pas de distance critique par rapport à ces pratiques atroces et que, au lieu d'exprimer des regrets, il indique avoir agi dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée, accomplissant son devoir, est un élément à part entière de ce témoignage.

50.  Dans ces circonstances, le reproche fait par la cour d'appel de Paris aux requérants, en leur qualité d'éditeur, de ne pas avoir pris de distance par rapport au récit du général Aussaresses, ne saurait être justifié (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 64, CEDH 2001-III).

51.  Certes, la cour d'appel de Paris a également estimé que, sur la quatrième de couverture, les requérants auraient « glorifié » l'auteur. La Cour ne perçoit toutefois pas en quoi le fait de qualifier la mission de ce dernier en Algérie de « la plus douloureuse » équivaut à une glorification de l'auteur ou des faits dont il témoigne. Quant au recours à l'expression « légende vivante » pour qualifier le général Aussaresses, elle n'y discerne pas davantage une volonté de glorification de celui-ci. Outre le fait qu'une telle expression peut recevoir plusieurs acceptions, y compris négatives, elle renvoie manifestement, en l'espèce, à la réputation que le général Aussaresses avait « dans les cercles très fermés des services spéciaux » au moment où il avait été envoyé en Algérie (paragraphe 6 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, il n'a donc pas été démontré que la quatrième de couverture tendait à une glorification de l'auteur de nature à justifier de déclarer les requérants coupables d'une infraction pénale (Jersild précité, § 35).

52.  Pour autant, la Cour ne mésestime pas la déclaration du Gouvernement selon laquelle « la mémoire des tortures pratiquées par certains militaires français reste encore très vive et douloureuse chez ceux qui les ont subies ». Elle constate toutefois que, comme dans l'affaire Lehideux et Isorni précitée (§ 55 in fine), les événements évoqués dans l'ouvrage litigieux se sont produits plus de quarante ans avant sa publication. Sans occulter les différences qu'il y a entre ces deux affaires, elle tire de ce constat une conclusion similaire à celle qu'elle avait précédemment retenue : s'il est certain que les propos litigieux dont il est question en l'espèce n'ont pas pour autant perdu leur capacité à raviver des souffrances, il n'est pas approprié de les juger avec le degré de sévérité qui pouvait se justifier dix ou vingt ans auparavant ; il faut au contraire les aborder avec le recul du temps. La Cour l'a souligné dans l'arrêt Lehideux et Isorni : cela participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire. Il y a lieu de rappeler à cet égard que sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, la liberté d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique » (ibidem). Sanctionner un éditeur pour avoir aidé à la diffusion du témoignage d'un tiers sur des événements s'inscrivant dans l'histoire d'un pays entraverait gravement la contribution aux discussions de problèmes d'intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (mutatis mutandis, Jersild précité, § 35).

53.  Enfin, pour ce qui est des peines prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (voir, notamment, Sürek précité, § 64). Or les deux premiers requérants ont chacun été condamnés à payer une amende de 15 000 euros, somme pour le moins élevée compte tenu des circonstances de la cause, et au demeurant deux fois supérieure à celle infligée à l'auteur des propos incriminés.

54.  Au regard de ce qui précède, et compte tenu tout particulièrement de la singulière importance du débat d'intérêt général dans lequel s'inscrivait la publication de Services Spéciaux Algérie 1955-1957, les motifs retenus par le juge interne ne suffisent pas pour convaincre la Cour que la condamnation des requérants à raison de celle-ci était « nécessaire dans une société démocratique ». Elle conclut en conséquence à la violation de l'article 10 de la Convention.

ÖNAL c. TURQUIE du 2 octobre 2012 Requêtes nos 41445/04 et 41453/04

DEUX AUTEURS DE LIVRES SUR LES KURDES QUI NE FONT PAS APPEL A LA HAINE, SONT CONDAMNES.

VIOLATIONS DE L'ARTICLE 10.

41.  Au vu des motifs de la condamnation du requérant figurant dans les décisions des juridictions internes, dans les deux procédures en cause, la Cour estime que ceux-ci ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme suffisants pour justifier l’ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Sürek (no 4), précité, § 58). La Cour est d’avis que par leur contenu les deux ouvrages en cause visaient clairement à informer le public sur des sujets relevant de débats d’intérêt public.

42.  En effet, la Cour observe que les deux livres litigieux n’exhortaient pas à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu’ils ne relevaient pas du discours de haine, ce qui est pour la Cour un élément essentiel à prendre en considération. Ces deux livres n’étaient pas non plus susceptibles de favoriser la violence en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers des personnes identifiées (voir, a contrario, Sürek (no 4), précité, § 62, et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999).

43.  La Cour note aussi que le requérant a été condamné à des amendes lourdes (paragraphes 13 et 24 ci-dessus). En outre, les livres litigieux ont été confisqués par les autorités nationales (paragraphes 7 et 18 ci-dessus). La Cour souligne à cet égard que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence.

44.  A la lumière de ces considérations, la Cour estime que le contenu des deux publications ne présentait pas un caractère de nature à justifier la gravité de l’atteinte à la liberté d’expression du requérant, constituée par sa condamnation à des amendes lourdes. En définitive, la Cour considère que la condamnation du requérant et la confiscation des ouvrages ne répondaient pas à un besoin social impérieux et n’étaient pas non plus proportionnées aux buts légitimes poursuivis.

d)  Conclusion

45.  La Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant était disproportionnée aux buts visés et qu’elle n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique ».

46.Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

La France se drape dans des tabous qui limitent fortement la liberté d'expression. Des opinions émises peuvent tomber sous le coût de la loi pénale. La CEDH tranche au cas par cas.

LES TRAVAUX DE RECHERCHES DES SCIENTIFIQUES

Kaboğlu et Oran c. Turquie (n° 2) du 20 octobre 2020 requête n° 36944/07

Article 10 : Poursuites pénales de deux professeurs d’université : violation du droit à la liberté d’expression

L’affaire concerne deux professeurs d’université (MM. Kaboǧlu et Oran) qui avaient fait l’objet de différentes réactions à la suite de la publication d’un rapport sur les droits des minorités et les droits culturels, préparé par un organe public au sein duquel ils occupaient des positions de responsabilité. D’une part, les intéressés se plaignaient d’avoir subi une atteinte à leur droit au respect de leur vie privée en raison d’un discours prononcé par un député à l’Assemblée nationale. D’autre part, ils estimaient avoir subi une atteinte à leur liberté d’expression car ils avaient fait l’objet d’une procédure pénale au terme de laquelle ils furent acquittés. En ce qui concerne le grief portant sur l’article 8, la Cour juge que les juridictions ont effectué une mise en balance acceptable entre le droit des requérants à la protection de leur réputation et la liberté d’expression du député en cause. En ce qui concerne le grief portant sur l’article 10, la Cour juge que l’ouverture des poursuites contre les requérants peut être vue comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale l’expression par les requérants de leurs opinions dans leur rapport, alors que celles-ci pouvaient être considérées comme participant à un débat public sur des questions d’intérêt général relatives au statut et à la place des minorités en Turquie. Par conséquent, la Cour estime que la mesure incriminée (à savoir, l’ouverture et le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales contre les requérants sur le fondement d’accusations pénales graves) ne répondait pas à un besoin social impérieux, et qu’elle n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés (la préservation de la sûreté publique et la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale), ni nécessaire dans une société démocratique.

Art 8 • Respect de la vie privée • Obligations positives • Rejet de l’action en dédommagement des auteurs d’un rapport public contre un parlementaire pour un discours prétendument injurieux • Débat d’actualité sur un sujet d’intérêt général • Jugements de valeur, malgré l’apparence factuelle de certaines affirmations • Mise en balance adéquate par les tribunaux

Art 10 • Liberté d’expression • Poursuites pénales contre les auteurs d’un rapport public promouvant les droits des minorités • Ingérence constituée nonobstant le caractère infructueux des poursuites, eu égard à leur durée (plus de trois ans) et à leur effet dissuasif • Absence de besoin social impérieux : motifs des poursuites n’intégrant pas les critères pertinents énoncés dans la jurisprudence de la Cour en la matière

LES FAITS

Les requérants, İbrahim Özden Kaboǧlu et Baskın Oran, nés respectivement en 1950 et 1945, sont des ressortissants turcs. Ils résident à Istanbul (Turquie). Ils sont professeurs d’université. En 2003, MM. Kaboǧlu et Oran furent respectivement élus président du Conseil consultatif des droits de l’homme (qui est un organe public sous tutelle du Premier ministre, chargé de fournir au gouvernement des avis, des recommandations, des propositions et des rapports concernant toute question relative à la promotion et à la protection des droits de l’homme) et président du Groupe de travail chargé des questions relatives aux droits des minorités et aux droits culturels au sein de ce Conseil consultatif. En 2004, l’assemblée générale du Conseil consultatif adopta un rapport sur les droits des minorités et les droits culturels, faisant état de problèmes relatifs à la protection des minorités en Turquie. Par la suite, plusieurs articles décriant le rapport et critiquant les requérants furent publiés dans divers journaux. Plusieurs responsables politiques et hauts fonctionnaires critiquèrent également le rapport ainsi que ses auteurs. Dans ce contexte, MM. Kaboǧlu et Oran reçurent des menaces de mort de la part de groupes et d’individus ultranationalistes. La même année, un député (S.S.) prononça un discours à l’Assemblée nationale lors duquel il qualifia les requérants, entre autres, d’« intellos enrôlés », de « personnes qui crachent leur venin », de « personnes à la solde de l’étranger » et de « traitres ». MM. Kaboǧlu et Oran engagèrent une action pénale ainsi qu’une action civile à son encontre, invoquant une atteinte à leurs droits de la personnalité. Ces actions n’aboutirent pas. En 2005, le parquet d’Ankara inculpa MM. Kaboǧlu et Oran des chefs d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité, et de dénigrement des organes judiciaires de l’État en raison du contenu du rapport. Les requérants furent acquittés du chef d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité, le tribunal correctionnel d’Ankara estimant qu’il s’agissait de l’expression d’opinions personnelles couvertes par le droit à la liberté d’expression. Ce jugement fut confirmé par l’Assemblée des chambres pénales de la Cour de cassation en 2008. Par la suite, le tribunal décida de rayer l’affaire du rôle en ce qui concerne le chef de dénigrement des organes judiciaires de l’État.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

La Cour considère que le discours du député S.S. contenait des termes acerbes servant à exprimer sa réaction et son indignation à l’égard du rapport du Conseil consultatif et à décrédibiliser aux yeux du public les rédacteurs, dont les requérants, ainsi que les instigateurs de ce texte. La Cour estime toutefois que le style et le contenu des propos en question – qu’elle considère comme provocateurs, polémiques et quelque peu offensants – ne peuvent être considérés, dans l’ensemble, comme étant dépourvus d’une base factuelle suffisante et comme gratuitement insultants dans le contexte du vif débat public relatif au rapport qui portait sur des questions essentielles pour la société turque. En ce qui concerne la procédure pénale engagée par les requérants concernant le discours du député S.S., la Cour constate que celle-ci a été suspendue et clôturée pour des motifs procéduraux, notamment en raison de l’immunité parlementaire du député en question. À cet égard, elle rappelle avoir déjà jugé qu’une immunité couvrant les déclarations faites par des députés au cours des débats parlementaires était compatible avec la Convention dans certaines conditions. En ce qui concerne la procédure civile engagée par les requérants concernant leurs allégations d’atteinte à leur réputation, la Cour constate que les tribunaux civils ont rejeté leur demande en dommages et intérêts. La Cour de cassation a estimé que le discours du député S.S. relevait de l’exercice par un député – qui ne partageait pas les opinions exprimées dans le rapport des requérants – de sa liberté d’expression ; que ce discours ne dépassait pas les limites de la critique admissible compte tenu notamment du fait qu’il avait été prononcé à l’Assemblée nationale ; et que les questions faisant l’objet du rapport étaient importantes et sensibles. Elle a en outre considéré que certaines des expressions du discours ne visaient pas les requérants et que, dans tous les cas, les expressions visant ces derniers restaient dans les limites de la critique. Pour la Cour, les juridictions civiles ont souligné à la fois l’importance de l’exercice de la liberté d’expression d’un député à l’Assemblée nationale sur une question importante pour la société turque et de l’existence d’un débat d’intérêt général sur le sujet dont l’échange d’idées entre les requérants et le député S.S. faisait partie, avant de conclure que les expressions visant les requérants dans le discours litigieux n’avaient pas outrepassé les limites de la critique admissible. Par conséquent, elle conclut que les autorités nationales ont effectué une mise en balance acceptable entre le droit des requérants à la protection de leur réputation et la liberté d’expression du député S.S. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Article 10 (liberté d’expression)

La Cour considère que les poursuites pénales engagées contre les requérants ont constitué une ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté d’expression. En effet, même si la procédure pénale engagée contre les requérants s’est finalement soldée par leur acquittement et une radiation du rôle, elle est restée pendante pendant une période considérable (trois ans, quatre mois et seize jours). À cela s’ajoute la période d’enquête pénale de neuf mois. Pour la Cour, la crainte d’être condamnés durant cette procédure a inévitablement créé une pression sur les requérants et les a conduit, en tant que professeurs d’université traitant de questions sensibles dans le domaine des droits de l’homme, à une autocensure. Ainsi, les poursuites pénales consistaient en elles-mêmes en des contraintes réelles et effectives ; et les décisions d’acquittement et de radiation du rôle n’ont rien enlevé au fait que ces poursuites ont constitué une pression sur les intéressés pendant un certain temps et qu’elles étaient de nature à les intimider et à les décourager de s’exprimer sur des questions d’intérêt général. La Cour relève ensuite que l’ingérence litigieuse était prévue par les articles 216 et 301 du nouveau code pénal (NCP). À cet égard, elle rappelle avoir déjà considéré que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants de leur incrimination en vertu de l’article 301 du NCP en raison de la portée large des expressions employées dans cette disposition. Elle note aussi que les buts légitimes poursuivis étaient la préservation de la sûreté publique et la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, la Cour observe que le rapport traitait de la question sensible des droits des minorités et des droits culturels en Turquie. Il critiquait les politiques précédemment adoptées par les autorités en la matière et contenaient des suggestions afin d’améliorer la situation des minorités dans le pays. Or, les autorités judiciaires ont engagé des poursuites contre les requérants au motif que le rapport en question visait les éléments fondamentaux de la République de Turquie, et avait provoqué l’indignation et suscité des réactions dans l’opinion publique. Elles n’ont toutefois procédé à aucune analyse appropriée de la teneur du rapport ni du contexte dans lequel celui-ci s’inscrivait au regard des critères énoncés et mis en œuvre par la Cour dans les affaires relatives à la liberté d’expression. En outre, les autorités judiciaires n’ont pas non plus allégué que le rapport en question contenait un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou qu’il constituait un discours de haine, ou qu’il avait un caractère « gratuitement offensant » ou injurieux, ce qui aux yeux de la Cour est l’élément essentiel à prendre en considération. Par conséquent, la Cour estime que l’ouverture des poursuites contre les requérants peut être vue comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale l’expression par les requérants de leurs opinions dans leur rapport, alors que celles-ci pouvaient être considérées comme participant à un débat public sur des questions d’intérêt général relatives au statut et à la place des minorités en Turquie. Dès lors, la mesure incriminée, à savoir l’ouverture et le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales contre les requérants sur le fondement d’accusations pénales graves, ne répondait pas à un besoin social impérieux, et elle n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés, ni nécessaire dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

ARTICLE 8

a)      Principes généraux

66.  La Cour rappelle d’abord que la notion de vie privée est une notion large, qui comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, son image et son intégrité physique et morale (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 50, CEDH 2004‑VI). Il est admis dans sa jurisprudence que le droit d’une personne à la protection de sa réputation est couvert par l’article 8 de la Convention en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 72, CEDH 2016, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie‑Herzégovine [GC], no 17224/11, § 76, CEDH 2017). La Cour a déjà jugé que la réputation d’une personne fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale, qui relèvent de sa vie privée même si cette personne fait l’objet de critiques dans le cadre d’un débat public (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007, et Petrie c. Italie, no 25322/12, § 39, 18 mai 2017). Les mêmes considérations s’appliquent à l’honneur d’une personne (Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, § 38, 4 octobre 2007, et A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). Cependant, pour que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG, précité, § 83, Delfi AS, précité, § 137, Bédat, précité, § 72, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 76).

67.  La Cour rappelle ensuite que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politiques – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance (Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006) – ou dans le domaine des questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 46, et Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).

68.  La Cour rappelle en outre qu’elle distingue traditionnellement entre déclarations de fait et jugements de valeur. Si la matérialité des déclarations de fait peut se prouver, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude et dans ce cas l’obligation de preuve, impossible à remplir, porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil 1997‑I, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier, précité, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 55, CEDH 2007-IV). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005).

69.  La Cour rappelle encore que, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, elle doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet des propos litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de ces propos. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume‑Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, CEDH 2015 (extraits) § 91). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, Axel Springer AG, précité, § 87, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91).

70.  La Cour rappelle de surcroît que, dans les affaires comme celle de l’espèce, il lui incombe de déterminer si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégé par l’article 10 (Petrie, précité, § 40). Elle a résumé dans plusieurs arrêts les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover (no 2) [GC], précité, §§ 108-113, et Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93). Si la mise en balance de ces deux droits s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011).

b)     Application de ces principes en l’espèce

71.  La Cour note que le grief des requérants porte sur un discours tenu par un député, S.S., à l’Assemblée nationale, dont le contenu avait selon les intéressés porté atteinte à leur réputation. À cet égard, elle rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (paragraphe 66 ci-dessus). Elle estime que, en l’espèce, eu égard aux critiques virulentes formulées à l’égard des requérants dans le discours litigieux, l’atteinte à la réputation des intéressés atteint le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 8 de la Convention.

72.  La Cour note ensuite que les requérants se plaignent non pas d’une action de l’État mais du manquement de celui-ci à protéger leur vie privée contre les atteintes portées à celle-ci par le discours de S.S. Dans les circonstances de l’espèce, il lui appartient donc de rechercher si les juridictions nationales ont manqué à protéger les requérants contre les atteintes alléguées. À cet effet, elle procédera à une appréciation des circonstances litigieuses de l’affaire à la lumière des critères pertinents se dégageant de sa jurisprudence (paragraphe 70 ci-dessus).

73.  La Cour observe d’emblée que les requérants sont des professeurs d’université spécialistes des droits de l’homme, et que, à l’époque des faits, ils étaient membres du Conseil consultatif, un organisme public chargé de conseiller le gouvernement sur des questions relatives aux droits de l’homme (paragraphes 5 et 6 ci-dessus). Elle estime que, eu égard au statut et à la fonction des intéressés au sein du Conseil consultatif, qui s’apparentaient à ceux des experts nommés par les autorités publiques sur des questions spécifiques, et à la mission consultative confiée au Conseil consultatif, les requérants ne sauraient être assimilés à des hommes politiques tenus de faire preuve d’un plus grand degré de tolérance (Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 52, CEDH 1999‑VIII). Dès lors, dans la mesure où les critiques proférées par le député S.S. à l’encontre des requérants dans son discours se fondaient sur le travail effectué par les intéressés dans le cadre de leurs fonctions au sein du Conseil consultatif, l’on ne peut admettre que ceux-ci auraient dû faire montre d’un plus grand degré de tolérance face à ces critiques.

74.  La Cour observe ensuite que le discours litigieux contenait les réactions du député S.S. au rapport sur les droits des minorités et les droits culturels qui venait d’être adopté par le Conseil consultatif. Ce rapport, dont le contenu a suscité dans l’opinion publique une vive polémique relayée par les médias, faisait des propositions censées remédier aux problèmes rencontrés en matière de droits des minorités et de droits culturels en Turquie, et il prônait d’une façon générale la transition de l’idée d’une nation homogène et monoculturelle, qui aurait été la politique poursuivie par les gouvernements antérieurs, à la conception d’une société multi-identitaire, multiculturelle, démocratique, libérale et pluraliste, qui serait le modèle adopté dans les démocraties européennes contemporaines (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Le discours en question, qui avait trait à ce rapport et qui avait été prononcé par un député à l’Assemblée nationale, portait ainsi sur des thèmes d’intérêt général et d’actualité.

75.  Procédant ensuite à un examen scrupuleux du contenu des propos litigieux, la Cour observe que ceux-ci comportaient des critiques sévères visant non seulement le rapport en question, mais aussi ses auteurs, dont les requérants, ainsi que ses instigateurs inconnus. Elle observe ensuite que le discours litigieux, dans son ensemble, reflétait une certaine sensibilité nationaliste quant aux questions traitées dans le rapport, mettait en cause la bonne foi et l’intégrité de ses auteurs et traitait ces derniers d’intellectuels insensibles aux intérêts et aux valeurs essentielles de l’État et de la nation turque, qui auraient été guidés et soudoyés par les puissances étrangères. À cet égard, le député S.S. reprochait notamment aux auteurs du rapport, sans pour autant mentionner de nom, d’être des « intellos enrôlés », de « cracher leur venin », de « ne pas travailler pour la nation turque », d’avoir « accompli une mission confiée par l’Occident », d’être «  pro-Sèvres – c’est-à-dire partisans de la désintégration de la Turquie », d’être des « perfides », des « traîtres » et des « voyous ». Il accusait aussi des personnes qui ne s’opposaient pas aux droits des minorités d’être des « conseillers de Barzani – leader politique kurde irakien », « des évadés des camps de Palestine », des « liboş », des « finoş » et des « ennemis des Turcs » (paragraphe 22 ci-dessus).

76.  La Cour considère que ce discours, eu égard à son contenu tel que décrit ci-dessus, revêtait dans son ensemble le caractère de jugement de valeur. Certes, certaines expressions telles que « conseillers de Barzani » ou « évadés des camps de Palestine » peuvent aussi être considérés comme des allégations factuelles, cependant, selon la Cour, ces affirmations, dont les destinataires précis sont inconnus, s’inscrivaient également dans un registre de jugement de valeur dans la mesure où, au-delà de leur signification littérale, elles visaient essentiellement à accuser leurs destinataires d’aller à l’encontre des intérêts de la nation. La Cour relève en outre que les vives critiques dirigées, dans le discours litigieux, contre les auteurs du rapport sur les droits des minorités et les droits culturels faisaient écho au contenu du rapport en question, qui se démarquait de la législation et des pratiques existantes en matière de protection des droits des minorités en Turquie à l’époque des faits, en raison notamment des idées et des propositions qui y étaient développées et qui impliquaient un changement de mentalité fondamental en la matière.

77.  La Cour constate donc que le discours en question faisait incontestablement partie d’un débat d’intérêt général, déclenché par le rapport susmentionné, relativement à la place et aux droits des minorités dans l’organisation sociétale. Elle rappelle à cet égard que, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos (Kuliś c. Pologne, no 15601/02, § 47, 18 mars 2008).

78.  S’agissant en particulier de la phrase « Que ceux qui cherchent des minorités demandent encore à leur mère qui était leur père » (paragraphe 15 ci-dessus) utilisée par S.S., la Cour rappelle que des propos offensants peuvent sortir du champ de la protection de la liberté d’expression lorsqu’ils reviennent à dénigrer gratuitement, par exemple si l’insulte est leur seul but ; en revanche, l’utilisation de formules vulgaires n’est pas en elle-même déterminante dans l’appréciation d’un propos offensant, car elle peut fort bien avoir une visée strictement stylistique (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012). Elle estime que le but de la phrase en question n’était pas simplement d’insinuer que les pères de ses destinataires étaient inconnus, mais de leur reprocher de ne pas avoir un sentiment d’appartenance à la nation turque.

79.  En l’espèce, la Cour considère que le discours litigieux contenait des termes acerbes servant à exprimer la réaction et l’indignation du député S.S. à l’égard du rapport du Conseil consultatif et à décrédibiliser aux yeux du public les rédacteurs, dont les requérants, ainsi que les instigateurs de ce texte. Elle estime que le style et le contenu des propos en question, qu’elle considère comme provocateurs, polémiques et quelque peu offensants, ne peuvent être considérés, dans l’ensemble, comme étant dépourvus d’une base factuelle suffisante et comme gratuitement insultants dans le contexte du vif débat public relatif au rapport qui portait sur des questions essentielles pour la société turque.

80.  Quant aux procédures introduites par les requérants devant les juridictions internes concernant les articles litigieux, la Cour constate d’abord que la procédure pénale engagée par les intéressés concernant le discours litigieux a été suspendue et clôturée pour des motifs procéduraux, notamment en raison de l’immunité parlementaire du député S.S. (paragraphe 23-30 ci-dessus). Elle rappelle à cet égard avoir déjà jugé qu’une immunité couvrant les déclarations faites par des députés au cours des débats parlementaires était compatible avec la Convention dans certaines conditions (A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, §§ 84-85, CEDH 2002‑X). Elle constate ensuite que les allégations d’atteinte à leur réputation formulées par les requérants ont bien été examinées dans le cadre de la procédure devant les tribunaux civils, qui ont rejeté la demande en dommages et intérêts des requérants.

81.  Examinant les décisions rendues dans le cadre de cette dernière procédure, la Cour note que la Cour de cassation a infirmé le jugement rendu par le tribunal de grande instance ayant accueilli la demande de dommages et intérêts des requérants aux motifs que le discours de S.S. relevait de l’exercice par un député qui ne partageait pas les opinions exprimées dans le rapport des requérants de sa liberté d’expression, que ledit discours ne dépassait pas les limites de la critique admissible compte tenu notamment du fait qu’il avait été prononcé à l’Assemblée nationale, et que les questions faisant l’objet du rapport étaient importantes et sensibles. La haute juridiction a en outre considéré que, eu égard à l’ensemble du discours en question, certaines des expressions prises en compte dans le jugement du tribunal de grande instance, telles que « des liboş » et « des finoş » ne visaient pas les requérants et que, dans tous les cas, les expressions visant ces derniers restaient dans les limites de la critique (paragraphe 33 ci-dessus). Le tribunal de grande instance s’est par la suite conformé à cet arrêt en adoptant les mêmes motivations (paragraphe 34 ci-dessus).

82.  Procédant à une analyse des critères mis en œuvre par les juridictions internes pour juger du discours litigieux, la Cour relève que ces dernières ont souligné à la fois l’importance de l’exercice de sa liberté d’expression par un député à l’Assemblée nationale sur une question importante pour la société turque et de l’existence d’un débat d’intérêt général sur le sujet dont l’échange d’idées entre les requérants et le député S.S. faisait partie, avant de conclure que les expressions visant les requérants dans le discours litigieux n’avaient pas outrepassé les limites de la critique admissible.

83.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales ont effectué une mise en balance acceptable entre le droit des requérants à la protection de leur réputation et la liberté d’expression du député S.S. Partant, elle juge qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention en l’espèce.

ARTICLE 10

  1. Existence d’une ingérence

105.  La Cour rappelle sa jurisprudence, notamment exposée aux paragraphes 44-47 de son arrêt Dilipak, précité, selon laquelle certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression peuvent procurer aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté.

106.  Elle rappelle avoir ainsi estimé dans l’affaire Döner et autres c. Turquie (no 29994/02, §§ 85-88, 7 mars 2017) que les procédures pénales engagées contre les requérants, qui avaient duré environ un an et quatre mois et à l’issue desquelles les intéressés avaient été acquittés mais qui avaient été accompagnées de mesures telles que des perquisitions, des gardes à vue et des placements en détention, avaient constitué une ingérence dans le droit de ces derniers à la liberté d’expression.

107.  Elle rappelle en outre avoir considéré dans l’affaire Ali Gürbüz c. Turquie (nos 52497/08 et 6 autres, §§ 59-69, 12 mars 2019) que sept procédures pénales diligentées contre le requérant en raison de la publication des articles contenant les déclarations des responsables des organisations illégales dans le quotidien dont il était le propriétaire, restées pendantes pendant des durées considérables (entre cinq ans, cinq mois et neuf jours et sept ans, quatre mois et dix jours), nonobstant l’absence de mesures restrictives adoptées à l’égard de l’intéressé dans le cadre de ces procédures et les décisions d’acquittement rendues à leur issue, avaient constitué, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elles avaient pu provoquer, une « ingérence » dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression.

108.  Elle rappelle encore avoir conclu dans l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3) (no 8732/11, §§ 25 et 26, 9 juillet 2019) que, compte tenu de l’effet dissuasif que la procédure pénale engagée contre le requérant en raison des déclarations qu’il avait faites lors d’une émission de télévision, procédure qui avait duré environ cinq ans, et que les décisions de sursis au prononcé du jugement pendant cinq ans et de sursis aux poursuites pendant trois ans rendues à l’issue de cette procédure avaient pu provoquer, celles-ci s’analysaient en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression

109.  La Cour rappelle de surcroît que l’existence d’une législation réprimant en des termes très généraux certaines expressions d’opinion, de sorte que les auteurs potentiels s’imposent une autocensure, peut constituer une ingérence dans la liberté d’expression (Dilipak, précité, § 47). Elle a par exemple considéré dans l’affaire Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, § 54, CEDH 2008) que les incertitudes résultant d’une interdiction générale imposée par la législation sur un emblème, en l’occurrence celle de l’étoile rouge, pouvaient avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et conduire à l’autocensure de la presse, eu égard aux multiples significations que revêtait cet emblème. Elle a aussi estimé que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du code pénal turc – qui réprimait à l’époque entre autres le dénigrement de la turcité, notion vague – procurait à l’intéressé – non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011).

110.  La Cour observe que, en l’espèce, une procédure pénale a été engagée contre les requérants des chefs d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et de dénigrement des organes judiciaires d’État en raison du contenu du rapport qu’ils avaient préparé et rendu public dans le cadre de leurs fonctions au sein du Conseil consultatif. Elle observe ensuite qu’ils ont été acquittés de la première infraction et que la procédure pénale a été rayée du rôle en ce qui concerne la seconde infraction en raison du rejet du ministre de la Justice d’accorder l’autorisation de poursuite requise à cet égard (paragraphes 16-20 ci-dessus).

111.  La Cour note en outre qu’au stade de l’enquête pénale les requérants ont seulement été convoqués par le procureur de République pour faire leurs dépositions (paragraphe 15 ci-dessus), mais qu’ils n’ont jamais été placés en détention dans le cadre de la procédure mise en cause dans la présente affaire (voir, a contrario, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 83‑85, 8 juillet 2014). Elle note ensuite que les intéressés ne semblent pas non plus avoir fait l’objet d’autres mesures restrictives en raison de cette procédure.

112.  Elle relève donc qu’il se pose en l’espèce la question de savoir si la procédure pénale litigieuse, en l’absence de condamnation des requérants à l’issue de celle-ci et d’autres mesures répressives adoptées contre les intéressés dans son cadre, peut constituer en elle-même une ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression.

113.  Dans la présente affaire, la Cour constate d’abord que la procédure pénale incriminée a été ouverte sur le fondement des articles 216 et 301 du NCP (paragraphes 41-43 ci-dessus), qui répriment les infractions d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et de dénigrement des organes judiciaires d’État. Elle rappelle à cet égard avoir déjà estimé dans l’affaire Altuğ Taner Akçam précitée que le libellé de l’article 301 du NCP était excessivement large et vague et faisait peser sur l’exercice de la liberté d’expression une menace permanente, car il ne permettait pas aux individus de régler leur conduite et de prévoir les conséquences de leurs actes (ibidem, § 93). Elle a considéré en outre que la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice pour la poursuite de l’infraction prévue par cette disposition ne constituait pas une garantie fiable et permanente contre son utilisation abusive, étant donné qu’une évolution de la situation politique pourrait influer sur la position du ministre de la Justice à cet égard et permettre des poursuites arbitraires (ibidem, § 94). Elle a aussi considéré dans d’autres affaires que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants de leur incrimination en vertu de l’article 159 de l’ACP ou de l’article 301 du NCP en raison de la portée large des expressions employées dans ces dispositions (Dink, précité, § 116, 14 septembre 2010, Dilipak, précité, § 58, Fatih Taş c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 38, 4 septembre 2018, Önal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 29, 2 juillet 2019, Yurtsever c. Turquie ([comité], no 42320/10, § 30, 5 septembre 2017, et Özer c. Turquie ([comité], no 47257/11, § 26, 5 septembre 2017). Par ailleurs, dans certains de ces arrêts, elle a réitéré ses considérations susmentionnées quant à la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice (Yurtsever, précité, § 30, et Özer, précité, § 26). Eu égard à ce qui précède, elle estime que, compte tenu des constats susmentionnés, qu’elle a déjà établis dans maintes affaires, quant à la prévisibilité pour les requérants de leur incrimination en vertu de l’article 159 de l’ACP ou de l’article 301 du NCP, les poursuites pénales engagées sur le fondement de cette dernière disposition sont de nature à avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et le débat public (voir, mutatis mutandis, Ali Gürbüz, précité, § 65).

114.  La Cour constate ensuite que la procédure pénale engagée contre les requérants a duré trois ans, quatre mois et seize jours. Elle note donc que, même si cette procédure pénale s’est finalement soldée par l’acquittement des intéressés pour l’une des infractions et par une radiation du rôle pour l’autre, elle est restée pendante pendant une période considérable. Eu égard à la longueur de cette période, à laquelle s’ajoute la période d’enquête pénale de neuf mois à compter de la convocation des requérants devant le procureur de la République, elle considère que la crainte d’être condamné durant cette procédure a inévitablement créé une pression sur les requérants et les a conduit, en tant que professeurs d’université traitant de questions sensibles dans le domaine des droits de l’homme, à une autocensure (voir, mutatis mutandis, Ali Gürbüz, précité, § 66).

115.  La Cour estime dès lors que, compte tenu de l’effet dissuasif qu’ont pu provoquer les poursuites pénales diligentées contre les requérants, restées pendantes pendant une durée considérable, celles-ci ne peuvent s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour les requérants. Elle considère qu’elles consistaient en elles-mêmes en des contraintes réelles et effectives. Les décisions d’acquittement et de radiation du rôle rendues à l’issue de cette procédure ont seulement mis fin à l’existence des risques mentionnés, mais n’ont rien enlevé au fait que ceux-ci ont constitué une pression sur les intéressés pendant un certain temps et étaient de nature à les intimider et à les décourager de s’exprimer sur des questions d’intérêt général (voir Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, Dilipak, précité, § 50, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 26, 17 avril 2018, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3), précité, § 26, et, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011, Metis Yayıncılık Limited Şirketi et Sökmen c. Turquie (déc.), no 4751/07, § 35, 20 juin 2017, et Nalan Erkem c. Turquie [comité] (déc.), no 38193/08, § 30, 2 octobre 2018).

116.  Eu égard à ce qui précède et aux circonstances particulières de la présente affaire, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime des requérants et conclut que les poursuites constituent une « ingérence » dans l’exercice par ceux-ci de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

  1. Justification de l’ingérence

117.  Pareille ingérence enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », tournée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 dudit article et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.

118.  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse, consistant en l’espèce en l’engagement de poursuites pénales contre les requérants pour les infractions d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et de dénigrement des organes judiciaires de l’État, avait une base légale, à savoir les articles 216 et 301 du NCP (paragraphes 41-43 ci-dessus). Elle rappelle à cet égard avoir déjà considéré que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants de leur incrimination en vertu de l’article 301 du NCP en raison de la portée large des expressions employées dans cette disposition (Dink, précité, § 116, Dilipak, précité, §§ 57 et 58 et Fatih Taş (no 5), précité, § 38). Tout en réitérant ses doutes sur la prévisibilité de cette disposition, elle juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question, eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur la nécessité de l’ingérence (paragraphe 123 ci-dessous). Elle peut accepter en outre que cette ingérence poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la préservation de la sûreté publique et la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale.

119.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Fatih Taş (no 5) (précité, §§ 29-35) et Erbakan c. Turquie (no 59405/00, §§ 55-57, 6 juillet 2006).

120.  Elle observe que, en l’espèce, le rapport sur les droits des minorités et les droits culturels, rédigé et rendu public par les requérants, qui se trouve à l’origine des poursuites pénales déclenchées et menées contre les intéressés, traitait de la question sensible des droits des minorités et des droits culturels en Turquie, critiquait les politiques précédemment adoptées par les autorités en la matière et contenaient des suggestions afin d’améliorer la situation des minorités dans le pays (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).

121.  Elle note que les autorités judiciaires ont engagé les poursuites litigieuses contre les requérants au motif que le rapport en question visait les éléments fondamentaux de la République de Turquie, et avait provoqué l’indignation et suscité des réactions dans l’opinion publique (paragraphe 16 ci-dessus). Elle relève à cet égard que ces autorités n’ont procédé à aucune analyse appropriée de la teneur du rapport ni du contexte dans lequel celui-ci s’inscrivait au regard des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010). Elle constate en outre qu’il n’a pas été allégué par les autorités ayant déclenché les poursuites pénales que le rapport incriminé, dans son ensemble, contenait un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou qu’il constituait un discours de haine, ou qu’il avait un caractère « gratuitement offensant » ou injurieux, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015).

122.  Dans ces circonstances, l’ouverture des poursuites contre les requérants peut être vue comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale l’expression par les requérants de leurs opinions dans leur rapport, alors que celles-ci pouvaient être considérées comme participant à un débat public sur des questions d’intérêt général relatives au statut et à la place des minorités en Turquie (voir, mutatis mutandis, Dilipak, précité, § 69).

123.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée, à savoir l’ouverture et le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales contre les requérants sur le fondement d’accusations pénales graves, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

124.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.

  1. Sur le restant des griefs tirés de l’article 10 de la Convention

125.  Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants allèguent que les autorités étatiques ont négligé l’obligation positive qui leur incomberait de garantir l’exercice par eux de leur droit à la liberté d’expression face à une série de réactions déclenchées par les opinions qu’ils avaient exprimées dans le rapport sur les droits des minorités et les droits culturels, réactions qui se seraient manifestées par le biais de critiques virulentes émises contre eux dans des déclarations des responsables politiques et des hauts fonctionnaires et dans des articles de presse et de menaces de mort reçues par eux, et qui auraient eu pour but de les intimider et d’étouffer le débat ouvert par le rapport en question.

126.  Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue ci-dessus pour l’article 10 de la Convention (paragraphe 124 ci-dessus), la Cour juge inutile d’examiner en outre le présent grief relatif au manquement allégué aux obligations positives de l’État découlant de l’article 10 de la Convention. Dès lors, compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle considère qu’il ne s’impose plus de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond de ce grief (pour une approche similaire, voir Işıkırık c. Turquie, no 41226/09, § 71, 14 novembre 2017 ; voir aussi Kaboğlu et Oran, précité, § 93 et Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).

Kula c. Turquie du 19 juin 2018 requête n° 20233/06

Article 10 : Un professeur sanctionné pour avoir participé sans autorisation à une émission en dehors de sa ville de résidence : violation du droit à la liberté d’expression.

L’affaire concerne une sanction disciplinaire (blâme) infligée à M. Kula, professeur d’université, pour avoir participé à une émission de télévision dans une autre ville que celle de sa résidence sans l’autorisation de son université.

La Cour juge en particulier que :

- la sanction disciplinaire infligée à M. Kula constitue une ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression ; - la décision de sanction n’était étayée par aucune motivation, excepté une simple référence à la disposition légale invoquée ;

- le tribunal administratif s’est limité au seul examen de la vérification factuelle relative à la sortie de M. Kula en dehors de sa ville de résidence sans autorisation et qu’il n’a pas examiné la nécessité de cette sanction au regard de la liberté académique invoquée par M. Kula.

La Cour juge enfin qu’en l’absence de motifs pertinents et suffisants fournis par les juridictions nationales pour justifier l’ingérence litigieuse, ces dernières ne peuvent être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention.

LES FAITS

M. Kula fut invité en qualité de professeur des Universités, à participer à une émission de télévision ayant pour thème : « Structure culturelle de l’Union européenne et structure traditionnelle en Turquie – Comparaison des identités et des formes de comportements – Problèmes probables et suggestions de solutions ». L’émission devait être diffusée en direct le samedi 31 mars 2001 sur une chaîne publique à Istanbul. M. Kula en informa le directeur du cursus de traduction de l’université, lequel en fit part au doyen de la faculté par une lettre dans laquelle il émettait des doutes sur la question de savoir s’il y avait un lien entre le domaine de spécialité de M. Kula et le thème de l’émission. Quelques jours plus tard, le doyen notifia son désaccord mais M. Kula participa tout de même à l’émission. Par la suite, M. Kula participa à une autre édition de l’émission, le samedi 14 avril 2001, à la suite d’une conférence internationale – qui s’était déroulée du 11 au 13 avril 2001 à Istanbul – pour laquelle il avait obtenu l’autorisation de se rendre.

Article 10 (liberté d’expression)

Rappelant que l’article 10 de la Convention protège également la forme par laquelle les idées sont transmises, la Cour considère que la requête porte essentiellement sur l’exercice par M. Kula de son droit à la liberté de s’exprimer en tant qu’universitaire lors d’une émission de télévision organisée en dehors de sa ville de résidence. Elle estime que cette question a incontestablement trait à la liberté académique de l’intéressé, qui doit garantir la liberté d’expression et d’action, la liberté de communiquer des informations, ainsi que celle de « rechercher et de diffuser sans restriction le savoir et la vérité ».

En l’espèce, la Cour considère que la sanction disciplinaire (blâme) infligée à M. Kula, si minime soit-elle, pouvait avoir une incidence sur l’exercice par ce dernier de sa liberté d’expression et provoquer un effet dissuasif. Il y a donc eu une ingérence, prévue par la loi2 , dans le droit de M. Kula à la liberté d’expression. À cet égard, elle constate que l’administration n’a pas indiqué avec suffisamment de clarté pourquoi la participation de M. Kula à l’émission du 31 mars 2001 était considérée comme inappropriée et, que la décision de sanction n’était étayée par aucune motivation à l’exception d’une simple référence à la disposition légale invoquée.

En ce qui concerne la nécessité de la mesure litigieuse, la Cour rappelle que c’est aux juridictions nationales qu’il appartenait de vérifier si les motifs invoqués pour justifier la sanction disciplinaire apparaissaient « pertinents et suffisants ». Or, le tribunal administratif s’est limité au seul examen de la vérification factuelle relative à la sortie de M. Kula en dehors de sa ville de résidence sans autorisation et il n’a pas examiné la nécessité de cette sanction au regard de la liberté académique invoquée par M. Kula de manière expresse devant lui. Il incombait cependant à ce tribunal ainsi qu’au Conseil d’État, qui a entériné le jugement de première instance, de procéder à un examen plus large qu’un simple contrôle de légalité formelle au regard de l’article 8/g du règlement disciplinaire, comme le leur permettait d’ailleurs l’article 7 § 4 de la loi n o 2577.

Il ne ressort donc pas des décisions rendues par les juridictions nationales comment celles-ci ont rempli, d’une part, leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire et, d’autre part, leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par sa jurisprudence concernant la mise en balance entre les intérêts en jeu.

Par conséquent, en l’absence de motifs pertinents et suffisants fournis par les juridictions nationales pour justifier l’ingérence litigieuse, la Cour estime que les juridictions nationales ne peuvent être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

CICAD c. SUISSE du 7 mai 2016 requête 17676/09

Non violation de l'article 10 : Les travaux scientifiques ne sont pas un appel à la haine et au racisme. Toutefois la cedh a enfin sauté le pas. La critique des gouvernants d'Israël par des goys, n'est pas de l'antisémitisme.

i. Principes généraux

44. La Cour rappelle ci-dessous les principes fondamentaux qui se dégagent de ses arrêts relatifs à l’article 10 de la Convention.

La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, elle vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume‑Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24 ; Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV ; et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 196, 15 octobre 2015).

45. L’adjectif « nécessaire » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais celle-ci se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

46. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Mamère c. France, no 12697/03, § 19, CEDH 2006‑XIII ; et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 45).

47. Lorsqu’elle examine la nécessité dans une société démocratique d’une restriction apportée à la liberté d’expression en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs garanties par la Convention qui peuvent entrer en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007 ; MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011 ; et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 84, 7 février 2012).

48. La Cour a déjà dit dans de précédentes affaires que, les droits garantis respectivement par l’article 8 et par l’article 10 méritant par principe un égal respect, l’issue d’une requête ne saurait normalement varier selon que celle-ci a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par l’éditeur d’un article injurieux, ou, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de ce texte. Dès lors, la marge d’appréciation doit en principe être la même dans les deux cas (idem, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012 ; et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, 10 novembre 2015). Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Axel Springer AG, précité, § 88 ; et Von Hannover (no 2), précité, § 107, avec les références à MGN Limited, précité, §§ 150 et 155 ; et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, 12 septembre 2011).

49. Afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. L’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève cependant en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes. Par ailleurs, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (voir, par exemple, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 76, CEDH 2004‑XI).

50. Un autre principe constamment souligné dans la jurisprudence de la Cour veut que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Perinçek, précité, § 197).

ii. Application à la présente espèce

51. La présente affaire concerne un conflit de droits concurrents, à savoir la vie privée et la liberté d’expression de W.O. d’une part et la liberté d’expression de l’association requérante d’autre part.

52. Les juridictions nationales ayant mis en balance ces droits, la Cour doit examiner si, lors de leur appréciation, elles ont appliqué les critères établis dans sa jurisprudence en la matière (Axel Springer AG, précité, § 88) et si les motifs les ayant conduites à rendre les décisions litigieuses étaient suffisants et pertinents pour justifier l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de l’association requérante (PETA Deutschland c. Allemagne, no 43481/09, § 49, 8 novembre 2012)

53. À cet égard, la Cour relève ce qui suit.

Le Tribunal fédéral suisse a considéré que les déclarations faites par l’association requérante étaient des jugements de valeur n’ayant pas une base factuelle suffisante au motif que les propos tenus par W.O. n’étaient pas antisémites. L’association requérante avait fondé ses critiques sur deux passages rédigés par W.O. dans la préface de l’ouvrage « Israël et l’autre » estimant que ceux-ci rentraient dans le cadre de la définition moderne de l’antisémitisme établie par l’EUMC (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). Les tribunaux suisses ont examiné en détail les passages concernés et ont conclu qu’ils ne pouvaient pas être interprétés comme antisémites, et ce quelle que fût la définition pertinente – traditionnelle ou moderne – retenue. De plus, ils ont conclu que W.O., lui‑même d’ascendance juive par sa mère, avait exprimé, en tant que professeur de théorie politique, ses opinions sur l’enracinement de l’État d’Israël dans le judaïsme, dans le contexte de certaines mesures mises en œuvre par cet État « dans l’intérêt de la sécurité de ses citoyens ».

54. La Cour souligne qu’elle n’a point pour tâche de trancher la question relative à la définition – traditionnelle ou moderne – de la notion d’antisémitisme. Il lui suffit de prendre note des conclusions du Tribunal fédéral selon lesquelles les propos litigieux figurant dans la préface de l’ouvrage susmentionné ne pouvaient être considérés comme antisémites puisqu’il s’agissait de jugements de valeur qui, dans les circonstances de l’espèce, n’étaient pas dépourvus de toute base factuelle. Il s’ensuit que les allégations de l’association requérante quant à l’antisémitisme de W.O. étaient des jugements de valeur qui n’avaient pas une base factuelle suffisante.

55. Il est vrai que l’association requérante et W.O. s’étaient lancés dans un débat portant sur un sujet relevant d’une question d’intérêt général, étant donné la situation politique particulièrement compliquée du Proche-Orient. Or, selon la jurisprudence établie de la Cour, on ne saurait restreindre le discours sur des questions d’intérêt général sans raisons impérieuses (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001‑VIII). Toutefois, pour les raisons qui suivent, la Cour considère que l’intérêt public dans le sujet en cause n’a pas pu constituer un motif suffisant pour justifier l’allégation diffamatoire soutenue par l’association requérante à l’encontre de W.O. et, partant, le préjudice qui en a résulté pour celui-ci (A. c. Norvège, no 28070/06, § 71, 9 avril 2009).

56. La Cour souligne que, en prenant position publiquement sur un thème d’intérêt général, W.O. s’était exposé à ce que son avis fût critiqué, voire condamné avec une certaine virulence (Bodrožić c. Serbie, no 32550/05, § 54, 23 juin 2009). Cependant, comme la Cour l’a déjà conclu (paragraphe 54 ci-dessus), les écrits de l’intéressé n’étaient pas injurieux ou insultants pour le peuple juif. Il apparaît en outre que l’association requérante a exagéré leur teneur en les qualifiant de propos antisémites. La formulation de cette allégation par l’association requérante était particulièrement grave puisqu’elle équivalait à reprocher à W.O. d’avoir commis un délit selon la loi suisse (paragraphe 18 ci-dessus ; voir également, mutatis mutandis, Mika c. Grèce, no 10347/10, § 38, 19 décembre 2013). Même si l’association requérante soutient ne jamais avoir prétendu que W.O. s’était rendu coupable de l’infraction d’antisémitisme réprimée par le code pénal et même si les termes utilisés par elle n’étaient pas particulièrement sévères, la Cour convient que le reproche litigieux a néanmoins pu avoir des conséquences fortement dommageables pour la vie privée et professionnelle de W.O. (voir, mutatis mutandis, A. c. Norvège, précité, § 73).

57. La Cour admet que l’association requérante, œuvrant dans la lutte contre toute forme d’antisémitisme, a poursuivi son but statutaire en critiquant le texte rédigé par W.O. Elle reconnaît également que, dans une société démocratique, même de petites associations doivent pouvoir mener leurs activités de manière effective. En effet, il existe un net intérêt général à autoriser de tels groupements à contribuer au débat public par la diffusion d’informations et d’opinions sur des sujets d’intérêt général comme la lutte contre l’antisémitisme (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris c. Royaume‑Uni, no 68416/01, § 89, CEDH 2005‑II).

58. Pour autant, la Cour tient à rappeler que toute personne exerçant sa liberté d’expression assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24 ; et Giniewski c. France, no 64016/00, § 43, CEDH 2006‑I). Autrement dit, nul ne peut être dégagé de sa responsabilité pour des accusations dépourvues de toute base factuelle. La protection offerte par l’article 10 de la Convention est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, et une attaque fondée sur des jugements de valeur peut se révéler excessive en l’absence de toute base factuelle (voir, entre autres, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006).

Dès lors, la Cour estime qu’en l’espèce l’association requérante aurait dû être en mesure de percevoir la distinction subtile entre des constatations subjectives fondées sur des faits objectifs et des remarques discriminatoires insultantes pour le peuple juif.

59. En ce qui concerne le moyen technique utilisé en l’espèce, la Cour observe que l’article controversé de l’association requérante a été publié sur le site Internet de cette dernière. La Cour a déjà dit que, grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet contribuaient grandement à faciliter l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 48, CEDH 2012 ; et Times Newspapers Ltd (nos 1 et 2) c. Royaume-Uni, nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009). En même temps, les communications en ligne et leur contenu risquent assurément bien plus que la presse de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011).

60. Ainsi, en l’espèce, la Cour relève que l’impact potentiel de l’allégation d’antisémitisme était assez important et ne se limitait pas aux lecteurs habituels de la Newsletter dans laquelle celle-ci avait été publiée. En effet, la qualification des propos de W.O. comme antisémites était visible d’un grand nombre de personnes puisque la seule entrée du nom de l’intéressé dans un moteur de recherche permettait d’aboutir à la lecture de l’article incriminé. La réputation et les droits de W.O. étaient donc amplement impactés par cette publication sur le site de l’association requérante.

61. En outre, la Cour constate que le fait que W.O. a bénéficié d’un droit de réponse au premier article publié par l’association requérante (paragraphe 9 ci-dessus) ne semble pas avoir eu une grande incidence étant donné que, à la suite de l’exercice de ce droit de réponse, l’association requérante a publié un deuxième article soulignant ses propos quant à la qualification des propos de W.O. comme antisémites (paragraphe 10 ci‑dessus). Dans ces circonstances, la Cour ne saurait conclure que le droit de réponse octroyé à W.O. pouvait être considéré comme une réparation adéquate des torts causés à ce dernier dans sa vie privée et professionnelle.

62. La Cour rappelle qu’il faut également tenir compte de la nature et de la sévérité de la sanction imposée pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence au regard de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV ; et Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, § 63, CEDH 2003-IV). Par ailleurs, la Cour doit en l’espèce veiller à ce que la sanction infligée à l’association requérante ne constitue pas une espèce de censure qui aurait pour conséquence d’inciter celle-ci à s’abstenir d’exprimer ses opinions concernant l’État d’Israël ou de poursuivre son but statutaire principal. En l’occurrence, la sanction prononcée était de nature civile et non pas pénale : l’association requérante a été obligée de retirer les articles litigieux de son site Internet, de publier les considérants importants de l’arrêt de l’instance cantonale et de payer les frais et dépens afférents à la procédure interne. Aux yeux de la Cour, cette réparation plutôt symbolique ne saurait être considérée comme excessive ou disproportionnée (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004‑VI).

63. Enfin, la Cour observe que, après avoir soigneusement mis en balance les droits concurrents dans la présente affaire (Keller c. Hongrie (déc.), no 33352/02, 4 avril 2006 ; PETA Deutschland, précité, § 47 ; et Bestry c. Pologne, no 57675/10, § 66, 3 novembre 2015), les juridictions nationales ont conclu que W.O. n’avait pas à tolérer l’atteinte à ses droits de la personnalité causée par l’allégation grave formulée par l’association requérante. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que les motifs avancés par les juridictions suisses pour justifier l’ingérence dans le droit de l’association requérante à la liberté d’expression étaient « pertinents et suffisants » aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention.

64. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

GINIEWSKI c. FRANCE arrêt du 31 JANVIER 2006 Requête no 64016/00

Une étude sur le rôle du Pape et de dignitaires catholiques face à la shoah, n'est pas une insulte contre tous les catholiques et devait être publiée puisqu'elle est d'intérêt générale. La condamnation n'est pas proportionnelle.

"38.  La condamnation litigieuse s’analyse sans conteste en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés audit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

1.  « Prévue par la loi »

39.  Les parties s’accordent à considérer que l’ingérence était « prévue par la loi », à savoir les articles 29 et 32 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881, tels qu’ils étaient libellés à l’époque des faits (voir paragraphe 26 ci-dessus). La Cour partage cette opinion.

2.  But légitime

40.  La Cour relève que l’ingérence avait pour objectif la protection contre la diffamation d’un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion déterminée, en l’espèce la communauté chrétienne. Ce but correspond à celui de la protection « de la réputation ou des droits d’autrui » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Il cadre aussi parfaitement avec l’objectif de protection de la liberté religieuse offerte par l’article 9 (voir, mutatis mutandis, Wingrove, précité, § 48).

41.  Le point de savoir s’il y avait un réel besoin de protection de la communauté des chrétiens comme l’ont affirmé les juridictions internes et le Gouvernement, ou si, comme le soutient le requérant, l’article litigieux se limite à une critique de la seule Eglise catholique, et de l’encyclique papale « Splendeur de la vérité », relève de l’analyse des motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence et donc de la condition de « nécessité dans une société démocratique » examinée ci-dessous.

42.  Par conséquent, l’ingérence contestée avait un but légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

3.  « Nécessaire dans une société démocratique »

43.  Ainsi que la Cour l’a déclaré à plusieurs reprises, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49). Ainsi que le reconnaît le paragraphe 2 de l’article 10, l’exercice de cette liberté comporte toutefois des devoirs et responsabilités. Parmi eux – dans le contexte des opinions et croyances religieuses – peut légitimement être comprise une obligation d’éviter des expressions qui sont gratuitement offensantes pour autrui et constituent donc une atteinte à ses droits et qui, dès lors, ne contribuent à aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain (voir, mutatis mutandis, les arrêts Otto-Preminger-Institut, précité, § 49, Wingrove, précité, § 52, et Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 37, CEDH 2003-XI).

44.   En examinant si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », la Cour a maintes fois déclaré que les Etats contractants jouissent d’une marge d’appréciation certaine mais pas illimitée (Wingrove, précité, § 53). Le manque d’une conception uniforme, parmi les pays européens, des exigences afférentes à la protection des droits d’autrui s’agissant des attaques contre des convictions religieuses, élargit la marge d’appréciation des Etats contractants, lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale ou de la religion (voir Otto-Preminger-Institut, précité, § 50 ; Wingrove, précité, § 58, et Murphy c. Irlande, arrêt du 10 juillet 2003, Recueil 2003-IX, § 67). C’est au demeurant à la Cour européenne de se prononcer en dernière analyse sur la compatibilité de la restriction avec la Convention et elle le fait en appréciant, dans les circonstances de la cause, notamment, si l’ingérence correspond à un « besoin social impérieux », si elle est « proportionnée au but légitime visé » (voir, mutatis mutandis, Wingrove, précité, § 53).

45.  En l’espèce, la Cour note d’emblée, comme la cour d’appel de Paris, dont l’arrêt a été en partie cassé, que l’article du requérant reproche en substance à l’Encyclique « Splendeur de la vérité » de consacrer, parmi les principes théologiques, la doctrine dite de « l’accomplissement » de l’ancienne Alliance par la nouvelle, et la supériorité de cette dernière. Or, selon l’article litigieux, cette doctrine comporte des ferments d’antisémitisme qui ont favorisé la conception et l’accomplissement de l’Holocauste.

46.  Selon les juridictions nationales, et notamment la cour d’appel d’Orléans, dont l’arrêt a été confirmé par la Cour de cassation, cela revient à reprocher « aux catholiques et plus généralement aux chrétiens d’être responsables des massacres nazis ». Il s’ensuit, toujours selon la cour d’appel, qu’en raison de leur appartenance religieuse les chrétiens sont donc victimes du délit de diffamation.

47.  La Cour ne saurait souscrire à cette thèse.

48.  Elle observe d’abord que l’action en diffamation intentée contre le requérant a été formée par une association, l’« Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne ». Il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la représentativité de ce groupement, ni sur sa vocation à défendre l’Eglise catholique ou la chrétienté en général. Ce n’est pas non plus le rôle de la Cour, qui se substituerait aux juridictions nationales, d’apprécier si l’article en cause portait directement atteinte à l’association plaignante ou aux intérêts qu’elle entend défendre.

49.  La Cour relève ensuite que si l’article du requérant critiquait une Encyclique papale et donc la position du Pape, une telle analyse ne saurait être étendue à l’ensemble de la chrétienté qui, comme le rappelle le requérant, comporte divers courants différents, dont plusieurs rejettent l’autorité papale.

50.  La Cour considère surtout que le requérant a voulu élaborer une thèse sur la portée d’un dogme et sur ses liens possibles avec les origines de l’Holocauste. Le requérant a ainsi apporté une contribution, par définition discutable, à un très vaste débat d’idées déjà engagé (voir le paragraphe 24 ci-dessus), sans ouvrir une polémique gratuite ou éloignée de la réalité des réflexions contemporaines.

51.  En envisageant les conséquences dommageables d’une doctrine, le texte litigieux participait donc à la réflexion sur les diverses causes possibles de l’extermination des Juifs en Europe, question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique. Dans ce domaine, les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation étroite. En effet, si en l’espèce la question soulevée concerne une doctrine défendue par l’Eglise catholique, et donc un sujet d’ordre religieux, l’analyse de l’article litigieux montre qu’il ne s’agit pas d’un texte comportant des attaques contre des convictions religieuses en tant que telles, mais d’une réflexion que le requérant a voulu exprimer en tant que journaliste et historien. A cet égard, la Cour considère qu’il est primordial dans une société démocratique que le débat engagé, relatif à l’origine de faits d’une particulière gravité constituant des crimes contre l’humanité, puisse se dérouler librement (voir, mutatis mutandis, Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, §§ 54 et 55). Elle a par ailleurs eu l’occasion de noter que « la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression », et « qu’il ne lui revient pas d’arbitrer » une question historique de fond (voir Chauvy et autres c. France, arrêt du 29 juin 2004, § 69).

52.  Si, comme le requérant le reconnaît lui-même, le texte publié contient des conclusions et des formulations qui peuvent heurter, choquer ou même inquiéter certains, la Cour a affirmé à plusieurs reprises que de telles idées ne perdent pas, en tant que telles, le bénéfice de la liberté d’expression (voir, notamment, De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, § 46). L’article rédigé par le requérant n’avait d’ailleurs aucun caractère « gratuitement offensant » (voir Otto-Preminger-Institut, précité, § 49), ni injurieux (voir, a contrario, l’arrêt İ.A. c. Turquie, no 42571/98, § 29, 13 septembre 2005), et il n’incite ni à l’irrespect ni à la haine. En outre, il ne vient en aucune manière contester la réalité de faits historiques clairement établis (voir, a contrario, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003-IX).

53.  Compte tenu de ce qui précède, les motifs avancés à l’appui de la condamnation du requérant ne suffisent pas pour convaincre la Cour que l’ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique » ; en particulier, la condamnation de celui-ci du chef de diffamation publique envers la communauté des chrétiens ne répondait pas à un « besoin social impérieux ».

54.  Quant à la proportionnalité de l’ingérence litigieuse par rapport au but légitime poursuivi compte tenu des sanctions infligées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération (voir, par exemple, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 03, CEDH 2004-...). La Cour doit aussi faire preuve de la plus grande prudence lorsque les mesures ou sanctions prises par les autorités nationales sont de nature à dissuader la presse ou les auteurs de participer à la discussion de questions présentant un intérêt général légitime (voir, mutatis mutandis, Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, pp. 25-26, § 35).

55.  En l’espèce, le requérant a fait l’objet d’une relaxe pénale. Au civil, il a été condamné à payer 1 FRF de dommages et intérêts à l’association demanderesse, et surtout à la publication d’un communiqué à ses frais dans un journal d’audience nationale. Or, si en principe une telle publication n’apparaît pas comme une mesure par trop restrictive de la liberté d’expression (Chauvy et autres, précité, § 78), dans la présente affaire la mention de l’existence du délit de diffamation dans le communiqué revêt un caractère dissuasif certain et la sanction ainsi infligée paraît disproportionnée, compte tenu de l’importance du débat auquel le requérant a voulu légitimement participer et sur l’intérêt duquel il est inutile de revenir (voir les paragraphes 50 et 51 supra).

56.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention"

ARRET GRANDE CHAMBRE

GILLBERG c. SUÈDE requête 41723/06 du 3 avril 2012

La condamnation pénale d’un professeur pour refus d'ouvrir l'accès à ses travaux ne porte pas atteinte à la Convention puisque ses travaux appartiennent à l'université.

82.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions, qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante. De plus, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression (voir, parmi d’autres, Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 53, 12 septembre 2011).

83.  Le droit de recevoir et de communiquer des informations fait expressément partie du droit à la liberté d’expression consacré par l’article 10. Ce droit interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir (voir, par exemple, Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 74, série A no 116, et Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 52, série A no 160).

84.  En l’espèce, le requérant n’a pas été empêché de recevoir et de communiquer des informations ni, d’une autre manière, d’exercer son droit « positif » à la liberté d’expression. Il soutient qu’il avait le droit, en vertu de l’article 10, de refuser de divulguer les travaux de recherche en cause (droit « négatif »), et que sa condamnation a dès lors emporté violation de cette disposition.

85.  La Cour observe qu’il n’existe sur le droit « négatif » supposé être protégé par l’article 10 qu’une jurisprudence peu abondante. Se référant à l’affaire K. c. Autriche (no 16002/90, rapport de la Commission du 13 octobre 1992, § 45), la Commission avait estimé dans l’affaire Strohal c. Autriche (no 20871/92, décision de la Commission du 7 avril 1994) que « le droit à la liberté d’expression impliqu[ait] aussi la garantie d’un « droit négatif » de ne pas être obligé de s’exprimer, c’est-à-dire de garder le silence ». L’article 10 a également été invoqué dans l’affaire Ezelin c. France (26 avril 1991, § 33, série A no 202), dans laquelle la Cour a déclaré que la question du refus de témoigner « par elle-même ne rentr[ait] pas dans le champ d’application des articles 10 et 11 ... ».

86.  La Cour n’exclut pas qu’un droit négatif à la liberté d’expression soit protégé par l’article 10 de la Convention, mais elle estime que cette question devrait être traitée au cas par cas.

87.  Elle observe qu’en l’espèce c’est le département de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’université de Göteborg qui a mené les recherches en question de 1977 à 1992. Si au départ le projet avait été monté et lancé par d’autres chercheurs, c’est le requérant qui était par la suite devenu responsable de la réalisation de l’étude. Les éléments du dossier étaient la propriété de l’université et ils étaient conservés au département susmentionné, que dirigeait le requérant. Il s’agissait dès lors de documents publics soumis au principe de l’accès public en vertu de la loi sur la liberté de la presse et de la loi sur le secret. Il s’ensuit notamment que le caractère confidentiel ou non des documents ne pouvait être déterminé qu’après le dépôt d’une demande d’accès, et qu’une autorité publique ne pouvait par avance conclure avec une tierce partie un accord visant à soustraire certains documents officiels à ce droit d’accès (paragraphes 43 et 44 ci-dessus). Or, dans sa lettre du 17 février 1984 adressée aux parents des enfants participant au projet, le requérant avait indiqué notamment : « Toutes les données seront traitées de manière confidentielle et classées secrètes. Aucun traitement des données ne permettra d’identifier votre enfant. Aucune information n’a été fournie ni ne sera fournie aux enseignants au sujet de votre enfant, excepté l’indication qu’il a participé au début de sa scolarité à une étude entreprise par l’hôpital d’Östra et que celle-ci donnera lieu à un bilan intermédiaire, comme il y a trois ans ». Dans une lettre (non datée) adressée ultérieurement aux participants, le requérant avait encore précisé : « La participation est bien sûr totalement volontaire. Comme précédemment, les renseignements vous concernant ne seront à aucun moment enregistrés dans un fichier public de données, et ils seront traités de manière à ce que personne, excepté ceux d’entre nous que vous avez rencontrés et avec qui vous avez des contacts directs, ne puisse découvrir la moindre information vous concernant. »

88.  Dans son arrêt du 8 février 2006 condamnant le requérant, la cour d’appel a déclaré : « Les assurances de confidentialité données à ces participants vont, à certains égards du moins, plus loin que ne l’autorise la législation sur le secret (...) [L]e droit ne permet pas d’offrir une confidentialité supérieure à celle prévue par la loi sur le secret et (...) il n’est pas possible de statuer sur des questions relatives à la confidentialité tant que la divulgation d’un document n’a pas été sollicitée. Il s’ensuit que les assurances précitées ne prévalaient pas sur les textes en vigueur ni sur leur application particulière par un tribunal. ». Il importe également de relever que, pendant la période visée dans l’acte d’accusation, à savoir du 11 août 2003 au 7 mai 2004, c’est non pas la législation en matière de confidentialité que les juridictions pénales furent appelées à interpréter, mais les arrêts de la cour administrative d’appel, qui avaient réglé une fois pour toutes la question de savoir s’il fallait remettre les documents à K. et à E., et à quelles conditions.

89.  Par ailleurs, la cour d’appel a estimé que la nature des déclarations internationales adoptées par l’Association médicale mondiale n’impliquait aucune primauté de ces textes sur la législation suédoise. A cet égard, il convient de noter que le requérant en l’espèce n’était pas mandaté par les participants à l’étude et qu’en conséquence il n’était lié par le secret professionnel ni en tant que médecin ou psychiatre des intéressés, ni en vertu de la déclaration d’Helsinki adoptée par l’assemblée générale de l’Association médicale mondiale.

90.  De plus, les juridictions nationales ont rejeté l’argument du requérant selon lequel le comité d’éthique de l’université de Göteborg avait subordonné l’approbation du projet de recherche à la condition qu’il donnât des assurances de confidentialité aux participants. Devant la Cour, l’intéressé n’a pas non plus présenté d’éléments convaincants en ce sens.

91.  Dès lors, aucune obligation légale de confidentialité ni aucun ordre émanant de son employeur public n’empêchaient le requérant de se conformer aux arrêts de la cour administrative d’appel. En fait, son refus de divulguer les éléments du dossier de recherche était motivé par sa conviction personnelle que, pour diverses raisons, les conclusions des arrêts de la cour administrative d’appel étaient injustifiées.

92.  Au vu de ces circonstances, la Cour estime que la question cruciale qui se pose peut se résumer au point de savoir si le requérant, en tant que fonctionnaire, avait un droit négatif autonome, aux fins de l’article 10 de la Convention, de ne pas divulguer les éléments du dossier de recherche alors que, d’une part, ces éléments n’étaient pas sa propriété mais celle de son employeur public – l’université de Göteborg – et que, d’autre part, celui-ci avait véritablement résolu de se conformer aux arrêts définitifs de la cour administrative d’appel accordant à K. et à E. l’accès aux éléments du dossier de recherche à diverses conditions.

93.  De l’avis de la Cour, conclure que le requérant jouissait d’un tel droit en vertu de l’article 10 de la Convention irait à l’encontre du droit de propriété de l’université de Göteborg. De plus, pareille conclusion porterait atteinte aux droits de K. et de E., découlant de l’article 10 et reconnus par la cour administrative d’appel, de recevoir des informations par le biais de la consultation des documents publics en question, ainsi qu’à leurs droits résultant de l’article 6 d’obtenir l’exécution des arrêts définitifs de la cour administrative d’appel (voir, mutatis mutandis, Loiseau c. France (déc.), no 46809/99, CEDH 2003-XII, Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 34, CEDH 2002-III, et Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil 1997-II).

94.  En conséquence, la Cour ne peut souscrire à la thèse du requérant selon laquelle il avait en vertu de l’article 10 un droit « négatif » de refuser de divulguer les éléments du dossier de recherche appartenant à son employeur public, privant ainsi K. et E. du droit d’accès à ces documents que leur avaient accordé les décisions de la cour administrative d’appel.

95.  Il apparaît que le requérant soutient également que son grief relève de l’article 10 en ce que sa situation aurait été semblable à celle d’un journaliste protégeant ses sources. La Cour observe toutefois que la jurisprudence pertinente à cet égard porte sur le droit positif des journalistes à la liberté d’expression (voir, notamment, Goodwin, précité, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I, et Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, CEDH 2003-IV). De plus, les informations qu’un journaliste diffuse en s’appuyant sur ses sources appartiennent généralement au journaliste lui-même ou au média concerné, tandis qu’en l’espèce les éléments du dossier de recherche étaient considérés comme étant la propriété de l’université de Göteborg et comme relevant dès lors du domaine public. Lesdits éléments étaient donc soumis, en vertu de la loi sur la liberté de la presse et de la loi sur le secret, au principe de l’accès du public aux documents officiels, qui permet explicitement aux citoyens et aux médias d’exercer un contrôle sur l’Etat, les municipalités et les autres composantes du secteur public, ce qui contribue au libre échange des opinions et des idées et à une gestion efficace et correcte des affaires publiques. Or le refus du requérant en l’espèce de se conformer aux arrêts de la cour administrative d’appel, par le fait qu’il a empêché K. et E. de consulter les travaux de recherche en question, a entravé le libre échange des opinions et des idées sur les travaux en question, en particulier sur les éléments et méthodes utilisés par les chercheurs pour parvenir à leurs conclusions, ce qui constituait l’aspect principal de l’intérêt manifesté par K. et E. Dans ces conditions, la Cour estime que la situation du requérant ne peut être comparée à celle d’un journaliste protégeant ses sources.

96.  Enfin, pour autant que le requérant soutient que son grief relève de l’article 10 en ce que sa situation aurait été comparable à celle d’un avocat protégeant les informations confidentielles reçues de ses clients, la Cour rappelle que la jurisprudence pertinente à ce sujet, notamment celle sur l’accès à la correspondance avec un conseiller juridique, concerne l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Niemietz, précité, et Foxley c. Royaume-Uni, no 33274/96, 20 juin 2000). Quoi qu’il en soit, renvoyant à ses conclusions ci-dessus (paragraphe 89), la Cour observe que le requérant n’était pas lié par le secret professionnel à l’égard des participants à l’étude puisqu’il n’avait pas été mandaté par eux en tant que médecin assurant leur suivi médical. De plus, l’intéressé n’a jamais été appelé à témoigner, et rien n’indique que s’il s’était conformé aux arrêts de la cour administrative d’appel il y aurait eu des répercussions sur une autre procédure, comme cela peut se produire lorsqu’un avocat transgresse le secret professionnel auquel il est tenu (Niemietz et Foxley, précités, § 37 et § 50 respectivement). Dans ces conditions, la Cour considère que la situation du requérant ne peut être comparée à celle d’un avocat lié par le secret professionnel vis-à-vis de ses clients.

97.  En conclusion, la Cour estime, à la lumière des faits de la cause, qu’il n’y a pas eu d’atteinte aux droits du requérant découlant de l’article 10 de la Convention. Dès lors, cette disposition ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce et il y a lieu d’accueillir l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement.

LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION FRANCAISE

Le travail universitaire scientifique ne peut faire l'objet d'une diffamation

Cour de Cassation Chambre civile 1 arrêt du 23 février 2011 Pourvoi n° 09-72059 CASSATION SANS RENVOI

Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III, ensemble les articles L. 123-3 et L. 952-3 du code de l'éducation
Attendu que Mme Y..., professeur de littérature à l'université de Tours, est l'auteur d'un ouvrage intitulé "Plagiats, les coulisses de l'écriture", paru le 13 septembre 2007 aux éditions de la Différence, qui est la reproduction du rapport d'habilitation à diriger des recherches, intitulé "Les coulisses de l'écriture", présenté par Mme Y... le 10 décembre 2005 à l'université Paris IV-Sorbonne ; que cet ouvrage contient une analyse textuelle d'un passage du livre, "Le sacre de l'auteur", que M. X... avait fait paraître en 2004 ; que celui-ci, estimant que cette analyse était diffamatoire à son égard, a fait assigner l'auteur et l'éditeur de l'ouvrage devant une juridiction de l'ordre judiciaire ; que Mme Y... a soulevé l'incompétence des juridictions de l'ordre judiciaire pour connaître du litige
Attendu que, pour dire que les juridictions de l'ordre judiciaire étaient compétentes pour connaître de l'action en diffamation engagée par M. X..., l'arrêt attaqué relève que le lien entre la faute reprochée et les fonctions exercées n'était pas établi dès lors que la publication par une maison d'édition privée d'un ouvrage destiné au public, plus de deux années après les recherches universitaires ayant permis à Mme Y... d'obtenir une habilitation à diriger des recherches, était un fait matériel détachable des fonctions administratives d'enseignement
Qu'en statuant ainsi, alors que, quel qu'en soit le support, la publication d'un ouvrage, qui est le résultat de recherches universitaires, entre dans la mission du service public de l'enseignement supérieur et relève des fonctions des enseignants-chercheurs qui s'exercent dans le domaine de la diffusion des connaissances, la cour d'appel a excédé ses pouvoirs et violé les textes susvisés

Cour de Cassation Chambre Criminelle arrêt du 8 novembre 2011 Pourvoi n° 09-88007 REJET

Attendu que, pour confirmer cette décision, par motifs adoptés, l'arrêt, après avoir rappelé que le délit visé à la prévention est caractérisé à l'égard de ceux qui, notamment par leurs écrits, ont incité le public à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes, à raison de leur origine, ou leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, retient que les développements relatifs à la "culture du mensonge et de la dissimulation" telle que décrite par M. Y... dans les quatre pages visées aux poursuites et replacées dans le contexte de l'ouvrage, même si leur formulation peut légitimement heurter ceux qu'ils visent, ne contiennent néanmoins aucun appel ni aucune exhortation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'encontre des Tutsis

Attendu qu'en cet état, la cour d'appel, qui a exactement apprécié le sens et la portée des propos incriminés, a justifié sa décision sans encourir les griefs allégués.

Cour de Cassation Chambre Civile 1 arrêt du 16 octobre 2013 Pourvoi n° 12-35434 cassation sans renvoi

Vu l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que les associations des évadés et incorporés de force du Bas-Rhin et du Haut-Rhin ont assigné M. X..., survivant du massacre perpétré en limousin le 10 juin 1944, en qualité d'auteur de l'ouvrage intitulé « Oradour-sur-Glane ¿ Le drame heure par heure », ainsi que la société Les chemins de la mémoire, éditeur de l'ouvrage contenant le passage suivant : «au procès de Bordeaux, furent également jugés les Alsaciens (13 sur 21 prévenus) qui étaient, lors du massacre les hommes de main qui exécutèrent les ordres de leurs supérieurs hiérarchiques. Tous prétendirent avoir été enrôlés de force dans le corps SS. Je me permets d'apporter une nuance à cette affirmation. Lorsque les Allemands annexèrent l'Alsace et la Lorraine, il est certain que des jeunes furent pris de force pour aller combattre sur les fronts. Hormis sans doute quelques volontaires isolés, on ne constata pas la présence de Lorrains parmi les SS. Alors pourquoi des Alsaciens ? Je porterais à croire que ces enrôlés de force fussent tout simplement des volontaires» ;

Attendu que pour accueillir les demandes des associations prétendant qu'avaient été dépassées les limites de la liberté d'expression en mettant en doute le caractère forcé de l'incorporation des Alsaciens dans les unités allemandes des Waffen SS, notamment ceux ayant participé ou assisté au crime de guerre commis en ces lieu et date, l'arrêt attaqué énonce que les commentaires de M. X...ne peuvent pas être assimilés à un témoignage et tendent davantage à poursuivre une polémique née après la guerre et opposant pendant des décennies le Limousin à l'Alsace, qu'il est en effet un fait historique constant qu'à partir d'août 1942, les Alsaciens ont été incorporés de force dans l'armée allemande, sous peine de graves mesures de rétorsion, qu'à partir de février 1944 le Gauleiter Y..., qui concentrait tous les pouvoirs en Alsace, a étendu cet enrôlement forcé aux unités SS, contrairement au Gauleiter A... en Moselle, ce qui explique l'absence des Mosellans dans ces unités, que M. X...a déduit à tort de cette circonstance que les Alsaciens présents à Oradour étaient des volontaires, qu'en outre, le caractère forcé de l'incorporation de treize Alsaciens présents à Oradour le 10 juin 1944, un quatorzième étant volontaire, a été reconnu tant lors du procès tenu à Bordeaux en 1953 que par la loi d'amnistie du 20 février 1953 ;

Qu'en statuant ainsi quand les propos litigieux, s'ils ont pu heurter, choquer ou inquiéter les associations demanderesses, ne faisaient qu'exprimer un doute sur une question historique objet de polémique, de sorte qu'ils ne dépassaient pas les limites de la liberté d'expression, la cour d'appel a violé le texte susvisé

SANS TEXTE, LA LIBERE D'EXPRESSION S'IMPOSE SUR LE DROIT MORALEN MATIERE D'ATTRIBUTION D'UNE OEUVRE A UN PEINTRE

Cour de Cassation 1ere chambre criminelle arrêt du 22 janvier 2014 Pourvoi n° 12-35264 cassation partielle

Vu l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Attendu que la liberté d’expression est un droit dont l’exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi ;

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que M. Y..., propriétaire d’un tableau intitulé « ... » attribué au peintre A..., décédé en […], en a confié la vente à M. Z..., que celui-ci a sollicité auprès de Mme X..., titulaire du droit moral, la délivrance d’un certificat d’authenticité ainsi que l’inscription de cette oeuvre au catalogue raisonné de l’artiste, en cours d’élaboration par ses soins ; que s’étant heurtés à un refus de sa part, maintenu malgré le rapport de l’expert désigné en référé concluant à l’authenticité du tableau, MM. Y... et Z... ont assigné Mme X... pour obtenir réparation de leurs préjudices ;

Attendu que pour condamner Mme X... à payer à M. Y... la somme de 30 000 euros à titre de dommages-intérêts, sauf par elle à délivrer à ce dernier, dans le mois de la signification de la décision, un certificat d’authenticité et à prendre l’engagement de faire figurer le tableau intitulé « ... » dans le catalogue raisonné des oeuvres de A..., l’arrêt, par motifs propres et adoptés, après avoir relevé qu’aucun élément objectif et extrinsèque n’était de nature à remettre en cause l’expertise judiciaire concluant à l’authenticité de l’oeuvre en cause, retient que le refus de Mme X... de l’inscrire au catalogue raisonné de l’artiste constitue une légèreté blâmable qui cause à M. Y..., propriétaire d’un tableau authentique qui, pourtant, ne figurera pas dans ce catalogue, un préjudice ;

Qu’en statuant ainsi, alors que le refus de l’auteur d’un catalogue raisonné d’y insérer une oeuvre, fût-elle authentique, ne peut, à défaut d’un texte spécial, être considéré comme fautif, la cour d’appel a violé le texte susvisé

LE DELAI DE PRESCRIPTION COMMENCE A COURIR LE JOUR DE LA MISE A DISPOSITION DU LIVRE DANS LE PUBLIC

Cour de Cassation chambre criminelle arrêt du 15 décembre 2015 Pourvoi n° 14-80756 cassation

Vu les articles 65, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 et 593 du code de procédure pénale ;

Attendu que, d'une part, selon le premier de ces textes, tout délit résultant d'une publication de presse est réputé commis le jour où la publication est faite, c'est-à-dire à la date à laquelle l'écrit est porté à la connaissance du public et mis à sa disposition ;

Attendu que, d'autre part, tout arrêt de la chambre de l'instruction doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux articulations essentielles des mémoires des parties ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que, le 19 juillet 2012, M. X... a porté plainte et s'est constitué partie civile du chef de diffamation publique envers un particulier, en raison d'un propos le concernant dans une note en bas de page d'un ouvrage de Leo Y..., publié en langue française sous le titre "L'harmonie du monde ; Histoire d'une idée", par les Editions de l'éclat ; que le magistrat instructeur ayant dit n'y avoir lieu à suivre sur la plainte, motif pris de la prescription de l'action publique, la partie civile a relevé appel de la décision ;

Attendu que, pour confirmer l'ordonnance entreprise, l'arrêt retient que l'éditeur a procédé au dépôt légal de l'ouvrage le 5 avril 2012 et que ce dépôt a été enregistré par la Bibliothèque nationale de France le 13 avril suivant ; que les juges ajoutent que cette dernière date étant certaine et en concordance avec les mentions faisant état d'une impression de l'ouvrage achevée en avril 2012, il y a lieu de la retenir comme point de départ du délai de prescription de l'action publique, lequel était, dès lors expiré à la date de la plainte avec constitution de partie civile de M. X... ;

Mais attendu qu'en prononçant ainsi, sans rechercher, pour fixer le point de départ du délai de prescription fixé par l'article 65, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881, la date à laquelle l'écrit litigieux avait été effectivement porté à la connaissance du public et mis à sa disposition, et alors que l'accomplissement de la formalité du dépôt légal n'établit aucune présomption que la publication ait eu lieu à cette date et ne doit être tenu que comme un élément d'appréciation, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision;

D'où il suit que la cassation est encourue

LES RELATIONS EXTRACONJUGALES ENTRE SÉGOLÈNE ROYALE, VALÉRIE TRIERWELLER, PATRICK DEVEDJIAN ET FRANCOIS HOLLANDE DEVANT LA COUR DE CASSATION

Cour de Cassation 1ere chambre civile arrêt du 17 décembre 2015 Pourvoi n° 14-29549 REJET

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 24 septembre 2014), qu'à l'occasion de la parution, en octobre 2012, de l'ouvrage intitulé « La Frondeuse » consacré à Mme X..., le magazine Point de Vue a publié un entretien accordé par les auteurs de cet ouvrage, Mme Y...et M. Z...; qu'à la question : « On connaît la rivalité entre Ségolène A...et Valérie X..., mais vous révélez une autre rivalité plus ancienne et plus amicale... », ce dernier a répondu : « Il y aurait eu effectivement une relation intime entre Patrick B...et Valérie X...qui aurait duré plusieurs années. A l'époque, ils sont tous les deux engagés. Ils ont hésité à faire le grand saut, à changer de vie. Patrick B...a tergiversé si bien que Valérie X...s'est laissée courtiser par un deuxième homme d'un autre bord politique : François D.... Peu à peu la relation avec D... a pris le pas sur l'autre. Notamment après un ultimatum en 2003 auquel B...n'a pas cédé. Mais il a beaucoup souffert de cette rupture. C'était un peu une histoire à la Jules et Jim. Les deux hommes en ont gardé un grand respect l'un pour l'autre. » ; que M. B..., estimant que de tels propos étaient diffamatoires à son égard, a assigné M. Z..., M. de C..., directeur de la publication du magazine Point de Vue, et la société Groupe Express-Roularta, éditeur dudit magazine, aux fins d'obtenir la réparation de son préjudice et la publication d'un communiqué judiciaire ;
Attendu que M. B...fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes

Mais attendu qu'ayant exactement énoncé, d'une part, que l'atteinte à l'honneur ou à la considération ne pouvait résulter que de la réprobation unanime qui s'attache, soit aux agissements constitutifs d'infractions pénales, soit aux comportements considérés comme contraires aux valeurs morales et sociales communément admises au jour où le juge statue, d'autre part, que ces notions devaient s'apprécier au regard de considérations objectives et non en fonction de la sensibilité personnelle et subjective de la personne visée, la cour d'appel, loin de se borner à relever que l'adultère était dépénalisé depuis quarante ans, a retenu à bon droit que l'évolution des moeurs comme celle des conceptions morales ne permettaient plus de considérer que l'imputation d'une infidélité conjugale serait à elle seule de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération ; que, par ces seuls motifs, elle a légalement justifié sa décision

LIBERTÉ D'EXPRESSION DANS LES FILMS ET SPECTACLES

Pryanishnikov c. Russie du 10 septembre 2019 requête n° 25047/05

violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme. Le refus de délivrer une autorisation de reproduction de films fondé sur de simples soupçons : violation du droit à la liberté d’expression.

L’affaire concernait le refus d’accorder au requérant une autorisation de reproduction de ses films. La Cour juge en particulier que le seul motif avancé par les juridictions internes pour refuser ladite autorisation – à savoir que le requérant était soupçonné de production et de distribution de matériel pornographique – n’était pas fondé sur des constatations factuelles. Elle estime par ailleurs que les autorités n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit à la liberté d’expression et, d’autre part, la nécessité de sauvegarder la moralité publique et les droits d’autrui.

LES FAITS

Le requérant, Sergey Viktorovich Pryanishnikov, est un ressortissant russe né en 1957. Il réside à Saint-Pétersbourg (Russie). M. Pryanishnikov est un producteur de films érotiques qui détient les droits d’auteur de plus de 1 500 films de ce type. Il a obtenu l’autorisation de distribution de ses films et il est en possession de certificats valides pour la diffusion à un public de plus de 18 ans. En 2003, il demanda au ministère de la Presse, de la Radiodiffusion et des Médias une autorisation de reproduction de ses films. En octobre 2003, sa demande fut rejetée au motif que M. Pryanishnikov était « concerné par des mesures d’enquête dans une affaire de production, de publicité et de distribution illégales de matériel et de films érotiques et pornographiques », faits érigés en infraction par le code pénal. Saisi d’un recours par M. Pryanishnikov, le tribunal de commerce de Moscou confirma en mai 2004 la décision d’octobre 2003. Il observa que l’intéressé n’avait jamais formellement été accusé de distribution de matériel pornographique et qu’il avait seulement été interrogé par la police en qualité de témoin. Il constata toutefois qu’aucune décision n’avait encore été prise dans la procédure pénale en question et considéra qu’« il ne pouvait être exclu que [M. Pryanishnikov] fût impliqué dans la production illégale de films pornographiques (...) ». En septembre 2004, la cour d’appel confirma ce jugement au motif que des offres de vente de produits pornographiques présentes sur internet avaient laissé supposer que M. Pryanishnikov était impliqué dans la distribution de matériel pornographique.

Deux mois plus tard, la Cour de cassation confirma ces décisions de justice, relevant en particulier que l’autorisation avait été refusée à l’intéressé au motif que celui-ci était « concerné par des mesures d’enquête dans une affaire de production illégale de matériel pornographique ». Les accusations de production et de distribution de matériel pornographique furent par la suite abandonnées.

ARTICLE 10

La Cour constate que le refus de délivrer à M. Pryanishnikov une autorisation de reproduction de ses films s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Ladite ingérence était prévue par la loi et poursuivait des « buts légitimes » aux fins de l’article 10 § 2, à savoir la protection de la morale et des droits d’autrui, en particulier des enfants.

Pour déterminer si l’ingérence était également « nécessaire dans une société démocratique », la Cour relève que les décisions des juridictions nationales ont reposé sur des suppositions plutôt que sur des constatations factuelles motivées, en ce qu’elles se sont fondées sur un soupçon concernant l’implication de M. Pryanishnikov dans la production et la distribution de matériel pornographique.

Les juridictions internes se sont référées à une enquête pénale en cours mais elles ne se sont appuyées sur aucune pièce du dossier pénal qui aurait laissé supposer que le requérant était soupçonné de pareille infraction. Elles ont même explicitement relevé que l’intéressé était concerné par l’enquête en qualité de témoin et non pas de suspect.

De surcroît, pour ce qui est des offres sur internet mentionnées par la cour d’appel, cette dernière n’a donné aucune description des produits mis en vente ni aucune motivation quant à leur caractère pornographique. Elle n’a pas non plus expliqué ce qui lui avait permis de conclure que M. Pryanishnikov était le producteur ou le distributeur de ces produits.

Les juridictions internes n’ont donc pas donné de motifs pertinents et suffisants à l’appui de leur conclusion selon laquelle l’intéressé avait produit ou distribué du matériel pornographique. Enfin, la Cour observe que les juridictions internes n’ont pas pris en compte l’impact que le refus opposé à M. Pryanishnikov pouvait avoir sur sa capacité à distribuer les films pour lesquels il détenait des certificats de distribution, ou sur sa liberté d’expression en général.

Les juridictions n’ont ainsi pas reconnu que le cas d’espèce soulevait un conflit entre le droit à la liberté d’expression et la nécessité de protéger la moralité publique et les droits d’autrui, et elles n’ont pas procédé à la mise en balance requise.

La Cour considère qu’une restriction si étendue de la liberté d’expression de l’intéressé n’était pas justifiée. Il n’existait donc pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

COUR DE CASSATION FRANCAISE

LE FILM "GRÂCE A DIEU" RESPECTE LE PRINCIPE DE LA PRESOMPTION D'INNOCENCE POUR UN PRÊTRE ACCUSÉ DE PÉDOPHILIE

Cour de Cassation chambre civile 1 arrêt du 6 janvier 2021 Pourvoi n° 19-21.718 rejet

1. Selon l’arrêt attaqué (Paris, 26 juin 2019), rendu en référé, et les productions, M. X... a été mis en examen, le 27 janvier 2016, du chef d’atteintes sexuelles sur des mineurs qui auraient été commises entre 1986 et 1991 alors qu’il était prêtre dans le diocèse de Lyon. Il a également été entendu en qualité de témoin assisté concernant des viols qui auraient été commis au cours de la même période.

2. Par acte du 31 janvier 2019, il a assigné les sociétés Mandarin production, Mars films et France 3 cinéma en référé aux fins, notamment, de voir ordonner, sous astreinte, la suspension de la diffusion du film «  Grâce à Dieu », prévue le 20 février 2019, quelle qu’en soit la modalité, jusqu’à l’intervention d’une décision de justice définitive sur sa culpabilité.

4. M. X... fait grief à l’arrêt de rejeter sa demande

REPONSE COUR DE CASSATION

5. Selon l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne a droit à un procès équitable et toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

6. Selon l’article 10 de cette Convention, toute personne a droit à la liberté d’expression mais son exercice peut être soumis à certaines restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la protection de la réputation ou des droits d’autrui pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

7. En vertu de l’article 9-1 du code civil, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence. Une telle atteinte est constituée à condition que l’expression litigieuse soit exprimée publiquement et contienne des conclusions définitives tenant pour acquise la culpabilité d’une personne pouvant être identifiée relativement à des faits qui font l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, ou d’une condamnation pénale non encore irrévocable (1re Civ., 10 avril 2013, pourvoi n° 11-28.406, Bull. 2013, I, n° 77).

8. Le droit à la présomption d’innocence et le droit à la liberté d’expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de mettre ces droits en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime.

9. Cette mise en balance doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l’expression litigieuse, sa contribution à un débat d’intérêt général, l’influence qu’elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et la proportionnalité de la mesure demandée (CEDH, arrêt du 29 mars 2016, Bédat c. Suisse [GC], n° 56925/08).

10. L’arrêt retient, d’abord, que, si le film retrace le parcours de trois personnes qui se disent victimes d’actes à caractère sexuel infligés par le prêtre en cause lorsqu’ils étaient scouts, fait état de la dénonciation de ces faits auprès des services de police et de la création d’une association rassemblant d’autres personnes se déclarant victimes de faits similaires et si, à la suite de plusieurs plaintes dont celles émanant des personnages principaux du film, M. X... fait l’objet d’une information judiciaire en cours au jour de sa diffusion en salles, ce film n’est cependant pas un documentaire sur le procès à venir et que, présenté par son auteur comme une oeuvre sur la libération de la parole de victimes de pédophilie au sein de l’église catholique, il s’inscrit dans une actualité portant sur la dénonciation de tels actes au sein de celle-ci et dans un débat d’intérêt général qui justifie que la liberté d’expression soit respectée et que l’atteinte susceptible de lui être portée pour assurer le droit à la présomption d’innocence soit limitée.

11. L’arrêt précise, ensuite, que le film débute sur un carton indiquant « Ce film est une fiction, basée sur des faits réels », informant le public qu’il s’agit d’une oeuvre de l’esprit et s’achève par un autre carton mentionnant « Le père X... bénéficie de la présomption d’innocence. Aucune date de procès n’a été fixée », que cette information à l’issue du film venant avant le générique, tous les spectateurs sont ainsi informés de cette présomption au jour de la sortie du film. Il constate, par motifs adoptés, que les éléments exposés dans le film étaient déjà connus du public. Il ajoute que l’éventuel procès de M. X... n’est pas même prévu à une date proche et qu’il n’est pas porté atteinte au droit de l’intéressé à un procès équitable.

12. Il énonce, enfin, que la suspension de la sortie du film jusqu’à l’issue définitive de la procédure pénale mettant en cause M. X... pourrait à l’évidence ne permettre sa sortie que dans plusieurs années, dans des conditions telles qu’il en résulterait une atteinte grave et disproportionnée à la liberté d’expression.

13. De ces constatations et énonciations, desquelles il résulte qu’elle a procédé à la mise en balance des intérêts en présence et apprécié l’impact du film et des avertissements donnés aux spectateurs au regard de la procédure pénale en cours, sans retenir que la culpabilité de l’intéressé aurait été tenue pour acquise avant qu’il ne soit jugé, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de procéder aux constatations invoquées par les première et quatrième branches et à la recherche visée par la septième branche qui ne lui avait pas été demandée, a déduit, à bon droit, que la suspension de la diffusion de l’oeuvre audiovisuelle « Grâce à Dieu » jusqu’à ce qu’une décision définitive sur la culpabilité de celui-ci soit rendue constituerait une mesure disproportionnée aux intérêts en jeu.

14. Il s’ensuit que le moyen, qui manque en fait en sa troisième branche et est inopérant en ses cinquième et sixième branches qui critiquent des motifs surabondants, n’est pas fondé pour le surplus.

UNE ÉMISSION DE TÉLÉVISION PRÉSENTE UNE AFFAIRE PÉNALE EN AGISSANT PAR VOIE D'AFFIRMATION SUR UN FAIT NON AVÉRÉ

Cour de Cassation chambre civile 1 arrêt du 30 septembre 2015 Pourvoi n° 14-16273 rejet

Mais attendu que le droit au respect de la vie privée, prévu par les articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 9 du code civil, et le droit à la liberté d'expression, régi par l'article 10 de la Convention, ont la même valeur normative ; qu'il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime ;
Et attendu que l'arrêt constate que, si le téléfilm diffusé le 14 février 2014 est une oeuvre de fiction, il présente, avec l'affaire dans laquelle M. Y... a été jugé, de nombreuses similitudes, détaillées dans la décision ; qu'il relève qu'une scène de pure fiction, ajoutée aux faits réels, également décrite dans la décision, porte aussi atteinte au droit au respect de la vie privée de M. Y..., fût-elle imaginaire, et que les différences minimes entre l'oeuvre de fiction et la vie de ce dernier ne suffisent pas à empêcher toute confusion, la presse ayant largement fait état de ce que l'histoire de Paul X... était inspirée de celle de M. Y... et les réactions d'internautes montrant qu'ils ont identifié celui-ci ; que l'arrêt énonce, ensuite, que, même si une partie des faits liés à la vie privée de ce dernier a été auparavant divulguée, ils ne peuvent être licitement repris, dès lors que le programme « Intime Conviction » est une oeuvre de fiction et non un documentaire ni une émission d'information, et que, si la création audiovisuelle peut s'inspirer de faits réels et mettre en scène des personnages vivants, elle ne saurait, sans l'accord de ceux-ci, empiéter sur leur vie privée dès lors qu'elle ne présente pas clairement les éléments ressortant de celles-ci comme totalement fictifs ; que, de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a procédé à la mise en balance du droit au respect de la vie privée de M. Y... et du droit à la liberté d'expression de la société Maha Productions, de la société Arte et du GEIE Arte, et qui n'a pas postulé qu'une oeuvre de fiction s'inspirant de faits réels portait atteinte au droit au respect de la vie privée, a pu déduire qu'une telle atteinte était caractérisée à l'égard de M. Y..., justifiant une limitation du droit à la liberté d'expression; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches

Mais attendu que le principe de la liberté d'expression consacré par le paragraphe 1er de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales peut comporter, ainsi qu'il résulte de son paragraphe 2, des restrictions et des sanctions nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui ; que tel est l'objet de l'article 9 du code civil, qui donne au juge, par des dispositions précises, le pouvoir d'ordonner toute mesure propre à empêcher ou à faire cesser les atteintes au droit au respect de la vie privée ainsi qu'à réparer le préjudice qui en résulte ;

Et attendu que c'est sans méconnaître les exigences de ces textes, ni de l'article 809 du code de procédure civile, et par une mesure en proportion avec l'atteinte qu'elle avait caractérisée, que, constatant l'ampleur de celle portée au droit au respect de la vie privée de M. Y... et la publicité mise en oeuvre lors de la campagne promotionnelle du programme « Intime Conviction » et de la diffusion multimédia de celui-ci, dans lequel il était proposé de le rejuger, la cour d'appel a pu en déduire que les faits reprochés aux sociétés Maha productions et Arte, et au GEIE Arte présentaient une gravité telle que seule la cessation sans délai de la diffusion de ce programme, sous astreinte de 50 000 euros par diffusion de celui-ci dans son intégralité ou par extraits sur quelque support que ce soit, était de nature à faire cesser le trouble manifestement illicite subi par M. Y... ; que le moyen n'est pas fondé

LA COUR DE CASSATION RÉCLAME QUE LES DROITS DE CRÉATION ARTISTIQUE SOIENT CONFRONTÉS A CEUX TIRÉS DE L'ARTICLE 10

Cour de Cassation chambre civile 1 arrêt du 15 mai 2015 Pourvoi n° 13-27391 cassation

Vu l'article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Attendu que, pour écarter le moyen tiré d'une atteinte à la liberté d'expression artistique de M. Y... et le condamner à réparer le préjudice résultant d'atteintes portées aux droits patrimoniaux et moral de M. X..., l'arrêt retient que les droits sur des oeuvres arguées de contrefaçon ne sauraient, faute d'intérêt supérieur, l'emporter sur ceux des oeuvres dont celles-ci sont dérivées, sauf à méconnaître le droit à la protection des droits d'autrui en matière de création artistique ;

Qu'en se déterminant ainsi, sans expliquer de façon concrète en quoi la recherche d'un juste équilibre entre les droits en présence commandait la condamnation qu'elle prononçait, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard du texte susvisé

LES HUMORISTES DOIVENT ACCEPTER QUE LA PAROLE DE L'ENFANT NE SOIT PAS DEVIEE

Cour de Cassation chambre criminelle arrêt du 20 mars 2014 Pourvoi n° 13-16829 cassation partielle

Vu l'article 9 du code civil, ensemble les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que le 4 décembre 2009, M. X..., imitateur, dans le contexte de la chronique satirique qu'il anime quotidiennement de 8 heures 45 à 8 heures 55 sur les ondes de la station de radio dite RTL, a contrefait la voix d'une petite fille, dans le dialogue suivant :
«- Cette semaine dans l'école des fans Philippe Y... recevait une nouvelle candidate, une charmante petite fille, bonjour comment tu t'appelles ?
- Mathilde.
- Et tu es fan de qui Mathilde ?
- De mon papy.
- De ton papy, il est gentil ton papy ?
- Oui il est très gentil, n'est-ce pas, il me chante des chansons euh pour m'endormir le soir.
- Des chansons, pas mal, pas mal, tu peux nous en chanter une Mathilde ?
- J'ose pas, n'est ce pas.
- Tu es timide mais fais comme s'il n'y avait personne, chante juste pour moi, allez.
- Il court il court le führer, le führer du bois mesdames - Barbie tu dors ; Jean Moulin, Jean Moulin va trop vite

- Bravo Mathilde, tu chantes très bien et il est venu avec toi ton papy ?
- Oui, vous voyez il est là-bas, n'est-ce pas.
- Ah c'est le Monsieur qui tend le bras pour te saluer ?
- Tu es bête, n'est-ce pas, c'est pas pour te dire bonjour qu'il fait ça, mon papy, c'est pour saluer ses amis, n'est-ce pas.
- A côté de lui, la dame blonde c'est ta maman ?
- Oui, n'est ce pas, c'est ma maman. Et comment elle s'appelle ta maman ?
- Marine.
- C'est joli Marine, qu'est ce que tu voudrais garder comme cadeaux Mathilde ?
- Un coucou suisse, on aime beaucoup les suisses avec mon papy, n'est ce pas, mais attention, un vrai coucou, pas celui avec le minaret et le médecin qui sort pour chanter.
- Pas mal, pas mal. » ;
que Mme Z... et M. B..., agissant tant en leur nom personnel qu'en qualité de représentants légaux de leur fille, Mathilde B...-Z..., née le 7 avril 1999, ainsi que M. Z..., ci-après les consorts Z..., ont assigné en dommages-intérêts M. X... et la Société pour l'édition radiophonique Ediradio, ayant pour nom commercial RTL, pour atteinte portée à leur vie privée ;

Attendu que, pour débouter les consorts Z..., l'arrêt relève, par motifs propres ou adoptés, que les propos litigieux ont été tenus en direct dans un sketch radiophonique par un imitateur humoriste, que la scène est purement imaginaire, caricaturale, aucune confusion n'étant possible pour les auditeurs avec une émission d'information, que le recours à l'enfant n'était qu'une façon, pour l'humoriste, de brocarder M. Z..., alors président du Front national, qu'il appartient au juge de concilier la liberté de l'information avec le droit de chacun au respect de sa vie privée, que l'homme politique doit faire preuve d'une grande tolérance, d'autant plus lorsqu'il est connu pour ses positions polémiques, qu'en l'espèce M. X... s'est livré, certes en des termes outranciers et provocateurs, dans « la chronique de Laurent X... », émission à vocation comique et parodique, à une satire humoristique et caricaturale exclusive d'une atteinte à l'intimité de la vie privée, que, pour singulier que soit le choix opéré par M. X... d'utiliser la figure symbolique d'une petite-fille pour faire rire de son grand-père, homme politique, la convention de lecture inhérente à un sketch de cette nature comme la recherche d'un effet comique résultant de l'invraisemblance de la scène excluent toute atteinte à la vie privée de l'enfant, la voix utilisée n'étant pas la sienne, mais celle de M. X... et aucune information n'étant livrée sur son compte, autre que son prénom et son âge approximatif, toutes choses qui, comme son ascendance, relèvent de l'état civil, que le caractère imaginaire manifeste fait que ni les sentiments supposés de l'enfant ni le type de relations qu'elle entretient avec son grand-père ou ce dernier avec elle ne se trouvent révélés au public ;

Qu'en statuant ainsi, quand le droit de chacun au respect de sa vie privée et familiale s'oppose à ce que l'animateur d'une émission radiophonique, même à dessein satirique, utilise la personne de l'enfant et exploite sa filiation pour lui faire tenir des propos imaginaires et caricaturaux à l'encontre de son grand-père ou de sa mère, fussent-ils l'un et l'autre des personnalités notoires et dès lors légitimement exposées à la libre critique et à la caricature incisive, l'arrêt, qui relève que, si les noms de B... et de Z... n'étaient pas cités, l'enfant était identifiable en raison de la référence à son âge, à son prénom exact, à celui de sa mère Marine et d'un tic de langage de son grand-père, la cour d'appel, méconnaissant les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les textes susvisés.

AFFAIRE DES INTERDICTIONS DU SPECTACLE DE DIEUDONNÉ

Conseil d'État, juge en référé, arrêt du 9 janvier 2014 affaire n° 374508

1. Considérant qu'aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures " et qu'aux termes de l'article L. 522-1 dudit code : " Le juge des référés statue au terme d'une procédure contradictoire écrite ou orale. Lorsqu'il lui est demandé de prononcer les mesures visées aux articles L. 521-1 et L. 521-2, de les modifier ou d'y mettre fin, il informe sans délai les parties de la date et de l'heure de l'audience publique (...) ;

2. Considérant que le ministre de l'intérieur relève appel de l'ordonnance du 9 janvier 2014 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a suspendu l'exécution de l'arrêté du 7 janvier 2014 du préfet de la Loire-Atlantique portant interdiction du spectacle " Le Mur " le 9 janvier 2014 à Saint-Herblain ;
3. Considérant qu'en vertu de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, il appartient au juge administratif des référés d'ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale ; que l'usage par le juge des référés des pouvoirs qu'il tient de cet article est ainsi subordonné au caractère grave et manifeste de l'illégalité à l'origine d'une atteinte à une liberté fondamentale ; que le deuxième alinéa de l'article R. 522-13 du code de justice administrative prévoit que le juge des référés peut décider que son ordonnance sera exécutoire aussitôt qu'elle aura été rendue ;

4. Considérant que l'exercice de la liberté d'expression est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés ; qu'il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l'exercice de la liberté de réunion ; que les atteintes portées, pour des exigences d'ordre public, à l'exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées ;

5. Considérant que, pour interdire la représentation à Saint-Herblain du spectacle " Le Mur ", précédemment interprété au théâtre de la Main d'Or à Paris, le préfet de la Loire-Atlantique a relevé que ce spectacle, tel qu'il est conçu, contient des propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l'apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale ; que l'arrêté contesté du préfet rappelle que M. B...D...a fait l'objet de neuf condamnations pénales, dont sept sont définitives, pour des propos de même nature ; qu'il indique enfin que les réactions à la tenue du spectacle du 9 janvier font apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l'ordre public qu'il serait très difficile aux forces de police de maîtriser ;

6. Considérant que la réalité et la gravité des risques de troubles à l'ordre public mentionnés par l'arrêté litigieux sont établis tant par les pièces du dossier que par les échanges tenus au cours de l'audience publique ; qu'au regard du spectacle prévu, tel qu'il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la tradition républicaine ; qu'il appartient en outre à l'autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ; qu'ainsi, en se fondant sur les risques que le spectacle projeté représentait pour l'ordre public et sur la méconnaissance des principes au respect desquels il incombe aux autorités de l'Etat de veiller, le préfet de la Loire-Atlantique n'a pas commis, dans l'exercice de ses pouvoirs de police administrative, d'illégalité grave et manifeste ;

7. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le ministre de l'intérieur est fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a fait droit à la requête présentée, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, par la SARL Les Productions de la Plume et par M. B... D...et à demander le rejet de la requête, y compris les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, présentée par ce dernier devant le juge des référés du tribunal administratif de Nantes

LES INSCRIPTIONS SUR LE CORPS LES VÊTEMENTS OU DANS DES EXPOSITIONS

Bouton c. France  du 13 octobre 2022 requête n o 22636/19

Art 10 La peine d’emprisonnement avec sursis infligée à une militante des Femen pour exhibition sexuelle dans une église est contraire à l’article 10 de la Convention

Art 10 • Liberté d’expression • Peine de prison avec sursis pour exhibition sexuelle s’agissant d’une performance militante Femen poitrine dénudée dans une église dénonçant la position de l’Église catholique sur l’avortement • Marge d’appréciation atténuée • Mise en balance inadéquate des intérêts en jeu et non conforme aux critères établis par la Cour européenne • Peine disproportionnée

L’affaire concerne la condamnation de la requérante à une peine d’emprisonnement avec sursis, militante féministe membre des Femen, pour des faits d’exhibition sexuelle commis dans l’église de la Madeleine à Paris lors d’une « performance » visant à dénoncer la position de l’Église catholique sur l’avortement. La Cour rappelle tout d’abord qu’une peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, par exemple, la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence. En l’espèce, l’action de la requérante à laquelle aucun comportement injurieux ou haineux n’a été reproché, avait pour seul objectif de contribuer au débat public sur les droits des femmes. La Cour constate ensuite que la sanction pénale qui a été infligée à la requérante en répression du délit d’exhibition sexuelle n’avait pas pour objet de punir une atteinte à la liberté de conscience et de religion mais la nudité de sa poitrine dans un lieu public. Si les circonstances de lieu ainsi que les symboles auxquels elle avait eu recours devaient être nécessairement pris en compte, en tant qu’éléments de contexte, pour l’appréciation des intérêts divergents en jeu, la Cour en déduit que les juridictions internes n’avaient pas, eu égard à l’objet de l’incrimination en cause, à procéder à la mise en balance entre la liberté d’expression revendiquée par la requérante et le droit à la liberté de conscience et de religion protégé par l’article 9 de la Convention. La Cour note enfin que si les juridictions internes n’ont pas fait abstraction des déclarations de la requérante au cours de l’enquête pénale, elles se sont toutefois bornées à examiner la question de la nudité de sa poitrine dans un lieu de culte, sans prendre en considération le sens donné à sa performance ni les explications fournies sur le sens donné à leur nudité par les militantes des Femen. Dans ces conditions, la Cour considère que les motifs retenus par les juridictions internes ne suffisent pas à ce qu’elle regarde la peine infligée à la requérante, compte tenu de sa nature ainsi que de sa lourdeur et de la gravité de ses effets, comme proportionnée aux buts légitimes poursuivis. La Cour en conclut que les juridictions n’ont pas procédé à la mise en balance entre les intérêts en présence de manière adéquate et que l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante que constitue la peine d’emprisonnement avec sursis qui a été prononcée à son encontre n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

Eloïse Bouton mimant un avortement devant le tabernacle de l'autel de l'église de la Madeleine

Faits

La requérante, Mme Eloïse Bouton, est une ressortissante française, née en 1983 et résidant à Bagnolet (France). À la date des faits litigieux, Mme Bouton était membre du mouvement des « Femen », une organisation internationale de défense des droits des femmes créée en Ukraine en 2008 connue pour ses actions de provocation. Le 20 décembre 2013, elle manifesta, en dehors de tout office religieux, dans l’église de la Madeleine à Paris en se présentant devant l’autel, la poitrine dénudée et le corps couvert de slogans, et mima, à l’aide d’un morceau de foie de bœuf, un avortement. Sa performance fut brève et elle quitta les lieux à l’invitation du maître de chapelle présent. Cette action fut médiatisée, une dizaine de journalistes étant présents. Dans une interview au magazine Le Nouvel Observateur du 23 décembre 2013, publiée sur internet sous la forme d’une lettre adressée au curé de l’église, Mme Bouton décrivit le sens de son action : elle tenait « deux morceaux de foie de bœuf dans les mains, symbole du petit Jésus avorté », avec, peints sur son torse et dans son dos, « les slogans "344e salope" (...) en référence au manifeste des 343 initié par des féministes pro-avortement en 1971 et "Christmas is canceled" ». Le curé de la paroisse déposa une plainte avec constitution de partie civile. Le 7 janvier 2014, placée en garde à vue, Mme Bouton expliqua qu’elle avait été désignée pour la France par le mouvement Femen afin d’intervenirselon un scénario semblable dans d’autres pays à la même période que d’autres militantes des Femen. L’église de la Madeleine avait été choisie en France « pour son symbole au niveau international ». Les enquêteurs versèrent au dossier de la procédure une publication du site internet des Femen-France avec des photographies sous-titrées : « Noël est annulé du Vatican à Paris, Sur l’autel de l’Église de la Madeleine, la Sainte Mère Éloïse a avorté de Jésus ». À l’issue de l’audience du 15 octobre 2014, le tribunal correctionnel de Paris refusa, à titre préliminaire, de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soulevée par la requérante, considérant que n’était pas sérieux le grief tiré de l’imprécision de la notion d’exhibition sexuelle énoncée à l’article 222-32 du code pénal au regard du principe de légalité des délits et des peines, comme l’avait déjà jugé la Cour de cassation dans un arrêt du 9 avril 2014. Sur le fond, le 17 décembre 2014, le tribunal écarta les moyens de la requérante tirés respectivement de l’absence de caractérisation du délit d’exhibition sexuelle et de la violation de l’article 10 de la Convention. Il rejeta en particulier l’argumentation de la requérante selon laquelle son action était exclusivement politique et relevait de sa liberté d’expression. Le tribunal correctionnel condamna la requérante pour exhibition sexuelle à un mois d’emprisonnement assorti d’un sursis simple et, sur les intérêts civils, à payer au représentant de la paroisse un montant de 2 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral, ainsi qu’à participer aux frais de procédure de son adversaire à hauteur de la somme de 1 500 EUR. La cour d’appel de Paris confirma le jugement en tous points. La requérante se pourvut en cassation contre cet arrêt. La Cour de cassation rejeta le pourvoi.

CEDH

36.  À titre liminaire, la Cour précise qu’il découle des principes rappelés ci-dessus que la question déterminante qui se pose à ce stade est celle de savoir si, lorsqu’elle a adopté le comportement pour lequel elle a été condamnée, la requérante savait ou aurait dû savoir – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – que ses actes étaient de nature à engager sa responsabilité pénale sur le fondement de l’article 222-32 du code pénal (voir, mutatis mutandis, Perinçek, précité, § 137).

37.  En premier lieu, la Cour relève que l’article 222-32 précité ne définit pas la notion d’exhibition sexuelle et que l’évolution des mœurs a pu nourrir un débat devant les juridictions nationales sur le caractère sexuel de la poitrine nue d’une femme, ainsi que sur l’existence d’une discrimination en résultant entre les hommes et les femmes (voir paragraphes 15 et 19 ci‑dessus). Elle relève à cet égard qu’en l’absence de renvoi par la Cour de cassation des QPC portant sur le caractère suffisamment précis de l’infraction d’exhibition sexuelle, le Conseil constitutionnel n’a pas été en mesure de se prononcer sur la question. La Cour relève par ailleurs que la commission nationale consultative des droits de l’homme a recommandé de préciser les contours de l’infraction dans la loi (voir paragraphe 20). Aux yeux de la Cour, même s’ils sont de nature à faire peser un doute sur la qualité de la loi au sens de la jurisprudence de la Cour, ces éléments ne vont toutefois pas jusqu’à remettre en cause la prévisibilité des poursuites pénales à l’encontre de la requérante, dont l’opportunité relevait du parquet, dès lors qu’en vertu de la jurisprudence telle qu’elle était établie au moment des faits litigieux, la nudité de la poitrine de la femme était de nature à caractériser l’élément matériel de l’infraction, par ailleurs clairement énoncée au code pénal (voir paragraphe 14). La Cour relève que cette interprétation n’a pas non plus varié après les faits reprochés à la requérante, notamment à l’occasion de deux QPC non transmises au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation (voir paragraphes 18 et 19). La constance de cette interprétation, consacrée par une jurisprudence réaffirmée postérieurement aux faits litigieux, conforte le caractère raisonnablement prévisible, pour la requérante, de la détermination du champ d’application de l’infraction pénale en cause, et partant, de l’incrimination pénale de son comportement.

38.  En second lieu, la Cour note que si la requérante a agi seule le jour des faits, son action était organisée avec le soutien du mouvement des Femen, rompu aux confrontations avec les autorités nationales en raison de leurs actions militantes délibérément provocatrices. Du fait de son appartenance à ce mouvement et des modalités de la préparation de son action relayée sur le site internet français des Femen, éléments évoqués lors de l’enquête pénale (voir paragraphe 6), la requérante, qui pouvait, le cas échéant bénéficier des conseils d’avocats spécialisés, doit être réputée avoir été au fait de la loi et de la jurisprudence constante applicables en la matière.

39. La Cour en conclut que la requérante pouvait raisonnablement s’attendre à ce que ce comportement entraîne pour elle des conséquences pénales.

40.  Dès lors, l’ingérence dans l’exercice par la requérante du droit à la liberté d’expression peut être regardée comme suffisamment prévisible et, partant, « prévue par la loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

b)     But légitime

41.  La Cour considère, ce qui n’est pas contesté par les parties (voir paragraphes 23 et 26), que l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante poursuivait plusieurs buts légitimes au sens de l’article 10 § 2, à savoir la protection de la morale et des droits d’autrui, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. En l’espèce, la Cour a admis, à l’occasion de l’examen de la prévisibilité de l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante (voir paragraphes 37-39 ci-dessus), que les juridictions nationales pouvaient légitimement envisager de sanctionner le comportement d’une personne qui exhibe une partie sexuelle de son corps, au sens du droit pénal interne, dans un lieu public tel qu’une église.

c)      Nécessité dans une société démocratique

  1. Principes généraux

42.  La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10, tels qu’elle les a exposés depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24) et constamment réaffirmés depuis (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, §§ 131-139, CEDH 2015, Perinçek, précité, §§ 196 et 197 et les références jurisprudentielles y mentionnées) : la liberté d’expression est l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent.

43.  En examinant si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », la Cour apprécie notamment, dans les circonstances de la cause, si l’ingérence correspond à un « besoin social impérieux » (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 68, CEDH 2003‑IX).

44.  Si la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes, il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».

45.  Pour évaluer la pertinence et la suffisance des conclusions retenues par les juridictions nationales, la Cour, conformément au principe de subsidiarité, prend en considération la manière dont ces dernières ont effectué la mise en balance des intérêts contradictoires en jeu à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière (voir Erla Hlynsdottir c. Islande (no 2), no 54125/10, § 54, 21 octobre 2014, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 24, 17 avril 2018). La Cour rappelle que la qualité de l’examen judiciaire de la nécessité de la mesure revêt une importance particulière dans le contexte de l’évaluation de proportionnalité sous l’angle de l’article 10 de la Convention (voir Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits)). Ainsi, l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse peut justifier un constat de violation de l’article 10 (Matúz c. Hongrie, no 73571/10, § 35, 21 octobre 2014, Ergündoğan, précité, ibidem).

46.  Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. À cet égard, elle a maintes fois eu l’occasion de souligner, dans le contexte des affaires relatives à l’article 10 de la Convention, que le prononcé d’une condamnation pénale constituait l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, entre autres, Reichman c. France, no 50147/11, § 73, 12 juillet 2016, Lacroix c. France, no 41519/12, § 50, 7 septembre 2017, et Tête c. France, no 59636/16, § 68, 26 mars 2020). La Cour réitère que les instances nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, tout spécialement s’agissant du prononcé d’une peine d’emprisonnement qui revêt un effet particulièrement dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 116, CEDH 2004-XI, Morice, précité, §§ 127 et 176, et Mariya Alekhina et autres c. Russie, précité, § 227).

  1. Application au cas d’espèce

47.  La Cour relève que la condamnation de la requérante était fondée sur la caractérisation du délit d’exhibition sexuelle. Selon le Gouvernement, elle ne visait pas à sanctionner ses idées et opinions critiques sur la doctrine de l’Église catholique.

48.  Néanmoins, la Cour considère, comme elle l’a évoqué plus haut (voir paragraphe 31), qu’eu égard à son caractère militant, l’action de la requérante, qui cherchait à exprimer ses convictions politiques, dans la ligne des positions défendues par le mouvement des Femen au nom duquel elle agissait, doit être regardée comme constituant une « performance » entrant dans le champ d’application de l’article 10. La mise en scène à laquelle s’est prêtée la requérante, la poitrine dénudée, et qui était organisée selon les modalités arrêtées par le mouvement des Femen, avait en effet pour but de véhiculer, dans un lieu de culte symbolique, un message relatif à un débat public et sociétal portant sur le positionnement de l’Église catholique sur une question sensible et controversée, à savoir le droit des femmes à disposer librement de leur corps, y compris celui de recourir à l’avortement.

49.  Dans ces conditions, la Cour considère qu’alors même qu’elle a été exercée, dans la présente affaire, d’une manière qui était susceptible d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale voire de la religion compte tenu du lieu choisi pour réaliser la performance, où pouvaient se trouver, par définition, de plus nombreux croyants que dans tout autre lieu (voir, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, § 50, série A no 295-A, Wingrove, précité, § 58, et Murphy, précité, § 67), la liberté d’expression de la requérante devait bénéficier d’un niveau suffisant de protection, allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités nationales atténuée dès lors que le contenu de son message relevait d’un sujet d’intérêt général (Morice, précité, § 125, et les références citées, Mariya Alekhina et autres, précité, § 212).

50.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs du délit d’exhibition sexuelle. En l’espèce, et contrairement à ce que l’invite à faire la requérante, il ne lui appartient pas de déterminer s’il y a lieu ou non de tenir compte des mobiles de la personne poursuivie pour caractériser ce délit. Il incombe en effet au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit national et, après avoir apprécié les faits en litige et leur contexte, et recherché si les éléments constitutifs de l’infraction étaient réunis, de conclure ou non à la déclaration de culpabilité du prévenu (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII). De même, la fixation des peines est en principe l’apanage des juridictions internes (Cumpănă et Mazăre, précité, § 115).

51.  Dans la présente affaire, la Cour relève que la performance de la requérante s’est déroulée dans une église et rappelle avoir déjà admis, dans une pareille situation, qu’un tel comportement pouvait être regardé comme méconnaissant les règles de conduite acceptables dans un lieu de culte et en avoir déduit que l’infliction de certaines sanctions pouvait en principe être justifiée par les impératifs de protection des droits d’autrui (voir Mariya Alekhina et autres, précité, § 214). Toutefois, dans la présente affaire, s’agissant de la peine prononcée à l’encontre de la requérante, la Cour est, en premier lieu, frappée de la sévérité de la sanction que les juridictions internes ont infligée à l’intéressée sans pour autant exposer en quoi une peine d’emprisonnement s’imposait pour garantir la protection de l’ordre public, de la morale et des droits d’autrui dans les circonstances de l’espèce.

52.  Elle relève, à cet égard, que la peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis fixée à l’encontre de la requérante est une peine privative de liberté susceptible d’être ramenée à exécution en cas de nouvelle condamnation et qui a été inscrite à son casier judiciaire. À la gravité de la sanction pénale prononcée s’est ajouté le montant relativement élevé de la somme mise à la charge de la requérante au titre des intérêts civils (voir paragraphe 9).

53.  La Cour rappelle qu’une peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (voir, entre autres, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 59, 15 mars 2011, Stern Taulats and Roura Capellera c. Espagne, no 51168/15, § 34, 13 mars 2018). En l’espèce, l’action de la requérante à laquelle aucun comportement injurieux ou haineux n’a été reproché, quelque choquante qu’elle ait pu être pour autrui eu égard à la nudité qu’elle a imposée dans un lieu public, comportement sanctionnable en vertu du droit pénal interne, avait pour seul objectif de contribuer, par une performance délibérément provocante, au débat public sur les droits des femmes, plus spécifiquement sur le droit à l’avortement. Aucune condamnation antérieure n’était inscrite au casier judiciaire de la requérante. Elle était insérée socialement et professionnellement, percevant des revenus, de sorte que la référence à « la personnalité de l’auteur » pour justifier la peine ne renvoyait à aucun élément précis et défavorable (voir paragraphe 12) ni ne justifiait le choix de ne pas retenir une peine non privative de liberté.

54.  La Cour relève, en l’espèce, que les juridictions internes ont fait le choix d’une peine d’emprisonnement qui, même assortie d’un sursis, ne peut être considérée comme la peine la plus modérée exigée par la jurisprudence de la Cour quand est en jeu la liberté d’expression de la personne sanctionnée (Morice, précité, § 176, Reichman, précité, § 73), domaine dans lequel, comme il a été rappelé précédemment (voir paragraphe 46), l’usage de la voie pénale ne doit être choisi qu’avec retenue par les instances nationales.

55.  Au vu des considérations qui précèdent, et afin d’examiner si la nature et la lourdeur de la peine infligée à la requérante étaient malgré tout justifiées dans les circonstances de l’espèce, la Cour doit, en second lieu, se pencher, comme elle l’a énoncé plus haut (voir paragraphes 44-45), sur l’existence de motifs pertinents et suffisants développés par les juridictions internes.

56.  À cet égard, il est rappelé que dès lors qu’elles ont examiné les faits avec soin, qu’elles ont appliqué, dans le respect de la Convention et de sa jurisprudence, les normes applicables en matière de protection des droits de l’homme et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’individu et l’intérêt général dans le cas d’espèce, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (voir la jurisprudence récente sur le terrain de l’article 8, I.M. c. Suisse, no 23887/16, § 72, 9 avril 2019, M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 149, 9 juillet 2021, et sous l’angle de l’article 10, Sellami c. France, no 61470/15, § 46, 17 décembre 2020).

57.  La Cour souligne que cette mise en balance des intérêts en présence se distingue du contrôle qu’elle est amenée à opérer, dans d’autres situations, sur les motifs retenus par le juge national lorsque les circonstances de l’espèce conduisent à effectuer la mise en balance de deux libertés également protégées par la Convention (voir, s’agissant d’une mise en balance entre les articles 10 et 8 de la Convention, MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 79, CEDH 2015 (extraits), Ergündoğan c. Turquie, précité, § 30, ou encore entre les libertés protégées par les articles 10 et 9 de la Convention, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, précité, § 55, Aydın Tatlav c. Turquie, no 50692/99, § 26, 2 mai 2006).

58.  En l’espèce, afin d’apprécier la nécessité de l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante et de déterminer si son comportement justifiait une sanction, les juridictions nationales se sont référées, ainsi que cela ressort des motifs de leurs décisions, à certains principes dégagés par la Cour dans sa jurisprudence relative à l’article 10 de la Convention. Elles ont ainsi invoqué, en première instance comme en appel, la proportionnalité de l’ingérence « au besoin social impérieux de protéger autrui de la vue dans un lieu de culte, d’une action exécutée à moitié dénudée que d’aucuns peuvent considérer comme choquante » (voir paragraphes 8 et 11 ci-dessus). La cour d’appel a également jugé que « ce que la prévenue estim[ait] comme étant sa liberté d’expression a[vait] eu pour effet de porter gravement atteinte à la liberté de penser d’autrui comme de la liberté religieuse en général » (voir paragraphe 11). La Cour de cassation a ensuite confirmé cette analyse en fondant le rejet du pourvoi de la requérante sur la nécessité de concilier deux libertés protégées par la Convention, à savoir la liberté d’expression, d’une part, et la liberté de conscience et de religion protégée par l’article 9, d’autre part, décrite en l’espèce comme étant le droit « de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion » (voir paragraphe 13).

59.  La Cour relève, tout d’abord, qu’il résulte de ces motivations que la cour d’appel comme la Cour de cassation ont effectué une mise en balance non seulement des intérêts divergents qui étaient en jeu mais aussi de deux libertés protégées par la Convention, à savoir la liberté d’expression, d’une part, et la liberté de conscience et de religion, d’autre part.

60.  Or, la Cour constate, ainsi que le fait valoir la requérante dans ses observations (voir paragraphe 24), que la sanction pénale qui lui a été infligée en répression du délit d’exhibition sexuelle, pour avoir dénudé sa poitrine dans un lieu public, n’avait pas pour objet de punir une atteinte à la liberté de conscience et de religion. Certes, par le choix du lieu de sa performance (une église) et les symboles en relation avec la religion mobilisés dans sa mise en scène (la position devant l’autel, les bras en croix, la figuration d’une prière, le voile sur les cheveux), la requérante avait adopté un comportement qui était susceptible de heurter non seulement les convictions morales des ministres du culte ainsi que des personnes présentes, mais également leurs croyances religieuses. Il s’ensuit que si les circonstances de lieu ainsi que les symboles auxquels la requérante avait eu recours devaient être nécessairement pris en compte, pour l’appréciation des intérêts divergents en jeu, en tant qu’éléments de contexte, les juridictions internes n’avaient pas, eu égard à l’objet de l’incrimination en cause, à procéder à la mise en balance entre la liberté d’expression revendiquée par la requérante et le droit à la liberté de conscience et de religion protégé par l’article 9 de la Convention.

61.  Au demeurant, la Cour relève que les juridictions internes, alors qu’elles avaient choisi de se situer sur le terrain de la liberté de religion, n’ont pas recherché si l’action de la requérante avait un caractère « gratuitement offensant » pour les croyances religieuses (Otto-Preminger-Institut, précité, § 49), si elle était injurieuse ou si elle incitait à l’irrespect ou à la haine envers l’Église catholique (voir, mutatis mutandis, Giniewski c. France, no 64016/00, § 52, 31 janvier 2006, et Mariya Alekhina et autres, précité, §§ 217-226 et les nombreuses références citées).

62.  De même, elle constate qu’alors qu’elles ont estimé qu’elle avait troublé autrui dans la pratique de la religion (voir paragraphes 11 et 13), les juridictions internes n’ont pas non plus pris en considération le fait que la requérante avait agi en dehors de tout exercice du culte – aucune messe n’étant en cours au moment des faits et une chorale répétant sans que la requérante soit à portée de vue –, qu’il n’était pas contesté que son action s’était déroulée de manière brève, sans déclamation des slogans affichés sur son corps et que l’intéressée avait quitté l’église dès que cela lui avait été demandé.

63.  La Cour doit, ensuite, vérifier si, dans le cadre du contrôle qu’il devait opérer au titre du paragraphe 2 de l’article 10, le juge interne a dûment effectué la mise en balance des intérêts divergents entre, d’une part, le droit de la requérante de communiquer au public ses idées sur les droits devant être reconnus aux femmes, dont celui de disposer de leur corps, et, d’autre part, le droit d’autrui au respect de la morale et de l’ordre public. Or, la Cour souligne que cet examen ne pouvait être valablement effectué par les juridictions internes qu’au moyen d’une analyse de l’ensemble des éléments en litige portant sur le contexte dans lequel se situait l’action litigieuse ainsi que sur les mobiles de la requérante.

64.  À cet égard, la Cour note qu’en l’espèce, les juridictions internes, et plus particulièrement la cour d’appel, n’ont pas fait abstraction des déclarations de la requérante au cours de l’enquête pénale, décrivant les motivations politiques et féministes de son action, qui s’inscrivait dans un mouvement collectif et international visant à contester, de manière délibérément vive et choquante pour les convictions d’autrui, la position de l’Église catholique sur le sujet du droit des femmes (voir paragraphes 10-11). Toutefois, elles se sont bornées à examiner la question de la nudité de sa poitrine dans un lieu de culte, isolément de la performance globale dans laquelle elle s’inscrivait sans prendre en considération, dans la balance des intérêts en présence, le sens donné à son comportement par la requérante. En particulier, les juridictions internes ont refusé de tenir compte de la signification des inscriptions figurant sur le torse et le dos de la requérante, qui portaient un message féministe en référence au manifeste pro-avortement de 1971 dit « manifeste des 343 salopes ». Elles ont relaté, sans la mettre en perspective avec les idées promues par la requérante, la mise en scène d’un « avortement de Jésus ». Elles n’ont pas davantage pris en considération les explications fournies par la requérante sur le sens donné à leur nudité par les militantes des Femen, auxquelles elle appartenait, dont la poitrine dénudée sert d’« étendard politique » ni sur le lieu de son action, à savoir un lieu de culte notoirement connu du public, choisi dans le but de favoriser la médiatisation de cette action.

65.  La Cour en conclut que les motifs adoptés par les juridictions internes ne sont pas de nature à lui permettre de considérer qu’en l’espèce, elles ont procédé à la mise en balance entre les intérêts en présence de manière adéquate et conformément aux critères dégagés par sa jurisprudence.

66.  Au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, et dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que les motifs retenus par les juridictions internes ne suffisent pas à ce qu’elle regarde la peine infligée à la requérante, compte tenu de sa nature ainsi que de sa lourdeur et de la gravité de ses effets, comme proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

67.  Dans ces conditions, la Cour estime que l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante que constitue la peine d’emprisonnement avec sursis qui a été prononcée à son encontre n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

68.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Z.B. c. France du 2 septembre 2021 requête no 46883/15

Art 10 : Condamnation pénale d’une personne ayant offert à son neveu de trois ans un tee-shirt, porté à l’école maternelle, avec les inscriptions « je suis une bombe » et « Jihad, né le 11 septembre » : non-violation de l’article 10 de la Convention

L’affaire concerne la condamnation pénale du requérant pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie en raison des inscriptions – « je suis une bombe » et « Jihad, né le 11 septembre » – apposées sur un tee-shirt qu’il avait spécialement commandé et offert à son neveu de trois ans pour son anniversaire et que celui-ci a porté à l’école maternelle. Devant les instances nationales et devant la Cour européenne, le requérant a argué du caractère humoristique des inscriptions litigieuses. La Cour rappelle que le discours humoristique ou les formes d’expression qui cultivent l’humour sont protégés par l’article 10 de la Convention sans pour autant échapper aux limites définies par celui-ci. En effet, le droit à l’humour ne permet pas tout et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume des « devoirs et des responsabilités ». La Cour souligne qu’elle ne saurait ignorer l’importance et le poids que le contexte général revêtait en l’espèce. En effet, si plus de 11 ans séparent les attentats du 11 septembre 2001 et les faits à l’origine de la présente affaire, il n’en demeure pas moins que ceux-ci sont intervenus quelques mois seulement après d’autres attentats terroristes, ayant notamment causé la mort de trois enfants dans une école. La Cour indique aussi que la circonstance que le requérant n’ait pas de liens avec une quelconque mouvance terroriste, ou n’ait pas souscrit à une idéologie terroriste ne saurait atténuer la portée du message litigieux. Dans les circonstances spécifiques de l’espèce, la Cour – qui relève l’instrumentalisation d’un enfant de trois ans, porteur involontaire du message litigieux – juge que les motifs retenus par les juridictions internes pour prononcer la condamnation du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie de la violence de masse, apparaissent à la fois « pertinents » et « suffisants » pour justifier l’ingérence litigieuse. Elle note aussi que la condamnation prononcée contre le requérant (amende et peine de prison avec sursis) n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi. L’ingérence litigieuse peut donc passer pour nécessaire dans une société démocratipque et il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale du requérant pour l’apposition d’inscriptions à connotations terroristes sur un tee-shirt porté à sa demande par son neveu, de trois ans, dans son école maternelle • Connaissance du requérant de la résonance particulière des inscriptions peu de temps après des attentats dans une école et dans un contexte de menace terroriste avérée • Motifs pertinents et suffisants • Sanction proportionnée

Art 17 (+ Art 10) • Inscriptions ne révélant pas de manière immédiatement évidente que le requérant tendait à la destruction des droits et libertés

FAITS

Le requérant, Z.B., est un ressortissant français né en 1983 et résidant à Sorgues (France). Dans cette affaire, Z.B. se plaint de sa condamnation pénale pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie en raison des inscriptions apposées sur un tee-shirt qu’il avait offert à son neveu, alors âgé de trois ans, en guise de cadeau d’anniversaire. Z.B., qui avait commandé spécialement ce tee-shirt, avait demandé que soient inscrites les mentions « je suis une bombe » sur la poitrine et « Jihad, né le 11 septembre » dans le dos. Le 25 septembre 2012, l’enfant porta ce tee-shirt dans l’enceinte d’une école maternelle. La directrice de l’école ainsi qu’un autre adulte constatèrent les mentions inscrites sur le tee-shirt lors du passage de l’enfant aux toilettes. Le même jour, la directrice de l’école informa l’inspection académique et le maire de la commune. Ce dernier saisit le procureur de la République pour dénoncer les faits. Une procédure pénale fut ouverte à l’encontre de Z.B. qui fut condamné à deux mois d’emprisonnement avec sursis et 4 000 euros d’amende.

ARTICLE 10

La Cour relève que le requérant a sciemment recouru à un procédé énonciatif qui, reposant sur la polysémie du mot « bombe », tendait à décrire, dans un style familier propre au français courant, les caractéristiques physiques d’une personne séduisante ce, tout en les associant aux informations d’identité de son neveu. Tant devant les instances nationales que devant la Cour, le requérant a argué du caractère humoristique des inscriptions litigieuses. La Cour rappelle que le discours humoristique ou les formes d’expression qui cultivent l’humour sont protégés par l’article 10 de la Convention, y compris s’ils se traduisent par la transgression ou la provocation et ce, peu importe qui en est l’auteur. Toutefois, si ces formes d’expression ne peuvent être appréciées ou censurées à l’aune des seules réactions négatives ou indignées qu’elles sont susceptibles de générer, elles n’échappent pas pour autant aux limites définies à l’article 10 de la Convention. En effet, le droit à l’humour ne permet pas tout et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume des « devoirs et des responsabilités ». À cet égard, la Cour observe qu’en l’espèce, tenant compte de l’intention humoristique dont se prévalait le requérant, la cour d’appel de Nîmes a considéré que les inscriptions litigieuses ne pouvaient s’entendre comme constitutives d’une simple plaisanterie, mais reflétaient au contraire une volonté délibérée de valoriser des actes criminels, en les présentant favorablement. Elle jugea ainsi que certains attributs de l’enfant tels que son prénom, jour et mois de naissance et l’usage du mot « bombe » avaient « servi de prétexte pour valoriser, sans aucune équivoque, et à travers l’association délibérée des termes renvoyant à la violence de masse, des atteintes volontaires à la vie ».

La Cour observe aussi que l’avocat général a replacé les faits de l’espèce dans le contexte des attentats terroristes ayant frappé la France, tout en soulignant l’importance de s’en détacher. Elle souscrit à cette approche. En effet, un tel contexte, aussi grave fût-il, ne pouvait suffire à lui seul à justifier l’ingérence en cause dans la présente affaire. Pour autant, la Cour ne saurait ignorer l’importance et le poids que ce contexte général revêtait en l’espèce. En effet, si plus de onze ans séparent les attentats du 11 septembre 2001 et les faits à l’origine de la présente affaire, il n’en demeure pas moins que les inscriptions litigieuses ont été diffusées quelques mois seulement après d’autres attentats terroristes, ayant notamment causé la mort de trois enfants dans une école. Eu égard à l’idéologie terroriste ayant présidé à ces deux attentats, on ne saurait considérer que l’écoulement du temps était susceptible d’atténuer la portée du message en cause dans la présente affaire. La circonstance que le requérant n’ait pas de liens avec une quelconque mouvance terroriste, ou n’ait pas souscrit à une idéologie terroriste ne saurait davantage atténuer la portée du message litigieux. Elle note par ailleurs, qu’en sus du contexte général dans lequel s’inscrivait la présente affaire, les instances nationales ont apprécié le contexte spécifique dans lequel les inscriptions litigieuses avaient été rendues publiques. Elle souligne tout particulièrement à cet égard les arguments retenus par la cour d’appel de Nîmes quant à l’instrumentalisation d’un enfant de trois ans, porteur involontaire du message litigieux, sans possible conscience de la chose, et au cadre spécifique dans lequel celui-ci avait été diffusé, à savoir non seulement « un lieu public » mais aussi « une enceinte scolaire », où se trouvaient de jeunes enfants. Elle observe en outre que le tee-shirt floqué des inscriptions litigieuses n’était pas directement visible des tiers mais a été découvert au moment où l’enfant était rhabillé par des adultes. Il n’était pas davantage accessible à un grand public puisque porté uniquement dans l’enceinte d’une école. Le message litigieux ne fut ainsi lisible que par deux adultes. À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà souligné l’importance de l’absence de publicité lors de l’examen de la proportionnalité de l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression. Si elle ne peut spéculer sur la nature exacte des intentions du requérant sur ce point, la Cour observe néanmoins que celui-ci ne nie pas avoir spécifiquement demandé que son neveu porte le tee-shirt litigieux à l’école ni avoir voulu partager son message. Il s’est au contraire prévalut d’un trait d’humour. Pour la Cour, Z.B. ne pouvait ignorer la résonance particulière – au-delà de la simple provocation ou du mauvais goût dont il se prévaut – de telles inscriptions dans l’enceinte d’une école maternelle, peu de temps après des attentats ayant coûté la vie à des enfants dans une autre école et dans un contexte de menace terroriste avérée. À cet égard, elle prend note des arguments de l’avocat général tenant à l’émotion et aux tensions suscitées par le message litigieux ainsi que son impact sur la paix sociale. Elle rappelle que les autorités nationales se trouvent en principe, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à répondre aux buts légitimes qu’elles poursuivent. Elle estime aussi qu’elles sont également plus à même de comprendre et apprécier les problèmes sociétaux spécifiques dans des communautés et des contextes particuliers. Dans cette perspective, la connaissance de proximité de la cour d’appel de Nîmes quant au contexte régional dans lequel s’inscrivaient les faits litigieux, la plaçait dans une situation privilégiée pour appréhender la nécessité de la condamnation prononcée en l’espèce. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour constate que la cour d’appel de Nîmes qui prononça la condamnation du requérant a veillé à apprécier sa culpabilité en se fondant sur les critères d’appréciation définis par la jurisprudence de la Cour, au regard des exigences de l’article 10 de la Convention et ce, après avoir procédé à une mise en balance des différents intérêts en présence. La Cour de cassation, statuant notamment à la lumière de l’avis de l’avocat général qui intégra également ces critères d’appréciation, a quant à elle avalisé celle-ci. La Cour ne voit en l’espèce aucun motif sérieux de substituer son appréciation à celle des instances nationales. Elle estime ainsi que les motifs retenus pour fonder la condamnation du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie de la violence de masse, apparaissent dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, à la fois « pertinents » et « suffisants » pour justifier l’ingérence litigieuse, et répondaient en ce sens à un besoin social impérieux. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression. En l’espèce, elle estime que dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, le montant de l’amende prononcée reste proportionné. Par ailleurs, tenant compte en particulier du sursis dont la peine de prison fut assortie, la Cour peut conclure que la condamnation prononcée contre le requérant n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi. Par conséquent, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique, et il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

50.  La Cour rappelle tout d’abord que le droit à la liberté d’expression peut inclure le droit d’une personne d’exprimer ses idées par la façon dont elle s’habille (voir Maguire c. Royaume-Uni (déc.), no 58060/13, § 45, 3 mars 2015, Stevens c. Royaume-Uni, no 11674/85, décision de la Commission du 3 mars 1986, Décisions et rapports (DR) 46, p. 245 ; et Kara c. Royaume-Uni, no 36528/97, décision de la Commission du 22 octobre 1998). La Cour note ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation litigieuse constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté devant la Cour que cette ingérence était prévue par la loi. La Cour souscrit à cette appréciation. Elle estime par ailleurs que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime, à savoir la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En l’espèce, le différend porte donc sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

a)      Principes généraux

51.  La Cour se réfère aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir Perinçek, précité, §§ 196-197 et les références jurisprudentielles y mentionnées). Elle examinera l’affaire à la lumière de ces principes.

52.  Elle rappelle ainsi que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

53.  L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent.

54.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

b)     Application au cas d’espèce

55.  En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été condamné pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie, en raison des mentions à fortes résonances suivantes, inscrites à sa demande sur un tee-shirt offert à son neveu : « je suis une bombe », « Jihad, né le 11 septembre ». Elle relève à cet égard que le requérant a sciemment recouru à un procédé énonciatif qui, reposant sur la polysémie du mot « bombe », tendait à décrire, dans un style familier propre au français courant, les caractéristiques physiques d’une personne séduisante (paragraphe 33 ci-dessus) ce, tout en les associant aux informations d’identité de son neveu.

56.  Tant devant les instances nationales (paragraphe 12 ci-dessus) que devant la Cour (paragraphes 32 et 36 ci-dessus), le requérant a argué du caractère humoristique des inscriptions litigieuses. À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà souligné que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérise, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais (Eon, précité, § 60). En ce sens, il ne fait aucun doute que le discours humoristique ou les formes d’expression qui cultivent l’humour sont protégés par l’article 10 de la Convention, y compris s’ils se traduisent par la transgression ou la provocation et ce, peu importe qui en est l’auteur.

57.  Pour la Cour, si ces formes d’expression ne peuvent être appréciées ou censurées à l’aune des seules réactions négatives ou indignées qu’elles sont susceptibles de générer, elles n’échappent pas pour autant aux limites définies au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. En effet, le droit à l’humour ne permet pas tout et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume, selon les termes de ce paragraphe, des « devoirs et des responsabilités ». À cet égard, la Cour observe qu’en l’espèce, tenant compte de l’intention humoristique dont se prévalait le requérant, la cour d’appel de Nîmes a considéré que les inscriptions litigieuses ne pouvaient s’entendre comme constitutives d’une simple plaisanterie, mais reflétaient au contraire une volonté délibérée de valoriser des actes criminels, en les présentant favorablement (paragraphe 11 ci-dessus). Elle jugea ainsi que certains attributs de l’enfant tels que son prénom, jour et mois de naissance et l’usage du mot « bombe » avaient « servi de prétexte pour valoriser, sans aucune équivoque, et à travers l’association délibérée des termes renvoyant à la violence de masse, des atteintes volontaires à la vie ».

58.  À cet égard, la Cour rappelle que les États contractants disposent, sur le terrain de l’article 10, d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 59, CEDH 2012 (extraits)). Celle-ci est définie par le type d’expression en cause ; à cet égard, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du débat politique ou de questions d’intérêt général (Perinçek, précité, § 197). En l’espèce toutefois, la Cour estime que les inscriptions litigieuses ne sauraient être considérées comme relevant d’un quelconque débat d’intérêt général au regard des attentats du 11 septembre 2001 ou d’autres sujets (comparer avec Leroy, précité, § 41). D’ailleurs, le requérant ne prétend aucunement avoir voulu contribuer à ou susciter un débat de cette nature. La marge d’appréciation de l’État en l’espèce est en conséquence plus large.

59.  La Cour rappelle ensuite, au vu des arguments avancés par le Gouvernement quant à la prégnance de la menace terroriste en France au moment des faits litigieux (paragraphe 42 ci-dessus), qu’elle tient compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (arrêt Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV), question d’intérêt publique de première importance dans une société démocratique (Demirel c. Turquie (déc.), no 11584/03, 24 mai 2007). À cet égard, elle souligne également que si un événement relativement récent peut être traumatisant au point de justifier, pendant un certain temps, que l’on contrôle davantage l’expression de propos à son sujet, il n’en demeure pas moins que la nécessité d’une telle mesure diminue forcément au fil du temps (Perinçek, précité, § 250).

60.  En l’espèce, la Cour observe que l’avocat général a replacé les faits à l’origine de la présente affaire dans le contexte des attentats terroristes ayant frappé la France, tout en soulignant l’importance de s’en détacher (paragraphe 13 ci-dessus). Elle souscrit à cette approche. En effet, un tel contexte, aussi grave fût-il, ne pouvait suffire à lui seul à justifier l’ingérence en cause dans la présente affaire. Pour autant, la Cour ne saurait ignorer l’importance et le poids que ce contexte général revêtait en l’espèce. En effet, si plus de onze ans séparent les attentats du 11 septembre 2001 et les faits à l’origine de la présente affaire, il n’en demeure pas moins que les inscriptions litigieuses ont été diffusées quelques mois seulement après d’autres attentats terroristes, ayant notamment causé la mort de trois enfants dans une école (paragraphe 42 ci‑dessus). Eu égard à l’idéologie terroriste ayant présidé à ces deux attentats, on ne saurait considérer que l’écoulement du temps était susceptible d’atténuer la portée du message en cause dans la présente affaire. La circonstance que le requérant n’ait pas de liens avec une quelconque mouvance terroriste, ou n’ait pas souscrit à une idéologie terroriste ne saurait davantage atténuer la portée du message litigieux.

61.  La Cour relève par ailleurs, qu’en sus du contexte général dans lequel s’inscrivait la présente affaire, les instances nationales ont apprécié le contexte spécifique dans lequel les inscriptions litigieuses avaient été rendues publiques. Elle souligne tout particulièrement à cet égard les arguments retenus par la cour d’appel de Nîmes quant à l’instrumentalisation d’un enfant de trois ans, porteur involontaire du message litigieux, sans possible conscience de la chose, et au cadre spécifique dans lequel celui-ci avait été diffusé, à savoir non seulement « un lieu public » mais aussi « une enceinte scolaire » (paragraphe 11 ci-dessus), où se trouvaient de jeunes enfants.

62.  La Cour observe par ailleurs que le tee-shirt floqué des inscriptions litigieuses n’était pas directement visible des tiers mais a été découvert au moment où l’enfant était rhabillé par des adultes (paragraphe 6 ci-dessus). Il n’était pas davantage accessible à un grand public puisque porté uniquement dans l’enceinte d’une école. Le message litigieux ne fut ainsi lisible que par deux adultes. À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà souligné l’importance de l’absence de publicité lors de l’examen de la proportionnalité de l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (Yankov c. Bulgarie, no 39084/97, § 141, CEDH 2003‑XII (extraits)). Si elle ne peut spéculer sur la nature exacte des intentions du requérant sur ce point, la Cour observe néanmoins que celui-ci ne nie pas avoir spécifiquement demandé que son neveu porte le tee-shirt litigieux à l’école (paragraphe 11 ci-dessus) ni avoir voulu partager son message. Il s’est au contraire prévalut d’un trait d’humour (paragraphe 12 ci-dessus).

63.  Or, pour la Cour, il ne pouvait ignorer la résonance particulière – au‑delà de la simple provocation ou du mauvais goût dont il se prévaut (paragraphe 36 ci-dessus) – de telles inscriptions dans l’enceinte d’une école maternelle, peu de temps après des attentats ayant coûté la vie à des enfants dans une autre école et dans un contexte de menace terroriste avérée. À cet égard, la Cour prend note des arguments de l’avocat général tenant à l’émotion et aux tensions suscitées par le message litigieux ainsi que son impact sur la paix sociale (paragraphe 13 ci-dessus). Elle rappelle que les autorités nationales se trouvent en principe, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à répondre aux buts légitimes qu’elles poursuivent ( Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 35, série A no 133).

64. La Cour estime qu’elles sont également plus à même de comprendre et apprécier les problèmes sociétaux spécifiques dans des communautés et des contextes particuliers (Maguire, précité, § 54). Dans cette perspective, la connaissance de proximité de la cour d’appel de Nîmes quant au contexte régional dans lequel s’inscrivaient les faits litigieux, la plaçait dans une situation privilégiée pour appréhender la nécessité de la condamnation prononcée en l’espèce.

65.  À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour constate que la cour d’appel de Nîmes qui prononça la condamnation du requérant a veillé à apprécier sa culpabilité en se fondant sur les critères d’appréciation définis par la jurisprudence de la Cour, au regard des exigences du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention et ce, après avoir procédé à une mise en balance des différents intérêts en présence. La Cour de cassation, statuant notamment à la lumière de l’avis de l’avocat général qui intégra également ces critères d’appréciation, a quant à elle avalisé celle-ci. Or, la Cour ne voit en l’espèce aucun motif sérieux de substituer son appréciation à celle des instances nationales. Elle estime ainsi que les motifs retenus pour fonder la condamnation du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie de la violence de masse, apparaissent dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, à la fois « pertinents » et « suffisants » pour justifier l’ingérence litigieuse, et répondaient en ce sens à un besoin social impérieux.

66.  Cela étant, la Cour rappelle l’importance, dans une affaire comme celle-ci, du raisonnement des juridictions nationales. Elle note que devant la Cour de cassation, le requérant a introduit un mémoire ampliatif et argué d’une violation de l’article 10 de la Convention. Or, en dépit de la contribution qu’apporte en l’espèce l’avis de l’avocat général à la compréhension de la solution, une motivation plus développée de la décision aurait permis de mieux appréhender et comprendre le raisonnement tenu par la Cour de cassation en ce qui concerne le moyen tiré de l’article 10 de la Convention (voir Quilichini c. France, no 38299/15, § 44, 14 mars 2019).

67.  Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression. À cet égard, elle rappelle avoir maintes fois eu l’occasion de souligner, dans le contexte des affaires relatives à l’article 10 de la Convention, que le prononcé d’une condamnation pénale constituait l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, entre autres, Reichman c. France, no 50147/11, § 73, 12 juillet 2016). Elle réitère en ce sens, que les instances nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale. En l’espèce, elle constate que le requérant a été condamné à une peine de deux mois d’emprisonnement avec sursis et 4 000 EUR d’amende. La Cour souligne, au vu des arguments du Gouvernement quant à la situation professionnelle du requérant qui serait employé dans l’informatique, qu’elle n’est pas en mesure de se prononcer sur les revenus de celui-ci. Pour autant, elle estime que dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, le montant de l’amende prononcée reste proportionné. Par ailleurs, tenant compte en particulier du sursis dont la peine de prison fut assortie, la Cour peut conclure que la condamnation prononcée contre le requérant n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi.

68.  Dès lors, au vu des circonstances spécifiques de la présente affaire, la Cour estime que l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Elle conclut en conséquence qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

DICKINSON c. TURQUIE du 2 février 2021 Requête no 25200/11

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale à une amende judiciaire pour un « collage » caricaturant le Premier ministre sous les traits d’un chien pour dénoncer sa politique étrangère • Sursis avec mise à l’épreuve de cinq ans • Critique politique s’inscrivant dans un débat d’intérêt général, jugement de valeur non dépourvu d’une base factuelle suffisante, forme artistique satirique • Effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public • Défaut de mise en balance, adéquate et conforme aux critères établis par la jurisprudence de la Cour, des droits en jeu • Absence de proportionnalité

38.  La Cour considère que, compte tenu de l’effet dissuasif que la procédure pénale litigieuse, qui a duré environ trois ans et dix mois, la condamnation pénale du requérant et la décision de sursis au prononcé du jugement rendue à l’issue de cette procédure, qui a soumis l’intéressé à une période de sursis de cinq ans, ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 51, 15 septembre 2015, Ergündoğan, précité, § 26, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3), no 8732/11, § 26, 9 juillet 2019 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).

39.  Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 125 du code pénal (paragraphe 18 ci-dessus), et qu’elle poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

40.  Elle prend note, à ce sujet, de la réserve émise par le requérant quant à l’application de l’article 125 du code pénal par les juridictions nationales, selon laquelle la référence aux coutumes et traditions turques faites par les tribunaux internes dans l’application de cette disposition rendait cette dernière imprévisible. Cela étant, la Cour estime que cet argument relève de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence et n’est de nature à remettre en cause ni la légalité ni le but légitime de ladite ingérence.

41.  La Cour constate donc qu’en l’occurrence le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

a) Les principes généraux

42.  La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de liberté d’expression, lesquels sont résumés, notamment, dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)) et Tarman c. Turquie (no 63903/10, §§ 36-38, 21 novembre 2017).

43.  Elle rappelle ensuite que l’article 10 de la Convention englobe la liberté d’expression artistique – notamment dans la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées – qui permet de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 27, série A no 133). Elle réaffirme toutefois que l’artiste et ceux qui promeuvent ses œuvres n’échappent pas aux possibilités de limitation que ménage le paragraphe 2 de l’article 10. Quiconque se prévaut de sa liberté d’expression assume en effet, selon les propres termes de ce paragraphe, des « devoirs et responsabilités », dont l’étendue dépend de la situation et du procédé utilisé ; la Cour ne saurait perdre cela de vue lorsqu’elle contrôle la nécessité de la sanction incriminée dans une société démocratique (Akdaş c. Turquie, no 41056/04, § 26, 16 février 2010).

44.  La Cour rappelle en outre que, dans les arrêts Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, § 46, série A no 10) et Oberschlick c. Autriche ((no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204), elle a établi une distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 55, CEDH 2007‑IV). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005).

45.  Par ailleurs, la Cour souligne que, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, elle doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de l’article litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de cet article. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume‑Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, 7 février 2012, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 87, 7 février 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 52, CEDH 2016).

46.  La Cour indique à cet égard avoir résumé dans plusieurs arrêts les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113, CEDH 2012, Axel Springer AG, précité, §§ 89-95, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93). Si la mise en balance entre ces deux droits s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011). Dans le cadre d’une requête introduite sous l’angle de l’article 10, la Cour vérifie en outre le mode d’obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).

b) L’application de ces principes en l’espèce

47.  Dans la présente affaire, la Cour note que le requérant se plaint de sa condamnation au pénal à une amende judiciaire du chef d’insulte au Premier ministre à raison de son exposition au public d’un travail de collage, condamnation dont il a été sursis au prononcé. Elle rappelle que son rôle en l’espèce consiste avant tout à vérifier que les instances nationales, dont le requérant conteste les décisions, ont procédé à une juste pondération, à l’aune des critères qu’elle a définis pour ce faire (paragraphe 46 ci-dessus), entre le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et le droit de la personne visée dans le travail litigieux au respect de sa vie privée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 95).

48.  La Cour observe que le requérant est un universitaire d’origine britannique qui vivait en Turquie et enseignait dans des universités turques depuis vingt ans à l’époque des faits (paragraphe 6 ci-dessus). Elle observe ensuite que l’intéressé a indiqué devant les autorités être un artiste de collage qui faisait des travaux dans ce domaine depuis plusieurs années, ce que ces dernières n’ont pas contesté (paragraphe 15 ci-dessus). Elle constate en outre qu’en l’espèce le requérant a fait l’objet de poursuites pénales du chef d’insulte au Premier ministre pour avoir exposé un de ses collages dans et devant un palais de justice à l’occasion d’une audience tenue dans le cadre d’une procédure pénale qui avait auparavant été engagée contre une autre personne à raison de l’exposition par celle-ci du même collage lors d’une manifestation (paragraphe 7-12 ci-dessus).

49.  La Cour relève que le travail de collage en question représentait un corps de chien affublé de la tête du Premier ministre de l’époque et d’un missile en guise de queue, que ce chien était entouré des symboles des dollars américains et des livres turques, qu’il était tenu par une laisse dont les motifs reprenaient ceux du drapeau américain et qu’il portait une couverture sur laquelle était inscrite la phrase suivante : « Nous ne serons pas le chien de Bush ». Elle souligne à cet égard que le symbole du missile porté par le chien représenté dans le collage laisse à penser que ce travail faisait référence à des activités militaires entreprises par des personnages et des pays qu’il visait. Elle relève que ces activités étaient vraisemblablement en lien, entre autres, avec l’occupation de l’Irak par une coalition internationale menée par les États-Unis ainsi qu’avec une situation de conflits de faible intensité qui se poursuivait à l’époque des faits en Irak entre les forces d’occupation et certaines milices locales. Elle note aussi que la tête du Premier ministre turc de l’époque semble avoir été spécialement et symboliquement placée sur ce corps de chien au milieu de billets américains et turcs, d’un missile militaire et d’une laisse représentant le drapeau américain, et que le message principal du collage inscrit sur le corps du chien concernait de toute évidence et en premier lieu le Premier ministre.

50.  Ainsi, la Cour considère que, dans le contexte de son exposition, le travail de collage du requérant visait essentiellement à la formulation d’une critique politique destinée, entre autres, au Premier ministre turc pour ses choix politiques sur la scène internationale relativement notamment aux activités militaires américaines, dont celles menées en Irak (voir, pour des formes similaires d’expression politique, Mătăsaru c. République de Moldova, nos 69714/16 et 71685/16, § 31, 15 janvier 2019 (sur l’exposition devant le bureau du procureur général des sculptures de nature obscène auxquelles étaient attachées les photos d’un politicien et de plusieurs procureurs de haut niveau afin d’attirer l’attention du public sur la corruption et sur le contrôle qui serait exercé par les politiciens sur le bureau du procureur général, et Tatár et Fáber c. Hongrie, nos 26005/08 et 26160/08, § 36, 12 juin 2012 (sur l’exposition à côté du Parlement pour une courte durée de plusieurs objets vestimentaires sales qui représenteraient « les linges sales de la nation »)). Elle estime donc que ce travail faisait partie incontestablement d’un débat d’intérêt général relatif à la politique étrangère du pays. Elle rappelle à cet égard que le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V).

51.  La Cour rappelle en outre que, en ce qui concerne l’appréciation des limites de la critique admissible, il faut opérer une distinction entre les personnes privées et les personnes agissant dans un contexte public (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 117 et suiv.). Elle observe qu’il est question en l’espèce d’une critique visant directement la personne du Premier ministre, un homme politique de premier plan (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 45, 21 février 2012). Elle rappelle à ce sujet que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Uzan c. Turquie, no 30569/09, § 40, 20 mars 2018).

52.  Procédant ensuite à une analyse du travail de collage incriminé, la Cour observe que celui-ci consistait en une critique acerbe visant le Premier ministre de l’époque, exprimée d’une façon crue et allusive par le biais de l’art de collage. Elle note à cet égard que ce travail de collage, dont le contenu a été décrit ci-dessus, essayait de représenter, au moyen de la métaphore d’un chien soumis à son maître, le Premier ministre turc comme un dirigeant politique soumis à la volonté d’un pays étranger. Elle constate donc que ce travail cherchait principalement à dénoncer l’existence alléguée d’une certaine allégeance du Premier ministre turc au président américain pour des intérêts politiques et financiers. Elle relève ainsi non seulement que ce travail critiquait la politique étrangère mise en œuvre par le Premier ministre, mais aussi qu’il mettait en cause la bonne foi et l’intégrité de ce dernier en insinuant qu’il était mené et soudoyé par des puissances étrangères.

53.  La Cour considère que ce travail de collage revêtait ainsi le caractère de jugement de valeur dans le domaine de la critique politique. À ce propos, compte tenu des activités militaires américaines dans le monde, et en particulier en Irak, qui se poursuivaient et étaient, d’ailleurs, vivement critiquées dans l’opinion publique internationale à l’époque des faits, et compte tenu également du soutien politique à l’occupation de l’Irak qui aurait été précédemment affiché par le Premier ministre turc de l’époque (paragraphe 28 ci-dessus) – que le Gouvernement ne conteste pas –, la Cour estime que le jugement de valeur porté dans le travail du requérant ne peut être considéré comme dépourvu d’une base factuelle suffisante.

54.  Par ailleurs, la Cour est prête à accorder foi à l’affirmation des autorités nationales selon laquelle le fait de représenter le Premier ministre sous les traits d’un chien dans un collage était susceptible d’être perçu comme dégradant et humiliant par une partie ou la majorité de la société turque et de créer un certain malaise parmi des citoyens (paragraphes 14 et 15 ci‑dessus). Elle rappelle cependant à cet égard que, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos (Kuliś c. Pologne, no 15601/02, § 47, 18 mars 2008). Elle rappelle en outre que ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique – d’où l’obligation, pour l’État, de ne pas empiéter indûment sur leur liberté d’expression (voir, entre autres, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 26, 25 janvier 2007, et Müller, précité, §§ 32-33) – et que les formes d’expression artistique et de commentaire social telles que la satire, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui les caractérisent, et par l’emploi d’un ton ironique et sarcastique visent naturellement à provoquer et à agiter (voir, mutatis mutandis, Vereinigung Bildender Künstler, précité, § 33 et MAC TV s.r.o. c. Slovaquie, no 13466/12, § 50, 28 novembre 2017). Elle rappelle encore que des propos offensants peuvent sortir du champ de la protection de la liberté d’expression lorsqu’ils reviennent à dénigrer gratuitement, par exemple si l’insulte est leur seul but, et qu’en revanche l’utilisation de formules vulgaires n’est pas en elle-même déterminante dans l’appréciation d’un propos offensant, car elle peut fort bien avoir une visée strictement stylistique (Tuşalp, précité, § 48).

55.  En l’espèce, la Cour estime que, eu égard à l’objet du travail artistique du requérant, au contexte de son exposition au public et à sa base factuelle (décrits ci-dessus), le style et le contenu provocateurs, incitant à l’agitation et quelque peu offensants de ce collage ne peuvent être considérés comme gratuitement insultants dans le cadre du débat public dans lequel celui-ci s’inscrivait (voir, mutatis mutandis, Eon c. France, no 26118/10, §§ 57 et 58, 14 mars 2013 (sur l’expression apposée sur un écriteau, « Casse toi pov’con », brandi par le requérant lors d’un cortège présidentiel sur la voie publique, pour viser le président de la République française) et Oberschlick (no 2), précité, § 33 (sur le mot « idiot » employé par un journaliste pour qualifier un homme politique)). En tout état de cause, elle rappelle qu’un homme politique doit faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard de la critique, surtout lorsque cette dernière prend la forme de la satire (Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 28, 20 octobre 2009).

56.  Quant à la sanction pénale infligée au requérant dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre lui pour insulte au Premier ministre, la Cour estime que, s’il est tout à fait légitime que les personnes représentant les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Otegi Mondragon, précité, § 58).

57.  De plus, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999‑IV, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001‑I, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). Ainsi, l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence dans les droits protégés par l’article 10 dépendra dans bien des cas de la question de savoir si les autorités auraient pu faire usage d’un autre moyen qu’une sanction pénale, telles des mesures civiles (voir, mutatis mutandis, Raichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 50, 20 avril 2006 ; voir aussi, mutatis mutandis, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil 1998-VII, et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 115, CEDH 2004-XI). La Cour rappelle également que, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation assortie d’une dispense de peine sur le plan pénal et d’une simple obligation de payer un « euro symbolique » à titre de dommages‑intérêts (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011), elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (Athanasios Makris c. Grèce, no 55135/10, § 38, 9 mars 2017). Elle a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre, précité, § 114), risque que le caractère relativement modéré des amendes infligées ne saurait suffire à faire disparaître (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 176, CEDH 2015).

58.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que rien dans les circonstances de la présente affaire n’était de nature à justifier le placement en garde à vue et en détention en provisoire du requérant ni l’imposition d’une sanction pénale, même si, comme en l’espèce, il s’agissait d’une amende judiciaire. Par sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif, nonobstant son montant modéré, compte tenu notamment des effets de la condamnation (voir, mutatis mutandis, Artun et Güvener, précité, § 33, Martchenko c. Ukraine, no 4063/04, § 52, 19 février 2009, et Otegi Mondragon, précité, § 60). Par ailleurs, même s’il a été sursis au prononcé du jugement de condamnation du requérant et que ce jugement a finalement fait l’objet d’une annulation, avec toutes les conséquences en découlant, à l’issue de la période de sursis de cinq ans, la Cour est d’avis que le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales contre le requérant sur le fondement d’une infraction pénale grave pour laquelle des peines d’emprisonnement pouvaient être requises a exercé un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public (Dilipak, précité, § 70, et Selahattin Demirtaş (no 3), précité, § 26).

59.  La Cour en vient enfin aux décisions des juridictions internes, lesquelles ont estimé que l’acte du requérant avait constitué le délit d’insulte. Elle constate à cet égard que, le tribunal d’instance pénal, dans son premier jugement acquittant le requérant, avait fait prévaloir la liberté d’expression de ce dernier en estimant que les éléments choquants, offensants et blessants contenus dans le travail artistique de l’intéressé, qui visait à véhiculer une critique à l’égard d’une personnalité politique, devaient être tolérés (paragraphe 13 ci-dessous). En revanche, le même tribunal, dans son jugement de condamnation rendu après l’arrêt d’infirmation de la Cour de cassation, a considéré : que le travail de collage du requérant n’avait pas de base factuelle ; que l’intéressé, en assimilant, par son collage, le Premier ministre turc au chien de Bush, avait cherché à humilier ce dirigeant politique et outrepassé la mesure ; et que son acte était agressif et susceptible de causer une querelle, et avait créé un danger clair et imminent (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour, tout en notant avec intérêt les références faites dans ce dernier jugement aux principes exposés dans sa propre jurisprudence ainsi que l’argumentation et la motivation assez étendues développées par le tribunal d’instance pénal, ne peut toutefois souscrire aux appréciations et conclusions contenues dans cette décision pour les raisons susmentionnées. Elle note en outre que faisaient notamment défaut dans ce jugement une analyse de la proportionnalité de la sanction de caractère pénal infligée au requérant ainsi qu’un examen de l’effet dissuasif que cette sanction pouvait créer sur la liberté d’expression de l’intéressé.

60.  À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit de la partie adverse au respect de sa vie privée. Elle estime que, en tout état de cause, il n’y avait pas de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans l’exercice du droit du requérant à la liberté d’expression et le but légitime de la protection de la réputation de la personne concernée.

61.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

Sekmadienis Ltd. c. Lituanie du 30 janvier 2018 requête n° 69317/14

Article 10 : Une amende infligée à un fabricant de vêtements pour sa campagne de publicité évoquant « Jésus » et « Marie » a méconnu la liberté d’expression.

L’affaire concerne une amende infligée à Sekmadienis Ltd., une société fabricant des vêtements et ayant fait afficher à Vilnius et sur son site Internet une série de publicités jugées contraires à la morale publique par les tribunaux lituaniens et d’autres autorités. Sur ces publicités figuraient des mannequins et des phrases en légende évoquant « Jésus » et « Marie ». La Cour juge que, même si elles ont suscité plusieurs plaintes (exprimées notamment par l’intermédiaire de l’organisme représentant l’Église catholique romaine en Lituanie), les publicités en question n’étaient pas gratuitement offensantes et n’incitaient pas à la haine. Les autorités nationales n’ont pas non plus fourni de motifs suffisants démontrant que l’utilisation des symboles religieux en question était contraire à la morale publique. Par conséquent, les autorités nationales n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la morale publique et des droits des personnes religieuses, et, d’autre part, le droit de la société requérante à la liberté d’expression

DÉCISION DE LA CEDH

Les parties s’accordent à dire que l’amende qui a été infligée constitue une ingérence dans l’exercice par la société requérante de sa liberté d’expression.

La Cour exprime des doutes quant au point de savoir si la société requérante aurait pu prévoir que la disposition de la loi sur la publicité interdisant la publicité « contraire à la morale publique » s’appliquerait aux publicités en cause en l’espèce, d’autant plus que cette loi a été modifiée ultérieurement dans le but de prohiber explicitement la publicité « exprimant un mépris des symboles religieux ». La Cour reconnaît que l’ingérence poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection de la morale découlant de la foi chrétienne et la protection du droit des personnes religieuses de ne pas être insultées pour leurs convictions.

La Cour admet que les autorités nationales disposent d’une marge de manœuvre (d’une « marge d’appréciation ») qui, lorsqu’elles prennent des décisions en cette matière, est plus large en l’espèce compte tenu de la nature commerciale des publicités.

Constatant que les publicités en question n’étaient apparemment pas gratuitement offensantes ou blasphématoires et qu’elles n’incitaient pas à la haine fondée sur la religion, la Cour souligne l’obligation des tribunaux internes et des autres autorités d’énoncer des motifs pertinents et suffisants qui expliquent pourquoi le message exprimé par ces publicités serait quand même contraire à la morale publique. La Cour observe que les justifications fournies par les autorités nationales étaient « des déclarations vagues, qui n’expliquaient pas suffisamment pourquoi les références à des symboles religieux dans ces publicités étaient offensantes. » Les autorités n’ont pas répondu à l’argument de la société requérante selon lequel les mots employés dans les publicités avaient été utilisés non comme des références religieuses directes, mais comme des interjections comiques utilisées couramment en lituanien à l’oral pour exprimer des émotions. La Cour relève le point suivant encore plus important à ses yeux : l’Autorité a considéré que les publicités en question promouvaient « un style de vie incompatible avec les principes d’une personne religieuse », mais elle n’a pas précisé en quoi consistait ce style de vie ni comment ces publicités en faisaient la promotion. L’Autorité n’a pas non plus expliqué pourquoi un style de vie « incompatible avec les principes d’une personne religieuse » serait nécessairement contraire à la morale publique.

La Cour critique aussi le fait que seul un groupe religieux ait été consulté au cours de la procédure interne, à savoir l’Église catholique romaine. De l’avis de la Cour, une consultation limitée ainsi ne correspond apparemment pas aux principes établis par la Cour constitutionnelle lituanienne et le Comité des droits de l’homme des Nations unies.

Enfin, la Cour rappelle que la liberté d’expression s’étend aux idées qui heurtent, choquent ou inquiètent. Le fait qu’environ cent personnes se soient plaintes auprès des autorités nationales au sujet des publicités en question ne peut donc pas en soi justifier l’amende infligée à la société requérante. La Cour considère que, à supposer que, comme le soutient le gouvernement lituanien, la plupart des personnes vivant en Lituanie aient été offensées, les droits détenus en vertu de la Convention par une minorité ne peuvent pas dépendre du consentement de la majorité.

Il y a donc eu violation de l’article 10, car les autorités nationales n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la morale publique et des droits des personnes religieuses, et, d’autre part, le droit de la société requérante à la liberté d’expression.

DROIT DES DÉTENUS A RECEVOIR DES JOURNAUX

ET A CONSULTER INTERNET

OSMAN ET ALTAY c. TÜRKİYE du 18 juillet 2023 Requêtes nos 23782/20 et 40731/20

Art 10 • Liberté de recevoir des informations et des idées • Rétention par les autorités pénitentiaires d’éditions d’un journal envoyées par la poste à des détenus sans l’intermédiaire de l’administration en méconnaissance des modalités légales prévues • Deux lignes jurisprudentielles distinctes de la Cour constitutionnelle concernant la réception des publications dans les établissements pénitentiaires selon leur mode de réception • Première ligne sur celles adressées aux détenus dans le respect de la loi exigeant des autorités pénitentiaires de faire une analyse détaillée de leur contenu au regard de sa dangerosité et envisager la suppression des passages problématiques afin de remettre la partie restante à l’intéressé • Cour européenne ayant fait siens ces principes dans Mehmet Çiftçi c. Türkiye • Seconde ligne sur celles adressées par voie postale ou remise par des visiteurs sans l’intermédiaire de l’administration en méconnaissance du loi • Rétention des publications fondée sur la charge de travail causée par leur contrôle et sur la nécessité d’empêcher la communication entre terroristes • Cour constitutionnelle en l’espèce, appliquant sa seconde ligne jurisprudentielle, semblant justifier la rétention systématique des publications, non sur leurs contenus dangereux, mais sur leur réception illégale • Décisions des autorités nationales sans motivation satisfaisante, sans raisonnement propre à établir un lien avec les contenus litigieux et à fonder leurs conclusions au regard des critères établis par la Cour européenne et de sa première ligne jurisprudentielle • Possible remise des publications après retrait des passages problématiques non évoquée • Absence de mise en balance adéquate des intérêts en jeu et obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration non remplie • Motifs ni pertinents ni suffisants.

CEDH

40.  La Cour observe qu’en l’espèce les requérants, détenus dans différents centres pénitentiaires à l’époque des faits, se sont heurtés au refus des autorités pénitentiaires de leur remettre quatre éditions du journal bihebdomadaire Yeni Demokrasi qui leur avaient été envoyées par la poste sans avoir été commandées ou achetées par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire. Elle rappelle à cet égard que de manière générale, les détenus continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté dès lors qu’ils font l’objet d’une détention régulière entrant dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention. Aussi doivent-ils se voir garantir le droit à la liberté d’expression (Yankov c. Bulgarie, n39084/97, §§ 126‑145, CEDH 2003‑XII, et Tapkan et autres c. Turquie, n66400/01, § 68, 20 septembre 2007), lequel comprend le droit de recevoir des informations ou des idées (Mesut Yurtsever et autres c. Turquie, no 14946/08 et 11 autres, § 101, 20 janvier 2015 et Mehmet Çiftçi, précité, § 32).

41.  Elle estime que le refus des autorités nationales de remettre aux requérants les exemplaires du journal en question s’analyse en une ingérence dans le droit des intéressés à recevoir des informations et des idées (Mehmet Çiftçi, précité, § 33).

42.  Elle note en outre qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse était prévue par loi, plus précisément par l’article 62 § 3 de la loi no 5275 (paragraphe 15 ci-dessus) et l’article 11 de la directive sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires (paragraphe 19
ci-dessus), selon lesquels aucune publication « mettant en péril la sécurité de l’établissement ou contenant des articles, écrits, photographies ou commentaires obscènes » ne sera remise au condamnés. Elle estime aussi que cette ingérence poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

43.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], n56925/08, 29 mars 2016) et Kula c. Turquie (no 20233/06, §§ 45‑46, 19 juin 2018). Elle considère que pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression des requérants est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les autorités nationales à l’appui de la mesure litigieuse (Mehmet Çiftçi, précité, § 35).

44.  À cet égard, la Cour observe d’emblée que la Cour constitutionnelle a développé deux lignes jurisprudentielles distinctes concernant les publications reçues dans les centres pénitentiaires, les principes applicables à ces dernières dépendant de leur mode de réception.

45.  La Cour constitutionnelle a ainsi établi une première ligne jurisprudentielle en la matière dans son arrêt Halil Bayık, qui énonce les critères que les autorités pénitentiaires doivent prendre en compte lorsqu’elles contrôlent les publications adressées aux détenus dans le respect des modalités prévues par la réglementation pertinente, à savoir les éditions achetées par les prisonniers par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire, les ouvrages émanant des instances officielles ou de certaines organisations, les écrits destinés à la bibliothèque de la prison, les livres reçus en cadeau à des dates précises et les manuels scolaires (paragraphe 22
ci-dessus). Ces critères ont été ultérieurement confirmés par la haute juridiction dans l’arrêt Recep Bekik et autres, qui concernait le rejet de demandes déposées par des détenus en vue de l’achat de périodiques par l’intermédiaire de l’administration pénitentiaire (paragraphe 23 ci-dessus).

46.  Il ressort des principes exposés dans les arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres que les autorités pénitentiaires doivent effectuer une analyse détaillée du contenu des publications envoyées aux détenus et répondre aux questions de savoir si celui-ci justifie ou glorifie le recours aux actes violents ou s’il est de nature à inciter à la violence, à mettre en péril la sécurité, la discipline ou l’ordre au sein du centre pénitentiaire et à faciliter la communication entre les membres d’organisations criminelles, eu égard notamment aux situations personnelles et particulières des détenus concernés et au niveau de tension régnant le cas échéant dans le pays et dans le centre pénitentiaire en cause à la date pertinente (paragraphe 22 ci-dessus). Les autorités pénitentiaires doivent également envisager la possibilité d’une suppression dans les publications des passages qui ont été considérés comme problématiques afin de remettre la partie restante à l’intéressé (paragraphe 23 ci-dessus).

47.  La Cour constitutionnelle a en outre constaté, dans son arrêt Recep Bekik et autres, qu’il existait, en ce qui concerne la communication aux détenus des publications envoyées dans les centres pénitentiaires conformément aux modalités prévues par la législation, un problème structurel découlant d’une absence de pratique uniforme de l’administration pénitentiaire au regard des critères établis par elle en la matière. Elle a ainsi conclu dans un arrêt ultérieur, Yavuz Şen et autres, à une violation du droit à la liberté d’expression des auteurs des recours formés devant elle, au motif qu’aucune réglementation n’avait été introduite en vue de la résolution du problème structurel identifié dans l’arrêt Recep Bekik et autres (paragraphe 24 ci-dessus).

48.  La Cour rappelle que dans l’arrêt Mehmet Çiftçi précité, elle a fait siens les principes dégagés par la Cour constitutionnelle dans les arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres susmentionnés, constatant que la jurisprudence de la haute juridiction développée dans ces deux arrêts avait pour finalité d’empêcher d’éventuels abus de la part de l’administration pénitentiaire et qu’elle poursuivait, ce faisant, l’un des buts visés dans sa propre jurisprudence (voir Mehmet Çiftçi, précité, § 38).

49.  La Cour constitutionnelle a exposé une seconde ligne jurisprudentielle portant sur les publications adressées aux détenus en méconnaissance des modalités prévues par la législation pertinente dans son arrêt İbrahim Kaptan (2) précité, auquel elle s’est référée pour déclarer irrecevables les recours individuels des requérants dans la présente affaire (paragraphe 12 ci-dessus).

50.  Dans ladite affaire İbrahim Kaptan, la Cour constitutionnelle était appelée à examiner un grief tiré du refus de l’administration pénitentiaire de transmettre à des détenus des publications périodiques et non périodiques qui leur avaient été adressées en méconnaissance des modalités prévues par la législation pertinente, c’est-à-dire par voie postale ou remise par des visiteurs et sans l’intermédiaire de l’administration. La haute juridiction a d’abord observé que les détenus avaient la possibilité d’accéder à des publications périodiques ou non périodiques par divers autres moyens prévus par la réglementation applicable, et que les publications ainsi reçues devaient être soumises à un examen strict et détaillé, conformément aux principes énoncés dans ses arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres précités, avant de faire l’objet d’une éventuelle mesure de rétention. Elle a ensuite considéré que la charge que représentait pareil examen minutieux, au regard des centaines de milliers de personnes détenues, était de nature à empêcher l’administration pénitentiaire d’accomplir les autres tâches qui lui incombaient. Par conséquent, elle a estimé que la pratique de celle-ci consistant à refuser de remettre les publications envoyées de manière non conforme aux modalités prévues à cet effet avait pour objectif la préservation de la sécurité de l’établissement et la prévention de la criminalité, qu’elle répondait à un besoin social impérieux et qu’elle n’était pas disproportionnée au but qu’elle poursuivait (paragraphe 25 ci-dessus).

51.  Rappelant que les détenus continuent à jouir, en prison, du droit à la liberté de recevoir des informations et des idées, la Cour redit, à cet égard, que toute restriction à ce droit doit répondre à un « besoin social impérieux ». Elle réaffirme par ailleurs que les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais que cette marge se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 (Bédat, précité, § 48).

52.  En l’espèce, la Cour note que la Cour constitutionnelle, pour déclarer les recours individuels des requérants irrecevables pour défaut manifeste de fondement, s’est référée à son arrêt İbrahim Kaptan (2) (paragraphe 12 ci-dessus). Dans cet arrêt, la haute juridiction s’est essentiellement fondée sur la charge de travail que représentait le contrôle des publications adressés aux détenus en méconnaissance des modalités légales prévues en la matière ainsi que sur la nécessité d’empêcher les membres d’organisations terroristes de communiquer entre eux pour estimer que le refus de remettre aux détenus de telles publications, qui était constitutif d’une restriction aux droits de ceux-ci à la liberté de recevoir des informations et idées, répondait à un besoin social impérieux (paragraphe 25 ci-dessus).

53.  La référence faite par la Cour constitutionnelle à son arrêt İbrahim Kaptan (2) dans ses décisions rendues en l’espèce semble indiquer que, selon elle, la rétention des publications envoyées aux requérants dans la présente affaire était justifiée, non pas sur la base d’une appréciation de leurs contenus dangereux, mais simplement parce qu’elles avaient été reçues par les services postaux en méconnaissance des modalités légales prévues en la matière. Toutefois, les raisonnements des décisions rendues par les formations de deux juges de la Cour constitutionnelle étaient bien succincts à cet égard (paragraphe 12 ci-dessus). Par ailleurs, il convient de noter que les comités d’éducation des centres pénitentiaires de Manisa et d’Edirne, pour intercepter les publications litigieuses, se sont référés explicitement, entre autres, à l’article 62 § 3 de la loi no 5275, la disposition qui permet de contrôler le contenu d’une publication (paragraphe 15 ci-dessus) ; et que, d’après les décisions de ces deux comités d’éducation, les publications concernées ont été retenues parce qu’elles ont été considérées comme mettant en péril, eu égard à leur contenu, la sécurité des établissements pénitentiaires (paragraphes 5 et 8 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, la Cour est d’avis que les publications adressées aux requérants en l’espèce, se prêtent à un contrôle fondé sur leurs contenus, à effectuer conformément aux critères énoncés dans les arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres, avant de pouvoir faire l’objet d’une mesure de rétention.

54.  La Cour rappelle à cet égard que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle établie par les arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres, telle que résumée ci-dessus (paragraphe 46), exige de l’administration pénitentiaire qu’elle rende des décisions contenant une motivation satisfaisante, c’est-à-dire répondant aux critères précis énumérés dans ces arrêts, lorsqu’elle refuse de remettre des publications envoyées aux détenus dans les centres pénitentiaires (Mehmet Çiftçi, précité, § 38). En particulier, une décision de refus de remettre à un prisonnier une publication provenant de l’extérieur de la prison doit être motivée de manière suffisamment circonstanciée, les passages de l’écrit litigieux considérés comme non communicables devant tout à la fois être expressément identifiés et donner lieu à une analyse propre à faire apparaître un lien concret entre le contenu censuré et lesdits critères. Ainsi, la seule indication du numéro des pages comportant les parties de la publication en cause considérées comme problématiques n’est pas suffisante à cet égard et l’emploi d’une méthode d’examen tenant compte des critères pertinents s’imposent dans tous les cas (paragraphe 23 ci-dessus).

55.  En l’espèce, la Cour relève que les comités d’éducation des administrations pénitentiaires en cause ont refusé de remettre à chacun des requérants quatre éditions d’un journal bihebdomadaire, considérant notamment que ces écrits étaient susceptibles de mettre en péril la sécurité de l’établissement carcéral en provoquant une généralisation des grèves de la faim poursuivies par certains détenus dans des centres pénitentiaires, en promouvant des organisations illégales et leurs activités et en encourageant le recours à des actes violents (paragraphes 5 et 8 ci-dessus). Les juges de l’exécution et les cours d’assises appelés à connaître des oppositions formées par les requérants contre lesdits refus les ont rejetées, au motif que les décisions attaquées étaient conformes à la procédure et à la loi (paragraphes 6, 7, 9 et 10 ci-dessus).

56.  La Cour admet que, d’une manière générale, les considérations retenues in fine par les comités d’éducation peuvent, certes, être regardées comme constituant des motifs acceptables propres à justifier le refus de remettre les publications litigieuses aux requérants. Toutefois, elle ne peut que constater que ni les décisions des comités d’éducation ni celles rendues subséquemment par les juridictions internes dans la présente affaire ne lui permettent d’établir que ces juridictions ont effectué en l’espèce une mise en balance adéquate, conforme aux critères établis par la Cour constitutionnelle dans ses arrêts Halil Bayık et Recep Bekik et autres et à ceux consacrés par la Cour dans les affaires relatives à la liberté d’expression, entre le droit des requérants à la liberté d’expression et les autres intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la discipline dans les établissements pénitentiaires. En effet, même si les décisions des comités d’éducation se réfèrent au numéro des pages de la revue qui comportaient les passages litigieux, elles ne font en rien état, fût-ce sommairement, du contenu qu’elles ont considéré comme étant problématique dans ces publications. Elles ne font pas davantage référence aux situations personnelles des requérants en vue d’une évaluation de l’effet possible desdits passages sur les intéressés. Or, les décisions qui ont été rendues ultérieurement par les juges de l’exécution et les cours d’assises ne contiennent pas une motivation suffisante pour remédier à ces lacunes (Mehmet Çiftçi, précité, § 40). Quant à la Cour constitutionnelle, elle a écarté tout examen des décisions de rejet des administrations pénitentiaires à l’aune desdits principes, décidant de faire application des conclusions de son arrêt İbrahim Kaptan (2) aux recours individuels des requérants, et approuvant par là-même le principe d’une rétention systématique des publications envoyées aux détenus en méconnaissance des modalités mises en place par les autorités. La haute juridiction a ainsi renvoyé dans ses décisions à son arrêt İbrahim Kaptan (2), qui contenait déjà un raisonnement développé et détaillé en la matière. Or, comme la Cour l’a précédemment indiqué, une telle approche ne saurait être retenue au regard de l’article 10 de la Convention (paragraphe 53 ci-dessus).

57.  Ainsi, force est à la Cour de constater que les autorités appelées à statuer dans la présente affaire se sont bornées à énoncer les conclusions auxquelles elles étaient parvenues concernant les publications litigieuses, leurs décisions ne comportant aucune motivation satisfaisante et étant dépourvues, d’une part, de tout raisonnement propre à établir un lien avec les contenus litigieux et à fonder lesdites conclusions au regard de l’ensemble des critères exposés tant dans la jurisprudence de la Cour que dans celle de la Cour constitutionnelle et, d’autre part, de tout développement quant à une possibilité de remise des revues aux requérants après retrait des passages jugés problématiques (Mehmet Çiftçi, précité, § 41).

58.  La Cour considère donc qu’il n’apparaît pas, dans les décisions rendues en l’espèce au niveau interne, que les autorités nationales aient satisfait à l’exigence d’une mise en balance des différents intérêts en jeu dans la présente affaire ni qu’elles se soient acquittées de leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration.

59.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier les mesures incriminées étaient pertinents et suffisants et que ces mesures étaient nécessaires dans une société démocratique.

60.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention. 

MEHMET ÇİFTCİ c. TURQUIE du 16 novembre 2021 Requête no 53208/19

Art 10 • Liberté de recevoir des informations et idées • Refus de l’administration pénitentiaire de remettre à un détenu les exemplaires d’un quotidien lui ayant été envoyés par la poste • Absence de mise en balance adéquate des intérêts en jeu conformément aux critères établis par la Cour constitutionnelle et par la Cour européenne

FAITS

5.  Le 26 juin 2018, le comité d’éducation du centre pénitentiaire (« le comité d’éducation ») décida d’intercepter et de ne pas remettre au requérant cinq éditions du quotidien « Atılım », envoyées à l’intéressé par la poste, en vertu de l’article 62 § 3 de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives, de l’article 8 § 3 du règlement relatif aux matériels et articles qui peuvent être possédés dans les centres pénitentiaires et les articles 11 b) et 12 du règlement sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires. Le comité d’éducation considéra que les pages 3, 15, 18, 22 et 23 du numéro 324, les pages 5, 20 et 23 du numéro 325, les pages 11, 12 et 20 du numéro 326, les pages 8 et 21 du numéro 327 et les pages 2, 6, 20, 21, 22 et 23 du numéro 328 du quotidien en question contenaient des écrits faisant la propagande écrite et visuelle d’une organisation terroriste, élogiant des crimes et des criminels, légitimant les actes d’une organisation illégale, aggravant les sentiments anti-État des détenus sympathisants des organisations illégales, renforçant la solidarité intra-organisationnelle des détenus, constituant un appel à la résistance, à l’insurrection et à la violence, soutenant la violence à des fins séparatistes et encourageant les lecteurs à la haine, à l’animosité, à l’insurrection, au recours à la violence et à participer à une organisation illégale à ces fins et que ces écrits étaient ainsi de nature à mettre en péril la sécurité de l’établissement en provoquant l’indiscipline et en amplifiant les activités liées aux organisations illégales.

6.  Le 6 août 2018, le juge de l’exécution d’Edirne (« le juge de l’exécution ») rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision du comité d’éducation au motif qu’eu égard à l’article 62 § 3 de la loi no 5275 et à l’article 11 b) et 12 du règlement sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires, l’appréciation et la motivation contenues dans la décision du comité d’éducation étaient pertinentes.

7.  Le 21 septembre 2019, la cour d’assises d’Edirne (« la cour d’assises ») rejeta l’opposition formée contre la décision du juge de l’exécution en considérant cette décision conforme à la procédure et à la loi.

ARTICLE 10

32.  La Cour observe qu’en l’espèce le requérant, détenu dans un centre pénitentiaire à l’époque des faits, s’est heurté au refus des autorités pénitentiaires de lui remettre cinq éditions du quotidien Atılım. Elle rappelle à cet égard que les détenus en général continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention. Aussi continuent-ils de jouir du droit à la liberté d’expression (Yankov c. Bulgarie, no 39084/97, §§ 126‑145, CEDH 2003‑XII, et Tapkan et autres c. Turquie, no 66400/01, § 68, 20 septembre 2007), lequel comprend le droit de recevoir des informations ou des idées (Mesut Yurtsever et autres c. Turquie, nos 14946/08 et 11 autres, § 101, 20 janvier 2015).

33.  Elle estime que le refus des autorités nationales de remettre au requérant les exemplaires du quotidien en question s’analyse en une ingérence dans le droit de l’intéressé de recevoir des informations et des idées (Mesut Yurtsever et autres, précité, § 102).

34.  Elle note en outre qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse était prévue par loi, plus précisément par l’article 62 § 3 de la loi no 5275 et l’article 11 de la directive sur les bibliothèques et les étagères des centres pénitentiaires, et qu’elle poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

35.  Quant à la nécessité de l’ingérence, elle rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, 29 mars 2016) et Kula c. Turquie (no 20233/06, §§ 45‑46, 19 juin 2018). Elle estime que pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les autorités nationales à l’appui de la mesure litigieuse (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010 et Ramazan Demir c. Turquie, no 68550/17, § 43, 9 février 2021).

36.  À cet égard, la Cour note d’emblée que la Cour constitutionnelle a établi dans son arrêt Halil Bayık les critères que les autorités pénitentiaires doivent prendre en compte lorsqu’elles contrôlent les publications envoyées aux détenus dans les centres pénitentiaires, critères qui ont été réitérés et confirmés par la suite par l’arrêt Recep Bekik et autres précité de la haute juridiction (paragraphe 17 ci-dessus). Il ressort des principes exposés dans ces arrêts que, lors de ces contrôles, les autorités pénitentiaires, d’une manière générale, doivent effectuer une analyse détaillée sur les contenus des publications envoyées aux détenus et répondre aux questions de savoir si les contenus des publications en question incitent à la violence, justifient et glorifient le recours aux actes violents, mettent en péril la sécurité, la discipline et l’ordre du centre pénitentiaire et permettent la communication entre les membres des organisations criminelles, eu égard notamment aux situations personnelles et particulières des détenus concernés et au niveau du tension régnant au pays et dans le centre pénitentiaire en cause à la date pertinente. Les autorités pénitentiaires doivent aussi considérer s’il est possible d’enlever les parties, considérées gênantes, d’une publication et de remettre à l’intéressé le restant de la publication (ibidem).

37.  La Cour constitutionnelle a en outre précisé qu’une décision de refus de remettre à un détenu une publication doit avoir une motivation répondant aux critères susmentionnés et que cette motivation doit être suffisamment circonstanciée, en précisant notamment les passages considérés gênants dans la publication litigieuse et en établissant un lien concret avec le contenu considéré problématique de cette publication. Elle a ajouté que la seule indication des numéros de page des parties considérées gênantes d’une publication n’était pas suffisante à cet égard et que l’emploi d’une méthode d’examen tenant compte des critères pertinents s’imposaient dans tous les cas (paragraphes 17 et 18 ci-dessus).

38.  La Cour constate donc que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle en la matière, telle que résumée ci-dessus, exige des administrations pénitentiaires de rendre des décisions contenant une motivation satisfaisante et répondant aux critères précis lorsqu’elles interceptent des publications envoyées aux détenus dans les centres pénitentiaires. Elle relève que cette jurisprudence de la haute juridiction semble viser à empêcher tout abus de la part des administrations pénitentiaires, ce qui est un des buts visés dans sa propre jurisprudence. En effet, elle rappelle à cet égard avoir déjà considéré que la prééminence du droit, qui est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 34, série A no 18, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II), implique notamment que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (voir, entre autres, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 55, série A no 28, Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 156, CEDH 2016 (extraits)).

39.  En l’espèce, la Cour note que le comité d’éducation de l’administration pénitentiaire a refusé de remettre au requérant cinq éditions d’un quotidien au motif que ces publications pouvaient mettre en péril la sécurité de l’établissement pénitentiaire en provoquant l’indiscipline et en amplifiant les activités liées aux organisations illégales, parce qu’il considérait que certaines pages de ces publications contenaient des écrits faisant la propagande écrite et visuelle d’une organisation terroriste, élogiant des crimes et des criminels, légitimant les actes d’une organisation illégale, aggravant les sentiments anti-État des détenus sympathisants des organisations illégales, renforçant la solidarité intra-organisationnelle des détenus, constituant un appel à la résistance, à l’insurrection et à la violence, soutenant la violence à des fins séparatistes et encourageant les lecteurs à la haine, à l’animosité, à l’insurrection, au recours à la violence et à participer à une organisation illégale à ces fins (paragraphe 5 ci-dessus). Le juge de l’exécution a rejeté l’opposition formée par le requérant contre la décision du comité d’éducation en considérant que cette décision contenait une appréciation et une motivation pertinentes (paragraphe 6 ci-dessus). La cour d’assises, à son tour, a rejeté l’opposition du requérant formée contre la décision du juge de l’exécution en estimant que la décision rendue par ce dernier était conforme à la procédure à la loi (paragraphe 7 ci-dessus).

40.  La Cour note que, d’une manière générale, les considérations retenues in fine dans la décision du comité d’éducation peuvent, certes, être regardées comme constituant des motifs acceptables pour refuser de remettre les publications litigieuses au requérant. Toutefois, elle ne peut que constater que ni la décision du comité d’éducation ni celles rendues par d’autres autorités en l’occurrence ne lui permettent d’établir que ces autorités ont effectué en l’espèce une mise en balance adéquate, conformément aux critères pertinents susmentionnés établis par la Cour constitutionnelle et par la Cour en tenant compte de tous les critères énoncés et mis en œuvre par cette dernière dans les affaires relatives à la liberté d’expression, entre le droit du requérant à la liberté d’expression et d’autres intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la discipline dans l’établissement pénitentiaire. En effet, même si la décision du comité d’éducation indique les numéros de page concernés des publications litigieuses, elle n’évoque pas, même sommairement, les contenus, considérés problématiques, dans ces publications. Elle ne fait aucune référence non plus à la situation personnelle du requérant pour évaluer l’effet de ces publications sur l’intéressé. En outre, les décisions rendues par le juge de l’exécution et la cour d’assises ne remplissent guère ces lacunes.

41.  Ainsi, les décisions rendues par les autorités énoncent seulement les conclusions auxquelles ces dernières étaient parvenues concernant les publications en question, mais elles ne contiennent pas une motivation satisfaisante ni un raisonnement faisant le lien avec les contenus litigieux, de manière à expliquer comment ces autorités étaient arrivées à ces conclusions, compte tenu de tous les critères exposés dans la jurisprudence de la Cour et de la Cour constitutionnelle. Elles n’explorent pas non plus la possibilité de remettre au requérant les publications litigieuses après l’enlèvement des pages considérées gênantes.

42.  La Cour constate aussi qu’en l’espèce la formation de commission de la Cour constitutionnelle, ayant examiné le recours individuel du requérant, apparaît avoir omis de suivre les critères établis dans les arrêts de principe rendus par la formation d’assemblée plénière de la haute juridiction, en rejetant le recours individuel du requérant pour défaut manifeste de fondement (paragraphe 9 ci-dessus), malgré les défauts signalés ci-dessus dans les décisions des autorités.

43.  La Cour relève par ailleurs que, dans son arrêt Recep Bekik et autres précité, la Cour constitutionnelle a aussi constaté l’existence d’un problème structurel concernant l’acceptation des publications périodiques dans les centres pénitentiaires en raison de l’absence d’une pratique uniforme entre les administrations pénitentiaires, qui répond aux critères susmentionnés établis par elle, permet l’appréciation des publications périodiques d’une manière plus effective et empêche l’apparition des pratiques divergentes entre les détenus, et que la haute juridiction a appelé les autorités à établir un système effectif capable d’assurer la remise aux détenus des publications périodiques avec une méthode uniforme, équitable et répondant aux critères prévus par sa jurisprudence (paragraphe 18 ci-dessus). Le Gouvernement ne présente à cet égard aucun élément sur la question de savoir si les autorités compétentes ont pris des mesures spécifiques afin de remédier à ce problème structurel.

44.  La Cour considère donc qu’il ne ressort pas des décisions rendues par les autorités nationales en l’espèce comment celles-ci ont rempli, d’une part, leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire et, d’autre part, leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration.

45.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée étaient pertinents et suffisants et que cette mesure était nécessaire dans une société démocratique.

46.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

RAMAZAN DEMİR c. TURQUIE du 9 février 2020 requête n° 68550/17

Art 10 • Liberté de recevoir des informations • Restrictions injustifiées apportées à la possibilité pour un détenu d’accéder à des sites Internet publiant des informations juridiques pour des raisons sécuritaires • Accès sous le contrôle des autorités dans des buts de formation et de réinsertion prévu en droit turc • Absence d’examen concret par les juridictions nationales des raisons à l’appui du refus et de sa nécessité • Défaut de motifs pertinents et suffisants

a)      Existence d’une ingérence

30.  La Cour rappelle avoir reconnu avec constance le droit du public à recevoir des informations d’intérêt général. Elle rappelle en outre avoir déjà jugé que le droit de recevoir des informations interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher une personne de recevoir des informations que d’autres souhaitent ou sont prêts à communiquer (Jankovskis, précité, § 52, et Kalda, précité, § 42).

31.  Elle note que, dans la présente affaire, le requérant se plaint non pas du refus des autorités de lui communiquer certaines informations mais de leur rejet de lui autoriser l’accès, en tant que détenu, aux informations qui auraient déjà été librement disponibles dans le domaine public, plus précisément sur certains sites Internet.

32.  Elle rappelle à cet égard que, grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 133, CEDH 2015, Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 48, CEDH 2012, et Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009).

33.  Elle note en outre que, dans un certain nombre d’instruments du Conseil de l’Europe et dans d’autres instruments internationaux, la valeur de service public d’Internet et son importance pour la jouissance d’une série de droits de l’homme ont été reconnues (Kalda, précité, §§ 23-25. L’accès à Internet est de plus en plus considéré comme un droit et des appels ont été lancés pour que soient élaborées des politiques efficaces visant à assurer l’accès universel à Internet et à combler la « fracture numérique »). La Cour estime que ces développements reflètent le rôle important que joue Internet dans la vie quotidienne des personnes. En effet, un nombre croissant de services et d’informations ne sont disponibles que sur Internet (ibidem, § 52).

34.  La Cour observe par ailleurs que l’emprisonnement entraîne inévitablement un certain nombre de restrictions concernant les communications des prisonniers avec le monde extérieur, y compris pour ce qui concerne leur capacité à recevoir des informations. Elle rappelle avoir déjà considéré à cet égard que l’article 10 de la Convention ne pouvait être interprété comme imposant une obligation générale de fournir aux détenus un accès à Internet ou à des sites Internet spécifiques (Kalda, précité, § 45).

35.  Cela étant, dans l’affaire Kalda précitée, elle a jugé que, étant donné que l’accès à certains sites Internet contenant des informations juridiques était déjà accordé à des détenus par le droit estonien, la restriction de leur accès à d’autres sites Internet qui contenaient également des informations juridiques constituait une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à recevoir des informations (Kalda, précité, § 45). Elle a également estimé dans l’affaire Jankovskis précitée que, puisque l’accès des détenus aux informations relatives à l’éducation était prévu en droit lituanien, la restriction de l’accès du requérant au site Internet auquel le ministère l’avait renvoyé en réponse à sa demande d’information constituait une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit de recevoir des informations (Jankovskis, précité, § 55).

36.  La Cour note que, en l’espèce, le droit turc prévoit l’accès des détenus à Internet dans le cadre de programmes de formation et de réinsertion (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Elle note ensuite que le requérant a demandé aux autorités pénitentiaires de l’autoriser à accéder aux sites Internet de la Cour, de la Cour constitutionnelle et du Journal officiel afin de pouvoir consulter les arrêts et décisions récents de ces deux juridictions en vue de préparer sa propre défense et de suivre les affaires de ses clients (paragraphe 6 ci-dessus), et que cette demande a été rejetée par les autorités pénitentiaires (paragraphe 7 ci-dessus).

37.  La Cour considère que, quels que soient les motifs spécifiques indiqués par le requérant à l’appui de sa demande d’accès à Internet, il ne pouvait pas être exclu que cette demande relevait également et incontestablement des buts de formation et de réinsertion justifiant l’accès à Internet des détenus selon la législation interne, étant donné, notamment, le métier d’avocat du requérant et la nature des trois sites Internet auquel celui-ci voulait accéder. Elle tient à noter à cet égard qu’un grand nombre de ses arrêts et décisions ainsi que de ceux de la Cour constitutionnelle ne sont disponibles qu’en ligne et nécessite une navigation et une recherche sur les sites Internet concernés.

38.  Par conséquent, la Cour estime que, puisque l’accès des détenus à certains sites Internet dans des buts de formation et de réinsertion était déjà prévu en droit turc, la restriction de l’accès du requérant aux sites Internet de la Cour, de la Cour constitutionnelle et du Journal officiel, qui ne contiennent que des informations juridiques de nature à servir le développement et la réhabilitation de l’intéressé dans le cadre de sa profession et de ses centres d’intérêt, constitue une ingérence dans l’exercice du droit du requérant à recevoir des informations (Kalda, précité, § 45).

b)     Justification de l’ingérence

39.  Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 dudit article et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

40.  La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, à savoir l’article 67 § 3 de la loi no 5275 (paragraphe 14 ci-dessus) et l’article 90 § 3 du règlement (paragraphe 15 ci-dessus) et qu’elle poursuivait les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention du crime.

41.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Kula c. Turquie (no 20233/06, §§ 45 et 46, 19 juin 2018).

42.  Elle observe que, en l’espèce, la demande d’accès du requérant aux sites Internet de la Cour, de la Cour constitutionnelle et du Journal officiel a été rejetée par l’administration pénitentiaire, qui a seulement invoqué l’article 90 §§ 3 et 4 du règlement pour considérer, dans sa décision de rejet, que la demande de l’intéressé était inappropriée.

43.  La Cour relève à cet égard que c’est aux juridictions nationales qu’il appartenait de vérifier si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure litigieuse apparaissaient comme « pertinents et suffisants » dans les circonstances de l’affaire. Elle estime donc que, pour apprécier si la nécessité de la mesure litigieuse a été établie de manière convaincante dans la présente affaire, elle doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national lorsqu’il a examiné l’opposition introduite par l’intéressé contre cette mesure (Kaos GL c. Turquie, no 4982/07, § 57, 22 novembre 2016, et Saygılı et Karataş c. Turquie, no 6875/05, § 34, 16 janvier 2018).

44.  La Cour note à cet égard que le juge de l’exécution, en rejetant l’opposition formée par le requérant contre la décision de l’administration pénitentiaire, a relevé que, en vertu de l’article 67 §§ 3 et 4 de la loi no 5275 et de l’article 90 §§ 3 et 4 du règlement, l’accès des détenus à Internet n’était possible que dans le cadre de programmes de formation et de réinsertion (paragraphe 9 ci-dessus). La cour d’assises a, à son tour, rejeté l’opposition formée par le requérant contre la décision du juge de l’exécution, en indiquant seulement que cette décision et sa motivation étaient conformes à la procédure et à la loi (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour constitutionnelle, quant à elle, dans sa décision d’irrecevabilité du recours individuel du requérant, a considéré que l’accès à Internet de l’intéressé n’avait pas été complètement annulé ou restreint étant donné que cet accès restait possible dans le cadre de programmes de formation et de réinsertion, et que le rejet de la demande du requérant d’accéder à Internet poursuivait les buts légitimes du maintien de l’ordre et de la sécurité dans l’établissement pénitentiaire et de la prévention du crime (paragraphe 13 ci-dessus).

45.  Procédant à une analyse des décisions des juridictions internes rendues par les autorités nationales en l’espèce, la Cour constate que ces autorités semblent se fonder essentiellement sur l’article 67 §§ 3 et 4 de la loi no 5275 et sur l’article 90 §§ 3 et 4 du règlement pour restreindre l’accès du requérant aux sites Internet en question. Cependant, elle relève que les autorités nationales n’apportent pas d’explications suffisantes sur les questions de savoir pourquoi l’accès du requérant aux sites Internet de la Cour, de la Cour constitutionnelle et du Journal officiel ne pouvait pas être considéré comme relevant de la formation et de la réinsertion de l’intéressé, dans quel cas l’accès à Internet des détenus est autorisé par les dispositions susmentionnées, et de savoir si et pourquoi le requérant devait être considéré comme un détenu présentant une certaine dangerosité ou appartenant à une organisation illégale à l’égard duquel l’accès à Internet pouvait être restreint en vertu des mêmes dispositions.

46.  La Cour observe en outre que ni les autorités ni le Gouvernement n’expliquent pourquoi la mesure litigieuse, dans les circonstances particulières de la présente affaire, était nécessaire eu égard aux buts légitimes du maintien de l’ordre et de la sécurité de l’établissement pénitentiaire et de la prévention du crime. Elle note à cet égard que les dispositions nécessaires à l’utilisation d’Internet par les détenus sous le contrôle des autorités pénitentiaires avaient en tout état de cause été prises dans le cadre de programmes de formation et de réinsertion. Même si les considérations sécuritaires invoquées par les autorités nationales devaient être considérées comme pertinentes, la Cour relève que les juridictions nationales n’ont pas procédé à une analyse détaillée des risques de sécurité qui auraient résulté de l’accès du requérant aux trois sites Internet susmentionnés, d’autant plus qu’il s’agissait de sites Internet d’autorités étatiques et d’une organisation internationale et que le requérant aurait accédé seulement à ces sites Internet sous contrôle des autorités et dans les conditions que ces dernières auraient déterminées (voir, mutatis mutandis, Kalda, précité, § 53).

47.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée étaient pertinents et suffisants ni que celle-ci était nécessaire dans une société démocratique.

48.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Kalda c. Estonie du 18 juin 2016 requête no 17429/10

Violation de l'article 10 : L’interdiction faite à un détenu d’accéder à des sites internet publiant des informations juridiques a violé son droit de recevoir des informations

La Cour estime que la question centrale ne porte pas sur le refus des autorités de divulguer des informations, puisque la demande de M. Kalda concernait des données qui étaient déjà en libre accès dans le domaine public. Le grief de M. Kalda concerne plutôt un moyen particulier, à savoir Internet, d’accéder à des informations publiées sur des sites spécifiques. La Cour rappelle à cet égard qu’Internet joue un rôle important dans l’amélioration de la diffusion des informations en général.

De plus, en ce qui concerne les détenus, de plus en plus de services et d’informations sont disponibles uniquement sur Internet, comme l’illustre le fait que certains actes juridiques en Estonie sont à présent publiés officiellement uniquement sur la version en ligne de Riigi Teataja (qui propose les résumés et les traductions en estonien des arrêts de la Cour) et non plus en version papier.

Cependant, la détention implique nécessairement un certain nombre de restrictions à la communication des détenus avec le monde extérieur, et l’article 10 ne saurait s’interpréter comme imposant aux États de fournir aux détenus un accès à Internet. La Cour estime cependant que puisque le droit estonien autorisait les détenus à accéder à Internet, le fait de restreindre leur accès à d’autres sites publiant également des données juridiques a donc constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à recevoir des informations. Cette ingérence, fondée sur la loi sur l’emprisonnement, qui limite l’accès à Internet aux bases de données législatives officielles et à la base de données jurisprudentielle, était « prévue par la loi » et poursuivait le but de protection des droits d’autrui et le but de la défense de l’ordre et de la prévention des infractions pénales.

Ainsi, le droit estonien accorde bien aux détenus un accès limité à Internet. Or, si un État contractant accepte d’autoriser un tel accès, il doit motiver son refus de donner accès à des sites spécifiques. À cet égard, la Cour observe que les sites auxquels l’accès est interdit proposaient essentiellement des informations relatives aux droits fondamentaux, notamment aux droits des détenus. Pareilles informations sont utilisées par les tribunaux estoniens eux-mêmes, et M. Kalda avait besoin d’y accéder pour revendiquer et défendre ses droits devant les juridictions nationales. En effet, au moment où le requérant a saisi les juridictions internes, les traductions et résumés en estonien des arrêts de la Cour étaient uniquement disponibles sur le site internet du bureau d’information du Conseil de l’Europe à Tallinn, auquel il ne pouvait accéder.

Concernant l’argument du Gouvernement tenant aux implications en termes de coûts et de sécurité du fait d’autoriser les détenus à se rendre sur des sites internet analogues à ceux auxquels M. Kalda s’est vu interdire d’accéder, la Cour relève que les autorités estoniennes ont déjà pris des dispositions en matière de sécurité quant à l’utilisation d’Internet par les détenus au moyen d’ordinateurs spécialement adaptés à cette fin, et ont supporté les coûts y afférents. De plus, les juridictions nationales ne se sont livrées à aucune analyse détaillée des risques en matière de sécurité qui pouvaient découler de l’autorisation d’accès aux trois sites additionnels en question, eu égard au fait qu’ils sont gérés par une organisation internationale et par l’État lui-même. De plus, la Cour suprême a limité son analyse sur ce point à une déclaration assez générale selon laquelle l’autorisation de l’accès à des sites internet additionnels pourrait accroître le risque que les détenus s’engagent dans des communications prohibées.

La Cour estime donc que les raisons avancées pour interdire à M. Kalda l’accès aux trois sites internet en question ne suffisaient pas à justifier l’ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit de recevoir des informations. Elle conclut donc que cette ingérence, dans les circonstances spécifique de l’espèce, n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

MESUT YURTSEVER ET AUTRES c. TURQUIE du 20 janvier 2015

Requêtes nos 14946/08, 21030/08, 24309/08, 24505/08, 26964/08, 26966/08, 27088/08, 27090//08, 27092/08, 38752/08, 38778/08 et 38807/08

Article 10 : Le fait d'interdire aux détenus de lire des journaux de langue étrangère n'était pas prévu par la loi.

101.  À titre liminaire, la Cour rappelle que les détenus en général continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention. Aussi continuent-ils de jouir du droit à la liberté d’expression (Yankov c. Bulgarie, no 39084/97, §§ 126‑145, CEDH 2003‑XII, et Tapkan et autres c. Turquie, no 66400/01, § 68, 20 septembre 2007), lequel comprend le droit de recevoir des informations ou des idées.

102.  En l’espèce, la Cour observe que les requérants se sont heurtés au refus des autorités administratives pénitentiaires de leur remettre certaines éditions du quotidien Azadiya Welat. Elle estime que ce refus s’analyse en une ingérence dans le droit des requérants de recevoir des informations et des idées. Pareille ingérence méconnaît l’article 10 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de surcroît, est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces derniers.

103.  La Cour rappelle ensuite sa jurisprudence selon laquelle les termes « prévue par la loi » non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V). À cet égard, elle souligne en particulier qu’une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique et contre une application extensive d’une restriction faite au détriment des justiciables (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 143, CEDH 2012). Elle réaffirme en outre que c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil 1998-II, et Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A).

104.  Dans les circonstances de la présente affaire, si l’existence d’une base légale et l’accessibilité de celle-ci ne prêtent pas à discussion, il n’en va pas de même de la condition de prévisibilité de la loi quant au sens et à la nature des mesures applicables.

105.  En effet, la Cour observe que le droit interne reconnaissait aux personnes condamnées la possibilité de recevoir des publications périodiques et non périodiques, dès lors que celles-ci ne faisaient pas l’objet d’une mesure d’interdiction (paragraphes 78-79 ci-dessus). En outre, les dispositions de droit interne réglementant la question énuméraient limitativement les circonstances dans lesquelles une publication pouvait ne pas être remise à un détenu. Cela était le cas pour toute publication contenant des informations, des écrits, des photographies ou des commentaires obscènes ou de nature à mettre en péril la sécurité de l’établissement (paragraphes 78-79 ci-dessus).

106.  En l’espèce, la Cour observe que, bien qu’elles se soient référées à l’article 62 § 3 de la loi no 5275 pour fonder leurs décisions, les instances nationales ont refusé de remettre aux requérants certaines éditions du quotidien Azadiya Welat non parce que le contenu de celles-ci aurait été obscène ou de nature à mettre en péril la sécurité au sein de l’établissement pénitentiaire, conditions énoncées dans la disposition législative susmentionnée, mais en raison de l’incapacité pour ces instances d’apprécier la teneur des publications en cause. À cet égard, si le Gouvernement soutient que ces publications contenaient des articles faisant l’apologie d’une organisation terroriste et de ses activités et portaient atteinte à la réputation de la Turquie et des membres des forces de l’ordre (paragraphes 97-98 ci-dessus), raisons pour lesquelles elles n’auraient pas été remises, la Cour relève que cela ne ressort aucunement de la motivation des décisions des instances nationales examinées dans le cadre de la présente affaire. Elle relève de même que dans ses observations, le Gouvernement ne se prononce aucunement sur les modalités de traduction des publications litigieuses ou l’imputabilité des frais y afférents.

107.  Dans les circonstances de la présente affaire, elle constate que, faute de comprendre la langue dans laquelle le quotidien en question était publié, les instances nationales ont déclaré ne pas être en mesure d’apprécier la conformité du contenu de la publication à la disposition législative en cause. En l’absence d’une telle appréciation, pourtant constitutive d’une exigence légale préalable, se pose la question de la base légale de l’ingérence litigieuse.

108.  À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà déclaré que, si une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en principe en fixer la portée, il est impossible d’arriver à une certitude absolue dans sa rédaction, une rigidité excessive du texte étant le probable résultat d’un tel souci de certitude (voir, notamment, Calogero Diana c. Italie, 15 novembre 1996, § 32, Recueil 1996‑V). Le droit doit en effet savoir s’adapter aux changements de situation et la Cour admet que beaucoup de lois emploient, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, par exemple, Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 88, série A no 61).

109.  En l’espèce, elle constate cependant, à la lumière des observations du Gouvernement (paragraphes 94-99 ci-dessus), qu’aucune disposition législative ne mentionnait la moindre possibilité d’imposer à des détenus une restriction ou une interdiction d’accès à des publications en raison de la langue de parution de celles-ci. Elle relève en outre que le pouvoir de contrôle que le droit interne reconnaissait aux instances pénitentiaires quant à l’accès des détenus aux publications ne portait que sur le contenu de celles-ci. Or, en l’espèce, elles se sont prononcées sans appréciation préalable du contenu des publications en cause, privant de façon discrétionnaire les détenus de l’accès à une catégorie de publications dont ils pouvaient souhaiter bénéficier. Il ressort en effet des pièces du dossier que les décisions des autorités pénitentiaires de ne pas remettre aux requérants certaines éditions du quotidien Azadiya Welat ne reposaient sur aucun des motifs énoncés dans la loi.

110.  La Cour en déduit qu’en tout état de cause l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » (voir, pour une approche similaire en matière de contrôle de la correspondance écrite des détenus dans une langue autre que le turc, Mehmet Nuri Özen et autres c. Turquie §§ 55-62, 11 janvier 2011).

111.  Ce constat suffit à la Cour pour conclure à la violation de l’article 10 de la Convention.

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