ÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS

INTERNES AVANT DE SAISIR LA CEDH

"L'obligation d'épuiser les voies de recours internes, sert à épuiser les requérants."
Frédéric Fabre docteur en droit.

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- LE REQUÉRANT N'EST TENU QU'AUX RECOURS CONCRETS RÉELS ET EFFECTIFS

- NUL BESOIN D'EPUISER LES VOIES DE RECOURS QUAND UNE ASSOCIATION LES A EPUISE

- LES RECOURS NE DOIVENT PAS ÊTRE TROP LONGS SURTOUT POUR LES ENFANTS

- LE REQUERANT N'EST TENU QU'A SAISIR LA JURIDICTION SUPRÊME, PEU IMPORTE QU'ELLE N'AIT PAS ENCORE REPONDU

- UN REJET D'AIDE JURIDICTIONNELLE POUR ABSENCE DE MOYENS SERIEUX

- LES RECOURS COMPENSATOIRES NE DOIVENT ÊTRE EXERCES QUE S'ILS SONT EFFECTIFS

- UNE ÉVOLUTION DE LA JURISPRUDENCE S'IMPOSE AU REQUÉRANT S'IL PEUT EN BÉNÉFICIER

- L'EXERCICE D'UN SEUL RECOURS COMPENSATOIRE SUFFIT

- LES GRIEFS DOIVENT ÊTRE SOULEVÉS DEVANT LES JURIDICTIONS INTERNES

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MOTIVATIONS REMARQUABLES

B.Y. c. GRÈCE du 26 janvier 2023 requête n° 60990/14

Un recours pour donner des dommages et intérêts ne sont pas suffisants pour réparer une violation de l'article 3 de la Convention:

51.  La Cour rappelle que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II). Elle rappelle aussi sa jurisprudence constante selon laquelle les obligations de l’État découlant de l’article 3 de la Convention ne sauraient être satisfaites par le simple octroi de dommages-intérêts (voir, parmi d’autres, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 121, CEDH 2001‑III). En effet, pour se plaindre du traitement subi pendant une garde à vue, c’est la voie pénale qui constitue la voie de recours adéquate (voir, par exemple, Parlak et autres c. Turquie (déc.), nos 24942/94 et 2 autres, 9 janvier 2001). Par ailleurs, la Cour a déjà affirmé que l’obligation imposée par l’article 3 de la Convention à un État de mener une enquête pouvant conduire à l’identification et au châtiment des personnes responsables de mauvais traitements serait illusoire si le requérant soulevant un grief fondé sur cette disposition était obligé d’exercer une voie de recours ne pouvant aboutir qu’à l’octroi de dommages‑intérêts (Parlak et autres, décision précitée, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 58, CEDH 2006‑XII (extraits), et Taymuskhanovy c. Russie, no 11528/07, § 75, 16 décembre 2010).

N.Ç. c. Turquie du 9 février 2021 requête no 40591/11

Epuisement : Le recours devant la juridiction suprême est seul exigé, peu importe que la juridiction suprême n'a pas encore répondu.

1. Sur la nature prématurée de la requête

75.  La Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, 26 juin 2012).

76.  En l’espèce, la Cour relève que la requérante a introduit sa lettre initiale interrompant les six mois en date du 25 mars 2011.

77.  La procédure pénale en droit national, quant à elle, a été divisée en trois parties puisque d’une part certaines parties des différents jugements rendus en l’espèce sont devenues définitives en étant partiellement confirmées par la Cour de cassation, et d’autre part, une partie concernant deux accusés a été disjointe. Ainsi, les décisions finales ont été rendues les 19 octobre 2011, 15 janvier 2014 et 5 mars 2014 (paragraphes 36-51 ci-dessus).

78.  La Cour rappelle aussi qu’elle tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Azzolina et autres c. Italie , nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).

LA NATURE SUBSIDIAIRE DE LA MISSION DE LA CEDH

Chatzistavrou c. Grèce du 1er mars 2018 requête n° 49582/14

45. Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Par conséquent, elle se penchera tout d’abord sur le grief de la requérante relatif à la non-réalisation d’une enquête effective au sujet de ses allégations de mauvais traitements (McKerr c. Royaume-Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000, Dzhulay c. Ukraine, no 24439/06, § 69, 3 avril 2014, Chinez c. Roumanie, no 2040/12, § 57, 17 mars 2015, Yaroshovets et autres c. Ukraine, no 74820/10, 71/11, 76/11, 83/11, et 332/11, § 77, 3 décembre 2015, et Sadkov c. Ukraine, no 21987/05, § 90, 6 juillet 2017).

ÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS : CETTE RÈGLE DOIT ÊTRE APPLIQUÉE AVEC SOUPLESSE

Portu Juanenea et Sarasola Yarzabal c. Espagne du 13 février 2018 requête n° 1653/13

60. La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. L’article 35 § 1 de la Convention impose aussi de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance (voir, par exemple, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 32, série A no 236, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 144 et 146, CEDH 2010) et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite devant la Cour (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 71-72, 25 mars 2014).

61. Cela étant, la Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (ibidem, § 76, et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 87, 9 juillet 2015). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Saleck Bardi c. Espagne, no 66167/09, §§ 36-37, 24 mai 2011, et Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, CEDH 2012 (extraits)).

62. La Cour observe que, en l’espèce, les requérants ne se sont pas expressément référés à l’article 15 de la Constitution dans le cadre de leur recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Elle note toutefois que, se fondant sur l’article 24 de la Constitution, les requérants visaient à obtenir la nullité des arrêts du Tribunal suprême du 2 novembre 2011 et le rétablissement du jugement de l’Audiencia Provincial ayant reconnu l’existence d’une violation de leur droit à l’intégrité physique et condamné les agents responsables des tortures alléguées. Par ailleurs, leur grief tiré de l’article 24 de la Constitution devant le Tribunal constitutionnel, ainsi que celui tiré de l’article 6 de la Convention devant la Cour, sont étroitement liés à celui qu’ils présentent sous l’angle de l’article 3 de la Convention, au moins dans la mesure où cette disposition impose aux États l’obligation de mener une enquête effective sur les allégations de mauvais traitements aux mains de la police ou d’autres agents de l’État, capable de mener à l’identification et à la punition des responsables (voir, mutatis mutandis, en ce qui concerne l’article 2 de la Convention, Fonseca Mendes c. Espagne (déc.), no 43991/02, 1erfévrier 2005).

63. Dans ces circonstances, la Cour estime que les requérants ont soulevé en substance devant les juridictions internes le grief tiré de l’article 3 de la Convention, aussi bien sous son volet substantiel que procédural. Elle considère que, ce faisant, ils ont fourni aux juridictions internes l’occasion de remédier à la violation alléguée. Partant, elle rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes présentée par le Gouvernement.

64. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare donc recevable.

TARMAN c. TURQUIE du 21 novembre 2017 requête 63903/10

28. S’agissant de l’absence d’utilisation par la requérante de la procédure de droit de réponse rectificative et d’une procédure pénale, la Cour rappelle qu’un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants et que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009).

QUAND LES DÉLAIS DE LA PROCÉDURE INTERNE SONT TROP LONGS

AZZOLINA ET AUTRES c. ITALIE du 26 octobre 2017 requêtes nos 28923/09 et 67599/10

Article 3 : Défaillances de l’enquête officielle menée à la suite des violences exercées par la police sur des manifestants détenus à la caserne de Bolzaneto après le sommet du G8 de Gênes du 20 septembre 2001. Deux arrêts avec l'arrêt Blair ci-dessous de celui -ci rendus 16 ans après les faits. Ces arrêts si longtemps après les faits ont-ils encore un sens ? Une évolution jurisprudentielle sur la recevabilité, il est possible quand les procédures internes traînent de saisir la Cour de Cassation, puis la CEDH sans attendre la réponse de la Cour de cassation.

"108. Dans ces circonstances, en tenant compte en particulier des faits allégués, la Cour ne saurait reprocher aux requérants de lui avoir adressé leurs griefs portant sur la violation de l’article 3 de la Convention en mai 2009 et en septembre 2010, soit respectivement près de huit ans et plus de neuf ans après les événements survenus au sein de la caserne de Bolzaneto, sans avoir attendu l’arrêt de la Cour de cassation rendu le 14 juin 2013 et déposé le 10 septembre 2013 (paragraphe 69 ci-dessus). En conséquence, cette partie de l’exception du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes en matière pénale ne peut être retenue."

LE REQUÉRANT N'EST TENU QU'AUX RECOURS CONCRETS RÉELS ET EFFECTIFS

Le 25 janvier 2018, le discours de Monsieur Raimondi, Président de la CEDH insiste sur le principe de subsidiarité de la CEDH et le devoir d'épuiser les voies de recours interne.

Pour la France, il est indispensable aujourd'hui de saisir la Cour de Cassation ou le Conseil d'État. Toutefois, ce principe souffre de nombreuses exceptions puisque le requérant n'est tenu d'exercer que les recours effectifs réels et concrets.

La C.E.D.H rappelle constamment que la Conv EDH n'a pas pour but de protéger des droits théoriques, apparents et illusoires mais des droits concrets, réels et effectifs.

Si le Gouvernement conteste, il doit prouver que le recours non exercé a déjà apporté une solution satisfaisante dans une affaire similaire. Ainsi par exemple, dans tous les États européens, la Cour suprême comme notamment la Cour de Cassation, le Conseil d'État, la Haute Cour de justice etc...  est le juge du droit. Par conséquent son contrôle est strictement limité à l'application de la loi positive. Le dernier juge du fait est une cour d'Appel. Par conséquent, l'arrêt de la Cour d'Appel est considéré comme le dernier recours possible quand le reproche concerne une loi inexistante ou une interprétation des faits. Il est par conséquent essentiel d'exposer vos griefs au sens de la Conv EDH pour pouvoir accéder plus facilement à la CEDH ou au Haut Commissariat des Droits de l'Homme près de l'ONU.

L'ESPOIR D'UNE INDEMNISATION AU SENS DE L'ARTICLE 3 N'EST PAS UN RECOURS EFFECTIF

B.Y. c. GRÈCE du 26 janvier 2023 requête n° 60990/14

Art 3 (matériel et procédural) • Art 5 § 1 • Requérant n’ayant pas fourni un commencement de preuve à l’appui de sa version des faits de sa privation de liberté et de sa remise aux autorités turques par des policiers grecs lui ayant infligé des mauvais traitements • Absence de preuves concrètes et concordantes sur la base desquelles la charge de la preuve incomberait au Gouvernement • Impossibilité découlant en grande partie de la non‑réalisation par les autorités nationales d’une enquête approfondie et effective

RECEVABILITE

7.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non‑épuisement des voies des recours internes, faute pour le requérant d’avoir introduit une action en dommages-intérêts sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil.

48.  Il estime que le recours indemnitaire prévu par cette disposition est un recours effectif au travers duquel les intéressés peuvent demander un dédommagement de l’État pour le préjudice prétendument subi par eux. Il soutient que ce recours permet de constater la violation en cause et d’offrir un redressement approprié aux intéressés. Il renvoie la Cour à des arrêts des juridictions administratives par lesquels des victimes de violences policières auraient été dédommagées et ajoute que les victimes ont la possibilité de se prévaloir des articles 2 et 3 du décret présidentiel no 254/2004 portant création du code de déontologie des fonctionnaires de police.

49.  Le Gouvernement soutient en outre qu’en saisissant la Cour le requérant ne vise en réalité qu’à obtenir une indemnité.

50.  Le requérant rétorque qu’aucun recours effectif n’existait en l’espèce. Il plaide que l’octroi d’une indemnité n’est pas suffisant pour réparer le préjudice subi et qu’en tout état de cause l’action en dommages-intérêts est trop longue. Il soutient enfin que les arrêts mentionnés par le Gouvernement sont différents de son cas, exposant que les affaires en question concernaient uniquement des victimes de mauvais traitement.

51.  La Cour rappelle que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II). Elle rappelle aussi sa jurisprudence constante selon laquelle les obligations de l’État découlant de l’article 3 de la Convention ne sauraient être satisfaites par le simple octroi de dommages-intérêts (voir, parmi d’autres, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 121, CEDH 2001‑III). En effet, pour se plaindre du traitement subi pendant une garde à vue, c’est la voie pénale qui constitue la voie de recours adéquate (voir, par exemple, Parlak et autres c. Turquie (déc.), nos 24942/94 et 2 autres, 9 janvier 2001). Par ailleurs, la Cour a déjà affirmé que l’obligation imposée par l’article 3 de la Convention à un État de mener une enquête pouvant conduire à l’identification et au châtiment des personnes responsables de mauvais traitements serait illusoire si le requérant soulevant un grief fondé sur cette disposition était obligé d’exercer une voie de recours ne pouvant aboutir qu’à l’octroi de dommages‑intérêts (Parlak et autres, décision précitée, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 58, CEDH 2006‑XII (extraits), et Taymuskhanovy c. Russie, no 11528/07, § 75, 16 décembre 2010).

52.  La Cour rejette donc l’exception formulée par le Gouvernement à ce titre.

Article 3

58.  La Cour renvoie aux principes généraux pertinents tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans les arrêts Bouyid c. Belgique ([GC], n23380/09, §§ 114-123, CEDH 2015), El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, §§ 182-185, CEDH 2012) et Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 316‑326, CEDH 2014 (extraits)).

59.  En l’espèce, la Cour note tout d’abord que les allégations formulées par le requérant devant les autorités internes et selon lesquelles des policiers l’avaient remis aux autorités turques et lui avaient infligé des traitements contraires à l’article 3 de la Convention sont défendables. Cette disposition obligeait donc les autorités à mener une enquête effective.

60.  La Cour constate que les circonstances ayant entouré les événements du 30 mai 2013 ont fait l’objet d’une procédure pénale (paragraphes 36-44 ci-dessus).

61.  Reste à savoir si les procédures en cause ont satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention.

62.  La Cour observe à cet égard qu’il existe des éléments de nature à entacher le caractère indépendant et approfondi de l’enquête en cause. En particulier, elle relève que celle-ci a abouti le 26 février 2014 au classement du dossier et au placement de celui-ci dans les archives des « auteurs inconnus ». Si l’obligation pesant sur les États est une obligation non pas de résultat mais de moyens, la Cour constate qu’en l’espèce les éléments suivants étaient susceptibles de compromettre l’effectivité de l’enquête.

63.  En premier lieu, la Cour note que, à la suite des événements du 30 mai 2013, il a été constaté que la plaque d’immatriculation du véhicule impliqué appartenait à la police hellénique. Or les autorités compétentes n’ont à aucun moment recherché quelles étaient les personnes prétendument impliquées, et si des policiers ou d’autres agents de l’État se trouvaient en service dans le véhicule en cause. Plus précisément, depuis le 4 juin 2013, la direction compétente de la police hellénique avait conclu que le numéro d’immatriculation du véhicule impliqué appartenait à la police hellénique, et plus particulièrement à la direction spéciale des crimes de violence (antiterroriste) (paragraphe 40 ci-dessus). Toutefois, aucune enquête plus approfondie n’a eu lieu, et aucun policier n’a été interrogé sur ce point.

64.  En deuxième lieu, les témoins oculaires E.T. et E.M. n’ont déposé que le 20 janvier 2014 dans le cadre de la procédure, et ce malgré le fait qu’une des représentantes du requérant avait informé le procureur compétent de l’existence de ces témoins dès le 12 juin 2013 (paragraphes 42‑43 ci-dessus).

65.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le requérant n’a pas bénéficié d’une enquête effective en l’espèce.

66.  Partant, elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

RECOURS EFFECTIFS

Cordella et autres c. Italie du 24 octobre 2019 Requêtes nos 54414/13 et 54264/15

Non épuisement des voies de recours : L'immunité pénale et administrative, de l'administrateur provisoire, rend vain tous les recours. La Cour Constitutionnelle ne peut pas être saisie directement par les requérants. La dernière procédure invoquée ne peut être exercée que par le ministre de l'écologie.

2. Sur le non-épuisement des voies de recours internes

a) La thèse du Gouvernement

110. Le Gouvernement estime que les requérants auraient pu porter plainte au pénal (entre autres, pour catastrophe écologique, sur le fondement de l’article 452 quater du code pénal) et se constituer ensuite parties civiles.

111. Il se réfère ensuite aux deux procédures pénales pendantes entamées à l’encontre des dirigeants de la société Ilva pour dire que les questions soumises à l’examen de la Cour font l’objet de procédures nationales actuellement en cours. Il ajoute, s’agissant de la première desdites procédures, que huit requérants se sont constitués parties civiles et qu’il serait loisible aux autres d’en faire autant.

112. Il considère en outre que les requérants avaient aussi la possibilité d’engager diverses actions sur la base du code civil et des normes en matière environnementale (paragraphes 87 et suivants ci-dessus), en sus d’une action en référé sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et d’une action collective (class action) au sens de la loi no 15/2009.

113. Enfin, il estime que les requérants pouvaient soulever une question de constitutionnalité dans le cadre d’une procédure judiciaire.

b) La thèse des requérants

114. Les requérants récusent l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, indiquant qu’aucun des remèdes évoqués par le Gouvernement ne répond à leurs doléances. Ils précisent que celles-ci consistent non pas en la réclamation d’une réparation financière, mais en la dénonciation d’un défaut d’adoption par l’État de mesures administratives et législatives visant à protéger leur santé et l’environnement, d’une part, et en la contestation de l’application de mesures ayant permis la continuation par la société Ilva de son activité polluante, d’autre part.

115. Les requérants soutiennent en outre que ceux d’entre eux s’étant constitués parties civiles dans la procédure no 938/10 ont été privés de la possibilité d’obtenir une compensation en raison du placement de la société Ilva sous administration provisoire. En tout état de cause, ils disent que les autres requérants ne pourraient plus – contrairement aux affirmations du Gouvernement – se constituer parties civiles dans cette procédure, les délais pour ce faire ayant expiré.

116. Concernant la procédure no 9693/14, les requérants exposent que le procureur de Tarente a demandé le classement de celle-ci en raison, d’une part, du report du délai pour la mise en œuvre de l’AIA et, d’autre part, de la reconnaissance de l’immunité aux parties en cause dans le cadre des décrets-lois « salva-Ilva ».

117. Quant à l’article 452 quater du code pénal, les requérants indiquent qu’il est dépourvu d’effectivité dans leur cas car, selon eux, cette disposition concerne des situations dans lesquelles, contrairement à la situation en l’espèce, les faits se déroulent en l’absence d’une autorisation légale ou administrative.

118. Ils ajoutent que, en tout état de cause, les tribunaux internes ont jusqu’à présent rejeté les demandes en dédommagement introduites au civil et condamné les demandeurs aux frais et dépens (les requérants font mention d’un jugement du tribunal de Tarente, no 2375, en date du 20 juillet 2016).

119. De plus, ils estiment que le recours administratif indiqué par le Gouvernement (article 309 du décret législatif no 152/2006) n’aurait pas non plus de chances de succès, puisque, selon eux, le ministère de l’Environnement serait appelé à remettre en question des décrets-lois émis par le gouvernement. De plus, l’action en annulation d’actes administratifs (article 29 du code de procédure administrative) ne pourrait pas être exercée pour contester des décrets.

120. Enfin, les requérants disent qu’une action collective ne pourrait pas remédier à leurs griefs au motif qu’ils demandent l’adoption d’actes normatifs, laquelle serait explicitement exclue par le décret législatif no 198/2009 (introduisant ce moyen de recours).

c) L’appréciation de la Cour

121. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes inscrite à l’article 35 § 1 de la Convention vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que celles-ci ne lui soient soumises. Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – et avec lequel elle présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014).

122. La Cour rappelle en outre que, en vertu de la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue, étant entendu qu’il incombe au Gouvernement excipant du non‑épuisement de la convaincre que le recours évoqué était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible et susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, Recueil, § 66, et Giacobbe et autres c. Italie, no 16041/02, § 63, 15 décembre 2005). De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à lui (Selmouni, précité, § 75).

123. En l’occurrence, la Cour relève que les griefs des requérants portent sur l’absence de mesures visant à assurer la dépollution du territoire concerné. Elle relève aussi que l’assainissement de la zone touchée est un objectif poursuivi depuis plusieurs années par les autorités compétentes, toutefois sans succès. Compte tenu aussi des éléments soumis par les requérants et en l’absence de précédents jurisprudentiels pertinents, la Cour estime qu’aucune démarche de nature pénale, civile ou administrative ne saurait répondre à cet objectif dans la présente espèce.

124. Dans ce contexte, la Cour ne saurait faire abstraction de l’immunité pénale et administrative accordée à l’administrateur provisoire dans la mise en place des mesures préconisées par le plan environnemental (prévue par le décret‑loi no 1 du 5 janvier 2015 – paragraphe 59 ci-dessus) et de l’élargissement de cette immunité au futur acquéreur de l’établissement (paragraphe 68 ci-dessus).

125. Quant à la possibilité de soulever les griefs devant la Cour constitutionnelle, il suffit de rappeler que la Cour a indiqué à maintes reprises que, dans l’ordre juridique italien, le justiciable ne jouit pas d’un accès direct à la Cour constitutionnelle : en effet, seule une juridiction qui connaît du fond d’une affaire a la faculté de saisir cette haute juridiction, à la demande d’un plaideur ou d’office. Dès lors, pareille demande ne saurait s’analyser en un recours dont la Convention exige l’exercice (voir, entre autres, Brozicek c. Italie no 10964/84, 19 décembre 1989, § 34, série A no 167, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 42, CEDH 1999‑V, C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, no 46967/07, § 48, 24 février 2009, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 75, 17 septembre 2009, et M.C. et autres c. Italie, no 5376/11, § 47, 3 septembre 2013).

126. La Cour note aussi que, selon le décret-loi no 152/06, seul le ministère de l’Environnement peut demander réparation du préjudice écologique, les particuliers ne pouvant que l’inviter à saisir les autorités judiciaires. Il s’ensuit que, en tout état de cause, les recours prévus par les dispositions en question n’auraient pas permis aux requérants de se prévaloir du préjudice découlant des dommages à l’environnement. En conséquence, ces recours ne sauraient passer pour des recours utiles au sens de l’article 35 § 1 de la Convention (Di Sarno, précité, § 89).

127. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

OLG c. France du 28 juin 2018 requête n°47022/16

Refus d’une demande de visa pour faire venir en France un enfant adopté en Côte d’Ivoire : non-épuisement des voies de recours interne

L’affaire concerne le rejet d’une demande de visa pour faire venir en France un enfant, né le 6 octobre 2014, adopté en Côte d’Ivoire. La Cour observe que la procédure relative au recours en annulation du refus de visa est pendante devant la cour administrative d’appel de Nantes. Elle observe également qu’il aurait fallu que OLG interjette appel devant le Conseil d’État de l’ordonnance du 16 décembre 2016, rejetant sa demande en référé-liberté tendant à l’obtention d’un document de voyage provisoire pour l’enfant. Enfin, la Cour constate que tous les autres recours en référés exercés par OLG ne visaient pas à obtenir l’obtention d’un document de voyage temporaire mais la suspension de l’exécution du refus de visa et le réexamen de sa demande. Ces recours ne suffisent pas pour redresser la violation alléguée de l’article 8. La Cour conclut donc que le requérant n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes et que la requête est irrecevable.

CEDH

45. La Cour rappelle tout d’abord que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. Ainsi, le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord avoir été soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées. L’obligation découlant de l’article 35 se limite cependant à faire un usage normal des recours vraisemblablement effectifs, suffisants et accessibles. En particulier, la Convention ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats (voir, parmi de nombreux autres, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, §§ 43-46, CEDH 2006‑II). Ce qui importe aux fins de cette disposition, c’est que les requérants aient donné aux juridictions internes l’opportunité de statuer en premier lieu sur les griefs dont ils saisissent la Cour, en usant d’une voie de recours appropriée (voir, par exemple, Simons c. Belgique (déc.), no 71407/10, 28 août 2012, § 23, et Hernaiz-van den Eynden c. Belgique (déc.), no 618/08, § 19, 7 mai 2013).

46. La Cour rappelle ensuite que, lorsqu’il est disponible, le recours en annulation pour excès de pouvoir est une voie de recours interne à épuiser en principe (voir Charron et Merle-Montet c. France (déc.), no 22612/15, § 21, 16 janvier 2018). Elle note que le requérant a saisi le juge administratif de demandes de ce type, lesquelles sont toutefois pendantes devant la cour administrative d’appel de Nantes (paragraphes 29-30 ci-dessus), de sorte que l’on ne peut retenir à ce jour que les voies de recours internes ont été épuisées par ce bais.

47. Ceci étant, la Cour constate que, parallèlement, le 14 décembre 2016, invoquant notamment l’article 8 de la Convention, le requérant a déposé devant le juge des référés du tribunal administratif de Nantes une requête en référé-liberté visant à ce qu’il soit fait injonction au ministre des affaires étrangères et européennes de délivrer un document de voyage permettant à R. d’entrer sur le territoire français jusqu’à ce qu’il soit définitivement statué au fond sur les requêtes pendantes devant le juge administratif. Saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés était ainsi amené à décider si, en rejetant la demande tendant à ce qu’un visa d’entrée en France soit délivré à R., les autorités françaises avaient, selon les termes de cette disposition, porté « une atteinte grave et manifestement illégale » au droit au respect de la vie privée et familiale du requérant et de R. Sur la base d’une conclusion dans ce sens, le juge des référés aurait pu « ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde » de ce droit, telle que la délivrance d’un document de voyage provisoire permettant l’entrée de R. en France. Cela aurait constitué un redressement du grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 8 de la Convention dès lors que ce grief vise précisément les conséquences de cette décision de rejet sur son droit au respect de la vie privée et familiale et sur celui de R.

48. La Cour renvoie par ailleurs à sa décision dans l’affaire D. c. Belgique (no 29176/13, 8 juillet 2017), qui concernait le refus d’autoriser l’entrée en Belgique d’un enfant né en Ukraine à l’issue d’une gestation pour autrui ; les parents d’intention, qui se plaignaient en particulier d’une violation de l’article 8 de la Convention, avaient utilisé une procédure comparable au référé-liberté de l’article L. 521-2 du code de justice administrative afin d’obtenir du juge des référés qu’il ordonne aux autorités belges de délivrer un titre de voyage permettant à l’enfant d’entrer en Belgique. Dans cette affaire, d’une part, la Cour n’a pas jugé qu’en utilisant cette procédure plutôt que de saisir le juge du fond les requérants avaient manqué à l’obligation d’épuiser les voies de recours internes. D’autre part, relevant que les requérants avaient obtenu un laissez-passer pour l’enfant à la suite d’une décision favorable du juge des référés en appel, la Cour a conclu s’agissant du grief relatif au refus des autorités belges de délivrer un titre de voyage, que le litige avait été résolu au sens de l’article 37 § 1 b) de la Convention.

49. Ainsi, en l’espèce, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la procédure en référé-liberté initiée le 14 décembre 2016 était de nature à mettre le juge interne en position de redresser la violation de la Convention dont le requérant se plaint maintenant devant la Cour. Le fait que la saisine du juge des référés est postérieure à l’introduction de la présente requête n’est par ailleurs pas déterminent ; ce qui importe dans ce contexte c’est que la décision interne définitive clôturant la voie de recours interne dont il est question ait été rendue avant que la Cour statue sur la recevabilité.

50. La Cour estime toutefois que pour que l’exercice de cette procédure ait pleinement épuisé les voies de recours internes, il aurait fallu que le requérant interjette appel devant le Conseil d’État de l’ordonnance de rejet du 16 décembre 2016, ce qu’il n’indique pas avoir fait. Certes, le juge des référés du Conseil d’État s’était déjà prononcé défavorablement au requérant dans le cadre de la procédure en référé-suspension initiée le 24 juin 2016, par une ordonnance du 12 juillet 2016 (paragraphe 27 ci-dessus), dont l’ordonnance du 16 décembre 2016 reprend les motifs (paragraphe 28 ci-dessus). Cependant, les critères de mise en œuvre du référé-liberté et du référé-suspension ne sont pas les mêmes (paragraphes 36 ci-dessus). Le Conseil d’État n’aurait par ailleurs pas été lié par les motifs de son ordonnance du 12 juillet 2016. Ainsi, on ne saurait retenir qu’un tel appel aurait été « de toute évidence voué à l’échec » (voir, parmi d’autres, Dagregorio et Mosconi c. France (déc), no 65714/11, § 29, 30 mai 2017).

51. La Cour constate ensuite que les autres recours en référés-libertés exercés par les requérants, dont l’un a abouti à la saisine du Conseil d’État et à l’ordonnance du 12 juillet 2016 susmentionnée, ne visaient pas l’obtention d’un document de voyage mais la suspension de l’exécution du refus de visa et le réexamen de la demande, ce qui ne suffit pas pour redresser la violation alléguée. Le requérant lui-même souligne cette différence entre l’objet des différents recours dont il est question (paragraphe 43 ci-dessus), même s’il n’en tire pas les mêmes conséquences juridiques.

52. Cela vaut aussi pour le recours en référé-suspension dont le requérant a usé deux fois à cette même fin. De surcroit, un tel recours ne peut être utilisé indépendamment d’un recours au fond, dont il est l’accessoire : il ne peut viser que la suspension de l’exécution de la décision administrative que l’on conteste par ailleurs au fond, dans l’attente du jugement sur le fond.

53. Il résulte de ce qui précède que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. La requête doit donc être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Merle-Montet c. France irrecevabilité du 8 février 2018 requête no 22612/15

Demande de procréation médicalement assistée d’un couple homosexuel : requête irrecevable pour non épuisement des voies de recours.

Le Conseil constitutionnel a statué par une décision du 17 mai 2013 no 2013-669 DC

« 44. Considérant que, d’une part, les dispositions contestées n’ont ni pour objet ni pour effet de modifier la portée des dispositions de l’article 16-7 du code civil aux termes desquelles : ‘toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle’; que, d’autre part, il résulte de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique que l’assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l’infertilité pathologique, médicalement diagnostiquée d’un couple formé d’un homme et d’une femme en âge de procréer, qu’ils soient ou non mariés ; que les couples formés d’un homme et d’une femme sont, au regard de la procréation, dans une situation différente de celle des couples de personnes de même sexe ; que le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes dès lors que la différence de traitement qui en résulte est en lien direct avec l’objet de la loi qui l’établit ; que, par suite, ni le principe d’égalité ni l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi n’imposaient qu’en ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de personnes de même sexe, le législateur modifie la législation régissant ces différentes matières ;

45. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les griefs tirés de ce que l’article 13 de la loi serait entaché d’inintelligibilité doivent être écartés ».

Par conséquent, les requérants qui ont saisi la CEDH le 7 mai 2015 et non en 2018, ont considéré que saisir les juridictions administratives contre la décision du CHR de Toulouse pour excès de pouvoir qui leur refusait une PMA, en leur qualité du coupe homosexuel.

La CEDH répond qu'il y avait un doute sur la possible réussite d'un recours au sens de l'article 14 combiné à l'article 8 de la Conv EDH devant les juridictions administratives. Par conséquent, il y a bien non épuisement des voies de recours internes.

CEDH

8. La Cour renvoie aux principes relatifs à l’épuisement des voies de recours internes tels qu’elle les a notamment énoncés dans l’arrêt Mocanu et autres c. Roumanie [GC] (nos 10865/09 et 2 autres, §§ 222-225, CEDH 2014 (extraits)) :

« 220. Le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt, et c’est primordial, un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. La Cour a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des recours internes se fonde sur l’hypothèse, reflétée dans l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Elle est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection (Vučković et autres c. Serbie [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 69, 25 mars 2014).

221. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Vučković et autres, précité, § 70).

222. L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Akdivar et autres, précité, § 66, et Vučković et autres, précité, § 71). Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Balogh c. Hongrie, no 47940/99, § 30, 20 juillet 2004, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II, et Vučković et autres, précité, § 74).

223. Par contre, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Akdivar et autres, précité, § 67, et Vučković et autres, précité, § 73). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Akdivar et autres, précité, § 71, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 70, 17 septembre 2009, et Vučković et autres, précité, § 74).

224. Cela étant, la Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, § 89, série A no 13, Akdivar et autres, précité, § 69, et Vučković et autres, précité, § 76). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Akdivar et autres, précité, § 69, et Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, 26 juin 2012).

225. En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (Akdivar et autres, précité, § 68, Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 69, CEDH 2010, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010, et Vučković et autres, précité, § 77). »

19. La Cour note que les requérantes soutiennent que leur situation s’apparente à celle de la requérante dans l’affaire S.A.S. précitée s’agissant de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes.

20. Dans cette affaire, invoquant notamment les articles 8, 9 et 14 de la Convention, la requérante se plaignait du fait que l’interdiction de porter une tenue destinée à dissimuler le visage dans l’espace public que pose la loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010 la privait de la possibilité de revêtir le voile intégral dans l’espace public. La Cour a jugé que la requérante pouvait se dire victime, au sens de l’article 34 de la Convention, alors même qu’aucune mesure individuelle n’avait été prise à son encontre sur le fondement de cette loi. Elle a rappelé à cet égard qu’un particulier peut soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc se dire « victime » au sens de l’article 34, s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation. Elle a jugé que tel était le cas au regard de la loi du 11 octobre 2010 des femmes qui, comme la requérante, résident en France et souhaitent porter le voile intégral pour des raisons religieuses, considérant qu’elles se trouvent de ce fait devant un dilemme : soit elles se plient à l’interdiction et renoncent ainsi à se vêtir conformément au choix que leur dicte leur approche de leur religion ; soit elles ne s’y plient pas et s’exposent à des sanctions pénales (S.A.S., § 57). La Cour a ensuite rejeté la thèse du Gouvernement selon laquelle en l’absence de toute procédure interne, il devait être conclu que la requête était irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes. Elle a jugé sur ce point que cette question était dénuée de pertinence dans le contexte du système légal français dès lors qu’elle avait conclu que la requérante pouvait se dire victime en l’absence de mesure individuelle (S.A.S., § 61).

21. Le cas des requérantes se distingue cependant significativement de celui de la requérante S.A.S. en ce qu’une mesure individuelle a été prise à leur encontre, à savoir la décision du 15 décembre 2014 par laquelle le CHU de Toulouse a rejeté leur demande tendant à ce qu’elles bénéficient d’une PMA. Or, d’une part, comme l’indique le Gouvernement, il s’agit d’une décision administrative individuelle défavorable, susceptible de faire l’objet d’un recours en annulation pour excès de pouvoir devant les juridictions administratives. D’autre part, lorsqu’il est disponible, le recours en annulation pour excès de pouvoir, dans le cadre duquel il est possible de développer des moyens fondés sur une violation de la Convention, est une voie de recours interne à épuiser en principe.

22. La question principale qui se pose en l’espèce est donc celle de savoir si les requérantes peuvent valablement soutenir que cette voie de recours était ineffective dans les circonstances particulières de leur cause.

23. Un recours normalement disponible n’est pas « à épuiser » lorsqu’il est démontré dans un cas particulier qu’il se heurterait à une jurisprudence contraire établie dans des affaires similaires et qu’il serait donc voué à l’échec (voir, par exemple, Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98 et 3 autres, § 156, CEDH 2003 VI, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 58, CEDH 2010 et Gas et Dubois c. France (déc.), no 25951/07, 31 août 2010). Comme indiqué précédemment, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours interne qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier qu’il n’en soit pas fait usage (voir, en plus des références mentionnées ci-dessus, Dagregorio et Mosconi c. France (déc), no 65714/11, § 29, 30 mai 2017).

24. En l’espèce, les requérantes font valoir qu’un recours en excès de pouvoir aurait été inefficace eu égard aux motifs de la décision du Conseil constitutionnel du 17 mai 2013.

25. La Cour n’est pas convaincue par cette thèse. Certes, vu le raisonnement suivi par le Conseil Constitutionnel au point 44 de sa décision (voir le paragraphe 8 ci-dessus), cette décision pourrait être considérée comme réduisant les chances de succès d’un recours en annulation pour excès de pouvoir fondé sur l’interdiction de la discrimination que pose l’article 14 de la Convention dans la mesure où elle aurait pu influencer les juridictions administratives. On ne peut toutefois pour autant considérer que le raisonnement du Conseil Constitutionnel rendait un tel recours ineffectif.

26. La Cour constate que le Conseil constitutionnel était saisi d’une demande tendant à l’examen de la constitutionnalité non de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique mais de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Les auteurs de la saisine dénonçaient entre autres une méconnaissance de l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi. Ils estimaient dans le cadre de ce grief précis qu’en posant le principe selon lequel le mariage et la filiation adoptive emportent les mêmes effets, droits et obligations reconnus par les lois, que les époux ou les parents soient de sexe différent ou de même sexe, la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe entrait en contradiction avec l’article L. 2141-2 du code de la santé publique. Le Conseil constitutionnel a écarté cette argumentation, considérant que ni le principe d’égalité, ni l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, n’imposaient qu’en ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de personnes de même sexe, le législateur modifie la législation régissant notamment la PMA. À l’appui de cette conclusion, il a tout d’abord indiqué que les dispositions contestées n’avaient ni pour objet ni pour effet de modifier la portée des dispositions de l’article 16-7 du code civil aux termes desquelles « toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ». Il a ensuite précisé qu’il résultait de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique que l’assistance médicale à la procréation avait « pour objet de remédier à l’infertilité pathologique, médicalement diagnostiquée d’un couple formé d’un homme et d’une femme en âge de procréer, qu’ils soient ou non mariés, que « les couples formés d’un homme et d’une femme sont, au regard de la procréation, dans une situation différente de celle des couples de personnes de même sexe », et que « le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes dès lors que la différence de traitement qui en résulte est en lien direct avec l’objet de la loi qui l’établit ».

27. Dans cette décision, certes, le Conseil constitutionnel touche la question de la conformité avec le principe constitutionnel d’égalité de la distinction entre les couples de personnes de même sexe et les couples hétérosexuels qui résulte de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique, abordant par ce biais celle de son caractère discriminatoire ou non. Il ne le fait toutefois que de manière indirecte puisque la requête dont il était saisi ne visait pas cette disposition du code de la santé publique mais la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. Par ailleurs, il ne traite pas, ne serait-ce qu’indirectement, la question de la conformité de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique avec le droit constitutionnel de mener une vie familiale normale et le droit constitutionnel au respect de la vie privée, alors que la requête dont la Cour est saisie ne se fonde pas seulement sur l’interdiction de la discrimination que pose l’article 14 de la Convention, mais aussi sur le droit au respect de la vie privée et familiale que consacre l’article 8 de la Convention.

28. De plus et surtout, comme le souligne pour l’essentiel le Gouvernement, le contrôle de conformité d’une mesure individuelle à la Convention effectué par le « juge ordinaire » est distinct du contrôle de conformité de la loi à la Constitution effectué par le Conseil constitutionnel : une mesure prise en application d’une loi dont la conformité aux dispositions constitutionnelles protectrices des droits fondamentaux est établie peut être jugée incompatible avec ces mêmes droits tels qu’ils se trouvent garantis par la Convention à raison par exemple de son caractère disproportionné dans les circonstances de la cause.

29. En d’autres termes, même si les chances de succès étaient éventuellement réduites du fait de la décision du Conseil constitutionnel du 17 mai 2013, un recours en annulation pour excès de pouvoir de la décision du CHS de Toulouse du 15 décembre 2014 fondé sur les articles 8 et 14 de la Convention n’aurait pas été « de toute évidence voué à l’échec ».

30. La Cour rappelle en outre que, comme cela ressort de la jurisprudence citée au paragraphe 18 ci-dessus, l’obligation d’épuiser préalablement les voies de recours internes vise, entre autre, à donner aux États membres la possibilité de redresser la situation qui fait l’objet de la requête avant de devoir répondre de leurs actes devant un organisme international. Ce principe revêt une importance particulière s’agissant de griefs tirés de l’article 8, que cet article soit pris isolément ou combiné avec l’article 14. Il est en effet primordial lorsque la Cour aborde la question complexe et délicate de la balance à opérer entre les droits et intérêts en jeu dans le cadre de l’application de cette disposition que cette balance ait préalablement été faite par les juridictions internes, celles-ci étant en principe mieux placées pour le faire (voir, mutatis mutandis, Courtney c. Irlande (déc), no 69558/10, 18 décembre 2012). Ainsi que le fait valoir le Gouvernement, à ce jour, les juridictions internes n’ont pas été amenées à se prononcer sur des requêtes dirigées contre des refus d’accès à un processus de PMA opposés à des couples homosexuels sur le fondement des dispositions de l’article L. 2141-2 du code de la santé publique.

31. En définitive, vu l’importance du principe de subsidiarité (voir, notamment, Burmych et autres c. Ukraine (radiation) [GC], nos 46852/13 et al, § 218, 12 octobre 2017), la Cour estime que, faute d’avoir saisi les juridictions administratives d’un recours en annulation pour excès de pouvoir de la décision du CHU de Toulouse du 15 décembre 2014, les requérantes n’ont pas épuisé les voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. La requête doit donc être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

IL FAUT UN MINIMUM DE RECOURS POUR EXPOSER VOS GRIEFS DEVANT LES JURIDICTIONS INTERNES

Décision d'irrecevabilité Viviani et autres C. Italie du 14 avril 2015 requête n° 9713/13

La CEDH juge irrecevable une requête visant à contester l’absence de protection et d’information sur les risques liés à une possible éruption du Vésuve, pour défaut de recours interne depuis l'Empire Romain !

La Cour rappelle d’abord qu’en application de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Toutefois, l’article 35 § 1 prescrit l’épuisement des seuls recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats.

Dans la présente affaire, la Cour observe qu’il était loisible aux requérants de demander aux autorités internes la mise en place des mesures de prévention qu’ils estimaient nécessaires. En cas de silence, ils auraient pu saisir les juridictions administratives. En outre, en vertu d’un décret et d’une loi de 2009, les requérants avaient également la possibilité de mener une « class action » pour faire valoir leurs demandes. Or, les requérants se sont contentés d’affirmer de façon générale que de tels recours seraient inefficaces. La Cour juge donc la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours interne.

POUR LES RECOURS AU SENS DE L'ARTICLE 2 ET 3 - UNE PLAINTE SUFFIT PUISQUE L'ENQUÊTE DOIT ÊTRE AUTOMATIQUE

TEKIN ET ARSLAN c. BELGIQUE du 5 septembre 2017 requête n° 37795/13

2. Appréciation de la Cour

66. La Cour renvoie aux principes applicables à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention tels qu’exposés notamment dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ([GC], no 17153/11, §§ 69-77, 25 mars 2014).

67. En particulier, la Cour rappelle que, en matière d’allégation de recours illégal à la force par les agents de l’État, des procédures civiles ou administratives visant uniquement à l’allocation de dommages et intérêts et non à l’identification et à la punition des responsables ne sont pas des recours adéquats et effectifs propres à remédier à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 227, CEDH 2014 (extraits), et Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, §§ 76-77, CEDH 2016 ; voir aussi, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 74, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI).

68. Aussi, la Cour a jugé qu’un individu qui, avant de saisir la Cour d’un grief tiré d’une violation de l’article 2 de la Convention à raison du décès d’un proche dans des circonstances susceptibles d’être rattachées à une action ou une omission d’agents ou de services publics, dépose une plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction, déclenchant ainsi l’ouverture d’une instruction pénale, épuise les voies de recours internes comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention (De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, §§ 57, 60 et 61, 6 décembre 2011). Il en va de même s’agissant d’un grief tiré d’une violation de l’article 3 de la Convention résultant de faits imputables à une autorité participant à la force publique et susceptibles d’être qualifiés de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants (voir, par exemple, Slimani c. France, no 57671/00, §§ 38-41, CEDH 2004‑IX (extraits), et De Donder et De Clippel, précité, § 57).

69. En l’espèce, les requérants se sont constitués partie civile dans la procédure pénale engagée contre les agents pénitentiaires impliqués dans les faits. Suite à l’acquittement prononcé par le tribunal correctionnel qui est devenu définitif en l’absence d’appel interjeté par le ministère public, ils ont interjeté appel sur les intérêts civils, sans toutefois demander la fixation d’un calendrier d’audience.

70. Au vu des principes rappelés ci-dessus, la Cour estime que, en se constituant partie civile, les requérants ont donné l’opportunité aux juridictions internes de constater et de redresser les griefs qu’ils développent sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention et qu’il ne peut en conséquence leur être reproché de ne pas avoir dûment épuisé les voies de recours internes à cet égard. En effet, la poursuite de la procédure sur les intérêts civils tout comme l’introduction d’une action en responsabilité sur le fondement de l’article 1382 du code civil ne permettaient que l’éventuelle allocation de dommages et intérêts et non la punition des responsables (dans le même sens, Mocanu et autres, précité, §§ 227 et 233-235).

71. Partant, la Cour rejette également la seconde exception soulevée par le Gouvernement.

I.P. c. BULGARIE du 19 décembre 2017 requête 72936/14

Recevabilité : le requérant ne se plaint pas d'une faute d'une autorité judiciaire, il se plaint d'une absence législative pour lui faire accéder à un tribunal Il n'avait pas à poursuivre pour faute du service public de la justice.

3. Sur l’épuisement des voies de recours internes

40. Le Gouvernement soutient enfin que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours dont il disposait en droit interne. Il précise que le requérant ne s’est pas prévalu du recours instauré en décembre 2012 par l’amendement à l’article 2, alinéa 1, point 2 de la loi sur la responsabilité de l’État alors que celui-ci lui aurait permis d’obtenir la reconnaissance de la violation alléguée de son droit garanti par l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi qu’une réparation du préjudice subi. Il indique que ce recours existait déjà au moment de l’introduction de la requête, le 7 novembre 2014, et qu’il pouvait être considéré comme effectif. Le Gouvernement reconnaît que la jurisprudence développée à la suite de ce nouveau recours est rare. Il demande toutefois à la Cour de tenir pour preuve de l’effectivité de ce recours les décisions internes rendues dans le cadre d’une affaire examinée entre le 13 décembre 2014 et le 1er décembre 2015 dans laquelle les trois juridictions qui en étaient saisies ont reconnu une violation des droits protégés par l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention et ont octroyé une indemnisation à l’intéressé (paragraphe 23 ci-dessus).

41. Le requérant conteste l’effectivité de la voie de droit évoquée par le Gouvernement. Il soutient que ce nouveau recours prévu par l’article 2, alinéa 1, point 2 de la loi sur la responsabilité de l’État n’est que de nature indemnitaire et qu’une indemnisation accordée pour une violation de l’article 5 § 4 ne serait pas suffisante pour effacer les conséquences de cette violation. Le requérant ajoute qu’en tout état de cause il n’aurait pas eu accès aux tribunaux pour dénoncer la violation alléguée de l’article 5 § 4 de la Convention car, selon la législation nationale, il n’aurait pu engager une action qu’avec le consentement de sa mère. Il n’indique pas si sa mère a refusé de donner un tel consentement, et il affirme qu’il ne pouvait agir seul ou avec son avocate au motif que les autorités internes avaient refusé de lui délivrer les documents relatifs à sa détention (paragraphes 13-15 ci-dessus). Ces documents lui auraient été communiqués par la Cour en même temps que les observations du Gouvernement sur sa requête.

42. La Cour rappelle que la règle énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants l’obligation d’utiliser en premier lieu les recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne de leur pays pour leur permettre d’obtenir la réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir, parmi beaucoup d’autres, Salman c. Turquie [GC], nº 21986/93, § 81, CEDH 2000‑VII, et İlhan c. Turquie [GC], nº 22277/93, § 58, CEDH 2000‑VII).

43. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours qu’il suggère était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique (Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010). Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a bien été employé ou que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de l’obligation de l’exercer (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil).

44. Le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue cependant pas une raison valable pour justifier la non-utilisation de ce recours. Au contraire, il existe un intérêt à soumettre la question aux juridictions internes afin de leur permettre de développer les droits existants en usant de leur pouvoir d’interprétation (Ciupercescu c. Roumanie, no 35555/03, § 169, 15 juin 2010, et Delijorgji c. Albanie, no 6858/11, § 58, 28 avril 2015). Cela est en particulier le cas lorsqu’une nouvelle disposition légale a été adoptée dans l’objectif spécifique de créer un recours susceptible de porter remède à un type de grief, afin de permettre aux juridictions nationales de faire application de cette disposition (Gürceğiz c. Turquie, no 11045/07, § 31, 15 novembre 2012).

45. La Cour rappelle que, en matière de privation de liberté, une action en réparation, capable d’aboutir à une reconnaissance de la violation alléguée et à l’attribution d’une indemnisation, est en principe un recours effectif qui doit être épuisé dans les cas où la situation litigieuse qui est incompatible avec l’article 5 de la Convention a déjà pris fin, si l’efficacité en pratique de ce recours a été dûment établie (Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 42, 6 novembre 2008, et Rahmani et Dineva c. Bulgarie, no 20116/08, § 66, 10 mai 2012). La Cour a déjà appliqué ce principe dans des affaires où étaient en cause la régularité de la détention en droit interne au regard de l’article 5 § 1 de la Convention (Gavril Yossifov, précité, § 43, et Rahmani et Dineva, précité, §§ 67-71), la justification d’une détention prolongée au regard de l’article 5 § 3 (Varnas c. Lituanie, no 42615/06, § 89, 9 juillet 2013, et Demir c. Turquie (déc.), no 51770/07, §§ 28-35, 16 octobre 2012) ou le droit à un examen « à bref délai » du recours judiciaire concernant la légalité de la détention, garanti par l’article 5 § 4 (Knebl c. République tchèque, no 20157/05, §§ 105-106, 28 octobre 2010, Osváthová c. Slovaquie, no 15684/05, §§ 57-59, 21 décembre 2010, et Delijorgji, précité, § 81).

46. La Cour relève à cet égard que, en décembre 2012, l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État a été modifié pour prévoir un droit à compensation pour toute violation de l’article 5, paragraphes 1 à 4 de la Convention (paragraphes 21-22 ci-dessus). Elle note avec satisfaction que, comme cela ressort des motifs de la loi modificative, ces changements ont été adoptés dans le but d’assurer la conformité du droit interne avec les principes dégagés par la jurisprudence de la Cour.

47. La Cour n’estime cependant pas devoir, à l’occasion de la présente affaire, obliger le requérant à tester l’effectivité de principe du nouveau recours indemnitaire. Elle observe en effet que, selon l’article 2 de la loi, l’État est responsable des dommages causés par « les organes d’enquête pénale, le parquet et les tribunaux », et que l’article 7 de la loi spécifie par ailleurs que l’action en responsabilité doit être dirigée contre l’autorité publique responsable du dommage (paragraphe 21 ci-dessus). Or, dans la présente espèce, la violation de l’article 5 § 4 de la Convention alléguée par le requérant ne résulte pas de l’action ou de la carence d’une des autorités qui sont mentionnées à l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État mais de l’absence, dans le droit interne, d’une procédure de contrôle juridictionnel de la détention effectuée dans un foyer d’accueil temporaire pour mineurs. Dès lors, il est difficile de concevoir celle qui, parmi les autorités mentionnées à l’article 2 de la loi aurait pu être considérée comme responsable de la situation dénoncée par le requérant afin que celui-ci puisse diriger contre elle son action en responsabilité. En effet, les autorités du parquet ne pouvaient être considérées comme responsables, le procureur compétent ayant ordonné la détention dans le cadre de ses pouvoirs. Quant aux juridictions, le requérant ne pouvait déterminer celle qui aurait pu être tenue responsable dans la mesure où aucune n’était compétente, en vertu du droit interne, pour examiner de tels recours. La Cour observe à cet égard que ni les nouvelles dispositions de la loi adoptées en 2012 ni les motifs de leur adoption ne précisent contre quelle institution devrait être dirigée une action en responsabilité dans pareil cas. La Cour note au demeurant que l’exemple de jurisprudence présenté par le Gouvernement dans laquelle la disposition susmentionnée a été appliquée ne concerne pas une situation comparable à celle de l’espèce dans la mesure où il apparaît que le constat de violation de l’article 5 § 4 établi par les tribunaux et l’octroi d’une indemnisation à cet égard concernait une détention ordonnée par le procureur au-delà du délai légal de soixante‑douze heures, le défaut de traduire « aussitôt » l’intéressé devant un juge et l’impossibilité qui en découlait d’introduire un recours contre cette détention (paragraphes 23 et 40 ci-dessus). La situation litigieuse révélait dès lors un dysfonctionnement du système régissant la détention examinée en raison du fait que le procureur avait outrepassé ses pouvoirs légaux, et non le défaut du législateur de prévoir un contrôle juridictionnel de la détention, comme cela semble être le cas en l’espèce.

48. Dans ces circonstances, la Cour ne peut que conclure que l’action sur le fondement de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, invoquée par le Gouvernement, ne constitue pas, dans les circonstances de la présente espèce, un recours accessible et effectif, susceptible d’apporter un redressement au requérant pour son grief tiré de l’absence de recours judiciaire pour contrôler la légalité de sa détention, qu’il considère comme étant une violation de la Convention. Elle estime par ailleurs douteux que l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État, qui prévoit la responsabilité des autorités de l’administration, soit applicable à la situation du requérant, l’action législative ou le défaut de légiférer n’étant pas à première vue assimilables à « l’accomplissement de [...] fonctions en matière administrative » susceptible d’engager la responsabilité des autorités (paragraphes 24 et 25 ci-dessus).

49. Au vu de ces observations, et sans préjuger de l’effectivité de principe de l’action en réparation prévue à l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, l’action en question ne constituait pas un recours effectif dont l’épuisement était requis au titre de l’article 35 § 1 de la Convention. Partant, il convient de rejeter l’exception soulevée.

WINTERSTEIN ET AUTRES c. FRANCE du 27 octobre 2013 requête 27013/07

UNE DEMANDE D'AJ en Cour de Cassation rejetée pour absence de moyens sérieux suffit à justifier de l'épuisement des voies de recours internes.

115. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, dans la mesure où ils se sont désistés de leur pourvoi en cassation et n’ont donc pas mis la Cour de cassation en mesure d’examiner leur affaire.

116. Les requérants rappellent qu’ils se sont pourvus en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel et ont demandé le bénéfice de l’aide juridictionnelle, qui leur a été refusée. Leurs recours contre les décisions de refus ont été rejetés, au motif qu’aucun moyen de cassation sérieux ne pouvait être soutenu à l’encontre de l’arrêt. Ils soulignent que c’est dans la mesure où ils n’avaient ni les moyens matériels, ni la moindre perspective de voir leur pourvoi aboutir qu’ils se sont désistés de l’instance devant la Cour de cassation. Rappelant la jurisprudence de la Cour en la matière, ils font valoir que le pourvoi dont ils se sont désistés ne constituait pas un recours à épuiser, dès lors qu’il ne s’agissait pas d’un recours effectif en théorie et en pratique, c’est-à-dire susceptible de leur offrir la réparation de leurs griefs et présentant des chances raisonnables de succès.

117. La Cour rappelle que, si le pourvoi en cassation figure parmi les voies de recours à épuiser en principe pour se conformer à l’article 35 § 1 de la Convention (Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999-VI), cette disposition doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. La Cour note que les requérants se sont pourvus en cassation, mais que leurs demandes d’aide juridictionnelle ont fait l’objet de décisions de refus et que leurs recours contre ces décisions ont été rejetés en raison de l’absence d’un moyen de cassation susceptible d’être utilement soulevé. Dans ces conditions, elle estime qu’il ne peut leur être reproché de s’être désistés de leur pourvoi en cassation (Gnahoré c. France, no 40031/98, § 48, CEDH 2000‑IX et Eon c. France, no 26118/10, § 28, 14 mars 2013). Il y a donc lieu de rejeter l’exception.

MEMLIKA c. GRÈCE du 6 Octobre 2015 requête 37991/12

On doit présenter ses moyens proposés par le droit interne, pour faire cesser les violations avant de saisir une juridiction internationale. Saisir un médiateur n'a aucune utilité au sens de la Convention, puisque ses décisions ne s'imposent pas comme une décision juridictionnelle.

CEDH

38. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention veut que, avant de saisir un tribunal international, le requérant doit avoir donné à l’Etat responsable la faculté de remédier aux violations alléguées par des moyens internes, en utilisant les ressources judiciaires offertes par la législation nationale, pourvu qu’elles se révèlent efficaces et suffisantes. En effet, l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d’autres, Chkhartishvili c. Grèce, no 22910/10, § 47, 2 mai 2013).

39. Quant aux recours invoqués par le Gouvernement au titre du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour considère qu’ils sont inefficaces ou non adaptés à la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention : la saisine du médiateur de la République étant donné que ses recommandations ne lient pas les autorités, ainsi que le recours indemnitaire, l’action pénale et la saisine du juge administratif étant donné que ces recours ne pouvaient avoir pour effet la reprise immédiate des cours par les troisième et quatrième requérants.

INUTILE DE SAISIR LA COUR DE CASSATION OU LE CONSEIL D'ÉTAT EN CASSATION

QUAND IL S'AGIT DE FAIRE EXAMINER DES FAITS ET NON DU DROIT

Dalia c. France, arrêt du 19 février 1998 requête 154/1996

37. Selon la Commission, Mme Dalia a satisfait aux exigences de l'article 26 de la Convention. Alors même que la requérante avait fait valoir que l'application stricte de l'article 28 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945 conduirait à violer l'article 8 de la Convention, la cour d'appel de Versailles, dans son arrêt du 4 octobre 1994, a, de façon péremptoire, fait prévaloir une règle de procédure interne sur la Convention. La Cour de cassation, en cas de pourvoi, aurait été obligée de procéder à un examen des faits de la cause qui, en principe, échappe à sa compétence. En l'absence d'une jurisprudence de la Cour de cassation dont il ressortirait que celle-ci procède effectivement à un tel examen au regard de l'article 8, il faut en déduire qu'en l'espèce, le pourvoi aurait été inefficace.

38. La Cour se bornera à examiner la question de l'épuisement des voies de recours internes au regard de la procédure relative à la requête en relèvement de l'interdiction du territoire du 5 février 1994, seule mise en cause. Elle rappelle que l'article 26 de la Convention ne prescrit l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues ; il incombe à l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir notamment l'arrêt Vernillo c. France du 20 février 1991, série A n° 198, pp. 11–12, § 27).

En l'occurrence, le Gouvernement n'a produit devant la Cour aucune jurisprudence de nature à étayer sa thèse concernant l'adéquation et l'effectivité du recours. En conséquence, à l'instar de la Commission, la Cour estime que le pourvoi en cassation que la requérante aurait pu à l'époque former contre l'arrêt du 4 octobre 1994 ne satisfaisait pas à la condition d'efficacité.

Partant, il échet d'écarter l'exception préliminaire.

INUTILE DE FAIRE DES PROCÉDURES INTERNES QUI SONT PAR AVANCE VOUÉES A L'ÉCHEC

VASILESCU c. BELGIQUE du 25 novembre 2014 requête 64682/12

Épuisement des voix de recours : La CEDH examine concrètement les voies de recours internes offerts par l'État belge aux détenus qui se plaignent des conditions de détention. Ils sont insuffisants.

a)  Principes applicables

67. La Cour a récemment rappelé les principes applicables à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention (Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11, 25 mars 2014) :

« 69.  Le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt, et c’est primordial, un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. La Cour a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des recours internes se fonde sur l’hypothèse, reflétée dans l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Elle est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection.

70.  Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil 1996‑IV). La Cour ne saurait trop souligner qu’elle n’est pas une juridiction de première instance ; elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière – deux tâches qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (voir la décision Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 69, CEDH 2010, dans laquelle la Cour a cité les principes exposés de manière détaillée aux paragraphes 66 à 69 de l’arrêt Akdivar et autres, dont les éléments pertinents en l’espèce sont rappelés ci‑après).

71.  L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Akdivar et autres, précité, § 66).

72.  L’article 35 § 1 impose aussi de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance (voir, par exemple, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 32, série A no 236, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 144 et 146, CEDH 2010, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999‑I)) et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite à Strasbourg ; il commande en outre l’emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention (Akdivar et autres, précité, § 66). Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (voir, par exemple, Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200, et Thiermann et autres c. Norvège (déc.), no 18712/03, 8 mars 2007).

73.  Cependant, comme indiqué précédemment, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs. De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à lui. La règle de l’épuisement des recours internes ne s’applique pas non plus lorsqu’est prouvée l’existence d’une pratique administrative consistant en la répétition, avec la tolérance officielle de l’État, d’actes interdits par la Convention, de sorte que toute procédure serait vaine ou inefficace (Akdivar et autres, précité, § 67).

74. Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Balogh c. Hongrie, no 47940/99, § 30, 20 juillet 2004, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Akdivar et autres, précité, § 71, et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 70, 17 septembre 2009).

75.  Dès lors qu’il existe au niveau national un recours permettant aux juridictions internes d’examiner, au moins en substance, le grief de violation d’un droit protégé par la Convention, c’est ce recours qui doit être exercé (Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 38, CEDH 2004‑III). Il ne suffit pas, le cas échéant, que le requérant ait exercé sans succès un autre recours qui était susceptible d’aboutir à l’infirmation de la mesure litigieuse pour des motifs étrangers au grief de violation d’un droit protégé par la Convention. C’est le grief tiré de la Convention qui doit avoir été exposé au niveau national pour que l’on puisse conclure à l’épuisement des « recours effectifs ». Il serait contraire au caractère subsidiaire du mécanisme de la Convention qu’un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, puisse devant les autorités nationales invoquer un autre moyen pour contester une mesure, et par la suite introduire devant la Cour une requête fondée sur l’argument tiré de la Convention (Van Oosterwijck c. Belgique, 6 novembre 1980, §§ 33-34, série A no 40, et Azinas, précité, § 38).

76. Cela étant, la Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, § 89, série A no 13, et Akdivar et autres, précité, § 69). Il serait par exemple trop formaliste d’exiger des intéressés qu’ils usent d’un recours que même la juridiction suprême du pays ne les obligeait pas à exercer (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 117 et 118, CEDH 2007‑IV).

77.  En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (Akdivar et autres, précité, § 68, Demopoulos et autres, décision précitée, § 69, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010). »

68. S’agissant en particulier de l’appréciation de l’effectivité des recours concernant des allégations de mauvaises conditions de détention, la Cour a déjà eu l’occasion d’indiquer (Torreggiani et autres, précité) que :

« 50. [...] la question décisive est de savoir si la personne intéressée peut obtenir des juridictions internes un redressement direct et approprié, et pas simplement une protection indirecte de ses droits garantis par l’article 3 de la Convention (voir, entre autres, Mandić et Jović c. Slovénie, nos  5774/10 et 5985/10, § 107, 20 octobre 2011). Ainsi, un recours exclusivement en réparation ne saurait être considéré comme suffisant s’agissant des allégations de conditions d’internement ou de détention prétendument contraires à l’article 3, dans la mesure où il n’a pas un effet « préventif » en ce sens qu’il n’est pas à même d’empêcher la continuation de la violation alléguée ou de permettre aux détenus d’obtenir une amélioration de leurs conditions matérielles de détention (Cenbauer c. Croatie (déc.), no 73786/01, 5 février 2004 ; Norbert Sikorski c. Pologne, no 17599/05, § 116, 22 octobre 2009 ; Mandić et Jović c. Slovénie, précité § 116 ; Parascineti c. Roumanie, no 32060/05, § 38, 13 mars 2012).

En ce sens, pour qu’un système de protection des droits des détenus garantis par l’article 3 de la Convention soit effectif, les remèdes préventifs et compensatoires doivent coexister de façon complémentaire (Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 98, 10 janvier 2012). »

b)  Application au cas d’espèce

69. Outre les plaintes et demandes que le requérant dit avoir adressées aux autorités pénitentiaires et qui n’ont pas abouti (paragraphes 6, 14 et 15 ci-dessus), la Cour constate, tel que l’a relevé le Gouvernement, que le requérant n’a entrepris aucune démarche administrative ou juridictionnelle pour se plaindre de ses conditions matérielles de détention. De ce fait, pour déterminer si les exigences d’épuisement des voies de recours ont été respectées par le requérant, la Cour va examiner chacun des recours mentionnés par le Gouvernement pour vérifier s’ils étaient adéquats, effectifs et de nature à permettre un redressement direct et approprié des conditions dénoncées par le requérant.

70. À cet égard, la Cour relève que, lors de l’introduction de la requête devant la Cour, le requérant était toujours détenu à la prison de Merksplas dans des conditions qu’il estimait contraires à l’article 3 de la Convention. Dans une telle situation de violation continue alléguée, le recours, pour être qualifié d’effectif, devait être à même d’empêcher la continuation de la violation alléguée ou de permettre au requérant d’obtenir une amélioration de ses conditions de détention (Torreggiani et autres, précité, § 50).

i.  La saisine du juge des référés

71. En premier lieu, le Gouvernement estime que le requérant aurait dû, pour satisfaire aux exigences de l’épuisement des voies de recours, introduire une demande en référé sur la base de l’article 584 du code judiciaire. La Cour est d’avis que ce recours semble, en théorie, être adéquat pour remédier de façon immédiate à une situation contraire aux droits subjectifs d’une personne détenue. En effet, il ressort de la jurisprudence fournie par le Gouvernement que le juge civil, statuant en référé sur pied de l’article 584 du code judiciaire, peut ordonner que soit prise une mesure individuelle afin de mettre un terme à une situation contraire aux droits subjectifs de la personne détenue (paragraphes 33-37, ci-dessus). Cela étant dit, la Cour souligne qu’en l’espèce, les griefs du requérant ne concernent pas des mesures individuelles prises à l’intérieur de la prison à son égard (tels des sanctions disciplinaires, transfèrements ou autres mesures de sécurité), mais ont trait à ses conditions matérielles de détention.

72. Tel que la Cour l’a rappelé, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, entre autres, Demopoulos et autres, décision précitée, § 69 ; Kalachnikov c. Russie (déc.), no 47095/99, CEDH 2001‑XI (extraits)). La Cour n’a donc eu égard qu’aux exemples de jurisprudence fournis par le Gouvernement (paragraphes 33-37, ci-dessus). Or, la Cour constate que ces exemples ont trait aux relations avec d’autres détenus, aux mesures de sécurité (fouilles), et au droit à la santé physique et psychique (pour des détenus nécessitant des soins). Quant aux conditions de vie des détenus, le Gouvernement expose qu’une demande d’un détenu à disposer d’un ordinateur personnel avait été rejetée et qu’une demande d’un détenu à disposer de divers objets avait été déclarée non fondée (paragraphe 37, ci-dessus). La Cour relève que le Gouvernement n’a produit aucun exemple d’une décision judiciaire ayant statué sur une demande tendant à ordonner l’amélioration ou la modification des conditions matérielles de détention d’un individu, tel que, par exemple, le transfert vers un établissement moins peuplé ou le transfert vers une cellule appropriée (dans le même sens, Orchowski c. Pologne, n° 17885/04, § 108, 22 octobre 2009).

73. De plus, la Cour constate que les problèmes découlant de la surpopulation carcérale en Belgique ainsi que les problèmes d’hygiène et de vétusté des établissements revêtent apparemment un caractère structurel et ne concernent pas uniquement la situation personnelle du requérant (voir, à ce sujet, les extraits de rapports internationaux aux paragraphes 46-47, ci‑dessus). Dans ces circonstances, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré quelle réparation un juge siégeant en référé aurait pu offrir au requérant, compte tenu de la difficulté qu’aurait l’administration compétente pour exécuter une éventuelle ordonnance favorable au requérant (voir, dans le même sens, Kalachnikov, décision précitée ; Norbert Sikorski, précité, § 121 ; Ananyev et autres, précité, § 111 ; Torreggiani et autres, précité, § 54).

74. Partant, la Cour estime que, dans l’état actuel de la situation pénitentiaire en Belgique et de la jurisprudence des tribunaux belges telle que présentée par le Gouvernement, une action en référé sur la base de l’article 584 du code judiciaire ne saurait être considérée comme un recours effectif à épuiser pour une personne détenue qui souhaite contester les conditions matérielles de sa détention. Ce constat est sans préjudice de la possibilité pour la Cour d’examiner, dans des affaires similaires postérieures, une éventuelle évolution de la situation pénitentiaire en Belgique ou de la jurisprudence nationale à la lumière des exigences de la Convention.

ii.  Le recours en vertu de l’article 1382 du code civil

75. Ensuite, le Gouvernement fait valoir que le requérant aurait pu introduire une demande en réparation en vertu de l’article 1382 du code civil. Or la Cour relève que ce recours n’aurait pas permis un quelconque changement de cellule ou une amélioration immédiate et concrète des conditions de vie du requérant. Une décision favorable des tribunaux aurait simplement permis au requérant d’obtenir une indemnisation financière pour le préjudice subi du fait d’une faute des autorités pénitentiaires (paragraphes 38-39, ci-dessus). La Cour en conclut que l’action en dommages et intérêts ne remplit pas les conditions exigées pour être considéré comme un recours effectif (Torreggiani et autres, précité, § 50, rappelé au paragraphe 68, ci-dessus). La Cour estime donc que, s’agissant d’une personne détenue au moment de l’introduction de la requête devant la Cour, le recours prévu par l’article 1382 du code civil n’était pas, à lui seul, un recours effectif et ne constituait donc pas un recours à épuiser pour se plaindre des conditions matérielles de détention.

iii.  L’aide financière du CPAS

76. Par ailleurs, le Gouvernement allègue que le requérant aurait pu obtenir une aide financière du CPAS compétent et, le cas échéant, contester le refus du CPAS devant les juridictions du travail (paragraphe 61, ci‑dessus). La Cour ne voit pas en quoi l’obtention d’une aide financière aurait permis au requérant d’améliorer ses conditions de détention. Cette constatation suffit à la Cour pour conclure qu’il ne s’agissait pas d’un recours à épuiser pour satisfaire aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention.

iv.  La saisine d’une commission de surveillance

77. Enfin, s’agissant de la plainte que le requérant aurait pu déposer auprès des commissions de surveillance instituées auprès des prisons dans lesquelles il a séjourné, la Cour relève que les compétences de ces commissions sont limitées et ont principalement une portée générale (paragraphe 40, ci-dessus). En l’absence d’arrêté royal mettant en œuvre les dispositions pertinentes de la loi de principes (paragraphe 41, ci-dessus), les commissions ne disposent d’aucun pouvoir de prendre des mesures individuelles afin de faire modifier les conditions de détention d’une personne déterminée (voir paragraphes 54-56, ci-dessus). Elles ont seulement compétence pour discuter avec l’administration pénitentiaire au sujet des problèmes identifiés. Toute mesure prise à l’égard d’un détenu reste à la discrétion de l’administration pénitentiaire. La Cour est dès lors d’avis que ce recours ne permettait pas au requérant de redresser la violation alléguée de l’article 3 de la Convention.

v.  Conclusion

78. Ainsi, s’il est vrai que le requérant n’a pas fait usage des voies suggérées par le Gouvernement, la Cour estime que le Gouvernement, auquel la charge de la preuve incombe en la matière, n’a pas démontré avec une certitude suffisante que l’usage des recours qu’il a suggérés aurait été de nature à offrir réparation au requérant quant à sa plainte concernant les conditions matérielles de sa détention.

79.  Par conséquent, la Cour estime que cette partie de la requête ne saurait être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes. Elle rejette donc l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.

80. Par ailleurs, la Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

KHUROSHVILI c. GRÈCE du 12 décembre 2013 requête 58165/10

64.  La Cour rappelle que le fondement de la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention consiste en ce qu’avant de saisir un tribunal international, le requérant doit avoir donné à l’Etat responsable la faculté de remédier aux violations alléguées par des moyens internes, en utilisant les ressources judiciaires offertes par la législation nationale, pourvu qu’elles se révèlent efficaces et suffisantes (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999–I). En effet, l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d’autres, Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

65.  La Cour rappelle aussi que dans l’arrêt Efremidze précité (§ 28), elle avait considéré que le requérant avait épuisé les voies de recours internes. Elle y avait relevé qu’en ce qui concernait la saisine du chef hiérarchique de la police, le CPT avait fait état en 2008 de l’inexistence en Grèce d’une véritable autorité indépendante chargée d’inspecter les locaux de détention des forces de l’ordre. Elle se posait également la question de savoir si le chef de la police représentait une autorité remplissant les conditions d’impartialité et d’objectivité nécessaires à l’effectivité du recours. Ni la référence au constat du CPT ni cette interrogation n’ont cependant compté dans sa décision dans l’affaire précitée.

66.  La Cour relève qu’en l’espèce le requérant a saisi le 30 août 2010 la Direction de la police des étrangers de l’Attique de l’Ouest pour demander sa mise en liberté, en raison des conditions de sa détention dans le centre d’Aspropyrgos. Le requérant soutenait que depuis deux mois, il était détenu dans des conditions contraires à l’article 3 de la Convention. Il indiquait que le nombre de détenus était trop élevé par rapport à la superficie des cellules et que la somme de 5,87 euros par jour versée à chaque détenu ne suffisait que pour se faire livrer deux sandwiches. Toutefois, il ne reçut aucune réponse à cette demande.

67.  La Cour relève que le requérant était détenu en vue de son expulsion dans les locaux de la police des frontières de Thermi, puis au centre d’Aspropyrgos. Or, ces lieux relevaient de la compétence et étaient placés sous l’autorité non pas du ministère de la Justice mais du ministère de l’Intérieur. De plus, les doléances qu’il présentait concernaient l’état général du centre d’Aspropyrgos et étaient certainement connues de toutes les autorités, bien avant sa demande. En outre, on ne saurait attendre d’une personne dans la situation du requérant, qui n’était censé devoir être détenu que pour une courte période avant son expulsion, qu’elle saisisse à pareilles fins les juridictions, dont la décision aurait toutes les chances de n’intervenir qu’après son expulsion.

68.  Quant au recours indemnitaire indiqué par le Gouvernement, la Cour rappelle que dans l’appréciation de l’effectivité des recours en matière de conditions de détention sur le terrain de l’article 3, la question décisive est de savoir si la personne intéressée peut obtenir des juridictions internes un redressement direct et approprié, et pas simplement une protection indirecte de ses droits garantis par la Convention (voir, entre autres, Mandić et Jović c. Slovénie, nos  5774/10 et 5985/10, § 107, 20 octobre 2011). Ainsi, un recours exclusivement indemnitaire ne saurait être considéré comme suffisant s’agissant de conditions d’internement ou de détention prétendument contraires à l’article 3, dans la mesure où il n’a pas un effet « préventif » – en ce sens qu’il n’est pas à même d’empêcher la continuation de la violation alléguée ou de permettre aux détenus d’obtenir une amélioration de leurs conditions matérielles de détention (Cenbauer c. Croatie (déc), no 73786/01, 5 février 2004 ; Norbert Sikorski c. Pologne, no 17599/05, § 116, 22 octobre 2009 ; Mandić et Jović, précité § 116 ; Parascineti c. Roumanie, no 32060/05, § 38, 13 mars 2012 et Torreggiani et autres c. Italie, nos 43517/09, 46882/09, 55400/09, 57875/09, 61535/09, 35315/10 et 37818/10, § 50, 8 janvier 2013).

69.  La Cour souligne que les étrangers faisant l’objet d’une expulsion administrative sont détenus dans des centres de rétention ou des commissariats de police, au sein desquels le droit interne applicable est pour l’essentiel le décret no 141/1991 relatif à la compétence des organes du ministère de l’Ordre public et le décret no 254/2004 portant code de déontologie du fonctionnaire de police.

70.  La Cour relève que les articles de ces décrets sont rédigés en termes généraux et ne constituent pas un fondement juridique solide en la matière car ils ne garantissent pas des droits « justiciables » comme le font l’article 1050 du code de procédure civile ou certains articles du code pénitentiaire. Ainsi les articles 2 d) et e) et 3 du décret no 254/2004 et les articles 66 §§ 4 et 5, 91 et 92 du décret no 141/1991 créent des obligations d’ordre général pour l’administration sans pour autant garantir au bénéfice des étrangers des droits subjectifs et invocables en justice.

71.  A la lumière des considérations ci-dessus, la Cour n’est pas convaincue qu’un recours indemnitaire sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil pour cause de conditions de détention inhumaines et dégradantes dans les centres de rétention pour étrangers aurait, en l’état actuel de la jurisprudence des juridictions internes, une chance raisonnable de succès et offrirait un redressement approprié (voir A.F. c. Grèce, no 53709/11, § 61, 13 juin 2013).

72.  La Cour estime dès lors que la saisine de la Direction de la police des étrangers de l’Attique de l’Ouest constituait, dans les circonstances de la cause, un recours suffisant aux fins de l’épuisement des voies de recours internes. Elle rejette donc l’exception dont il s’agit.

Bauman contre France du 22/05/2001 Hudoc 2600 requête 33592/96

"La Cour rappelle que la finalité de l'article 35§1 de la Convention est de ménager aux Etats contractants l'occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises.

Néanmoins, les dispositions de l'article 35§1 ne prescrivent l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues; il incombe à l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies.

La Cour souligne qu'elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte du contexte. Elle  a ainsi reconnu que l'article 35§1 de la Convention doit s'appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis que la règle de l'épuisement des voies de recours internes ne s'accommode pas d'une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de cause.

Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte  de manière réaliste, non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique dans lequel il se situe.

Il incombe au Gouvernement de convaincre la Cour que le recours en question était effectif et disponible tant en théorie qu'en pratique à l'époque des faits, c'est à dire qu'il était accessible, susceptible d'offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentaient des perspectives raisonnables de succès.

Cependant, une fois cela démontré, c'est au requérant qu'il revient d'établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, n'était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances le dispensaient de cette obligation"

La C.E.D.H rejette ce moyen préliminaire du Gouvernement. Le recours n'a pas de caractère efficace, effectif et réel:

"La Cour relève au demeurant que si, dans de nombreuses hypothèses, la législation des Etats contractants permet à un individu de demander, en se prévalant ou non de circonstances nouvelles, la levée ou l'atténuation d'une décision de vigueur, même judiciaire, sans que la force de la chose jugée s'y oppose, l'article 35-1 de la convention ne saurait exiger de telles initiatives, indéfiniment répétables par nature, sans quoi il risquerait de créer un obstacle permanent à la saisine de la Cour.

ARRÊT GRANDE CHAMBRE

KURIĆ ET AUTRES c. SLOVÉNIE du 26 juin 2012 Requête no 26828/06

286. Les principes généraux relatifs à la règle de l’épuisement des voies de recours internes se trouvent exposés dans l’arrêt Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, §§ 43-46, CEDH 2006‑II). La Cour appliquera ces principes aux différentes voies de droit invoquées par le Gouvernement. Elle souligne d’emblée que cette règle ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent, ainsi que de la situation personnelle des requérants (voir, entre autres, Akdivar et autres, précité, §§ 66 et 68-69 ; Orchowski c. Pologne, no 17885/04, §§ 105-106, 22 octobre 2009, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 70, CEDH 2010).

287.  Le Gouvernement cite cinq motifs différents de considérer que les recours internes n’ont pas été épuisés. D’abord, deux requérants (M. Dabetić et Mme Ristanović) n’auraient jamais dûment sollicité un permis de séjour (cette exception visait à l’origine également M. Ristanović, mais celui-ci déposa ultérieurement une demande au titre de la loi modifiée sur le statut juridique et obtint un permis de séjour – paragraphe 272 ci‑dessus). Ensuite, tous les requérants seraient restés en défaut de saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, de contester la constitutionnalité de la législation pertinente et de se prévaloir des dispositions plus favorables de la loi modifiée sur le statut juridique.

288.  La Grande Chambre observe qu’au cours de la procédure devant elle six requérants – M. Kurić, Mme Mezga, M. Berisha, M. Ademi, M. Minić et M. Ristanović – se sont vu délivrer des permis de séjour permanent ex nunc et ex nunc (paragraphe 243 ci-dessus). Ils se trouvent donc dans une situation factuelle différente de celle des deux autres requérants, M. Dabetić et Mme Ristanović, qui n’ont jamais obtenu de tels permis. C’est pourquoi la Cour examinera séparément pour chacun des deux groupes de requérants l’exception préliminaire de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

a)  Les deux requérants qui n’ont jamais obtenu de permis de séjour (M. Dabetić et M Ristanović)

289.  Le Gouvernement soutient que M. Dabetić et Mme Ristanović n’ont dûment demandé de permis de séjour ni au titre de la loi sur les étrangers ni au titre de la loi sur le statut juridique (paragraphe 272 ci-dessus). Pour les requérants, il faut considérer qu’eu égard à leur situation personnelle (paragraphe 281 ci-dessus) ces deux personnes n’avaient pas l’obligation d’épuiser les voies de recours internes.

290.  La Cour observe que M. Dabetić, qui a quitté la Slovénie à une date non précisée, mais très probablement en 1990 ou 1991, pour s’installer en Italie où il vit depuis lors, n’a pas dûment sollicité un permis de séjour ex nunc en Slovénie. Il s’est borné à demander au ministère de l’Intérieur de rendre une décision ex tunc complémentaire régularisant sa situation (paragraphe 101 ci-dessus). Cette voie de droit s’est révélée ne pas être appropriée et aucune décision n’a été rendue (paragraphes 103-104 ci‑dessus).

291.  Quant à Mme Ristanović, qui vit désormais en Serbie, elle n’a jamais tenté d’obtenir un permis de séjour en Slovénie après son expulsion, en dépit du fait que la décision de la Cour constitutionnelle du 3 avril 2003 se rapportait également à la situation des « personnes effacées » ayant été expulsées (paragraphes 58-59, 128 et 215 ci-dessus).

292.  Pour la Cour, le fait que M. Dabetić et Mme Ristanović n’aient pas manifesté de quelque manière que ce soit leur souhait de résider en Slovénie, c’est-à-dire qu’ils n’aient pris aucune mesure juridique adéquate pour régulariser leur statut de résident, démontre un manque d’intérêt à cet égard (voir, mutatis mutandis, Nezirović c. Slovénie (déc.), no 16400/06, §§ 39-41, 25 novembre 2008). Bien que, comme la Cour l’établira ci-après, les autres recours internes contre un refus d’octroyer un permis de séjour se soient révélés ineffectifs (paragraphes 295-313 ci-dessous), on ne saurait considérer que M. Dabetić et Mme Ristanović étaient dispensés de l’obligation de solliciter officiellement avant toute chose un permis de séjour. Ils ont saisi la Cour sans avoir engagé au niveau national de procédure prévue par la loi, sur la base de laquelle les autorités auraient pu prendre des mesures en leur faveur.

293.  Il s’ensuit que l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit être accueillie en ce qui concerne M. Dabetić et Mme Ristanović.

294.  Dès lors, la Cour déclare la requête irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention pour autant qu’elle concerne ces deux requérants.

b)  Les six requérants qui ont finalement obtenu des permis de séjour (M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić)

i.  Les recours constitutionnels individuels

295.  Le Gouvernement reproche à ces requérants de ne pas avoir formé chacun un recours constitutionnel dans son affaire alors, ajoute-t-il, qu’un certain nombre d’autres « personnes effacées » ont obtenu gain de cause devant la Cour constitutionnelle (paragraphes 273-274 ci-dessus).

296.  La Cour rappelle sa jurisprudence suivant laquelle les requérants dans les affaires slovènes sont en principe tenus, aux fins de l’épuisement des recours internes, de former en dernier ressort un recours constitutionnel (Švarc et Kavnik c. Slovénie, no 75617/01, §§ 15-16, 8 février 2007, et Eberhard et M. c. Slovénie, nos 8673/05 et 9733/05, §§ 103-107, 1er décembre 2009).

297.  Lorsque la Cour constitutionnelle examine un recours constitutionnel individuel et annule l’acte juridique portant atteinte aux droits et libertés constitutionnels de la personne concernée (article 60 de la loi sur la Cour constitutionnelle – paragraphe 204 ci-dessus), elle peut également redresser les violations commises par les autorités ou des fonctionnaires. Elle peut le faire en se prononçant sur le droit ou la liberté en cause, si cela est nécessaire pour éliminer les conséquences déjà survenues ou si la nature de ce droit ou de cette liberté constitutionnels le requiert. Le recours constitutionnel slovène est donc analogue aux recours existant, par exemple, en Allemagne, en Espagne et en République tchèque, qui permettent aux cours constitutionnelles de ces Etats membres de redresser les violations de droits et libertés fondamentaux (Riera Blume et autres c. Espagne (déc.), no 37680/97, CEDH 1999‑II ; Hartmann c. République tchèque, no 53341/99, § 49, CEDH 2003‑VIII ; Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 62, CEDH 2006‑VII ; et, par contraste, Apostol c. Géorgie, no 40765/02, §§ 42-46, CEDH 2006‑XIV).

298.  En l’espèce, la Cour constitutionnelle avait déjà adopté des décisions erga omnes constatant que la législation applicable aux requérants avait porté atteinte à leurs droits constitutionnels et ordonnant l’adoption de mesures générales. En particulier, le 4 février 1999, elle avait conclu que l’« effacement » était illégal et inconstitutionnel (paragraphes 41-48 et 214 ci‑dessus) et, le 3 avril 2003, elle avait déclaré certaines dispositions de la loi sur le statut juridique inconstitutionnelles (paragraphes 58-60 et 215 ci‑dessus). La Cour doit donc vérifier si les requérants avaient toujours l’obligation de former un autre recours constitutionnel pour demander à la Cour constitutionnelle d’ordonner leur réinscription sur le registre des résidents permanents. A cet égard, il y a lieu de noter que les requérants ne contestent pas l’argument du Gouvernement selon lequel d’autres « personnes effacées » ont obtenu gain de cause dans le cadre de tels recours.

299.  La Cour observe toutefois que les requérants ont accompli plusieurs démarches devant les autorités nationales – y compris, pour beaucoup d’entre eux, devant les tribunaux – pour obtenir des permis de séjour permanent, soit au titre de la loi sur le statut juridique, soit, comme M. Ristanović, au titre de la loi modifiée sur le statut juridique (paragraphe 133 ci-dessus). La Cour estime pouvoir dire que les autorités avaient connaissance du souhait des intéressés de régulariser leur situation en Slovénie, ce qui n’était pas le cas s’agissant de M. Dabetić et de Mme Ristanović. De plus, les deux décisions de principe de la Cour constitutionnelle ordonnant des mesures générales n’ont été pleinement respectées qu’au bout de onze ans et sept ans respectivement. De l’avis de la Cour, la confiance des intéressés dans l’effectivité et les chances de succès de recours constitutionnels individuels supplémentaires s’en est trouvée ébranlée.

300.  A cet égard, la Cour relève que dans d’autres affaires où une juridiction constitutionnelle avait constaté l’existence d’un problème général ou structurel dans une décision que les autorités internes étaient ensuite restées en défaut d’exécuter pendant une longue période, elle a considéré que cette conduite sapait l’autorité du pouvoir judiciaire et l’état de droit (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 175, CEDH 2004‑V, et Orchowski, précité, § 151).

301.  La Cour note en outre que, dans toutes ses décisions ultérieures, la Cour constitutionnelle s’est référée à ses deux décisions de principe de 1999 et de 2003, déclarant dans sa décision du 10 juin 2010 que l’inexécution de sa décision de principe de 2003 entraînait une nouvelle violation de la Constitution (paragraphe 73 ci-dessus).

302.  Enfin, la Cour ne saurait négliger le fait que les requérants, qui n’avaient pas de papiers d’identité slovènes, ont été laissés pendant plusieurs années dans un vide juridique et, par conséquent, dans une situation de vulnérabilité et d’insécurité juridique (voir, mutatis mutandis, Tokić et autres, précité, §§ 57-59, et Halilović c. Bosnie-Herzégovine, n23968/05, § 22, 24 novembre 2009).

303.  Eu égard à ce qui précède, et en particulier à la durée totale de la procédure administrative engagée par les requérants et aux sentiments d’impuissance et de frustration qui ont inévitablement découlé de l’inertie prolongée manifestée par les autorités en dépit des décisions théoriquement exécutoires de la Cour constitutionnelle, la Cour estime que dans les circonstances particulières de l’espèce les requérants étaient dispensés de l’obligation de former des recours constitutionnels individuels.

304.  La Cour souligne que sa décision se limite aux circonstances particulières de l’espèce et ne doit pas s’interpréter comme une déclaration générale signifiant qu’il n’y a jamais d’obligation de former un recours devant la Cour constitutionnelle en Slovénie lorsqu’une décision dans laquelle cette juridiction a prescrit des mesures générales n’est pas respectée (voir, mutatis mutandis, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 81, CEDH 1999‑V, et Tokić et autres, précité, § 59).

ii.  Requête en contrôle abstrait de la constitutionnalité de la législation

305.  Le Gouvernement soutient en outre que les requérants auraient pu introduire une requête en contrôle abstrait de la constitutionnalité de la législation (paragraphe 275 ci-dessus). Les requérants contestent le caractère effectif de ce recours.

306.  La Cour relève que les deux décisions de principe adoptées par la Cour constitutionnelle en 1999 et 2003 l’ont été à la suite de l’initiative d’un certain nombre de « personnes effacées » et de l’Association des « personnes effacées » (paragraphes 40, 58 et 214-215 ci-dessus), alors qu’aucun des requérants n’avait précédemment contesté les dispositions pertinentes de la loi sur les étrangers ou de la loi sur le statut juridique devant la juridiction constitutionnelle. Seul M. Ristanović a formé récemment un recours en inconstitutionnalité des dispositions de la loi modifiée sur le statut juridique, qui a été joint aux recours introduits par l’association Initiative civile des « personnes effacées » et cinquante et un autres particuliers (paragraphe 81 ci-dessus). Cette procédure est toujours pendante.

307.  Or la Cour ne peut que rappeler que les décisions de principe rendues par la Cour constitutionnelle en 1999 et en 2003, qui ordonnaient toutes deux des mesures générales, n’ont été pleinement respectées qu’au bout de plusieurs années (paragraphe 298 ci-dessus). Ces décisions de principe avaient déjà à l’époque abordé en substance les griefs des requérants (voir, mutatis mutandis, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 122, CEDH 2007‑IV). Les intéressés n’étaient donc pas tenus d’introduire de surcroît une requête en contrôle abstrait de la constitutionnalité de la législation dénoncée, puisqu’un tel recours aurait fait double emploi avec ceux qui avaient déjà été introduits et fait l’objet d’une décision.

iii.  La loi modifiée sur le statut juridique

308.  Avant l’octroi de permis de séjour aux six requérants au cours de la procédure devant la Grande Chambre, le Gouvernement soutenait également que certains d’entre eux n’avaient pas introduit de demandes en vertu de la loi modifiée sur le statut juridique, qu’il jugeait être un instrument systémique réglementant de façon exhaustive le statut des « personnes effacées » (paragraphe 276 ci-dessus). Cette loi est entrée en vigueur le 24 juillet 2010 (paragraphe 76 ci-dessus), presque immédiatement après le prononcé par la chambre de son arrêt du 13 juillet 2010 déclarant recevables les griefs des requérants sur le terrain des articles 8, 13 et 14 de la Convention (paragraphe 9 ci-dessus).

309.  Conformément à la jurisprudence de la Cour, les exceptions de non-épuisement des voies de recours internes soulevées après que la requête a été déclarée recevable ne peuvent être prises en compte au stade de l’examen au fond (Demades c. Turquie (fond), no 16219/90, § 20, 31 juillet 2003, et Lordos et autres c. Turquie (fond), no 15973/90, § 41, 2 novembre 2010). En l’espèce, la loi modifiée sur le statut juridique est entrée en vigueur après que la Cour eut déclaré recevables les griefs des requérants. Par conséquent, cette partie de l’exception soulevée par le Gouvernement ne peut être retenue.

iv.  Procédure d’acquisition de la nationalité concernant les quatre requérants qui ont demandé la nationalité slovène

310.  D’après le Gouvernement, les quatre requérants – M. Kurić, Mme Mezga, M. Minić et M. Ademi – qui ont demandé la nationalité slovène n’ont pas dûment épuisé les voies de recours internes.

311.  La Grande Chambre observe que la chambre a déclaré irrecevables pour incompatibilité ratione temporis avec les dispositions de la Convention les griefs des requérants relatifs à l’impossibilité pour eux d’obtenir la nationalité slovène (paragraphes 231 et 236 ci-dessus). Par conséquent, la Grande Chambre n’est compétente pour examiner les griefs des requérants que pour autant qu’ils se rapportent à leur statut de résident en Slovénie (paragraphe 237 ci-dessus).

312.  Dès lors, la Cour estime que l’on ne peut voir dans les demandes d’acquisition de la nationalité slovène formées par les requérants des recours qui auraient visé à faire examiner en substance leurs griefs tels qu’ils ont été délimités par la décision sur la recevabilité de la requête. En conséquence, elle ne juge pas nécessaire d’examiner si ces recours étaient effectifs et accessibles.

v. Conclusion

313.  Pour les motifs exposés ci-dessus, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire de non-épuisement des recours internes soulevée par le Gouvernement en ce qui concerne les six requérants qui ont obtenu des permis de séjour permanent.

SOUZA RIBEIRO C. FRANCE DU 30 JUIN 2011 REQUÊTE 22689/07

22.  La Cour rappelle que ne peut pas se prétendre « victime », au sens de l'article 34 de la Convention, celui qui, au plan national, a obtenu un redressement adéquat des violations alléguées de la Convention (voir, par exemple, mutatis mutandis, la décision sur la recevabilité dans l'affaire Kaftailova c. Lettonie, no 59653/00, 21 octobre 2004). Cette règle vaut même si l'intéressé obtient satisfaction alors que la procédure est déjà engagée devant la Cour ; ainsi le veut le caractère subsidiaire du système des garanties de la Convention (voir en particulier Mikheyeva c. Lettonie (déc.), no 50029/99, 12 septembre 2002).

23.  Pour qu'une décision ou une mesure favorable au requérant suffise à lui retirer la qualité de victime, il faut en principe que les autorités nationales aient reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation alléguée de la Convention (voir, parmi beaucoup d'autres, Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France (déc.), no 25389/05, § 36, 10 octobre 2006). La Cour a précisé à cet égard que, lorsque l'intéressé se plaint d'une mesure d'expulsion prise à son encontre ou de son statut irrégulier sur le territoire national, les mesures adéquates minimales à cet effet sont, premièrement, l'annulation de la mesure d'éloignement et deuxièmement, la délivrance ou la reconnaissance d'un titre de séjour (voir notamment les décisions Kaftailova et Gebremedhin, précitées).

24.  La Cour observe qu'en l'espèce le tribunal administratif de Cayenne, dans son jugement du 18 octobre 2007, a constaté l'illégalité de l'APRF sur la base duquel le requérant a été renvoyé au Brésil. Celui-ci a dès lors pu revenir vivre auprès de sa famille en France. La Cour observe également qu'il s'est vu délivrer en 2009 une carte de séjour renouvelable portant la mention « vie privée et familiale ». Celle-ci a d'ailleurs été renouvelée le 14 octobre 2010.

25.  La Cour considère en conséquence que les autorités nationales ont reconnu et réparé la violation de la Convention dont elles ont été saisies.

26.  Il s'ensuit que le requérant ne saurait être considéré comme « victime » au sens de l'article 34 de la Convention et que ce grief doit être rejeté comme étant incompatible ratione personae avec la Convention en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4.

ARRÊT GRANDE CHAMBRE

KURIĆ ET AUTRES c. SLOVÉNIE du 26 juin 2012 Requête no 26828/06

259.  La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. A cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre « victime » du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (voir, entre autres, Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 30, CEDH 2002‑III). Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (voir, par exemple, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 69 et suiv., série A no 51 ; Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI ; Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180, CEDH 2006‑V, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010).

260.  En ce qui concerne la réparation « adéquate » et « suffisante » pour remédier au niveau interne à la violation d’un droit garanti par la Convention, la Cour considère généralement qu’elle dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (voir, par exemple, Gäfgen, précité, § 116).

261.  Dans les cas d’expulsion ou d’extradition de non-nationaux, la Cour a dit dans un certain nombre d’affaires soulevant des questions sous l’angle de l’article 8 de la Convention que la régularisation du séjour du requérant ou le fait que l’intéressé n’était plus menacé d’expulsion ou d’extradition – même si l’affaire demeurait pendante devant la Cour – était en principe « suffisant » pour redresser un grief tiré de l’article 8 (Pančenko, décision précitée ; Yang Chun Jin alias Yang Xiaolin c. Hongrie (radiation), no 58073/00, §§ 20-23, 8 mars 2001 ; Mikheyeva, décision précitée ; Fjodorova et autres c. Lettonie (déc.), no 69405/01, 6 avril 2006 ; Syssoyeva et autres, précité, §§ 102-104 ; Chevanova, précité, §§ 48-50, et Kaftaïlova, précité, §§ 52-54).

262.  En outre, la Cour a déjà eu l’occasion d’indiquer à propos d’autres articles de la Convention que la qualité de « victime » d’un requérant peut aussi dépendre du montant de l’indemnité qui, le cas échéant, lui a été accordée au niveau national, ou à tout le moins de la possibilité de demander et d’obtenir réparation pour le dommage subi, compte tenu de la situation dont il se plaint devant la Cour (voir, par exemple, Gäfgen, précité, § 118, concernant un grief tiré de l’article 3 ; Normann c. Danemark (déc.), no 44704/98, 14 juin 2001, et Scordino (no 1), précité, § 202, concernant un grief tiré de l’article 6 ; Jensen et Rasmussen c. Danemark (déc.), no 52620/99, 20 mars 2003, concernant un grief tiré de l’article 11). Ce constat s’applique, mutatis mutandis, aux plaintes pour violation de l’article 8.

263.  En l’espèce, la Grande Chambre rappelle qu’elle n’a pas compétence pour examiner les griefs de MM. Petreš et Jovanović, qui ont été déclarés irrecevables par la chambre après l’octroi aux intéressés de permis de séjour ex tunc (paragraphe 236 ci-dessus).

264.  En revanche, il n’existe aucun obstacle procédural de ce type relativement à M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić. La Grande Chambre est donc compétente pour rechercher si, nonobstant l’octroi de permis de séjour ex nunc et ex tunc à ces six requérants, ceux-ci peuvent toujours se prétendre victimes des violations alléguées. Il est donc possible que cet examen aboutisse, malgré la similitude des faits en cause, à des conclusions différentes de celles auxquelles la chambre est parvenue pour M. Petreš et M. Jovanović. Pareille situation est une conséquence inévitable de la limitation de la compétence de la Grande Chambre (paragraphe 235 ci-dessus).

265.  La Grande Chambre estime que la première condition pour que l’on puisse conclure à la perte de la qualité de victime, à savoir la reconnaissance d’une violation par les autorités nationales, se trouve remplie. En effet, les services administratifs ont accordé des permis de séjour permanent aux six requérants à la suite des décisions de la Cour constitutionnelle déclarant la législation en vigueur inconstitutionnelle et après l’adoption de la loi modifiée sur le statut juridique. De plus, en juin 2010, le gouvernement et le Parlement ont reconnu officiellement la violation des droits des requérants. Le constat d’une violation a donc été formulé en substance par les autorités nationales (voir, mutatis mutandis, Scordino (no 1), précité, § 194).

266.  La Grande Chambre relève en outre que dans plusieurs autres affaires concernant la régularisation du statut d’étrangers, notamment dans des affaires se rapportant à une situation analogue de dissolution d’un Etat prédécesseur, la Cour a soit estimé qu’une fois qu’ils avaient obtenu un permis les requérants n’étaient plus victimes des violations alléguées de la Convention et déclaré les requêtes des intéressés irrecevables, soit considéré que les modalités de régularisation offertes aux requérants avaient constitué un redressement « adéquat » et « suffisant » pour leurs griefs sur le terrain de l’article 8 de la Convention et décidé en conséquence de rayer les affaires du rôle. Dans ces affaires, la Cour a également tenu compte du fait que les requérants n’étaient plus menacés d’expulsion (Pančenko, décision précitée ; Mikheyeva, décision précitée ; Fjodorova et autres, décision précitée ; Syssoyeva et autres, précité, §§ 102‑104 ; Chevanova, précité, §§ 48-50, et Kaftaïlova, précité, § 54). Dans certains cas, toutefois, la Cour a noté que les requérants étaient au moins en partie responsables des difficultés liées à la régularisation de leur statut (Chevanova, précité, §§ 47 et 49 ; Kaftaïlova, précité, § 50, et Syssoyeva et autres, précité, § 94).

267.  Cependant, alors que ces affaires avaient trait à des problèmes spécifiques, la Grande Chambre estime que le cas d’espèce se caractérise notamment par la préoccupation générale concernant le respect des droits de l’homme suscitée par l’« effacement ». De plus, la situation litigieuse a perduré pendant près de vingt ans pour la majorité des requérants, en dépit des décisions de principe rendues par la Cour constitutionnelle, lesquelles sont d’ailleurs demeurées inexécutées pendant plus de dix ans (Makuc et autres, décision précitée, § 168). Eu égard à cette longue période d’insécurité et d’incertitude juridique qu’ont connue les requérants et à la gravité des conséquences de l’« effacement » pour eux, la Grande Chambre, contrairement à la chambre, estime que la reconnaissance des violations des droits de l’homme et l’octroi de permis de séjour permanent à M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić n’ont pas constitué un redressement « approprié » et « suffisant » au niveau national (voir, mutatis mutandis, Aristimuño Mendizabal, précité, §§ 67-69 et 70-72 ; Mengesha Kimfe, précité, §§ 41-47 et 67-72, et Agraw, précité, §§ 30-32 et 50-55).

268.  Quant à la possibilité de demander et d’obtenir réparation au niveau interne (paragraphes 250-252 et 257 ci-dessus), la Cour observe qu’aucune des « personnes effacées » n’a jusqu’ici été indemnisée en vertu d’un jugement définitif et exécutoire, même si plusieurs procédures sont actuellement pendantes (paragraphe 83 ci-dessus). En outre, aucune des demandes en réparation dont les requérants ont saisi le parquet général n’a jusqu’ici abouti. Dès lors, les chances des intéressés d’être indemnisés en Slovénie paraissent, pour le moment, trop faibles pour être pertinentes dans le cadre de la présente espèce (voir, mutatis mutandis, Dalban, précité, § 44).

269.  En conclusion, la Cour juge que les six requérants qui ont obtenu des permis de séjour permanent ex nunc et ex tunc au cours de la procédure devant la Grande Chambre peuvent toujours se prétendre « victimes » des violations alléguées. Par conséquent, il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement sur ce point.

270.  Enfin, quant à l’exception du Gouvernement relative à la qualité de « victime » des requérants restants – M. Dabetić et Mme Ristanović – qui n’ont jamais dûment engagé de procédure en Slovénie en vue d’obtenir des permis de séjour permanent, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de l’examiner puisque les griefs de ces requérants sont quoi qu’il en soit irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes (paragraphes 293-294 ci-dessous).

NUL BESOIN D'EPUISER LES VOIES DE RECOURS

QUAND C'EST DEJA EPUISE PAR UNE ASSOCIATION

Thibaut c. France du 7 juillet 2022 requêtes no 41892/19 et no 41893/19

Article 8 : Requêtes dénonçant l’exposition aux champs électromagnétiques engendrés par le projet d’une ligne à très haute tension dans le Nord Pasde-Calais : la Cour rejette le grief tiré de l’article 8 comme manifestement mal fondé

27.  La Cour renvoie à cet égard à l’arrêt Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne (n62543/00, §§ 37-39, CEDH 2004‑III), dans lequel elle a estimé qu’il y avait épuisement des voies de recours interne dans le cas de membres d’une association, riverains d’un projet de barrage, qui dénonçaient notamment une violation de l’article 6 § 1 dans le cadre de la procédure engagée par cette association contre ce projet, procédure à laquelle ils n’avaient pas eux-mêmes été parties. Pour parvenir à cette conclusion, elle s’est fondée sur le constat que l’association avait été créée dans le but spécifique de défendre devant les tribunaux les intérêts de ses membres contre les répercussions de la construction du barrage sur leur environnement et leur cadre de vie, que les moyens développés dans la procédure visaient aussi les effets de l’ouvrage sur le droit de propriété des membres de l’association et sur leur mode de vie, et que ces derniers étaient directement concernés par le projet de barrage.

28.  Comme elle l’a souligné dans la décision Collectif national d’information et d’opposition à l’usine Melox – Collectif Stop Melox et Mox c. France (n75218/01, 28 mars 2006), la Cour se doit de considérer la réalité de la société civile actuelle, dans laquelle les associations jouent un rôle important, particulièrement dans le domaine de la protection de l’environnement. Ce rôle consiste notamment en la défense devant les autorités et les juridictions internes non seulement de causes d’intérêt général mais aussi des intérêts particuliers et des droits des personnes qui se regroupent en leur sein. Le recours à des structures collectives telles que les associations est du reste parfois le seul moyen dont disposent les individus pour défendre efficacement leurs causes (voir, dans un contexte très différent de celui de l’espèce, Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 81, 14 janvier 2020). C’est spécialement le cas dans le domaine de l’environnement, dans lequel les individus peuvent se trouver confrontés à des problématiques complexes, face auxquelles, seuls, ils sont démunis.

29.  Dans la présente affaire, il apparaît que l’association Rassemblement pour l’évitement des lignes électriques dans le Nord, « RPEL 59 », dont l’intitulé reflète clairement la raison d’être, et dont sont membres les requérants, qui résident à proximité du tracé du projet de ligne THT litigieux, a été créée par des riverains soucieux de préserver leur santé et leur cadre de vie des risques spécifiquement liés aux lignes à haute tension. Elle a ainsi notamment pour but statutaire de lutter contre les pollutions et nuisances générées sur le territoire de la région Nord Pas-de-Calais par les lignes THT et par les projets de lignes THT, et de défendre ses membres en justice, ses statuts spécifiant qu’elle œuvre notamment au moyen d’actions en justice.

30.  Dès lors que les intérêts des requérants doivent être regardés comme ayant été valablement représentés devant les juridictions internes dans le cadre du recours porté par l’association dont ils étaient membres, la seule question qui se pose en l’espèce quant à l’épuisement des voies de recours internes est donc celle de savoir si un moyen relatif à une violation du droit des requérants au respect de la vie privée et familiale et du domicile, tel qu’il se trouve garanti par l’article 8 de la Convention, a, au moins en substance, été présenté au Conseil d’État dans le cadre du recours pour excès de pouvoir présenté, avec d’autres requérants, par l’association RPEL 59 (sur ce point, rapprocher de Gorraiz Lizarraga et autres précité).

31.  La Cour relève à cet égard que si ces derniers ne se sont pas référés explicitement dans leur recours à l’article 8 de la Convention, ils ont invoqué de manière générale le « droit [de chacun] de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » consacré par l’article 1 de la Charte de l’environnement et le principe de précaution que posent l’article 5 de cette Charte et l’article L. 110-1 II 1o du code de l’environnement (paragraphe 15 ci-dessus). Les requérants en déduisent que leur grief doit être regardé comme ayant été soulevé en substance devant les juges internes. La Cour ne juge toutefois pas nécessaire de rechercher si, alors même que le respect de la vie privée et familiale des requérants ou de leur domicile n’a pas été spécifiquement invoqué devant le Conseil d’État, la condition d’épuisement des voies de recours internes a été remplie, au moins en substance, dès lors que le grief tiré de l’article 8 est en tout état de cause irrecevable pour les raisons exposées ci-dessous.

LE DELAI DU RECOURS NE DOIT PAS ÊTRE TROP LONG

LEROY ET AUTRES c. FRANCE du 18 avril 2024 Requête no 32439/19

Art 35 § 1 • Le Référé LIberté devant les juridictions administratives est un Recours préventif effectif dans son principe pour remédier à des conditions indignes de détention consécutives à un mouvement social en prison • Situation liée à un  évènement ponctuel, présentant un caractère provisoire et exceptionnel • Juge des référés en mesure d’ordonner des mesures d’urgence susceptibles d’être mises en œuvre rapidement et de porter effet à bref délai A contrario de J.M.B. et autres c. France • Non-épuisement des voies de recours internes par huit requérants

Art 3 (matériel) • Intervention d’équipes externes masquées renforçant la sécurité de la prison au cours du mouvement social et fouilles par palpation opérées à la fin de ce dernier sur un requérant n’atteignant pas le seuil de gravité d’un traitement inhumain ou dégradant

Art 3 (matériel) • Traitement dégradant • Conditions indignes de détentions de deux requérants durant le mouvement social

Art 13 (+ Art 3) • Caractère effectif du recours préventif pour remédier aux mauvaises conditions de détention subies

LE REFERE LIBERTE DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF FRANCAIS

27.  La Cour a présenté la procédure applicable en matière de référé-liberté et la jurisprudence développée par le juge administratif dans le cadre de la procédure concernant les conditions de détention dans l’arrêt J.M.B. et autres c. France (nos 9671/15 et 31 autres, §§ 137 à 140, 30 janvier 2020 ; voir, également, B.M. et autres c. France, nos 84187/17 et 5 autres, § 33, 6 juillet 2023). Cette description est reprise et mise à jour dans les paragraphes qui suivent.

28.  Lorsqu’il est saisi d’un référé-liberté sur le fondement de l’article L.521-2 du CJA, le juge administratif peut, en cas d’urgence, ordonner toute mesure nécessaire afin de remédier à une « atteinte grave et manifestement illégale » portée à une liberté fondamentale. Les demandes sont dispensées du ministère d’un avocat. Le principe du contradictoire est respecté et les parties peuvent être entendues en audience publique. Outre l’audience, le juge des référés dispose des pouvoirs d’instruction suivants : il peut visiter des lieux (article R. 622-1 du CJA), engager une procédure d’enquête (article R. 623-1 du CJA), demander un avis technique (article R. 625-2 du CJA) ou la consultation d’une personne compétente (article R. 625-3 du CJA). Les ordonnances du juge de première instance sont susceptibles d’appel dans les quinze jours de leur notification. Le juge des référés du Conseil d’État doit les examiner dans les quarante-huit heures (article L. 523-1 du CJA).

29.  Le juge administratif a développé une jurisprudence encadrant l’office du juge du référé-liberté dans le contexte des conditions de détention. Par une ordonnance du 22 décembre 2012 (nos 364584, 364620, 364621), le Conseil d’État a jugé « qu’eu égard à la vulnérabilité des détenus et à leur situation d’entière dépendance vis-à-vis de l’administration, il appartient à celle-ci, et notamment aux directeurs des établissements pénitentiaires, en leur qualité de chefs de service, de prendre les mesures propres à protéger leur vie ainsi qu’à leur éviter tout traitement inhumain ou dégradant afin de garantir le respect effectif des exigences découlant des principes rappelés notamment par les articles 2 et 3 de la convention » et a ajouté que « le droit au respect de la vie ainsi que le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants constituent des libertés fondamentales au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ». Il a précisé que « lorsque la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes ou les expose à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés fondamentales, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par l’article L. 521-2 précité, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser la situation résultant de cette carence ».

30.  Dans la ligne de cette jurisprudence, le Conseil d’État, par une décision rendue en chambres réunies le 28 juillet 2017 (no 410677), a indiqué que le caractère manifestement illégal d’une atteinte à une liberté fondamentale devait s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente. Il a par ailleurs confirmé que « l’intervention du juge du référé-liberté est subordonnée au constat que la situation litigieuse permette de rendre utilement et à très bref délai les mesures de sauvegarde nécessaires ». Il en a déduit que des demandes « qui portent sur des mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politique publique insusceptibles d’être mises en œuvre, et dès lors de porter effet, à très bref délai, ne sont pas au nombre des mesures d’urgence que la situation permet de prendre utilement dans le cadre des pouvoirs que ce juge tient de l’article L. 521-2 précité ».

31.  Postérieurement à l’arrêt J.M.B. et autres précité, dans lequel la Cour a jugé que le référé-liberté ne pouvait pas être qualifié de recours préventif effectif dans un contexte de surpopulation carcérale (§§ 212 à 221), le Conseil d’État, dans une décision du 19 octobre 2020, a réaffirmé l’étendue de l’office du juge des référés tout en précisant qu’il appartenait au seul législateur de tirer les conséquences de cet arrêt (décision du 19 octobre 2020, no 439372‑439344). À cet égard, il a souligné que « le juge du référé-liberté ne méconnaît pas les exigences découlant de l’article 3 de la Convention au motif qu’il refuse de prendre des mesures excédant son office ». Par cette décision, le Conseil d’֤État réaffirme la particularité de l’office du juge du référé en la matière, tout en considérant que le constat d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne doit plus être subordonné aux moyens dont dispose l’administration (paragraphe 29 ci‑dessus), mais que ces moyens doivent dorénavant être pris en compte au stade de l’examen des mesures susceptibles d’être prescrites pour remédier à cette atteinte. La décision est ainsi motivée :

« Sur le cadre juridique du litige :

4. Aux termes de l’article 22 de la loi du 24 novembre 2009 pénitentiaire : « L’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits. L’exercice de ceux-ci ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles résultant des contraintes inhérentes à la détention, du maintien de la sécurité et du bon ordre des établissements, de la prévention de la récidive et de la protection de l’intérêt des victimes. Ces restrictions tiennent compte de l’âge, de l’état de santé, du handicap et de la personnalité de la personne détenu ».

5. Eu égard à la vulnérabilité des détenus et à leur situation d’entière dépendance vis‑à-vis de l’administration, il appartient à celle-ci, et notamment aux directeurs des établissements pénitentiaires, en leur qualité de chefs de service, de prendre les mesures propres à protéger leur vie ainsi qu’à leur éviter tout traitement inhumain ou dégradant afin de garantir le respect effectif des exigences découlant des principes rappelés notamment par les articles 2 et 3 de la [Convention]. Le droit au respect de la vie ainsi que le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants constituent des libertés fondamentales au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du [CJA]. Lorsque la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes ou les expose à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés fondamentales, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par l’article L. 521-2, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser la situation résultant de cette carence.

Sur les pouvoirs que le juge des référés tient de l’article L. 521-2 du [CJA] :

6. Il résulte de la combinaison des dispositions des articles L. 511-1, L. 521-2 et L. 521-4 du [CJA] qu’il appartient au juge des référés, lorsqu’il est saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 précité et qu’il constate une atteinte grave et manifestement illégale portée par une personne morale de droit public à une liberté fondamentale, de prendre les mesures qui sont de nature à faire disparaître les effets de cette atteinte. Ces mesures doivent en principe présenter un caractère provisoire, sauf lorsqu’aucune mesure de cette nature n’est susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte. Le juge des référés peut, sur le fondement de l’article L. 521-2 du [CJA], ordonner à l’autorité compétente de prendre, à titre provisoire, une mesure d’organisation des services placés sous son autorité lorsqu’une telle mesure est nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale. Toutefois, le juge des référés ne peut, au titre de la procédure particulière prévue par l’article L. 521‑2 précité, qu’ordonner les mesures d’urgence qui lui apparaissent de nature à sauvegarder, dans un délai de quarante-huit heures, la liberté fondamentale à laquelle il est porté une atteinte grave et manifestement illégale. Eu égard à son office, il peut également, le cas échéant, décider de déterminer dans une décision ultérieure prise à brève échéance les mesures complémentaires qui s’imposent et qui peuvent également être très rapidement mises en œuvre. Dans tous les cas, l’intervention du juge des référés dans les conditions d’urgence particulière prévues par l’article L. 521-2 précité est subordonnée au constat que la situation litigieuse permette de prendre utilement et à très bref délai les mesures de sauvegarde nécessaires. Compte tenu du cadre temporel dans lequel se prononce le juge des référés saisi sur le fondement de l’article L. 521-2, les mesures qu’il peut ordonner doivent s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises.

(...)

Sur la requête (...)

11. Les limitations de l’office du juge des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du [CJA], rappelées aux points 6 et 7, découlent des dispositions législatives qui ont créé cette voie de recours et sont justifiées par les conditions particulières dans lesquelles ce juge doit statuer en urgence. Au demeurant, il résulte des termes mêmes de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme [J.M.B. et autres précité] que sa saisine a permis la mise en œuvre de mesures visant à remédier aux atteintes les plus graves auxquelles sont exposées les personnes détenues dans des établissements pénitentiaires, mais que la cessation de conditions de détention contraires aux exigences de l’article 3 de la convention est subordonnée à l’adoption de mesures structurelles à même de répondre à la vétusté et à la surpopulation du parc carcéral français. En outre, s’il n’appartient qu’au législateur de tirer les conséquences de l’arrêt de la Cour s’agissant de l’absence de voie de recours préventive pour mettre fin aux conditions indignes de détention résultant de carences structurelles [voir paragraphe 31 ci-dessous], il découle des obligations qui pèsent sur l’administration, précisées au point 5, qu’en parallèle de la procédure prévue à l’article L. 521-2 du [CJA], qui permet d’ores et déjà de remédier aux atteintes les plus graves aux libertés fondamentales des personnes détenues, le juge de l’excès de pouvoir peut, lorsqu’il est saisi à cet effet, enjoindre à l’administration pénitentiaire de remédier à des atteintes structurelles aux droits fondamentaux des prisonniers en lui fixant, le cas échéant, des obligations de moyens ou de résultats. Il lui appartient alors de statuer dans des délais adaptés aux circonstances de l’espèce. (...)

(...)

14. Il résulte de ce qui précède que la SFOIP n’est pas fondée à soutenir que le juge des référés du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie aurait méconnu, par le seul exercice de son office, les exigences découlant de l’article 3 de la [Convention] en écartant certaines de ses demandes au motif, premièrement, qu’elles portaient sur des mesures d’ordre structurel insusceptibles d’être mises en œuvre à très bref délai et qu’elles n’étaient pas au nombre des mesures d’urgence que la situation permet de prendre utilement dans le cadre des pouvoirs que le juge des référés tient de l’article L. 521-2 du [CJA], deuxièmement, que les mesures qu’il prononce doivent s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et, troisièmement, qu’il n’appartient pas au juge du référé-liberté de s’assurer, au stade de sa décision, que l’administration procédera à l’exécution des mesures prononcées à son encontre. (...) »

CEDH

a) Remarques préliminaires

55. D’emblée, la Cour relève que l’exception d’irrecevabilité telle que formulée par le Gouvernement procède d’une logique cohérente avec sa jurisprudence en matière de conditions de détention selon laquelle les exigences combinées des articles 13 et 3 impliquent l’existence de remèdes préventifs et compensatoires qui doivent coexister de façon complémentaire. Selon le Gouvernement, les huit requérants disposaient de deux voies de recours effectives devant les juridictions administratives : la voie du référé‑liberté en tant que recours préventif pour empêcher la continuation de la violation alléguée de l’article 3 au cours du mouvement social, du fait des conditions matérielles de détention et du comportement des ERIS, et la voie de l’engagement de la responsabilité de l’État en tant que recours indemnitaire de nature à réparer, le cas échéant, le préjudice subi du fait de la violation alléguée. Il en déduit qu’il leur appartenait d’exercer l’une ou l’autre de ces voies de recours.

b)  Considérations générales sur les recours préventif et compensatoire

56.  La Cour constate qu’en droit français les deux voies de recours sont indépendantes l’une de l’autre, l’action préventive ne conditionnant pas ou ne s’exerçant pas au préjudice de l’action compensatoire. En principe, le fait de disposer d’un recours indemnitaire permettant d’obtenir la réparation, le cas échéant, du préjudice résultant de conditions de détention passées contraires à l’article 3 de la Convention, ne dispense pas un requérant de l’obligation d’exercer le recours préventif effectif disponible en droit interne (Ulemek, précité, § 86). C’est la position du Gouvernement en l’espèce qui, en ce qui concerne MM. Leroy et Lahreche, n’excipe pas du non-épuisement des voies de recours internes, dès lors qu’ils ont exercé un référé-liberté alors même qu’ils disposaient, à compter de la fin du mouvement social, avant l’introduction de leur requête devant la Cour, d’un recours indemnitaire pour demander la réparation de leur préjudice.

57.  La Cour considère qu’une telle articulation des voies de recours au regard de l’article 13 et de l’exigence d’épuisement des voies de recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention est conforme à l’approche retenue par sa jurisprudence en dépit de la brièveté de la période de détention litigieuse.

58.  En ce qui concerne l’effectivité de ces deux voies de recours, la Cour souligne les éléments suivants.

59.  En premier lieu, s’agissant du recours compensatoire, elle rappelle avoir déjà jugé que l’action en responsabilité de l’État du fait du caractère indigne des conditions de détention est une voie de recours indemnitaire qu’elle a qualifiée de disponible et adéquate, c’est‑à‑dire présentant des perspectives raisonnables de succès, pour des requérants ayant été exposés à des conditions de détention indignes. Dans une telle hypothèse, elle exige en principe des requérants, une fois libérés ou transférés dans une autre cellule, qu’ils fassent usage de ce recours indemnitaire afin de satisfaire à la règle de l’épuisement des voies de recours internes prévue à l’article 35 § 1 de la Convention (Barbotin, précité, § 50, et les références citées).

60.  En second lieu, s’agissant de la voie de recours préventive, elle rappelle avoir considéré, dans l’affaire J.M.B. et autres, que les limites du pouvoir d’injonction du juge des référés l’empêchent de remédier aux atteintes aux droits garantis aux détenus par l’article 3 lorsqu’elles résultent de la surpopulation carcérale (précité, §§ 217 à 220) pour en déduire que, dans un tel contexte, le référé-liberté ne constitue pas une voie de recours préventive effective. Il revient donc à la Cour de se prononcer pour la première fois sur le caractère effectif du recours préventif ouvert devant le juge administratif, dans l’hypothèse où, comme dans le cas d’espèce, les conditions de détention dont l’indignité est alléguée ne découlent pas du contexte de la surpopulation carcérale.

c) Sur l’effectivité du recours préventif

61.  La Cour relève tout d’abord, ainsi que le souligne le Gouvernement, que, parmi les auteurs des requêtes portées devant elle, deux, à savoir MM. Leroy et Lahreche ont recouru, avec l’assistance de leur avocat, à la voie du référé-liberté pour contester précisément les conditions de détention litigieuses. Elle en déduit que cette voie de recours était normalement disponible.

62.  S’agissant ensuite du caractère effectif de ce recours, la Cour rappelle, à la lumière de la décision adoptée par le Conseil d’État à la suite du prononcé de l’arrêt dans l’affaire J.M.B. et autres (paragraphe 31 ci-dessus), qu’elle a considéré, dans cet arrêt, que la procédure de référé-liberté prévue à l’article L. 521-2 du code de la justice administrative permet au juge des référés, en cas d’urgence caractérisée, de remédier à bref délai, aux atteintes graves et manifestement illégales portées à une liberté fondamentale (§ 217). Elle rappelle également, comme le montrent les décisions rendues les 14 mars et 15 avril 2019 (paragraphes 18 et 21 ci-dessus) et la jurisprudence exposée dans la partie de droit interne (paragraphes 29 à 31 ci-dessus), que les juridictions administratives internes statuent selon des standards qui coïncident avec les siens en la matière en tenant compte de la situation d’entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, de leur vulnérabilité et des conditions matérielles de leur détention, les droits de ces dernières garantis par les articles 2 et 3 de la Convention, constituant des libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du CJA (J.M.B. et autres, précité, § 215).

63.  Pour autant, les requérants considèrent que d’un point de vue pratique, cette voie de recours n’était pas effective dans la mesure où elle n’était pas de nature à leur permettre d’obtenir immédiatement une amélioration de leurs conditions de détention. Ils mettent en particulier en avant le délai déraisonnable de la procédure et les difficultés d’exécution des mesures d’urgence susceptibles d’être prononcées par le juge du référé‑liberté.

64.  À cet égard, la Cour souligne tout d’abord que, comme le montrent les recours exercés par MM. Leroy et Lahreche, le contexte dans lequel les demandes tendant à ce qu’il soit remédié aux conditions de détention litigieuses étaient présentées devant le juge du référé était notablement différent de celui de l’affaire J.M.B. et autres précitée, qui appelait la prescription par le juge de mesures structurelles. En effet, il ressort des éléments du dossier que, dans les présentes affaires, le juge du référé-liberté a été saisi d’une situation liée à un évènement ponctuel, présentant un caractère provisoire et exceptionnel, qui ne touchait pas le problème de la surpopulation carcérale et les conditions de détention qui en découlent. Dans l’exercice de son pouvoir d’injonction, il était donc tout à fait à même d’ordonner des mesures provisoires de nature à remédier aux atteintes alléguées aux droits des requérants protégés par l’article 3 de la Convention.

65.  La Cour rappelle ensuite que, selon la jurisprudence interne, ce pouvoir d’injonction est limité aux mesures d’urgence qui « apparaissent de nature à sauvegarder, dans un délai de quarante-huit heures, la liberté fondamentale [en cause] » (paragraphe 18 ci-dessus). Or, compte tenu de ce qu’elle a dit au paragraphe précédent, le juge était en principe en mesure d’ordonner des mesures d’urgence susceptibles d’être mises en œuvre rapidement et de porter effet à bref délai, concernant notamment l’hygiène, les promenades ou les contacts avec les familles ainsi que la pratique des fouilles (voir, en particulier, sur les fouilles, la jurisprudence citée dans l’arrêt B.M. et autres précité, §§ 40, 42 et 43). Il ne résulte ni des éléments du dossier de la procédure devant le juge interne ni des éléments apportés par les requérants devant la Cour que les autorités pénitentiaires n’auraient pas été en mesure d’exécuter de manière satisfaisante de telles mesures (comparer avec l’affaire Clasens, précitée, §§ 36 et 37, dans laquelle des carences structurelles avérées dans la gestion du mouvement social empêchaient l’exécution des mesures prescrites par le juge du référé).

66.  Enfin, la Cour rappelle que les requérants disposaient de procédures leur permettant, le cas échéant, de rechercher l’exécution des mesures prescrites par ce juge (paragraphes 34 et 35 ci-dessus ; voir également J.M.B. et autres, précité, §§ 137 et 147 à 149, B.M. et autres, précité, § 64).

67.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, et compte tenu de la portée du contrôle juridictionnel exercé par le juge des référés sur les faits et le bien-fondé de demandes présentées dans un contexte comme celui de l’espèce, la Cour considère que la voie du référé-liberté avait une chance raisonnable de succès, permettant d’obtenir une décision exécutoire susceptible de faire disparaître, à bref délai, les effets d’une atteinte portée à l’article 3 de la Convention. Contrairement à ce qui est soutenu, le rejet des requêtes de MM. Leroy et Lahreche ne suffit pas à établir que cette voie de recours était de toute évidence vouée à l’échec. En conséquence, et indépendamment de l’examen de l’effectivité de ce recours dans le cas concret de ces deux requérants, qu’elle effectuera plus bas (paragraphes 117 et suivants ci-dessous), la Cour conclut que le référé-liberté doit être regardé, dans le contexte des faits litigieux, comme constituant, dans son principe, une voie de recours effective.

d)  Sur l’épuisement des voies de recours par les requérants concernés par l’exception préliminaire du Gouvernement

  1. Les requérants MM. Riollet, Berno, Dumont, Hippolyte, Jabin, Mimoun et Ramet

68.  La Cour constate que les requérants MM. Riollet, Berno, Dumont, Hippolyte, Jabin, Mimoun et Ramet n’ont engagé aucun recours, préventif ou compensatoire, pour demander une amélioration immédiate de leurs conditions de détention ou la réparation des conséquences de ces conditions. Compte tenu de ce qu’elle a dit aux paragraphes 59 et 67 ci-dessus, elle considère que l’exception préliminaire du Gouvernement doit être accueillie, et que leurs requêtes doivent être rejetées s’agissant de leurs griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, et s’agissant de l’article 13 de la Convention, comme manifestement mal fondée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

  1. Le requérant M. S.K.

69.  La Cour relève que le requérant a engagé un recours compensatoire devant le juge administratif sans toutefois l’exercer pleinement puisqu’il n’a pas mené son action à terme, faute de relever appel du jugement du 19 mai 2021 (paragraphes 23 et 24 ci-dessus) et, le cas échéant, de saisir le Conseil d’État en cassation.

70.  Comme les requérants concernés au paragraphe 68 ci-dessus, il disposait également de la faculté d’exercer un référé-liberté, qu’il n’a pas saisie.

71.  Dans ces conditions, elle considère que l’exception préliminaire du Gouvernement doit être accueillie, et que sa requête doit être rejetée, s’agissant de ses griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, et s’agissant de l’article 13 de la Convention, comme manifestement mal fondée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

e) Conclusion

72.  La Cour conclut que les requêtes des requérants Riollet, Berno, Dumont, Hippolyte, Jabin, Mimoun, Ramet et S.K., pour autant qu’elles concernent les conditions matérielles de détention et l’absence de contact avec le monde extérieur au cours du mouvement social litigieux, doivent être déclarées irrecevables en vertu de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Cömert et autres c. Türkiye du 12 janvier 2023 requête no 17231/17

NON EPUISEMENT : Rejet d’une requête relative au décès d’un manifestant du parc de Gezi pour non-épuisement des voies de recours internes

L’affaire concerne le décès d’un proche des requérants (Abdullah Cömert) des suites d’une blessure occasionnée à la tête par une grenade lacrymogène tirée par un agent des forces de l’ordre lors d’une manifestation organisée à Hatay – en juin 2013 – pour contester la démolition du parc de Gezi à Istanbul. La Cour estime que la requête est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes dans la mesure où plusieurs procédures sont toujours pendantes devant les instances nationales (notamment devant la Cour Constitutionnelle turque) concernant les griefs des requérants. La Cour note toutefois que si les procédures nationales s’avéraient infructueuses, tant par leur durée que par leur conduite, au point d’en devenir inefficaces au sens de la jurisprudence de la Cour, et si notamment la décision de la Cour constitutionnelle sur le recours individuel pendant devait laisser insatisfaites les préoccupations de la partie requérante, il resterait loisible à celle-ci d’introduire une nouvelle requête devant elle. En tout état de cause, la Cour se réserve, en dernier lieu, la possibilité de vérifier la compatibilité de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle avec sa propre jurisprudence.

FAITS

Les requérants sont six ressortissants turcs, nés entre 1951 et 1985. Ils résident à Hatay (Türkiye). En 2011, le conseil métropolitain d’Istanbul (Istanbul Büyükşehir Belediye Meclisi) adopta un projet de démolition du parc de Gezi – l’un des rares espaces verts du centre d’Istanbul – pour y installer un centre commercial. Des associations professionnelles, dont l’ordre des architectes et l’ordre des architectes paysagistes, engagèrent diverses procédures administratives en vue d’obtenir l’annulation du projet. En 2013, à la suite du démarrage des travaux de démolition du parc de Gezi, des militants écologistes et des riverains – opposés à la suppression du parc – investirent le lieu pour empêcher sa destruction. Quelques jours plus tard, les forces de police intervinrent afin de déloger les personnes qui occupaient les lieux. Il y eut des heurts entre les forces de l’ordre et les manifestants. Ensuite, les événements prirent alors de l’ampleur et, en juin et juillet 2013, ils se propagèrent sous forme de réunions et de manifestations à de nombreuses villes de Türkiye. C’est dans ce contexte qu’une manifestation fut organisée à Hatay le 3 juin 2013, et que Abdullah Cömert, qui se trouvait sur les lieux, fut blessé à la tête par une grenade lacrymogène tirée par un des policiers. L’intéressé succomba à cette blessure et le policier qui avait lancé la grenade lacrymogène fut poursuivi pénalement.

En 2018, la cour d’assises condamna le policier à une peine de six ans, dix mois et 15 jours d’emprisonnement, considérant qu’il avait commis un homicide involontaire et causé la mort d’Abdullah Cömert par négligence. Cette décision fut confirmée par la Cour de cassation en 2019. Entretemps, en 2016, les requérants saisirent le tribunal administratif de Hatay d’une action en indemnisation dirigée contre le ministère de l’Intérieur, se plaignant du décès de leur proche. En 2019, ils obtinrent gain de cause et le ministère de l’Intérieur fut condamné à leur verser une somme d’environ 52 098 euros. Ils furent indemnisés en 2021. Cette procédure est toutefois pendante devant le Conseil d’État. Par ailleurs, les requérants saisirent à deux reprises la Cour constitutionnelle qui rejeta leur premier recours individuel pour non-épuisement des voies de recours. Leur deuxième recours individuel est toujours pendant devant la Haute juridiction.

CEDH

22.  Les requérants se plaignent d’une violation des articles 2, 6 et 13 de la Convention.

23.  Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité, dont le non-épuisement des voies de recours internes.

24.  Les requérants, en réponse aux observations du Gouvernement, se bornent à réitérer leurs griefs et demandent que d’autres personnes qu’ils estiment responsables du décès de leur proche soient poursuivies.

25.  À titre liminaire, la Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, et elle estime qu’il convient en l’espèce d’examiner les griefs des requérants sous l’angle du seul article 2 de la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

26.  Elle considère en outre qu’il n’est pas nécessaire qu’elle se prononce sur l’ensemble des exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement, la requête étant en toute hypothèse irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

27.  En effet, la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, les États n’ayant pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci. L’obligation d’épuiser les voies de recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Toutefois, ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 70-71, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015).

28.  Il appartient donc en premier lieu aux autorités nationales de redresser les violations de la Convention.

29.  La Cour rappelle également que pour déterminer si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée, il convient de tenir compte non seulement de la situation au moment de l’introduction de la requête, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire et notamment de tout fait nouveau qui interviendrait avant la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 217, 22 décembre 2020, et les références qui y sont citées).

30.  En l’espèce, la Cour observe que plusieurs procédures sont toujours pendantes devant les instances nationales concernant les griefs des requérants, et elle considère que les intéressés n’ont pas avancé de motifs de nature à justifier l’introduction prématurée de leur requête devant elle.

31.  À cet égard, elle estime que les procédures en cours dans l’ordre juridique interne constituent assurément un cadre effectif propre à permettre de redresser les griefs qui font l’objet de la présente requête (voir les paragraphes 9, 10 et 16 ci-dessus).

32.  Aussi, la Cour ne mènera pas plus avant son examen, la requête étant manifestement prématurée (voir, dans le même sens, Korkmaz et autres c. Turquie (déc.), no 64200/13, § 30, 25 mars 2014).

33.  La Cour note toutefois que si les procédures nationales s’avéraient infructueuses, tant par leur durée que par leur conduite, au point d’en devenir inefficaces au sens de la jurisprudence de la Cour, et si notamment la décision de la Cour constitutionnelle sur le recours individuel pendant devait laisser insatisfaites les préoccupations de la partie requérante, il resterait loisible à celle-ci d’introduire une nouvelle requête devant elle (Kırbayır c. Turquie (déc.), no 11947/12, § 62, 28 avril 2020, ainsi que les références qui y sont citées).

34.  En tout état de cause, la Cour se réserve, en dernier lieu, la possibilité de vérifier la compatibilité de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle avec sa propre jurisprudence (Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, § 71, 30 avril 2013).

35.  Il s’ensuit que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

G.M. c. France du 9 décembre 2021 requête no 25075/18

41.  Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes, faute d’avoir formé un pourvoi en cassation contre les décisions relatives au placement de sa fille et aux droits de visite. La Cour de cassation contrôle la motivation des décisions justifiant le maintien du placement d’un mineur (Civ., 1er, 9 juin 2010, no 09-13390), notamment lorsque les conditions de son éducation sont « gravement compromises » (Civ., 1ere, 16 février 1977, Bull. civ. I, no90 ; Civ., 1ere, 8 octobre 1985, Bull. civ. I, no 2474 ; Civ. 1ere, 8 octobre 1986, no 84-80007), ainsi que celle des décisions relatives aux rencontres avec les parents (Civ., 1ere, 7 juin 1995, no 94-05028). Elle opère également un contrôle in concreto des MJIE (Civ., 1ere, 3 mars 1981, Bull. civ. I, no 74) et considère que les juges d’appel doivent apprécier les faits en tenant compte de ceux survenus postérieurement à la décision attaquée (Civ., 1ere, 20 octobre 2010, no 09‑68141).

42.  Selon la requérante, le pourvoi en cassation ne serait pas une voie de recours à épuiser car la Cour de cassation ne peut statuer qu’en droit et non en fait. Elle invoque à ce titre l’arrêt Schmidt c. France (no 35109/02, 26 juillet 2007) et la décision Plasse-Bauer c. France ((déc.), no 21324/02 31 mai 2005). Elle affirme que la spécificité des décisions de placement prises par le juge qui sont généralement de courte durée et susceptibles d’évoluer, rend vain l’exercice d’un pourvoi en cassation compte tenu des délais de jugement devant la Cour de cassation lesquels sont incompatibles avec l’urgence à statuer dans les situations de placement d’enfant (Schmidt, précité, § 119).

43.  La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils sont énoncés dans les arrêts Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014) et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 205 et 206, 22 décembre 2020).

44.  Elle renvoie également à la décision Plasse-Bauer et à l’arrêt Schmidt précités dans lesquels elle a constaté qu’en droit français, les mesures d’assistance éducative concernant les mineurs sont prises pour des périodes déterminées, souvent courtes, et qu’elles peuvent être à tout moment modifiées ou rapportées, de sorte que le recours en cassation, du fait des délais relatifs à son examen, peut manquer d’efficacité pour les contester en temps utile (Schmidt, précité, § 115).

45.  La Cour considère, ainsi que le rappelle le Gouvernement, que le pourvoi en cassation constitue en principe une voie de recours à épuiser. Elle rappelle qu’il figure parmi les procédures dont il doit ordinairement être fait usage pour se conformer à l’article 35 de la Convention (voir, par exemple, Winterstein et autres c. France, no 27013/07, § 117, 17 octobre 2013, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999‑VI). La Cour de cassation contrôle, en considération de l’intérêt de l’enfant, la justification et la motivation des mesures de placement et de celles qui l’accompagnent, et doit être saisie des griefs tirés de la Convention susceptibles d’être ensuite soumis à la Cour. Toutefois, en l’espèce, la Cour observe que les mesures de placement ordonnées ont été prises pour une durée de six mois et qu’elles ont été systématiquement contestées en appel, de sorte que le délai séparant la date des arrêts de la cour d’appel et la date de la fin de ces mesures était bref, environ deux ou trois mois, et rendait ainsi vain la présentation d’un pourvoi en cassation contre ces arrêts dépourvu d’efficacité pour les contester en temps utile. Dans ces circonstances, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de la jurisprudence citée au paragraphe précédent. Elle relève en outre que la requérante a invoqué devant les juges du fond les violations de la Convention qu’elle soulève devant elle. La Cour considère en conséquence que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne doit pas être retenue.

46.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

SCHMIDT c. FRANCE du 26 juillet 2007 Requête no 35109/02

1.  Exception du Gouvernement tirée de la perte de la qualité de « victime » des requérants

43.  Le Gouvernement soutient que les requérants ont perdu leur qualité de victime depuis l'intervention des décisions prises par les juges nationaux en leur faveur. Les requérants sont réunis de fait avec leur fille depuis juillet 2000. La requérante a profité du droit de visite et d'hébergement, qui lui avait été accordé par un jugement du 11 juillet 2000, pour quitter le territoire français avec Victoria, dont elle a obtenu la garde par un jugement du 16 août 2000 de la High Court d'Irlande du Nord. En outre, le juge des enfants a, par un jugement du 26 juin 2002, levé la mesure d'assistance éducative. Enfin, la procédure pénale diligentée contre la requérante pour rétention de mineur au-delà de cinq jours a été clôturée par le juge d'instruction par une ordonnance de non-lieu en date du 10 décembre 2002.

44.  Selon les requérants, la réunion avec leur fille ne peut remédier à une séparation ayant duré sept ans. De plus, la question de la séparation constitue la composante d'une question plus large qui englobe de grandes erreurs procédurales pendant le déroulement du litige. Les arguments du Gouvernement reviennent en fait à nier aux requérants toute possibilité de recours tant pendant qu'après la période durant laquelle les droits parentaux et procéduraux des requérants ont été bafoués.

45.  La Cour rappelle qu'elle a affirmé à maintes reprises que, par « victime », l'article 34 (article 25 de la Convention avant le 1er novembre 1998) « désigne la personne directement concernée par l'acte ou l'omission litigieux (...) ». Partant, une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si « les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention » (voir, notamment, Eckle c. Allemagne, arrêt du 15 juillet 1982, série A no 51, pp. 30-31 et 32, §§ 66 et 69, et Inze c. Autriche, arrêt du 28 octobre 1987, série A no 126, p. 16, § 32, ou encore Association Ekin c. France (déc.), no 39288/98, 18 janvier 2000, et arrêt précité dans la même affaire, §§ 37 et 38 ; Chevrol c. France, no 49636/99, 13 février 2003, § 36).

46.  En juillet 2000, après que la requérante eut quitté la France avec Victoria, les autorités françaises lançaient un mandat d'arrêt contre elle, une demande d'extradition aux autorités britanniques et une demande de retour de Victoria sur le fondement de la Convention de La Haye (paragraphes 32-33 ci-dessus). Or la Cour note en l'espèce que si, le 10 décembre 2002, la juge des enfants a résolu de lever la mesure d'assistance éducative, elle ne l'a fait que parce que Victoria demeurait auprès de sa mère en Irlande depuis près de deux ans avec l'accord des services sociaux britanniques et que la garde de celle-ci était également accordée au requérant par ces mêmes services. Cette levée de la mesure cristallisait en réalité un état de fait dans lequel les autorités n'étaient nullement impliquées.

47.  La Cour ne saurait donc conclure que les autorités nationales ont d'elles-mêmes reconnu et/ou réparé la violation alléguée. Compte tenu de la durée du placement de leur fille – sept ans – la réunion postérieure de la famille ne saurait faire perdre aux requérants leur qualité de « victime » au sens de la Convention.

48.  Il convient donc de rejeter l'exception du Gouvernement dont il s'agit.

2.  Exception du Gouvernement tirée du défaut d'épuisement des voies de recours internes

49.  En premier lieu, le Gouvernement soutient que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes, dès lors qu'il n'a exercé aucune des voies de recours ouvertes en droit interne à l'encontre des décisions rendues par la juge des enfants dans le cadre de la procédure d'assistance éducative, mise en place au profit de Victoria. Plus particulièrement, le requérant n'a pas usé de la faculté que lui offrait l'article 375-6 du code civil de solliciter, à tout moment, de la juge des enfants le retrait ou la modification de ces mesures. Il n'a pas davantage formé d'appel ou de pourvoi en cassation à l'encontre des nombreuses décisions prescrivant les mesures d'assistance éducative litigieuses et il ne s'est pas joint à l'appel formé par son épouse contre la décision de la juge des enfants du 14 mai 1998. En outre, il a été absent tout au long de la procédure.

50.  En deuxième lieu, le Gouvernement allègue que la requérante n'a pas non plus usé de la faculté offerte par l'article 375-6 du code civil et qu'elle n'a pas exercé les voies de recours à l'encontre des décisions de la juge des enfants, postérieures à celle du 14 mai 1998 ordonnant la prolongation de la mesure de placement de Victoria chez ses grands-parents.

51.  Les requérants soutiennent qu'entre 1993 et 1995, ils ont entrepris plusieurs démarches auprès de la juge des enfants et de la cour d'appel. Lorsqu'ils ont compris que ces dernières utilisaient l'accusation portée contre le requérant afin de ne pas leur rendre Victoria, ils ont décidé d'introduire les recours au seul nom de la requérante. Toutefois, le but était d'obtenir ensemble la garde de Victoria. C'est ce qui a d'ailleurs été décidé par la High Court de Belfast en 2000 et 2001. Tout recours individuel du requérant aurait ainsi été préjudiciable aux recours formés par la requérante. A cet égard, les requérants soulignent que la juge des enfants aurait déclaré que toute participation du requérant aux efforts pour récupérer la garde de Victoria aurait eu pour résultat de compromettre les démarches entreprises. Elle aurait même suggéré aux requérants de divorcer. Quant à l'allégation que la requérante avait formé un seul recours, les requérants soulignent que celle‑ci avait introduit en réalité plusieurs recours et tenté, à plusieurs reprises, elle-même et/ou avec l'assistance d'officiels internationaux, d'obtenir la garde de Victoria.

52.  La Cour rappelle que la finalité de la règle édictée par l'article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux Etats contractants l'occasion de prévenir ou de redresser – normalement par la voie des tribunaux – les violations alléguées contre eux avant qu'elles ne soient soumises à la Cour. Si cette disposition doit s'appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif », elle ne se borne pas à exiger la saisine des juridictions nationales compétentes et l'exercice de recours destinés à combattre une décision déjà rendue. Il faut que l'intéressé ait soulevé devant les autorités nationales « au moins en substance, et dans les conditions et délais prescrits par le droit interne » les griefs qu'il entend formuler par la suite à Strasbourg (Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 18, § 34, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, §§ 36-37, CEDH 1999-I).

53.  En l'espèce, la Cour note qu'en 1993 et 1994, les deux requérants effectuèrent ensemble plusieurs démarches auprès de la juge des enfants afin d'obtenir la restitution immédiate de Victoria ou, à défaut, un droit de visite : lettres des 19 février, 1er avril, 8 octobre, 29 novembre, 22 décembre et 24 décembre 1993 et 31 mars, 24 novembre et 6 décembre 1994 (voir annexe ci-dessous). La Cour note également que toutes les réponses faites par la juge des enfants aux courriers des requérants, portaient les noms des deux requérants. Quant aux voies de recours contre les différentes mesures d'assistance éducative prises par la juge des enfants, la Cour relève qu'elles ne se sont pas limitées au seul appel contre la décision du 14 mai 1998. Il ressort du dossier que le 6 août 1993, les deux requérants formèrent appel contre la décision du 30 juillet 1993, et qu'ultérieurement, suite à la fuite du requérant, la requérante introduisit deux appels, les 15 décembre 1997 et 26 juin 1998, contre les décisions des 30 septembre 1997 et 14 mai 1998 (paragraphe 27 ci-dessus), qui ont donné lieu à une seule audience et à un seul arrêt, celui du 17 juin 1999.

Sur le plan strictement formel, s'il est vrai que seule la requérante a épuisé les voies de recours internes selon l'article 35 § 1 de la Convention, puisqu'elle seule a saisi la Cour de cassation, il n'en demeure pas moins qu'au vu des circonstances particulières de l'espèce, elle apparaît avoir agi d'un commun accord avec son époux, en leur qualité de parents.

54.  Dans ces conditions, le Gouvernement ne peut pas valablement prétendre que les requérants ont omis d'utiliser la possibilité de recours offerte par l'article 375-6 du code civil ou des articles 1191 et 1196 du nouveau code de procédure civile.

55.  Il convient donc de rejeter également la deuxième exception du Gouvernement.

56.  La Cour constate par ailleurs que le grief tiré de l'article 8 n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

LE REQUERANT N'EST TENU QUE DE SAISIR LA JURIDICTION SUPRÊME

PEU IMPORTE QU'ELLE N'AIT PAS ENCORE REPONDU

N.Ç. c. Turquie du 9 février 2021 requête no 40591/11

Epuisement : Le recours devant la juridiction suprême est seul exigé, peu importe que la juridiction suprême n'a pas encore répondu.

1. Sur la nature prématurée de la requête

75.  La Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, 26 juin 2012).

76.  En l’espèce, la Cour relève que la requérante a introduit sa lettre initiale interrompant les six mois en date du 25 mars 2011.

77.  La procédure pénale en droit national, quant à elle, a été divisée en trois parties puisque d’une part certaines parties des différents jugements rendus en l’espèce sont devenues définitives en étant partiellement confirmées par la Cour de cassation, et d’autre part, une partie concernant deux accusés a été disjointe. Ainsi, les décisions finales ont été rendues les 19 octobre 2011, 15 janvier 2014 et 5 mars 2014 (paragraphes 36-51 ci-dessus).

78.  La Cour rappelle aussi qu’elle tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Azzolina et autres c. Italie , nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).

79.  Au vu de ce qui précède, le premier argument du Gouvernement sur la nature prématurée de la requête doit être rejeté.

Sur le non-épuisement du recours individuel devant la Cour constitutionnelle

80.  La Cour note que la requérante a introduit sa requête le 25 mars 2011, bien avant l’entrée en vigueur du recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque, à savoir, le 23 septembre 2012.

81.  Au surplus, une partie de l’affaire en droit interne est devenue définitive avant l’entrée en vigueur dudit recours (voir le paragraphe 77 ci-dessus). Or, la Cour note que le Gouvernement n’a produit aucun exemple dans lequel la Cour constitutionnelle aurait examiné la totalité d’une affaire dont une partie, comme en l’espèce, était devenue définitive avant l’entrée en vigueur du recours en question.

82.  Au demeurant, dans une requête où une question se posait sur l’ineffectivité de la procédure pénale dans le cadre de l’article 3 de la Convention, la Cour avait rejeté une exception similaire au vu de la durée excessive de la procédure en question (Şükrü Yıldız c. Turquie, no 4100/10, §§ 42-46, 17 mars 2015). En l’espèce, la procédure pénale initiée en 2003 avait déjà duré plus de sept ans à la date d’introduction de la requête devant la Cour, alors qu’il s’agissait d’une affaire grave de prostitution d’une mineure de moins de quinze ans. Par conséquent, cette exception doit également être rejetée.

  1. L’absence de grief et la règle des six mois

83.  Sur la troisième exception du Gouvernement relative à l’absence de grief sur l’ineffectivité de l’enquête et de la règle des six mois, la Cour relève que la requérante a soulevé explicitement un grief sur l’application des motifs de réduction de peines accordée aux accusés[11] et qu’elle l’a maintenu lors de ses observations s’agissant de la suite donnée à l’affaire en droit interne. Il convient donc d’admettre que ce grief a été valablement présenté à la Cour. De plus, le Gouvernement a eu l’opportunité de répondre à ce sujet puisque des questions spécifiques lui avaient été posées lors de la communication de la requête.

84.  Quant à la question sur le non-respect de la règle des six mois, la Cour note l’absence de notification des décisions finales à la requérante, partie intervenante, alors que cela était prévue par la législation nationale (voir Vatandaş c. Turquie, no 37869/08, § 27, 15 mai 2018).

85.  Par ailleurs, pour autant que cet argument concerne les décisions partielles devenues définitives en 2014, la Cour considère qu’une question distincte sur le respect de la règle des six mois ne se pose pas non plus puisque tant le grief initial que le développement de l’affaire en droit interne, ainsi que les observations ultérieures de la requérante ont toujours été en harmonie. Cette conclusion est également cohérente avec la décision de la Cour rendue ci-dessus sur l’exception tirée de la nature prématurée de la requête. Par conséquent, cette exception aussi doit être rejetée.

  1. La qualité de victime de la requérante

86.  Quant à la dernière exception concernant la condamnation des intéressés à des peines de réclusion qui ont été exécutées et par conséquent, l’absence de la qualité de victime de la requérante, la Cour considère qu’il convient de la joindre à l’examen de la requête sur le fond puisqu’il s’agit d’évaluer l’effectivité de l’enquête litigieuse.

Conclusion

87.  La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que la requête pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, la Cour déclare la requête recevable.

LE REJET D'UNE DEMANDE D'AIDE JURIDICTIONNELLE

Un rejet d'Aide juridictionnelle répond à l'obligation d'épuisement des voies de recours interne si le rejet est motivé par une absence de moyens sérieux. Cependant il faut faire appel devant la première présidence de la Cour de Cassation ou du Conseil d'État pour confirmation de l'absence de moyen sérieux.

Agamemnon c. France du 8 novembre 2018 requête n° 13483/14

Article 8 et épuisement des voies de recours : La demande d’indemnisation pour avoir été détenu loin de sa famille n’a pas épuisé les voies de recours internes. Le requérant a bien eu une décision de rejet d'Aide Juridictionnelle pour absence de moyen sérieux mais il n' pas fait appel devant le président du Conseil d'État.

LES FAITS

En octobre 1970, la cour d’assises de la Réunion condamna M. Agamemnon à la réclusion à perpétuité pour l’assassinat de son employeur. En mai 1985, M. Agamemnon fut relâché sous le régime de la libération conditionnelle. En février 1986, il assassina son frère. Sa libération conditionnelle fut révoquée, ce qui réactiva sa condamnation à perpétuité. En novembre 1988, il fut transféré à la prison de Fresnes et exécuta ensuite sa peine dans différents établissements pénitentiaires de métropole : Lannemezan, Saint-Maur et Val-de-Reuil. A compter de 2003, il demanda à plusieurs reprises à être réaffecté sur l’île de la Réunion. Ces demandes furent rejetées. Le 23 juillet 2013, invoquant l’article 8 de la Convention, M. Agamemnon saisit la ministre de la Justice d’une demande d’indemnisation à hauteur de 100 000 euros (EUR) en réparation du préjudice qu’il estimait avoir subi des refus de l’administration de faire droit à ses demandes de transfert vers un établissement pénitentiaire de la Réunion. Une évaluation de la dangerosité du requérant ayant été réalisée et sa demande de libération conditionnelle refusée, l’administration pénitentiaire put de nouveau examiner sa demande de transfert. Le 11 octobre 2013, à la suite des préconisations du centre national d’évaluation de Fresnes, la direction de l’administration pénitentiaire prit la décision de transférer M. Agamemnon au centre de détention du Port, situé à la Réunion. Celui-ci saisit le tribunal administratif d’un recours indemnitaire aux fins de voir condamner l’Etat à lui verser la somme de 100 000 EUR en raison du préjudice subi du fait de la méconnaissance de son droit d’être incarcéré dans un établissement pénitentiaire permettant le maintien de ses liens familiaux, la réinsertion et le respect de la dignité humaine. Le 25 mars 2014, M. Agamemnon fut transféré au centre de détention du Port, à la Réunion. Le tribunal administratif rejeta sa demande indemnitaire aux motifs, notamment, qu’il était célibataire, sans charge de famille et qu’il n’établissait pas avoir conservé une vie privée et familiale dans son département d’origine. Le 4 juillet 2017, la cour administrative d’appel confirma ce jugement.

ARTICLE 8

Le Gouvernement fait valoir que M. Agamemnon, qui a été transféré au centre de détention du Port sur l’île de la Réunion, ne maintient sa requête qu’aux fins d’obtenir une indemnisation du préjudice qu’il prétend avoir subi du fait de son éloignement géographique par rapport aux membres de sa famille. Le Gouvernement précise que M. Agamemnon n’aurait cependant pas mené cette action indemnitaire jusqu’à son terme. La Cour relève que M. Agamemnon a exercé jusqu’au Conseil d’Etat un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de la décision refusant son transfert dans un établissement pénitentiaire à la Réunion. Elle observe que la violation a cessé le 11 octobre 2013, avec la décision de l’administration de le transférer, ce qui s’est effectivement réalisé le 25 mars 2014. Ayant obtenu satisfaction quant à ses conditions de détention, le requérant peut demander la reconnaissance et la réparation de la violation dont il estime avoir été victime. La Cour considère que le recours indemnitaire était disponible et observe qu’il a été exercé par M. Agamemnon. Le fait même que ce dernier ait exercé, avec l’assistance d’un avocat, une action en indemnisation devant les juridictions administratives démontre qu’il estimait disposer, contrairement à ses allégations, d’un recours efficace. Il appartenait donc au requérant de mener l’action à son terme. A la suite de l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel du 4 juillet 2017, rejetant sa demande indemnitaire, M. Agamemnon a présenté une demande d’aide juridictionnelle au bureau d’aide juridictionnelle du Conseil d’Etat, afin de former un pourvoi contre cet arrêt. Sa demande a été rejetée et M. Agamemnon n’a pas formé de pourvoi contre l’arrêt du 4 juillet 2017. La Cour constate en outre que M. Agamemnon n’a pas contesté le refus d’admission à l’aide juridictionnelle devant le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat, comme il aurait pu le faire conformément à la jurisprudence de la Cour. En conséquence, la Cour considère que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.

CEDH

35. Le requérant se plaint du refus de l’administration de le transférer dans un établissement pénitentiaire de la Réunion. Il invoque l’article 8 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

36. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que le requérant, qui a été transféré au centre de détention du Port sur l’île de la Réunion, le 25 mars 2014, ne maintient sa requête devant la Cour qu’aux fins d’obtenir une indemnisation du préjudice qu’il prétend avoir subi en raison de son éloignement géographique par rapport aux membres de sa famille. Le Gouvernement relève que le requérant a exercé un recours indemnitaire devant le tribunal administratif de Rouen, le 8 novembre 2013. Il considère que ce recours indemnitaire est disponible et adéquat, puisqu’il présente pour le requérant des perspectives raisonnables de succès. Le Gouvernement observe que le requérant n’a cependant pas mené cette action indemnitaire à son terme.

37. Le requérant fait valoir que pour considérer les voies de recours en droit interne comme non-épuisées, il faut que celles-ci soient certaines de prospérer. Or, il considère que le recours indemnitaire devant la juridiction administrative ne constituait pas une voie de recours de droit interne effective et efficace : d’une part, parce que le Conseil d’État, dans le cadre du recours en excès de pouvoir, a estimé qu’en l’espèce aucune atteinte à son droit de mener une vie de famille normale n’était caractérisée et, d’autre part, parce que les juridictions françaises ne reconnaîtraient jamais de faute sur le fondement de l’article 8 pour défaut de transfert d’un détenu. Il explique qu’il avait introduit ce recours de plein contentieux pour préserver ses droits au recours, dans l’attente de la décision du Conseil d’État sur le recours pour excès de pouvoir, finalement intervenue le 13 novembre 2013. Il fait également valoir que si un requérant dispose de plus d’une voie de recours pouvant être effective, il est uniquement dans l’obligation d’utiliser l’une d’entre elles. Il estime que le Gouvernement n’ayant pas prouvé le degré de certitude quant au succès du recours indemnitaire, et vu la jurisprudence en vigueur, peu importe que ce recours indemnitaire soit mené en parallèle de l’instance devant la Cour.

38. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette règle est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser – normalement par la voie des tribunaux – les violations alléguées contre eux avant qu’elles ne soient soumises à la Cour (Cardot c. France, 19 mars 1991, § 36, série A no 200). Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – et avec lequel elle présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999‑V, et Lienhardt c. France (déc.), no 12139/10, 13 septembre 2011).

39. L’article 35 de la Convention ne prescrit toutefois l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41 CEDH 1999‑VI, et Agnelet c. France, no 61198/08, §41, 10 janvier 2013).

40. En l’espèce, la Cour doit déterminer si le recours indemnitaire devait être exercé par le requérant. Elle relève qu’il a, dans un premier temps, exercé, jusqu’au Conseil d’État, un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de la décision refusant son transfert dans un établissement pénitentiaire de la Réunion. L’objectif de ce recours était d’obtenir son transfert en faisant valoir une violation de l’article 8. Cependant, la Cour observe que la violation continue, dénoncée par le requérant, a cessé le 11 octobre 2013 avec la décision de l’administration de le transférer dans un établissement pénitentiaire de la Réunion, qui s’est concrétisée le 25 mars 2014. Dès lors, la Cour considère que la situation du requérant se distingue de celles de requérants détenus lors de l’introduction de leur requête dans des conditions susceptibles de porter atteinte à leur droit à une vie familiale, un recours effectif ne devant avoir, dans les circonstances de l’espèce, pour vocation que d’obtenir la reconnaissance et la réparation de la violation alléguée, à la supposer établie. Aux yeux de la Cour, la situation dans laquelle se trouve le requérant présente, sur ce point, des analogies avec celle des requérants qui se plaignent d’avoir subi un traitement dégradant du fait de leurs conditions de détention et dont la détention a cessé ou qui ont été transférés dans un établissement ou une cellule offrant de meilleures conditions de détention (Lienhardt, précitée, et Rhazali et autres c. France (déc.), no 37568/09, 10 avril 2012). En effet, comme les auteurs des requêtes ayant conduit aux deux décisions mentionnées ci-dessus, le requérant soutient avoir souffert de ses conditions de détention, constitutives, selon lui, d’une violation de l’un des droits fondamentaux protégé par la Convention. Ainsi, ayant lui aussi obtenu satisfaction quant à ses conditions de détention, sa requête ne peut plus avoir pour objet que la reconnaissance et la réparation de la violation dont il s’estime victime. Or, la Cour rappelle qu’elle a jugé que, dans de telles hypothèses, le recours en responsabilité contre l’État est un recours à épuiser au sens de l’article 35 § 1. Les détenus qui se plaignent de conditions de détention qui ont pris fin doivent donc, une fois libérés ou transférés dans une autre cellule ou un autre établissement, saisir le juge administratif d’un recours indemnitaire.

41. La Cour considère, en l’espèce, que le recours indemnitaire était disponible et relève qu’il a d’ailleurs été exercé par le requérant, avant même qu’il ne la saisisse. Il reste à déterminer si le recours en cause était adéquat, c’est-à-dire s’il présentait pour le requérant des perspectives raisonnables de succès. Au vu de l’évolution de la jurisprudence administrative, l’état du droit faisait naître un doute suffisant pour le requérant quant à l’efficacité du recours devant le juge administratif, et cela d’autant plus qu’il s’était entouré des conseils éclairés d’un professionnel (Rhazali et autres, précitée). Le fait même que le requérant ait exercé, avec l’assistance d’un avocat, une action en indemnisation devant les juridictions administratives, démontre qu’il estimait disposer a priori, contrairement à ses allégations, d’un recours efficace.

42. Il appartenait donc au requérant de mener cette action à son terme. Or, à la suite de l’arrêt du 4 juillet 2017 de la cour administrative d’appel rejetant sa demande indemnitaire, il a présenté une demande d’aide juridictionnelle au bureau d’aide juridictionnelle (BAJ) du Conseil d’État, afin de former un pourvoi contre cet arrêt. Le BAJ a rejeté cette demande et le requérant, en l’absence d’aide juridictionnelle, n’a pas formé de pourvoi contre l’arrêt du 4 juillet 2017.

43. La Cour constate que le requérant n’a pas davantage contesté le refus d’admission à l’aide juridictionnelle devant le président de la section du contentieux du Conseil d’État, comme il devait le faire conformément à la jurisprudence de la Cour (Comité des quartiers Mouffetard et des bords de Seine et autres c. France (déc.), no 56188/00, 21 novembre 2000). En tout état de cause, la Cour ne peut ni préjuger de la solution susceptible d’être retenue par le Conseil d’État sur cette question ni porter atteinte au principe de subsidiarité en statuant sans que la plus haute juridiction administrative interne ait eu l’occasion de se prononcer.

44. En conséquence, la Cour considère que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

LES RECOURS COMPENSATOIRES NE SONT EXERCÉS QUE S'ILS SONT EFFECTIFS

Szalontay c. Hongrie du 4 avril 2019 requête n°71327/13

non épuisement des voies de recours internes, la CEDH rejette la requête d’un Hongrois qui estimait inéquitable son procès pour négligence, jugeant qu’il devait saisir la Cour constitutionnelle pour faire annuler la loi. C'est une procédure compensatoire efficace en

Dans cette affaire, le requérant soutenait que son procès pénal pour grave négligence, abondamment relaté par les médias, n’avait pas été équitable, et qu’il n’était pas tenu de former un recours constitutionnel avant de saisir la Cour. La Cour a rejeté la requête au motif qu’un recours exercé sur la base des articles 26(1) et 27 de la loi relative à la Cour constitutionnelle, ou sur la base du seul article 27, aurait permis de redresser le grief allégué. Il s’agit d’un recours que, au vu des circonstances, il fallait engager au regard de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes avant de saisir la Cour. La décision de la Cour est une évolution de sa jurisprudence sur l’effectivité des recours constitutionnels en Hongrie après l’adoption de la Loi fondamentale et de la loi relative à la Cour constitutionnelle en 2012.

FAITS

En janvier 2011, la société de M. Szalontay accepta de sous-louer à une autre société des locaux pour un événement musical. Un mouvement de foule survint au cours de l’événement et trois personnes périrent piétinées. M. Szalontay fut poursuivi pénalement et reconnu coupable en juin 2012, à l’issue d’un procès très médiatisé, de négligence ayant entraîné la mort. Le tribunal jugea notamment que lui et d’autres organisateurs de l’événement n’avaient pas étudié les moyens permettant d’évacuer les lieux en sécurité. Assurer la sécurité de l’événement était une obligation contractuelle pour M. Szalontay et il était censé se conformer à toutes les réglementations nécessaires, notamment prévenir les autorités de l’événement. Le tribunal lui infligea une peine de deux ans et huit mois de prison. En appel, le tribunal de Budapest alourdit la peine d’emprisonnement de M. Szalontay à trois ans et quatre mois, avec une mise à l’épreuve de deux ans. La juridiction d’appel écarta les moyens de défense tirés de vices de forme en première instance, en ce qui concerne notamment l’interrogatoire des témoins et des experts par la défense. M. Szalontay ne contesta pas l’impartialité des juges lors de la procédure ni ne forma de recours constitutionnel.

CEDH

Le Gouvernement soutient que M. Szalontay n’a pas respecté la règle de l’épuisement des voies de recours internes avant de saisir la Cour, faute pour lui d’avoir formé un recours constitutionnel. Il ajoute que M. Szalontay n’a pas non plus contesté l’impartialité des juges. M. Szalontay plaide en particulier que le Gouvernement ne s’est référé à aucune décision de la Cour constitutionnelle qui aurait confirmé l’effectivité du recours évoqué. Il s’appuie également sur un arrêt de 2017, Király et Dömötör c. Hongrie. La Cour rappelle que, dans sa décision de 2018 Mendrei c. Hongrie, elle a examiné l’effectivité des recours constitutionnels en Hongrie. Dans cette décision, elle a relevé que, jusqu’en 2011, elle avait plusieurs fois conclu qu’un recours constitutionnel n’était pas un recours effectif mais que l’état du droit avait changé depuis l’adoption en 2012 de la Loi fondamentale et de la nouvelle loi relative à la Cour constitutionnelle. Dans l’affaire Mendrei, la Cour a examiné l’effectivité d’un recours formé sur la base de l’article 26(2) de la loi relative à la Cour constitutionnelle afin de contester la constitutionnalité d’une loi interne, pour en conclure qu’un recours constitutionnel abouti aurait permis de redresser le grief. Aussi a-telle rejeté la requête pour irrecevabilité. Dans l’affaire Szalontay, le Gouvernement évoque l’introduction d’un recours formé sur la base des articles 26(1) et 27 de la loi relative à la Cour constitutionnelle. La première disposition ouvre un recours constitutionnel dans le cadre d’une procédure judiciaire contre une législation contraire à la Loi fondamentale tandis que la seconde permet de se plaindre d’une décision de justice que l’on estime contraire à la Loi fondamentale. La Cour observe que le grief de M. Szalontay peut relever de l’une ou l’autre de ces dispositions puisqu’il se plaint de l’application du code de procédure pénale, qui l’aurait empêché de présenter effectivement une demande de récusation pour manque de partialité, et d’une inobservation du principe de l’égalité des armes. La Cour relève que le droit à un procès équitable est consacré dans la Loi fondamentale, si bien qu’il existait un droit additionnel en la matière. Il s’agit d’un point qui différencie la présente affaire de celle invoquée par le requérant, Király and Dömötör, qui concernait l’intervention de la police aux fins de la protection de la vie privée, où aucun droit constitutionnel n’avait été constaté. Les articles 41 et 43 de la loi relative à la Cour constitutionnelle disposent que toute loi ou décision de justice jugée contraire à la Loi fondamentale peut être abrogée ou annulée. L’absence dans la Loi fondamentale d’une disposition en matière de réparation n’est pas un problème puisqu’un recours constitutionnel abouti permet d’ouvrir une nouvelle procédure judiciaire dans laquelle la question de la réparation peut être soulevée. La Cour est donc convaincue qu’un recours exercé sur la base des articles 26(1) et 27 conjointement, ou sur la seule base de l’article 27, aurait permis de redresser le grief de M. Szalontay car celui-ci aurait pu ainsi faire rouvrir son procès pénal sans les vices de forme allégués. Il n’y avait aucune raison pour lui de ne pas former ces recours, bien que la Cour soit disposée à revenir sur sa position si la pratique interne montre que ces recours sont ineffectifs. La Cour conclut donc que M. Szalontay n’a pas épuisé les voies de recours internes nécessaires et effectives qui lui étaient ouvertes ; aussi rejette-t-elle son grief pour irrecevabilité.

Kadriye ÇATAL c.Turquie irrecevabilité du 10 mars 2017 requête 2873/17

Non épuisement des voies de recours internes : La Cour rejette la requête d’une juge révoquée après la tentative de coup d’État, la législation nationale prévoyant une nouvelle voie de recours interne pour contester sa révocation

LE COUP D'ÉTAT DU MOUVEMENT ISLAMISTE GULEN LE 15 JUILLET 2016 ET LA REVOCATION DE LA REQUERANTE

3. À l’époque des faits, la requérante était juge près le tribunal du travail d’Ankara.

4. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, accusé d’être lié au FETÖ/PDY (Fetullahçı Terör Örgütü / Paralel Devlet Yapılanması – « Organisation terroriste guleniste / structure d’État parallèle »), fit une tentative de coup d’État, qui échoua. Au cours de la nuit, plus de 200 personnes, majoritairement des civils, perdirent la vie en s’opposant aux putschistes. Les jours suivants, les autorités procédèrent à de nombreux arrestations et limogeages au sein de l’armée et de la justice.

5. Le 16 juillet 2016, la deuxième section du Conseil supérieur de la magistrature, chargée entre autres des questions disciplinaires, suspendit 2 735 magistrats, dont la requérante, de leurs fonctions.

6. Le même jour, la requérante fut arrêtée et placée en garde à vue dans les locaux de la direction de la sûreté d’Ankara.

7. Le 20 juillet 2016, elle fut libérée. D’après les éléments du dossier, l’intéressée n’a fait l’objet d’aucune poursuite pénale.

8. Le 21 juillet 2016, l’état d’urgence fut décrété. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, adopta vingt-et-un décrets-lois (nos 667 à 687) en application de l’article 121 de la Constitution.

L’un de ces textes, le décret-loi no 667, publié au Journal officiel le 23 juillet 2016, prévoyait notamment en son article 3 que le Conseil supérieur de la magistrature était habilité à révoquer les magistrats qui étaient considérés comme appartenant, affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État.

9. Par une décision du 24 août 2016, faisant application de cette disposition, le Conseil supérieur de la magistrature, réuni en assemblée plénière, révoqua 2 847 magistrats, dont la requérante, tous ayant été considérés comme appartenant, affiliés ou liés aux organisations, structures ou groupes susmentionnés.

10. Le 1er septembre 2016, la requérante forma opposition à la décision du 24 août 2016.

11. Le 18 octobre 2016, la Grande Assemblée nationale de Turquie adopta la loi no 6749, publiée au Journal officiel le 23 octobre 2016, portant approbation du décret-loi no 667.

12. Par une décision du 29 novembre 2016, publiée au Journal officiel le 30 novembre 2016, le Conseil supérieur de la magistrature, réuni en assemblée plénière, rejeta l’opposition formée par la requérante.

L’avis no 865/2016 de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (« la Commission de Venise ») sur les décrets-lois nos 667‑676 édictés dans le cadre de l’état d’urgence après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016

21. Lors de sa 109e session plénière (9-10 décembre 2016), la Commission de Venise a adopté l’avis no 865/2016 sur les décrets-lois nos 667-676 édictés dans le cadre de l’état d’urgence après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 (CDL-AD(2016)037). Dans ce document, elle a notamment souligné que toute décision de révocation d’un juge devrait être individualisée et motivée sur la base d’éléments de preuve vérifiables et que les procédures devant le Conseil supérieur de la magistrature devraient respecter au moins des normes minimales de garanties procédurales. Elle a également souligné l’importance du contrôle juridictionnel des mesures en cause (paragraphes 147-150).

UN RECOURS INTERNE EST PRÉVU

23. La requérante se plaint d’une violation des articles 6, 7, 8, 13, 14, 15, 17 et 18 de la Convention, ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

24. La Cour relève d’emblée que la requérante a introduit sa requête devant elle sans avoir préalablement saisi les juridictions nationales. Pour justifier cette omission, l’intéressée soutient qu’elle ne dispose pas d’un recours effectif susceptible de lui permettre de contester la mesure de révocation litigieuse puisque les mesures prises par décret-loi dans le cadre de l’état d’urgence ne seraient pas susceptibles de faire l’objet d’un recours. Elle indique également que deux membres de la Cour constitutionnelle ainsi que des juges rapporteurs travaillant au sein de cette juridiction ont été arrêtés et placés en détention provisoire. Aussi la requérante estime-t-elle que, dans un tel contexte, la Cour constitutionnelle n’est pas en mesure de prendre une décision de manière impartiale et qu’un recours introduit devant cette instance n’aurait aucune chance de succès. Par ailleurs, pour ce qui est de la voie du contentieux administratif, l’intéressée, qui se réfère à l’arrêt du Conseil d’État du 4 novembre 2016, indique que ce dernier s’est déclaré incompétent pour connaître du fond d’un recours en annulation introduit par un magistrat ayant été révoqué par une décision du Conseil supérieur de la magistrature prise en application du décret-loi no 667 précité (paragraphe 18 ci-dessus).

25. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999‑V). Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – et avec lequel elle présente d’étroites affinités –, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 69-70, 25 mars 2014 ; voir aussi, Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 69, CEDH 2010).

26. Cela dit, la Cour rappelle que les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir, notamment, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998‑I). De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à lui (Selmouni, précité, § 75). La Cour tient toutefois à réaffirmer que le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation de ce recours (Brusco, décision précitée).

27. La Cour rappelle également que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle. Cependant, comme elle l’a indiqué maintes fois, cette règle ne va pas sans exceptions, qui peuvent être justifiées par les circonstances particulières de chaque cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). La Cour s’est ainsi en particulier écartée du principe général selon lequel la condition de l’épuisement doit être appréciée au moment de l’introduction de la requête dans des affaires dirigées contre certains États membres concernant des recours qui avaient pour objet la durée excessive de procédures (Fakhretdinov et autres c. Russie (déc.), nos 26716/09, 67576/09 et 7698/10, 23 septembre 2010, Taron c. Allemagne (déc.), no 53126/07, 29 mai 2012, et Müdür Turgut et autres c. Turquie (déc.), no 4860/09, 26 mars 2013). Elle a fait de même dans certaines affaires dirigées contre la Turquie qui soulevaient des questions liées au droit de propriété (İçyer c. Turquie (déc.), no 18888/02, §§ 73‑87, 12 janvier 2006, Altunay c. Turquie (déc.), no 42936/07, 17 avril 2012, et Arıoğlu et autres c. Turquie (déc.), no 11166/05, 6 novembre 2012).

28. La Cour prend note, en l’espèce, de l’argument de la requérante quant à l’effectivité du recours en contentieux administratif : à ce sujet, l’intéressée se réfère à l’arrêt rendu le 4 novembre 2016 par le Conseil d’État par lequel celui-ci s’est déclaré incompétent pour connaître du fond d’un recours en annulation introduit par un magistrat révoqué à la suite d’une décision du Conseil supérieur de la magistrature et a renvoyé l’affaire devant le tribunal administratif compétent (paragraphe 18 ci-dessus). Or la Cour observe que, après l’introduction de la présente requête, le décret-loi no 685, adopté le 2 janvier 2017 et publié au Journal officiel le 23 janvier 2017, a désigné le Conseil d’État en tant que tribunal de première instance pour connaître du fond des recours formés contre les mesures prises en application de l’article 3 du décret-loi no 667 (paragraphe 20 ci-dessus). Aussi les justiciables ayant fait l’objet de pareilles mesures ont-ils désormais la possibilité de saisir directement cette haute juridiction dans un délai de soixante jours à partir de la date à laquelle les décisions les concernant sont devenues définitives. S’agissant plus spécialement du cas de la requérante, celle-ci a la possibilité, en vertu de l’article 1er § 4 des dispositions transitoires du décret-loi no 685, d’introduire un recours en contentieux administratif dans un délai de soixante jours à partir de la date de publication du décret‑loi en question (paragraphe 20 ci-dessus). Force est donc de constater que le pouvoir exécutif a mis fin à la controverse relative à la compétence des juridictions nationales sur le contrôle juridictionnel des mesures prises en application des décrets-lois édictés en période d’état d’urgence.

29. Rappelant ici son rôle subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Handyside c. Royaume‑Uni, 7 décembre 1976, § 48, série A no 24), la Cour estime que la requérante a à sa disposition une nouvelle norme qui lui permet de donner aux juridictions internes l’occasion de remédier au niveau national à la prétendue violation des dispositions de la Convention (Ovidiu Trailescu c. Roumanie (déc.), nos 5666/04 et 14464/05, § 72, 24 août 2010). De surcroît, s’agissant d’une nouvelle disposition adoptée dans l’objectif spécifique de créer un recours susceptible de porter remède à une situation problématique liée à une controverse juridique relative au contrôle juridictionnel des mesures de révocation affectant les magistrats, il y a intérêt à saisir les juridictions nationales, afin de leur permettre de faire application de cette disposition (voir, mutatis mutandis, Sefik Demir (déc.), no 51770/07, § 32, 16 octobre 2012).

30. La Cour relève également que les décisions rendues par le Conseil d’État peuvent à leur tour être contestées devant la Cour constitutionnelle par la voie du recours individuel et que, à la suite de la saisine de cette haute juridiction et des décisions prononcées par celle-ci, toute personne peut, si besoin est, la saisir d’un grief tiré de la Convention.

31. Eu égard à ce qui précède, et compte tenu de la nature du décret-loi no 685 et du contexte dans lequel celui-ci a été pris, la Cour considère qu’il est justifié de faire une exception au principe général selon lequel la condition de l’épuisement des voies de recours internes doit être appréciée au moment de l’introduction de la requête (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 144, CEDH 2006‑V). Par conséquent, il incombe à l’individu qui se considère comme victime d’une prétendue violation des dispositions de la Convention de tester les limites de cette nouvelle voie de recours (voir, mutatis mutandis, Sefik Demir, précité, § 32, Hasan Uzun c. Turquie (déc), no 10755/13, § 69, 30 avril 2013).

32. Aussi la Cour conclut que la voie de recours instaurée par le décret-loi no 685 constitue a priori un recours accessible. Par ailleurs, elle ne dispose d’aucun élément qui lui permettrait de dire que celle-ci n’était pas susceptible d’apporter un redressement approprié aux griefs de la requérante tirés des dispositions de la Convention et qu’elle n’offrait pas des perspectives raisonnables de succès. Elle souligne toutefois que cette conclusion ne préjuge en rien, le cas échéant, d’un éventuel réexamen de la question de l’effectivité du recours en question, et notamment de la capacité des juridictions nationales à établir une jurisprudence uniforme et compatible avec les exigences de la Convention (Korenjak c. Slovénie (déc.), no 463/03, § 73, 15 mai 2007). Elle rappelle qu’elle conserve par ailleurs sa compétence de contrôle ultime pour tout grief présenté par des requérants qui, comme le veut le principe de subsidiarité, ont épuisé les voies de recours internes disponibles (Radoljub Marinković c. Serbie (déc.), no 5353/11, §§ 49-61, 29 janvier 2013).

33. En somme, la requérante se plaignant d’une violation, par la mesure de révocation litigieuse, de ses droits conventionnels, il lui échet, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention, de saisir les juridictions nationales. Il s’ensuit que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Dilek BIDIK contre la Turquie Irrecevabilité du 15 décembre 2016 requête 45222/15

Non épuisement, la requérante n'a pas introduit un recours individuel devant le Conseil Constitutionnel. Les recours individuels de type QPC vont ils être nécessaires pour saisir la CEDH ?

LES FAITS

3. La requérante était enseignante de lycée depuis 1994. En 2004, elle se vit affecter à la fonction de directrice d’un lycée public. À partir de cette date et jusqu’au 12 septembre 2014, elle fut chargée de la direction successive de différents lycées.

4. Le 1er mars 2014, la loi no 6528 portant amendement des dispositions de la loi fondamentale relative à l’enseignement national et de certains décrets‑lois fut publiée au Journal officiel. L’article 22 de cette loi limitait la durée de la fonction de directeur d’école ou d’établissement à quatre ans renouvelables. En vertu de l’article 25 § 8 de cette même loi, la fonction des directeurs d’école ou d’établissement qui assumaient cette charge depuis quatre ans ou plus cessait automatiquement à la fin de l’année scolaire 2013‑2014.

5. Le 12 septembre 2014, à la suite de l’adoption de la loi no 6528 et en vertu de celle-ci, la requérante quitta la fonction de directrice du lycée Anatolie de Şehzadeler Gediz qu’elle assumait depuis plus de quatre ans et devint enseignante dans le même lycée.

LA CEDH

14. La requérante allègue que l’application automatique d’une loi adoptée par le Parlement l’a empêchée de porter ses griefs devant un tribunal. Elle se plaint en particulier des répercussions qu’aurait eues la cessation de son mandat de directrice de lycée en application directe d’une loi. Elle dénonce une violation des articles 6, 13 et 14 de la Convention, ainsi que de certaines dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Charte sociale européenne.

15. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes et dans un délai de six mois courant à compter de la décision interne définitive, étant entendu que l’intéressé doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants (Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, CEDH 2004‑V (extraits)). Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès. Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 71, 25 mars 2014).

16. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que la requérante a introduit sa requête devant la Cour sans avoir préalablement saisi les juridictions nationales. Pour justifier ce manquement, elle se fonde sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 13 juillet 2015, arguant notamment que la mesure litigieuse résultait d’une loi – qui a été jugée conforme à la Constitution – contre laquelle il n’existait aucune voie de recours effective. Elle se réfère en particulier à l’article 152 § 4 de la Constitution selon lequel lorsque la Cour constitutionnelle a rejeté, après un examen au fond, un recours de constitutionnalité introduit contre une disposition légale, il ne peut être introduit de nouveau recours de constitutionnalité contre la même disposition avant l’écoulement d’un délai de dix ans à partir de la publication de l’arrêt de la Cour constitutionnelle au Journal officiel (paragraphe 6 ci-dessus).

17. La Cour ne partage pas cette analyse. Elle note tout d’abord que de nombreux justiciables se trouvant dans la même situation que la requérante ont introduit des recours en annulation devant les tribunaux administratifs contre les mesures dénoncées. Même si les tribunaux administratifs s’étaient tout d’abord déclarés incompétents pour connaître du fond de ces recours, il convient d’observer que le Conseil d’État a infirmé ces jugements, considérant que les tribunaux en question devaient, en vertu du principe de séparation des pouvoirs, procéder à un examen au fond (paragraphe 12 ci-dessus). La Cour ne saurait spéculer sur l’issue de ces recours qui sont à ce jour pendants devant les instances nationales. Elle relève cependant qu’il n’a pas été démontré que, à l’époque concernée, la voie de recours administrative n’était pas effectivement accessible à la requérante pour qu’elle pût faire valoir ses prétentions.

18. La Cour rappelle par ailleurs que, dans sa décision Hasan Uzun c. Turquie (no 10755/13, 30 avril 2013), elle a estimé, après avoir examiné les principaux aspects de la voie de recours individuel nouvellement ouverte devant la Cour constitutionnelle turque, qu’elle ne disposait d’aucun élément lui permettant de dire que ce nouveau recours ne présentait pas des perspectives de redressement approprié des griefs tirés de la Convention. Elle a conclu que c’était à l’individu s’estimant victime qu’il incombait de tester les limites de cette protection (Hasan Uzun, décision précitée, § 69).

19. La Cour prend acte de la contestation de la requérante, laquelle estime qu’un recours devant la Cour constitutionnelle n’était pas effectif, au motif que la Haute Cour s’est déjà penchée sur la constitutionnalité de cette loi dans le cadre d’un recours de constitutionnalité et qu’elle l’a jugée conforme à la Constitution. Pour la requérante, compte tenu de l’article 152 § 4 de la Constitution, un recours devant ladite Cour n’offrait pas de perspectives raisonnables de succès. Or la Cour n’est pas persuadée que l’introduction par l’intéressée d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle eût été vaine. En effet, le fait que la Haute Cour s’est prononcée sur la constitutionnalité d’une loi dans le cadre d’un recours de constitutionnalité ne constitue pas un obstacle à ce que les justiciables introduisent un recours individuel devant cette juridiction contre les actes individuels pris en vertu de telles dispositions. À cet égard, l’activité de la Cour constitutionnelle démontre que l’article 152 § 4 de la Constitution fait obstacle uniquement à l’introduction d’un nouveau recours de constitutionnalité et non à l’introduction d’un recours individuel (paragraphe 7 ci-dessus).

20. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’est pas établi que les deux recours examinés ci-dessus n’étaient pas accessibles à la requérante et susceptibles de lui offrir une perspective raisonnable de succès quant à ses griefs. Dans un ordre juridique où les droits fondamentaux sont protégés par la loi, il incombe à l’individu lésé d’éprouver l’ampleur de cette protection, l’intéressé devant donner aux juridictions nationales la possibilité de faire évoluer ces droits (voir, mutatis mutandis, Vučković et autres, précité, § 84). La Cour le répète, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation du recours en question. Partant, elle n’aperçoit aucune circonstance particulière qui aurait pu dispenser la requérante de l’obligation d’exercer les recours internes mis à sa disposition par le droit turc. Dans ces conditions, elle considère que l’intéressée n’a pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention, celui de la Cour revêtant un caractère subsidiaire par rapport au leur (Vučković et autres, précité, § 90).

21. Il s’ensuit que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

irrecevabilité Yvan Colonna C. France du 8 décembre 2016 requête 4312/13

Non épuisement, le requérant condamné pour le meurtre du préfet Erignac en Corse, se plaint des atteintes à la présomption d'innocence avant son procès contre divers autorités. Il n'a pas saisi les juridictions internes sauf contre Nicolas Sarkozy au sens de l'article 9-1 du Code Civil, la requête est irrecevable.

1. Le requérant se plaint de propos tenus par des autorités publiques qui l’auraient désigné comme étant l’assassin du préfet Erignac, estimant qu’ils ont porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, lequel se lit comme suit :

« 2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

Le Gouvernement soulève l’irrecevabilité de ce grief sur le fondement de l’article 35 § 1 de la Convention, au motif du non-épuisement des voies de recours internes, le requérant n’ayant pas exercé le recours spécialement prévu par l’article 9-1 du code civil. Il précise que ce dernier, issu de la loi du 4 janvier 1993 et modifié par la loi du 15 juin 2000, a fait l’objet de nombreuses décisions qui en démontrent l’efficacité, le juge se voyant attribuer des pouvoirs très larges pour assurer la protection de la présomption d’innocence. Il ajoute que le moyen invoquant une atteinte à la présomption d’innocence dans le cadre du pourvoi en cassation formé par le requérant contre l’arrêt de la cour d’assises de Paris du 20 juin 2011 ne pouvait en aucun cas constituer une alternative au recours prévu par l’article 9-1 du code civil : d’une part, une jurisprudence constante de la Cour de cassation juge qu’un moyen tiré d’une atteinte à la présomption d’innocence par une personne extérieure à la procédure n’est pas de nature à vicier celle-ci ; d’autre part, l’écoulement des délais entre les différentes déclarations litigieuses et ce pourvoi (un à douze ans) confirme que l’intention du requérant n’était alors pas de remédier à l’atteinte alléguée. Il souligne que le requérant n’a pas non plus exercé de recours à l’encontre du quotidien France Soir, qui a pourtant été le premier à le présenter comme l’assassin du préfet Erignac le 26 mai 1999, alors que cela aurait permis de prévenir de nouvelles atteintes. À titre subsidiaire, le Gouvernement considère que le grief est manifestement mal fondé.

Le requérant estime avoir épuisé les voies de recours internes, dès lors qu’il a expressément invoqué une atteinte à la présomption d’innocence devant les juridictions internes tout au long de la procédure, notamment dans le cadre de son pourvoi en cassation formé à l’encontre de l’arrêt de la cour d’assises de Paris du 20 juin 2011. Il soutient notamment que le recours prévu par l’article 9-1 du code civil était illusoire, compte tenu de la multitude et de la récurrence des propos attentatoires à la présomption d’innocence. Il relève spécialement avoir exercé des recours contre le président de la République, mais s’être heurté à l’immunité dont ce dernier bénéficiait en vertu de l’article 67 de la Constitution, les juges internes ayant prononcé un sursis à statuer jusqu’au 15 juin 2012, date à partir de laquelle il estime que la poursuite de son recours devenait inutile. Il souligne en outre que le rapport rédigé au nom d’une commission d’enquête du Sénat ne pouvait donner lieu à aucune action de sa part, les rapports parlementaires bénéficiant d’une immunité juridictionnelle totale. Sur le fond, il estime que son droit à la présomption d’innocence a été violé.

La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. À cet égard, elle souligne que tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que l’article 35 § 1 a pour finalité de ménager en principe aux États contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre lui (Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, § 36, série A, no 200).

Dans la présente affaire, la Cour relève qu’il existe en droit français des recours spécifiques dont le requérant pouvait faire usage en l’espèce et qui étaient de nature à remédier à la violation alléguée. En particulier, l’article 9-1 du code civil, outre le droit à réparation qu’il consacre, prévoit des procédures d’urgence qui peuvent être utilisées par toute personne dont la présomption d’innocence n’est pas respectée (voir, à cet égard, M.G. c. France, décision d’irrecevabilité de la Commission européenne des droits de l’Homme, no 38258/97, 20 mai 1998, Castaing c. France (déc.), no 43559/98, 26 janvier 1999, et Marchiani c. France (déc.), no 30392/03, 27 mai 2008). De même, le requérant disposait de la possibilité d’engager une action civile fondée sur une atteinte à la présomption d’innocence commise par l’un des moyens visés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, voire une action en diffamation en vertu des articles 29 et 32 de cette loi.

Or, la Cour constate que, tout en se plaignant d’une multitude de propos attentatoires à la présomption d’innocence, le requérant n’a jamais exercé les recours prévus par le droit interne, à une exception près. Elle note en effet que, tout en se plaignant des propos tenus par différents auteurs à partir de 1999, le requérant n’a exercé un recours qu’à l’encontre d’un seul d’entre eux, et ce uniquement en 2007. La Cour relève ainsi, d’une part, qu’il dénonce la multiplicité des atteintes à la présomption d’innocence mais qu’il a attendu huit ans afin d’exercer, pour la première et unique fois, une action sur le fondement l’article 9-1 du code civil, devant le juge des référés et le juge du fond. Au demeurant, la Cour considère que le requérant, en exerçant avec l’assistance d’un avocat une action sur ce fondement, démontre qu’il estimait disposer a priori, contrairement à ses allégations, d’un recours efficace. De plus, dans le cadre de ces procédures, ni les juges d’appel saisis de l’ordonnance de référé ni le tribunal de grande instance saisi au fond n’ont rejeté la demande du requérant : tirant les conséquences de l’immunité juridictionnelle dont bénéficiait l’auteur des propos visés, ils ont uniquement sursis à statuer jusqu’à l’expiration du délai d’un mois suivant la cessation des fonctions du président de la République en cause : le requérant n’a pas davantage fait usage de la possibilité de reprendre l’instance devant le juge des référés et le juge du fond .

Quant aux propos de la commission d’enquête du Sénat sur la politique de sécurité menée par l’État en Corse, contenus dans le rapport déposé le 16 novembre 1999, le requérant précise lui-même qu’il ne pouvait faire l’objet d’aucun recours, les documents parlementaires bénéficiant d’une immunité juridictionnelle totale. Il s’ensuit que, faute de recours disponible en droit interne, la Cour aurait dû être saisie à ce titre dans le délai de six mois à compter de la publication dudit rapport. Or, le requérant n’a introduit sa requête que le 11 janvier 2013, soit plus de treize ans après (cf., notamment, Hazar et autres c. Turquie (déc.), nos 62566/00-62577/00 et 62579/00-62581/00, 10 janvier 2002, ainsi que Birebent et autres et Chambouville c. France (déc.), respectivement nos 36193/02 et 21858/03, 3 juillet 2007).

Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée pour non-respect du délai de six mois et non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

AMADOU c. GRÈCE du 4 février 2016 requête 37991/11

Recevabilité : Le recours compensatoire de réparation n'est pas effectif pour mettre fin aux conditions de détention des étrangers en voie d'expulsion.

38. Le Gouvernement soutient, en premier lieu, que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes car il n’a pas formé d’objections devant le président du tribunal administratif à l’encontre de sa détention, comme le lui permettait l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005. Quant à la saisine par lui du Médiateur et du ministre de la Protection du citoyen (voir paragraphes 11 et 12 ci-dessus), le Gouvernement soutient que ces derniers n’avaient pas le pouvoir d’ordonner la levée de la détention du requérant.

39. Le Gouvernement ajoute que le requérant a aussi omis d’introduire une action en dommages-intérêts sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, combiné d’une part, avec l’article 3 de la Convention et, d’autre part, avec les dispositions applicables aux étrangers qui font l’objet d’une décision administrative d’expulsion (notamment les articles 66 § 4, 66 § 5 d), 90 § 3 b), 91 § 1 et 92 §§ 6 et 7 du décret présidentiel no 141/1991 relatif aux compétences des organes du ministère de l’Ordre public, ainsi que les articles 2 et 3 du décret présidentiel no 254/2004 portant code de déontologie des fonctionnaires de police).

40. Le requérant rétorque qu’il a fait tout ce qui pouvait être raisonnablement exigé de lui pour satisfaire à la condition de l’épuisement des voies de recours internes.

41. En ce qui concerne les principes généraux régnant l’application de la règle de l’épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (voir notamment Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, §§ 65-69, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11, §§ 69-77, 25 mars 2014).

42. La Cour note, en premier lieu, que le 6 septembre 2010 l’avocate du requérant a saisi le Médiateur de la République pour se plaindre, entre autres, des conditions de détention au centre de rétention de Fylakio. Le requérant a également soumis une demande de révocation de la décision ordonnant son expulsion et sa détention devant le directeur de police de Macédoine de l’Est et de Thrace, dans laquelle il soutenait, entre autres, que les conditions de détention à Fylakio étaient inacceptables et contraires à l’article 3 de la Convention. Cette demande a été rejetée, sans aucune analyse des conditions de détention du requérant. La Cour constate que les positions des parties divergent quant au point de savoir si cette demande aurait pu aboutir à la levée de la détention du requérant. Elle observe cependant qu’en introduisant cette demande, ainsi que la plainte devant le Médiateur de la République, le requérant a porté à l’attention des autorités internes les conditions de détention auxquelles il était soumis (voir, Aarabi c. Grèce, no 39766/09, § 35, 2 avril 2015).

43. En outre, et de manière générale, la Cour note qu’à l’époque des faits, la loi no 3386/2005 permettait aux tribunaux d’examiner la décision de détenir un migrant irrégulier sur le seul fondement du risque de fuite ou de menace pour l’ordre public. Ladite loi ne donnait pas compétence aux tribunaux pour examiner les conditions de vie dans les centres de rétention pour étrangers irréguliers et pour ordonner la libération de ceux-ci pour cause de mauvaises conditions de détention (A.A. c. Grèce, no 12186/08, § 47, 22 juillet 2010 ; Ahmade c. Grèce, no 50520/09, § 85, 25 septembre 2012, Aarabi, précité, § 36). Partant, un recours de la part du requérant avec ce contenu n’aurait aucune chance d’aboutir.

44. La Cour estime, en outre, qu’à la différence d’affaires précédentes où elle a déjà conclu à l’irrecevabilité des requêtes faute pour les requérants d’avoir épuisé les voies de recours que leur offrait le droit interne (voir Vaden c. Grèce, no 35115/03, §§ 30-33, 29 mars 2007, et Tsivis c. Grèce, no 11553/05, §§ 18-20, 6 décembre 2007), dans la présente affaire le requérant ne se plaint pas uniquement de sa situation personnelle mais il allègue être personnellement affecté par les conditions prévalant dans l’enceinte des locaux de détention en cause (voir, mutatis mutandis, Lica c. Grèce, no 74279/10, 17 juillet 2012). La Cour rappelle qu’elle a déjà considéré en ce genre de cas, qui concernaient les prisons, que les recours indiqués par le Gouvernement ne suffisaient pas à eux seuls à remédier à la situation dénoncée (Lica, précité, § 38). Ce constat s’applique mutatis mutandis dans la présente affaire, concernant, elle, les conditions de détention dans les centres de rétention de Fylakio et d’Aspropyrgos.

45. Quant au recours indemnitaire indiqué par le Gouvernement, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’action en dommages-intérêts prévue à l’article 105 précité ne constitue pas un recours effectif en matière de rétention d’étrangers en voie d’expulsion (S.D. c. Grèce, no 53541/07, 11 juin 2009 ; Tabesh c. Grèce, no 8256/07, 26 novembre 2009 ; A.A. c. Grèce précité ; R.U. c. Grèce, no 2237/08, 7 juin 2011 ; A.F. c. Grèce, no 53709/11, 13 juin 2013 ; De los Santos et de la Cruz c. Grèce, nos 2134/12 et 2161/12, 26 juin 2014). Elle rejette donc l’exception soulevée par le Gouvernement à ce titre.

Abdelkader BENMOUNA et autres contre France du 8 octobre 2015 requête 51097/13

Irrecevabilité : L’affaire concerne le suicide par pendaison de M.B., placé en garde à vue pour des faits de tentative d’extorsion aggravée. Le requérant n'a pas saisi le TGI de Paris au sens de l'article L 141-1 du Code de l'organisation judiciaire.

Une enquête révéla que le mauvais fonctionnement du système de vidéosurveillance (images floues et angles morts) et la dégradation du revêtement mural avaient facilité le passage à l’acte de M.B.

Les juridictions françaises estimèrent cependant que compte tenu du caractère imprévisible du geste de M.B. et de la rapidité de la réalisation de ces opérations, il ne pouvait être imputé à quiconque un défaut de surveillance.

Sur le plan matériel, la Cour constate que la famille Benmouna n’a pas exercé l’action prévue par l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire (COJ), permettant de faire reconnaître judiciairement la responsabilité de l’État du fait du fonctionnement défectueux du service de la justice. Le grief sur le plan matériel tiré de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

Sur le plan procédural, la Cour constate ensuite qu’une enquête indépendante a été ouverte immédiatement après la découverte des faits, à l’initiative des autorités internes. Elle estime en particulier que l’absence d’audition d’un substitut du procureur qui avait signalé la vétusté des cellules de garde à vue quelques mois plus tôt n’a pas porté atteinte à l’efficacité de l’enquête, relevant en outre que la famille Benmouna n’avait pas demandé cette audition au juge d’instruction comme elle en avait eu pourtant la possibilité.

Appréciation de la CEDH

47. La Cour rappelle que les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, par exemple, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 57, CEDH 1999-IX).

48. En l’espèce, la Cour constate qu’en relevant appel de l’ordonnance de non-lieu de la juge d’instruction et en se pourvoyant en cassation, les requérants ont soulevé en substance le grief tiré de l’article 2 dans son volet substantiel (De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, §§ 53-62, 6 décembre 2011). En outre, les requérants ont invoqué expressément l’article 2 au soutient de leur pourvoi en cassation (paragraphe 32 ci‑dessus). En revanche, ils n’ont pas exercé l’action prévue par l’article L. 141-1 du COJ. La Cour doit donc déterminer si cette dernière constituait, à l’époque des faits, un recours qui aurait permis à l’État de reconnaître sa responsabilité même s’il n’y avait pas eu d’infraction pénale et qui aurait alors été un recours effectif au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

49. À cet égard, la Cour remarque que l’article L. 141-1 du COJ permet de faire reconnaître judiciairement la responsabilité de l’État du fait du fonctionnement défectueux du service de la justice, ainsi que d’indemniser le préjudice subi par la victime et par les membres de son entourage justifiant avoir subi un dommage par ricochet (paragraphe 38 ci-dessus). Elle observe que si le texte subordonne l’engagement de ce type de responsabilité au constat d’un déni de justice ou d’une faute lourde, les développements jurisprudentiels ont conduit les juridictions internes à interpréter cette dernière notion de manière de plus en plus extensive.

50. Ainsi, la Cour rappelle que dans les affaires Saoud et Girard (précitées, respectivement §§ 78 et 54), elle a déjà noté l’évolution jurisprudentielle relative au champ d’application de l’article L. 781-1 devenu L. 141-1 du COJ (voir également, s’agissant de l’évolution de la jurisprudence administrative, Renolde c. France, no 5608/05, CEDH 2008 (extraits), et Ketreb, précité, § 65). Elle a notamment mentionné la jurisprudence de la Cour de cassation du 23 février 2001, définissant la faute lourde comme toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi (Saoud et Girard, précités, respectivement §§ 59 et 46) et constaté qu’il ne semble pas faire de doute que le régime de responsabilité directe de l’État que ce texte institue n’exclut pas, par principe, les fautes de service dans le cadre des opérations de police judiciaire (Saoud et Girard, précités, respectivement §§ 78 et 47). Dans ces affaires, la Cour a néanmoins estimé que ce recours n’avait pas, à l’époque des faits, acquis un degré de certitude juridique suffisant pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention dans les circonstances envisagées.

51. À titre d’exemple, dans l’affaire Saoud (précité, § 59), la Cour a rejeté l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, après avoir constaté que celui-ci n’avait été en mesure de fournir qu’une seule décision interne illustrant cette hypothèse de responsabilité. Il s’agissait d’une décision du TGI de Paris en date du 8 septembre 2004. La Cour a observé que celle-ci, à la supposer définitive, était postérieure aux faits de l’espèce, qui s’étaient déroulés en 1998 et avaient fait l’objet d’une décision interne définitive en 2001. Elle en a conclu que le recours prévus par l’article L. 781-1 devenu L. 141-1 du COJ n’avait acquis, ni en 1998 ni en 2001, un degré de certitude suffisant (Saoud, précité, §§ 78-79).

52. Or, la Cour constate que ce raisonnement n’est pas applicable à la présente affaire, dont les faits sont nettement postérieurs. En effet, elle note que le décès de M.B. est intervenu le 8 juillet 2009 et que l’arrêt de la Cour de cassation relatif à l’ordonnance de non-lieu est daté du 5 février 2013. De plus, elle observe que l’évolution jurisprudentielle interne relative à l’application de l’article L. 141-1 du COJ, s’est poursuivie postérieurement à celle mentionnée dans l’arrêt Saoud. En effet, elle relève que plusieurs arrêts relatifs à la responsabilité de l’État en raison du suicide d’une personne privée de sa liberté pour les besoins d’une enquête pénale, ont été rendus par la Cour de cassation (en 2006, 2008 et 2011, voir paragraphe 38 ci-dessus). Cette dernière a progressivement adopté une approche reprenant les critères dégagés par la Cour. Ainsi, par deux arrêts de 2006 et 2008, elle a considéré que la responsabilité de l’État était engagée du fait du suicide d’une personne mise en examen et placée en détention provisoire, au profit non seulement des héritiers de celle-ci mais également des membres de sa famille invoquant un dommage par ricochet. De plus, dans un arrêt de 2011, elle a refusé la mise en jeu de cette responsabilité à la suite de la défenestration au cours de l’entretien avec son avocat d’une personne déférée au parquet, après avoir procédé à un examen des éléments factuels relevés par la Cour d’appel pour vérifier que rien, parmi ceux-ci, ne laissait supposer d’intention suicidaire chez l’intéressé et que les modalités de l’entretien n’étaient pas constitutives d’une faute lourde. La requête introduite devant la Cour à la suite de cet arrêt a été jugée irrecevable (voir paragraphe 38 ci-dessus). La Cour considère donc que le recours issu de l’article L. 141-1 du COJ a acquis un degré de certitude juridique suffisant pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention dans les circonstances de l’espèce, au plus tard en mars 2011, soit près de deux ans avant l’arrêt de la Cour de cassation du 5 février 2013. À cet égard, elle remarque que la décision du TGI de Grenoble citée par le Gouvernement, qui n’est pas définitive, est postérieure à ces deux dates et constitue une illustration concrète de la mise en œuvre de l’action en responsabilité de l’État dans des circonstances proches du cas d’espèce.

53. Partant, le fait pour les requérants de s’être constitués parties civiles dans le cadre de la procédure pénale ne les dispensait pas d’exercer une action en responsabilité contre l’État pour fonctionnement défectueux du service de la justice, qui offre un régime plus souple que l’action pénale et, en conséquence, d’autres chances de succès (a contrario, De Donder et De Clippel, précité, § 60). En effet, la Cour observe que cette dernière suppose, pour être couronnée de succès, que soit démontrée la commission d’une infraction pénale. À ce titre, elle rappelle qu’elle a déjà conclu à une violation de l’article 2 dans son volet substantiel dans le cas d’un suicide d’une personne privée de sa liberté, même en l’absence de démonstration de la commission d’une infraction pénale selon le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Renolde, précité, § 110, et Ketreb, précité, § 99).

54. Par conséquent, le grief des requérants tiré du volet substantiel de l’article 2 doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention. La Cour constate toutefois que ce motif d’irrecevabilité ne s’applique pas au volet procédural du même article, les requérants ayant vu leurs arguments tirés de l’insuffisance des investigations entreprises définitivement rejetés par la Cour de cassation.

B. Sur l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention

1. Arguments des parties

55. Les requérants estiment que l’enquête menée n’a pas été suffisamment efficace pour faire la lumière sur les circonstances exactes du décès de M.B. Ils font valoir que l’audition du procureur de la République, qui avait contrôlé les locaux de garde à vue du commissariat quatre mois avant les faits, était indispensable.

56. Le Gouvernement considère au contraire que les autorités internes ont procédé à des investigations effectives et diligentes. Il rappelle que le procureur de la République a ouvert une enquête d’office et avec célérité, en saisissant l’IGPN dès le 6 juillet 2009, que des expertises et examens ont été effectués rapidement, qu’il a été procédé à de nombreuses auditions et qu’une reconstitution des faits a été réalisée.

2. Appréciation de la Cour

57. La Cour rappelle que dans tous les cas où un détenu décède dans des conditions suspectes et que les causes de ce décès sont susceptibles d’être rattachées à une action ou une omission d’agents ou de services publics, les autorités ont l’obligation de mener d’office une « enquête officielle et effective » de nature à permettre d’établir les causes de la mort et d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition (De Donder et De Clippel, précité, § 85).

58. L’effectivité requiert en premier lieu que les personnes responsables de la conduite de l’enquête soient indépendantes de celles éventuellement impliquées dans le décès : elles doivent, d’une part, ne pas leur être subordonnées d’un point de vue hiérarchique ou institutionnel ; elles doivent, d’autre part, être indépendantes en pratique. Elle exige ensuite que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès ; toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme. Enfin, une célérité et une diligence raisonnables s’imposent aux enquêteurs et les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de leurs intérêts légitimes (voir, par exemple, Troubnikov c. Russie, no 49790/99, §§ 86-88, 5 juillet 2005, et Slimani c. France, no 57671/00, §§ 32, CEDH 2004‑IX (extraits)).

59. En l’espèce, la Cour ne décèle dans le dossier aucun élément susceptible d’indiquer que les investigations menées ne répondaient pas à ces exigences. Elle constate qu’une enquête indépendante a été ouverte immédiatement après la découverte des faits, à l’initiative des autorités internes, que les fonctionnaires de police et témoins ont été entendus et que de nombreux actes techniques et médicaux ont été réalisés. Une information judiciaire a, de plus, été ouverte.

60. La Cour observe en particulier que les requérants se bornent à se plaindre du fait que la juge d’instruction n’a pas procédé à l’audition du substitut du procureur ayant contrôlé le local de garde à vue le 4 mars 2009. Or, elle constate que s’ils indiquent avoir mentionné l’absence de cet acte au soutien de leur pourvoi en cassation, ils n’invoquent pas en avoir demandé la réalisation au juge d’instruction, comme ils en avaient pourtant la possibilité. De plus, elle estime que l’absence de cette audition n’a pas porté atteinte à l’efficacité de l’enquête pour établir la cause du décès ou les responsabilités encourues. Dès lors, la Cour considère qu’il ne peut être affirmé que l’enquête conduite à la suite du décès de M.B. n’était pas effective.

61. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

GRANDE CHAMBRE du 28 janvier 2014 O’KEEFFE c. IRLANDE requête 35810/09

Quand plusieurs recours sont possibles, un seul peut être choisi et ils ne doivent pas tous être exercés.

109.  Quant à l’épuisement des voies de recours internes, la chambre a retenu le principe général suivant :

« (...) si une personne a plusieurs recours internes à sa disposition, elle est en droit d’en choisir un susceptible d’aboutir au redressement de son principal grief. En d’autres termes, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé  (O’Reilly c. Irlande, no 24196/94, décision de la Commission du 22 janvier 1996, Décisions et rapports (DR) 84-B, p. 72 ; T.W. c. Malte [GC], no 25644/94, § 34, 29 avril 1999 ; Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, CEDH 2004-V ; Jeličić c. Bosnie-Herzégovine (déc.), no 41183/02, 15 novembre 2005 ; et, plus récemment, Shkalla c. Albanie, no 26866/05, § 61, 10 mai 2011 ; et Leja c. Lettonie, no 71072/01, § 46, 14 juin 2011). »

110.  La chambre a relevé que les griefs de la requérante portaient pour l’essentiel sur la responsabilité de l’État pour les agressions sexuelles que lui avait fait subir L.H. ainsi que sur la disponibilité d’un recours civil contre l’État à cet égard. Elle a donc jugé raisonnable le choix de l’intéressée de mettre en cause la responsabilité du fait d’autrui de l’État pour les actes de L.H. Elle a estimé qu’il était impossible de prévoir exactement quelle serait l’issue de ce recours, étant donné que l’espèce constituait une affaire pilote au niveau national et qu’elle avait donné lieu à un arrêt rendu à la majorité par la Cour suprême. Elle a observé que si le recours de la requérante avait été accueilli, il aurait permis de répondre à son grief principal, puisqu’il aurait pu aboutir à un constat de responsabilité de l’État et à la condamnation de celui-ci à des dommages-intérêts. Tout en relevant que le fondement de la responsabilité de l’État avancé devant les juridictions internes différait de celui invoqué devant la Cour, la chambre a considéré qu’il ressortait clairement de la jurisprudence de la Cour que la requérante était en droit, au regard de l’article 35, d’engager l’action en responsabilité du fait d’autrui pour faire redresser son grief contre l’État sans être tenue, une fois que la voie raisonnable choisie par elle s’était révélée infructueuse, d’exercer un autre recours ayant essentiellement le même objet.

111.  La Grande Chambre estime que les observations du Gouvernement n’affaiblissent pas les constats de la chambre. Etant donné qu’en vertu de la jurisprudence constante de la Cour un requérant est en droit d’opérer un choix parmi les recours internes pertinents dont il dispose, la requérante était fondée à consacrer ses ressources à l’exercice d’un recours pertinent (l’action en responsabilité du fait d’autrui) préféré à un autre (l’action en négligence ou en responsabilité constitutionnelle). La Grande Chambre fait donc siennes les conclusions de la chambre selon lesquelles la requérante a satisfait aux exigences de l’article 35 de la Convention concernant l’épuisement des voies de recours internes.

112.  La Cour examinera néanmoins ci-après, sous l’angle de l’article 13, si les recours non exercés par l’intéressée pouvaient être considérés comme effectifs (paragraphes 179 et 183-186 ci-dessous).

113.  Il s’ensuit également que la requérante pouvait introduire la présente requête dans les six mois de la décision définitive prise dans le cadre de la procédure qu’elle avait choisie, à savoir l’arrêt rendu par la Cour suprême le 19 décembre 2008 à l’issue de l’action en responsabilité du fait d’autrui. La requête ne peut donc être rejetée au motif qu’elle aurait été introduite en dehors du délai fixé par l’article 35 de la Convention.

114.  Quant à la qualité de victime de la requérante, la chambre a jugé qu’il convenait de joindre cette exception préliminaire au fond du grief tiré de l’article 13 de la Convention. La Grande Chambre considère quant à elle que cette question doit être traitée dans le cadre des exceptions préliminaires. Cependant, quand bien même les dommages-intérêts octroyés à l’intéressée pourraient avoir pour conséquence de la priver de la qualité de victime, comme le Gouvernement le soutient en se fondant sur l’affaire Caraher c. Royaume-Uni (et sur la jurisprudence connexe), la Grande Chambre estime que l’intéressée peut toujours se prétendre victime d’une violation de la Convention relativement à ses griefs selon lesquels l’État ne l’a pas protégée et ne lui a pas fourni un recours effectif à cet égard.

115.  La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI). Lorsque des droits d’une importance aussi fondamentale que ceux protégés par l’article 3 sont en jeu et qu’il est reproché aux autorités de n’avoir pas protégé des personnes contre les actes de simples particuliers, l’article 13 exige que la victime dispose d’un mécanisme permettant d’établir, le cas échéant, la responsabilité d’agents ou d’organes de l’État pour des actes ou omissions emportant violation des droits consacrés par la Convention ; par ailleurs, une indemnisation du dommage moral découlant de la violation doit en principe faire partie du régime de réparation mis en place (Z et autres c. Royaume-Uni, précité, § 109). En outre, la qualité de victime d’un requérant peut dépendre du montant de l’indemnisation qui lui a été accordée au niveau national pour la situation dont il se plaint devant la Cour (voir, entre autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 115 et 118, CEDH 2010).

116.  Quant à la jurisprudence invoquée par le Gouvernement à l’appui de son argument selon lequel l’effectivité des recours internes n’impliquait pas nécessairement l’existence d’un recours qui aurait permis d’examiner la responsabilité de l’État, la Cour relève ce qui suit. Tout d’abord, la présente affaire se distingue substantiellement de l’affaire Costello-Roberts, dans laquelle le requérant contestait pour l’essentiel l’application par un enseignant de la loi (qui autorisait les châtiments corporels), alors que la requérante en l’espèce se plaint que l’État n’a pas légiféré en vue de mettre en place un cadre juridique de protection adéquat. Ensuite, l’affaire Calvelli et Ciglio se rapportait à une faute médicale, ce qui avait amené la Cour à juger qu’une action civile pour négligence (accompagnée, le cas échéant, d’une procédure disciplinaire) contre les médecins constituait un recours adéquat aux fins de l’article 2 (volet procédural) de la Convention. Enfin, le fait que le Gouvernement eût admis l’existence de certaines lacunes du droit interne dans l’affaire Z et autres c. Royaume-Uni n’a aucune incidence sur les principes de la Convention exposés par la Cour dans l’arrêt y relatif, qui consacrait la nécessité d’un recours contre l’État dans une affaire telle que celle ici examinée.

117.  Or la requérante n’a obtenu ni la reconnaissance de la violation alléguée de la Convention ni une réparation suffisante.

118.  En premier lieu, ni la condamnation pénale de L.H. ni les dommages-intérêts auxquels il a été condamné ne se rapportaient à la responsabilité de l’État. Certes, l’indemnité allouée par la CICT, que le Gouvernement invoque, a été prélevée sur des fonds publics et elle constituait une réparation accordée par l’État à la requérante pour le préjudice subi par elle du fait des infractions pénales commises par un tiers. Cette indemnité a toutefois été versée à titre gracieux, elle n’avait aucun lien avec une quelconque responsabilité de l’État, et elle constituait encore moins une reconnaissance de pareille responsabilité. Du reste, et fort logiquement, l’État n’est jamais partie à une procédure devant la CICT (Z et autres c. Royaume-Uni, précité, § 109, E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 112, 26 novembre 2002, et August c. Royaume-Uni (déc.), no 36505/02, 21 janvier 2003).

119.  En second lieu, la High Court a accordé plus de 300 000 EUR à la requérante, mais celle-ci n’a pu obtenir de L.H. qu’environ un dixième de cette somme, alors même qu’elle a engagé une procédure d’exécution. Eu égard à l’âge de L.H., au montant des mensualités fixées par la High Court et au fait que le patrimoine de L.H. est essentiellement constitué de son logement familial, les perspectives pour l’intéressée de recouvrer le reste de cette indemnité sont faibles. Quant à la somme octroyée par la CICT (54 000 EUR), si elle comprenait bien un élément correspondant au préjudice moral, le montant (l’équivalent de 27 000 EUR) en est très inférieur à celui (200 000 EUR) auquel la High Court avait évalué ce préjudice (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 214-215, CEDH 2006‑V). Faute d’éléments donnant à penser que l’indemnité octroyée par la CICT était inhabituelle au regard de la pratique de cet organe, la Grande Chambre estime qu’il n’a pas été démontré qu’un recours contre cette indemnité devant le collège de la CICT ou dans le cadre d’une procédure de contrôle juridictionnel aurait eu la moindre chance de succès.

120.  Pour ces raisons, et même si l’on applique la jurisprudence se dégageant de l’affaire Caraher invoquée par le Gouvernement (paragraphes 102 et 114 ci-dessus), la Grande Chambre conclut que la requérante peut toujours se prétendre victime d’un manquement par l’État aux obligations qui lui incombaient en vertu des articles 3 et 13 de la protéger contre des mauvais traitements et de mettre à sa disposition un recours interne à cet égard.

121.  Partant, la Grande Chambre rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement, sauf celle relative au défaut manifeste de fondement, qu’elle décide de joindre au fond des griefs.

Décision d'Irrecevabilité

Mehmet BAYRAKCI contre la Turquie du 28 février 2013 Requête n°2643/09

Un fonctionnaire se plaignant d’un lieu de travail inadapté à son handicap aurait dû saisir les juridictions administratives turques

17. Invoquant l’article 14 de la Convention, le requérant allègue la méconnaissance par son chef de service des dispositions relatives aux personnes handicapées et il y voit une discrimination.

18.  La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Cette disposition n’a pas d’existence indépendante puisqu’elle vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés qu’elles garantissent. Certes, l’article 14 peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (Mółka c. Pologne (déc.), no 56550/00, 11 avril 2006).

19.  Aussi, il convient d’abord de rechercher si les faits objets de la présente affaire sont relatifs à la jouissance des droits et libertés garantis par la Convention et ses Protocoles. A cet égard, la Cour estime opportun de rechercher si les faits de la cause, en particulier l’absence de toilettes adaptées au handicap du requérant sur son lieu de travail, relève de la notion de « respect » de la « vie privée » énoncée à l’article 8 de la Convention.

20.  La Cour relève que le grief soulevé par le requérant est lié en substance non pas à l’action mais à l’inaction de l’Etat. Elle rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée ou familiale (voir, entre autres, Botta c. Italie, 24 février 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de cette disposition ne se prête toutefois pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, parmi d’autres, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 57, CEDH 2004‑VI, et Draon c. France [GC], no 1513/03, § 105, 6 octobre 2005).

21.  Comme la Cour a déjà eu l’occasion de l’observer, la « vie privée » est une notion large, qui ne se prête pas à une définition exhaustive. Elle inclut l’intégrité physique et psychologique d’une personne (X et Y c. Pays‑Bas, 26 mars 1985, § 22, série A no 91).

22.  La Cour rappelle que dans trois affaires précédentes concernant des griefs soulevés par des personnes handicapées, elle a jugé que l’article 8 de la Convention n’était pas applicable aux situations rencontrées faute de lien direct et immédiat entre, d’une part, les mesures demandées par un requérant et, d’autre part, la vie privée de celui-ci (Botta, précité, § 34 , Zehnalová et Zehnal c. République tchèque (déc.), no 38621/97, CEDH 2002-V, et Forcaş c. Roumanie (déc.), no 32596/04, 14 septembre 2010). La première de ces affaires portait sur le droit du requérant, personne handicapée, d’accéder pendant ses vacances à une plage privée située loin de sa demeure habituelle ; la Cour a jugé qu’un tel droit concernait des relations interpersonnelles d’un contenu si ample et indéterminé qu’aucun lien direct entre les mesures que devait prendre l’Etat et la vie privée de l’intéressé n’était envisageable. La seconde affaire portait sur le grief selon lequel de nombreux bâtiments publics, dans la ville où étaient domiciliés les requérants, n’étaient pas équipés des dispositifs nécessaires pour permettre aux personnes à mobilité réduite d’y accéder ; la Cour a conclu que les requérants n’avaient pas démontré l’existence d’un lien spécial entre l’inaccessibilité des établissements en question et les besoins particuliers relevant de la vie privée de la première requérante. Enfin, la dernière affaire concernait le grief tiré du manquement des autorités à prendre des mesures positives pour permettre l’accès du requérant à certains bâtiments destinés au public et pour circuler dans la ville. Vu le caractère général des allégations de l’intéressé, la Cour a exprimé ses doutes quant à l’utilisation quotidienne de ces établissements par celui-ci et quant à l’existence d’un lien direct et immédiat entre les mesures exigées de l’Etat et la vie privée de l’intéressé.

23.  La Cour note toutefois que dans cette dernière affaire, s’agissant du premier volet du grief tiré de l’article 8 de la Convention (l’impossibilité pour le requérant de contester les décisions rendues par son dernier employeur et par les différentes autorités administratives à son égard en raison des obstacles architecturaux qui ne lui permettaient pas l’accès aux bâtiments abritant les autorités et les tribunaux compétents), la Cour a indiqué qu’elle n’excluait pas que l’article 8 soit applicable compte tenu notamment des conséquences des décisions litigieuses sur la vie quotidienne du requérant. Cependant, elle n’a pas jugé nécessaire de statuer sur l’applicabilité de cette disposition dès lors que ce grief était irrecevable pour d’autres motifs.

24.  Enfin, dans l’affaire Mółka, précitée, relative au manquement des autorités à rendre le bureau de vote accessible au requérant handicapé, la Cour a indiqué qu’elle n’excluait pas qu’il puisse exister un lien suffisant pour justifier la protection de l’article 8. Cependant, ici aussi, la Cour n’a pas jugé pas nécessaire de statuer sur l’applicabilité de l’article 8, dès lors que la requête était irrecevable pour d’autres motifs.

25.  Dans la présente affaire, le requérant se plaint essentiellement de ne pas disposer de toilettes adaptées à son handicap sur son lieu de travail, à savoir des toilettes à cuvette.

26.  A la différence des affaires exposées ci-dessus, la Cour ne doute pas que l’absence de toilettes adaptées au handicap du requérant sur son lieu de travail peut avoir des conséquences réelles et sérieuses sur sa vie quotidienne. Par ailleurs, la Cour estime que l’on ne saurait exclure que le manquement de l’administration à installer des toilettes adaptées aux besoins du requérant, qui souhaite mener une vie active normale, a pu faire naître en lui des sentiments d’humiliation et de détresse susceptibles d’influer sur son autonomie personnelle, et donc sur la qualité de sa vie privée (Mółka, précité).

27.  Aussi, la Cour n’exclut pas qu’il existe un lien direct et immédiat entre les mesures exigées par le requérant et sa vie privée et conclut par conséquent que l’article 8 de la Convention peut trouver à s’appliquer dans les circonstances de l’espèce. L’article 14 entre donc en jeu.

28.  La Cour rappelle toutefois que les Etats n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne, la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention étant de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par exemple, Remli c. France, 23 avril 1996, § 33, Recueil 1996-II). Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – avec lequel elle présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (voir, parmi beaucoup d’autres précédents, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000‑XI). Ainsi, le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, devant les juridictions nationales appropriées (Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200). L’article 35 § 1 doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Cette règle ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; pour en contrôler le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Kornakovs c. Lettonie, no 61005/00, § 143, 15 juin 2006).

29.  A la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, y compris la situation personnelle du requérant, la Cour considère que le requérant ne peut pas passer pour avoir fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les recours internes. Le fait qu’il s’est adressé à son chef de service et introduit une action en dommages et intérêts contre celui-ci ne peuvent passer pour une démarche suffisante au regard de l’article 35 § 1 de la Convention, compte tenu de l’existence en droit interne de voies de recours par le biais desquelles l’intéressé aurait pu soulever devant les organes nationaux compétents les griefs qu’il formule devant la Cour. En effet, le requérant n’a introduit aucune action devant les juridictions administratives. A cet égard, bien que le requérant remet en question la responsabilité personnelle de son chef de service, la Cour estime que les manquements reprochés relève de la responsabilité de l’administration, comme l’a d’ailleurs souligné le tribunal de grande instance (paragraphe 13 ci-dessus). Or seul un recours contentieux pouvait permettre d’établir la responsabilité de l’administration pour les manquements allégués aux obligations légales, ce que le requérant manqua de faire. Il n’a pas non plus introduit d’actions en annulation contre les décisions de la direction relatives à son affectation dans un autre service. En outre, l’intéressé n’allègue aucunement que les voies de recours en question n’offriraient pas de perspectives raisonnables de succès.

30.  Enfin, la Cour considère que l’action en dommages et intérêts introduite contre le chef de service visait à établir la responsabilité personnelle de celui-ci et ne saurait dispenser le requérant de l’obligation d’introduire une action visant à faire établir la responsabilité de l’administration pour non-respect des dispositions légales relatives aux conditions de travail des personnes handicapées.

31.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

VASILEV ET DOYCHEVA c. BULGARIE du 31 mai 2012 requête 14966/04

26.  La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours qui sont normalement disponibles en droit interne et qui sont suffisamment adéquates pour remédier à la violation alléguée de la Convention ou de ses Protocoles (voir, parmi beaucoup d’autres, Kiiskinen c. Finlande (déc.), no 26323/95, CEDH 1999-V (extraits)).

27.  Dans sa jurisprudence, elle a pu affirmer que les recours de nature purement compensatoire pouvaient constituer des voies adéquates à épuiser dans le cas de non-exécution d’un jugement ordonnant le paiement d’une somme d’argent (voir Wasserman c. Russie (no 2), no 21071/05, §§ 48, 52 et 53, 10 avril 2008 ; Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 99, CEDH 2009-...). La Cour a encore estimé qu’en dehors de ce cas de figure spécifique, un mécanisme d’indemnisation ne peut représenter un moyen adéquat que lorsque les autorités compétentes ont déjà pris des mesures spécifiques pour se conformer au jugement prononcé à leur encontre ( Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 47, CEDH 1999-II, et Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-II). Dans son arrêt Naydenov, précité, § 52, elle a estimé que les principes susmentionnés trouvent à s’appliquer également dans les cas concernant la réalisation des droits de restitution reconnus par une décision administrative définitive.

28.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que les requérants étaient en possession de décisions de la commission agraire qui reconnaissaient leur droit de restitution sur deux terrains situés près du village d’Ostrov. Lesdites décisions ne précisaient toutefois pas les limites des terrains et il appartenait à la commission agraire de prendre les mesures nécessaires afin d’élaborer un plan de délimitation des terres restituées près du village d’Ostrov (voir paragraphes 9 et 12 ci-dessus). A cet égard, la Cour observe une différence sensible avec l’affaire Naydenov, précitée, §§ 10-20, où les différents organes compétents avaient mis en œuvre plusieurs types de mesures afin de se conformer à la décision de restitution rendue au profit du requérant. Dans la présente espèce, la commission agraire devait s’employer à délimiter les terrains des différents propriétaires dans le lieu-dit « Gornite lozya », où se trouvaient les terrains des requérants (voir paragraphe 12 ci-dessus). Or, force est de constater que jusqu’au 4 mars 2009, soit seize ans après sa première décision rendue en faveur des requérants et neuf ans après les recommandations du groupe de travail nommé par le gouverneur régional, la commission agraire n’avait pas encore pris de mesures concrètes visant à élaborer le plan de délimitation des terrains des différents propriétaires (voir paragraphe 13 ci-dessus). Le gouvernement n’a invoqué aucune voie de recours interne par le biais de laquelle les requérants auraient pu accélérer la procédure devant la commission agraire.

29.  Ainsi, en l’absence de mesures spécifiques pour se conformer à la décision administrative prononcée en faveur du requérant et d’une voie de recours susceptible d’accélérer le cours de la procédure de restitution, la Cour estime que l’action en dédommagement prévue par l’article 1, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’Etat, qui était d’une nature purement compensatoire, ne pourrait pas être considérée comme suffisamment adéquate au regard de l’article 35 § 1 de la Convention. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion, dans le cadre de l’examen d’autres affaire similaires contre la Bulgarie, de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement et fondée sur le même arrêt de la Cour suprême de cassation du 14 février 2008. Dans ses arrêts Naydenov, précité, §§ 55 et 56, et Mutishev et autres, précité, § 105, elle a constaté que ledit arrêt de la haute juridiction restait un cas isolé et ne démontrait pas l’existence d’une jurisprudence constante et bien établie au moment de l’introduction de ces requêtes. Ainsi, ces mêmes considérations demeurent valables dans la présente affaire.

30.  Au vu des arguments exposés ci-dessus, la Cour estime qu’il y a lieu d’écarter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

31.  La Cour constate par ailleurs que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3  a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

Mariani contre France du 31 mars 2005 requête 45640/98

Une purge de contumace contraint à la perte de sa liberté, la C.E.D.H considère qu'il ne s'agit pas d'un recours à épuiser au sens de l'article 35 de la Convention.

32.  Dans ses observations initiales, le Gouvernement soulève une exception tirée du défaut d'épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que le requérant peut trouver dans la procédure de purge de la contumace un recours au sens de l'article 35 de la Convention. La décision de condamnation par contumace ne serait ni définitive ni irrévocable, la procédure étant anéantie de plein droit dès l'interpellation de l'accusé, avant que la prescription n'éteigne la peine. En l'espèce, la condamnation par la cour d'assises n'aurait donc aucun caractère définitif et le requérant disposerait d'un délai de vingt ans à compter d'octobre 1997 pour « purger » sa condamnation par contumace. En l'occurrence le requérant aurait la faculté, à l'expiration de la peine d'emprisonnement qu'il purge en Italie, de se présenter aux autorités judiciaires françaises afin d'obtenir un nouveau procès conforme aux « exigences européennes ». Dans ses observations complémentaires, produites à la demande de la Cour suite à l'adoption de son arrêt dans l'affaire Krombach (Krombach c. France, n29731/96, CEDH 2001-II), le Gouvernement ne fait toutefois plus référence à cette exception.

 33.  Le requérant affirme que la procédure de purge équivaut à priver l'intéressé de sa liberté. Il estime que la purge de contumace ne constitue donc pas une voie de recours interne. Il affirme en tout état de cause ne pouvoir, en pratique, se présenter devant la justice française du fait de sa détention en Italie. Il estime dès lors que la purge ne saurait constituer une voie de recours efficace pour attaquer les conséquences immédiates d'une absence involontaire et d'un procès sans possibilité de défense.

  34.  La Cour rappelle que s'il est vrai que tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l'occasion que l'article 35 § 1 a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants, à savoir éviter ou redresser les violations alléguées (Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 19, § 36), les dispositions de l'article 35 de la Convention ne prescrivent l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues ; il incombe à l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, notamment, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999-VI).

35.  La Cour rappelle également qu'elle a déjà jugé que la purge de la contumace ne constituait pas un recours à épuiser au sens des dispositions de l'article 35 § 1 de la Convention (Krombach, précité, §§ 67-68).

GIACOBBE ET AUTRES C. ITALIE du 21/03/2007 requête 16041/02

63.  S’agissant de la première exception, la Cour rappelle qu’en vertu de la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue, étant entendu qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours invoqué était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible et susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs, et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi d’autres références, Akdivar et autres c. Turquie, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, p. 1210, § 66).

64.  A cet égard, la Cour note tout d’abord que le premier pourvoi des requérants a été rejeté au motif que la Cour de cassation avait déclaré que l’action en dommages-intérêts était soumise à un délai de prescription de cinq ans. Le Gouvernement se limite à dire que les requérants auraient pu se pourvoir à nouveau en cassation, sans démontrer que, dans des affaires similaires à la présente, ledit recours aurait pu remédier au grief relatif à l’application de la prescription. Au demeurant, la Cour observe que la Cour de cassation (arrêt 22 novembre 1992), statuant en chambres réunies, a définitivement tranché la question, estimant que le délai de prescription est de cinq ans et qu’il commence à courir au moment de la transformation irréversible du terrain. Par conséquent, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.

HOUTMAN et MEEUS c. BELGIQUE DU 17 MARS 2009 Requête 22945/07

Ils se plaignent d'une violation de l'article 5-5 de la Convention sans avoir fait les recours internes

32. En deuxième lieu, le Gouvernement soutient que les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours internes, faute d'avoir introduit une procédure de nature à mettre en cause la responsabilité de l'Etat, que ce soit en sa qualité de pouvoir législatif, administratif ou judiciaire, dans le cadre du recours institué par la loi du 26 juin 1990 ou d'une action extra-contractuelle sur le fondement de l'article 1382 du code civil.

33. Les requérants rétorquent que toute action contre l'Etat belge serait vouée à l'échec.

34.  La Cour rappelle que l'obligation d'épuiser les voies de recours internes se limite à celle de faire un usage normal de recours vraisemblablement efficaces, suffisants et accessibles (Buscarini et autres c. Saint Marin [GC] no 24645/94, CEDH 1999-1, et Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII). En outre, le recours doit être capable de porter directement remède à la situation litigieuse (Qufaj Co. Sh.p.k. c. Albanie (déc.), no 54268/00, CEDH 2003-XI).

35.  La Cour relève que les requérants ont introduit une action en responsabilité contre les médecins des institutions psychiatriques et des médecins de celles-ci impliqués dans l'internement forcé de la requérante. Les tribunaux saisis ont estimé que les requérants n'avaient pas droit à dédommagement. De plus, si le tribunal de première instance a jugé que les requérants auraient dû fonder leur action sur une faute purement civile, au sens des articles 1382-1383 du code civil, la cour d'appel a critiqué dans son arrêt ces motifs.

36.  Etant donné que les requérants ont utilisé un remède dont ils disposaient et qu'ils n'ont pas obtenu gain de cause, on ne saurait leur reprocher de ne pas avoir utilisé des voies de droit qui eussent visé pour l'essentiel le même but et, au demeurant, n'auraient pas offert de meilleures chances de succès (voir notamment, mutatis mutandis, A. c. France, 23 novembre 1993, série A no 277-B, § 32 ; De Moor c. Belgique, 23 juin 1994, série A no 292-A, et Pezone c. Italie, n42098/98, § 46, 18 décembre 2003).

37.  Il convient donc de rejeter l'exception de non-épuisement."

HAJOL C. POLOGNE REQUETE N° 1127/06 DU 2 MARS 2010

50.  S'agissant de la présente affaire, la Cour note que le requérant a contesté les ordonnances relatives à son placement et son maintien en détention préventive. De surcroît, son avocat a formulé les demandes auprès des autorités en les priant de renoncer à l'application de la détention préventive à l'égard de son client et de remplacer cette mesure par une autre, moins intrusive et plus adaptée à son état de santé. Dans ces recours, tant le requérant que son avocat se sont référés à l'absence de compatibilité entre son état de santé et l'incarcération. Vu ce qui précède, la Cour constate que le grief du requérant a été soulevé de manière adéquate devant les autorités internes.

51.  La Cour rappelle en outre que lorsque le droit interne prévoit plusieurs recours parallèles relevant de différentes domaines du droit, l'article 35 § 1 de la Convention n'exige pas qu'un requérant, après avoir tenté d'obtenir le redressement d'une violation alléguée de la Convention au travers de l'un de ces recours, doive encore nécessairement en utiliser d'autres (Kaniewski c. Pologne, arrêt du 8 novembre 2005, no 38049/02).

52.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l'exception du Gouvernement.

Patoux c. France requêtes numéro 35079/06 du 14 avril 2011

62.  S’agissant tout d’abord de l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas régulièrement formé de pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel du 29 juin 2006 et qu’elle aurait pu engager une action en indemnisation sur le fondement de l’article L. 781-1 du code de l’organisation judiciaire (désormais article L. 141-1) afin de mettre en cause la responsabilité de l’Etat pour la lenteur supposée de la justice et obtenir réparation. A cet égard, il cite un extrait du jugement du tribunal de grande instance de Paris du 14 septembre 2005 (paragraphe 50 ci-dessus).

63.  La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention a précisément pour fondement – notamment par l’exigence qu’il comporte qu’il soit statué à « bref délai » – de garantir l’effectivité de la voie de recours instituée aux fins d’examen de la légalité de la privation de liberté d’un individu. Elle ne saurait donc astreindre les Etats contractants à la mise en place, et parallèlement les requérants à l’épuisement, d’une voie de recours interne destinée à faire respecter les garanties de l’article 5 § 4 (voir, notamment, Menvielle c. France (no 2), no 97/03, § 33, 16 janvier 2007 et Baudoin c. France (déc.), no 35935/03, 27 septembre 2007). En conséquence, la Cour rejette cette exception.

GARCIA MATEOS c. ESPAGNE du 19 février 2013 requête n° 38285/09

On ne peut demander à un requérant une autre procédure interne après six d'attente pour une décision lui faisant droit mais non exécutée.

22.  La requérante se plaint d’une atteinte à son droit à un procès équitable dans un délai raisonnable et au principe de non-discrimination fondée sur le sexe. Elle allègue ne pas avoir obtenu réparation de la violation de son droit fondamental et estime qu’elle n’a pas bénéficié d’un recours effectif devant le Tribunal constitutionnel. Elle invoque les articles 6 § 1, 14 et 13 de la Convention.

23.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes concernant la prétention indemnitaire de la requérante devant le Tribunal constitutionnel. Il fait valoir que le Tribunal constitutionnel n’a pas pu examiner la pertinence de l’octroi de l’indemnisation réclamée dans la mesure où la loi organique régissant sa compétence le lui interdit. La requérante aurait dû saisir le ministère de la Justice d’une demande d’indemnisation à raison d’une erreur judiciaire ou d’un fonctionnement anormal de la justice. Le Gouvernement rappelle que lorsqu’un État a institué un recours indemnitaire, la Cour se doit de lui laisser une plus grande marge d’appréciation pour qu’il puisse organiser ce recours interne de façon cohérente avec son propre système juridique et ses traditions, en conformité avec le niveau de vie du pays (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 189, CEDH 2006‑V). Quant à l’existence de perspectives de succès d’un tel recours pour la requérante, le Gouvernement en veut pour preuve que le fonctionnement anormal de la justice a déjà été reconnu sur le terrain du droit à un procès équitable dans un délai raisonnable ; il l’a également été pour accorder une réparation par référence au principe de la présomption d’innocence en l’absence de système d’indemnisation pour détention provisoire en cas d’acquittement. Par ailleurs, le Tribunal suprême a aussi reconnu l’erreur judiciaire dans le cas d’un tribunal qui avait accueilli le recours d’un étranger contre l’imposition d’une sanction pour défaut de permis de travail tout en déboutant d’autres étrangers placés dans des situations semblables sans expliquer les motifs de sa décision.

24.  Le Gouvernement note par ailleurs que la loi sur la procédure devant les juridictions du travail prévoit une action tendant à la protection des droits fondamentaux incluant notamment « l’égalité effective entre femmes et hommes » et qui permet d’obtenir que le juge se prononce sur le montant de l’indemnisation à accorder (paragraphe 20 ci-dessus). Il s’agit d’une procédure rapide et prioritaire, qui aurait dû être engagée par la requérante à la suite de la décision du Tribunal constitutionnel constatant l’inexécution du premier arrêt.

25.  Selon le Gouvernement, la requête doit donc être rejetée en application de l’article 35 § 1 de la Convention.

26.  Dans ses observations en réponse, la requérante soutient qu’elle a présenté deux recours devant le Tribunal constitutionnel, garant ultime des droits fondamentaux, sans obtenir satisfaction ni compensation, et sans qu’il lui soit offert d’autre option que la déclaration de nullité des décisions judiciaires a quo.

27.  La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 de la Convention impose à tout requérant l’obligation d’utiliser d’abord les recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, parmi d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999‑V). Cette règle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV). Elle se fonde sur l’hypothèse, incorporée dans l’article 13 (avec lequel elle présente d’étroites affinités), que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI et Scordino (no 1) [GC], précité, § 141).

28.  Les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, §§ 51-52, Recueil 1996‑VI et Akdivar et autres, précité, §§ 65-67). Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Scordino (no 1) [GC], précité, § 142).

29.  La Cour a toutefois souligné qu’elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte du contexte. Elle a ainsi reconnu que l’article 35 doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Van Oosterwijck c. Belgique, 6 novembre 1980, § 35, série A no 40).

30.  La Cour a déjà jugé que la voie de droit prévue aux articles 292 et suivants de la loi organique sur le pouvoir judiciaire (paragraphe 17 ci-dessus) permettait en principe de remédier à une violation alléguée du droit de voir sa cause entendue par les juridictions espagnoles dans un « délai raisonnable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Saez Maeso c. Espagne, no 77837/01, (déc. partielle), 19 novembre 2002, Puchol Oliver c. Espagne (déc.), no 17823/03, 25 janvier 2005 et Aranda Serrano c. Espagne, (déc.), no 431/04, 25 août 2005). Elle a également jugé dans ce contexte que le recours d’amparo et la voie des articles 292 et suivants de la LOPJ signalée par le Gouvernement ne sont pas cumulatives (González Marín c. Espagne (déc.) no 39521/98, CEDH 1999-VII).

31.  La Cour estime que, eu égard aux circonstances de la cause, il serait excessif de demander à la requérante d’intenter le recours mentionné par le Gouvernement, d’autant plus que celui-ci n’a fourni aucun exemple de cas où une personne placée dans une situation analogue aurait obtenu une réparation adéquate en faisant reconnaître des faits semblables comme des cas de fonctionnement anormal de la justice ou d’erreur judiciaire. Or, c’est à l’État qui excipe du non-épuisement des voies de recours internes qu’il appartient d’établir l’existence de recours efficaces et suffisants (Soto Sanchez c. Espagne, no 66990/01, § 34, 25 novembre 2003). Par ailleurs, la requérante a fait un usage normal d’une voie de recours efficace et suffisante (Caldas Ramírez de Arellano c. Espagne (déc.), no 68874/01, CEDH 2003-I).

32.  S’agissant de la procédure prévue par l’article 139 de la loi no 30/1992 du 26 novembre 1992 sur le régime commun des administrations publiques et de la procédure administrative commune (paragraphe 21 ci-dessus) indiquée par le Gouvernement, la Cour relève que la requérante a saisi le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo et qu’elle a obtenu gain de cause. Le Gouvernement ne prétend pas que cette voie de recours serait insuffisante pour obtenir la constatation de la violation du principe de non-discrimination au point de l’obliger à entamer une nouvelle procédure dont l’objet principal serait aussi celui d’obtenir la même constatation de violation. A cet égard, la Cour rappelle que lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Günaydin c.  Turquie (déc.), no 27526/95, 25 avril 2002 et Moreno Carmona c. Espagne, no 26178/04, § 35, 9 juin 2009).

33.  En définitive, la Cour estime que l’on ne saurait reprocher à la requérante de ne pas avoir emprunté d’autres voies de recours, alors même que celle qu’elle a suivie s’est révélée inefficace après six ans de procédure (voir, mutatis mutandis, Schrepler c. Roumanie, no 22626/02, § 37, 15 mars 2007, et Constantin Oprea c. Roumanie no 24724/03, § 41, 8 novembre 2007).

34.  Par conséquent, l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

35. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

UNE ÉVOLUTION DE LA LOI OU DE LA JURISPRUDENCE

S'IMPOSE AU REQUÉRANT S'IL PEUT EN BÉNÉFICIER

Alexandru-Mihai Pop et autres c. Roumanie du 2 avril 2019

requêtes nos 54494/11, 67699/11 et 21251/12

Non épuisement : Taxe de pollution concernant des véhicules achetés dans des pays de l’Union européenne : une voie de recours effective permet son remboursement

La Cour rejette les requêtes pour non-épuisement des voies de recours internes. Dans le cas de deux requérants (MM. Pop et Raita), la Cour estime que le recours institué par l’ordonnance d’urgence (OUG n o 52/2017), en vigueur depuis le 7 août 2017, leur offre la possibilité d’obtenir le remboursement de la taxe de pollution ainsi que le paiement des intérêts y afférents, et qu’il prévoit des règles de procédure claires et prévisibles, assorties de délais contraignants et d’un contrôle juridictionnel effectif. La voie offerte par l’OUG n o 52/2017 représente donc une voie de recours efficace au sens de l’article 35 de la Convention. Dans le cas du troisième requérant (M. Golea), ce dernier reconnaît n’avoir entrepris aucune démarche au niveau interne afin d’obtenir le remboursement des intérêts qu’il réclamait (la taxe de pollution lui a été remboursée ainsi qu’une partie des intérêts à la suite d’un jugement interne définitif) et n’invoque aucun argument pouvant mettre en doute l’efficacité d’une telle démarche.

LES FAITS

5.  En 2009, les requérants achetèrent, dans des pays de l’Union européenne (« l’UE »), des véhicules automobiles qu’ils souhaitaient faire immatriculer en Roumanie. Ils se virent imposer le paiement d’une taxe (« la taxe de pollution ») aux fins de l’immatriculation desdits véhicules : le requérant dans la requête no 54494/11 s’acquitta de 2 279 lei roumains (RON) (soit environ 650 euros (EUR)), le requérant dans la requête no 67699/11 s’acquitta de 7 948 RON (soit environ 2 200 EUR) et le requérant dans la requête no 21251/12 s’acquitta de 1 731 RON (soit environ 500 EUR). Cette taxe avait été instituée par l’ordonnance d’urgence du Gouvernement (ordonanţa de urgenţă a Guvernului) (« OUG ») no 50/2008.

6.  Les requérants se conformèrent aux exigences prévues par la réglementation interne mais entamèrent des procédures en restitution de la taxe de pollution. Ils estimaient en effet que celle-ci était contraire au droit de l’UE, qui trouvait selon eux une application directe en droit roumain, et qu’elle contrevenait notamment à la libre circulation des biens puisqu’elle aurait exclusivement frappé les véhicules « importés ».

7.  Les 11 mai, 27 avril et 29 septembre 2011 respectivement, les demandes formulées par les requérants afin de se voir rembourser la taxe de pollution dont ils s’étaient acquittés furent définitivement rejetées par les tribunaux internes, au motif que les intéressés n’avaient pas suivi la procédure administrative préalable en bonne et due forme.

8.  Après la communication des requêtes, les parties informèrent le greffe des démarches ultérieures qu’ils avaient entreprises pour obtenir la restitution desdites taxes de pollution.

9.  Il ressort notamment de la copie d’une lettre du 9 janvier 2018 du ministère des Finances, versée par le Gouvernement au dossier, que le requérant dans la requête no 54494/11 avait formulé le 20 septembre 2017 une demande de remboursement de la taxe de pollution dont il s’était acquitté en 2009. Selon cette lettre, il était prévu que la demande de l’intéressé fût traitée conformément à la procédure spéciale instituée par l’OUG no 52/2017, après la publication des normes d’application de cette ordonnance d’urgence. Le requérant auteur de la requête no 54494/11 ne fournit aucune information à ce sujet, malgré les demandes expresses du greffe en ce sens en date du 11 décembre 2017 et du 6 février 2018.

10.  Quant au requérant dans la requête no 67699/11, il ressort de la copie d’une lettre du 9 janvier 2018 du ministère des Finances qu’un remboursement partiel de la taxe de pollution lui a été accordé le 18 août 2016. La même lettre précise qu’un remboursement intégral de la taxe de pollution aura lieu conformément aux dispositions de l’OUG no 52/2017. Le 28 décembre 2017, le requérant informa le greffe qu’il bénéficiait de deux jugements définitifs ordonnant aux autorités de lui rembourser, en plusieurs tranches, la taxe de pollution. Selon lui, malgré ces deux décisions définitives de justice, l’intégralité de la taxe de pollution ne lui avait toujours pas été remboursée.

11.  Pour ce qui est du requérant dans la requête no 21251/12, il ressort de la copie d’une lettre de celui-ci du 2 août 2013 qu’il a obtenu un jugement définitif ordonnant à l’administration fiscale de lui rembourser la taxe de pollution, mais non de lui verser les intérêts afférents calculés à partir de la date du paiement de ladite taxe. Ce jugement a été prononcé le 30 octobre 2012 par le tribunal départemental d’Arad et est devenu définitif à la suite du rejet par la cour d’appel de Timișoara, le 15 mai 2013, d’un recours formulé par l’administration fiscale. Il ressort également d’une lettre du ministère des Finances du 7 janvier 2014 que ce requérant a reçu, le 12 septembre 2013, un remboursement d’un montant total de 2 508 RON (soit environ 562 EUR). Ce montant avait été établi par le jugement définitif du 30 octobre 2012 susmentionné et correspondait au remboursement de la taxe de pollution (1 731 RON, soit 388 EUR), des frais de justice (500 RON, soit environ 112 EUR) ainsi qu’au paiement des intérêts y afférents (277 RON, soit 62 EUR).

12.  Dans une lettre du 12 avril 2016, le requérant dans la requête no 21251/12 indique ne pas avoir reçu le remboursement des intérêts calculés à partir de la date du paiement de la taxe de pollution et soutient n’avoir entrepris aucune autre démarche en ce sens.

13.  Une lettre du ministère des Finances du 28 avril 2016 confirme que le versement des intérêts avait eu lieu conformément au dispositif du jugement définitif : seule la période écoulée entre la date de saisine des tribunaux internes de la demande en remboursement, soit le 3 août 2012, et la date à laquelle l’intéressé avait sollicité le remboursement effectif des sommes prévues dans la décision de justice favorable rendue à son égard, soit le 2 août 2013, avait été prise en compte à cette fin.

C.  Le droit et la jurisprudence de l’Union européenne

24.  Les principes du droit de l’UE en matière de primauté et d’effet direct, y compris pour ce qui est du remboursement des sommes perçues par un État membre en violation des règles du droit de l’Union, sont exposés dans la décision Ioviţoni et autres c. Roumanie ((déc.), nos 57583/10, 1245/11 et 4189/11, §§ 21-22, 3 avril 2012).

25.  La jurisprudence de la CJUE à l’égard de la taxe de pollution instituée par l’OUG no 50/2008, à savoir les arrêts Tatu du 7 avril 2011 (affaire C-402/09) et Nisipeanu du 7 juillet 2011 (affaire C-263/10), est décrite dans la décision Ioviţoni (décision précitée, §§ 33-34).

26.  Dans l’arrêt Irimie du 18 avril 2013 (affaire C-565/11), la CJUE a jugé que le droit de l’UE s’opposait à un régime national qui limitait les intérêts octroyés lors de la restitution d’une taxe perçue en violation du droit de l’Union à ceux courant à partir du lendemain de la date de la demande de restitution de cette taxe.

27.  Dans l’arrêt Nicula du 15 octobre 2014 (affaire C-331/13), la CJUE a estimé qu’un système de restitution tel que celui instauré par l’OUG no 9/2013 ne permettait pas l’exercice effectif du droit au remboursement d’une taxe perçue en violation du droit de l’UE dont les justiciables disposent en vertu de ce droit.

28.  Dans l’arrêt Manea du 14 avril 2015 (affaire C-76/14), la CJUE a affirmé que l’article 11 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« le TFUE ») ne s’opposait pas à l’institution d’une taxe frappant tous les véhicules d’occasion, tant ceux à immatriculer que ceux déjà immatriculés, mais s’opposait à ce que l’État exonérât de cette taxe les véhicules déjà immatriculés pour lesquels avaient été versée une taxe antérieurement en vigueur jugée incompatible avec le droit de l’Union.

29.  Quant au timbre environnemental, la CJUE a affirmé dans l’arrêt Budișan du 9 juin 2016 (affaire C-586/14) que l’article 110 du TFUE s’opposait à ce que l’État exonérât de cette taxe les véhicules déjà immatriculés pour lesquels une taxe déjà jugée incompatible avec le droit de l’UE avait été versée et non remboursée.

30.  Dans l’arrêt Ciup du 30 juin 2016 (C-288/14), la CJUE a jugé que le principe d’effectivité s’opposait à un système de remboursement des sommes dues en vertu du droit de l’UE (et dont le montant avait été constaté par des décisions exécutoires) tel qu’instauré par l’article XV de l’OUG no 8/2014, qui prévoyait un échelonnement du remboursement sur cinq ans et qui conditionnait l’exécution de telles décisions à la disponibilité des fonds perçus au titre d’une autre taxe, sans que le justiciable ne puisse contraindre les autorités à s’acquitter de leurs obligations.

CEDH

a)  Principes généraux

41.  La Cour rappelle que les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci. L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11 et vingt-neuf autres requêtes, §§ 70-71 et 74, CEDH 2014). En outre, l’effectivité d’un recours ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant (Mamatas et autres c. Grèce, nos 63066/14 et 2 autres, § 62, 21 juillet 2016).

42.  La Cour rappelle également que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie en principe à la date de l’introduction de la requête devant elle. Toutefois, des exceptions à cette règle peuvent se justifier par les circonstances d’une affaire donnée (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et sept autres, § 87, CEDH 2010, avec les références qui y sont citées). En particulier, la Cour rappelle s’être écartée de ce principe général dans des affaires examinées à la suite d’un arrêt de principe ou d’un arrêt pilote. Les voies de recours en cause dans ces affaires avaient été instaurées pour vider au niveau interne les griefs fondés sur la Convention présentés par des personnes dont les requêtes pendantes devant la Cour portaient sur des problèmes similaires (voir Preda et autres c. Roumanie, nos 9584/02 et sept autres, § 113, 29 avril 2014, avec les références qui y sont citées).

43.  La Cour rappelle en outre qu’elle a déclaré à plusieurs reprises que le caractère adéquat d’un dédommagement se trouve diminué si son paiement fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps que l’on ne saurait qualifier de raisonnable (Eko-Elda AVEE c. Grèce, no 10162/02, § 29, CEDH 2006‑IV, avec les références qui y figurent).

b)  Application aux présentes requêtes des principes susmentionnés relatifs à l’épuisement des voies de recours internes

44.  La Cour observe à titre préliminaire que, depuis la communication des requêtes, la situation juridique des requérants a évolué. Elle note en effet que le requérant dans la requête no 54494/11, ne s’étant pas vu rembourser la taxe de pollution, a formulé une demande à cet égard qui sera traitée selon les dispositions de l’OUG no 52/2017, que le requérant dans la requête no 67699/11 s’est vu rembourser une partie seulement de la taxe de pollution et que le requérant dans la requête no 21251/12 a bénéficié d’un remboursement intégral de la taxe, mais d’un remboursement seulement partiel des intérêts y afférents (paragraphes 9-13 ci-dessus).

45.  La Cour relève que la situation du requérant dans la requête no 21251/12 est différente de celle des requérants dans les requêtes nos 54494/11 et 67699/11 dans la mesure où ce requérant a réussi à obtenir le remboursement effectif de la taxe de pollution dont il s’était acquitté à la suite de l’exécution d’un jugement définitif prononcé et exécuté dans le cadre d’une procédure judiciaire terminée en 2013. Tel qu’il ressort de la lecture de l’article 3, premier alinéa, de l’OUG no 52/2017, la nouvelle voie de recours offerte par cette ordonnance ne couvre pas la situation dénoncée par le requérant dans la requête no 21251/12, mais seulement les situations exposées par les requérants dans les requêtes nos 54494/11 et 67699/11 (paragraphe 22 ci-dessus).

i)  Requêtes nos 54494/11 et 67699/11

46.  La Cour observe que le nouveau cadre législatif instaure, selon le Gouvernement, le recours à épuiser, au sens de l’article 35 de la Convention, permettant aux requérants d’obtenir le remboursement des taxes de pollution dont ils se sont acquittés, ainsi que le versement des intérêts y afférents. Cela étant, elle se prononcera sur l’efficacité, dans la situation des requérants, des remèdes proposés par le dispositif introduit par l’OUG no 52/2017, cités au paragraphe 22 ci-dessus.

47.  La Cour relève d’emblée que l’OUG no 52/2017 a introduit une procédure de remboursement de la taxe spéciale pour automobiles, de la taxe de pollution, de la taxe sur les émissions polluantes ainsi que du timbre environnemental, ainsi que des intérêts y afférents, permettant aux intéressés de déposer, avant le 31 août 2018, une demande de remboursement auprès de l’organe fiscal central compétent (article 1, alinéa (1)). Elle note que tous les contribuables ayant payé lesdites taxes ont acquis un droit au remboursement de celles-ci à la date d’entrée en vigueur de ladite ordonnance, soit le 7 août 2017 (article 1, alinéa (2)). Cette procédure ne prévoit pas de frais à la charge des intéressés afin de bénéficier du remboursement de leurs taxes. Quant aux intérêts, l’ordonnance d’urgence prévoit leur remboursement pour la période allant de la date du paiement desdites taxes et jusqu’à leur restitution effective (article 1, alinéa (1)), à l’exception des intérêts prévus par des décisions définitives de justice (article 3, alinéa (3)). L’ordonnance d’urgence fixe également les délais dans lesquels le remboursement desdites taxes aura lieu (article 1, alinéa (6)). Un régime de remboursement d’office est prévu pour les montants établis par des décisions administratives restant encore à rembourser à la date d’entrée en vigueur de l’OUG no 52/2017 (article 5, alinéas (1) à (3)).

48.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour constate que toute personne ayant payé une taxe spéciale, une taxe de pollution, une taxe sur les émissions polluantes ou un timbre environnemental peut solliciter leur remboursement par le biais de l’OUG no 52/2017. La procédure instituée par cette ordonnance d’urgence permet aux contribuables ayant formulé une demande en remboursement d’obtenir, par le biais d’une procédure administrative, sans frais, le remboursement de leurs taxes, selon le cas, soit du 1er janvier au 30 juin 2019, soit du 1er septembre 2018 au 30 juin 2019 (article 1, point 6, lettres a) et b)). La Cour en conclut qu’il s’agit d’une procédure administrative accessible à tous les intéressés, qui prévoit des délais précis pour le remboursement de chaque type de taxe.

49.  Quant aux intérêts afférents aux différentes taxes, la Cour note que l’OUG no 52/2017 en prévoit l’octroi pour une période allant de la date du paiement des taxes au remboursement effectif de celles-ci (article 1, alinéa (1)). À cet égard, elle observe qu’une telle disposition représente une garantie du caractère adéquat du dédommagement octroyé, car elle tient compte de l’écoulement du temps, susceptible en principe d’en réduire la valeur (voir, a contrario, Eko-Elda Avee c. Grèce, précité, §§ 29-31).

50.  La Cour relève aussi que l’OUG no 52/2017 prévoit également le remboursement des taxes ordonné par des décisions définitives de justice pour lesquelles des décisions administratives de remboursement n’avaient pas été rendues à la date de son entrée en vigueur (article 3, alinéa (1)), dans des délais différents selon qu’il s’agit de la taxe spéciale, de la taxe de pollution et de la taxe sur les émissions polluantes (article 3, alinéa (11) lettre a) ou du timbre environnemental (article 3, alinéa (11), lettre b).

51.  La Cour note ensuite que la procédure instituée par l’OUG no 52/2017 prévoit un contrôle administratif et juridictionnel des décisions de remboursement. Toute contestation administrative doit être résolue, en principe, dans un délai de 45 jours par l’organe fiscal concerné et tout éventuel recours contre cette dernière décision fera l’objet d’une procédure devant les tribunaux administratifs (article 1, alinéas (5), (7), (8) et (9)). Compte tenu des délais spécifiques pour ce type de procédure, aucun élément ne saurait mettre en doute, du moins à ce stade, un éventuel non‑respect de l’exigence d’un délai raisonnable que doit revêtir ce type de recours (comparer avec Valada Matos das Neves c. Portugal, no 73798/13, §§ 92-93, 29 octobre 2015, dans le cas d’un recours indemnitaire).

52.  Compte tenu de ce qui précède et eu égard aux garanties susmentionnées offertes, à savoir des règles de procédure claires et prévisibles, assorties de délais contraignants et d’un contrôle juridictionnel effectif, la Cour conclut que la voie offerte par l’OUG no 52/2017 représente une voie de recours efficace au sens de l’article 35 de la Convention en offrant aux contribuables ayant payé la taxe spéciale, la taxe de pollution, la taxe sur les émissions polluantes ainsi que le timbre environnemental la possibilité d’obtenir le remboursement de ces taxes ainsi que le paiement des intérêts (y afférents) correspondant à la période comprise entre la date de paiement des taxes et le remboursement de celles-ci.

53.  En l’espèce, la Cour observe d’emblée que les requêtes nos 54494/11 et 67699/11 ont été introduites avant l’entrée en vigueur de l’OUG no 52/2017. Bien que le recours institué en l’espèce semble refléter plutôt la volonté des autorités nationales de mettre en conformité le droit national avec le droit de l’UE (paragraphes 24-30 ci-dessus) que de vider au niveau interne les griefs fondés sur la Convention, la Cour constate qu’il profite également aux requérants dont les requêtes pendantes devant la Cour portent sur des problèmes similaires. En tout état de cause, rappelant l’importance du principe de subsidiarité, elle considère que les circonstances de l’espèce justifient une exception au principe général selon lequel c’est au moment de l’introduction de la requête qu’elle examine s’il a été satisfait à la condition de l’épuisement des voies de recours internes (paragraphe 42 ci-dessus).

54.  S’agissant en particulier de la requête no 54494/11, la Cour observe que, selon les informations officielles fournies par le ministère des Finances, le requérant a formulé une demande de remboursement qui sera traitée sur la base de l’OUG no 52/2017 (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour note que la demande de l’intéressé pourra être traitée sur la base de l’OUG no 52/2017, qui prévoit le remboursement de la taxe de pollution et des intérêts afférents calculés pour la période allant du paiement de la taxe de pollution à son remboursement effectif (paragraphes 49 ci-dessus). Plus précisément, le nouveau recours prévoit que le remboursement de la taxe payée par le requérant devrait intervenir dans une période allant du 1er janvier 2018 au 30 juin 2019 (article 1, alinéa 6, lettre a) de l’OUG no 52/2017, paragraphe 22 ci-dessus).

55.  Quant à la requête no 67699/11, la Cour constate que le requérant n’a reçu qu’un remboursement partiel de la taxe de pollution et des intérêts afférents à celle-ci et qu’il s’est heurté à l’impossibilité de voir exécuter dans leur intégralité les décisions définitives de justice qui lui étaient favorables (paragraphe 10 ci-dessus). Elle observe que, s’agissant de décisions définitives de justice pour lesquelles aucune décision de remboursement n’avait été rendue à la date de l’entrée en vigueur de l’ordonnance, la situation de l’intéressé est expressément prévue par le nouveau recours (paragraphe 50 ci-dessus). Le requérant en question pourra donc se voir rembourser dans un délai de 120 jours après le dépôt de sa demande le restant de la taxe de pollution et des intérêts afférents tels qu’ordonnés par les juridictions (article 3, alinéa 11 lettre a) de l’OUG no 52/2017, paragraphe 22 ci-dessus).

56.  La Cour, consciente de l’adoption récente de l’OUG no 52/2017, n’aperçoit cependant aucune raison de conclure à ce stade à l’inefficacité de ce nouveau remède dans les situations exposées dans les deux requêtes susmentionnées. Elle se réserve néanmoins le droit d’examiner à l’avenir toute allégation d’inefficacité du nouveau dispositif législatif fondée sur l’application concrète de ce remède (voir, mutatis mutandis, Nagovitsyn et Nalgiyev c. Russie (déc.) nos 27451/09 et 60650/09, § 42, 23 septembre 2010).

57.  Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue au paragraphe 52 ci-dessus et des éléments factuels dont elle dispose, la Cour accueillie l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement et considère que les requêtes nos 54494/11 et 67699/11 doivent être rejetées en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

ii)  Requête no 21251/12

58.  La Cour rappelle que la voie de recours invoquée par les requérants dans les requêtes nos 54494/11 et 67699/11 ne peut s’appliquer à la situation du requérant dans la requête no 21251/12 en raison de l’exécution, dans le cas de celui-ci, d’un jugement définitif ordonnant le remboursement de la taxe de pollution avant l’entrée en vigueur de l’OUG no 52/2017 (paragraphe 45 ci-dessus).

59.  Elle note en effet que, compte tenu du remboursement de la taxe de pollution et du versement d’une partie des intérêts y afférents, le grief invoqué dans la requête no 21251/12 concerne seulement le refus allégué des juridictions internes de lui octroyer, au moment du remboursement de la taxe de pollution, les intérêts y afférents pour la période allant de la date du paiement de cette taxe, le 2 mars 2009, à la date de saisine des tribunaux internes, le 3 août 2012. Ce grief a été formulé pour la première fois dans une lettre envoyée le 2 août 2013 au greffe et dans laquelle le requérant se plaignait en substance d’une atteinte à son droit au respect de ses biens sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Le nouveau grief soulevé par le requérant s’inscrit dans le cadre des démarches déployées par celui-ci afin d’obtenir un remboursement adéquat de sa taxe, au sens du principe exposé au paragraphe 49 ci-dessus, et est donc étroitement lié au grief initial.

60.  Cependant, si rien n’empêche un requérant de présenter un grief nouveau au cours de la procédure devant la Cour, celui-ci doit, à l’instar de tout autre grief, satisfaire aux conditions de recevabilité (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 135, 20 mars 2018). À ce titre, la Cour rappelle l’importance, que requiert le caractère subsidiaire du dispositif de la Convention, de donner l’occasion aux juridictions internes d’éviter ou de redresser les violations alléguées (paragraphe 41 ci-dessus). Sur ce point, la Cour identifie en l’espèce deux recours que le requérant aurait pu épuiser afin de faire remédier, par les tribunaux internes, la situation à l’origine des griefs soulevés devant la Cour.

61.  Tout d’abord la Cour note qu’il ne ressort pas des éléments du dossier que le requérant ait formulé un grief visant le mode de calcul des intérêts en question devant les tribunaux internes saisis de sa deuxième procédure, à savoir le tribunal départemental d’Arad. À supposer même que ce grief ait été formulé dans sa demande introductive d’instance, la Cour relève que, après le prononcé du jugement définitif du tribunal départemental d’Arad, l’intéressé n’a formé aucun recours contre le jugement qui fait l’objet de son grief devant elle (paragraphe 11 ci-dessus).

62.  La Cour note au surplus que la Haute Cour, saisie d’un recours dans intérêt de la loi, a rendu un arrêt dans lequel elle interprétait la législation nationale en faveur de l’octroi des intérêts à partir de la date du paiement des taxes (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour observe cependant que la Haute Cour a fondé son raisonnement sur la jurisprudence de la CJUE, plus précisément sur l’arrêt Irimie, qui a jugé contraire au droit de l’UE un régime national limitant les intérêts octroyés lors de la restitution d’une taxe perçue en violation du droit de l’UE à ceux courant à partir du lendemain de la date de demande de restitution de cette taxe (paragraphe 26 ci-dessus). Or l’arrêt Irimie a été prononcé avant l’arrêt de la cour d’appel de Timişoara statuant sur le recours formé à l’encontre du jugement du tribunal départemental d’Arad (paragraphe 26 ci-dessus), mais le requérant ne l’a pas invoqué.

63.  Ensuite, à supposer même que, à l’époque des faits, la pratique d’une partie des tribunaux internes n’ait pas été favorable à l’octroi des intérêts en question, la Cour note que la législation nationale prévoyait la possibilité de demander la révision d’un arrêt définitif prononcé en méconnaissance du principe de primauté du droit de l’UE, possibilité offerte au requérant même après le prononcé de l’arrêt définitif de la cour d’appel (paragraphe 14 ci‑dessus). Or, tel qu’il ressort des éléments du dossier, le requérant n’a utilisé ni cette voie de recours, bien qu’il lui eût été loisible de le faire.

64.  De surcroît, la Cour note que le requérant reconnaît n’avoir entrepris aucune démarche au niveau interne afin d’obtenir le remboursement desdits intérêts et n’invoque aucun argument pouvant mettre en doute l’efficacité d’une telle démarche (paragraphe 40 ci-dessus). Or la Cour ne décèle en l’espèce aucune circonstance particulière pouvant dispenser l’intéressé d’épuiser ces voies de recours (paragraphe 41 ci-dessus).

65.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le requérant n’a pas donné à l’État défendeur la faculté de remédier à la violation alléguée, en utilisant les ressources judiciaires offertes par le droit interne (voir, a contrario, Karapanagiotou et autres c. Grèce, no 1571/08, § 29, 28 octobre 2010). Dès lors, il convient d’accueillir l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement et de déclarer la requête no 21251/12 irrecevable, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

VALADA MATOS DAS NEVES c. PORTUGAL du 29 octobre 2015 requête 73798/13

L'évolution de la jurisprudence interne entre en vigueur six mois après la date de l'arrêt rendu en droit interne, au regard de la recevabilité auprès de la CEDH. La Cour tire les conséquences du fait qu'un recours doit être exercé dans un délai de six mois. En l'espèce, l'arrêt de la Cour administrative suprême a été rendu le 27 novembre 2013, il est donc définitif le 27 mai 2014 où dans le pays, il a eu un niveau de publicité suffisant. La requête a été introduite le 25 novembre 2013 donc bien avant le 27 mai 2014.

CEDH

102. Il reste à déterminer si le requérant aurait dû épuiser cette voie de recours aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention. La Cour rappelle à cet égard que c’est en principe à la date d’introduction de la requête que s’apprécie l’effectivité d’un recours donné. Cela étant, la Cour a approuvé un certain nombre d’exceptions à cette règle, justifiées par les circonstances particulières des affaires concernées, notamment suite à l’adoption d’une nouvelle législation pour remédier au problème systémique de la longueur des procédures judiciaires (Brusco c. Italie, (dec.) no 69789/01, CEDH 2001‑IX ; Nogolica c. Croatie (déc.), no 77784/01, CEDH 2002‑VIII, Marien c. Belgique (déc.), no 46046/99, 24 juin 2004, Grzinčič c. Slovénie, no 26867/02, § 110, 3 mai 2007 ; Techniki Olympiaki A.E. c. Grèce (déc.), no 40547/10, 1er octobre 2013, § 58 ; Xynos c. Grèce, no 30226/09, § 54, 9 octobre 2014).

103. En l’espèce, il ne s’agit toutefois pas d’un nouveau recours au niveau interne mais de l’évolution de la pratique des tribunaux nationaux dans l’appréciation des actions en responsabilité civile fondées sur l’article 12 de la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007. Comme elle l’a relevé ci-dessus au paragraphe 101, cette jurisprudence s’est véritablement consolidée à partir de l’arrêt de la Cour suprême administrative du 27 novembre 2013 (procédure interne no 0144/13). La question qui se pose est donc celle de savoir à quelle date cet arrêt a acquis un degré de certitude juridique suffisant pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (Van der Kar et Lissaur van West c. France (déc.), nos 44952/98 et 44953/98, 7 novembre 2000, Giummarra et autres c. France (déc.), no 61166/00, 12 juin 2001, Mifsud, précité).

104. Comme la Cour l’a considéré dans plusieurs affaires (voir, Broca et Texier-Micault c. France, nos 27928/02 et 31694/02, § 20, 21 octobre 2003 ; Di Sante c. Italie (déc.), no 56079/00, 24 juin 2004 ; Depauw c. Belgique (déc.), no 2115/04, CEDH 2007‑V (extraits)), il ne serait pas équitable d’opposer une voie de recours nouvellement intégrée dans le système juridique d’un État contractant aux individus qui se portent requérants devant la Cour, avant que les justiciables concernés n’en aient eu connaissance de manière effective.

105. Dans les cas où, comme en l’espèce, le recours interne est le fruit d’une évolution jurisprudentielle, l’équité commande de prendre en compte un laps de temps raisonnable, nécessaire aux justiciables pour avoir effectivement connaissance de la décision interne qui la consacre. La durée de ce délai varie en fonction des circonstances, en particulier de la publicité dont ladite décision a fait l’objet (Depauw, précitée ; Leandro Da Silva c. Luxembourg, no 30273/07, § 49, 11 février 2010).

106. Dans la présente espèce, la Cour estime qu’il est raisonnable de penser que l’arrêt de la Cour suprême administrative du 27 novembre 2013 a acquis une publicité au niveau interne, notamment dans le milieu juridique, six mois après son prononcé, soit à partir du 27 mai 2014, celui-ci ayant pu effectivement être consulté sur la base de donnée de la jurisprudence de la Cour suprême administrative disponible sur son site internet (http://www.dgsi.pt/jsta.nsf?OpenDatabase). Il est donc raisonnable de considérer que l’arrêt de la Cour suprême administrative du 27 novembre 2013 ne pouvait ainsi être ignoré du public à partir du 27 mai 2014. La Cour en conclut que c’est à partir de cette date qu’il doit être exigé des requérants qu’ils usent de ce recours aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention. Cette conclusion vaut pour les procédures terminées comme pour celles qui sont toujours pendantes au niveau national, la jurisprudence interne ne distinguant pas les procédures pendantes de celles qui sont achevées.

107. La présente requête a été introduite le 25 novembre 2013, soit bien avant le 27 mai 2014. À cette date, le recours n’avait pas encore le degré de certitude exigé par la Cour pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, parmi beaucoup d’autres, Debbasch c. France (déc.), no 49392/99, 18 septembre 2001 ; Dumas c. France (déc.), no 53425/99, 30 avril 2002). En outre, il apparaît que le requérant ne serait actuellement plus en mesure d’engager une telle action étant donné que le délai de prescription de cette action est de trois ans - conformément à l’article 498 du code civil, applicable en vertu de l’article 5 de la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007 -, un délai comptant à partir du moment où l’intéressé a pris conscience du retard de la procédure selon la jurisprudence interne (voir arrêt de la Cour suprême administrative du 4 décembre 2012 et arrêt du tribunal administratif central du Sud du 23 octobre 2014, ci-dessus paragraphe 47).

108. Dès lors, il ne saurait être reproché au requérant de ne pas avoir fait usage de l’action en responsabilité civile extracontractuelle au titre de l’article 12 de la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007. La Cour rejette ainsi l’exception préliminaire du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 50 ci-dessus) et estime, en conséquence, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.

DECISION D'IRRECEVABILITE ALTUNAY C. TURQUIE du 15 mai 2012 requête 42936/07

La nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation turque, fondée sur la jurisprudence de la Cour, permet désormais de demander réparation pour l’annulation de titres de propriété sur des terrains relevant du domaine forestier, même si cette jurisprudence est postérieure au dépôt de la requête à la cedh puisque le requérant a en droit interne 10 ans pour agir.

CEDH

30.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il estime en effet que celui-ci disposait de trois actions en réparation qu’il n’a pas exercées. D’abord, il indique que le requérant aurait pu demander réparation en vertu des dispositions générales du code des obligations. Ensuite, l’intéressé aurait eu la possibilité de former un recours devant le tribunal administratif en vue d’obtenir une indemnité en vertu des dispositions pertinentes de la Constitution et de l’article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative. Enfin, selon le Gouvernement, le requérant pouvait aussi obtenir réparation en se fondant sur l’article 1007 du code civil en vertu duquel l’Etat est responsable de tout dommage résultant de la tenue des registres fonciers.

A cet égard, le Gouvernement se réfère à un jugement du tribunal de grande instance d’Ankara du 16 décembre 2010, par lequel celui-ci aurait accordé réparation à une personne privée, dont le titre de propriété avait été transféré au Trésor public à la suite d’études cadastrales et dont le recours en annulation de ces études cadastrales avait été rejeté pour forclusion. Dans ce jugement, le tribunal aurait enjoint au Trésor public d’indemniser l’intéressé dans la mesure où, selon l’article 1007 du code civil, l’Etat avait une responsabilité objective pour la tenue des registres fonciers (paragraphe 26 ci-dessus).

Le Gouvernement se réfère également à l’arrêt rendu le 13 avril 2010 par la Cour de cassation, qui a cassé le jugement de première instance et a conclu que le tribunal de première instance aurait dû accorder une indemnité au titre de l’article 1007 du code civil au demandeur, qui avait été privé de son titre de propriété au profit de la Direction générale des forêts alors qu’il avait acquis le bien de bonne foi.

31.  Invoquant la jurisprudence de la Cour en la matière, le requérant soutient qu’il n’avait disposé d’aucun recours effectif pour demander à être indemnisé. Il estime que la possibilité de solliciter une indemnisation doit être appréciée au moment de l’introduction de sa requête. Or, eu égard à la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, il n’y avait aucune possibilité, à l’époque, de demander réparation pour les dommages subis en raison de la perte d’un titre de propriété.

32.  La Cour a déjà jugé qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. A cet égard, elle souligne que tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que l’article 35 § 1 a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux (Cardot c. France, 19 mars 1991, § 36, série A no 200).

De surcroît, elle rappelle que la démarche la plus appropriée dans les situations où elle relève des défaillances structurelles ou générales dans le droit ou la pratique internes consiste à prier l’Etat défendeur de réexaminer l’effectivité des recours existants et, le cas échéant, de mettre en place des recours effectifs, afin d’éviter que des affaires répétitives ne soient portées devant la Cour. Une fois un tel défaut identifié, il incombe aux autorités nationales, sous le contrôle du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, de prendre, rétroactivement s’il le faut, les mesures de redressement nécessaires conformément au principe de subsidiarité de la Convention, de manière que la Cour n’ait pas à réitérer son constat de violation dans une série d’affaires comparables (voir, mutatis mutandis, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, §§ 191 à 193, CEDH 2004-V). Dans le cas contraire, une telle situation risque à long terme de nuire au bon fonctionnement du mécanisme de protection des droits de l’homme créé par la Convention (voir, mutatis mutandis, İçyer c. Turquie (déc.), no 18888/02, § 84, CEDH 2006-I, et SARL Comptoir Aixois des Viandes c. France (déc.), no 19863/08, 12 octobre 2010). La Cour n’a pas formellement identifié le cas d’espèce comme une défaillance structurelle dans le droit ou la pratique internes. Toutefois, le fait qu’après l’arrêt Turgut et autres, précité, près de quarante arrêts ont été rendus en la matière démontre que le problème de l’annulation de titres de propriété établis en bonne et due forme sans indemnisation est un problème structurel. Des centaines d’affaires traitant de cette question sont encore pendantes devant la Cour. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les tribunaux internes ont procédé à ce changement de jurisprudence en se référant aux arrêts de la Cour.

33.  La Cour relève qu’un examen du droit et de la jurisprudence internes pertinents révèle l’existence d’un recours en indemnisation pour les personnes privées de leurs biens appartenant au domaine forestier. En effet, à la suite des arrêts rendus par la Cour à ce sujet (voir, entre autres, Turgut et autres, Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş., Nural Vural, Rimer et autres, S.S. Göller Bölgesi Konut Yapı Koop, et Hacısalihoğlu, tous précités), la Cour de cassation a, fin 2009, opéré un revirement de jurisprudence quant à l’application de l’article 1007 du code civil, et a ainsi autorisé l’indemnisation de personnes privées de leurs biens appartenant au domaine forestier sur le fondement de cette disposition. La haute juridiction a confirmé cette jurisprudence dans plusieurs arrêts rendus ultérieurement.

Ensuite, la Cour relève que la jurisprudence interne a également évolué relativement au délai de prescription pour l’introduction d’un recours en indemnisation et au mode de calcul du montant de l’indemnité, toujours pour l’interprétation et l’application de l’article 1007 du code, par les différentes chambres de la Cour de cassation. Selon cette nouvelle évolution jurisprudentielle, les individus privés de leur titre de propriété au motif que leur bien immobilier faisait partie du domaine forestier peuvent à présent introduire un recours pour demander une indemnité correspondant à la valeur réelle du bien dans un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le jugement les privant de leur titre de propriété est devenu définitif.

Cette voie de recours est désormais régulièrement exercée et les juridictions internes appliquent souvent la disposition précitée en se référant à l’article 1 du Protocole no 1 et à la jurisprudence de la Cour (voir les exemples de décisions figurant dans la partie « Droit et pratique internes pertinents »). On peut donc affirmer que cette jurisprudence est aujourd’hui bien établie.

34.  Aussi la Cour considère-t-elle qu’à l’heure actuelle le recours en indemnisation fondé sur l’article 1007 du code civil, qui à donné lieu au revirement de jurisprudence opéré dans l’arrêt du 18 novembre 2009 de l’Assemblée générale civile de la Cour de cassation (E. 2009/4-383–K. 2009/517), a acquis un degré de certitude juridique suffisant pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention.

35.  Il reste à déterminer si le requérant, dont le titre de propriété a été annulé par un jugement devenu définitif le 27 mars 2007, peut bénéficier de cette évolution jurisprudentielle pour demander une indemnisation dans le cadre de l’article 1007 du code civil, dans la mesure où, en principe, l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Cependant, comme la Cour l’a indiqué maintes fois, cette règle ne va pas sans exceptions, qui peuvent être justifiées par les circonstances particulières de chaque cas d’espèce (Baumann c. France , no 33592/96, § 47, CEDH 2001-V (extraits), et Brusco c Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001-IX). La Cour s’est en particulier écartée de cette règle générale dans des requêtes dirigées contre l’Italie, la Croatie, la Slovaquie et la Pologne concernant des recours formés pour durée excessive d’une procédure (Brusco, précité, Nogolica c. Croatie (déc.), n77784/01, CEDH 2002-VIII, Andrášik et autres c. Slovaquie (déc.), nos 57984/00, 60226/00, 60237/00, 60242/00, 60679/00, 60680/00 et 68563/01, CEDH 2002-IX, Charzyński c. Pologne (déc.), no 15212/03, CEDH 2005-V, et Tadeusz Michalak c. Pologne (déc.), no 24549/03, 1er mars 2005). Elle a fait de même pour certaines requêtes contre la Turquie concernant les questions liées au droit de propriété (İçyer (déc.), précitée, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, CEDH 2010 – (1.3.10)). Comme dans ces affaires, le Cour estime qu’en l’espèce il convient de déroger au principe général eu égard à l’existence de certains éléments, à savoir le grand nombre de requêtes similaires pendantes devant elle (paragraphe 32 ci-dessus), qui risquent d’engorger son rôle et ainsi d’affaiblir le fonctionnement du système de protection établi par la Convention.

36.  A cet égard, contrairement à ce qu’affirme le requérant, la Cour observe qu’il peut introduire un recours en indemnisation dans un délai de dix ans à partir du 27 mars 2007. L’arrêt de principe susmentionné rendu par la Plénière (E. 2009/4-383–K. 2009/517) le 18 novembre 2009, dans lequel il est clairement fait référence aux arrêts Turgut et autres (précité), Hacısalihoğlu (précité) et Turgut et autres (satisfaction équitable) (précité), a établi sans équivoque qu’en cas d’annulation d’un titre de propriété au motif que le terrain fait partie du domaine forestier, une personne privée a le droit de demander à un tribunal judiciaire une indemnisation sur le fondement de l’article 1007 du code civil.

La pratique des juridictions internes a confirmé et affiné cette jurisprudence. D’après les toutes dernières évolutions, le délai de recours est fixé à dix ans à partir du jugement définitif annulant le titre de propriété et le tribunal compétent doit évaluer le montant de l’indemnité en fonction du sujet, de la nature, de la valeur du bien immobilier en cause, des éventuels revenus fonciers et du prix de terrains similaires (paragraphe 27 ci-dessus).

37.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que l’article 35 § 1 de la Convention impose au requérant de saisir les juridictions internes compétentes dans un délai de dix ans à compter du 27 mars 2007, conformément à la nouvelle jurisprudence susmentionnée de la Cour de cassation (paragraphes 26 et 27 ci-dessus), pour demander réparation sur le fondement de l’article 1007 du code civil du dommage qu’il a subi en raison de l’annulation de son titre de propriété. Par ailleurs, la Cour ne décèle aucune circonstance exceptionnelle de nature à le dispenser de l’obligation d’épuiser cette voie de recours.

38.  Il s’ensuit que le grief du requérant doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes.

DECISION D'IRRECEVABILITE

Arioğlu et autres c. Turquie du 6 novembre 2012 requête n°11166/05

Des voies de recours internes sont mis en place en Turquie pour contester l’annulation sans indemnisation de titres de propriété

Constatant que le recours en indemnisation sur le fondement de l’article 1007 du Code civil est désormais largement utilisé, et que la loi n°6292 adoptée en 2012 permet aux requérants privés de leur terrain de formuler une demande de restitution dans les deux ans qui suivent son entrée en vigueur, la Cour a considéré que ces voies de recours avaient acquis un degré de certitude juridique suffisant pour pouvoir et devoir être utilisées.

La CEDH raye ainsi un nombre non négligeable de requêtes présentées devant elle.

26.  La Cour relève qu’un examen du droit et de la jurisprudence internes pertinents révèle d’une part l’existence d’une loi prévoyant la restitution de terrains dont les titres de propriété ont été annulés en application de l’article 2 § B de la loi no 6831 et, d’autre part, l’existence d’un recours en indemnisation pour les personnes privées de leurs biens appartenant au domaine forestier. En effet, à la suite des arrêts rendus par la Cour à ce sujet (voir, entre autres, les arrêts Turgut et autres, Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş., Nural Vural, Rimer et autres, S.S. Göller Bölgesi Konut Yapı Koop, Cin et autres, et Hacısalihoğlu, tous précités), la Cour de cassation a, fin 2009, opéré un revirement de jurisprudence quant à l’application de l’article 1007 du code civil, et a ainsi autorisé l’indemnisation de personnes privées de leurs biens inclus dans le domaine forestier sur le fondement de cette disposition. La haute juridiction a confirmé cette jurisprudence dans plusieurs arrêts rendus ultérieurement.

En outre, la Cour relève que différentes chambres de la Cour de cassation ont également fait évoluer la jurisprudence interne relativement au délai de prescription pour l’introduction d’un recours en indemnisation et au mode de calcul du montant de l’indemnité, toujours en ce qui concerne l’interprétation et l’application de l’article 1007 du code. Selon cette nouvelle évolution jurisprudentielle, les individus privés de leur titre de propriété au motif que leur bien immobilier faisait partie du domaine forestier peuvent à présent introduire un recours pour demander une indemnité correspondant à la valeur réelle du bien dans un délai de dix ans à compter de la date à laquelle le jugement les privant de leur titre de propriété est devenu définitif.

Plus récemment, le 18 avril 2012, l’Assemblée nationale a adopté la loi no 6292 (elle fut publiée au Journal officiel le 26 avril 2012 et entra en vigueur le même jour) notamment pour apporter une solution supplémentaire concernant une catégorie spécifique de terrains, à savoir ceux dont les titres de propriété ont été annulés dans le cadre de l’article 2 § B de la loi sur les forêts. L’article 7 § 1 a) de cette loi prévoit la restitution de terrains aux propriétaires dont le titre de propriété avait été annulé par l’application de l’article 2 § B de la loi no 6831 sur les forêts.

La voie de recours afférente à l’article 1007 du code civil est désormais régulièrement exercée et les juridictions internes appliquent souvent la disposition précitée en se référant à l’article 1 du Protocole no 1 et à la jurisprudence de la Cour (voir les exemples de décisions figurant dans la partie « Droit et pratique internes pertinents »). On peut donc affirmer que cette jurisprudence est aujourd’hui bien établie.

Par ailleurs, d’après le libellé de l’article 7 § 1 a) de la loi du 18 avril 2012, il n’existe aucun obstacle à ce que les requérants demandent la restitution de leur terrain dans un délai de deux ans à partir du 26 avril 2012, date de l’entrée en vigueur de cette loi. L’article 7 § 4 de la même loi prévoit certaines situations exceptionnelles dans lesquelles une indemnité équivalente à la valeur marchande ou un terrain de valeur équivalente sont proposés en contrepartie du terrain dont la propriété est transférée au Trésor public.

27.  Aussi la Cour considère-t-elle qu’à l’heure actuelle le recours en indemnisation fondé sur l’article 1007 du code civil, qui a donné lieu au revirement de jurisprudence opéré dans l’arrêt du 18 novembre 2009 de l’Assemblée générale civile de la Cour de cassation (E. 2009/4-383–K. 2009/517), et la possibilité de restitution prévue par l’article 7 de la loi du 18 avril 2012 ont acquis un degré de certitude juridique suffisant pour pouvoir et devoir être utilisés aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention.

28.  Il reste à déterminer si les requérants, dont le titre de propriété a été annulé par un jugement devenu définitif le 10 octobre 2004, ont pu bénéficier de cette évolution jurisprudentielle et de la nouvelle loi pour demander une indemnisation dans le cadre de l’article 1007 du code civil ou une restitution dans le cadre de l’article 7 de la loi no 6292 du 18 avril 2012, dans la mesure où, en principe, l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Cependant, comme la Cour l’a indiqué maintes fois, cette règle ne va pas sans exceptions, qui peuvent être justifiées par les circonstances particulières de chaque cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47,
CEDH 2001-V ; Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX). La Cour s’est en particulier écartée de cette règle générale dans des requêtes dirigées contre l’Italie, la Croatie, la Slovaquie et la Pologne concernant des recours formés pour durée excessive de procédures (Brusco, précité ; Nogolica c. Croatie (déc.), no 77784/01, CEDH 2002‑VIII ; Andrášik et autres c. Slovaquie (déc.), nos 57984/00, 60237/00, 60242/00, 60679/00, 60680/00, 68563/01 et 60226/00, CEDH 2002‑IX ; Charzyński c. Pologne (déc.), no 15212/03, CEDH 2005-V, et Tadeusz Michalak c. Pologne (déc.), no 24549/03, 1er mars 2005). Elle a fait de même pour certaines requêtes contre la Turquie concernant les questions liées au droit de propriété (İçyer (déc.), précitée, Altunay c. Turquie (déc.), no 42936/07, 17 avril 2012, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, CEDH 2010).

29.  A cet égard, la Cour observe que les requérants peuvent soit introduire un recours en indemnisation dans un délai de dix ans à partir du 10 octobre 2004, date à laquelle ils se sont vu notifier le jugement annulant leur titre de propriété, soit demander la restitution du terrain dans un délai de deux ans à partir du 26 avril 2012, date de l’entrée en vigueur de la loi no 6292. L’arrêt de principe susmentionné rendu le 18 novembre 2009 par la Plénière (E. 2009/4-383–K. 2009/517), dans lequel il est clairement fait référence aux arrêts Turgut et autres (précité), Hacısalihoğlu (précité) et Turgut et autres (satisfaction équitable) (précité), a établi sans équivoque qu’en cas d’annulation d’un titre de propriété au motif que le terrain fait partie du domaine forestier, une personne privée a le droit de demander à un tribunal judiciaire une indemnisation sur le fondement de l’article 1007 du code civil. Par ailleurs, le texte de l’article 7 § 1 a) de la loi no 6292 prévoit clairement la restitution des terrains dont les titres de propriété ont été annulés en vertu de l’article 2 § B de la loi sur les forêts, comme dans le cas des requérants, dans un délai de deux ans à partir du 26 avril 2012.

La pratique des juridictions internes a confirmé et affiné cette jurisprudence. D’après les toutes dernières évolutions, le délai de recours est fixé à dix ans à partir du jugement définitif annulant le titre de propriété et le tribunal compétent doit évaluer le montant de l’indemnité en fonction du sujet, de la nature, de la valeur du bien immobilier en cause, des éventuels revenus fonciers et du prix de terrains similaires. Par ailleurs, en principe, l’article 7 § 1 de la loi no 6292 prévoit un droit à restitution.

30.  En ce qui concerne les situations exceptionnelles invoquées par les requérants, la Cour constate que lorsque la restitution n’est pas possible l’article 7 § 4 propose d’autres modes de réparation, à savoir soit une indemnité équivalente à la valeur marchande du bien en question soit un autre terrain d’une valeur équivalente. Selon la Cour, la solution édictée à l’article 7 § 4 permet de combiner les effets de l’article 7 § 1 et ceux induits par le revirement de jurisprudence qui ouvre la possibilité de demander des indemnités en vertu de l’article 1007 du code civil.

31.  Quant à la question de l’impossibilité pour les requérants de demander réparation pour le préjudice moral, la Cour note tout d’abord que les intéressés n’étayent aucunement ce grief.

Par ailleurs, dans son arrêt du 13 juillet 2006 sur la satisfaction équitable en l’affaire Doğan et autres c. Turquie ((satisfaction équitable), nos 8803-8811/02, 8813/02 et 8815‑8819/02, § 61) où une question semblable se posait, la Cour avait rejeté les demandes d’indemnisation pour préjudice moral. En effet, compte tenu des mesures prises par les autorités turques pour remédier à la situation des personnes déplacées à la suite de l’adoption de l’arrêt sur le fond dans ladite affaire, elle avait considéré que cet arrêt constituait une réparation adéquate pour tout dommage moral résultant des violations constatées des articles 8 et 13 de la Convention et 1 du Protocole no 1.

En outre, la Cour rappelle avoir conclu dans des affaires portant sur le domaine forestier en général (voir, par exemple, Turgut et autres c. Turquie (satisfaction équitable), précité, § 22, et Cin et autres c. Turquie, précité, § 41) que le constat de violation constituait une réparation suffisante.

32.  En l’espèce, et dans les affaires potentielles similaires, la Cour considère que les constats de violation formulés dans les arrêts Turgut et autres et Cin et autres, précités, sont de nature à vider le grief relatif à l’absence d’indemnité pour préjudice moral, eu égard notamment à l’ampleur des voies de recours mises à la disposition des requérants par le revirement jurisprudentiel opéré par les juridictions turques et par l’adoption de la loi no 6292, notamment l’article 7 § 1 de celle-ci, qui prévoit la possibilité d’une restitution des biens immobiliers en question ainsi que l’article 7 § 4 qui prévoit des modes de réparations similaires.

33.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants, dans les circonstances de l’espèce, de saisir les autorités compétentes et/ou juridictions civiles d’une demande de restitution et/ou d’indemnisation fondée sur la nouvelle loi no 6292 et/ou sur l’article 1007 du code civil, conformément à la nouvelle loi et à la nouvelle jurisprudence susmentionnée de la Cour de cassation. Par ailleurs, la Cour ne décèle aucune circonstance exceptionnelle de nature à dispenser les intéressés de l’obligation d’épuiser cette voie de recours.

34.  Cette conclusion ne préjuge en rien d’un éventuel réexamen de la question de l’efficacité des recours litigieux dans l’hypothèse où les intéressés seraient en mesure d’étayer, par des pratiques et des décisions de justice, l’absence d’efficacité et de réalité de ceux-ci.

35.  Il s’ensuit que le grief des requérants doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes.

Arrêt PREDA et autres c. ROUMANIE du 29 avril 2014

Requêtes nos 9584/02, 33514/02, 38052/02, 25821/03, 29652/03, 3736/03, 17750/03 et 28688/04

Les requérants doivent appliquer les nouvelles procédures internes surtout quand elles ont été mis en place à la demande de la CEDH dans un arrêt pilote au sens de l'article 46 de la Convention et de l'article 61 de son règlement.

La loi adoptée par le Parlement roumain offre en principe un cadre accessible et effectif pour le redressement de griefs d’atteintes au droit au respect des biens confisqués ou nationalisés par le régime communiste.

a)  Principes généraux

108.  La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes est une partie indispensable du fonctionnement du mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention. Les États doivent avoir la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne avant de répondre de leurs actes devant un organisme international. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour en ce qui concerne les griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de leur pays (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

109.  La Cour a par ailleurs souligné avec vigueur le caractère subsidiaire du mécanisme de la Convention et les limitations qui s’ensuivent quant à son propre rôle. Elle a ainsi réaffirmé qu’il ne seyait pas à sa fonction de juridiction internationale de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière – deux tâches, qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 69, CEDH 2010).

110.  La Cour rappelle en outre que les dispositions de l’article 35 de la Convention prescrivent l’épuisement des seuls recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir, entre autres, Akdivar et autres, précité, § 66, et Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998-I).

111.  De surcroît, la Cour rappelle qu’elle doit appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes en tenant dûment compte du contexte : le mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme que les Parties contractantes sont convenues d’instaurer. Elle a ainsi reconnu que l’article 35 § 1 de la Convention doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. La règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste du contexte juridique et politique dans lequel les recours s’inscrivent ainsi que de la situation personnelle des requérants (voir, par exemple, Akdivar et autres, précité, § 69, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 53, Recueil 1996‑VI, et Menteş et autres c. Turquie, 28 novembre 1997, § 58, Recueil 1997‑VIII).

112.  De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser les requérants de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à eux (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 75, CEDH 1999‑V). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours interne donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne peut à lui seul justifier la non-utilisation de ce recours (Akdivar et autres, précité, § 71, et Van Oosterwijck c. Belgique, 6 novembre 1980, § 37, série A no 40 ; voir aussi Giacometti et autres c. Italie (déc.), no 34939/97, CEDH 2001‑XII).

113.  La Cour rappelle également que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie en principe à la date de l’introduction de la requête devant elle. Toutefois, des exceptions à cette règle peuvent se justifier par les circonstances d’une affaire donnée (voir la décision précitée Demopoulos et autres, § 87, avec les références qui y sont citées).

En particulier, la Cour rappelle s’être écartée de ce principe général dans des affaires examinées à la suite d’un arrêt de principe ou d’un arrêt pilote, par exemple dans des affaires dirigées contre l’Italie, la Pologne, la Russie et la Grèce concernant des voies de recours visant la durée de procédure (Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX, Charzyński c. Pologne (déc.), no 15212/03, CEDH 2005‑V, Nagovitsyn et Nalgiyev c. Russie (déc.), nos 27451/09 et 60650/09, 23 septembre 2010, et Techniki Olympiaki A.E. c. Grèce (déc.), no 40547/10, 1er octobre 2013), dans une affaire dirigée contre la Moldova (Bălan c. Moldova (déc.), no 44746/08, 24 janvier 2012) concernant un nouveau recours visant l’inexécution prolongée de décisions judiciaires, ou encore dans une affaire dirigée contre la Turquie (İçyer c. Turquie (déc.), no 18888/02, CEDH 2006‑I) concernant un nouveau recours indemnitaire visant l’ingérence dans le droit de propriété. Les voies de recours en cause dans ces affaires avaient été instaurées pour vider au niveau interne les griefs fondés sur la Convention présentés par des personnes dont les requêtes pendantes devant la Cour portaient sur des problèmes similaires.

b)  Les mesures indiquées par la Cour dans son arrêt pilote Maria Atanasiu et autres c. Roumanie

114.  La Cour a déjà eu à connaître d’un grand nombre de requêtes dirigées contre la Roumanie exposant des griefs relatifs à des droits à restitution ou à indemnisation pour des biens confisqués ou nationalisés par l’État sous le régime communiste. Après avoir constaté dans de nombreux arrêts l’inefficacité du mécanisme d’indemnisation ou de restitution mis en place par les autorités roumaines et conclu à la violation de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour, se prévalant de l’article 46 de la Convention, a indiqué au Gouvernement que des mesures générales s’imposaient pour permettre la réalisation effective et rapide du droit à restitution (voir, entre autres, Viaşu c. Roumanie, n 75951/01, §§ 75-83, 9 décembre 2008, concernant le non-paiement de dédommagements dus en raison de l’impossibilité de restituer un terrain ; Faimblat c. Roumanie, no 23066/02, §§ 48-54, 13 janvier 2009, concernant le refus d’un tribunal de statuer sur une action visant à la constatation de l’illégalité de la nationalisation d’un immeuble, combiné avec le non-respect par l’administration des délais fixés par la loi de restitution, et Katz c. Roumanie, n 29739/03, §§ 30-36, 20 janvier 2009, concernant la coexistence de deux titres de propriété pour le même bien immeuble).

115.  Dans son arrêt Maria Atanasiu et autres (précité), la Cour est parvenue à la conclusion que l’inefficacité du mécanisme d’indemnisation dont elle avait fait le constat dans les arrêts susmentionnés, ainsi que dans de nombreux autres arrêts, constituait un problème récurrent et à grande échelle. En dépit des arrêts susmentionnés et des mesures générales qui y étaient indiquées, le nombre de constats de violation de la Convention n’a cessé de croître, tandis que plusieurs centaines de requêtes similaires étaient pendantes devant la Cour. Jugeant qu’une telle situation représentait non seulement un facteur aggravant quant à la responsabilité de l’État au regard de la Convention, mais également une menace pour l’effectivité à l’avenir du dispositif de contrôle mis en place par la Convention, la Cour a décidé d’appliquer la procédure de l’arrêt pilote (Maria Atanasiu et autres, précité, §§ 215-218).

Elle a invité l’État défendeur à prendre des mesures pour mettre un terme à la situation structurelle constatée. Tout en jugeant qu’il convenait de laisser à ce dernier une ample marge d’appréciation quant au choix des mesures à prendre à cet effet, la Cour s’est référée aux faiblesses constatées du mécanisme de restitution et a indiqué, à titre d’exemple, quelques pistes à explorer par le gouvernement défendeur afin que le respect des droits énoncés à l’article 6 de la Convention et à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention puisse être garanti : l’amendement du mécanisme de restitution par le biais d’une refonte législative destinée à fournir des règles de procédure claires, accessibles, simplifiées et prévisibles, doublées d’une pratique judiciaire et administrative cohérente, l’établissement de délais contraignants pour l’ensemble des étapes administratives, le plafonnement des indemnisations ou leur échelonnement et, enfin, un contrôle juridictionnel effectif (idem, §§ 231-236).

116.  Compte tenu du nombre très important de requêtes dirigées contre la Roumanie portant sur le même type de contentieux, la Cour a aussi décidé d’ajourner l’examen de toutes les requêtes résultant de la même problématique générale, en attendant l’adoption par les autorités roumaines de mesures aptes à offrir un redressement adéquat à l’ensemble des personnes concernées par les lois de réparation (idem, § 241).

c)  Application aux présentes requêtes des principes susmentionnés relatifs à l’épuisement des voies de recours

117.  La Cour relève à titre liminaire que les huit requêtes à l’étude sont les premières requêtes non encore déclarées recevables à être examinées depuis la procédure de l’arrêt pilote suivie dans l’affaire Maria Atanasiu et autres (précitée).

118.  Elle est consciente de la complexité factuelle des affaires qui ont trait à des procédures judiciaires et/ou administratives en restitution ou en indemnisation concernant des biens passés dans le patrimoine de l’État pendant le régime communiste. Cette complexité est due tant au temps écoulé depuis la dépossession subie par les victimes qu’à l’évolution des solutions politiques et juridiques envisagées depuis la chute du régime.

C’est à la lumière de ces considérations et des observations formulées par les parties que la Cour se prononcera sur l’efficacité, pour la situation des requérants, des remèdes proposés par le dispositif qu’ont introduit la loi no 165/2013 et ses règlements d’application.

i.  Quant aux recours prévus par la loi no 165/2013

119.  La Cour note d’emblée que la loi susmentionnée n’abroge pas les lois antérieures en matière de restitution : elle les complète et, sur certains points, les modifie.

Cela dit, la loi établit en premier lieu l’obligation d’examen par les autorités concernées des demandes de restitution enregistrées auprès d’elles et non encore réglées, qu’il s’agisse de terrains ou d’immeubles (articles 4, 8 et 33 de la loi no 165/2013). En cas d’impossibilité de restitution en nature, la loi confirme aussi l’obligation d’examen des demandes de dédommagement enregistrées et non réglées lors de son entrée en vigueur.

120.  La loi introduit une nouvelle procédure d’octroi de compensations, ces dernières étant exprimées en points. Les compensations donnent droit à la participation à des ventes aux enchères publiques organisées en vidéoconférence, et éventuellement, lorsque les points n’ont pas été utilisés pour l’achat de biens lors de ces ventes, à un dédommagement en numéraire. Le montant des dédommagements est calculé en fonction de la valeur marchande (valoarea de circulaţie) du bien et est payable d’une manière échelonnée (articles 3 § 7 et 16 à 31 de la loi).

121.  La loi fixe des délais précis pour chaque étape administrative (voir, par exemple, les articles 5, 8, 11, 27, 31 à 34 et 41 de la loi) et elle prévoit la possibilité d’un contrôle juridictionnel qui permet aux tribunaux non seulement de vérifier la légalité des décisions administratives, mais également de subroger les autorités administratives en prononçant, si nécessaire, une décision d’octroi de la propriété d’un bien ou d’octroi d’une compensation.

122.  Les actions en justice introduites en vertu de la loi no 165/2013 sont exemptes de droit de timbre (article 35 de la loi).

123.  En cas de coexistence de plusieurs titres de propriété se rapportant au même terrain, la loi prévoit l’annulation du/des titre(s) de propriété le(s) plus récent(s) et l’octroi d’une compensation (article 47 de la loi).

124.  En revanche, en dépit des mesures générales indiquées dans l’arrêt Katz (précité), ni l’article 32 invoqué par le Gouvernement ni aucun autre article de la loi no 165/2013 ne contiennent de dispositions procédurales ou matérielles visant à régler la question du sort des décisions de justice définitives qui ont validé des titres de propriété concurrents pour un immeuble bâti (paragraphe 85 ci-dessus).

En outre, aucune autre voie procédurale n’est ouverte aux anciens propriétaires qui, ne pouvant pas bénéficier d’une restitution en nature, auraient droit à un dédommagement, lorsque le fait rendant la restitution impossible s’est produit ou a été confirmé après l’expiration des délais fixés pour l’introduction d’une demande en dédommagement (paragraphe 69 ci-dessus).

125.  En ce qui concerne le paiement effectif des compensations octroyées, la loi no 165/2013 met en place un système d’échelonnement des paiements selon lequel les personnes disposant, à la date d’entrée en vigueur de la loi, d’une créance née d’une décision de justice ou administrative, recevront un dédommagement payable sur une période de cinq ans (article 41 § 1 de la loi). Les personnes qui se verront reconnaître une créance après l’entrée en vigueur de la loi et sur le fondement de celle-ci obtiendront le paiement du dédommagement ainsi octroyé sur une période de sept ans (article 31 § 2 de la loi).

126.  La Cour rappelle la large marge d’appréciation dont disposent les États pour choisir les solutions qui leur conviennent le mieux s’agissant, comme en l’espèce, de réformes économiques, sociales ou autres de grande envergure, qui visent à effacer certaines conséquences d’un régime totalitaire et à assurer la transition vers une forme démocratique de gouvernement (voir, par exemple, Demopoulos et autres, décision précitée, § 117, Maria Atanasiu et autres, précité, §§ 170-172).

127.  Elle rappelle également que, en cas de privation de propriété au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, des impératifs d’intérêt général peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande du bien, pourvu que la somme versée soit raisonnablement en rapport avec la valeur du bien (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 54, série A no 98, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 120, série A no 102, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], n 36813/97, §§ 95 et suivants, CEDH 2006-V).

La Cour respecte la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’intérêt général, sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, § 45, série A no 169).

128.  La Cour rappelle enfin avoir déjà jugé que des mesures d’aménagement du règlement des créances dues par l’État en vertu de décisions de justice définitives, telles que l’échelonnement de leur paiement, prises afin de sauvegarder l’équilibre budgétaire entre les dépenses et les recettes publiques, poursuivaient un but d’utilité publique et ménageaient un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu, eu égard au respect du mécanisme mis en place et à la diligence dont les autorités avaient fait preuve dans son exécution (Dumitru et autres (déc.), no 57265/08, §§ 47-52, 4 septembre 2012).

129.  Compte tenu de ce qui précède et eu égard à la marge d’appréciation de l’État roumain et aux garanties susmentionnées offertes, à savoir des règles de procédure claires et prévisibles, assorties de délais contraignants et d’un contrôle juridictionnel effectif, la Cour estime que la loi no 165/2013 offre, en principe, un cadre accessible et effectif pour le redressement de griefs relatifs à des atteintes au droit au respect des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 dues à l’application des lois de restitution notamment dans les situations suivantes : coexistence de titres de propriété concurrents pour un même terrain, annulation d’un titre de propriété en l’absence de remise en cause du droit à restitution ou à indemnisation, délivrance d’une décision définitive confirmant le droit à une indemnisation dont le montant n’est pas déterminé, absence de règlement de la somme octroyée en guise d’indemnisation par une décision définitive et l’absence prolongée de décision en réponse à une demande de restitution.

130.  La Cour constate en revanche que la loi no 165/2013 ne prévoit aucune disposition, de nature procédurale ou matérielle, apte à fournir un redressement dans les situations dans lesquelles coexistent plusieurs titres de propriété pour un même immeuble bâti.

131.  Elle note en outre que, au vu des délais fixés par la loi no 165/2013 pour les procédures administratives, auxquels peuvent s’ajouter ceux liés à d’éventuelles procédures judiciaires, l’achèvement du processus et le règlement définitif des demandes peuvent prendre de nombreuses années. De l’avis de la Cour, une telle situation, exceptionnelle, est inhérente à la complexité factuelle et juridique entourant l’état de biens nationalisés ou confisqués il y a plus de soixante ans et qui ont connu depuis de nombreux changements de propriétaire et/ou d’usage.

Eu égard au caractère singulier de pareille situation, la Cour considère que de tels délais ne sauraient, per se, ni mettre en cause l’efficacité du mécanisme ainsi réformé ni être considérés de prime abord comme contraires à l’un des droits garantis par la Convention, notamment le droit, garanti par l’article 6 de la Convention, au délai raisonnable d’une procédure.

132.  La Cour est consciente que, du fait de l’adoption récente de la loi no 165/2013, aucune pratique judiciaire et administrative quant à son application n’a pu encore se développer. Elle n’aperçoit cependant aucune raison de conclure à ce stade à l’inefficacité de ce nouveau remède dans les situations décrites ci-dessus (paragraphe 129 ci-dessus). Les doutes exprimés par les requérants quant aux chances de succès du nouveau dispositif législatif interne ne sauraient modifier la présente conclusion. La Cour se réserve néanmoins le droit d’examiner à l’avenir toute allégation d’inefficacité du nouveau dispositif législatif fondée sur son application concrète (voir, mutatis mutandis, Nogolica c. Croatie (déc.), no 77784/01, CEDH 2002‑VIII, et Nagovitsyn et Nalgiyev, décision précitée, § 30).

133.  La Cour conclut dès lors que, à l’exception des situations dans lesquelles coexistent plusieurs titres de propriété se rapportant à un même immeuble bâti, la loi no 165/2013 offre en principe aux justiciables roumains la possibilité d’obtenir un redressement de leur grief au niveau interne (paragraphe 130 ci-dessus), possibilité dont il leur incombe de faire usage.

ii.  Quant à la question de savoir si les requérants doivent épuiser les voies de recours offertes par la loi no 165/2013

134.  La Cour observe d’emblée que les présentes requêtes ont été introduites avant l’entrée en vigueur de la loi no 165/2013. Toutefois, elle considère que les circonstances de l’espèce justifient une exception au principe général selon lequel c’est au moment de l’introduction de la requête que la Cour examine s’il a été satisfait à la condition de l’épuisement des voies de recours internes.

En effet, la Cour note que la loi susmentionnée s’inscrit dans une logique visant à permettre aux autorités roumaines compétentes de redresser les manquements relevés dans l’arrêt Maria Atanasiu et autres (précité) et, par conséquent, à réduire le nombre de requêtes soumises à son examen. Cela vaut tant pour les requêtes introduites après la date d’entrée en vigueur de la loi que pour celles qui, à la date en question, étaient déjà inscrites au rôle de la Cour. À cet égard, une importance particulière doit être attachée au fait que l’article 4 de la loi no 165/2013 se réfère explicitement aux requêtes déjà enregistrées au rôle de la Cour et qu’il vise à faire tomber dans le champ d’application des procédures y décrites toute requête pendante devant la Cour.

135.  Dès lors, la Cour va entreprendre l’examen des griefs exposés dans les présentes requêtes afin de déterminer si, eu égard aux circonstances factuelles de celles-ci, les requérants sont tenus, ainsi que le requiert l’article 35 § 1 de la Convention, d’épuiser les voies de recours internes prévues par la loi no 165/2013 avant l’examen de leur requête par la Cour.

136.  La Cour note que Mme Preda (requête no 9584/02) se plaint que le terrain qui lui a été restitué a également été octroyé à des tiers et qu’elle ne peut pas jouir pleinement de son bien.

Elle constate que la situation dénoncée est visée par les dispositions de l’article 47 de la loi no 165/2013, qui prévoit l’annulation du titre de propriété le plus récent et soit l’émission d’un nouveau titre en remplacement du titre annulé soit la proposition d’octroi d’une compensation.

Ce constat vaut aussi pour les requérants ayant introduit les requêtes nos 17750/03 et 28688/04, qui se plaignent de ne pas pouvoir jouir pleinement du terrain qui leur a été restitué du fait qu’il a été restitué également à d’autres personnes (no 17750/03), ou qui dénoncent l’annulation partielle de certains actes établis en leur faveur (no 28688/04).

137.  La Cour constate ensuite que la procédure prévue par l’article 41 de la loi no 165/2013 permettrait aux héritiers de M. Mocănaşu (requête no335142) de percevoir un dédommagement en vertu de la décision administrative rendue en 2008 par la Commission centrale d’indemnisation.

138.  S’agissant de M. Corocleanu (requête no 38052/02), qui dispose depuis 2006 d’une décision administrative confirmant son droit à des dédommagements pour l’immeuble sis à Sibiu, la Cour estime qu’il peut faire valoir son droit en suivant les procédures décrites dans les chapitres III et IV de la loi no 165/2013.

139.  Quant à M. Butoi (requête no 25821/03), la Cour observe qu’il avait déposé en 2002 un dossier en restitution d’un terrain intra-muros situé à Râşnov en invoquant la loi no 10/2001. Dès lors, elle estime, comme l’indique le Gouvernement, que l’héritier de M. Butoi peut obtenir une décision finale et l’octroi d’une compensation en suivant les procédures prévues par les articles 21 et 32 de la loi no 165/2013.

140.  Elle note que la veuve de Reimar Karl Orendi (requête no 29652/03) s’est vu confirmer par une décision de justice définitive rendue en 2011 le droit à être indemnisée pour une quote-part d’une propriété constituée d’un terrain et d’un immeuble. Elle observe à cet égard que Mme Orendi pourrait obtenir la réalisation de son droit à indemnisation en se conformant à la procédure prévue par l’article 35 § 2 de la loi no 165/2013.

141.  Enfin, concernant la requête no 3736/03, la Cour note qu’une décision de justice a reconnu, avec effet rétroactif, Mme Lydia Rodan comme propriétaire légitime de l’immeuble que l’État s’était approprié illégalement en 1950 et qu’elle a ordonné à l’État de le restituer aux héritiers, à savoir les requérants. Le droit de propriété ainsi reconnu n’était pas révocable et d’ailleurs, il n’a été ni infirmé ni contesté à ce jour.

Or, Mme et M. Rodan n’ont pu, à ce jour, faire exécuter intégralement cette décision de justice. Ils n’ont ni pu reprendre la possession de la partie de l’immeuble vendue par l’État à des tiers ni obtenir un dédommagement.

Comme constaté ci-dessus (paragraphes 124 et 133), ces requérants ne disposent d’aucun remède pour faire valoir leur droit de propriété découlant d’une décision de justice définitive. Par ailleurs, la Cour constate que le Gouvernement n’a mis en avant aucune autre voie de recours existant en droit interne qui permettrait aux requérants d’obtenir ou la jouissance de leur bien ou un dédommagement pour cette perte de jouissance. Dès lors, le non-épuisement ne saurait leur être opposable.

d)  Conclusion

142.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 § 4 de la Convention, en ce qui concerne les requêtes nos 9584/02, 33514/02, 38052/02, 25821/03, 29652/03, 17750/03 et 28688/04.

143.  En ce qui concerne le grief des requérants ayant introduit la requête no 3736/03, elle rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Enfin, constatant que ce grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

L'EXERCICE D'UN SEUL RECOURS COMPENSATOIRE SUFFIT

Chatzistavrou c. Grèce du 1er mars 2018 requête n° 49582/14

37. Le Gouvernement invite d’abord la Cour à rejeter la requête pour non-épuisement des voies de recours internes ou à l’écarter comme étant prématurée. Il indique, d’une part, que les actions de prise à partie introduites par la requérante ainsi que l’action en dommages-intérêts menée devant les juridictions civiles à l’encontre du policier M.M. sont encore pendantes (paragraphes 31 et 34 ci-dessus) et, d’autre part, que la requérante n’a pas introduit une action en dommages-intérêts, sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, devant les juridictions administratives, lesquelles ne seraient pas liées par les décisions d’acquittement des juridictions pénales.

38. La requérante soutient qu’elle a épuisé les voies de recours internes puisque, selon elle, la constitution de partie civile dans le cadre de la procédure pénale suffit à se conformer à l’exigence de l’article 35 § 1 de la Convention. Elle est en outre d’avis que le fait que les actions de prise à partie sont pendantes n’entraîne pas des conséquences sur le plan de l’épuisement des voies de recours internes au motif que ces actions constituent une voie de recours extraordinaire et que l’article 35 de la Convention ne vise que les voies de recours ordinaires.

39. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (voir, entre autres, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58 CEDH 2009 ; et Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009).

40. La Cour note que la requérante a porté plainte contre le policier M.M. avec constitution de partie civile. Elle constate que le système juridique grec prévoit que l’intéressé qui dépose une plainte avec constitution de partie civile entame en principe des poursuites judiciaires afin d’obtenir des juridictions pénales une déclaration de culpabilité et, en même temps, une réparation, fût-elle minime (voir Perez c. France [GC], no 47287/99, §§ 70‑71, CEDH 2004-I, et Diamantides c. Grèce (déc.), no 71563/01, 20 novembre 2003). Quelle que soit le montant de la somme pour laquelle l’intéressé se constitue partie civile, même si ce montant n’est pas en principe important, cela n’enlève pas le caractère indemnitaire à sa constitution de partie civile (Korkolis c. Grèce, no 63300/09, § 17, 15 janvier 2015).

41. Eu égard à cette considération, la Cour n’estime pas que la requérante devrait attendre l’issue de l’action en dommages-intérêts qu’elle a introduite le 31 décembre 2013 ou engager une nouvelle action sur le fondement de l’article 105 précité.

42. Quant aux actions de prise à partie, la Cour estime qu’il s’agit là d’un recours extraordinaire qui ne fait pas partie de l’indispensable chaîne des voies de recours internes qu’un requérant doit épuiser aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention.

43. La Cour rejette donc l’exception du Gouvernement à cet égard.

44. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

R.K. c. FRANCE arrêt du 9 juillet 2015 requête 61264/11

Exception d'irrecevabilité rejetée : le requérant a fait le recours de l'OPRA jusqu'au bout, il n'avait pas besoin de faire un recours devant le tribunal administratif

36.  Le Gouvernement soulève, à titre principal, une exception d’irrecevabilité tirée du défaut d’épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

37.  Le Gouvernement relève, en premier lieu, que le requérant n’a pas introduit de recours contre la décision prise par le préfet du Bas-Rhin en date du 21 janvier 2010, refusant son admission au séjour et portant obligation de quitter le territoire français. Le Gouvernement estime qu’en s’abstenant de contester cette décision, le requérant s’est privé d’user d’un recours effectif lui permettant de faire valoir ses griefs tirés de l’article 3 de la Convention. Il ajoute que le requérant n’a accompli aucune diligence afin d’informer l’association lui fournissant une domiciliation, de sa nouvelle adresse.

38.  Le Gouvernement souligne que le requérant s’est également abstenu de contester l’arrêté du 28 février 2011, par lequel le préfet du Val de Marne a ordonné sa reconduite à la frontière.

39.  Le requérant conteste ces exceptions d’irrecevabilité. Concernant l’absence de recours contre la mesure d’éloignement prise par le préfet du Bas-Rhin le 21 janvier 2010, il explique ne pas en avoir eu connaissance en raison d’un changement de domiciliation dont il a informé les autorités préfectorales le 1er février 2010. S’agissant de l’arrêté du 28 février 2011, le requérant explique que ne comprenant pas le français, il n’a pas été en mesure de contester cette décision.

40.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 35 de la Convention « ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies » (voir notamment Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, Dalia c. France, 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, Civet c. France [GC], no 29340/95, CEDH 1999‑VI, et également Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, § 38, Recueil 1998‑III). De plus, « la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu : en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste du contexte juridique et politique dans lequel les recours s’inscrivent ainsi que de la situation personnelle des requérants » (Menteş et autres c. Turquie, 28 novembre 1997, § 58, Recueil 1997‑VIII).

41.  La Cour a également affirmé que lorsqu’un requérant cherche à éviter d’être renvoyé par un État contractant, il est normalement appelé à épuiser un recours qui a un effet suspensif (Bahaddar c. Pays-Bas, 19 février 1998, §§ 47-48, Recueil 1998-I). Un contrôle juridictionnel, lorsqu’il existe et lorsqu’il fait obstacle au renvoi, doit être considéré comme un recours effectif qu’en principe les requérants doivent épuiser avant d’introduire une requête devant la Cour ou de solliciter des mesures provisoires en vertu de l’article 39 du règlement de celle-ci en vue de retarder une expulsion (NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 90, 17 juillet 2008).

42.  Toutefois, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III ; spécialement en matière d’expulsion, Y.P. et L.P. c. France, no 32476/06, § 53, 2 septembre 2010, et Mi.L. c. France (déc.), no 23473/11, § 33, 11 septembre 2012). Ainsi, dans l’affaire Y.P. et L.P. c. France, la Cour a constaté que les requérants avaient présenté une demande d’asile, puis une demande d’admission au séjour, qui avaient été successivement rejetées par l’OFPRA et la Commission de recours des réfugiés (CRR) (devenue depuis la Cour nationale du droit d’asile (CNDA)). L’examen de la demande d’asile devait permettre à l’État français de prévenir l’éloignement des requérants vers leur pays d’origine, au cas où il serait établi qu’ils risquaient d’y subir des traitements contraires aux dispositions de l’article 3 de la Convention. Dans ces circonstances, la Cour a conclu qu’on ne saurait attendre des requérants qu’ils aient introduit encore un recours devant le tribunal administratif pour contester un arrêté de reconduite à la frontière, dans la mesure où leur demande antérieure devant l’OFPRA et leur recours devant la CRR, saisis pour statuer sur le grief tiré de l’article 3 de la Convention, n’avaient pas abouti (Y.P. et L.P. c. France, précité, § 56).

43.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant a poursuivi jusqu’au bout la voie de recours dans laquelle il s’était engagé. Il a ainsi déposé une première demande d’asile, qui fut rejetée par une décision de l’OFPRA le 9 août 2007. Son recours contre cette décision fut rejeté le 19 novembre 2009 par la CNDA. Ensuite, il a sollicité le réexamen de sa demande d’asile en avril 2010 après l’adoption de la mesure d’éloignement. Une fois en rétention en septembre 2011, le requérant a de nouveau sollicité le réexamen de sa demande d’asile puis, face au rejet de l’OFPRA le 6 septembre 2011, a de nouveau saisi la CNDA, qui rejeta son recours le 4 avril 2012.

44.  La Cour estime ainsi que l’on ne saurait reprocher au requérant d’avoir poursuivi un seul type de voies de recours, à savoir celles qui étaient ouvertes devant les instances en charge de l’asile et de ne pas avoir introduit de recours devant le tribunal administratif.

45.  La Cour considère en effet qu’il ne lui appartient pas d’affirmer qu’une voie de droit serait, à l’égard du requérant, plus opportune qu’une autre dès lors que la voie de recours poursuivie par celui-ci était effective, c’est-à-dire, en matière d’éloignement d’étrangers, qu’elle permettait à l’État de prévenir l’expulsion d’une personne s’il était établi qu’elle risquait des traitements contraires à l’article 2 ou à l’article 3 de la Convention en cas de retour dans son pays d’origine.

46.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le requérant a satisfait à l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes prévues par l’article 35 § 1 de la Convention. Il y a lieu en conséquence de rejeter l’exception du Gouvernement.

47.  La Cour constate, par ailleurs, que le grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

COUTURON c. FRANCE du 25 juin 2015 requête 24756/10

Recevabilité sur l'épuisement des voies de recours internes : Il n'a pas saisi la Cour de Cassation mais a fait un recours devant les juridictions administratives internes.

20.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il expose à cet égard que l’article L. 13-13 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique prévoit que les indemnités allouées doivent couvrir « l’intégralité du préjudice directe, matériel et certain, causé par l’expropriation », ce qui inclut la dépréciation du surplus du bien exproprié. Il observe ensuite que, si le requérant a formulé une demande dans ce sens dans le cadre de la procédure relative aux indemnités d’expropriation, devant le tribunal de grande instance de Tulle puis la cour d’appel de Limoges, il a omis de se pourvoir ensuite en cassation.

21.  Le requérant réplique qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour que la règle de l’épuisement des voies de recours internes doit être appliquée avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, et que, si un requérant dispose de plus d’une voie de recours pouvant être effective, il est uniquement dans l’obligation d’utiliser l’une d’elles.

22.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux. Cette règle se fonde donc sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent cependant que l’épuisement des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi de nombreux autres arrêts et décisions, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, § 15, CEDH 2002‑VIII).

23.  La Cour observe en l’espèce que le requérant a présenté devant le juge de l’expropriation une demande tendant à l’indemnisation de la dépréciation de la partie non-expropriée de son bien. Cette demande a été rejetée par le tribunal de grande instance de Tulle puis par la cour d’appel de Limoges, au motif que le préjudice invoqué par le requérant ne résultait pas de la dépossession d’une parcelle de sa propriété mais des aménagements et de l’ouvrage réalisés, et qu’une telle question ne relevait pas de la procédure relative aux indemnités dues à raison de l’expropriation. Le requérant ne s’est pas pourvu en cassation. Il a cependant usé d’une autre voie : il a saisi les juridictions administratives d’une requête tendant à la condamnation de l’État et de la société d’économie mixte concessionnaire de l’autoroute à réparer le préjudice résultant de la dépréciation de sa propriété suite à la construction de cette infrastructure. Or il apparaît que cette voie était plus apte à permettre l’examen de son grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 que la procédure relative aux indemnités d’expropriation (ce que les conclusions du tribunal de grande instance de Tulle et de la cour d’appel de Limoges tendent d’ailleurs à confirmer). Son grief vise en effet le défaut d’indemnisation de la perte de valeur de la partie non expropriée de son bien résultant non de l’amputation d’une parcelle de celui-ci, mais du type d’aménagement réalisé à proximité consécutivement à l’expropriation. Quant au caractère effectif de ce recours, il ressort des exemples jurisprudentiels cités par le Gouvernement dans son mémoire (il s’agit d’arrêts du Conseil d’État des 10 octobre 1984, 9 novembre 1984 et 5 décembre 1990, nos 37192, 40394 et 60308 respectivement). Par ailleurs, ce qui importe, c’est que la requête en réparation déposée par le requérant a été effectivement examinée au fond par les juridictions administratives saisies (voir, par exemple, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2)[GC], no< 32772/02, §§ 43-45, CEDH 2009). Cela montre que le juge interne a été mis en mesure de se prononcer en premier lieu sur la violation alléguée de la Convention, ce qui répond à la finalité de l’article 35 § 1.

24.  Partant, on ne saurait reprocher au requérant de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes.

25.  Cela étant, la Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

CANALI C. FRANCE arrêt du 25 avril 2013 requête 40119/09

Le requérant a choisi de saisir le tribunal administratif mais il n'a pas fait appel. Il a obtenu gain de cause mais avec une somme ridiculement basse. Il a engagé parallèlement la voie pénale fermée définitivement en 2009 par un arrêt de principe de la Cour de Cassation qui refuse la voie pénale pour les conditions inhumaines de détention mais le requérant a au moins choisi une voie intermédiaire et n'a pas à prendre deux. Il est à noter que le Comité des Droits de l'Homme devant l'ONU exigerait les deux recours.

a) Principes applicables

34.  Il est primordial que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Grzinčič c. Slovénie, no 26867/02, § 82, 3 mai 2007). La Cour a la charge de surveiller le respect par les Etats contractants de leurs obligations au titre de la Convention. Elle ne peut ni ne doit se substituer aux Etats contractants auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des voies de recours internes est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection. Les Etats n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour en ce qui concerne les griefs dirigés contre un Etat ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de leur pays (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV ; Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 69, CEDH 2010 (1.3.10)).

La Cour ne saurait trop souligner qu’elle n’est pas une juridiction de première instance ; elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière – deux tâches, qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (Demopoulos, précité ; Łatak c. Pologne (déc.), no 52070/08, 12 octobre 2010).

35.  L’article 35 de la Convention ne prescrit toutefois l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ceux-ci doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique à l’époque des faits ; dès lors, ils doivent être accessibles, susceptibles d’offrir aux requérants le redressement de leurs griefs et présenter des perspectives raisonnables de succès, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Akdivar, précité, § 65-67). Il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 88, 17 juillet 2008). De surcroît, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III ; Joaquim Moreira Barbosa c. Portugal, (déc.), no 65681/01, 29 avril 2004 et NA., précité, § 91 ; Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58, CEDH 2009).

36.  L’article 35 § 1 de la Convention doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle des requérants (Akdivar, précité, § 69).

b)  Application en l’espèce

37.  En l’espèce, la Cour observe que le recours indemnitaire sur lequel s’appuie le Gouvernement pour soulever une exception de non épuisement des voies de recours internes dans la présente affaire a déjà été considéré par elle comme effectif à l’égard de requérants qui ne sont plus placés dans une situation de violation continue, c’est à dire ceux qui ont été mais ne sont plus détenus dans des conditions susceptibles de porter atteinte à leur dignité (Lienhardt, précité). Dans l’affaire Lienhardt, le requérant avait obtenu une indemnisation en exerçant ce recours mais n’avait pas fait appel de la décision de première instance pour contester le montant de l’indemnité. Il ne pouvait donc pas se plaindre de l’ineffectivité du recours au motif que l’indemnisation octroyée n’était pas suffisante. L’exigence d’épuisement de cette voie de recours administrative a été confirmée par deux décisions successives dans les affaires Karim Rhazali et autres c. France (no 37568/09, 10 avril 2012) et Martzloff c. France (no 6183/10, 10 avril 2012). Dans la première affaire, alors que la détention des requérants avait cessé et que trois d’entre eux avaient engagé un recours indemnitaire devant les juridictions administratives, la Cour a considéré qu’il était raisonnable d’exiger qu’ils poursuivent leur action jusqu’à son terme en saisissant le Conseil d’Etat de leur grief dans le cadre d’un pourvoi en cassation ; pour les trois autres, qui avaient également saisi la Cour le 3 juillet 2009, et qui n’avaient engagé aucune procédure devant les juridictions nationales, elle a considéré, que dès lors qu’ils avaient été libérés, ils devaient saisir les juridictions administratives d’un recours indemnitaire pour satisfaire à la condition de l’épuisement des voies de recours internes. Dans la seconde affaire, le requérant bien que libéré n’avait engagé aucune procédure et la Cour a réitéré qu’un recours indemnitaire était disponible et adéquat et aurait dû être introduit avant sa saisine.

38.  Dans la présente affaire, le requérant a choisi uniquement la voie pénale en déposant une plainte avec constitution de partie civile le 27 juillet 2006 alors qu’il était détenu. A cette époque, la Cour observe que le recours choisi par le requérant était disponible et adéquat. La Cour constate en effet que le requérant a utilisé avec succès cette voie de droit puisque le ministère public n’a pas fait de pourvoi en cassation contre l’arrêt du 1er mars 2007 et que l’information pénale du chef d’hébergement contraire à la dignité humaine s’est poursuivie au moins jusqu’en septembre 2008 (paragraphe 20 ci‑dessus). Il n’est dès lors pas contestable que le requérant a soulevé devant les juridictions judiciaires les arguments qu’il tire de l’article 3 de la Convention.

39.  Certes, la Cour observe que la poursuite de l’information ouverte dans le cadre de la procédure pénale qu’a engagée le requérant à l’époque de sa détention litigieuse n’a pas pu prospérer compte tenu de la décision de principe rendue par la Cour de cassation le 20 janvier 2009. La Cour observe que cette décision a mis fin à des divergences jurisprudentielles au sein des juridictions judiciaires et a définitivement fermé la voie pénale pour obtenir la reconnaissance et la réparation de conditions de détention alléguées contraire à l’article 3 de la Convention. Toutefois, la Cour ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel cette décision impliquait que le requérant engage une deuxième voie de recours pour tenter d’obtenir le redressement de la violation de la Convention qu’il avait déjà alléguée à l’époque de sa détention litigieuse en 2006, et qui avait le même but ainsi que des perspectives raisonnables de succès, comme l’atteste l’arrêt de la cour d’appel de Nancy du 1er mars 2007. La Cour estime, eu égard aux circonstances de la cause, qu’il serait excessif de demander au requérant d’introduire la voie de recours mentionnée par le Gouvernement, alors qu’il a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante lui permettant de dénoncer la violation alléguée. Dans ces conditions, on ne saurait exiger du requérant qu’il fasse usage d’une nouvelle voie de recours.

40.  La Cour rejette l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

41.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

LES GRIEFS DOIVENT ÊTRE SOULEVÉS DEVANT LES JURIDICTIONS INTERNES

Hernádi c. Croatie  du 26 septembre 2019 requête n° 29998/15

Irrecevabilité : Le directeur général d’une société pétrolière nationale hongroise n’a pas épuisé les voies de recours internes pour un grief dirigé contre la Croatie.

L’affaire concerne les efforts déployés par les autorités croates pour interroger Zsolt Tamás Hernádi, président et directeur général de MOL (société pétrolière et gazière nationale hongroise), dans le contexte de poursuites pour corruption engagées contre lui et contre l’ex-Premier ministre croate. Ni la décision de mise en détention ni les mandats d’arrêt européens dont M. Hernádi a fait l’objet n’ont abouti à sa remise aux autorités croates. Dans sa requête auprès de la Cour européenne, M. Hernádi alléguait que ces mesures l’avaient empêché de se rendre à l’étranger ; il y voyait une violation de l’article 2 du Protocole n° 4 (liberté de circulation). La Cour juge que le requérant n’a pas satisfait aux conditions de recevabilité d’une requête devant elle, du fait qu’il n’a pas convenablement soulevé ce grief devant les juridictions croates. En particulier, il a pour l’essentiel axé ses arguments sur la décision de mise en détention provisoire et n’a pas soumis d’arguments spécifiques concernant la violation alléguée de sa liberté de circulation, ni même expressément invoqué l’article 2 du Protocole n° 4.

LES FAITS

En 2009, dans le cadre d’un accord de privatisation, la société MOL prit le contrôle de INA-Industrija Nafte d.d. (société pétrolière nationale croate). Deux ans plus tard, les autorités croates ouvrirent une enquête au sujet du requérant et de I.S., ex-Premier ministre croate, qui étaient soupçonnés de corruption dans le cadre de l’accord INA-MOL de 2009. L’ex-Premier ministre fut condamné de ce chef en 2012, mais par la suite la Cour constitutionnelle annula cette condamnation et ordonna le réexamen de l’affaire. La procédure le concernant demeure pendante, de même que celle visant le requérant, lequel a été inculpé en 2014. En parallèle, un différend éclata entre les autorités croates et les autorités hongroises : la Croatie voulait interroger le requérant en tant que suspect mais la Hongrie refusait de collaborer, essentiellement pour des motifs de sécurité nationale et parce qu’une enquête avait déjà eu lieu en Hongrie, que le requérant avait été interrogé comme témoin et qu’aucune infraction pénale n’avait été établie. En conséquence de cette situation, les tribunaux croates ordonnèrent en 2013 la mise en détention provisoire du requérant, et les autorités décernèrent ensuite plusieurs mandats d’arrêt européens (MAE) le visant ainsi qu’une alerte internationale (appelée « notice rouge ») indiquant qu’il était recherché pour être traduit en justice. Ni les MAE ni la notice rouge n’ont abouti à la remise du requérant aux autorités croates. En janvier et en septembre 2014, M. Hernádi forma deux recours auprès de la Cour constitutionnelle croate, contestant pour l’essentiel la décision relative à sa mise en détention provisoire. Après avoir formé le premier de ces recours, il demanda également à la Cour constitutionnelle de suspendre ladite décision et évoqua les conséquences des MAE sur ses activités professionnelles, plaidant qu’il ne pouvait plus se rendre à l’étranger. Le premier recours constitutionnel fut déclaré irrecevable et le second fut écarté pour défaut de fondement, la Cour constitutionnelle n’ayant décelé aucun élément d’arbitraire dans la décision rendue avant le procès.

CEDH

La Cour rappelle qu’une personne qui se plaint devant elle d’une violation de ses droits doit au préalable avoir porté sa cause devant les tribunaux nationaux, jusqu’au plus haut niveau de juridiction possible. Plus particulièrement, la personne en question doit s’être plainte d’une violation d’une manière qui ne laisse aucun doute sur le fait que le grief ensuite porté devant la Cour européenne a déjà été soulevé au niveau national. Or, les recours constitutionnels de M. Hernádi ne reposaient pas expressément sur l’article 2 du Protocole n o 4 et ne comportaient pas d’arguments spécifiques quant à une violation de la liberté de circulation. M. Hernádi, qui n’a fait qu’évoquer vaguement la délivrance de MAE, s’est borné à contester l’interprétation faite par les juridictions pénales du droit interne pertinent sur le point de savoir à quel moment une décision de mise en détention peut être prise pour empêcher une personne poursuivie de se soustraire à la justice. La Cour estime qu’en demandant la suspension de la décision de mise en détention provisoire, même s’il a mentionné les MAE et ses conséquences pour sa liberté de circulation hors du territoire hongrois, M. Hernádi n’a pas convenablement soulevé son grief devant la Cour constitutionnelle. La Cour conclut que M. Hernádi n’a pas épuisé les voies de recours internes, et donc qu’il n’a pas donné aux autorités croates la possibilité d’examiner et de redresser la violation de la Convention qui leur était reprochée. En conséquence, la Cour déclare la requête irrecevable.

L.G. c. BELGIQUE du 18 septembre 2018 Requête no 38759/14

Article 3 : Si la requérante n'a pas visé l'article 3 devant les juridictions internes, elle l'a visé en substance sous le visa de l'article 6, aussi bien pour les fait matériels que pour le défaut d'enquête. Sur le fond, il n'y a pas de violation de la Convention.

RECEVABILITÉ

43.  La Cour rappelle qu’elle a jugé qu’un individu qui, avant de saisir la Cour d’un grief tiré d’une violation de cette disposition résultant de faits imputables à une autorité participant à la force publique et susceptibles d’être qualifiés de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants, dépose une plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction, déclenchant ainsi l’ouverture d’une instruction pénale, utilise les voies de recours internes comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention (voir, par exemple, Slimani c. France, no 57671/00, §§ 38‑41, CEDH 2004‑IX (extraits), et De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, § 57, 6 décembre 2011).

44. De surcroît, la Cour constate que la Cour de cassation n’a pas déclaré les moyens de la requérante irrecevables en raison du fait que la requérante n’avait pas déposé des conclusions devant la chambre des mises en accusation (a contrario, De Smedt c. Belgique (déc.), no 76578/11, §§ 16 et 18, 12 novembre 2013). Au contraire, la Cour de cassation s’est prononcée sur le fond des moyens tirés de l’article 6 de la Convention tels que soulevés par la requérante. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il ne peut être conclu qu’elle n’a pas épuisé les voies de recours internes à cet égard.

45. Quant aux moyens invoqués devant la Cour de cassation, la Cour estime que dans ses deux moyens tirés d’une violation de l’article 6 de la Convention, la requérante s’est plainte du déroulement de l’enquête pénale. La Cour accepte qu’ainsi elle a soulevé en substance une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

46. Il est vrai que devant la Cour de cassation, la requérante n’a pas invoqué une violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention. Dans son deuxième moyen tiré d’une violation de l’article 6 de la Convention, elle s’est toutefois référée à l’insuffisance des motifs donnés par la chambre des mises en accusation pour conclure notamment au mal-fondé de sa plainte. Même si ce moyen de cassation visait la motivation de l’arrêt de la chambre des mises en accusation, la Cour estime que, eu égard aux limites du contrôle que pouvait exercer la Cour de cassation, il s’agissait d’un moyen qui doit, en l’espèce, être considéré comme étant directement lié au grief concernant le volet matériel de l’article 3.

47. La Cour rejette donc l’exception soulevée par le Gouvernement.

48. Constatant que les griefs tirés de la violation de l’article 3 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

FOND

49. Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Par conséquent, elle se penchera tout d’abord sur le grief de la requérante relatif à la non-réalisation d’une enquête effective au sujet de ses allégations de mauvais traitements (McKerr c. Royaume-Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000, Chinez c. Roumanie, no 2040/12, § 57, 17 mars 2015, Sadkov c. Ukraine, no 21987/05, § 90, 6 juillet 2017, et Chatzistavrou c. Grèce, no 49582/14, § 45, 1er mars 2018).

ARTICLE 3 ENQUÊTE

i. Principes généraux applicables

53. La Cour renvoie aux principes généraux pertinents tels que dégagés notamment dans les arrêts Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 316-326, CEDH 2014 (extraits)), et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 114-123, CEDH 2015).

54. D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Mocanu, précité, § 320, et Bouyid, précité, § 118).

55. En outre, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Mocanu, précité, § 325, et Bouyid, précité, § 123). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 183, CEDH 2012 ; voir également, au sujet de l’article 2 de la Convention, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 173, 14 avril 2015, et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, CEDH 2016), y compris, entre autres, la déclaration détaillée de la victime présumée au sujet de ces allégations, les dépositions des témoins oculaires, les expertises et, le cas échéant, les certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004‑IV (extraits)). Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Mocanu, précité, § 322, et Bouyid, précité, § 120).

ii. Application au cas d’espèce

56. En l’espèce, eu égard aux allégations de la requérante telles que soulevées lors de sa plainte avec constitution de partie civile du 11 mars 2008 et aux certificats médicaux fournis par elle, la Cour considère que les allégations de mauvais traitement subi par celle‑ci étaient « défendables ». Cette disposition obligeait donc lesdites autorités à mener une enquête.

57. La Cour constate que, immédiatement après les faits dénoncés, la requérante fit l’objet, à l’initiative des policiers, d’un examen médical à l’hôpital Molière avant sa mise en cellule. Un rapport fut établi par les policiers impliqués relatant les faits s’étant déroulés au commissariat ce jour-là. Puis, suite à sa constitution de partie civile, une instruction fut ouverte et les policiers mis en cause furent inculpés du chef de coups et blessures volontaires par des agents de la force publique ayant entraîné une incapacité de travail, et du chef d’arrestation arbitraire. Dans les mois qui suivirent, de nombreux actes d’enquête furent effectués, pour la plupart par l’inspecteur de l’AIG : les témoins présents au commissariat le jour des faits, la requérante ainsi que les policiers témoins et impliqués furent auditionnés, le contenu des enregistrements du dictaphone fut retranscrit, une confrontation fut organisée entre les policiers inculpés et la requérante (paragraphes 15 et suivants, ci-dessus).

58. De l’avis de la Cour, l’instruction diligentée sous la supervision du juge d’instruction a été approfondie au sens de sa jurisprudence telle que rappelée ci-dessus (paragraphe 55).

59. La requérante estime qu’un certain nombre de devoirs complémentaires auraient encore dû être effectués, et elle se plaint de certains manquements au cours de la procédure (paragraphe 51, ci-dessus). La Cour relève que, si la requérante a sollicité certains devoirs complémentaires (paragraphe 27, ci-dessus), les éléments précis qu’elle invoque devant la Cour ne semblent pas avoir fait l’objet de requêtes devant le juge d’instruction ou de conclusions prises devant les juridictions d’instruction. Or, en application du droit de la procédure pénale belge, la requérante avait la possibilité, en tant que partie civile, de faire valoir ces éléments devant ces instances en demandant l’exécution de devoirs complémentaires.

60. La Cour souligne une fois encore la subsidiarité de son rôle. Dans la mesure où la procédure pénale belge offrait à la requérante la possibilité de soulever ces éléments particuliers devant les juridictions internes concernées, la Cour estime que, dans son examen de la conformité de l’enquête effectuée avec les obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention, elle doit limiter son examen à un contrôle de la procédure dans son ensemble sans rechercher si tel ou tel devoir complémentaire particulier aurait pu être utile à la manifestation de la vérité dans les circonstances de l’espèce. Agir autrement reviendrait pour la Cour à s’ériger en juge de « quatrième instance » en méconnaissant les limites de sa fonction (dans le même sens, Chatzistavrou, précité, § 55).

61. Enfin, la requérante allègue un manque d’impartialité et d’indépendance au cours de l’enquête. Elle se plaint que ce sont les policiers impliqués dans les faits qui ont eux-mêmes effectué les premiers actes de l’enquête en procédant à leur propre audition et en effectuant la retranscription du dictaphone.

62. La Cour note que les policiers impliqués se sont effectivement auditionnés entre eux, le jour même de l’incident (paragraphe 15, ci‑dessus), et que la retranscription du dictaphone a été effectuée par un de ces policiers, A.A. (paragraphe 19, ci-dessus). Toutefois, la Cour n’y voit pas un manquement à l’effectivité de l’enquête en l’espèce. Elle relève en effet que lorsque les policiers ont dressé des procès-verbaux, il n’y avait pas encore de plainte contre eux. Ensuite, dès le dépôt de la plainte avec constitution de partie civile, un juge d’instruction fut désigné et un inspecteur de l’AIG procéda à la plupart des actes d’enquête. Il réentendit également les quatre policiers (paragraphe 23, ci-dessus). Le contenu du dictaphone qui avait été retranscrit sur ordre du procureur du Roi fit l’objet d’une nouvelle exploitation et d’une transcription complémentaire par l’inspecteur de l’AIG (paragraphe 19, ci-dessus). Ainsi, dans la mesure où l’instruction s’est déroulée en conformité avec les prescriptions légales, sous l’autorité d’un juge d’instruction, la Cour est d’avis qu’elle était entre les mains d’une autorité indépendante (dans le même sens, Bouyid, précité, § 127). Du reste, contrairement à ce qu’allègue la requérante, rien ne laisse à penser que l’AIG ne serait pas un organe indépendant des services de police concernés (paragraphe 37, ci-dessus).

63. En conclusion, prenant en compte la procédure dans son ensemble, la Cour estime que les autorités nationales ont mené une enquête propre à permettre de répondre à la question de savoir si la requérante avait ou non subi un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

64. Il n’y a donc pas eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

ARTICLE 3 POUR LES FAITS MATÉRIELS

i. Principes généraux applicables

69. La Cour renvoie aux principes généraux tels que rappelés notamment dans l’arrêt Bouyid (précité, §§ 81-90).

70. En particulier, la Cour rappelle que, pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au‑delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Bouyid, précité, § 82). Sur ce point, la Cour a précisé que lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement. Cela est justifié par le fait que les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Bouyid, précité, § 83). Ce principe vaut dans tous les cas où une personne se trouve entre les mains de la police ou d’une autorité comparable, que ce soit dans le cadre d’une vérification d’identité dans un commissariat ou d’un simple interrogatoire dans un tel lieu (Bouyid, précité, § 84).

71. Si la Cour ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie, elle doit se livrer à un « examen particulièrement attentif » lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention, quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne. En d’autres termes, la Cour est disposée, dans un tel contexte, à examiner d’une manière approfondie les conclusions des juridictions nationales. Pour ce faire, elle peut prendre en compte la qualité de la procédure interne et toute déficience propre à vicier le processus décisionnel (Bouyid, précité, § 85).

ii. Application au cas d’espèce

72. En l’espèce, la Cour relève que, après la plainte avec constitution de partie civile de la requérante, les quatre policiers impliqués dans les faits ont été inculpés par le juge d’instruction qui avait été désigné pour instruire la plainte. À l’issue de l’instruction, la chambre du conseil puis la chambre des mises en accusation ont considéré qu’il n’y avait pas lieu à poursuivre. En particulier, la chambre des mises en accusation a considéré qu’il ne ressortait pas du dossier que les policiers aient fait usage d’une force autre que celle strictement nécessaire pour pouvoir maîtriser la requérante au vu de son comportement (paragraphe 33, ci-dessus).

73. La Cour observe que les certificats médicaux établis le jour des faits font état de multiples contusions et de zones douloureuses à la palpation (paragraphes 12 et 14, ci-dessus). Un des certificats affirme sans plus de précision que l’ensemble des lésions est compatible avec des coups reçus.

74. Se référant aux éléments mis en lumière au cours de l’enquête et aux conclusions des juridictions d’instruction, le Gouvernement fait valoir que ces lésions sont compatibles avec la maîtrise de la requérante en vue de l’immobiliser, qui nécessita de l’amener au sol et de la menotter. Selon lui, l’enquête a démontré qu’aucun coup n’a été porté par les policiers à la requérante.

75. Eu égard à tous les éléments en sa possession et notamment à ses conclusions sous le volet procédural de l’article 3 de la Convention, la Cour estime que la version des faits telle que présentée par le Gouvernement fournit une explication plausible sur l’origine des blessures présentées par la requérante. Elle est suffisamment convaincue que les lésions constatées par les certificats médicaux sont compatibles avec l’immobilisation de cette dernière. La nature vague et évolutive des allégations de la requérante quant aux coups qu’elle aurait reçus ne permet pas de rendre ses déclarations plus convaincantes. En particulier, la Cour relève que les allégations de coups de pied dans le flanc, de coups portés sur l’aine et de pied écrasant l’oreille ne sont appuyées par aucune constatation du certificat médical fourni par l’intéressée. La Cour observe de surcroît qu’aucun des trois témoins civils auditionnés n’a fait état de coups portés à la requérante (paragraphe 20, ci-dessus).

76. Ainsi, la Cour considère qu’il n’existe pas en l’espèce d’éléments suffisants permettant de conclure au-delà de tout doute raisonnable que la requérante a fait l’objet des coups allégués.

77. Du reste, la Cour estime que rien n’indique que la force utilisée pour immobiliser la requérante dans le but initial de la faire sortir du commissariat puis de l’arrêter n’était pas strictement nécessaire ou proportionné dans les circonstances particulières de l’espèce.

78. Il n’y a donc pas eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.

Décision Salvatore RIINA C. ITALIE du 3 avril 2014 requête 43575/09

Surnommé du doux nom de TOTO RIINA, le requérant est considéré lors de son arrestation du 15 janvier 1993, comme le parrain de toutes les mafias italiennes (le "capo tutti di capi" en italien). Par conséquent, il est surveillé 24 heures sur 24 par de multiples caméras. Il saisit la CEDH.

14.  Invoquant les articles 3 et 8 de la Convention, le requérant se plaint de la mise sous vidéosurveillance constante de sa cellule, y compris des toilettes. Aux termes de l’article 3 de la Convention,

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

L’article 8 de la Convention dispose :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales (...) »

15.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif que le requérant n’a pas soulevé devant les juridictions compétentes le grief tiré de la vidéosurveillance. Il se réfère aux remèdes prévus par les dispositions pertinentes et à la jurisprudence de la Cour de cassation. En outre, il fait remarquer que le requérant n’a pratiquement pas soumis de documents concernant ses griefs.

16.  Sur le fond, le Gouvernement soutient que la mesure litigieuse n’a pas atteint le seuil minimal de gravité requis par l’article 3 de la Convention. S’agissant de l’article 8 de la Convention, le Gouvernement observe que la vie privée en prison ne bénéficie pas du même niveau de protection qu’au domicile. La mesure de la vidéosurveillance est en tout état de cause prévue par la loi, poursuit les buts légitimes de la défense de l’ordre public et de la prévention des infractions pénales. En outre, elle dessert la sécurité et la protection de la santé de l’intéressé puisqu’elle permet de détecter des chutes et des actes d’automutilation et prévient tout risque de mauvais traitement. Dans le passé on faisait appel à un nombre plus élevé de surveillants, qui utilisaient les judas présents même dans le muret de séparation entre la cellule et les toilettes. L’ancien système était donc bien plus intrusif que celui actuellement utilisé. Compte tenu de ce qu’à l’écran on peut voir seulement la silhouette du requérant et qu’aucun détail n’est visible, le Gouvernement estime que la mesure est proportionnée.

17.  Le requérant demande à la Cour d’appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours avec souplesse. À ce sujet, il observe qu’il n’y avait pas de remèdes pour se plaindre de la vidéosurveillance. En tout état de cause, ceux qui existent seraient inefficaces, vu que pendant vingt ans il n’a pas réussi à obtenir une décision positive des juridictions saisies de la question de la compatibilité de son état de santé avec le maintien du régime de détention 41bis.

18.  Le requérant rappelle la liste de restrictions imposées par le régime 41bis, parmi lesquelles la vidéosurveillance ne figure pas. Selon lui, cette mesure est un acte sadique et dégradant qui provoque un état de frustration psychologique chez un détenu qui, comme lui, dispose d’une cellule individuelle. La vidéosurveillance est également un acte incompatible avec la vie privée et ne répond pas au but de protéger la santé du détenu : en effet, si c’était le cas, la zone de la douche serait couverte par la caméra car c’est la plus dangereuse pour le risque de chute. En outre, toutes les cellules seraient équipées de caméras, ce qui n’est pas le cas. Et les lumières ne seraient pas allumées tout le temps. Se référant aux affaires Horych c. Pologne (no 13621/08, 17 avril 2012) et Piechowicz c. Pologne (no 20071/07, 17 avril 2012), le requérant demande à la Cour de conclure à une violation de la Convention. Le requérant observe ensuite que la loi ne prévoit pas de manière spécifique l’usage de caméras de surveillance et elle manque complètement de règles quant à l’usage de cette mesure. Il y aurait par conséquent une base légale insuffisante. En outre, la mesure litigieuse n’est pas nécessaire dans une société démocratique vu que le requérant est déjà soumis depuis longtemps aux restrictions découlant de l’application du régime 41bis, que les caméras fonctionnent en permanence, que sa vie privée et son intimité sont compromises. S’agissant des modalités de conservation des images, le requérant soutient que celles-ci ne reposent pas sur une base légale et qu’elles se heurtent à la Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (Série des traités européens no 108, Strasbourg, 1981).

19.  La Cour rappelle d’emblée qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour permettre d’obtenir la réparation des violations alléguées. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Rien n’impose d’utiliser les remèdes qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 159, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI).

20.  En l’espèce, le requérant ne conteste ni l’existence ni l’accessibilité des recours permettant de contester l’application de la mesure de la vidéosurveillance. Il estime toutefois que ces recours ne sauraient pas passer comme étant efficaces et ne doivent dès lors pas être utilisés, étant donné que tous les autres griefs relatifs aux conditions de détention qu’il a soulevés devant les juridictions nationales ont été rejetés.

21.  La Cour n’est pas convaincue par l’argument du requérant et estime que le rejet d’autres griefs par les juridictions nationales n’a aucunement impacté l’efficacité des recours en question. En l’occurrence, le requérant a soulevé une seule fois le grief tiré de la vidéosurveillance devant les juridictions nationales, à savoir devant le tribunal d’application des peines d’Ancône. Ce tribunal a rejeté le recours, composé de plusieurs griefs, sans motiver sur le point en question (paragraphe 8 ci-dessus). Contre cette décision, le requérant ne s’est pas pourvu en cassation. Or, il ressort de la jurisprudence de la Cour de cassation (paragraphe 12 ci-dessus) que le requérant aurait pu contester devant la juridiction suprême le manque de motivation de la décision sur le fond et exiger qu’un juge se prononce sur la mesure contestée. La Cour de cassation est en effet l’instance nationale susceptible d’interpréter la loi et de renforcer la protection juridictionnelle des personnes détenues se trouvant sous le coup des restrictions aux droits fondamentaux comme celle dénoncée. Par ailleurs, la Cour note que le requérant n’a pas soulevé le grief litigieux devant les juridictions nationales après son transfert à la prison de Milan Opera.

22.  Il s’ensuit que le requérant n’a pas satisfait à la condition de l’épuisement des voies de recours internes. Le restant de la requête doit dès lors être rejeté conformément à l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

ALI SAMATAR ET AUTRES c. FRANCE du 4 décembre 2014 Requêtes 17110/10 et 17301/10

Non épuisement des voies de reocurs : Le requérant, n'a pas évoqué la jurisprudence de la CEDH devant le Cour de Cassation, par conséquent il n'a pas épuisé de manière effective les recours.

66.  Le requérant se plaint du fait que la Cour de cassation a retenu que la privation de liberté qu’il a subie du 11 au 16 avril 2008 était justifiée par des « circonstances insurmontables » sans avoir permis aux parties de débattre contradictoirement de l’existence de telles circonstances. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) ».

67.  Il ressort toutefois du mémoire ampliatif du requérant devant la Cour de cassation qu’il s’est lui-même référé dans le cadre de son pourvoi à l’arrêt Medvedyev et autres précitée, dans lequel la Cour souligne en particulier qu’une privation de liberté en principe incompatible avec les exigences de l’article 5 § 3 de la Convention peut se trouver justifiée par des « circonstances tout à fait exceptionnelles ». Par ailleurs, si le requérant n’a pas indiqué dans son mémoire ampliatif les raisons pour lesquelles il estimait que de telles circonstances n’étaient pas réunies en l’espèce, il ressort du dossier que deux au moins des autres requérants (requête no 17301/10), parties au même pourvoi, l’ont fait. Il ressort également du dossier que, dans son avis, l’avocat général proposait à la Cour de cassation de retenir que la durée de la privation de liberté subie par les intéressés était dictée par des circonstances exceptionnelles. Or, à supposer qu’il s’agissait là d’un élément nouveau, le requérant avait la possibilité d’y répondre par une note en délibéré. Il ne peut donc prétendre ne pas avoir été en mesure de débattre de cette question devant la Cour de cassation. Partant, à supposer l’article 6 § 1 de la Convention applicable, cette partie de la requête est manifestement mal fondée et irrecevable. Elle doit donc être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

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