MORT ET TORTURE SUR ENFANT

ARTICLES 2 et 3 de la CEDH

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"Le viol et l'inceste sont une forme de torture"
Rédigé par Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

"1/ Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2/ La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

"Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants"

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- L'ÉTAT ET LES ENSEIGNANTS DOIVENT PROTEGER LES ENFANTS CONTRE LES AGRESSIONS A L'ECOLE

- L'ETAT A UNE OBLIGATION POSITIVE CONTRE LES VIOLENCES DOMESTIQUES SUR LES FEMMES ET LES ENFANTS

- L'ETAT A UNE OBLIGATION POSITIVE DE PROTECTION DES MIGRANTS MINEURS

- LES PLACEMENTS ABUSIFS OU DANGEREUX OU L'ABSENCE DE PLACEMENT

- L'ÉTAT DOIT PROTÉGER LES ENFANTS DES ACTIVITÉS DANGEREUSES

- LA DÉTENTION D'UN MINEUR

- LA DISCIPLINE NE DOIT PAS ÊTRE UN ACTE INHUMAIN ET DÉGRADANT

- LES AUTORITES DOIVENT PROTEGER L'ENFANT CONTRE LE VIOL, LA VIOLENCE ET LA PROSTITUTION

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L'ÉTAT ET LES ENSEIGNANTS DOIVENT PROTEGER

LES ENFANTS CONTRE LES AGRESSIONS A L'ECOLE

Kotilainen et autres c. Finlande du 17 septembre 2020 requête n° 62439/12

Violation de l'article 2 (devoir de protection) Faute d’avoir confisqué à titre de précaution l’arme d’un étudiant avant que celui-ci ne perpètre une fusillade dans une école, les autorités finnoises ont manqué à leur devoir de diligence

par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme à raison du manquement des autorités à leur obligation de faire preuve de diligence et de confisquer l’arme du tueur avant l’attaque, et à l’unanimité, qu’il y a eu non-violation de l’article 2 relativement à l’enquête menée après l’attaque. Neuf étudiants et un professeur avaient été tués au cours de la fusillade perpétrée par un étudiant de l’établissement qui s’était ensuite donné la mort. La Cour estime que les autorités ne pouvaient pas savoir qu’un risque réel et immédiat pesait sur la vie des proches des requérants. La police avait toutefois eu connaissance de messages que l’étudiant avait publiés sur Internet et l’avait interrogé la veille de la fusillade dans le but de déterminer s’il convenait de lui confisquer son arme, ce qu’elle ne jugea pas nécessaire. Cette confiscation aurait constitué une précaution raisonnable qui était d’ailleurs autorisée par la loi. Faute d’avoir adopté cette mesure, les autorités ont manqué à leur devoir de diligence particulière découlant du risque particulièrement élevé inhérent à tout méfait comportant l’usage d’armes à feu.

LES FAITS

Les requérants dans cette affaire sont 19 ressortissants finnois, proches des neuf étudiants et du professeur qui furent tués au cours de la fusillade perpétrée le 23 septembre 2008 dans un établissement scolaire. L’auteur des faits avait obtenu un permis de port d’arme auprès du commissariat local quelques mois avant l’attaque. La veille de la fusillade, l’inspecteur divisionnaire du commissariat l’interrogea à propos de certains messages qu’il avait diffusés sur Internet – et notamment d’une publication dans laquelle il avait qualifié un film sur le massacre perpétré au lycée de Columbine de « meilleur divertissement du monde » – dans le but de déterminer s’il représentait un danger pour la société. Estimant qu’il n’en était rien, le policier décida qu’il n’était pas nécessaire de lui confisquer son arme.

Après la fusillade, l’inspecteur fut poursuivi pour manquement fautif à un devoir officiel et homicide par négligence grave. En 2011, les juridictions internes le déclarèrent coupable du premier chef après avoir conclu que les propos qui avaient été publiés par l’auteur des faits sur Internet étaient perturbants et auraient justifié la saisie temporaire de son arme. Sur le deuxième chef, en revanche, elles parvinrent à la conclusion que l’inspecteur n’était pas responsable des homicides en ce qu’il n’avait pas de raisons de soupçonner qu’il y avait un risque réel que l’étudiant commît une tuerie dans un établissement scolaire. La Cour suprême rejeta les recours dont les requérants la saisirent. L’inspecteur se vit infliger un avertissement et les demandes de réparation des requérants furent rejetées. Une commission d’enquête – désignée par le gouvernement pour enquêter sur la fusillade – formula en février 2010 plusieurs recommandations concernant l’accès aux armes à feu, les services de santé mentale pour les jeunes, les dispositifs de sécurité dans les écoles et la coopération entre les différents services publics dans le but de prévenir pareils événements.

Article 2

La Cour rejette l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants auraient perdu leur qualité de victime d’une violation de la Convention. Elle relève que les décisions rendues par les juridictions nationales ne leur ont pas été favorables, que les autorités n’ont reconnu aucune violation de la Convention et ne leur ont octroyé aucune réparation. Devoir de protéger la vie La Cour observe que le grief principal formulé par les requérants était tiré du fait que l’auteur de la fusillade avait été autorisé à détenir une arme que la police n’avait pas saisie avant l’attaque. Soulignant les risques que l’usage d’armes à feu fait peser sur le droit à la vie et l’obligation des États d’adopter et de mettre en œuvre des mesures pour garantir la sûreté publique, la Cour ne voit aucune lacune dans la législation applicable en Finlande à l’époque des faits. Rappelant les conclusions des juridictions nationales, la Cour dit qu’elle n’est pas en mesure de conclure qu’au moment des faits un risque réel et immédiat dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance pesait sur des personnes identifiables. Elle ne peut donc pas conclure que les circonstances de l’espèce ont fait naître à la charge de l’État un devoir de protection personnelle à l’égard des victimes de la fusillade et des autres étudiants ou membres du personnel de l’établissement scolaire, ni que l’auteur des faits représentait un risque réel et immédiat dont la police avait ou aurait dû avoir connaissance avant l’attaque. La Cour rejette également l’argument des requérants selon lequel la police aurait dû obtenir le dossier médical et militaire du tueur pour avoir des informations sur sa santé mentale.

Devoir de diligence en lien avec des armes à feu

La Cour examine ensuite si l’État a satisfait à son devoir de diligence dans la protection de la sûreté publique, en tenant compte du contexte de l’affaire, à savoir l’usage d’armes à feu et le risque élevé qui en découle pour la vie. Elle observe qu’ayant eu connaissance de messages que l’auteur des faits avait publié sur Internet – lesquels, bien que ne contenant aucune menace, suscitaient des doutes quant au point de savoir si l’intéressé pouvait en toute sécurité détenir une arme – la police a décidé de l’interroger mais pas de saisir son arme. Une erreur individuelle de jugement ne saurait suffire à conclure à une violation de la Convention mais pour la Cour, la question va ici au-delà d’une telle erreur de jugement. La question centrale est de savoir si on pouvait raisonnablement attendre des autorités nationales qu’elles prennent des mesures pour éviter le risque pour la vie découlant du danger potentiel dont les actes de l’auteur des faits avaient donné une indication. La police avait la possibilité de prendre une mesure de précaution consistant à saisir l’arme en cause. Pareille mesure n’aurait pas constitué une ingérence significative dans l’exercice de l’un des droits concurrents découlant de la Convention ni supposé une mise en balance particulièrement difficile ou délicate. La cour d’appel a en effet dit qu’en application du droit interne, l’arme aurait pu être saisie à titre de mesure de précaution requérant des conditions peu strictes. La Cour juge ainsi que la saisie de l’arme était une mesure raisonnable de précaution compte tenu des doutes existant quant à l’aptitude de l’auteur des faits à détenir une arme à feu dangereuse. Les autorités n’ont ainsi pas satisfait au devoir particulier de diligence qui découlait pour elles du risque pour la vie particulièrement élevé inhérent à tout méfait comportant l’usage d’armes à feu. La Cour conclut, par six voix contre une, qu’il y a eu violation par l’État de l’obligation de protéger la vie qui lui incombe en vertu de l’article 2.

Enquête

La Cour ne voit dans l’enquête préliminaire menée sur la fusillade aucun problème de partialité ou de manque d’indépendance, ni même de lacune ou de défaillance. En 2008, le Gouvernement a même désigné pour enquêter sur la fusillade une commission d’enquête qui a formulé des recommandations. La Cour conclut à l’unanimité qu’aucune défaillance de l’enquête n’a emporté violation du volet procédural de l’article 2. Elle rejette également pour défaut manifeste de fondement les griefs fondés par les requérants sur d’autres dispositions de la Convention.

CEDH

Principes généraux

157.  Comme la Cour l’a dit, l’article 2 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 147, série A no 324). La première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Osman, précité, § 115 et Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I). Cela implique pour l’État le devoir primordial de mettre en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Cela peut aussi vouloir dire, dans certaines circonstances, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman, précité, § 115, Kontrová c. Slovaquie, no 7510/04, § 49, 31 mai 2007, et Opuz, précité, § 128).

158.  Sans perdre de vue les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, l’imprévisibilité du comportement humain ou les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Dès lors, au regard de la Convention, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Pour que pareille obligation positive entre en jeu, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie d’un individu donné du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour parer ce risque (c’est ce que l’on appelle le « critère Osman », Osman, précité, § 116).

159.  La Cour note que l’obligation découlant de l’article 2 de prendre des mesures opérationnelles préventives est une obligation de moyens et non de résultat. Ainsi, lorsque les autorités compétentes ont eu connaissance de l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui propre à faire naître pour elles une obligation d’agir, et que, face au risque décelé, elles ont pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures appropriées pour en prévenir la réalisation, le fait que pareilles mesures puissent néanmoins ne pas produire le résultat escompté n’est pas en lui-même de nature à justifier un constat de manquement par l’État à l’obligation découlant de l’article 2 de prendre des mesures opérationnelles préventives. Par ailleurs, la Cour observe que dans ce contexte, l’appréciation de la nature et du niveau du risque fait partie intégrante de l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives lorsque l’existence d’un risque l’exige. Ainsi, l’examen du respect par l’État de cette obligation requiert impérativement d’analyser à la fois l’adéquation de l’évaluation du risque effectuée par les autorités internes et, lorsqu’un risque propre à engendrer une obligation d’agir a été ou aurait dû être décelé, l’adéquation des mesures préventives qui ont été adoptées.

160.  Il suffit au requérant de démontrer que les autorités, alors qu’elles avaient ou auraient dû avoir connaissance d’un risque réel et immédiat pour la vie d’un individu donné, n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation de ce risque. Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire en cause (ibidem, et Opuz, précité, § 130). De plus, la Cour a dit qu’elle doit aussi faire preuve de prudence quand elle réexamine les faits avec le bénéfice du recul (Bubbins c. Royaume-Uni, n50196/99, § 147, CEDH 2005‑II (extraits)). Cela signifie que dans une affaire où un risque réel et immédiat s’est matérialisé, il faut procéder à une appréciation sur la base de ce que les autorités compétentes savaient à l’époque considérée.

Sur les obligations positives découlant de l’article 2 dans un contexte de violences domestiques

161.  La question des violences domestiques, lesquelles peuvent revêtir diverses formes – agressions physiques, violences sexuelles, économiques, psychologiques ou verbales –, transcende les circonstances d’une affaire donnée. Il s’agit d’un problème général qui touche, à des degrés divers, tous les États membres. Il n’apparaît pas toujours au grand jour car il s’inscrit fréquemment dans le cadre de relations interpersonnelles ou dans des cercles restreints, et il peut affecter différentes personnes dans la famille, même si les femmes constituent l’écrasante majorité des victimes (Opuz, § 132, et Volodina, § 71, tous deux précités). Aujourd’hui, son ampleur est abondamment décrite dans la littérature (voir, par exemple, les résultats de l’enquête menée par la FRA sur le vécu des femmes dans les États membres de l’Union européenne, au paragraphe 97 ci-dessus). Au cours des deux dernières décennies, de nombreux travaux de recherche se sont penchés sur le phénomène des violences domestiques et des violences fondées sur le genre, et les moyens d’y répondre sur un plan tant pratique que juridique se sont significativement développés dans de nombreux états (voir les résultats du rapport de droit comparé aux paragraphes 99-101 ci-dessus).

162.  Dans les textes internationaux pertinents, il apparaît communément admis que des mesures exhaustives, notamment juridiques, sont nécessaires si l’on veut apporter aux victimes de violences domestiques une protection et des garanties effectives (comparer avec les précédents mentionnés dans Opuz, précité, §§ 72-86 et 145, et avec les textes synthétisés dans la partie intitulée « Le droit et la pratique internationaux », paragraphes 73 et suiv. ci-dessus).

163.  Les enfants qui sont victimes de violences domestiques sont des personnes particulièrement vulnérables et ils ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne, notamment en conséquence des obligations positives que l’article 2 de la Convention fait peser sur les États (Opuz, § 159, Talpis, § 99, et Volodina, § 72, tous précités). Il arrive que les agresseurs voient dans les violences, y compris mortelles, infligées aux enfants faisant partie du ménage le moyen ultime de punir leur partenaire.

164.  Il faut évaluer l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie (paragraphes 158-160 ci-dessus) en prenant dûment en considération le contexte particulier des violences domestiques. En pareille situation, il s’agit surtout de tenir compte du fait que des épisodes successifs de violence se réitèrent dans le temps au sein de la cellule familiale (Talpis, § 122, et Volodina, § 86, tous deux précités, et Munteanu c. République de Moldova, no 34168/11, § 70, 26 mai 2020). La Cour estime par conséquent qu’il est nécessaire de clarifier ce qu’implique la prise en compte du contexte particulier et de la dynamique des violences domestiques sous l’angle du critère Osman (paragraphe 158 ci-dessus).

La nécessité de réagir immédiatement aux allégations de violences domestiques

165.  La Cour rappelle pour commencer que les autorités sont tenues de réagir immédiatement aux allégations de violences domestiques (Talpis, précité, § 114). Dans les affaires où elle a constaté que les autorités n’avaient pas agi promptement après avoir reçu une plainte pour violences domestiques, elle a conclu que par leur inaction, les instances nationales avaient privé ladite plainte de toute efficacité, créant un contexte d’impunité favorable à la répétition des actes de violence (Halime Kılıç c. Turquie, n63034/11, § 99, 28 juin 2016, et Talpis, précité, § 117).

166.  De plus, la Cour réaffirme qu’une diligence particulière est requise de la part des autorités dans le traitement des affaires de violences domestiques (M.G. c. Turquie, précité, § 93, Volodina, précité, § 92, et Barsova c. Russie, no 20289/10, § 35, 22 octobre 2019).

Les obligations relatives à l’évaluation des risques

167.  Il ressort des éléments de droit comparé dont la Cour dispose (paragraphe 101 ci-dessus) que tous les États membres étudiés procèdent à une évaluation des risques afin de déterminer s’il est probable que la victime de violences domestiques subisse de nouvelles atteintes. La Cour note de plus que, d’après l’article 51 de la Convention d’Istanbul, une appréciation du risque de létalité, de la gravité de la situation et du risque de réitération de la violence constitue un élément crucial de la prévention des violences domestiques (voir le paragraphe 82 ci-dessus, ainsi que le rapport explicatif relatif à cette disposition, au paragraphe 83 ci-dessus). La Cour note que, selon le GREVIO, les autorités compétentes doivent procéder dès la réception de la plainte à une évaluation des risques pour les victimes, idéalement en s’aidant d’outils standardisés reconnus à l’échelle internationale, établis à partir des résultats de la recherche et comportant des questions prédéfinies que les autorités doivent systématiquement poser et auxquelles elles doivent systématiquement apporter une réponse. Le système en place doit fournir aux agents des autorités répressives des directives et des critères clairs pour guider leur action et leurs interventions dans les situations délicates (voir la tierce intervention du GREVIO, paragraphe 140 ci-dessus).

168.  La Cour considère que cette approche est pertinente en ce qui concerne les obligations positives que l’article 2 fait peser sur les États membres dans le domaine des violences domestiques. Elle note que pour être en mesure de savoir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’une victime de violences domestiques (comparer avec le critère Osman exposé au paragraphe 158 ci-dessus), les autorités ont l’obligation de mener une évaluation du risque de létalité qui soit autonome, proactive et exhaustive.

169.  Les adjectifs « autonome » et « proactive » renvoient à l’obligation pour les autorités de ne pas se contenter de la perception que la victime a du risque auquel elle est exposée, mais de la compléter par leur propre appréciation. Du reste, étant donné l’état psychologique singulier dans lequel les victimes de violences domestiques se trouvent, les autorités chargées de l’affaire sont tenues de poser des questions pertinentes aux fins de recueillir toutes les informations importantes, y compris auprès d’autres organismes publics, au lieu d’escompter simplement que la victime livrera d’elle-même tous les détails présentant un intérêt (comparer avec Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 69, 26 mars 2013, dans lequel la Cour a reconnu que les conséquences psychologiques des violences domestiques constituaient une dimension importante de celles-ci, et l’arrêt T.M. et C.M. c. République de Moldova, no 26608/11, § 46, 28 janvier 2014, dans lequel la Cour a dit qu’« au regard de la vulnérabilité qui caractérise habituellement les victimes de mauvais traitements, il [était] du devoir de la police de rechercher de son propre chef s’il fa[llait] agir en vue d’empêcher des violences domestiques »).

170.  Dans l’arrêt Talpis (précité, §§ 107-125), la Cour n’a pas accordé un poids décisif à la perception du risque par la victime (par exemple au fait que celle-ci avait retiré sa plainte, était revenue sur ses dépositions, avait, dans ses déclarations, nié les violences passées, et était retournée vivre auprès de son agresseur présumé). Dans l’arrêt Opuz (précité, § 153), la Cour a noté, en particulier, que « dès lors qu’elles ont été informées des faits de violence, les autorités ne peuvent invoquer le comportement de la victime pour justifier leur manquement à prendre des mesures propres à prévenir la matérialisation des menaces formulées par l’agresseur contre l’intégrité physique de celle-ci ». Cela signifie qu’une évaluation des risques ou une décision sur les mesures à adopter ne doit pas dépendre des seules déclarations de la victime. Bien que la Cour estime que la perception par la victime du risque auquel elle est exposée présente un intérêt et doit être considérée comme un point de départ par les autorités (comparer avec Bălşan c. Roumanie, no 49645/09, § 62, 23 mai 2017, Talpis, précité, § 111, et Halime Kılıç, précité, § 93), cela ne dispense toutefois pas ces dernières, au regard de leur devoir d’examiner d’office les allégations de violences domestiques, de recueillir et d’analyser de leur propre initiative (proactivement) des informations relatives à tous les facteurs de risque et à tous les éléments pertinents de l’affaire.

171.  Dans le cadre d’une évaluation des risques, l’« exhaustivité » devrait caractériser toute enquête officielle et elle conserve toute sa pertinence dans les affaires de violences domestiques. La Cour considère que, si le jugement d’agents des forces répressives bien formés joue un rôle essentiel dans chaque affaire, le recours à des listes de contrôle standardisées énumérant des facteurs de risque spécifiques et qui ont été élaborées à partir des résultats de travaux de recherche solides en criminologie et des meilleures pratiques reconnues dans les affaires de violences domestiques peut aider les autorités à évaluer les risques de manière exhaustive (voir également la tierce intervention du GREVIO, paragraphe 140 ci-dessus). Il ressort des éléments de droit comparé que la majorité des États membres étudiés emploient des outils standardisés pour l’évaluation des risques (paragraphe 101 ci-dessus).

172.  La Cour convient qu’il importe que les autorités prenant en charge les victimes de violences domestiques bénéficient de formations régulières et de séances de sensibilisation, en particulier sur les outils d’évaluation des risques, afin de pouvoir cerner la dynamique de ces violences et d’être ainsi mieux à même d’apprécier et d’évaluer tout risque existant, d’y réagir de manière appropriée et d’assurer promptement une protection aux victimes (comparer avec l’article 18 § 2 de la Convention d’Istanbul, ainsi qu’avec la tierce intervention du GREVIO, paragraphe 143 ci-dessus).

173.  De plus, la Cour considère que lorsque les violences domestiques touchent, directement ou indirectement, plusieurs personnes, l’évaluation des risques doit permettre de repérer systématiquement chacune des victimes potentielles et de traiter tous les cas (comparer également avec la tierce intervention du GREVIO, paragraphe 141 ci-dessus). Les autorités doivent garder à l’esprit que l’exercice d’évaluation peut mettre en évidence un niveau de risque différent pour chacune des victimes.

174.  Étant donné que dans les affaires de violences domestiques les forces de l’ordre et les procureurs doivent souvent intervenir dans l’urgence et qu’il est nécessaire de diffuser les informations pertinentes à toutes les autorités concernées, la Cour estime qu’il est important de consigner sommairement le déroulement de l’évaluation des risques. Elle rappelle que l’évaluation des risques a pour but de permettre aux autorités compétentes de gérer le risque décelé et d’offrir aux victimes des mesures de sécurité et d’assistance coordonnées. Cela signifie que les autorités répressives doivent communiquer les informations sur les risques à toutes les autres parties prenantes qui sont en contact régulier avec des personnes en danger, y compris avec les enseignants dans le cas des enfants, et coordonner avec elles l’assistance aux victimes (comparer également avec la tierce intervention du GREVIO, paragraphe 142 ci-dessus). La Cour estime que les autorités doivent informer la ou les victimes du résultat de l’exercice d’évaluation des risques et, si nécessaire, leur fournir des conseils sur les mesures de protection disponibles sur les plans juridique et opérationnel, ainsi qu’un accompagnement.

175.  En venant à l’interprétation de l’adjectif « immédiat » tel qu’employé dans le critère Osman, la Cour considère que l’application du standard de l’immédiateté dans ce contexte doit tenir compte des spécificités des affaires de violences domestiques et de ce qui les différencie des situations résultant d’un incident isolé, comme dans l’affaire Osman (précitée). La Cour rappelle que les violences domestiques se produisent généralement par cycles consécutifs et que, bien souvent, leur fréquence, leur intensité ainsi que le danger qu’elles représentent augmentent au fil du temps (comparer également avec la tierce intervention du GREVIO et celle de l’EHRAC et Equality Now aux paragraphes 137 et 146 ci-dessus). Le rapport explicatif de la Convention d’Istanbul précise relativement à l’article 52 (paragraphes 84-85 ci-dessus) que le terme « danger immédiat » dans cette disposition désigne « toute situation de violence domestique pouvant très rapidement entraîner des atteintes à l’intégrité physique de la victime ou s’étant déjà matérialisée et risquant de se reproduire ». La Cour a observé dans de nombreuses autres affaires qu’une personne ayant des antécédents de violences domestiques présentait un risque significatif de récidive, parfois potentiellement mortelle (voir, par exemple, Opuz, précité, § 134, Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 59, 28 mai 2013, Mudric c. République de Moldova, no 74839/10, § 51, 16 juillet 2013, et B. c. République de Moldova, no 61382/09, §§ 52-53, 16 juillet 2013). D’après ce que l’on sait aujourd’hui de la dynamique des violences domestiques, il est possible d’affirmer que le comportement de l’agresseur peut prendre un tour plus prévisible dans des situations d’escalade manifeste de ces violences. Les autorités doivent dûment prendre en compte ces données générales ainsi que les résultats de l’ensemble des travaux de recherche disponibles dans ce domaine lorsqu’elles évaluent le risque d’une nouvelle escalade des violences, même après l’adoption d’une mesure d’interdiction et de protection.

176.  L’adjectif « immédiat » ne se prête pas à une définition précise. Dans l’arrêt Opuz (précité, §§ 134-136) par exemple, au sujet de l’immédiateté du risque, la Cour a conclu que, au vu de l’escalade des violences, dont les autorités étaient au courant et qui était suffisamment grave pour justifier l’adoption de mesures de prévention, ces autorités auraient pu prévoir l’agression mortelle qui avait été perpétrée contre la mère de la requérante. Étant donné que la relation était marquée depuis longtemps par des faits de violence (six épisodes signalés) et que la requérante était harcelée par son époux, lequel rôdait autour de son domicile armé d’un couteau et d’un pistolet, la Cour a dit qu’il était « clairement » apparu que l’agresseur risquait de commettre de nouvelles violences. Selon la Cour, l’agression mortelle était donc imminente et prévisible. Dans l’arrêt Talpis (précité, § 122), la Cour a conclu qu’étant donné que les forces de l’ordre avaient déjà dû intervenir à deux reprises durant la même nuit au sujet de l’époux de la requérante, que celui-ci se trouvait en état d’ébriété et qu’il était déjà connu des services de police (pour deux épisodes successifs de violences qui avaient contraint la police à intervenir deux fois au cours de la même nuit), les autorités « auraient dû savoir que le mari de la requérante représentait pour cette dernière une menace réelle pour laquelle on ne pouvait pas exclure une mise en exécution imminente » (ibidem, § 122). Dans sa jurisprudence pertinente, la Cour a donc déjà appliqué la notion de « risque immédiat » avec davantage de flexibilité que dans les situations semblables à celle de l’affaire Osman, tenant compte du schéma classique d’aggravation des violences domestiques, même si le moment et le lieu exacts de l’agression ne pouvaient pas être prévus à l’avance dans une affaire donnée. La Cour souligne toutefois qu’on ne saurait imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (Osman, précité, § 116).

Les obligations relatives aux mesures opérationnelles

177.  La Cour rappelle que dès lors que les autorités ont établi l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’un ou plusieurs individus donnés, elles ont l’obligation positive de prendre des mesures opérationnelles.

178.  Ces mesures opérationnelles de prévention et de protection sont destinées à parer au plus vite à une situation de danger (comparer avec Talpis, précité, § 114). Dans plusieurs affaires, la Cour a conclu que même lorsque les autorités n’étaient pas restées totalement passives, elles avaient néanmoins manqué à leurs obligations découlant de la Convention dès lors que les mesures qu’elles avaient prises n’avaient pas empêché l’agresseur de s’en prendre de nouveau à la victime (comparer avec Volodina, précité, § 86, et les références qui y figurent).

179. La réponse à la question de savoir si le droit et la pratique offraient aux autorités des mesures opérationnelles suffisantes au moment crucial où elles ont dû décider de la conduite à tenir face à une situation de violences domestiques dépend dans une large mesure de la question de l’adéquation du cadre juridique (ce qui, dans le critère Osman, correspond au segment relatif aux « mesures » prises par les autorités « dans le cadre de leurs pouvoirs »). En d’autres termes, la panoplie des mesures juridiques et opérationnelles disponibles doit offrir aux autorités concernées un éventail suffisant de possibilités qui soient adéquates et proportionnées au regard du niveau de risque (mortel) qui a été évalué. La Cour doit se convaincre que, d’un point de vue général, le cadre juridique était propre à assurer une protection contre des actes de violence pouvant être commis par des particuliers dans une affaire donnée (comparer avec Talpis, précité, § 100, et les références qui y figurent).

180.  La Cour observe par ailleurs que les plans de gestion des risques et les services d’assistance coordonnés à l’intention des victimes de violences domestiques ont fait leurs preuves dans la pratique, en ce qu’ils permettent aux autorités de prendre des mesures opérationnelles préventives adéquates dès que l’existence d’un risque est établie. Il faut pour cela que l’information soit rapidement diffusée à toutes les parties prenantes. Si des enfants sont concernés ou considérés comme étant exposés à un risque, les services de protection de l’enfance, de même que les écoles et/ou autres structures d’accueil, doivent en être informés dans les plus brefs délais (voir l’article 51 de la Convention d’Istanbul et la tierce intervention du GREVIO, paragraphes 82, 83 et 142 ci-dessus). Une action préventive bien conçue passe souvent par une coordination entre de multiples autorités (comparer, par exemple, avec la tierce intervention du GREVIO, paragraphe 141 ci-dessus).

181.  La Cour estime par ailleurs que l’établissement de protocoles de traitement des auteurs de violences est souhaitable à titre de mesure de prévention supplémentaire. Selon les données de droit comparé dont la Cour dispose, sept des États membres étudiés ont adopté des mesures visant spécifiquement à enseigner un mode de comportement non violent aux auteurs d’actes de violences domestiques (paragraphe 99 ci-dessus). L’article 16 de la Convention d’Istanbul impose aux États contractants l’obligation d’élaborer des programmes préventifs d’intervention et de traitement visant à aider les auteurs de violences domestiques à changer d’attitude et de comportement afin prévenir les récidives de ces violences.

182.  Ensuite, la Cour estime que lorsque les autorités sont appelées à définir les mesures opérationnelles à prendre tant à l’échelle de la politique générale qu’au niveau individuel, elles doivent inévitablement mettre minutieusement en balance les droits concurrents en jeu ainsi que les autres contraintes à respecter. Dans les affaires de violences domestiques, la Cour insiste sur la nécessité impérieuse de protéger le droit à la vie et à l’intégrité physique et psychologique des victimes (Opuz, § 147, et Talpis, § 123, tous deux précités ; comparer également avec les conclusions du comité de la CEDAW dans l’affaire Şahide Goekce c. Autriche, paragraphe 92 ci—dessus). Parallèlement, elle indique qu’il y a lieu de veiller à ce que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent légitimement l’étendue de ses actions, y compris les garanties figurant aux articles 5 et 8 de la Convention (comparer avec Osman, § 116, et Opuz, § 129, tous deux précités).

183.  En ce qui concerne la question des mesures opérationnelles préventives telles que celles qui pourraient s’imposer au regard de l’article 2, la Cour souligne d’emblée que, d’une part, ces mesures, pour autant qu’elles produisent un impact sur l’auteur présumé, doivent être sélectionnées pour offrir une réponse adéquate et effective au risque pour la vie qui a été décelé tandis que, d’autre part, toute mesure prise doit demeurer compatible avec les autres obligations que la Convention fait peser sur les États. Dans le contexte des mesures de protection et de prévention en général, l’ingérence des autorités dans la vie privée et familiale de l’auteur présumé, en particulier, devient parfois inéluctable dès lors qu’il s’agit de protéger la vie et les autres droits des victimes de violences domestiques et de faire obstacle aux actes criminels dirigés contre leur vie ou leur santé. La nature et la gravité du risque décelé (paragraphe 168) constitueront toujours un facteur important eu égard à la proportionnalité des mesures de protection et de prévention à adopter (paragraphe 179 ci-dessus), que ce soit dans le contexte de l’article 8 de la Convention ou, le cas échéant, de restrictions à la liberté relevant de l’article 2 du Protocole no 4, qui garantit la liberté de circulation. En ce qui concerne les mesures qui entraînent une privation de liberté toutefois, l’article 5 de la Convention impose des contraintes particulières, que la Cour va analyser dans les paragraphes qui suivent.

184.  La Cour rappelle en premier lieu que pour être admissible au regard de l’article 5 de la Convention, une mesure privative de liberté doit être à la fois conforme au droit interne de l’État et compatible avec les motifs de détention énumérés de manière exhaustive au paragraphe premier de cette disposition. Même dans ces conditions, l’obligation positive de protéger la vie découlant de l’article 2 peut imposer certaines exigences concernant le cadre juridique interne, lequel devra permettre que les mesures nécessaires puissent être prises lorsque les circonstances le requièrent. Parallèlement, toute mesure entraînant une privation de liberté devra toutefois aussi être conforme aux exigences du droit interne tout en respectant les conditions spécifiques énoncées à l’article 5 et dans la jurisprudence qui s’y rapporte.

185.  Sur ce point, la Cour rappelle premièrement au sujet des mesures préventives que, aux fins de l’article 5 § 1 b), qui prévoit une privation de liberté pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi, elle a toujours dit que l’obligation de ne pas commettre d’infraction ne peut passer pour « concrète et déterminée » que si le lieu ainsi que le moment de la commission imminente de l’infraction et les victimes potentielles de celle-ci sont suffisamment déterminés. Dans le contexte d’une obligation de s’abstenir d’accomplir un acte, par opposition à une obligation d’accomplir un acte donné, pour que l’on puisse conclure qu’un individu a manqué à une obligation, il faut qu’il ait eu connaissance de l’acte dont il devait s’abstenir et qu’il ait montré qu’il refusait de s’en abstenir (Ostendorf c. Allemagne, no 15598/08, §§ 93-94, 7 mars 2013). En particulier, la Cour juge que l’obligation de ne pas commettre une infraction pénale dans un futur imminent ne peut être considérée comme suffisamment concrète et déterminée tant qu’il n’a pas été ordonné de mesures précises qui n’ont pas été respectées (S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 83, 22 octobre 2018).

186.  Deuxièmement, la Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) concerne une détention visant à permettre de conduire l’individu en cause devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci. Concernant le second volet de cette disposition, la Cour reconnaît qu’il pose un motif de privation de liberté à part entière, indépendant de la présence de « raisons plausibles de soupçonner [que l’individu en question] a commis une infraction ». Le second volet s’applique donc à la détention imposée préventivement hors du cadre d’une procédure pénale (S., V. et A. c. Danemark [GC], précité, §§ 114-116). Même dans le contexte de ce volet de l’article 5 § 1 c), toutefois, la Cour a dit que cette disposition ne se prêtait pas à une politique de prévention générale dirigée contre des personnes que les autorités estiment dangereuses par leur propension à la délinquance. Ce motif de détention offre seulement aux États contractants un moyen d’empêcher la commission d’une infraction concrète et déterminée pour ce qui est en particulier du lieu et du moment de sa commission et des victimes potentielles. Pour qu’une privation de liberté soit justifiée au regard du second volet de l’article 5 § 1 c), il faut que les autorités démontrent de manière convaincante que, selon toute probabilité, l’intéressé aurait participé à la commission d’une infraction concrète et déterminée s’il n’en avait pas été empêché par une arrestation (S., V. et A. c. Danemark [GC], précité, §§ 89 et 91). Dans sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 b) et au second volet de l’article 5 § 1 c) (détention nécessaire pour empêcher une personne de commettre une infraction), la Cour n’autorise la détention à des fins préventive que pour des périodes très courtes (quatre heures dans l’arrêt Ostendorf (précité, § 75), et huit heures dans l’arrêt S., V. et A. (précité, §§ 134 et 137)).

187.  Troisièmement, concernant le premier volet de l’article 5 § 1 c), qui régit la détention provisoire, la Cour rappelle que cette disposition ne peut s’appliquer que dans le contexte d’une procédure pénale portant sur une infraction qui a déjà été commise. Elle permet de détenir une personne en vue de la conduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 103, 20 mars 2018, Jėčius c. Lituanie, n34578/97, § 50, CEDH 2000‑IX, et Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 72, CEDH 2011 (extraits)). Par conséquent, la détention provisoire ne peut faire office de mesure préventive que pour autant qu’elle se trouve justifiée par un soupçon plausible concernant une infraction qui a déjà été commise et qui fait l’objet d’une procédure pénale pendante. La prévention des récidives peut donc constituer un effet secondaire de pareille détention, et le risque de récidive peut être pris en compte comme un élément de l’appréciation des motifs justifiant d’imposer ou de prolonger une détention provisoire, toujours à la condition qu’il demeure un soupçon plausible au sujet de l’infraction déjà commise. À cet égard, la Cour rappelle que si la persistance d’un soupçon plausible constitue une condition sine qua non de la validité de toute détention provisoire, l’obligation d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, §§ 92 et 102, 5 juillet 2016). La Cour rappelle en outre que sa jurisprudence a mis en évidence certaines catégories de base de motifs admissibles, dont le risque que la personne détenue récidive si elle était remise en liberté. Sur ce point, la Cour a dit qu’il fallait que les circonstances de la cause, et notamment les antécédents et la personnalité de l’intéressé, rendent plausible le risque de récidive et adéquate la mesure (Clooth c. Belgique, 12 décembre 1991, § 40, série A n225).

188.  Au sujet des décisions relatives à la détention provisoire relevant de l’article 5 § 1 c), la Cour note que si la détention provisoire ne peut jamais servir une visée purement préventive, l’évaluation du risque de récidive (antécédents et risque de létalité) peut prendre en compte les faits ainsi que les résultats de toute appréciation des risques effectuée en prévision de l’éventualité d’avoir à adopter des mesures opérationnelles préventives. De plus, comme indiqué plus haut, une privation de liberté imposée pour ce motif doit toujours reposer sur une base solide en droit interne. En tout état de cause, même si les conditions d’un placement en détention provisoire prévues par le droit interne ne sont pas remplies, cela n’exonère pas les autorités de leur devoir de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, d’autres mesures, moins lourdes, qui apportent une réponse adéquate au regard du niveau de risque décelé.

189.  La Cour note par ailleurs que certains autres alinéas de l’article 5 § 1 concernant les motifs admissibles de détention peuvent dans certaines circonstances se révéler pertinents également pour l’appréciation des mesures opérationnelles préventives dans les situations de violences domestiques, en particulier l’alinéa e) de cet article. À la lumière des faits et des griefs soulevés dans la présente espèce, il n’est toutefois pas nécessaire de se livrer à une analyse détaillée de ce point.

Résumé des obligations pesant sur les autorités de l’État dans le contexte des violences domestiques

190.  En résumé, la Cour rappelle que les autorités doivent apporter une réponse immédiate aux allégations de violences domestiques (paragraphe 165 ci-dessus). Elles doivent rechercher s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie de la ou des victimes qui ont été identifiées et elles doivent pour cela mener une évaluation du risque qui soit autonome, proactive et exhaustive (paragraphes 168 et suiv. ci-dessus). Elles doivent apprécier le caractère réel et immédiat du risque en tenant dûment compte du contexte particulier qui est celui des affaires de violences domestiques (paragraphe 164 ci-dessus). S’il ressort de l’évaluation du risque qu’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui, l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives entre en jeu pour les autorités. Ces mesures doivent alors être adéquates et proportionnées au niveau de risque décelé (paragraphes 177 et suiv. ci-dessus).

Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

a)  Sur le point de savoir si les autorités ont réagi immédiatement aux allégations de violences domestiques

191.  La Cour souligne tout d’abord que dans le cas d’espèce, contrairement à ce qu’elle a observé dans de nombreuses autres affaires de violences domestiques ou de violences fondées sur le genre dont elle a eu à connaître (voir, par exemple, Opuz, § 136, et Talpis, § 114, toutes deux précitées), il n’y a eu aucun retard ni aucune inertie de la part des autorités nationales face aux allégations de violences domestiques formulées par la requérante. Bien au contraire : tant en 2010 qu’en 2012, les autorités ont réagi sans délai aux allégations de la requérante, ont recueilli des éléments de preuve et ont adopté des mesures d’interdiction et de protection. À cet égard, la Cour relève que la police pouvait s’appuyer sur une liste de contrôle énumérant les facteurs de risque spécifiques à prendre en compte lorsqu’elle intervenait en application de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté (voir les observations du Gouvernement, paragraphe 129 ci-dessus).

192.  La requérante elle-même, dans ses observations, confirme qu’elle ne se plaint ni d’un retard ni d’une inertie de la part des autorités, mais plutôt du choix des mesures prises. La Grande Chambre fait donc siennes les conclusions rendues par la chambre sur ce point (paragraphe 67 de l’arrêt de la chambre).

193.  Qui plus est, la Cour note qu’après que la requérante eut fait son signalement au poste de police, des agents la raccompagnèrent jusqu’au domicile familial afin de lui éviter d’avoir à affronter seule son mari alors qu’elle venait de le dénoncer à la police. Les policiers lui remirent aussi une brochure l’informant des possibilités d’obtenir une protection contre les agissements de E. qui s’offraient à elle désormais, c’est-à-dire de la possibilité pour elle de solliciter une ordonnance d’éloignement temporaire en application de l’article 382 b) et e) de la loi sur les procédures d’exécution. Ils emmenèrent ensuite son époux au poste de police pour l’interroger et lui confisquèrent les clés de l’appartement familial (paragraphes 25, 26, 55 et 57 ci-dessus). La Cour note en outre avec satisfaction le fait que l’un des agents chargés d’intervenir à la suite des allégations formulées par la requérante était une policière qui avait été spécialement formée au traitement des affaires de violences domestiques et avait de l’expérience dans ce domaine (voir le paragraphe 17 ci-dessus ainsi que les observations du Gouvernement, paragraphe 133 ci-dessus).

194.  La Cour estime que les mesures susmentionnées démontrent que les autorités ont fait preuve de la diligence particulière requise dans leur réaction immédiate aux allégations de violences domestiques formulées par la requérante.

b) La qualité de l’appréciation des risques

195.  La Cour va ensuite examiner la qualité de l’appréciation des risques effectuée par les autorités (paragraphe 168 ci-dessus). Elle rappelle que les faits appellent un examen qui doit s’effectuer sur la seule base de ce que les autorités savaient à l’époque considérée, et non avec le bénéfice du recul (Bubbins, précité, § 147).

196.  En premier lieu, la Cour estime que les autorités ont mené leur évaluation des risques de manière autonome et proactive. Elle observe en effet que les policiers ne se sont pas contentés de se fier au récit des faits tels que relatés par la requérante, laquelle était de surcroît accompagnée de sa conseillère de longue date du centre pour la protection des victimes de violences, mais qu’ils ont fondé leur appréciation sur plusieurs autres facteurs et éléments de preuve. Le jour même du signalement, ils entendirent toutes les personnes directement impliquées, c’est-à-dire la requérante, son époux et leurs enfants, et ils établirent des procès-verbaux détaillés de leurs dépositions. Ils recueillirent également des preuves en photographiant les blessures visibles que la requérante présentait. Celle-ci subit par ailleurs un examen médical (paragraphe 21 ci-dessus).

197.  La police lança de plus dans les archives en ligne une recherche relative aux mesures d’interdiction et de protection ainsi qu’aux injonctions et autres ordonnances d’interdiction temporaires qui avaient été prises contre E. dans le passé. Les policiers savaient donc que E. avait déjà été condamné pour violences domestiques et comportement menaçant dangereux et qu’il avait fait l’objet d’une mesure d’interdiction et de protection quelque deux ans auparavant. Ils vérifièrent également si des armes étaient enregistrées au nom de l’époux de la requérante ; cette recherche produisit un résultat négatif (paragraphe 22 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle qu’il importe que les autorités vérifient si l’auteur présumé d’actes de violence a accès à des armes ou en possède (Kontrová, précité, § 52, et article 51 de la Convention d’Istanbul, paragraphe 82 ci—dessus).

198.  En second lieu, la Cour estime que l’appréciation des risques faite par la police a pris en considération les principaux facteurs de risque connus dans ce contexte, comme le montre le procès-verbal établi par les policiers (paragraphe 27 ci-dessus). En particulier, les policiers ont tenu compte du fait qu’un viol avait été dénoncé, que la requérante présentait des traces visibles de violences sous la forme d’hématomes, qu’elle était en larmes et terrorisée, qu’elle avait fait l’objet de menaces et que les enfants avaient, eux aussi, subi des violences. Ils ont expressément relevé un certain nombre d’autres facteurs de risque pertinents, à savoir des actes violents signalés et non signalés connus, l’escalade de la violence, les facteurs de stress tels que le chômage, le divorce et/ou la séparation qui affectaient le ménage à l’époque, ainsi qu’une nette tendance de la part de E. à banaliser la violence. La police a également pris note du comportement de E., c’est-à-dire du fait qu’il était légèrement agité mais coopératif et qu’il avait de son plein gré accompagné les agents au poste de police. Elle a aussi noté qu’aucune arme à feu n’était enregistrée au nom de E.

199.  La Cour considère qu’en recherchant les facteurs spécifiques énumérés ci-dessus, les autorités ont démontré qu’elles avaient dûment tenu compte, dans leur évaluation des risques, du contexte particulier de violences domestiques qui caractérisait la présente affaire.

200.  Pour ce qui est des menaces, et en particulier des menaces de mort, proférées par E., la Cour relève qu’elles visaient toutes directement ou indirectement la requérante, que E. menaçât de lui faire du mal ou de la tuer, de s’en prendre à ses proches ou de se tuer lui-même (paragraphe 19 ci—dessus). La Cour rappelle dans ce contexte que les menaces (de mort) doivent être prises au sérieux et que leur crédibilité doit être vérifiée (Kontrová, § 52, précité, Branko Tomašić et autres c. Croatie, no 46598/06, §§ 52 et 58, 15 janvier 2009, Opuz, § 141, Eremia, § 60, Talpis, § 111, et Halime Kılıç, §§ 93-94, tous précités). Elle note que les policiers ont tenu compte des accusations de menaces de mort et de strangulation que la requérante portait contre E., ce dont témoigne le rapport qu’ils ont adressé au parquet tard dans la soirée ce même jour (paragraphe 30 ci-dessus) et qui mentionnait explicitement ces facteurs.

201.  La Cour estime également que le procureur de permanence avait connaissance des faits de la cause les plus pertinents lorsqu’il a dû décider de la suite à donner à l’affaire. Il avait, le jour même, été informé par téléphone des allégations mettant E. en cause ainsi que des circonstances qui avaient entouré l’adoption de la mesure d’interdiction et de protection, qui lui avaient été communiquées aussitôt la mesure prise. Dans la note à verser au dossier, il a résumé les principaux éléments de l’affaire, ordonné de nouvelles mesures d’enquête (audition des enfants, présentation de rapports sur l’avancement de l’enquête) et ouvert une procédure pénale contre E. pour les infractions dont celui-ci était soupçonné (paragraphe 28 ci—dessus). Toujours le même soir, le procureur de permanence a reçu les procès-verbaux qu’il avait demandés (paragraphe 30 ci-dessus).

202.  La Cour estime par conséquent que l’appréciation des risques réalisée par les autorités dans cette affaire, qui n’a certes pas suivi de procédure standardisée, a néanmoins respecté les exigences d’autonomie, de proactivité et d’exhaustivité. Il lui reste donc à déterminer si, nonobstant l’adoption de la mesure d’interdiction et de protection, il était possible de déceler l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie du fils de la requérante.

c) Les autorités savaient-elles ou auraient-elles dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie du fils de la requérante ?

203.  La Cour observe que l’évaluation des risques effectuée par les autorités fait clairement apparaître que celles-ci avaient connaissance des informations suivantes au moment des faits.

i)  Vu le casier judiciaire de E. et l’audition des victimes par la police, les autorités savaient que E. avait fait l’objet d’une condamnation pénale pour des coups et blessures infligés à la requérante en 2010 et que sa période de mise à l’épreuve était toujours en cours (paragraphes 12-15 ci-dessus). Lorsqu’elle avait été entendue par la police les jours précédant l’issue tragique, la requérante avait rapporté d’autres actes violents que son époux lui aurait fait subir pendant leur mariage, y compris les incidents du 19 mai 2012. Depuis les violences de 2010, la requérante était suivie régulièrement par une conseillère du centre pour la protection des victimes de violences (paragraphes 16 et 19 ci-dessus).

ii)  Les deux enfants de la requérante avaient également subi des violences de la part de leur père – physiquement en recevant des gifles et psychologiquement en étant les témoins forcés des maltraitances qu’il infligeait à leur mère – mais ils ne constituaient pas la cible principale de la violence de E. (paragraphes 18-20 ci-dessus).

iii)  Selon la déposition de la requérante à la police, la situation avait dégénéré trois jours plus tôt, lorsque son mari l’avait étranglée et violée (paragraphe 18 ci-dessus).

iv)  La requérante avait déclaré que c’était son intention de quitter son mari qui avait déclenché cette escalade de la violence (paragraphe 18 ci—dessus).

v)  La requérante avait rapporté que son mari présentait une dépendance au jeu ainsi que d’autres problèmes de santé mentale ce qui, pensait-elle, avait contribué à l’aggravation de son agressivité et des violences à son égard. Elle avait précisé que c’était en particulier lorsqu’il rentrait du bureau des paris qu’il frappait et giflait les enfants (paragraphe 20 ci-dessus). L’époux de la requérante s’était fait admettre dans un hôpital psychiatrique pour y faire soigner sa dépendance au jeu ainsi que d’autres problèmes de santé mentale (non précisés), mais il apparaît que ce traitement a échoué (paragraphe 19 ci-dessus).

vi)  Selon le procès-verbal de son audition par la police, la requérante considérait que les menaces, notamment des menaces de mort que son mari proférait contre elle et les enfants depuis mars 2012, étaient particulièrement inquiétantes. Elle avait également confié à la police qu’elle les prenait très au sérieux (paragraphe 19 ci-dessus).

viii)  La requérante avait indiqué à la police que son mari lui confisquait parfois son téléphone mobile et l’enfermait dans leur appartement pour l’empêcher de partir (paragraphe 20 ci-dessus).

204.  Sur la base des éléments susmentionnés, les autorités ont conclu que la requérante courait un risque de subir de nouvelles violences et ont pris une mesure d’interdiction et de protection contre E. en application de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour note à cet égard que cette appréciation a été réalisée avec le concours de policiers disposant d’une formation et d’une expérience notables dans ce domaine, et qu’il faut se garder de céder à la facilité consistant à la remettre en cause avec le bénéfice du recul.

205.  S’il est vrai qu’il n’y a pas à proprement parler eu d’évaluation des risques portant spécifiquement sur les enfants, la Cour considère que, compte tenu des informations disponibles à l’époque des faits, pareille évaluation n’aurait rien changé à la situation, pour les raisons exposées ci—dessous.

206.  La Cour rappelle que les enfants de la requérante étaient giflés par leur père et qu’ils ont dû subir l’épreuve psychologique de voir celui-ci brutaliser leur mère, ce qui ne doit en aucun cas être sous-estimé. Toutefois, selon les informations dont les autorités disposaient en l’espèce, les enfants ne constituaient pas la cible principale des violences et des menaces de E., lesquelles visaient toutes la requérante, que ce fût directement ou indirectement (paragraphe 200 ci-dessus). Ce sont essentiellement le viol et la strangulation que la requérante aurait subis le week-end précédent ainsi que les violences domestiques et les menaces continues qu’elle aurait dû supporter qui l’avaient poussée à faire le signalement le 22 mai 2012. De plus, à l’instar du Gouvernement, la Cour note que même si le procès-verbal établi par la police au moment de l’adoption de la mesure d’interdiction et de protection ne mentionnait pas expressément les enfants comme étant des personnes en danger au sens de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté, le rapport relatif à l’enquête pénale qui a été adressé au procureur le jour même à 23 h 20 les considérait explicitement comme des « victimes » des infractions en question. Les autorités pouvaient légitimement présumer que, dans la sphère familiale, la mesure d’interdiction et de protection protégeait tout autant les enfants que leur mère des formes potentiellement non mortelles de violences et de harcèlement perpétrées par leur père (paragraphe 126 ci-dessus). Rien n’indiquait qu’il y eût un risque, a fortiori un risque mortel, pour les enfants dans l’enceinte de l’école (paragraphe 128 ci-dessus). Il apparaît également – bien que ce point ne soit pas en lui-même décisif – que la requérante et sa conseillère du centre pour la protection des victimes de violences ne considéraient pas elles-mêmes que le niveau de la menace justifiait de demander une interdiction complète des contacts entre le père et les enfants.

207.  En venant à la thèse de la requérante selon laquelle la gravité des brutalités qu’elle avait subies, conjuguée aux menaces de nouvelles violences, potentiellement mortelles, proférées par E., suffisait à justifier de placer celui-ci en détention provisoire, la Cour observe que la requérante s’appuie à cet égard sur une combinaison de motifs, à savoir les infractions que E. était censé avoir commises peu de temps auparavant ainsi qu’un risque de récidive déduit de ses antécédents judiciaires. Les autorités n’ont pas jugé que les menaces proférées par E. étaient suffisamment sérieuses ou crédibles pour être annonciatrices d’un risque de létalité qui aurait justifié une détention provisoire ou des mesures de prévention plus strictes que la mesure d’interdiction et de protection. La Cour ne perçoit pas de raison de remettre en question l’appréciation effectuée par les autorités, laquelle, sur la base des informations disponibles à l’époque considérée, n’a pas permis de prévoir que E. pouvait se procurer une arme à feu, se rendre à l’école de ses enfants et ôter la vie à son propre fils dans un enchaînement de faits aussi rapide.

208.  La Cour note enfin qu’il apparaît que les autorités ont accordé un certain poids au calme dont le mari de la requérante avait fait montre face à la police, calme que la Cour considère comme un facteur potentiellement trompeur dans une affaire de violences domestiques et qui ne devrait pas jouer un rôle décisif dans une évaluation des risques. Elle estime toutefois que cet élément de l’appréciation n’est pas suffisant pour jeter le doute sur la conclusion selon laquelle, au moment considéré, il n’était pas possible de déceler l’existence d’un risque pour la vie des enfants. De même, si, rétrospectivement, on peut penser qu’il aurait été souhaitable d’informer rapidement l’école des enfants ou les services de protection de l’enfance d’un risque éventuel, les autorités ne pouvaient pas prévoir à l’époque des faits qu’il fallait prendre pareille mesure pour empêcher une atteinte mortelle contre A. Ainsi, on ne saurait considérer qu’en ne livrant pas cette information, dont la communication n’était pas prévue par le droit interne à l’époque des faits, les autorités ont manqué à leur devoir de diligence particulière relevant des obligations positives qui leur incombaient dans le cadre du critère Osman.

209.  Pour les raisons susmentionnées, la Cour estime, à l’instar du Gouvernement, que, sur la base des informations qui étaient connues des autorités à l’époque des faits, rien n’indiquait qu’il existât un risque réel et immédiat, et encore moins un risque mortel, que de nouvelles violences fussent commises contre le fils de la requérante en dehors des périmètres pour lesquels une mesure d’interdiction avait été prise. L’appréciation effectuée par les autorités a mis en évidence un certain niveau de risque non mortel pour les enfants dans le cadre des violences domestiques perpétrées par leur père et qui ciblaient principalement la requérante. À la lumière du résultat de l’évaluation des risques, il apparaît que les autorités ont ordonné des mesures adéquates pour parer un risque de nouvelles violences contre les enfants et qu’elles ont pris toutes les mesures de protection nécessaires de manière méthodique et consciencieuse. Un risque réel et immédiat d’atteinte à la vie des enfants, au sens du critère Osman tel qu’appliqué au contexte des violences domestiques (paragraphe 164 ci-dessus), n’était pas décelable. Par conséquent, les autorités n’avaient nullement l’obligation d’adopter des mesures opérationnelles préventives supplémentaires, comme une mesure d’interdiction englobant l’école des enfants, afin de couvrir spécifiquement ceux-ci, que ce fût dans l’espace public ou dans la sphère privée.

210.  De plus, tenant compte des exigences posées par le droit pénal autrichien (paragraphes 65 et suiv. ci-dessus) ainsi que de celles découlant de l’article 5 de la Convention, qui protègent les droits de l’accusé (paragraphe 182 ci-dessus), la Cour ne perçoit aucune raison de remettre en question la conclusion des juridictions autrichiennes selon laquelle les autorités n’avaient pas agi en méconnaissance du droit en décidant de ne pas placer E. en détention provisoire. À cet égard, la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 5, aucune détention n’est autorisée si elle n’est pas conforme au droit interne. Elle note en outre que la requérante n’a soulevé relativement aux obligations positives découlant de l’article 2 aucun grief concernant les motifs de détention tels que prévus dans le cadre juridique interne. Par conséquent, l’examen de cette question ne relève pas du champ de la présente affaire.

d)     Conclusion

211.  La Cour conclut qu’en réagissant promptement aux allégations de violences domestiques formulées par la requérante et en tenant dûment compte du contexte particulier de violences domestiques qui caractérisait cette affaire, les autorités ont fait preuve de la diligence particulière requise. Elles ont procédé à une évaluation des risques autonome, proactive et exhaustive, dont le résultat les a conduites à adopter une mesure d’interdiction et de protection. Cette évaluation n’a toutefois pas fait apparaître l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie du fils de la requérante. Par conséquent, les autorités n’avaient aucune obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives à cet égard.

212.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet matériel.

213.  Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer sur l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes (voir, mutatis mutandis, Bennich-Zalewski c. Pologne, no 59857/00, § 98, 22 avril 2008).

Arrêt de la GRANDE CHAMBRE du 28 janvier 2014

O’KEEFFE c. IRLANDE requête 35810/09

L'État a failli à son obligation positive de protéger la requérante en l’espèce contre les abus sexuels subis par elle en 1973 alors qu’elle fréquentait l’école nationale de Dunderrow. Il y a donc eu violation des droits de l’intéressée découlant de l’article 3 de la Convention.

C.  Appréciation de la Cour

143.  Les faits pertinents de la présente affaire remontent à 1973. Ainsi que le souligne le Gouvernement, la Cour doit apprécier la question de l’éventuelle responsabilité de l’État y relative à l’aune des circonstances et des normes de 1973 et, notamment, faire abstraction de la prise de conscience, provoquée dans la société d’aujourd’hui par les récents débats sur le sujet, y compris en Irlande (paragraphes 73-88 ci-dessus), du risque d’abus sexuels auxquels sont exposés les mineurs dans un contexte éducatif.

1.  L’obligation positive de l’État en jeu

144.  La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers. Il convient d’interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau excessif, eu égard notamment à l’imprévisibilité du comportement humain ainsi qu’aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources. Dès lors, tout risque de mauvais traitement n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Cependant, les mesures requises doivent au moins permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, §§ 21–27, série A no 91, A. c. Royaume-Uni, § 22, 23 septembre 1998, Recueil 1998‑VI, Z et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 74-75, D.P. et J.C. c. Royaume-Uni, no 38719/97, § 109, 10 octobre 2002, et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003‑XII).

145.  De plus, le contexte du système d’enseignement primaire, toile de fond de la présente affaire, détermine dans une large mesure la nature et l’importance de cette obligation. Il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que l’obligation positive de protection prend un relief tout particulier dans le cadre d’un service public aussi important que l’enseignement primaire, les autorités scolaires étant tenues de protéger la santé et le bien-être des élèves et, en particulier, des jeunes enfants qui sont particulièrement vulnérables et qui se trouvent sous le contrôle exclusif de ces autorités (Grzelak c. Pologne, no 7710/02, § 87, 15 juin 2010, et Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu c. Turquie, no 19986/06, § 35, 10 avril 2012).

146.  En somme, eu égard au caractère fondamental des droits garantis par l’article 3 et à la vulnérabilité particulière des enfants, les pouvoirs publics ont l’obligation, inhérente à leur mission, de protéger ceux-ci contre des mauvais traitements, surtout dans le contexte de l’enseignement primaire, le cas échéant par l’adoption de mesures et de garanties spéciales.

147.  C’est en outre une obligation qui s’imposait déjà en 1973, à l’époque où se sont déroulés les faits pertinents en l’espèce.

La série d’instruments internationaux antérieurs à cette période qui sont résumés aux paragraphes 91 à 95 soulignaient la nécessité pour les États de prendre des mesures spéciales en matière de protection de l’enfance. La Cour prend note en particulier du PIDCP et du PIDESC, tous deux ouverts à la signature en 1966 et signés par l’Irlande dès 1973, même si elle ne les ratifia qu’en 1989 (paragraphe 95 ci-dessus).

De plus, la Cour a confirmé dès son cinquième arrêt, et ce dans le contexte de l’article 2 du Protocole no 1 concernant le droit à l’instruction, que la Convention pouvait imposer des obligations positives aux États (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, § 3, série A no 6). La formulation qu’elle a utilisée dans l’affaire Marckx c. Belgique (13 juin 1979, § 31, série A no 31) pour décrire l’obligation positive incombant à l’État en vertu de l’article 8 de garantir l’intégration d’un enfant dans sa famille a été souvent reprise (notamment dans l’affaire Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 25, série A no 32). Par ailleurs, chose particulièrement pertinente en l’espèce, la Cour a estimé dans son arrêt fondateur X et Y c. Pays-Bas (précité), que l’absence de législation pénale réprimant les avances sexuelles faites à une adolescente handicapée mentale justifiait de conclure que l’État n’avait pas respecté l’obligation positive de protéger les droits de la victime découlant de l’article 8. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a rejeté l’argument du Gouvernement relatif au caractère « exceptionnel » des faits de la cause et à l’imprévisibilité de la lacune législative qu’ils avaient révélée, estimant que l’État défendeur aurait dû avoir conscience du risque d’abus sexuels auquel étaient exposés les adolescents mentalement handicapés dans les foyers privés pour enfants et qu’il aurait dû légiférer pour y parer. Ces affaires concernaient des faits antérieurs ou contemporains à ceux de la présente requête.

Certes, la Cour a précisé depuis lors la portée et la nature des obligations positives des États. Toutefois, il s’agissait simplement pour elle à chaque fois de clarifier sa jurisprudence, laquelle demeure applicable aux faits antérieurs sans que cela soulève la moindre question de rétroactivité (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 140, CEDH 2009).

148.  Quant au contenu de l’obligation positive de protection, la Cour rappelle que la prévention d’actes graves, tels que ceux ici en cause, passe nécessairement par la mise en place d’une législation pénale efficace adossée à un dispositif propre à en assurer le respect (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 27 ; voir aussi, par exemple, Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 71, 25 juin 2009, Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 115, CEDH 2000‑III, et M.C. v. Bulgarie, précité, § 150). Il importe d’ajouter que la nature des abus sexuels sur mineurs, surtout lorsque l’auteur de ces abus est en position d’autorité par rapport à l’enfant, fait que l’existence de mécanismes utiles de détection et de signalement représente une condition fondamentale pour la mise en œuvre effective des lois pénales applicables (Juppala c. Finlande, no 18620/03, § 42, 2 décembre 2008). La Cour tient à préciser qu’à l’instar du Gouvernement elle estime que rien dans les éléments produits devant elle ne dénote un manquement opérationnel à l’obligation de protéger la requérante (Osman c. Royaume-Uni, précité, §§ 115-116) : jusqu’à ce que les griefs concernant L.H. fussent portés à l’attention des autorités de l’État en 1995, l’État ne savait pas ni n’était censé savoir que cet enseignant particulier, L.H., représentait une menace pour cette élève particulière, la requérante.

149.  La Cour rappelle également que point n’est besoin de démontrer que sans le manquement de l’État les mauvais traitements n’auraient pas eu lieu. La non-adoption de mesures raisonnables qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des événements ou d’atténuer le préjudice causé suffit à engager la responsabilité de l’État (E. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 99).

150.  Comme le souligne la requérante, un État ne peut pas, en effet, se soustraire à ses obligations vis-à-vis des mineurs scolarisés dans les établissements d’enseignement primaire en déléguant lesdites obligations à des organismes privés ou à des particuliers (Costello-Roberts c. Royaume-Uni, précité, § 27 ; voir également, mutatis mutandis, Storck c. Allemagne, no 61603/00, § 102, CEDH 2005‑V). Pour autant, il ne faut pas en déduire, comme le fait le Gouvernement, que la présente affaire remet en cause le maintien du modèle de gestion non public de l’enseignement primaire et les choix idéologiques qui le sous-tendent. Il s’agit plutôt en l’espèce de déterminer si le système ainsi préservé comportait des mécanismes suffisants de protection des enfants.

151.  Enfin, le Gouvernement semble considérer que le choix de la requérante de fréquenter l’école nationale de Dunderrow a dégagé l’État de ses obligations au titre de la Convention. La Cour estime toutefois que la requérante, comme l’immense majorité des enfants en âge d’aller à l’école primaire, n’avait pas d’autre « solution réaliste et acceptable » que de fréquenter son école nationale locale (Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, 25 février 1982, § 8, série A no 48). L’enseignement primaire était obligatoire (en application des articles 4 et 17 de la loi de 1926 sur la scolarisation), et rares étaient les parents qui disposaient des ressources nécessaires pour pouvoir choisir les deux autres options de scolarisation (enseignement à domicile ou inscription dans l’une des rares écoles primaires payantes, avec les trajets que cela pouvait entraîner), alors que les écoles nationales étaient gratuites et couvraient tout le territoire. Il en existait quatre dans la paroisse de la requérante et rien n’a été dit sur la distance à laquelle se situait l’école payante la plus proche. Quoi qu’il en soit, l’État ne saurait être exonéré de son obligation positive de protéger un enfant simplement à raison du choix opéré par celui-ci parmi les options éducatives autorisées par l’État : école nationale, école payante ou enseignement à domicile (Costello-Roberts, précité, § 27).

152.  En somme, la question dont il s’agit en l’espèce est celle de savoir si le cadre législatif mis en place par l’État, et en particulier ses mécanismes de détection et de signalement, offrait aux enfants scolarisés dans les écoles nationales une protection effective contre le risque d’abus sexuels dont on pourrait dire que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance en 1973.

2.  L’obligation positive a-t-elle été remplie ?

153.  Nul ne conteste que la requérante a subi des abus sexuels de la part de L.H. en 1973. L.H. plaida au demeurant coupable sur plusieurs chefs d’abus sexuels sur des élèves de la même école nationale. Il ne présenta aucune défense dans le cadre de l’action civile engagée par la requérante, et la Cour suprême admit qu’il avait abusé de l’intéressée. La Cour considère par ailleurs que ces mauvais traitements tombent sous l’empire de l’article 3 de la Convention, ce qui n’est du reste pas contesté. Plus précisément, à l’âge de neuf ans, la requérante subit à une vingtaine de reprises sur une période d’environ six mois des abus sexuels de la part de L.H., qui en sa qualité d’enseignant et de principal de l’école de l’intéressée se trouvait en position d’autorité et de contrôle par rapport à elle (voir, par exemple, E. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 89).

154.  Il n’y a de même pas grande controverse entre les parties relativement à la structure du système irlandais d’enseignement primaire, même si la requérante et le Gouvernement ont des avis divergents sur la question de savoir quelle responsabilité le droit interne et la Convention faisaient peser sur l’État à cet égard.

155.  Les rôles respectifs des institutions religieuses et de l’État dans le domaine de l’enseignement primaire ont très peu évolué en Irlande depuis le début du XIXe siècle : l’enseignement primaire était assuré par l’État (qui définissait les programmes, délivrait les autorisations d’enseigner aux enseignants et finançait les établissements scolaires), mais il était pour l’essentiel dispensé par les écoles nationales. Celles-ci avaient des organes religieux pour propriétaires (les Patrons) et pour administrateurs (les directeurs). Ainsi que l’a souligné le juge Hardiman, la gestion des écoles nationales par des institutions religieuses ne résultait pas simplement d’une autorisation que l’État leur aurait donnée de prendre part à l’organisation de l’enseignement primaire, mais d’une « cession » par l’État de la gestion de ces établissements aux institutions religieuses et aux intérêts qu’elles représentaient, ces institutions se trouvant interposées entre les enfants et lui. Le ministre de l’Éducation était donc écarté de la gestion et de la supervision directes et quotidiennes des écoles nationales (paragraphes 35 et 40 ci-dessus). Comme les juges Hardiman et Fennelly l’ont indiqué lors de la procédure devant la Cour suprême, les institutions religieuses avaient exprimé le vif souhait de conserver le modèle d’enseignement primaire fondé sur les écoles nationales et leur emprise sur ce système. Dès lors que le but poursuivi par elles était de s’assurer que leur éthique se reflétât dans les établissements, le système des écoles nationales a fini par revêtir un caractère essentiellement confessionnel. En conséquence, une école nationale administrée par l’Église catholique avait généralement un directeur catholique (habituellement le prêtre de la paroisse locale) et des enseignants et des élèves catholiques (voir les observations des juges Hardiman et Fennelly aux paragraphes 31-32 et 43 ci-dessus).

156.  Ce modèle des écoles nationales a perduré après l’indépendance en 1922, puis a été consacré par l’article 42 § 4 de la Constitution adoptée en 1937, qui en a entériné et facilité le fonctionnement. Au début des années 1970, les écoles nationales représentaient 94 % de l’ensemble des établissements d’enseignement primaire. L’Église catholique détenait et gérait alors environ 91 % de ces établissements ; le pourcentage des enfants en âge d’aller à l’école primaire accueillis dans les écoles nationales dirigées par l’Église catholique était probablement encore plus élevé.

157.  C’est ainsi qu’au début des années 1970, la très grande majorité des enfants irlandais étaient, comme la requérante, scolarisés dans leur école nationale locale jusqu’à l’âge de douze ou treize ans. Ainsi que l’ont relevé les juges Hardiman et Fennelly lors de la procédure devant la Cour suprême, les écoles nationales étaient des établissements éducatifs détenus et administrés par une entité privée et dans les intérêts de celle-ci, sans aucun contrôle de l’État. Cette entité privée exerçait en outre une influence considérable, en particulier sur les élèves et leurs parents, et était déterminée à conserver sa position.

158.  Ce modèle d’enseignement primaire semble ne pas avoir eu d’équivalent en Europe. Prenant acte de sa spécificité, la Cour suprême l’a qualifié de système entièrement sui generis, fruit de l’expérience historique unique de l’Irlande.

159.  D’une part, l’État préservait ce modèle éducatif unique et, d’autre part, il avait connaissance, de par l’application de ses lois pénales en la matière, du niveau de la délinquance sexuelle touchant des mineurs.

160.  Après l’indépendance en 1922, il avait conservé ou adopté des dispositions législatives qui érigeaient spécifiquement en infraction les abus sexuels sur mineurs, par exemple les articles 50 et 51 de la loi (modifiée) de 1861 sur les infractions contre les personnes et la loi de 1935 portant modification du droit pénal. Pareils actes étaient également constitutifs des infractions d’attentat à la pudeur et de voies de fait ordinaires consacrées par la common law.

161.  De plus, les éléments produits devant la Cour indiquent qu’avant les années 1970 les poursuites pour abus sexuels perpétrés sur des enfants s’étaient maintenues à un niveau constant. La Cour note en particulier les statistiques détaillées fournies par le préfet de police à la commission Carrigan dès 1931 (paragraphe 71 ci-dessus). Sur la base d’informations qu’il avait recueillies auprès de 800 postes de police, le préfet avait relevé l’existence d’un nombre alarmant d’infractions sexuelles en Irlande, dont beaucoup concernaient des mineurs, notamment des enfants de moins de dix ans. Il avait fait remarquer que seule une partie des infractions commises faisaient en réalité l’objet de poursuites. Établissant un lien de causalité entre la fréquence des agressions visant des enfants et le sentiment d’impunité des délinquants, la commission Carrigan, dans son rapport, avait recommandé des modifications législatives et des sanctions plus sévères, ce qui avait notamment conduit à l’adoption de la loi de 1935 qui, entre autres, introduisait dans le droit irlandais certaines infractions sexuelles visant des jeunes filles. Par ailleurs, dans une étude menée sous la direction de la commission Ryan et annexée au propre rapport de celle-ci (paragraphe 82 ci-dessus), le professeur Ferriter avait procédé à l’analyse de statistiques en matière de poursuites, extraites des archives des juridictions pénales, portant sur la période entre le rapport Carrigan et les années 1960. Il avait notamment conclu que ces documents laissaient transparaître un niveau élevé de la délinquance sexuelle touchant de jeunes enfants (garçons et filles). Enfin, le rapport Ryan avait également mis en lumière l’existence de plaintes déposées auprès des autorités de l’État avant et pendant les années 1970 concernant des abus sexuels sur mineurs commis par des adultes (paragraphes 78-81 ci-dessus). Si ce rapport concernait principalement les industrial schools, dans lesquelles l’enseignement était différent de celui dispensé dans les écoles nationales et dont les pensionnaires étaient isolés de leur famille et de la société (voir, pour une description de ces écoles, le paragraphe 73 ci-dessus), ces premières plaintes n’en constituaient pas moins des signalements à l’État d’abus sexuels commis par des adultes sur des mineurs dans un contexte éducatif. En tout état de cause, certaines des plaintes adressées à l’État avant et pendant les années 1970 qui se trouvaient mentionnées dans le volume III du rapport Ryan avaient trait à des faits survenus dans des écoles nationales (paragraphe 80 ci-dessus).

162.  L’État avait donc connaissance de l’ampleur du problème des infractions sexuelles commises par des adultes sur des mineurs. En conséquence, dès lors qu’il abandonnait le contrôle de l’éducation d’une très grande majorité de jeunes enfants à des instances non publiques, il aurait également dû avoir conscience, eu égard à son obligation implicite de protection des enfants dans ce contexte, que l’absence de cadre de protection adéquat posait des risques potentiels pour leur sécurité. Il aurait dû parer à ce risque en adoptant des mesures et garanties adéquates. Il aurait ainsi dû à tout le moins mettre en place des mécanismes effectifs de détection et de signalement des sévices éventuels respectivement par et à un organe contrôlé par l’État, pareilles procédures étant fondamentales pour la mise en œuvre des lois pénales, pour la prévention des mauvais traitements et, plus généralement donc, pour l’accomplissement de l’obligation positive de protection incombant à l’État (paragraphe 148 ci-dessus).

163.  Le Gouvernement renvoie tout d’abord à la procédure de signalement exposée dans le règlement de 1965 et dans la directive du 6 mai 1970 (paragraphe 62 ci-dessus). Toutefois, aucun des documents produits devant la Cour n’indique qu’il pesât sur une autorité quelconque de l’État une obligation de surveiller la façon dont les enseignants traitaient leurs élèves, ou que fût prévue une procédure propre à inciter un enfant ou un parent à s’adresser directement à une autorité de l’État pour dénoncer des mauvais traitements. Au contraire, le texte même de la directive du 6 mai 1970 invoquée par le Gouvernement orientait expressément les personnes souhaitant se plaindre d’enseignants vers le directeur, autrement dit vers une autorité non publique à caractère religieux. Tout parent qui aurait envisagé de passer outre le directeur (généralement un prêtre local comme en l’espèce) pour déposer plainte auprès d’une autorité de l’État en aurait donc été dissuadé par les règles applicables.

164.  Le Gouvernement évoque ensuite le système des inspecteurs scolaires, régi par le règlement de 1965 ainsi que par la circulaire no 16/59 (paragraphe 61 ci-dessus). À ce propos, la Cour relève que la mission première des inspecteurs consistait à superviser les prestations d’enseignement et à faire rapport au ministre à cet égard. Il n’est indiqué nulle part dans les instruments mentionnés par le Gouvernement que les inspecteurs étaient censés s’intéresser à la manière dont les enseignants traitaient leurs élèves et mener des investigations à cet égard, que les enfants et les parents pouvaient se plaindre directement à un inspecteur, qu’il fallait informer les parents à l’avance de la visite d’un inspecteur ou qu’il y avait des possibilités d’interaction directe entre un inspecteur et les élèves et/ou leurs parents. L’espacement entre les visites des inspecteurs (paragraphe 61 ci-dessus) oblige à conclure que ceux-ci n’étaient qu’épisodiquement sur le terrain. Du reste, le Gouvernement n’a soumis aucune information sur des plaintes dont un inspecteur aurait été saisi relativement à des mauvais traitements infligés par un enseignant à un enfant. Comme l’a souligné le juge Hardiman lors de la procédure devant la Cour suprême, les inspections effectuées par le ministre (par l’intermédiaire des inspecteurs) concernaient les prestations d’enseignement des établissements scolaires mais elles n’allaient pas plus loin. Le ministre n’avait pas le contrôle direct sur les écoles, parce que entre l’État et l’enfant se trouvait interposée une autorité non publique, le directeur (paragraphe 35 ci-dessus).

165.  Aussi la Cour estime-t-elle que les mécanismes invoqués par le Gouvernement ne permettaient pas l’établissement d’une relation de protection effective entre les autorités de l’État et les enfants scolarisés dans les établissements d’enseignement primaire et/ou leurs parents, ce qui est logique vu la répartition singulière des responsabilités dans le modèle fondé sur les écoles nationales.

166.  De l’avis de la Cour, les faits de l’espèce illustrent les conséquences de ce manque de protection et démontrent que la mise en place avant 1973 d’un cadre réglementaire effectif de protection aurait « d’un point de vue raisonnable, sans doute pallié, ou au moins réduit au minimum, le risque ou le préjudice subi » (E. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 100). On a recensé plus de 400 incidents d’abus imputables à L.H. depuis le milieu des années 1960 à l’école nationale de Dunderrow. Des plaintes concernant l’intéressé furent adressées en 1971 et 1973 à l’ecclésiastique qui occupait les fonctions de directeur mais, ainsi que l’établit la Cour suprême ultérieurement, celui-ci n’en fit part à aucune autorité de l’État. L’inspecteur affecté à cette école effectua six visites entre 1969 et 1973 ; il ne fut jamais saisi d’aucun grief concernant L.H. En réalité, aucune autorité de l’État ne fut informée de plaintes relatives aux agissements de L.H. avant que celui-ci ne prît sa retraite en 1995. Un mécanisme de détection et de signalement permettant la perpétuation d’un comportement à ce point répréhensible sur une période aussi longue ne peut que passer pour ineffectif (C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 83, 20 mars 2012). Il est raisonnable de supposer que si des mesures appropriées avaient été prises à la suite de la plainte de 1971 la requérante en l’espèce n’aurait pas eu à subir deux ans plus tard et dans la même école des abus de la part du même enseignant.

167.  Enfin, la lettre du professeur Ferguson, invoquée par le Gouvernement, n’était pas un rapport d’enquête établi par un expert mais plutôt un avis précontentieux qui prenait donc inévitablement aussi en compte des questions telles que les chances de succès d’un recours et les frais y afférents. Quant aux observations du professeur Rollison, dont le Gouvernement cherche également à tirer parti, elles concernaient le degré de perception du risque d’abus sexuels au Royaume-Uni, alors que la question devant la Cour appelle une appréciation spécifique à l’Irlande.

168.  En conclusion, la Cour estime que la présente affaire ne porte pas directement sur la responsabilité de L.H., d’un directeur ou Patron ecclésiastique, d’un parent ou d’une quelconque autre personne pour les abus sexuels subis par la requérante en 1973, mais plutôt sur la responsabilité d’un État. Plus précisément, il s’agit pour la Cour d’examiner si, à l’époque des faits, l’État défendeur aurait dû avoir conscience du risque pour des mineurs tels que la requérante d’être victimes d’abus sexuels dans une école nationale et si, par son système juridique, il offrait aux enfants une protection suffisante contre de tels traitements.

La Cour a conclu que la protection des enfants contre les mauvais traitements constituait pour les pouvoirs publics dès les années 1970 une obligation positive inhérente à leur mission. Cette obligation revêtait de surcroît une importance capitale dans le contexte de l’enseignement primaire. Or cette obligation n’a pas été remplie dès lors que l’État irlandais, dont il faut considérer qu’il était informé de l’existence d’abus sexuels commis par des adultes sur des enfants compte tenu notamment du nombre important de poursuites diligentées pour de tels faits, a néanmoins continué à confier la gestion de l’enseignement primaire dispensé à une vaste majorité de jeunes enfants irlandais à des institutions non publiques (les écoles nationales) sans mettre en place un dispositif de contrôle public propre à éviter le risque de perpétration de tels abus. Au contraire, les plaignants potentiels étaient éloignés des autorités de l’État et dirigés vers les directeurs, qui relevaient d’autorités religieuses non publiques (paragraphe 163 ci-dessus). Ce système a eu pour conséquence en l’espèce que le directeur, autorité non publique, ne donna aucune suite aux premières plaintes d’abus sexuels dirigées contre L.H., que ce dernier put ultérieurement abuser de la requérante et, plus largement, qu’il put se livrer pendant une longue période à des agressions sexuelles graves sur de nombreux autres élèves dans la même école nationale.

169.  Dans ces conditions, il convient de considérer que l’État a failli à son obligation positive de protéger la requérante en l’espèce contre les abus sexuels subis par elle en 1973 alors qu’elle fréquentait l’école nationale de Dunderrow. Il y a donc eu violation des droits de l’intéressée découlant de l’article 3 de la Convention. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du défaut manifeste de fondement de ce grief.

III.  Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention SOUS SON volet procédural

170.  La requérante soutient que l’État est de surcroît resté en défaut de mener une enquête adéquate sur une allégation défendable de mauvais traitements ou d’offrir une voie judiciaire appropriée permettant d’y répondre. Selon elle, l’absence d’un mécanisme de détection et de signalement effectif a fait qu’aucune suite n’a été donnée à la plainte de 1971 concernant L.H. et que l’ouverture d’une enquête pénale et la condamnation de celui-ci en ont été considérablement retardées.

171.  Le Gouvernement indique qu’il existait en 1973 des procédures suffisantes mais que ce n’est qu’en 1995 qu’un organe de l’État a été saisi d’une plainte. Pour lui, l’État a ensuite rempli ses obligations procédurales : la police a mené des investigations, L.H. a été condamné, la requérante a été indemnisée par la CICT, elle a obtenu gain de cause dans le cadre de la procédure engagée au civil contre L.H. et si elle a été déboutée de son action civile en négligence contre l’État, c’est uniquement pour insuffisance de preuves.

172.  La Cour rappelle les principes énoncés dans son arrêt C.A.S. et C.S. c. Roumanie (précité, §§ 68-70) selon lesquels, en présence d’allégations de mauvais traitements infligés par des particuliers, l’article 3 impose aux autorités de mener une enquête officielle effective de nature à permettre l’établissement des faits de la cause et à conduire à l’identification et à la punition des responsables. Cette enquête doit être menée en toute indépendance, sans délai et avec une diligence raisonnable. La victime doit être en mesure d’y participer effectivement.

173.  La Cour a examiné ci-dessus la question de l’existence de mécanismes de détection et de signalement adéquats dans le cadre des obligations positives découlant pour l’État du volet matériel de l’article 3 de la Convention. Les obligations procédurales entrent en jeu dès lors que l’affaire a été portée à l’attention des autorités (C.A.S. et C.S. c. Roumanie, précité, § 70, avec d’autres références). En l’espèce, la Cour relève que le dépôt en 1995 auprès des services de police d’une plainte dirigée contre L.H pour des abus sexuels sur un élève de l’école nationale de Dunderrow déclencha l’ouverture d’une enquête. Contactée dans le cadre de celle-ci, la requérante fit une déposition au début de l’année 1997. Elle fut en outre adressée à un service de soutien psychologique (voir, par exemple, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, arrêt précité, § 82). L.H. fut accusé de 386 chefs d’abus sexuels censés avoir été commis sur 21 élèves de l’école nationale de Dunderrow. Il plaida coupable sur 21 chefs d’accusation globalisés par victime, puis fut condamné et mis en détention. Les observations des parties ne permettent pas de déterminer si le cas de la requérante était compris dans les chefs d’accusation. En tout état de cause, l’intéressée ne protesta pas contre l’autorisation donnée à L.H. de plaider coupable pour des charges représentatives et elle ne contesta pas la condamnation prononcée contre lui. Quant aux questions concernant l’impossibilité pour elle de faire reconnaître un manquement de l’État à son obligation de protection et d’être indemnisée à cet égard, il convient de les examiner sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.

174.  Pour les raisons qui précèdent, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation des obligations procédurales qui incombaient à l’État en vertu de l’article 3 de la Convention.

IV.  Sur la violation alléguée de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention SOUS SON volet matériel

175.  Le passage pertinent de l’article 13 se lit ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

176.  La requérante se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours interne effectif pour dénoncer le manquement de l’État à son obligation de la protéger contre des abus sexuels. Le Gouvernement soutient quant à lui que des recours effectifs pouvaient être exercés aussi bien contre l’État que contre des acteurs non publics.

177.  La Cour rappelle, comme elle l’a fait au paragraphe 115 ci-dessus, que, dans une affaire telle que celle-ci, l’article 13 requiert un mécanisme permettant d’établir, le cas échéant, la responsabilité d’agents ou organes de l’État pour des actes ou omissions emportant violation des droits consacrés par la Convention, et qu’une indemnisation du dommage moral découlant de la violation doit en principe faire partie du régime de réparation mis en place (Z et autres c. Royaume-Uni, précité, § 109). La Cour renvoie également à la jurisprudence et aux principes pertinents exposés aux paragraphes 107 et 108 de son arrêt McFarlane c. Irlande ([GC], no 31333/06, §§ 107-120, 10 septembre 2010). En particulier, elle a pour tâche de déterminer, à la lumière des observations des parties, si les recours évoqués étaient effectifs et disponibles tant en théorie qu’en pratique, c’est‑à-dire accessibles et susceptibles d’offrir à la requérante des perspectives raisonnables de redressement de ses griefs. Elle souligne par ailleurs l’importance que revêt la possibilité de faire évoluer les recours dans un système fondé à la fois sur la common law et sur une constitution écrite (voir, en particulier, D. c. Irlande (déc.), no 26499/02, § 85, 27 juin 2006).

A.  Les voies de recours civiles contre les instances non publiques

178.  Le Gouvernement soutient que la requérante aurait dû engager des poursuites contre l’actuel et/ou l’ancien Patron de l’école, le diocèse dont celui-ci était l’évêque, le directeur et/ou le directeur de facto ou les successeurs ou héritiers de ces personnes. Il souligne à cet égard que lors de la procédure devant la Cour suprême le juge Hardiman a jugé « notable » que l’intéressée se fût abstenue de le faire. Sans préjudice de ses observations initiales dans lesquelles elle avançait qu’un recours contre l’État était nécessaire, la requérante fait valoir que le Patron et le directeur étaient décédés au moment de l’introduction de son action civile, que l’évêque actuel avait rejeté toute responsabilité en réponse à sa lettre précontentieuse et qu’il avait à cet égard le droit pour lui puisque, n’étant pas une personne morale à succession perpétuelle, il ne pouvait être poursuivi en l’occurrence.

179.  La Cour ayant conclu que la requérante aurait dû disposer d’un recours permettant d’établir une éventuelle responsabilité de l’État, elle estime que les procédures civiles évoquées, qui concernaient d’autres personnes et des instances non publiques, doivent être considérées comme ineffectives en l’espèce, indépendamment de leurs perspectives de succès (pour ce qui est des actions contre le Patron et le directeur) et des chances de recouvrer les dommages‑intérêts accordés dans ce cadre (quant à l’action civile contre L.H.). De même, si la condamnation de L.H., également invoquée par le Gouvernement, est centrale pour le volet procédural de l’article 3, elle ne saurait être assimilée à un recours effectif pour la requérante au sens de l’article 13 de la Convention.

B.  Les voies de recours civiles contre l’État

1.  Thèses des parties

180.  Le Gouvernement soutient que la requérante aurait dû plaider la responsabilité de l’État pour les actes du Patron et/ou du directeur. Cela étant, il invoque à titre principal deux autres voies de recours. La première aurait consisté pour la requérante à engager une procédure pour faire constater que le système d’enseignement primaire prévu par l’article 42 de la Constitution avait emporté violation de son droit à l’intégrité physique, tacitement garanti par la Constitution (action en responsabilité constitutionnelle). La seconde aurait consisté pour l’intéressée à poursuivre son grief de négligence devant la Cour suprême en soutenant que l’État n’avait pas structuré le système d’enseignement primaire d’une manière propre à la protéger des abus, argumentation qui correspondrait à celle développée par elle sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Le Gouvernement indique que la raison pour laquelle la High Court avait débouté la requérante par une décision sommaire (l’ordonnance de non-lieu) était que l’intéressée n’avait produit aucune preuve. Il ajoute que le propre expert de la requérante (le professeur Ferguson, paragraphe 24 ci-dessus), estimant que la connaissance par l’État du risque en cause n’était pas suffisante, lui avait déconseillé d’aller en justice. Il estime donc hypocrite de la part de la requérante de se retrancher derrière l’ordonnance de non‑lieu, conséquence de ses propres carences en matière de preuves, pour justifier sa décision de ne pas poursuivre dans cette voie. D’après lui, il existe de toute manière une jurisprudence interne qui indique qu’une ordonnance de non-lieu pour insuffisance de preuves est susceptible de recours et que la requérante aurait par ailleurs pu contester l’ordonnance de la High Court en faisant valoir que la motivation en était peu claire et qu’elle ne répondait pas spécifiquement à son moyen fondé sur la négligence.

181.  La requérante réplique qu’elle a bien mis en cause la responsabilité de l’État pour les actes du Patron et/ou du directeur dans le cadre de son action devant les juridictions internes. Par ailleurs, elle conteste l’effectivité des deux autres recours contre l’État invoqués par le Gouvernement. Selon elle, le rejet par la High Court de son moyen relatif à la responsabilité constitutionnelle n’était pas susceptible de recours. L’État assurerait en effet le respect du droit à l’intégrité physique tacitement reconnu dans la Constitution par le biais du régime de la responsabilité civile ; il n’existerait donc pas de procédure spécifique permettant d’obtenir réparation d’un dommage découlant d’une violation de ce droit. De même, l’action en négligence aurait été dénuée d’effectivité. D’après la requérante, même si l’ordonnance de non-lieu qui lui a été opposée en première instance n’était pas motivée, il en ressortait clairement que les éléments qu’elle avait produits n’avaient pas permis d’établir le bien-fondé de ses allégations de négligence. L’intéressée ajoute que, quoi qu’il en soit, elle ne disposait pas des ressources nécessaires pour mener les investigations requises, dont l’ampleur serait démontrée par les énormes moyens mis ultérieurement en œuvre par l’État dans le cadre des travaux de la commission Ryan (paragraphe 77 ci-dessus). Selon elle, un recours contre le constat formulé par la High Court relativement aux preuves produites n’aurait eu aucune chance de succès, que la jurisprudence citée par le Gouvernement eût été appliquée ou non.

2.  Observations de l’IHRC

182.  L’IHRC estime que l’action en responsabilité constitutionnelle n’est pas effective. Elle explique en particulier que, si les tribunaux ont en théorie souscrit à l’idée de façonner des recours spécifiques pour les allégations de violation de droits constitutionnels (Byrne v. Ireland [1972] IR 241, p. 281, et Meskill v. Ireland [1973] IR 121), les mêmes tribunaux tendent à éviter de substituer aux recours déjà prévus par la loi et par la common law un régime distinct de procédures constitutionnelles ; les juridictions statuant en matière constitutionnelle feraient donc usage des voies de recours existantes, notamment de celles offertes par le droit de la responsabilité civile (W v. Ireland (no. 2) ([1999] 2 IR 141). Pour l’IHRC, c’est précisément ce qui s’est produit en l’espèce, puisqu’il a suffi, pour écarter le moyen relatif à la responsabilité constitutionnelle contre l’État, de réorienter la requérante vers un recours en responsabilité civile pour violation de ses droits à l’intégrité physique/à la vie privée. L’IHRC estime toutefois que les catégories du droit de la responsabilité civile (négligence/responsabilité du fait d’autrui) ne font que délimiter les obligations/responsabilités de l’État, sans s’intéresser au devoir peut-être plus général qui incombe selon elle à celui-ci de garantir les droits des enfants au sein du système d’enseignement public. Pour l’IHRC, cela soulève en conséquence la question de savoir si l’action en responsabilité civile constituait une voie apte à permettre d’assurer la protection des droits constitutionnels substantiels de la requérante, ne serait-ce que parce que ce recours de droit privé mettait l’accent sur la conduite de l’État et non sur les droits de l’intéressée.

3.  Appréciation de la Cour

183.  La Cour estime que le Gouvernement n’a démontré l’effectivité en l’espèce d’aucun des recours contre l’État évoqués par lui.

184.  Premièrement, la Cour suprême a conclu que l’État ne pouvait être tenu pour responsable des actes de L.H., qui était un enseignant laïc rétribué sur fonds publics. Force est donc de considérer que la probabilité qu’elle eût reconnu une quelconque responsabilité de l’État pour les actes du Patron et/ou du directeur, qui étaient des ecclésiastiques non employés par lui, était encore plus ténue. Du reste, le juge Fennelly a relevé que, le directeur n’étant pas l’employé de l’État, la responsabilité de ses actes ne pouvait être imputée à ce dernier (paragraphe 45 ci-dessus).

185.  Deuxièmement, pour faire reconnaître en justice une négligence directe de l’État, il aurait notamment fallu prouver l’existence d’un devoir de vigilance de l’État envers la requérante (paragraphe 66 ci-dessus). Or l’existence d’un tel devoir de vigilance semble incompatible avec l’interposition des directeurs ecclésiastiques entre les enfants et l’État et avec l’évincement de celui-ci de la supervision des écoles nationales (voir à cet égard les observations du juge Hardiman aux paragraphes 35 et 39 ci‑dessus).

186.  Troisièmement, le Gouvernement soutient que la requérante aurait dû mettre en cause la responsabilité constitutionnelle de l’État devant la Cour suprême (paragraphe 180 ci-dessus). Toutefois, à supposer même que la Cour suprême n’eût pas renvoyé l’intéressée vers les recours existants en matière de responsabilité civile comme l’a fait la High Court, le Gouvernement n’a pas démontré, jurisprudence pertinente à l’appui, comment l’État aurait pu être tenu pour responsable d’une violation du droit constitutionnel à l’intégrité physique de l’intéressée à cause d’un système qui était explicitement envisagé par l’article 42 de la Constitution. Que ce moyen ait été ou non valablement invoqué devant la Cour suprême, sa teneur a de toute façon été rejetée par le juge Hardiman de cette même juridiction (paragraphe 40 ci-dessus).

C.  Conclusion de la Cour

187.  Pour les raisons qui précèdent, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que la requérante disposât d’un recours interne effectif pour faire valoir ses griefs de violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel. Dès lors, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention. La Cour rejette en conséquence l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du défaut manifeste de fondement de ce grief.

KAYAK c. TURQUIE du 10 juillet 2012 requête n°60444/08

53.  La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998‑III), et que l’obligation de l’Etat à cet égard implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre juridique et administratif propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 57, CEDH 2004‑XI).

54.  L’article 2 de la Convention peut ainsi, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman, précité, § 115). Cela ne signifie pas pour autant que l’on puisse déduire de cette disposition une obligation positive d’empêcher toute violence potentielle (voir, notamment, Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 71, 16 novembre 2000). Il faut en effet interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, en tenant compte de l’imprévisibilité du comportement humain et des choix opérationnels en termes de priorité et de ressources (Osman, précité, § 116).

55.  A cet égard, il convient en outre d’observer que la Cour a déjà opéré une distinction entre les affaires qui portent sur l’exigence d’une protection rapprochée d’un ou de plusieurs individus identifiables à l’avance comme cibles potentielles d’une action meurtrière (notamment, Osman, précité, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, CEDH 2002‑II et Opuz c. Turquie, no 33401/02, CEDH 2009), et celles dans lesquelles la victime n’aurait pas pu être identifiée avant le crime perpétré contre elle. En effet, dans le second cas, il ne s’agit pas de déterminer si la responsabilité des autorités est engagée pour ne pas avoir assuré une protection spécifique de la victime ; ce qui est en cause, c’est l’obligation d’assurer une protection générale de la société contre les agissements éventuels d’une ou de plusieurs personnes purgeant une peine d’emprisonnement pour avoir commis des crimes violents et d’en définir l’étendue (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 69, CEDH 2002).

56.  En l’espèce, la Cour observe que le proche des requérants trouva tragiquement la mort à l’issue d’un enchaînement de circonstances fortuites. Rien avant le drame n’aurait permis aux autorités internes, et notamment à l’administration scolaire, de penser que la victime requérait une protection particulière ou que la vie de celle-ci était menacée de manière réelle et immédiate du fait des actes criminels d’autrui. En effet, au moment des faits, aucun élément n’aurait permis d’identifier le proche des requérants comme cible potentielle d’une action meurtrière de E.G.

57.  Certes, le maintien au sein d’un établissement d’enseignement primaire d’un élève âgé de près de dix-huit ans, comme c’était le cas de l’auteur du crime litigieux, contrevenait aux dispositions législatives et règlementaires qui régissaient l’enseignement primaire au moment des faits (paragraphes 16 et 31 ci-dessus). Cela étant, la Cour estime que la simple violation de telles dispositions n’est pas en soi susceptible de soulever un problème sous l’angle de l’article 2 de la Convention.

58.  En effet, il faudrait pour cela établir que l’absence d’intervention des autorités à cet égard a fait courir un risque réel et immédiat au proche des requérants. Or, bien qu’il ressorte de l’enquête menée par l’inspection d’académie que l’auteur du crime litigieux présentait des problèmes de comportement (paragraphes 13, 14 et 16 ci-dessus), celui-ci ne paraît pas avoir manifesté avant l’incident litigieux des comportements agressifs ou violents qui auraient été portés à la connaissance du personnel enseignant, et qui aurait laissé supposer qu’il pût représenter une menace quelconque pour autrui, tant en raison de son âge que de son caractère, et qui auraient de plus nécessité de le soumettre à une surveillance particulière.

59.  Par ces différents aspects, la présente affaire se distingue donc sensiblement des affaires précitées (paragraphe 55 ci-dessus). En effet, ce qui est en cause en l’espèce, c’est l’obligation de l’Etat, par le biais des autorités scolaires, d’assumer la responsabilité des enfants qui lui sont confiés. A cet égard, la Cour rappelle le rôle essentiel des autorités scolaires dans la protection de la santé et du bien-être des élèves, en tenant compte de la vulnérabilité particulière due à leur âge (mutatis mutandis, Molie c. Roumanie (déc.), no 13754/02, 1er septembre 2009). Elle estime que la mission confiée à l’institution scolaire dans ce contexte implique le devoir primordial de veiller à la sécurité des élèves afin de les protéger contre toutes les formes de violences dont ils pourraient être victimes pendant le temps où ils sont placés sous sa surveillance.

60.  La Cour souligne en ce sens que l’obligation de surveillance des élèves incombe en principe à l’institution scolaire pendant le temps où ceux‑ci lui sont confiés. Si on ne saurait attendre des membres de l’enseignement qu’ils soient à même de surveiller en permanence chacun des élèves pour répondre instantanément à des comportements imprévisibles, la Cour estime néanmoins que certains mouvements d’élèves, plus que d’autres, appellent un renforcement de la surveillance : ainsi en est‑il notamment des entrées et sorties dans ou hors de l’enceinte des établissements scolaires et des mouvements d’élèves à l’intérieur ou à l’extérieur de celui-ci.

61.  En l’espèce, elle constate, au vu des pièces du dossier, que la direction de l’établissement où était scolarisé l’auteur du crime litigieux a, à plusieurs reprises, avant l’incident ayant conduit au décès du proche des requérants, averti en vain les autorités compétentes des difficultés rencontrées pour maintenir la sécurité aux abords de l’école et demandé notamment l’installation d’une loge de gardien à l’entrée de l’établissement, de même que l’assistance des forces de l’ordre (paragraphes 6-7 ci-dessus).

62.  Certes, ces demandes du directeur de l’établissement tendaient avant tout à assurer la protection des élèves inscrits dans l’établissement scolaire en question contre les actes d’agression dont ils pouvaient être victimes de la part de personnes étrangères à celui-ci (paragraphe 7 ci-dessus). Pour autant, au vu de la chronologie des évènements litigieux telle qu’elle ressort des pièces du dossier, la Cour ne saurait ignorer que l’élément déclencheur dans la présente affaire apparaît être la prise à parti dont E.G. fit l’objet dans le jardin de l’école, par un groupe de jeunes lycéens - dont le défunt -, qui n’y étaient pas scolarisés (paragraphes 9, 15, 16 et 31 ci-dessus).

63.  A cet égard, la Cour souligne que l’instruction adressée par le directeur de l’établissement aux enseignants responsables de la surveillance de l’internat leur imposait de fournir des services autres que l’enseignement proprement dit. Ces services comprenaient notamment la surveillance avant et après les heures de classe, celle qu’ils devaient exercer lors des pauses‑repas à la cantine, dans l’enceinte des bâtiments, dans les dortoirs de l’internat ainsi que le jardin de l’école (paragraphe 8 ci-dessus).

64.  Or, il ressort des pièces du dossier que faute de personnel suffisant, cette mission de surveillance des élèves, notamment en dehors de l’enceinte des bâtiments scolaires, était parfois dévolues aux élèves eux-mêmes (paragraphes 12 et 16 ci-dessus). En outre, si les conditions exactes dans lesquelles E.G. s’est procuré le couteau avec lequel il a frappé le proche des requérants demeurent imprécises, il n’est pas contesté qu’il se le soit procuré dans l’enceinte de l’établissement scolaire ; à la cuisine de la cantine dont l’accès était pourtant interdit aux élèves. Il apparaît ainsi avoir pu librement circuler dans l’enceinte des bâtiments et en sortir aisément pour commettre son crime, à un moment où il aurait pourtant dû être sous la surveillance du personnel enseignant (paragraphe 8 ci-dessus).

65.  La Cour constate qu’une fois avertie de l’altercation ayant opposé E.G. au défunt, le personnel enseignant a tenté d’intervenir (paragraphes 9 et 12 ci-dessus). A cet égard, elle ne peut que déplorer qu’un enseignant, informé qu’E.G. allait récupérer un couteau à la cantine, ait pris le parti de l’attendre trois-quatre minutes à la porte de celle-ci sans aucunement chercher à l’intercepter (paragraphe 12 ci-dessus).

66.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour ne peut que souscrire à l’appréciation des faits à laquelle s’est livré le procureur général près le Conseil d’Etat quant aux manquements des responsables de l’école à leur devoir de surveillance et à l’existence d’une faute de service de l’administration de ce fait (paragraphe 33 ci-dessus). Elle estime en effet que dans les circonstances de la présente affaire, les autorités nationales ont manqué à leur devoir de surveillance dans l’enceinte de l’établissement où était scolarisé l’auteur du crime litigieux.

67.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure, dans les circonstances de l’espèce, à la violation de l’article 2 de la Convention.

OBLIGATION DE PROTEGER LES FEMMES ET ENFANTS

CONTRE LES VIOLENCES DOMESTIQUES

En France, la LOI n° 2023-140 du 28 février 2023 crée une aide universelle d'urgence pour les victimes de violences conjugales, prévoit les Articles L. 214-8 à  L. 214-17 du code de l'action sociale et des familles pour octroyer des aides et des prêts pour aider les femmes battues à refaire leur vie.

La même loi prévoit que l'agresseur doit rembourser en partie les aides et prêts :

Art. 222-44-1 du code Pénal

Les personnes physiques coupables des infractions prévues au 6° des articles 222-10, 222-12 et 222-13 ou à l'avant-dernier alinéa de l'article 222-14 encourent également la peine complémentaire d'obligation de remboursement du prêt versé à la victime en application de l'article L. 214-9 du code de l'action sociale et des familles, sans que ce remboursement puisse excéder 5 000 euros. Le prononcé de cette peine complémentaire est obligatoire en cas de condamnation pour l'un des crimes ou délits punis au 6° des articles 222-10 et 222-12 et à l'avant-dernier alinéa de l'article 222-14 du présent code. Toutefois, la juridiction peut, par une décision spéciale et motivée lorsque la condamnation est prononcée par une juridiction correctionnelle, décider de ne pas prononcer cette peine en considération des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur.

Scavone c. Italie du 7 juillet 2022 requête no 32715/19

Art 3 : Les autorités italiennes n’ont pas agi avec la promptitude et la diligence requises face à des faits de violence domestique et n’ont pas répondu aux obligations de la Convention

L’affaire concerne des violences domestiques subies par la requérante de la part de son mari. La requérante se plaint en particulier, d’un défaut de protection et d’assistance de la part de l’Etat défendeur et du fait que, plusieurs délits ayant été déclarés prescrits, les autorités n’auraient pas agi avec la diligence et la promptitude requises. La Cour considère que le but d’une protection efficace contre les mauvais traitements, dont les violences domestiques, ne saurait être tenu pour atteint lorsqu’une procédure pénale est close au motif que les faits sont prescrits, si des défaillances des autorités sont à l’origine de la prescription. Les infractions liées aux violences domestiques doivent figurer parmi les plus graves. La jurisprudence de la Cour considère qu’il est incompatible avec les obligations procédurales découlant de l’article 3 que les enquêtes sur ces délits prennent fin par l’effet de la prescription en raison de l’inactivité des autorités. Dans la présente affaire, la Cour estime que la manière dont les autorités internes, d’une part, sur la base des mécanismes de prescription des infractions propres au cadre national ont maintenu un système dans lequel la prescription est étroitement liée à l’action judiciaire, même après l’ouverture d’une procédure, et - d’autre part - ont mené les poursuites pénales avec une passivité judiciaire incompatible avec ledit cadre juridique, ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention.

Art 3 (matériel) • Obligations positives • Absence de diligence des autorités nationales, lors d'une première période, intervenues tardivement dans l’application d’une mesure de précaution soit 22 mois après l’agression au couteau de la requérante par son mari • Absence d’évaluation immédiate et proactive de l’existence d’un risque réel et immédiat de violences domestiques récurrentes contre la requérante • Diligence des autorités nationales lors d’une deuxième période dans leur évaluation des risques autonome, proactive et exhaustive, les ayant conduits à adopter une mesure de précaution et à réprimander le mari

Art 3 (procédural) • Enquête efficace • Absence de diligence et de promptitude des juridictions nationales ayant eu pour résultat que le mari violent a joui d’une impunité presque totale en raison de la prescription • Passivité judiciaire incompatible avec ledit cadre juridique

FAITS

La requérante, Mme Maria Scavone, est une ressortissante italienne, née en 1962, avocate de profession et résidant à Tito. Le 18 avril 2004, elle déposa une première plainte pénale dans laquelle elle déclarait avoir été agressée par son mari, D.P. Le 19 janvier 2007, D.P. se rendit au cabinet de Mme Scavone pour discuter de leur séparation. Celleci était assistée par son beau-frère L.S., et par un collègue. Lors de la discussion, D.P. tenta d’agresser Mme Scavone et blessa L.S. à la jambe d’un coup de couteau alors ce dernier s’était interposé afin de la défendre. Le soir même, Mme Scavone déposa plainte au poste des carabiniers.

Le 20 janvier 2007, les carabiniers communiquèrent au procureur les infractions pénales qui étaient reprochées à D.P. ainsi que le compte rendu des déclarations de Mme Scavone, du collègue présent lors de l’agression, ainsi que d’autres témoins ainsi que le certificat médical de L.S. Les carabiniers poursuivirent l’enquête sur les faits dénoncés par Mme Scavone dans ses plaintes du 7 février 2007, 24 mars 2007 et 27 avril 2007. Le 24 octobre 2007, le procureur demanda au juge des investigations préliminaires (GIP) de renvoyer D.P. en jugement pour les faits commis le 19 janvier 2007. Sept ans après les faits, le 27 juin 2014, le tribunal de Potenza déclara D.P. coupable des délits qui lui étaient reprochés et le condamna à un an de réclusion pour les lésions sur L.S. ainsi qu’à un an d’emprisonnement pour mauvais traitements sur la requérante. Le jugement fut déposé environ neuf mois plus tard, en mars 2015. D.P. interjeta appel le 23 mai 2015. Par un arrêt du 10 juin 2016, la cour d’appel constata que les faits délictueux reprochés à D.P. étaient prescrits. Auparavant, le 7 février 2007, Mme Scavone avait déposé une nouvelle plainte et demandé l’intervention de l’autorité judiciaire pour mettre fin au harcèlement que D.P. lui faisait subir. Le 27 avril 2007, Mme Scavone déposa une autre plainte pénale, alléguant qu’elle avait reçu des menaces de la part d’un inconnu en présence de D.P. ainsi que des appels téléphoniques anonymes et que l’un de ses enfants avait été suivi par D.P. Elle demanda aux carabiniers d’avertir D.P. de cesser de la harceler et de la suivre. Le 16 juin 2008, Mme Scavone déposa une plainte en raison de menaces qu’elle continuait à subir de la part de D.P. Le 19 septembre 2008, elle déposa de nouveau une plainte devant les carabiniers au motif que D.P. l’avait menacée verbalement et physiquement. Le 7 octobre 2008, la police fut appelée à la suite du signalement d’une agression devant un bar. Mme Scavone avait été frappée à la tête ainsi que sur d’autres parties du corps par D.P. à coup de bâton. Un arrêt de travail de dix jours lui fut prescrit. Une nouvelle procédure pénale fut ouverte. Le 21 octobre 2008, la police demanda au procureur d’adopter une mesure de précaution, soulignant que D.P. était violent envers Mme Scavone. Le 21 novembre 2008, le GIP assigna D.P. à domicile. Le 20 février 2009 au matin, le GIP déclara l’inefficacité de la mesure de l’assignation à domicile en raison de l’expiration des délais prévus par le code de procédure pénale pour les infractions. Le procureur demanda alors de remplacer l’assignation à domicile par l’interdiction de séjourner dans la commune de Potenza et l’obligation de se présenter devant l’autorité de police. Le GIP jugea que la demande n'était pas fondée car aucun fait nouveau n'était apparu qui permettrait de considérer que les exigences spécifiques motivant la mesure (déclarée inefficace) avaient été affaiblies. Il requalifia donc la demande du procureur et appliqua à D.P. la mesure d’interdiction de séjourner dans la commune de Potenza tout en l’autorisant à se rendre aux audiences. Le 10 avril 2015, soit environ six ans après, le tribunal déclara D.P. coupable des délits qui lui étaient reproché et le condamna à seize mois d’emprisonnement avec sursis. Toutefois, le tribunal estima que les faits de mauvais traitements étaient prescrits. À la suite d’un appel interjeté par D.P., le 10 mars 2016, la cour d’appel déclara que les faits de mauvais traitements entre autres étaient prescrits et condamna D.P. a un an et un mois de réclusion pour les seules lésions causées à la requérante lors de son agression à l’aide d’un bâton. La Cour de cassation débouta D.P. de son pourvoi le 22 janvier 2018. Entretemps, le 26 mai 2010, Mme Scavone déposa une autre plainte, faisant valoir qu’elle subissait des menaces et était continuellement harcelée. Une nouvelle plainte fut déposée le 27 mai 2010, dans laquelle elle alléguait avoir été suivie et menacée par D.P. Une autre plainte fut déposée le 2 août 2010 pour compléter la précédente et fournir à la police une vue d’ensemble des faits. Le 7 septembre 2010, Mme Scavone déposa une autre plainte dans laquelle elle alléguait que, alors qu’elle était au volant de sa voiture, une camionnette avait commencé à la suivre. Une enquête fut ouverte. Le 7 mai 2012, la requérante déposa encore une autre plainte, faisant valoir que D.P. continuait à la menacer et à la suivre. Le 11 juin 2012, D.P. fut réprimandé par la police et invité à adopter un comportement conforme à la loi. Il fut également averti qu’en cas de récidive, il pouvait être déféré aux autorités judiciaires. Par un jugement rendu le 5 novembre 2020, huit ans après le début de la procédure, le tribunal condamna D.P., pour harcèlement, à trois ans de réclusion et l’acquitta pour le délit d’extorsion. Le 12 juillet 2013, Mme Scavone déposa une plainte, alléguant avoir été harcelée par son ancien mari au téléphone et suivie alors qu’elle rentrait chez elle en voiture. La requérante déclara que malgré le fait que le 11 juin 2012 la police avait sommé son ancien mari de cesser son mauvais comportement, elle se sentait en danger. Le 16 juillet 2013, la requérante demanda l’application d’une mesure de protection. Le 17 janvier 2017, D.P. fut renvoyé en jugement pour le délit de harcèlement pour des faits commis entre le 4 et le 20 novembre 2013. La procédure est toujours en cours.

CEDH

b) Principes généraux

114.  La Cour rappelle qu’il incombe aux autorités étatiques de prendre des mesures de protection d’un individu dont l’intégrité physique ou psychologique est menacée par les actes criminels d’un membre de sa famille ou de son partenaire (Kontrová c. Slovaquie, no 7510/04, § 49, 31 mai 2007, M. et autres c. Italie et Bulgarie, no 40020/03, § 105, 31 juillet 2012, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 176, CEDH 2009). L’ingérence des autorités dans la vie privée et familiale peut devenir nécessaire pour protéger la santé et les droits d’une victime ou pour prévenir des actes criminels dans certaines circonstances. Dans de nombreux cas, même lorsque les autorités ne sont pas restées totalement passives, elles ont tout de même manqué aux obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 3 de la Convention car les mesures qu’elles ont prises n’ont pas empêché l’agresseur de perpétrer de nouvelles violences contre la victime (voir les références jurisprudentielles dans l’arrêt Volodina, précité, § 86).

115.  Il ressort de la jurisprudence que les obligations positives qui pèsent sur les autorités en vertu de l’article 3 de la Convention comportent, premièrement, l’obligation de mettre en place un cadre législatif et réglementaire de protection, deuxièmement, dans certaines circonstances bien définies, l’obligation de prendre des mesures opérationnelles pour protéger des individus précis face à un risque de traitements contraires à cette disposition et, troisièmement, l’obligation de mener une enquête effective sur des allégations défendables d’infliction de pareils traitements. De manière générale, les deux premiers volets de ces obligations positives sont qualifiés de « matériels », tandis que le troisième correspond à l’obligation positive « procédurale » qui incombe à l’État (Tunikova et autres c. Russie, nos 55974/16 et 3 autres, § 78, 14 décembre 2021, Volodina, précité, § 77, X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 178, 2 février 2021, et Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 165, 15 juin 2021, avec la jurisprudence y citée).

116.  La Cour a récemment clarifié la portée et le contenu de l’obligation positive pour l’État de prévenir le risque de violence récurrente dans le contexte de la violence domestique dans l’affaire Kurt, (précité, §§ 157-189). Ils peuvent être résumés comme suit (ibid., § 190) :

a)  Les autorités doivent réagir immédiatement aux allégations de violence domestique.

b)  Lorsque de telles allégations sont portées à leur connaissance, les autorités doivent établir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie des victimes de violence domestique qui ont été identifiées et elles doivent pour cela mener une évaluation du risque qui soit autonome, proactive et exhaustive. Elles doivent tenir dûment compte du contexte particulier qui est celui des affaires de violence domestique lorsqu’elles apprécient le caractère réel et immédiat du risque.

c)  Dès lors que cette appréciation met en évidence l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui, les autorités se trouvent dans l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives. Ces mesures doivent être adéquates et proportionnées au niveau de risque décelé.

117.  La Cour a examiné cette obligation positive – dans certains cas sous l’angle des articles 2 ou 3 et dans d’autres cas sous celui de l’article 8 pris isolément ou combiné avec l’article 3 de la Convention (Volodina, précité). Elle est d’avis que ce sont les enseignements qui se dégagent de l’arrêt Kurt (précité) sur le terrain de l’article 2 qu’il échet de retenir dans la présente affaire. Aussi la Cour se réfère-t-elle d’emblée aux principes qui y sont énoncés dans le cadre de l’examen des obligations positives sous l’angle de l’article 3.

c) Application de ces principes au cas d’espèce

118.  La Cour note tout d’abord que, d’un point de vue général, le cadre juridique italien était propre à assurer une protection contre des actes de violence commis par des particuliers dans une affaire donnée. Elle note également que les mesures juridiques et opérationnelles que prévoyait le système législatif italien offrait aux autorités concernées une panoplie suffisante de possibilités adéquates et proportionnées au regard de la gravité du risque en l’espèce.

  1. Sur le point de savoir si les autorités ont réagi immédiatement aux allégations de violence domestique

119.  La Cour note que la police a réagi sans délai aux plaintes que la requérante a déposées à partir de janvier 2007 et qu’elle est intervenue lors des épisodes violents. Informé à plusieurs reprises par la police, le procureur a quant à lui demandé au GIP, en octobre 2008, la mesure de protection sollicitée par la police et plusieurs enquêtes ont été menées à la suite des plaintes. La mesure de l’assignation à domicile a été ensuite remplacée par la mesure de l’interdiction de séjourner dans la commune de Potenza, en raison de l’expiration des délais maxima prévu pour l’assignation à domicile.

120.  La Cour estime que les autorités ont procédé à une évaluation du risque qui a été autonome, proactive et exhaustive, en tenant dûment compte du contexte particulier des affaires de violence domestique (voir Kurt, précité, § 190) et qu’elles ont appliqué une mesure de précaution (misura cautelare) en présumant l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante découlant de l’escalade dans les violences perpétrées par D.P. Cette mesure a été ensuite remplacée par l’interdiction de séjourner dans la commune de Potenza et l’obligation de se présenter à l’autorité de police.

121.  La Cour note également qu’en juin 2012 D.P. a été réprimandé par la police, au sens de l’article 8 du décret législatif no11 du 2009, et invité à tenir un comportement conforme à la loi ; l’avertissement (qui peut être rendu même en l’absence d’une plainte par la personne harcelée) entraine la conséquence que, lorsqu’une nouvelle infraction est commise par une personne réprimandée - la peine est aggravée et la procédure est engagée d’office (voir le paragraphe 67 ci-dessus).

122.  La Cour estime que c’est sans délai que les autorités ont réagi aux allégations de la requérante, recueilli des éléments de preuve et adopté des mesures d’interdiction et de protection.

  1. La qualité de l’appréciation des risques

123.  La Cour rappelle que, afin d’établir si les autorités auraient dû avoir connaissance du risque répété d’actes de violence, elle a, dans un certain nombre d’affaires, relevé et pris en compte les éléments suivants : les antécédents de comportement violent de l’auteur et le non-respect des termes d’une ordonnance de protection (Eremia, précité, § 59), l’escalade dans la violence représentant une menace continue pour la santé et la sécurité des victimes (Opuz, précité, §§ 135-36) et les demandes d’aide répétées de la victime par le biais d’appels d’urgence, ainsi que les plaintes formelles et les demandes adressées au chef de la police (Bălşan c. Roumanie, no 49645/09, §§ 135-136, 23 mai 2017). Certains des éléments ci-dessus sont également présents dans les circonstances de la présente affaire.

124.  La Cour estime qu’il y a lieu de discerner deux périodes distinctes : la première allant du 19 janvier 2007, jour de l’agression au couteau, au 21 octobre 2008 jour de l’application à D.P. de la mesure de l’assignation à domicile et la deuxième période allant du 21 octobre 2008 jusqu’à l’introduction de la requête en 2019.

125.  Concernant la première période, la Cour constate que les autorités ont manqué à leur devoir d’effectuer une évaluation immédiate et proactive du risque de récidive de la violence commise à l’encontre de la requérante et de prendre des mesures opérationnelles et préventives visant à atténuer ce risque. En effet, aucune mesure n’a été prise par les autorités pendant environ treize mois : D.P. n’a pas été arrêté, aucune mesure (de précaution ou de protection) n’a été appliquée et cela nonobstant l’agression au couteau et les différentes plaintes pour mauvais traitements, harcèlement et menaces déposées entre temps par la requérante (paragraphes 25-35 ci-dessus).

La Cour note que, nonobstant ces différentes plaintes, une première appréciation des risques a été faite seulement lorsque la mesure de précaution a été demandée, c’est-à-dire treize mois après la première plainte, alors qu’il y avait des signes d’une escalade de violence de D.P. Le renvoi en jugement a été demandé dix mois après l’agression et l’audience préliminaire a eu lieu dix-neuf mois après. Même si la Cour ne peut pas spéculer sur les évènements de 2006, relatés par la requérante dans ses plaintes, elle estime que pendant toute cette longue période, les risques de violence récurrente n’ont pas été correctement évalués ou pris en compte.

126.  Quant à la deuxième période, la Cour estime que les autorités ont mené leur évaluation des risques de manière autonome, proactive et exhaustive. Elle observe en effet que les policiers ne se sont pas contentés de se fier au récit des faits tel qu’exposé par la requérante, mais qu’ils ont fondé leur appréciation sur plusieurs autres facteurs et éléments de preuve. Ils ont entendu les personnes directement impliquées, c’est-à-dire la requérante et les personnes désignées par elle, les parents de celle-ci ainsi que les témoins des épisodes violents, et ils ont établi des procès-verbaux détaillés de leurs dépositions.

En particulier, les policiers ont tenu compte du fait que la requérante était terrorisée et qu’elle avait fait l’objet de menaces. Ils ont expressément relevé un certain nombre d’autres facteurs de risque pertinents, à savoir des actes violents signalés, l’escalade dans la violence, ainsi que les facteurs de stress qui affectaient le ménage à l’époque, tels que la séparation et les procédures civiles concernant des biens immobiliers. Ils ont demandé une mesure de protection qui a été appliquée par le GIP. Les risques de violence récurrente ont été correctement pris en compte.

127.  La Cour constate également que les procureurs ont ouvert trois procédures pénales contre D.P. pour les infractions dont celui-ci était soupçonné.

128.  La Cour estime par conséquent que l’appréciation des risques réalisée par les autorités pendant cette deuxième période, qui n’a certes pas suivi de procédure standardisée, a néanmoins respecté les exigences d’autonomie, de proactivité et d’exhaustivité.

Les autorités savaient-elles ou auraient-elles dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat de violence récurrente pour la requérante ?

129.  À la lumière des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime que les autorités nationales savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat de violences récurrentes contre la requérante en raison des méfaits commis par D.P. et qu’elles avaient l’obligation d’évaluer le risque de répétition de celles-ci et de prendre des mesures adéquates et suffisantes pour la protection de la requérante.

  1. Les autorités ont-elles pris des mesures préventives adéquates dans les circonstances de l’espèce ?

130.  Concernant la première période, la Cour estime que, sur la base des informations qui étaient connues des autorités à l’époque des faits et qui indiquaient qu’il existait un risque réel et immédiat que de nouvelles violences fussent commises contre la requérante, face aux allégations d’escalade des violences domestiques que formulait la requérante, les autorités n’ont pas fait preuve de la diligence requise et elles sont intervenues tardivement en appliquant une mesure de précaution en octobre 2008 alors que l’agression au couteau avait eu lieu en janvier 2007 et que d’autres plaintes avaient entre-temps été déposées. La Cour note également que pendant cette période, la requérante avait demandé à plusieurs reprises l’application d’une mesure de protection en raison du harcèlement que D.P. lui faisait subir. Dès lors, elle estime que, pendant ce laps de temps, les autorités ont manqué à leur obligation positive découlant de l’article 3 de protéger la requérante des violences domestiques commises par D. P.

131.  Partant, pendant cette période, à la lumière des conclusions auxquelles elle est parvenue au paragraphe 125 ci-dessus, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

132.  Quant à la deuxième période, la Cour conclut que les autorités ont fait preuve de la diligence particulière requise. Elles ont procédé à une évaluation des risques autonome, proactive et exhaustive, dont le résultat les a conduits à adopter une mesure de précaution et à réprimander D.P. (voir paragraphes 35, 43 et 53 ci-dessus). Dès lors, elle estime qu’elles ont rempli leur obligation positive découlant de l’article 3 de protéger la requérante des violences domestiques commises par D.P.

133.  À la lumière des conclusions auxquelles elle est parvenue au paragraphe 129 ci-dessus, la Cour conclu que, pendant cette deuxième période, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

  1. L’obligation de mener une enquête effective

α) Principes généraux

134.  La Cour rappelle que l’obligation de mener une enquête effective sur tous les actes de violence domestique est un élément essentiel des obligations que l’article 3 de la Convention fait peser sur l’état. Pour être efficace, une telle enquête doit être rapide et approfondie ; ces exigences s’appliquent à la procédure dans son ensemble, y compris pendant la phase de jugement (M.A. c. Slovénie, no 3400/07, § 48, 15 janvier 2015, et Kosteckas c. Lituanie, no 960/13, § 41, 13 juin 2017).

135.  Toutefois, l’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Il n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes (A, B et C c. Lettonie, no 30808/11, § 149, 31 mars 2016, et M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, § 58, 15 mars 2016).

136.  La Cour rappelle que, parmi les éléments qui caractérisent une enquête effective sur le terrain de l’article 3 de la Convention, le fait que les poursuites judiciaires ne souffrent d’aucun délai de prescription est primordial. Elle indique également avoir déjà jugé que l’octroi d’une amnistie ou d’une grâce ne devrait pas être toléré en matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’État (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 326, CEDH 2014 (extraits)). Ce principe a également été étendu aux actes de violence administrés par des particuliers (E.G. c. République de Moldova, no 37882/13, § 43, 13 avril 2021, et Pulfer c. Albanie, no 31959/13, § 83, 20 novembre 2018 ; voir aussi, pour une impunité résultant de l’intervention de la prescription, İbrahim Demirtaş c. Turquie, no 25018/10, § 35, 28 octobre 2014).

137.  La Cour a dit que les obligations procédurales découlant de l’article 2 et de l’article 3 ne pouvaient guère être réputées respectées lorsqu’une enquête avait dû prendre fin par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale due à l’inactivité des autorités (Avis consultatif concernant l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture [GC], demande no P16-2021-001, Cour de cassation arménienne, § 60, 26 avril 2022 et les affaires y citées).

138.  La Cour a ainsi conclu à la violation des garanties procédurales de l’article 3 dans des affaires où la prescription avait joué parce que les autorités n’avaient pas agi avec la promptitude et la diligence requises (voir, entre autres, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, §§ 97 et 145-147, CEDH 2004‑IV (extraits), Abdülsamet Yaman, précité, § 59, Yeşil et Sevim c. Turquie, no 34738/04, §§ 38-42, 5 juin 2007, Erdoğan Yılmaz et autres c. Turquie, no 19374/03, § 57, 14 octobre 2008, Erdal Aslan c. Turquie, nos 25060/02 et 1705/03, §§ 75-79, 2 décembre 2008, Pădureţ c. Moldova, no 33134/03, § 75, 5 janvier 2010, Karagöz et autres c. Turquie, nos 14352/05 et 2 autres, §§ 53-55, 13 juillet 2010, Savin c. Ukraine, no 34725/08, §§ 70‑71, 16 février 2012, Uğur c. Turquie, no 37308/05, § 105, 13 janvier 2015, et Barovov c. Russie, no 9183/09, § 42, 15 juin 2021).

139.  En outre, lorsque l’enquête officielle a conduit à l’engagement de poursuites devant les juridictions nationales, la procédure dans son ensemble, y compris la phase de jugement, doit satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention (M.C. et A.C. c. Roumanie, no 12060/12, § 112, 12 avril 2016). S’il n’existe pas d’obligation absolue pour que toutes les poursuites aboutissent à une condamnation ou à une peine particulière, les juridictions nationales ne devraient en aucun cas être disposées à laisser impunies des atteintes graves à l’intégrité physique et mentale, ou à sanctionner des infractions graves par des peines excessivement légères (Sabalić c. Croatie, n50231/13, § 97, 14 janvier 2021).

β) Application de ces principes dans le cas d’espèce

140.  La Cour a établi ci-dessus (paragraphe 129 ci-dessus) que les autorités avaient connaissance des violences dont la requérante avait été victime. Les allégations de la requérante ont été corroborées par des éléments de preuve, notamment des rapports médicaux, et elles s’analysent en un grief défendable de mauvais traitements qui avait fait naître l’obligation pour les autorités de mener une enquête répondant aux exigences de l’article 3 de la Convention (Volodina, précité, § 93).

141.  En réponse aux allégations d’agression, de harcèlement et de menaces et de mauvais traitements qu’avait formulées la requérante, quatre enquêtes ont été ouvertes par l’autorité judiciaire. La Cour note que, s’agissant de la première enquête concernant l’agression de janvier 2007, D.P. a été renvoyé en jugement en octobre 2008, soit vingt-et-un mois après les faits, et que le jugement de condamnation en première instance a été prononcé en juin 2014, soit sept ans après les faits, mais qu’il a été déposé seulement en mars 2015. En juin 2016, la cour d’appel a déclaré que les faits délictueux reprochés à D.P. étaient prescrits. S’agissant de la deuxième enquête pour les plaintes déposées entre février 2007 et octobre 2008 et pour les lésions subies lors de l’agression d’octobre 2008, la Cour note que le jugement de première instance a été prononcé en avril 2015 et que D.P. a été condamné exclusivement pour les lésions infligées à la requérante, les faits de mauvais traitements étant prescrits. En mars 2016 la cour d’appel a déclaré prescrits les autres faits délictueux, à l’exception des lésions.

Quant à la troisième enquête pour les plaintes déposées en 2010, la Cour note que D.P. a été renvoyé en jugement en 2012 et que le jugement du tribunal a été prononcé le 5 novembre 2020, soit dix ans après les faits. S’agissant enfin de la dernière enquête pour harcèlement pour les faits dénoncés en 2013, D.P. a été renvoyé en jugement quatre ans après et la procédure est toujours en cours devant le tribunal.

142.  La Cour est d’avis que, dans le traitement judiciaire du contentieux des violences contre les femmes, il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle, de la victime et d’apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délais. La Cour n’est pas convaincue que dans le cas d’espèce les autorités aient montré une volonté réelle de faire en sorte que D.P. fût amené à rendre des comptes. Au contraire, la Cour estime que, après les interventions de la police et des procureurs qui ont fait preuve de la diligence particulière requise, les juridictions nationales ont agi au mépris de leur obligation d’assurer que D.P., inculpé de lésions, mauvais traitements, menaces et harcèlement, fût jugé rapidement et ne pût dès lors bénéficier de la prescription.

143.  Dans les circonstances de la cause, les autorités italiennes ne peuvent passer pour avoir agi avec une promptitude suffisante et avec une diligence raisonnable. Le résultat de cette défaillance est que D.P. a joui d’une impunité presque totale (voir, parmi d’autres, İbrahim Demirtaş précité § 35, Beganović c. Croatie, no 46423/06§§ 85 à 87, 25 juin 2009, Valiulienė, précité, §§ 85 à 86, et, en ce qui concerne l’article 2, Alikaj et autres c. Italie, n47357/08, §§ 107 et 108, 29 mars 2011, et Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, §§ 98 à 101, CEDH 2013).

144.  La Cour considère que le but d’une protection efficace contre les mauvais traitements, y compris les violences domestiques, ne saurait être tenu pour atteint lorsqu’une procédure pénale est close au motif que les faits sont prescrits, si des défaillances des autorités sont à l’origine de la prescription, comme cela a été démontré ci‑dessus (Valiulienė, précité, § 85). De ce point de vue, elle estime que les infractions liées aux violences domestiques, doivent figurer, même si elles sont commises par des particuliers, parmi les plus graves pour lesquelles la jurisprudence de la Cour considère qu’il est incompatible avec les obligations procédurales découlant de l’article 3 que les enquêtes sur ces délits prennent fin par l’effet de la prescription en raison de l’inactivité des autorités (en ce qui concerne l’octroi de l’amnistie en cas de violence sexuelle commises par des particuliers voir E.G. c. République de Moldova, précité, § 143, paragraphe 136 ci-dessus).

145.  La Cour note que le GREVIO, dans son rapport sur l’Italie, a souligné que les retards dans les procédures entraînaient la prescription d’un nombre important d’affaires et que des longues procédures étaient également engagées pour des infractions mineures, telles que les menaces et les blessures légères (voir paragraphe 79 ci-dessus).

146.  La Cour relève également que, comme il est indiqué ci-dessus (paragraphe 77), la législation interne alterne depuis de nombreuses années entre différents régimes de prescription en matière pénale, qui revêt en Italie des caractéristiques spécifiques (sur les particularités relevées par la CJUE, voir les paragraphes 79 et 82 ci-dessus) en ce qu’elle continue notamment à courir même si l’action pénale a été engagée. En particulier, après l’adoption, avec la loi no 3 de 2019, de dispositions limitant la prescription en cours de procédure, qui auraient pu constituer une avancée dans la solution des problèmes liées à la prescription des délits, la loi no 134 de 2021 prévoit de nouveau l’extinction des infractions lorsque le recours en appel et le pourvoi en cassation ne sont pas tranchés dans des délais préétablis (voir paragraphe 71 ci-dessus).

147.  Dans ces conditions, la Cour réaffirme qu’il appartient à l’État d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles consacrées tirées des obligations découlant de l’article 3 de la Convention. Elle note avec préoccupation les conséquences combinées des particularités du système italien en matière de prescription et des retards dans les procédures, et elle partage les inquiétudes du GREVIO, selon lesquelles ces facteurs entraînent la prescription d’un nombre important d’affaires dans le domaine des violences domestiques aussi, par exemple les mauvais traitements, le harcèlement et les violences sexuelles (voir paragraphe 79 ci-dessus).

148.  Insistant à nouveau sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques, la Cour estime que les spécificités des faits de violences domestiques telles que reconnues dans le préambule de la Convention d’Istanbul doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes.

149.  La Cour rappelle qu’elle attend des États qu’ils soient d’autant plus sévères lorsqu’ils sanctionnent également les responsables de violences domestiques car ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la question de la responsabilité pénale individuelle des auteurs : ainsi, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes. C’est aussi le devoir de l’État de lutter contre le sentiment d’impunité dont les agresseurs peuvent penser bénéficier et de maintenir la confiance et le soutien du public dans l’État de droit, de manière à prévenir toute apparence de tolérance ou de collusion des autorités à l’égard des actes de violence (Okkalı c. Turquie, n52067/99, § 65, CEDH 2006-XII (extraits)).

150.  Dans la présente affaire, la Cour estime, eu égard aux éléments qui précèdent, que la manière dont les autorités internes, d’une part, sur la base des mécanismes de prescription des infractions propres au cadre national (voir paragraphes 68-77 ci-dessus), ont maintenu un système dans lequel la prescription est étroitement liée à l’action judiciaire, même après l’ouverture d’une procédure, et - d’autre part - ont mené les poursuites pénales avec une passivité judiciaire incompatible avec ledit cadre juridique, ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, W. c. Slovénie, no 24125/06, §§ 66-70, 23 janvier 2014, P.M. c. Bulgarie, no 49669/07, §§ 65-66, 24 janvier 2012, et M.C. et A.C., précité, §§ 120-125).

151.  En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.

De Giorgi c. Italie du 16 juin 2022 requête n o 23735/19

La passiveté des autorités italiennes face à des allégations sérieuses de violences domestiques a violé la Convention

Art 3 (matériel et procédural) • Traitement inhumain et dégradant • Défaillance de l’État à son devoir d’enquêter sur les mauvais traitements de violences domestiques subis par la requérante (et ses enfants) de la part de son mari • Passivité judiciaire des autorités internes lors des poursuites pénales

La Cour juge en particulier que les autorités italiennes n’ont pas procédé à une évaluation du risque des mauvais traitements qui aurait spécifiquement ciblé le contexte des violences domestiques, et en particulier la situation de la requérante et de ses enfants, et qui aurait justifié des mesures préventives concrètes afin de les protéger d’un tel risque. Elles ont donc manqué à leur obligation de protéger la requérante et les enfants des violences domestiques commises par le mari. Pour la Cour, les autorités italiennes sont restées passives face au risque sérieux d’infliction de mauvais traitements à la requérante et à ses enfants et, par leur inaction, ont créé un contexte d’impunité, le mari n’ayant pas encore été jugé pour les blessures infligées à la requérante lors de l’agression du 20 novembre 2015 et l’enquête sur les autres plaintes de la requérante étant encore pendante depuis 2016. La Cour estime aussi que l’État a failli à son devoir d’enquêter sur les mauvais traitements subis par la requérante et ses enfants, et que la manière dont les autorités internes ont mené les poursuites pénales dans la présente affaire participe également d’une passivité judiciaire et ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention.

FAITS

La requérante, Silvia De Giorgi, est une ressortissante italienne née en 1978. Elle réside en Italie. Mme De Giorgi et son mari sont parents de trois enfants. Elle affirme que, depuis leur séparation en 2013, elle fait l’objet de menaces et de harcèlement de la part de son mari. Entre novembre 2015 et décembre 2019, Mme De Giorgi déposa sept plaintes, reprochant entre autres à son mari de l’avoir menacée de mort, de l’avoir frappée notamment avec le casque d’une moto, d’avoir placé des appareils d’enregistrement dans sa maison, de la persécuter et de surveiller ses déplacements, de la harceler devant son domicile, de s’ingérer illicitement dans sa vie privée, de soustraire sa correspondance, de ne pas payer la pension alimentaire, et de mauvais traitements envers les enfants.

Certaines plaintes déposées par Mme De Giorgi furent classées, le parquet estimant qu’elles n’étaient pas assez détaillées ou que les déclarations de la requérante n’étaient pas assez crédibles. Le mari fut toutefois renvoyé en jugement pour des faits qui se déroulèrent la nuit du 20 novembre 2015 lors desquels Mme De Giorgi fut frappée à la tête avec le casque d’une moto. Elle se fit soigner à l’hôpital où plusieurs contusions et une entorse furent diagnostiquées. Une première audience eut lieu dans cette affaire en avril 2021. Depuis 2016, une procédure concernant le non-paiement de la pension alimentaire est également pendante à l’encontre du mari. En outre, en 2018, dans le cadre d’une procédure civile de séparation de corps, les services sociaux déposèrent au greffe du tribunal un rapport indiquant que les enfants se trouvaient en état de détresse. Ce rapport fut inséré dans un dossier d’enquête en cours pour des délits de vol, diffamation et non-respect d’une décision judiciaire relative au non-paiement d’une pension alimentaire, mais aucune enquête ne fut menée s’agissant du délit de mauvais traitements dont auraient été victimes les enfants. L’enquête relative à d’autres plaintes est encore pendante depuis 2016.

Article 3

En ce qui concerne l’applicabilité de l’article 3 de la Convention, la Cour note que Mme De Giorgi a subi des violences de la part de son mari, qui ont été consignées par les carabiniers et par l’hôpital. Le comportement menaçant du mari lui a fait craindre une répétition des violences pendant une longue période. Les diverses plaintes et demandes de protection adressées aux autorités de l’État témoignent de cette crainte. MmeDe Giorgi s’est plainte à plusieurs reprises d’un comportement de contrôle et de coercition se manifestant par une surveillance de ses déplacements, un harcèlement devant son domicile et des menaces de la tuer devant les enfants. Les mauvais traitements ont aussi été signalés par les services sociaux dans leur rapport de février 2018. L’attitude des autorités, qui estimaient qu’il s’agissait d’un conflit typique de certaines séparations et qui n’ont offert aucune protection à la requérante, a dû exacerber les sentiments d’anxiété et d’impuissance que la requérante éprouvait en raison du comportement menaçant de son mari. Dès lors, le traitement dénoncé a dépassé le seuil de gravité prévu par l’article 3 de la Convention. En ce qui concerne le cadre juridique italien, la Cour note que d’un point de vue général celui-ci était propre à assurer une protection contre des actes de violence pouvant être commis par des particuliers dans une affaire donnée. Elle note également que la panoplie des mesures juridiques et opérationnelles disponibles dans le système législatif italien offrait aux autorités concernées un éventail suffisant de possibilités adéquates et proportionnées au regard du niveau de risque en l’espèce. Toutefois, la Cour relève que, si les carabiniers ont procédé à une évaluation du risque qui a été autonome, proactive et exhaustive en tenant dûment compte du contexte particulier des affaires de violence domestique et s’ils ont sollicité des mesures de protection à la lumière de l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de ses enfants, le procureur qui avait pour mission d’apprécier ces demandes n’a pas fait preuve de la diligence particulière requise dans sa réaction immédiate aux allégations de violence domestique formulées par la requérante. Elle note aussi qu’aucune mesure de protection n’a été mise en place, les risques de violence récurrente n’ayant pas été correctement évalués ou pris en compte. Les procureurs, en particulier, sont restés passifs face au risque sérieux d’infliction de mauvais traitements à la requérante et à ses enfants et, par leur inaction, ont créé un contexte d’impunité, le mari n’ayant pas encore été jugé pour les blessures infligées à la requérante lors de l’agression du 20 novembre 2015 et l’enquête sur les autres plaintes de la requérante étant encore pendante depuis 2016. La Cour estime également que les autorités nationales savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat de violence récurrente envers la requérante du fait des violences commises par le mari. Sur la base des informations qui étaient connues des autorités à l’époque des faits et face aux allégations d’escalade des violences domestiques que formulait la requérante, les autorités n’ont pas fait preuve de la diligence requise. Dès lors, elles ont manqué à leur obligation de protéger la requérante et les enfants des violences domestiques commises par le mari. En ce qui concerne l’obligation d’enquête, la Cour insiste sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violences domestiques telles que reconnues dans le préambule de la Convention d’Istanbul2 doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes. Au vu de la manière dont les autorités ont traité les plaintes de violences domestiques déposées par la requérante – notamment le fait qu’elles n’ont pas enquêté de manière effective sur les allégations crédibles de mauvais traitements et qu’elles n’ont pas veillé à ce que l’auteur fût poursuivi et puni, l’enquête sur les allégations de mauvais traitements, trop longtemps pendante, ayant manqué d’effectivité – la Cour estime que l’État a failli à son devoir d’enquêter sur les mauvais traitements subis par la requérante et ses enfants et que la manière dont les autorités internes ont mené les poursuites pénales dans la présente affaire participe également d’une passivité judiciaire et ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention. En conclusion, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural.

CEDH

a) Sur l’applicabilité de l’article 3 de la Convention

62. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la nature et du contexte du traitement, de sa durée, de ses effets physiques et mentaux, mais aussi du sexe de la victime et de la relation entre la victime et l’auteur du traitement. Un mauvais traitement qui atteint un tel seuil minimum de gravité implique en général des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales. Toutefois, même en l’absence de sévices de ce type, dès lors que le traitement humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, il peut être qualifié de dégradant et tomber ainsi également sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3 (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 86-87, CEDH 2015).

63.  La Cour a également reconnu que, outre les blessures physiques, l’impact psychologique constitue un aspect important de la violence domestique (Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 69, 26 mars 2013, et Volodina, précité, §§ 74-75). L’article 3 ne se réfère pas exclusivement à l’infliction de la douleur physique, mais aussi à celle de la souffrance morale qui est causée par la création d’un état d’angoisse et de stress par des moyens autres que des voies de fait. La crainte de nouvelles agressions peut être suffisamment grave pour que les victimes de violences domestiques éprouvent une souffrance et une angoisse susceptibles d’atteindre le seuil minimal d’application de l’article 3 (Eremia c. République de Moldova, n3564/11, § 54, 28 mai 2013, T.M. et C.M. c. République de Moldova, n26608/11, § 41, 28 janvier 2014, et Volodina, précité, § 75).

64.  En l’espèce, la requérante a subi des violences de la part de L.B., qui ont été consignées le 21 novembre 2015 (voir paragraphe 12 ci-dessus par l’hôpital ainsi que par les carabiniers. Elle a été frappée à la tête avec un casque de moto et a souffert d’une contusion au niveau du zygomatique gauche, d’une contusion dans la région pariétale droite, d’une entorse du rachis cervical et d’une contusion à l’épaule.

65.  Le comportement menaçant de L.B. lui a fait craindre une répétition des violences pendant une longue période. Les diverses plaintes et demandes de protection adressées aux autorités de l’État témoignent de cette crainte. La requérante s’est plainte à plusieurs reprises d’un comportement de contrôle et de coercition se manifestant par une surveillance de ses déplacements, un harcèlement devant son domicile et des menaces de la tuer devant les enfants. Les mauvais traitements ont aussi été signalés par les services sociaux dans leur rapport de février 2018. L’attitude des autorités, qui estimaient qu’il s’agissait d’un conflit typique de certaines séparations et n’ont offert aucune protection à la requérante, a dû exacerber les sentiments d’anxiété et d’impuissance que celle-ci éprouvait en raison du comportement menaçant de L.B.

66.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le traitement dénoncé a dépassé le seuil de gravité prévu par l’article 3 de la Convention.

b)  Principes généraux

67.  La Cour rappelle qu’il incombe aux autorités étatiques de prendre des mesures de protection d’un individu dont l’intégrité physique ou psychologique est menacée par les actes criminels d’un membre de sa famille ou de son partenaire (Kontrová c. Slovaquie, no 7510/04, § 49, 31 mai 2007, M. et autres c. Italie et Bulgarie, no 40020/03, § 105, 31 juillet 2012, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 176, CEDH 2009). L’ingérence des autorités dans la vie privée et familiale peut devenir nécessaire pour protéger la santé et les droits d’une victime ou pour prévenir des actes criminels dans certaines circonstances. Dans de nombreux cas, même lorsque les autorités ne sont pas restées totalement passives, elles ont tout de même manqué aux obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 3 de la Convention, car les mesures qu’elles ont prises n’ont pas empêché l’agresseur de perpétrer de nouvelles violences contre la victime (voir les références jurisprudentielles dans Volodina, précité, § 86).

68.  Il ressort de la jurisprudence que les obligations positives qui pèsent sur les autorités en vertu de l’article 3 de la Convention comportent, premièrement, l’obligation de mettre en place un cadre législatif et réglementaire de protection, deuxièmement, dans certaines circonstances bien définies, l’obligation de prendre des mesures opérationnelles pour protéger des individus précis face à un risque de traitements contraires à cette disposition et, troisièmement, l’obligation de mener une enquête effective sur des allégations défendables d’infliction de pareils traitements. De manière générale, les deux premiers volets de ces obligations positives sont qualifiés de « matériels », tandis que le troisième correspond à l’obligation positive « procédurale » qui incombe à l’État (Tunikova et autres, précité, § 78 Volodina, précité, § 77, et X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 178, 2 février 2021).

69.  La Cour a récemment clarifié la portée et le contenu de l’obligation positive pour l’État de prévenir le risque de violence récurrente dans le contexte de la violence domestique dans l’affaire Kurt (précitée, §§ 157-189). Ils peuvent être résumés comme suit (ibid., § 190) :

a)  Les autorités doivent réagir immédiatement aux allégations de violence domestique.

b)  Lorsque de telles allégations sont portées à leur connaissance, les autorités doivent établir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui des victimes de violence domestique qui ont été identifiées et elles doivent pour cela mener une évaluation du risque qui soit autonome, proactive et exhaustive. Elles doivent tenir dûment compte du contexte particulier qui est celui des affaires de violence domestique lorsqu’elles apprécient le caractère réel et immédiat du risque.

c)  Dès lors que cette appréciation met en évidence l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui, les autorités se trouvent dans l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives. Ces mesures doivent être adéquates et proportionnées au niveau de risque décelé.

70.  La Cour a examiné cette obligation positive - dans certains cas sous l’angle des articles 2 ou 3 et dans d’autres cas sous celui de l’article 8 pris isolément ou combiné avec l’article 3 de la Convention (Volodina, précité). Elle est d’avis c’est sur l’enseignement qui se dégage de l’arrêt Kurt (précité) sur le terrain de l’article 2 qu’il échet de s’aligner dans la présente affaire. Aussi la Cour se réfère-t-elle d’emblée aux principes qui y sont énoncés dans le cadre de l’examen des obligations positives sous l’angle de l’article 3 de la Convention et sur l’obligation de prendre les mesures raisonnables pour écarter un risque réel et immédiat de violence récurrente.

c)  Application de ces principes au cas d’espèce

71.  La Cour note que d’un point de vue général le cadre juridique italien était propre à assurer une protection contre des actes de violence pouvant être commis par des particuliers dans une affaire donnée. Elle note également que la panoplie des mesures juridiques et opérationnelles disponibles dans le système législatif italien (paragraphes 35-36 ci-dessus) offrait aux autorités concernées un éventail suffisant de possibilités adéquates et proportionnées au regard du niveau de risque en l’espèce.

  1. Sur le point de savoir si les autorités ont réagi immédiatement aux allégations de violence domestique

72.  La Cour note que si les carabiniers ont réagi sans délai aux deux plaintes que la requérante a déposées en novembre 2015 et sont intervenus lors des altercations et des épisodes violents, les procureurs quant à eux, informés à plusieurs reprises par les carabiniers, n’ont pas demandé au GIP la mesure de protection sollicitée par les carabiniers et ils n’ont pas mené une enquête rapide et effective, étant donné que sept ans après les faits la procédure est encore pendante en première instance pour l’agression du 20 novembre 2015 ; l’enquête pour les faits dénoncés entre 2016 et 2017 est encore pendante et aucune enquête, en revanche, n’a été menée à la suite des mauvais traitements signalés par les services sociaux en 2018.

73.  La Cour rappelle qu’il n’entre pas dans ses compétences de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi les mesures à prendre. Toutefois, elle estime que, au regard des nombreux éléments dont les autorités disposaient, le parquet saisi de l’affaire en novembre 2015 aurait pu être en mesure de mener une enquête plus rapide sur l’épisode du 20 novembre 2015 et sur les autres plaintes de la requérante qui ont donné lieu à l’ouverture d’une enquête qui est encore pendante depuis 2016.

74.  La Cour note également qu’en février 2018 après le signalement par les services sociaux des mauvais traitements subis par les enfants (que la requérante avait dénoncés à plusieurs reprises dans ses plaintes précédentes), aucune mesure d’enquête n’a été menée, les enfants n’ayant pas été entendus et L.B. n’ayant pas fait à ce jour l’objet d’une enquête pour le délit de mauvais traitements.

75.  Elle estime que, si les carabiniers ont procédé à une évaluation du risque qui a été autonome, proactive et exhaustive en tenant dûment compte du contexte particulier des affaires de violence domestique (voir Kurt, précité, § 190) et s’ils ont sollicité des mesures de protection à la lumière de l’existence présumée d’un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de ses enfants (paragraphe 13 ci-dessus), le procureur qui avait pour mission d’apprécier ces demandes n’a pas fait preuve de la diligence particulière requise dans sa réaction immédiate aux allégations de violence domestique formulées par la requérante.

  1. La qualité de l’appréciation des risques

76.  La Cour rappelle que, afin d’établir si les autorités auraient dû avoir connaissance du risque répété d’actes de violence, elle a, dans un certain nombre d’affaires, relevé et pris en compte les éléments suivants : les antécédents de comportement violent de l’auteur et le non-respect des termes d’une ordonnance de protection (Eremia, précité, § 59), l’escalade de la violence représentant une menace continue pour la santé et la sécurité des victimes (Opuz, précité, §§ 135-36, CEDH 2009) et les demandes d’aide répétées de la victime par le biais d’appels d’urgence, ainsi que les plaintes formelles et les demandes adressées au chef de la police (Bălşan c. Roumanie, no 49645/09, §§ 135-136, 23 mai 2017). Certains des éléments ci-dessus étaient également présents dans les circonstances de la présente affaire.

77. La Cour note que, à l’exception des propositions faites par les carabiniers au procureur (paragraphe 75 ci-dessus), les autorités compétentes dans leur ensemble n’ont mené ni une démarche autonome et proactive ni une évaluation complète des risques. À aucun moment les autorités n’ont suivi une procédure d’évaluation des risques que présentait la situation de la requérante et de ses enfants. Les procureurs n’ont pas montré, lors du traitement des plaintes de la requérante, qu’ils avaient pris conscience du caractère et de la dynamique spécifiques de la violence domestique, même si tous les indices étaient présents, à savoir en particulier le schéma d’escalade des violences subies par la requérante (et ses enfants), l’agression du 20 novembre 2015, les menaces proférées et le harcèlement (Kurt, précité, § 175). Les autorités n’ont pas estimé que, s’agissant d’une situation de violence domestique, les plaintes méritaient une intervention active : au contraire, les plaintes ont été considérées comme étant peu détaillées et les enfants n’ont pas été entendus nonobstant les multiples signalements de la requérante concernant les mauvais traitements qu’ils subissaient. S’il est vrai que la Cour ne saurait spéculer sur le fait que des mesures de protection pouvaient être appliquées seulement lorsqu’il y avait cohabitation, comme affirmé par le tribunal civil de Padoue, elle note que ce même tribunal, saisi par la requérante, a sous-estimé la situation, refusant la mesure de protection requise (paragraphe 22 ci-dessus) en estimant qu’il s’agissait d’une situation typique d’un conflit au sein d’un couple en séparation.

Les autorités n’ont pas mis en place de mesures de protection alors qu’elles avaient été sollicitées par les carabiniers. Les risques de violence récurrente n’ont pas été correctement évalués ou pris en compte.

78. La Cour constate que les autorités ont manqué à leur devoir d’effectuer une évaluation immédiate et proactive du risque de récidive de la violence commise contre la requérante et les enfants et de prendre des mesures opérationnelles et préventives visant à atténuer ce risque et à protéger la requérante et les enfants ainsi qu’à censurer la conduite de L.B. Les procureurs, en particulier, sont restés passifs face au risque sérieux d’infliction de mauvais traitements à la requérante et à ses enfants et, par leur inaction, ont créé un contexte d’impunité, L.B. n’ayant pas encore été jugé pour les blessures infligées à la requérante lors de l’agression du 20 novembre 2015 et l’enquête sur les autres plaintes de la requérante étant encore pendante depuis 2016.

  1. Les autorités savaient-elles ou auraient-elles dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat de violence récurrente pour la requérante ?

79.  À la lumière des éléments exposés ci-dessus (voir paragraphe 77 ci-dessus), la Cour estime que les autorités nationales savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat de violence récurrente de la requérante du fait des violences commises par L.B. et qu’elles avaient l’obligation d’évaluer le risque de réitération de celles-ci et de prendre des mesures adéquates et suffisantes pour la protection de la requérante et de ses enfants.

  1. Les autorités ont-elles pris des mesures préventives adéquates dans les circonstances de l’espèce ?

80.  La Cour estime que, sur la base des informations qui étaient connues des autorités à l’époque des faits et qui indiquaient qu’il existait un risque réel et immédiat que de nouvelles violences fussent commises contre la requérante et ses enfants, face aux allégations d’escalade des violences domestiques que formulait la requérante, les autorités n’ont pas fait preuve de la diligence requise (voir paragraphe 78 ci-dessus). Elles n’ont pas procédé à une évaluation du risque des mauvais traitements qui aurait spécifiquement ciblé le contexte des violences domestiques, et en particulier la situation de la requérante et de ses enfants, et qui aurait justifié des mesures préventives concrètes afin de les protéger d’un tel risque. Dès lors, elle estime qu’elles ont manqué à leur obligation positive découlant de l’article 3 de protéger la requérante et les enfants des violences domestiques commises par L.B.

  1. L’obligation de mener une enquête effective

81.  La Cour rappelle que l’obligation de mener une enquête effective sur tous les actes de violence domestique est un élément essentiel des obligations que l’article 3 de la Convention fait peser sur l’état. Pour être efficace, une telle enquête doit être rapide et approfondie ; ces exigences s’appliquent à la procédure dans son ensemble, y compris au stade du procès (M.A. c. Slovénie, no 3400/07, § 48, 15 janvier 2015, et Kosteckas c. Lituanie, no 960/13, § 41, 13 juin 2017). Une diligence particulière est requise dans le traitement des affaires de violence domestique, et la nature spécifique de la violence domestique doit être prise en compte au cours de la procédure interne. L’obligation d’enquêter qui s’impose à l’État ne sera pas satisfaite si la protection offerte par le droit interne n’existe qu’en théorie ; il faut surtout qu’elle fonctionne aussi effectivement en pratique, ce qui exige un examen rapide de l’affaire, sans délais inutiles (Opuz, précité, §§ 145-151 et 168, T.M. et C.M., précité, § 46, et Talpis c. Italie, no 41237/14, §§ 106 et 129, 2 mars 2017). Le principe d’effectivité implique que les autorités judiciaires internes ne doivent en aucun cas être disposées à laisser impunies les souffrances physiques ou psychologiques infligées. Cela est essentiel pour maintenir la confiance et le soutien du public dans l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance ou de collusion des autorités à l’égard des actes de violence (Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006-XII (extraits)).

82.  La Cour a établi ci-dessus que les autorités avaient connaissance, ou auraient dû avoir connaissance, des violences dont la requérante et ses enfants avaient été victimes. Les allégations de la requérante ont été corroborées par des éléments de preuve, notamment des rapports médicaux et, s’agissant des enfants, par le rapport des services sociaux, et elles ont constitué un grief défendable de mauvais traitements, faisant naître l’obligation pour les autorités de mener une enquête répondant aux exigences de l’article 3 de la Convention (Volodina, précité, § 93).

83.  En réponse aux allégations d’agression, de harcèlement et de menaces que formule la requérante, la police a limité son intervention à une enquête qui s’est conclue par un classement partiel des poursuites pénales aux motifs qu’aucune infraction passible de poursuites publiques n’avait été commise et que les plaintes de la requérante n’étaient pas suffisamment détaillées.

84.  Quant aux menaces de mort que la requérante a affirmé avoir reçues à plusieurs reprises, elles n’ont pas été prises en considération. La Cour rappelle que l’interdiction des mauvais traitements prévue à l’article 3 couvre toutes les formes de violence domestique, y compris les menaces de mort, et que tout acte de ce type déclenche l’obligation d’enquêter. Les menaces constituent une forme de violence psychologique et une victime vulnérable peut en éprouver de la peur indépendamment de la nature objective de ce comportement intimidant (Volodina, précité, § 98).

85.  La Cour estime également que, dans le traitement judiciaire du contentieux des violences contre les femmes, il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle, de la victime et d’apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délais. La Cour n’est pas convaincue que les autorités aient sérieusement tenté d’avoir une vue d’ensemble de la succession d’incidents violents en cause, comme cela est requis dans les affaires de violence domestique. Les procureurs chargés des deux enquêtes n’ont montré aucune conscience des caractéristiques particulières des affaires de violence domestique et aucune volonté réelle de faire en sorte que l’auteur de ces actes fût amené à rendre des comptes. L’enquête sur l’agression du 20 novembre 2015 s’est conclue en 2021 et la procédure est aujourd’hui encore pendante ; l’enquête sur les faits dénoncés entre 2016 et 2017 est encore pendante et aucune enquête, en revanche, n’a été menée à la suite des mauvais traitements signalés par les services sociaux en 2018.

86.  La Cour considère que laisser la requérante livrée à elle-même dans une situation de violence domestique avérée équivaut pour l’État à renoncer à l’obligation qui lui incombe d’enquêter sur tous les cas de mauvais traitements.

87.  La Cour rappelle sur ce point que le simple passage du temps est de nature à nuire à l’enquête mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (M.B. c. Roumanie, no 43982/06, § 64, 3 novembre 2011). Elle rappelle aussi que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles et que, en outre, l’apparence d’un manque de diligence jette le doute sur la bonne foi avec laquelle les investigations sont menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les plaignants (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).

88.  La Cour insiste à nouveau sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violences domestiques telles que reconnues dans le préambule de la Convention d’Istanbul (paragraphes 40-43 ci-dessus) doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes.

89.  Au vu de la manière dont les autorités ont traité les plaintes de violences domestiques déposées par la requérante – notamment le fait qu’elles n’ont pas enquêté de manière effective sur les allégations crédibles de mauvais traitements et qu’elles n’ont pas veillé à ce que l’auteur fût poursuivi et puni, l’enquête sur les allégations de mauvais traitements, trop longtemps pendante, ayant manqué d’effectivité – la Cour estime que l’État a failli à son devoir d’enquêter sur les mauvais traitements subis par la requérante [et ses enfants] et que la manière dont les autorités internes ont mené les poursuites pénales dans la présente affaire participe également d’une passivité judiciaire et ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, W. c. Slovénie, n24125/06, §§ 66-70, 23 janvier 2014, P.M. c. Bulgarie, no 49669/07, §§ 65-66, 24 janvier 2012, et M.C. et A.C., précité, §§ 120-125).

90. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural.

Kurt c. Autriche du 15 juin 2021 requête no 62903/15

Art 2 : Les autorités autrichiennes n’ont pas failli à leurs obligations requises par la Convention de protéger la vie de la requérante et celle de ses enfants

Art. 2 (volet matériel)• Obligations positives • Mesures de protection adéquates en l’absence d’un risque réel et immédiat décelable de meurtre d’un enfant par un père accusé de violences domestiques et interdit de domicile • Appréciation de la nature et du niveau de risque faisant partie intégrante de l’obligation positive, découlant de la jurisprudence Osman, de prendre des mesures opérationnelles préventives • Exigence d’une évaluation autonome, proactive et exhaustive du caractère réel et immédiat du risque, tenant dûment compte du contexte particulier des violences domestiques • Mesures opérationnelles devant être adéquates et proportionnées au niveau de risque évalué • Autorités internes ayant réagi avec une diligence particulière et conformément aux exigences susmentionnées

Non-violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme La requête concerne la plainte de la requérante selon laquelle les autorités autrichiennes n’auraient pas assuré sa protection ni celle de ses enfants contre son mari violent, ce qui aurait conduit au meurtre de leur fils par ce dernier. Dans cet arrêt, la Grande Chambre clarifie pour la première fois les principes généraux à appliquer dans des cas de violence domestique en vertu de l’article 2 de la Convention. Elle les développe sur la base du « critère Osman » (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998). La Cour rappelle que les autorités doivent apporter une réponse immédiate aux allégations de violences domestiques et qu’une diligence particulière est requise de leur part dans le traitement de telles affaires. Elles doivent rechercher s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie de la ou des victimes qui ont été identifiées et elles doivent pour cela mener une évaluation du risque qui soit autonome, proactive et exhaustive. Elles doivent apprécier le caractère réel et immédiat du risque en tenant dûment compte du contexte particulier qui est celui des affaires de violences domestiques. S’il ressort de l’évaluation du risque qu’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui, l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives entre en jeu pour les autorités. Ces mesures doivent alors être adéquates et proportionnées au niveau de risque décelé. La Cour estime, à l’instar du Gouvernement, que, sur la base des informations connues des autorités à l’époque des faits, rien n’indiquait qu’il existait un risque réel et immédiat, et encore moins un risque mortel, que de nouvelles violences fussent commises contre le fils de la requérante en dehors des périmètres pour lesquels une mesure d’interdiction avait été prise. L’appréciation effectuée par les autorités a mis en évidence un certain niveau de risque non mortel pour les enfants dans le cadre des violences domestiques perpétrées par leur père et qui ciblaient principalement la requérante. Il apparaît que les autorités ont ordonné des mesures adéquates pour parer un risque de nouvelles violences contre les enfants et qu’elles ont pris toutes les mesures de protection nécessaires de manière méthodique et consciencieuse. Un risque réel et immédiat d’atteinte à la vie des enfants n’était pas décelable. Par conséquent, dans les circonstances de l’espèce, les autorités n’avaient pas l’obligation d’adopter des mesures opérationnelles préventives supplémentaires, comme une mesure d’interdiction englobant l’école des enfants, afin de couvrir spécifiquement ceux-ci, que ce fût dans l’espace public ou dans la sphère privée. Tenant compte des exigences posées par le droit pénal autrichien ainsi que de celles découlant de l’article 5 de la Convention, qui protègent les droits de l’accusé, la Cour ne perçoit aucune raison de remettre en question la conclusion des juridictions autrichiennes qui ont décidé de ne pas placer E. en détention provisoire. À cet égard, la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 5, aucune détention n’est autorisée si elle n’est pas conforme au droit interne.

FAITS

La requérante, Mme Senay Kurt, est une ressortissante autrichienne, née en 1978 et résidant à Unterwagram (Autriche). Mme Kurt épousa E. en 2003. Deux enfants naquirent, A., en 2004, et B., en 2005. Le 10 juillet 2010, Mme Kurt appela la police et rapporta que son époux l’avait frappée. Conformément à l’article 38a de la loi sur les services de sûreté, la police remit à la requérante une brochure qui l’informait entre autres de la possibilité pour elle de demander une ordonnance d’éloignement temporaire contre son mari. Une mesure d’interdiction et de protection fut prise contre E. en application de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté. Cette mesure le contraignait à se tenir éloigné de l’appartement familial ainsi que de l’appartement des parents de la requérante et des environs des deux résidences pendant quatorze jours. La police transmit un procès-verbal au parquet qui, le 20 décembre 2010, engagea des poursuites pénales contre E. Le 10 janvier 2011, le tribunal pénal régional de Graz condamna E. pour coups et blessures et menaces dangereuses et lui infligea une peine de trois mois d’emprisonnement assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve de trois ans. Le 22 mai 2012, la requérante, accompagnée de sa conseillère du centre pour la protection des victimes de violences se rendit au tribunal de district de Sankt Pölten pour y déposer une demande de divorce. Le même jour, à 13 h 05, la requérante dénonça son époux à la police pour viol et menaces dangereuses. Après avoir exposé sa situation à la police, la requérante fut raccompagnée par deux policiers (un homme et une femme) au domicile conjugal, où E. et les enfants étaient présents. E. accompagna de son plein gré les policiers au poste de police qui l’y interrogèrent. Les policiers prirent une mesure d’interdiction et de protection contre E. qui contraignait l’intéressé à quitter le domicile conjugal et lui interdisait d’y revenir et de s’en approcher à moins d’une certaine distance avant deux semaines ; elle lui interdisait également l’accès à l’appartement des parents de la requérante et au périmètre environnant. E. se vit confisquer les clés du domicile conjugal. Dans la soirée du 22 mai 2012, à 18 h 10, la police informa par un appel téléphonique le procureur de permanence de la situation. De 18 h 50 à 19 h 25, la police soumit les enfants A. et B. à une audition détaillée au domicile de leurs grands-parents au sujet des violences que leur père leur aurait infligées. À 23 h 20, l’agent de police chargé de l’affaire adressa par courrier électronique au procureur un rapport sur les résultats de l’enquête pénale visant le mari de la requérante, auquel étaient joints les procès-verbaux des auditions de la requérante, des enfants et de E. Le 23 mai 2012, la direction de la police fédérale de Sankt Pölten examina la légalité de la mesure d’interdiction et de protection qui avait été prise contre E. Elle déclara que les preuves démontraient « de manière incontestable et concluante » que E. avait eu un comportement violent à l’égard de sa famille et que la mesure d’interdiction et de protection était donc légitime. Le 24 mai 2012 à 9 heures, E. se rendit de sa propre initiative au poste de police afin de demander s’il lui serait possible d’entrer en contact avec ses enfants. La police saisit cette occasion pour l’interroger. À la suite de cette audition, des accusations de maltraitance ou négligence de personnes mineures, jeunes ou vulnérables furent ajoutées et retenues contre E. en application de l’article 92 du code pénal. Le 25 mai 2012, E. se rendit à l’école de A. et de B. Il dit à l’institutrice de A. qu’il voulait donner de l’argent à son fils et il demanda s’il pouvait s’entretenir brièvement avec lui en privé. L’enseignante, qui déclara ultérieurement ne pas avoir été informée des problèmes dans la famille, accepta.

Constatant que A. ne revenait pas en classe, elle partit à sa recherche et le trouva dans le sous-sol de l’école, touché à la tête par un coup de feu. Sa sœur, B., qui avait assisté à la scène, était indemne. E. était parti. Un mandat d’arrêt fut immédiatement délivré contre lui. A. fut admis au service de soins intensifs. La conseillère du centre pour la protection des victimes de violences qui suivait la requérante déclara qu’elle n’aurait jamais imaginé que E. commettrait un tel crime. L’institutrice de A. dit n’avoir jamais remarqué sur le petit garçon de lésion ni aucun autre signe qui aurait permis de soupçonner qu’il pût être victime de violences domestiques. Le même jour, à 10 h 15, E. fut retrouvé mort dans sa voiture. Il s’était suicidé en retournant l’arme contre lui. Le 27 mai 2012, A. succomba à ses blessures. Le 11 février 2014, Mme Kurt engagea une action en responsabilité publique. Elle soutenait que le parquet aurait dû demander le placement de E. en détention provisoire le 22 mai 2012, après qu’elle eut dénoncé celui-ci à la police. À son avis, il existait à ce moment-là un risque réel et immédiat que E. s’en prît de nouveau à sa famille. Elle considérait qu’il aurait dû être évident pour les autorités que la mesure d’interdiction et de protection n’assurerait pas une protection suffisante. Le 14 novembre 2014, le tribunal régional de Sankt Pölten débouta la requérante. Mme Kurt fit appel, répétant que le parquet aurait dû comprendre qu’après qu’elle eut déposé sa demande de divorce, le risque que E. commît de nouveaux actes violents s’était accru. Le 30 janvier 2015, la cour d’appel de Vienne rejeta l’appel de la requérante. Elle conclut que, pour les raisons déjà énoncées par le tribunal régional de Sankt Pölten, aucun motif suffisamment spécifique n’avait laissé supposer l’existence de pareil risque, en particulier dans un lieu public. Le 23 avril 2015, la Cour suprême rejeta un recours extraordinaire formé par la requérante.

ARTICLE 2

La Cour note que la question des violences domestiques, lesquelles peuvent revêtir diverses formes – agressions physiques, violences sexuelles, économiques, psychologiques ou verbales –, transcende les circonstances d’une affaire donnée. Il s’agit d’un problème général qui touche, à des degrés divers, tous les États membres. Il n’apparaît pas toujours au grand jour car il s’inscrit fréquemment dans le cadre de relations interpersonnelles ou dans des cercles restreints, et il peut affecter différentes personnes dans la famille, même si les femmes constituent l’écrasante majorité des victimes. Les enfants qui sont victimes de violences domestiques sont des personnes particulièrement vulnérables et ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne, notamment en conséquence des obligations positives que l’article 2 de la Convention fait peser sur les États. La Cour rappelle tout d’abord que les autorités sont tenues de réagir immédiatement aux allégations de violences domestiques et qu’une diligence particulière est requise de la part des autorités dans le traitement des affaires de violences domestiques. Dans les affaires où elle a constaté que les autorités n’avaient pas agi promptement après avoir reçu une plainte pour violences domestiques, la Cour a conclu que, par leur inaction, les instances nationales avaient privé ladite plainte de toute efficacité, créant un contexte d’impunité favorable à la répétition des actes de violence. Pour être en mesure de savoir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’une victime de violences domestiques, les autorités ont l’obligation de mener une évaluation du risque de létalité qui soit autonome, proactive et exhaustive. Il faut évaluer l’existence d’un tel risque en prenant dûment en considération le contexte particulier des violences domestiques. En pareille situation, il s’agit surtout de tenir compte du fait que des épisodes successifs de violence se réitèrent dans le temps au sein de la cellule familiale. La Cour observe qu’une personne ayant des antécédents de violences domestiques présente un risque significatif de récidive, parfois potentiellement mortelle. La Cour considère que le recours à des listes de contrôle standardisées énumérant des facteurs de risque spécifiques peut aider les autorités à évaluer les risques de manière exhaustive. La Cour convient qu’il importe que les autorités prenant en charge les victimes de violences domestiques bénéficient de formations régulières et de séances de sensibilisation, afin de pouvoir cerner la dynamique de ces violences et d’être ainsi mieux à même d’apprécier et d’évaluer tout risque existant, d’y réagir de manière appropriée et d’assurer promptement une protection aux victimes. Dès lors que les autorités ont établi l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’un ou plusieurs individus donnés, elles ont l’obligation positive de prendre des mesures opérationnelles. En ce qui concerne la question des mesures opérationnelles préventives, la Cour souligne que, d’une part, ces mesures doivent offrir une réponse adéquate et effective au risque pour la vie qui a été décelé tandis que, d’autre part, toute mesure prise doit demeurer compatible avec les autres obligations que la Convention fait peser sur les États. La Cour rappelle que pour être admissible au regard de l’article 5 de la Convention, une mesure privative de liberté doit être à la fois conforme au droit interne de l’État et compatible avec les motifs de détention énumérés de manière exhaustive au paragraphe premier de cette disposition. Sur ce point, la Cour rappelle premièrement qu’aux fins de l’article 5 § 1 b), l’obligation de ne pas commettre d’infraction ne peut passer pour « concrète et déterminée » que si le lieu ainsi que le moment de la commission imminente de l’infraction et les victimes potentielles de celle-ci sont suffisamment déterminés. Deuxièmement, la Cour rappelle que le second volet de l’article 5 § 1 c) (détention nécessaire pour empêcher une personne de commettre une infraction) s’applique à la détention imposée préventivement hors du cadre d’une procédure pénale. Dans le contexte de ce volet toutefois, la Cour a dit que cette disposition ne se prêtait pas à une politique de prévention générale dirigée contre des personnes que les autorités estiment dangereuses par leur propension à la délinquance. Ce motif de détention offre seulement aux États contractants un moyen d’empêcher la commission d’une infraction concrète et déterminée pour ce qui est en particulier du lieu et du moment de sa commission et des victimes potentielles. Dans sa jurisprudence, la Cour n’autorise la détention à des fins préventive que pour des périodes très courtes (quatre heures dans l’arrêt Ostendorf, et huit heures dans l’arrêt S., V. et A.). Troisièmement, concernant le premier volet de l’article 5 § 1 c), qui régit la détention provisoire, la Cour rappelle que cette disposition ne peut s’appliquer que dans le contexte d’une procédure pénale portant sur une infraction qui a déjà été commise. Au sujet des décisions relatives à la détention provisoire relevant de l’article 5 § 1 c), la Cour note que la détention provisoire ne peut jamais servir une visée purement préventive. Une privation de liberté imposée pour ce motif doit toujours reposer sur une base solide en droit interne. Si les conditions d’un placement en détention provisoire prévues par le droit interne ne sont pas remplies, cela n’exonère pas les autorités de leur devoir de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, d’autres mesures, moins lourdes, qui apportent une réponse adéquate au regard du niveau de risque décelé. La Cour souligne tout d’abord que dans le cas d’espèce, contrairement à ce qu’elle a observé dans de nombreuses autres affaires de violences domestiques ou de violences fondées sur le genre dont elle a eu à connaître, il n’y a eu aucun retard ni aucune inertie de la part des autorités nationales face aux allégations de violences domestiques formulées par la requérante. Dans ses observations, la requérante ne se plaint ni d’un retard ni d’une inertie de la part des autorités, mais plutôt du choix des mesures prises. La Cour estime que les autorités ont dûment pris en compte le contexte particulier des violences domestiques et qu’elles ont fait preuve de la diligence particulière requise dans leur réaction immédiate aux allégations de violences domestiques formulées par la requérante. En ce qui concerne l’appréciation des risques effectuée par les autorités, la Cour estime, en premier lieu, que les autorités ont mené leur évaluation des risques de manière autonome et proactive. Les policiers ne se sont pas contentés de se fier au récit des faits tels que relatés par la requérante, mais ils ont fondé leur appréciation sur plusieurs autres facteurs et éléments de preuve. Le jour du signalement, ils ont entendu toutes les personnes directement impliquées, c’est-à-dire la requérante, son époux et leurs enfants. Ils établirent des procès-verbaux détaillés de leurs dépositions et recueillirent également des preuves en photographiant les blessures visibles que la requérante présentait. Celle-ci subit par ailleurs un examen médical. De plus, la police lança dans les archives en ligne une recherche relative aux mesures d’interdiction et de protection ainsi qu’aux injonctions et autres ordonnances d’interdiction temporaires qui avaient été prises contre E. dans le passé. Ils vérifièrent également si des armes étaient enregistrées au nom de l’époux de la requérante. La Cour rappelle qu’il importe que les autorités vérifient si l’auteur présumé d’actes de violence a accès à des armes ou en possède. En second lieu, la Cour estime que l’appréciation des risques faite par la police a pris en considération les principaux facteurs de risque connus dans ce contexte, comme le montre le procès-verbal établi par les policiers. Les policiers ont tenu compte du fait qu’un viol avait été dénoncé, que la requérante présentait des traces visibles de violences sous la forme d’hématomes, qu’elle était en larmes et terrorisée, qu’elle avait fait l’objet de menaces et que les enfants avaient subi des violences. Ils ont relevé un certain nombre d’autres facteurs de risque, à savoir des actes violents signalés et non signalés connus, l’escalade de la violence, les facteurs de stress tels que le chômage, le divorce et/ou la séparation, ainsi qu’une nette tendance de la part de E. à banaliser la violence. La police a également pris note du comportement de E. Elle a aussi noté qu’aucune arme à feu n’était enregistrée au nom de E. La Cour considère qu’en recherchant les facteurs spécifiques énumérés ci-dessus, les autorités ont démontré qu’elles avaient dûment tenu compte, dans leur évaluation des risques, du contexte particulier de violences domestiques qui caractérisait la présente affaire. Sur la base de tous les éléments dont elles disposaient, les autorités ont conclu que la requérante courait un risque de subir de nouvelles violences et ont pris une mesure d’interdiction et de protection contre E. en application de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté. Cette appréciation a été réalisée avec le concours de policiers disposant d’une formation et d’une expérience notables dans ce domaine. S’il est vrai qu’il n’y a pas à proprement parler eu d’évaluation des risques portant spécifiquement sur les enfants, la Cour considère que, compte tenu des informations disponibles à l’époque des faits, pareille évaluation n’aurait rien changé à la situation. La Cour ne perçoit pas de raison de remettre en question l’appréciation effectuée par les autorités, laquelle, sur la base des informations disponibles à l’époque considérée, n’a pas permis de prévoir que E. pouvait se procurer une arme à feu, se rendre à l’école de ses enfants et ôter la vie à son propre fils dans un enchaînement de faits aussi rapide. La Cour estime, à l’instar du Gouvernement, que, sur la base des informations qui étaient connues des autorités à l’époque des faits, rien n’indiquait qu’il existait un risque réel et immédiat, et encore moins un risque mortel, que de nouvelles violences fussent commises contre le fils de la requérante en dehors des périmètres pour lesquels une mesure d’interdiction avait été prise. L’appréciation effectuée par les autorités a mis en évidence un certain niveau de risque non mortel pour les enfants dans le cadre des violences domestiques perpétrées par leur père et qui ciblaient principalement la requérante. Il apparaît que les autorités ont ordonné des mesures adéquates pour parer un risque de nouvelles violences contre les enfants et qu’elles ont pris toutes les mesures de protection nécessaires de manière méthodique et consciencieuse. Un risque réel et immédiat d’atteinte à la vie des enfants n’était pas décelable. Par conséquent, les autorités n’avaient nullement l’obligation d’adopter des mesures opérationnelles préventives supplémentaires, comme une mesure d’interdiction englobant l’école des enfants, afin de couvrir spécifiquement ceux-ci, que ce fût dans l’espace public ou dans la sphère privée. Tenant compte des exigences posées par le droit pénal autrichien ainsi que de celles découlant de l’article 5 de la Convention, qui protègent les droits de l’accusé, la Cour ne perçoit aucune raison de remettre en question la conclusion des juridictions autrichiennes qui ont décidé de ne pas placer E. en détention provisoire. À cet égard, la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 5, aucune détention n’est autorisée si elle n’est pas conforme au droit interne. En réagissant promptement aux allégations de violences domestiques formulées par la requérante et en tenant dûment compte du contexte de violences domestiques qui caractérisait cette affaire, les autorités ont fait preuve de la diligence particulière requise. Elles ont procédé à une évaluation des risques autonome, proactive et exhaustive et elles ont adopté une mesure d’interdiction et de protection. Cette évaluation n’a pas fait apparaître l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie du fils de la requérante. Par conséquent, les autorités n’avaient aucune obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives à cet égard. Ill n’y a donc pas eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet matériel.

association Innocence en Danger et Association Enfance et Partage c. France

du 4 juin 2020 requêtes n° 15343/15 et 16806/15

Articles 13 et 3 : Les mesures prises par L’État français pour protéger une enfant de huit ans des maltraitances de ses parents n’étaient pas suffisantes

Violation de l’article 3 (interdiction de la torture, des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme. Non-violation de l’article 13 (droit à un recours effectif). L’affaire concerne le décès, en 2009, d’une fille de huit ans (M.) à la suite des sévices infligés par ses parents. Les requêtes ont été introduites par deux associations de protection de l’enfance. La Cour constate que le « signalement pour suspicion de maltraitance » de la directrice de l’école en juin 2008 a déclenché l’obligation positive de l’État de procéder à des investigations. Elle conclut que les mesures prises par les autorités entre le moment du signalement et le décès de l’enfant n’étaient pas suffisantes pour protéger M. des graves abus de ses parents. En ce qui concerne l’action en responsabilité civile de l’État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice, la Cour juge que le fait que l’association requérante Innocence en danger n’ait pas rempli les conditions posées par la loi en la matière ne suffit pas pour conclure que le recours, pris dans son ensemble, n’est pas « effectif ».

Art 3 (matériel) • Traitement dégradant • Demandeurs d’asile vivant dans la rue pendant plusieurs mois sans moyens à cause des lenteurs administratives les empêchant d’accéder aux conditions d’accueil prévues par le droit • Travail non autorisé durant la procédure • Dépendance complète à la prise en charge matérielle et financière de l’État pour subvenir aux besoins essentiels • Hébergement d’urgence insuffisant et destiné à accueillir en priorité des demandeurs d’asile particulièrement vulnérables • Absence de contexte d´urgence humanitaire engendré par une crise migratoire exceptionnelle • Absence de réponse adéquate des autorités alertées à maintes reprises • Juridictions internes ayant systématiquement opposé leurs conditions de jeunes majeurs isolés, en bonne santé et sans charge de famille • Seuil de gravité non atteint en cas d’un demandeur d’asile ayant reçu l’aide financière après deux mois.

FAITS

Les requérantes sont deux associations françaises de protection de l’enfance, dont le siège social se trouve à Paris. Née sous X en 2001, abandonnée à sa naissance, M. fut récupérée par sa mère un mois plus tard. Elle vécut ensuite auprès de ses deux parents et de sa fratrie. Elle fut scolarisée pour la première fois en avril 2007, à l’âge de six ans. Elle fut portée absente de nombreux jours des diverses écoles dans lesquelles elle était inscrite successivement en raison de multiples déménagements de la famille. Dès la première année scolaire 2007-2008, les enseignants de M. consignèrent par écrit diverses lésions constatées régulièrement sur l’enfant. En juin 2008, la directrice de l’école adressa « un signalement au titre de la protection de l’enfance » au procureur de la République du Mans et au président du Conseil général. Elle s’inquiétait qu’à la suite d’un déménagement, M. ne s’était pas présentée à sa nouvelle école contrairement à ses frères et à sa sœur. Elle se souciait de cette absence dans la mesure où le directeur de l’ancienne école lui avait fait part d’une suspicion de maltraitance et où elle avait reçu un dossier scolaire relatant des marques physiques constatées sur le corps de M. par les institutrices de l’ancienne école.

Le jour même, le parquet demanda à la gendarmerie de mener une enquête. En juillet 2008, les services sociaux informèrent le parquet du constat de récentes ecchymoses. Un médecin légiste fut missionné. M. fut examinée quelques jours plus tard en présence de son père. Le médecin releva de nombreuses lésions d’allure ancienne et indiqua qu’il ne pouvait exclure des faits de violence ou de mauvais traitements. La semaine suivante, M. fut entendue dans les locaux de la brigade de prévention de la délinquance juvénile ; l’audition fut filmée. En septembre 2008, l’agent de police judiciaire dressa un procès-verbal dans lequel il conclut que, d’après l’enquête, aucun élément ne permettait de présumer que M. avait été victime de maltraitance. En début octobre 2008, le parquet classa le dossier sans suite, estimant que l’infraction alléguée était insuffisamment caractérisée. Fin avril 2009, le directeur et le médecin scolaire sommèrent le père d’emmener M. aux urgences pédiatriques, où elle restera hospitalisée pendant un mois. Dans ce cadre, le service pédiatrique adressa une note d’information aux services sociaux pour rendre compte de l’hospitalisation de M. Simultanément, le directeur adressa une « information préoccupante » au président du Conseil général, précisant que M. totalisait 33 jours d’absences depuis le début de l’année scolaire et qu’elle venait souvent à l’école avec des petites blessures pour lesquelles il était difficile d’avoir une explication certaine. En juin 2009, deux intervenantes des services sociaux se rendirent au domicile de l’enfant à différentes dates. Elles conclurent qu’il n’y avait pas d’éléments de nature à alimenter une inquiétude particulière. En septembre 2009, le père de M. signala aux gendarmes la disparition de sa fille sur le parking d’un restaurant « fast-food ». Un important dispositif de recherche fut déployé pour retrouver l’enfant. Le lendemain, le père finit par conduire les enquêteurs au local où se trouvait le corps de l’enfant, décédée probablement dans la nuit du 6 au 7 août 2009. En juin 2012, les parents furent condamnés à 30 ans de réclusion criminelle par la cour d’assises de la Sarthe des chefs d’actes de torture et de barbarie sur mineur de 15 ans par un ascendant ayant entraîné la mort. Les deux associations se constituèrent parties civiles au procès pénal et les parents furent condamnés à leur payer un euro symbolique à titre de dommages et intérêts. En octobre 2012, les deux associations assignèrent l’État en responsabilité pour fonctionnement défectueux du service public de la justice, estimant notamment qu’entre juin et octobre 2008, les services d’enquête et du parquet avaient commis une série de négligences et de manquements caractérisant une faute lourde. Elles furent déboutées de leurs demandes.

La qualité d’agir des associations requérantes

Le Gouvernement estime que les associations n’ont pas qualité pour agir au nom de M. et introduire les requêtes devant la Cour. La Cour conclut toutefois qu’il existe des circonstances exceptionnelles permettant de reconnaître aux deux associations requérantes, dont l’objet est précisément la protection de l’enfance et qui ont activement participé à la procédure nationale avec un véritable statut procédural en vertu du droit interne, la qualité de représentantes de facto de M.

Article 3 (interdiction de la torture, des traitements inhumains ou dégradants)

La Cour relève que, par le signalement de la directrice de l’école du 19 juin 2008, les autorités ont été mises au courant de l’éventualité que M. ait subi des mauvais traitements et d’un risque potentiel qu’elle en endure d’autres. Ce signalement a déclenché l’obligation positive de l’État de procéder à une investigation à cet égard. La Cour reconnaît le difficile exercice auquel sont confrontées les autorités nationales dans un domaine délicat ; elles doivent trouver un équilibre entre la nécessité de ne pas passer à côté d’un danger et le souci de respecter la vie familiale. Elle constate aussi que le jour même du signalement, le procureur a fait preuve d’une grande réactivité en demandant à la gendarmerie de faire procéder à une enquête. Par ailleurs, des mesures utiles telles que l’audition filmée de l’enfant et son examen par un médecin légiste ont été prises. Toutefois, elle estime que plusieurs facteurs tempèrent la portée de ce constat. Tout d’abord, en réponse à la réaction instantanée du parquet, un agent de police n’a été saisi que 13 jours plus tard. Ensuite, différents signes et éléments avaient été portés à la connaissance des autorités dès le signalement du 19 juin 2008. Il aurait été utile d’entendre les enseignantes afin de recueillir des éléments sur le contexte et la réaction de l’enfant lors de la découverte des blessures. En effet, les enseignants peuvent jouer un rôle primordial dans le système de prévention de la violence à l’égard des enfants qu’ils observent quotidiennement de près et dont ils sont parfois les seules personnes de confiance. Il aurait également été utile de procéder à des actes d’enquête afin d’apporter des éclaircissements sur l’environnement familial de M., cela d’autant plus qu’il y avait eu des déménagements successifs de la famille. Ainsi, la mère a été entendue, par l’agent de police judiciaire en charge de l’enquête, de manière succincte, à son domicile et non pas au sein des locaux de la gendarmerie. En outre, la présence du père lors de l’examen médicolégal de M. ne saurait équivaloir à une véritable audition dans le cadre d’une enquête lors de laquelle des questions ciblées sont posées.

S’il est vrai que M. ne dénonçait aucun fait lors de son audition, celle-ci a été réalisée sans la participation d’un psychologue. Or, sans être obligatoire, la présence d’un tel expert aurait pu être appropriée pour écarter tout doute face aux questionnements que soulevaient le signalement et le rapport du médecin légiste. La Cour estime qu’il ne lui appartient pas de remettre en cause le classement sans suite en soi. En revanche, elle estime que les autorités auraient dû s’entourer de certaines précautions lorsque la décision de classer l’affaire sans suite avait été prise et non se contenter d’un classement sans suite pur et simple. Si le parquet avait informé les services sociaux de sa décision en attirant leur attention sur la nécessité d’une enquête sociale ou du moins d’une surveillance à l’égard de l’enfant, il aurait accru les chances d’une réaction appropriée des services sociaux en aval du classement sans suite. À cela s’ajoute l’absence de mise en place d’un mécanisme centralisant les informations (tel le « CRIP », cellule de recueil), au moment des faits, dans la région concernée. Ces facteurs combinés ont fortement diminué les chances d’une surveillance accrue de l’enfant et d’un échange utile d’informations entre les autorités judiciaires et sociales. Les services sociaux, qui ont fini par prendre connaissance de la décision de classement sans suite, ont certes pris des mesures par le biais notamment de visites à domicile en réponse à l’information préoccupante du 27 avril 2009. Toutefois, dans la mesure où celle-ci a coïncidé avec une hospitalisation de M. pendant un mois (qui avait donné lieu à une prise de contact de la part du service pédiatrique), les services sociaux auraient dû redoubler de vigilance dans l’appréciation de la situation de l’enfant. Or, dans le sillage de la décision de classement sans suite, ils n’ont pas engagé d’action véritablement perspicace qui aurait permis de déceler l’état réel dans lequel se trouvait l’enfant. Par conséquent, la Cour conclut que le système a failli à protéger M. des graves abus qu’elle a subis de la part de ses parents et qui ont d’ailleurs abouti à son décès. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention.

Article 13 (droit à un recours effectif)

La Cour précise qu’il ne lui apparaît pas déraisonnable que le législateur français ait encadré la possibilité d’engager la responsabilité civile de l’État dans ce contexte particulier en exigeant une faute lourde, qui peut être constituée par une addition de fautes simples ayant entraîné un dysfonctionnement du service de la justice. Elle peut également admettre que la mise en œuvre de ce régime de responsabilité dans un cadre limité correspond à un choix du législateur qui tient compte de la complexité du fonctionnement de la justice et vise la garantie d’une certaine sérénité dans l’exercice de la fonction d’enquêter et de juger. En l’espèce, elle relève que l’association Innocence en danger a été en mesure de saisir le juge judiciaire aux fins de voir ses doléances examinées quant aux manquements qu’elle reprochait aux services de police et au ministère public. Le juge judiciaire avait compétence pour se prononcer sur ces griefs et a procédé à leur examen, sans se limiter à un examen isolé des seules fautes lourdes, à l’issue d’une procédure au cours de laquelle l’association requérante a pu faire valoir tous ses arguments et moyens. La Cour juge que le seul fait que l’association requérante ait été déboutée de sa demande ne constitue pas en soi un élément suffisant pour juger du caractère « effectif ou non » du recours. En effet, l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 de la Convention ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.

CEDH

RECEVABILITE QUANT A LA QUALITE DE VICTIME DE L'ASSOCIATION

119.  La Cour rappelle sa jurisprudence relative aux « victimes directes » et aux « victimes indirectes », ainsi que les principes qui s’en dégagent, dans l’arrêt Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie ([GC], no 47848/08, §§ 96 à 100).

120.  En l’espèce, elle estime que les associations requérantes ne peuvent prétendre être des victimes directes des violations alléguées, la victime directe étant M., ni des victimes indirectes, compte tenu de l’absence de « liens suffisamment étroits » avec la victime directe ou d’un « intérêt personnel » à maintenir les griefs, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, ibidem, §§ 106 à 109, et Comité Helsinki bulgare c. Bulgarie (déc.), nos 35653/12 et 66172/12, 28 juin 2016, § 51).

121.  La question qui se pose dès lors est celle de savoir si l’on peut considérer que des « circonstances exceptionnelles » justifient que la Cour admette la qualité pour agir des associations requérantes en tant que représentantes de l’enfant même en l’absence de procuration et alors même que celle-ci est décédée avant l’introduction des requêtes (ibidem, § 51 et les références y citées, et Kondrulin c. Russie, no 12987/15, § 31, 20 septembre 2016).

122.  La Cour rappelle les « circonstances exceptionnelles » qu’elle a identifié dans l’arrêt Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu précité pour justifier la qualité de représentant de facto à une association requérante, à savoir : la vulnérabilité de la victime directe mettant celle-ci dans l’impossibilité de se plaindre de son vivant ; l’importance des allégations portées devant la Cour ; l’absence d’héritiers ou de représentants légaux susceptibles de saisir la Cour ; le contact de l’association requérante avec la victime et l’intervention de celle-ci dans le cadre de la procédure interne menée à la suite du décès, ainsi que la reconnaissance de sa capacité pour agir par les autorités internes (Comité Helsinki bulgare, décision précitée, § 52). Compte tenu du caractère exceptionnel de cette application de la notion de locus standi, la Cour est d’avis que les critères ainsi exposés sont déterminants pour l’examen des présentes requêtes.

123.  Pour ce qui est de la vulnérabilité de la victime directe, il ne fait pas de doute que l’enfant, en raison de son jeune âge, n’était pas en mesure d’introduire de son vivant une procédure pour se plaindre de l’issue des investigations menées à la suite du signalement (voir, mutatis mutandis, ibidem, § 53).

124.  De même, il n’est pas contesté que les présentes requêtes soulèvent des allégations sérieuses de violation de la Convention, qui touchent aux droits protégés par ses articles 2 et 3 (ibidem). La Cour observe d’ailleurs que les violences infligées à M. et l’incapacité ou l’omission alléguées, de la part des services en charge de protéger l’enfant, à détecter les souffrances de celle-ci sont d’une particulière gravité.

125.  Quant à l’absence d’héritiers ou de représentants légaux susceptibles de saisir la Cour, la présente affaire se distingue des hypothèses jusqu’à présent examinées par la Cour.

126.  En effet, M. est décédée non pas dans une institution, mais des suites de sévices que lui ont infligés ses parents dans le cadre familial. Ceux-ci ne peuvent donc pas représenter la victime directe en leur qualité de représentants légaux, puisque ce sont précisément eux qui purgent une peine de 30 ans pour les faits commis. Seuls les héritiers restent dès lors susceptibles d’introduire, le cas échéant, une requête devant la Cour.

127.  Quant à la fratrie, il est vrai que M. avait trois frères (A., R. et D.) et une sœur (O.), à la différence du cas des victimes dans les affaires Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu (précité, § 111) et Association de défense des droits de l’homme en Roumanie – Comité Helsinki au nom de Ionel Garcea c. Roumanie (n2959/11, § 43, 24 mars 2015). Toutefois, les frères et la sœur de M. étaient tous mineurs lors du décès de cette dernière (ils étaient alors âgés de un à dix ans) et ils l’étaient encore au moment de l’introduction des présentes requêtes. À cet égard, le Gouvernement ne saurait utilement invoquer la circonstance selon laquelle A., le frère aîné de M., a atteint sa majorité près de 2 ans après l’écoulement du délai de six mois au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, et huit ans après le décès de M. En outre, ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, le mauvais traitement qui fait l’objet du présent recours a été infligé dans le cadre familial. Ainsi, indépendamment du jeune âge des frères et sœurs de M., la proximité familiale et affective que ces derniers avaient tant avec la victime qu’avec les auteurs de la violence – leurs parents – rendait particulièrement difficile, sinon impossible, un recours de leur part contre l’État en vue du respect par ce dernier de ses obligations positives à l’égard de leur sœur M.

128.  Le Gouvernement relève certes à juste titre que les mineurs ont été témoin des violences exercées sur M., et qu’ils se sont constitués parties civiles dans le procès devant la cour d’assises par l’intermédiaire d’un administrateur ad hoc désigné à cette fin. Toutefois, la Cour s’accorde avec les associations requérantes pour dire que la mission de cet administrateur ad hoc était limitée à la représentation des mineurs dans le cadre de la procédure pénale aboutissant à la condamnation des parents ; les termes « désigné à cette fin », employés par le Gouvernement, le confirment au demeurant. Ensuite, la Cour ne saurait davantage adhérer à la thèse du Gouvernement selon laquelle le juge des enfants peut à tout moment désigner un administrateur ad hoc et prend toute décision susceptible de servir l’intérêt supérieur du mineur, y compris s’il s’agit d’engager une procédure en responsabilité de l’État français. En effet, cet argument reste purement abstrait, surtout si l’on tient compte du fait que les frères et sœur de M. ont été placés dans une famille d’accueil dès l’incarcération de leurs parents et que, selon une éducatrice, ils peinaient à trouver leurs marques hors du cadre familial, qu’ils prenaient pour la « vie normale » (voir le paragraphe 43 ci-dessus). L’engagement d’une procédure en responsabilité de l’État (et a fortiori l’introduction d’une requête devant la Cour) n’aurait ainsi pas été nécessairement voué à protéger leur intérêt, compte tenu de la situation très vulnérable dans laquelle ils se trouvaient déjà. Dans ces circonstances, la Cour estime que les trois frères et la sœur de M. ne sauraient être considérés comme des personnes susceptibles d’introduire une requête devant la Cour.

129.  Quant à la tante paternelle de M., la Cour constate d’abord que le Gouvernement n’avance nullement en quoi celle-ci aurait établi une relation avec M. de son vivant. Elle note que l’association Innocence en Danger soutient, quant à elle, que la tante n’avait pas de relation particulière avec l’enfant. Ensuite, les associations requérantes indiquent – et le Gouvernement ne le conteste pas – que l’intéressée s’est constituée partie civile uniquement pour pouvoir assister aux débats en cour d’assises, qui ont eu lieu à huis clos. Cette allégation semble d’ailleurs corroborée par le fait que la tante paternelle de M. figure comme « non comparante ni représentée » dans l’arrêt du 5 octobre 2011 (paragraphe 46 ci-dessus). Dans ces circonstances, et compte tenu du fait que, en tout état de cause, la tante paternelle n’était ni héritière ni représentante de l’enfant décédé, la Cour estime, sur la base des informations dont elle dispose, que la tante paternelle de M. ne saurait davantage être considérée comme une proche de celle-ci susceptible d’introduire une requête devant la Cour.

130.  Enfin, la Cour constate que les associations, qui n’avaient certes pas de contact avec M. avant son décès, ont démontré leur « tentative de soulever les questions auprès des autorités nationales avant de le faire devant la Cour » (voir, a contrario, Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 93, 18 juin 2013). En effet, elles étaient parties civiles tout au long de la procédure pénale qui s’est déroulée à la suite du décès de M., à savoir dans le cadre de la mise en accusation des parents puis lors du procès d’assises (voir le paragraphe 46 ci-dessus). Elles ont également actionné une procédure en responsabilité civile de l’État qui s’est terminée devant la Cour de cassation (voir la procédure décrite aux paragraphes 49 et suivants). Elles disposaient tout au long de ces procédures d’un « statut procédural, englobant l’ensemble des droits appartenant aux parties » (paragraphes 83 et 84 ci-dessus), contrairement à l’association requérante dans l’affaire Comité Helsinki bulgare (décision précitée, § 59).

131.  Eu égard à tout ce qui précède, la Cour estime qu’il existe des « circonstances exceptionnelles » permettant de reconnaître aux deux associations requérantes, dont l’objet est précisément la protection de l’enfance et qui ont activement participé à la procédure nationale avec un véritable statut procédural en vertu du droit interne, la qualité de représentantes de facto de M. (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, §§ 112 et 114).

132.  En conséquence, la Cour rejette l’exception du Gouvernement relative à l’absence de locus standi des associations requérantes.

ARTICLE 3

a) Principes généraux

156.  La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 158, CEDH 2009).

157.  Quant à la question de savoir si la responsabilité de l’État peut être engagée sur le terrain de l’article 3 de la Convention à raison de mauvais traitements infligés par des entités autres que lui, la Cour rappelle que l’obligation que l’article 1 fait aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande, en combinaison avec l’article 3, de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers. Ces dispositions doivent permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, mutatis mutandis, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V; E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 88, 26 novembre 2002; M.C. et A.C. c. Roumanie, no 12060/12, §§ 109-110, 12 avril 2016, et D.M.D. c. Roumanie, no 23022/13, §§ 40-41, 3 octobre 2017). S’agissant notamment des enfants, eu égard au caractère fondamental des droits garantis par l’article 3 et à leur vulnérabilité particulière, les pouvoirs publics ont l’obligation, inhérente à leur mission, de protéger ceux-ci contre des mauvais traitements (voir, par exemple, O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 145, 28 janvier 2014, s’agissant du contexte de l’enseignement primaire).

158.  La Cour a eu l’occasion de préciser qu’il n’entre pas dans ses attributions de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (Opuz, précité, § 165). Toutefois, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction. La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Talpis c. Italie, no 41237/14, § 103, 2 mars 2017, ainsi que les références y mentionnées).

b) Application en l’espèce

159.  La Cour estime que M. peut être considérée comme relevant de la catégorie des « personnes vulnérables » qui ont droit à la protection de l’État (Talpis, précité, § 126) et que les mauvais traitements qu’elle a subis de la part de ses parents tombent sous l’empire de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 73, 20 mars 2012).

160.  La présente affaire ne porte pas directement sur la question de la responsabilité des parents de M. pour les actes de maltraitances commis, mais sur celle de la responsabilité de l’État. Il s’agit pour la Cour d’examiner si, à l’époque des faits, l’État défendeur aurait dû avoir conscience du risque pour M. d’être victime de mauvais traitements et s’il offrait une protection suffisante contre ceux-ci. À cet égard, la Cour estime que le Gouvernement insiste à juste titre sur l’importance d’analyser les faits et éléments dont disposaient les autorités nationales à l’époque litigieuse et non à l’aune des développements qui ont, entre-temps, dévoilé toute la gravité des actes commis par les parents.

161.  La Cour est d’avis que, par le « signalement pour suspicion de maltraitance » de la directrice de l’école en date du 19 juin 2008 (paragraphe 11 ci-dessus), les autorités ont été mises au courant de l’éventualité que M. ait subi des mauvais traitements et d’un risque potentiel qu’elle en endure d’autres. Ce signalement a ainsi déclenché l’obligation positive de l’État de procéder à une investigation afin d’apprécier l’éventualité de mauvais traitements et, le cas échéant, de déterminer qui en était l’auteur, ainsi que de protéger l’enfant de futurs traitements de cette nature (voir, mutatis mutandis, M. et M. c. Croatie, no 10161/13, §§ 140‑142, CEDH 2015 (extraits).

162.  D’emblée, la Cour reconnaît le difficile exercice auquel sont confrontées les autorités nationales lorsqu’elles doivent, dans un domaine délicat, trouver un équilibre entre la nécessité de ne pas passer à côté d’un danger et le souci de respecter et préserver la vie familiale.

163.  Ensuite, la Cour note, avec le Gouvernement, la grande réactivité du procureur qui a adressé, le jour même du signalement (qui pourtant ne comportait pas la mention de la nécessité d’une mesure de protection immédiate), un « soit-transmis » à la gendarmerie afin de faire procéder à une enquête sur « d’éventuels faits de maltraitance dont pourrait être victime l’enfant » (paragraphe 12 ci-dessus). La Cour relève aussi que, dans le cadre de cette enquête, des mesures utiles et pertinentes ont été prises, telles que l’audition filmée de l’enfant et son examen par un médecin légiste.

164.  Cependant, la Cour estime que plusieurs facteurs tempèrent la portée de ces constats, pour les raisons qui suivent.

165.  Elle relève tout d’abord que, en réponse à la réaction instantanée du parquet, un agent de police n’a été saisi que treize jours plus tard et que les préconisations quant au TTR n’ont finalement pas été mises en œuvre (paragraphes 12 et 14 ci-dessus).

166.  Elle note ensuite que différents signes et éléments avaient été portés à la connaissance des autorités dès le signalement du 19 juin 2008. En effet, les copies de quatre pages manuscrites rédigées par les enseignantes de M. et constatant de nombreuses marques sur l’enfant avaient été jointes à ce signalement (paragraphe 11 ci-dessus).

167.  La Cour estime que, si les enseignantes n’avaient certes pas été témoins des faits ayant causé les stigmates constatés, il aurait toutefois été utile de les entendre, afin de recueillir des éléments sur le contexte et la réaction de l’enfant lors de la découverte des blessures. Cela vaut d’autant plus que le médecin légiste ne pouvait exclure des faits de violence ou de mauvais traitements (paragraphe 16 ci-dessus) et que l’ASE avait en outre informé le procureur du constat de nouvelles ecchymoses apparues après le signalement (paragraphe 13 ci-dessus). À cet égard, la Cour observe qu’en présence de signes de maltraitance d’un enfant, les enseignants peuvent jouer un rôle primordial dans le système de prévention de la violence, comme les antécédents de la présente affaire le démontrent d’ailleurs. En effet, les enseignants, qui sont parfois les seules personnes de confiance de l’enfant, et qui ont la responsabilité d’observer celui-ci de près quotidiennement, sont ainsi bien placés pour avoir une vue globale sur son développement.

168.  La Cour considère qu’il aurait aussi été utile de procéder à des actes d’enquête afin d’apporter des éclaircissements sur l’environnement familial de M. Cela d’autant plus qu’il y avait eu des déménagements successifs de la famille, ce qui avait d’ailleurs été porté à la connaissance des autorités par le biais notamment du signalement du 19 juin 2008 et du courrier du 26 septembre 2008.

169.  Ainsi, la Cour relève que la mère de M. a été entendue, par l’agent de police judiciaire en charge de l’enquête, de manière succincte, à son domicile et non pas au sein des locaux de la gendarmerie.

170.  Par ailleurs, la présence du père lors de l’examen médicolégal de M. ne saurait utilement être invoquée par le Gouvernement. En effet, une déclaration faite en tant que représentant légal de l’enfant devant un médecin expert ne saurait équivaloir à une véritable audition dans le cadre d’une enquête, lors de laquelle des questions ciblées sont posées. D’ailleurs, la Cour relève à ce sujet que le protocole départemental de la Sarthe (paragraphe 81 ci-dessus) prévoit dorénavant que l’examen médicolégal est effectué par le médecin légiste seul avec l’enfant et que le magistrat, directeur d’enquête, pourra demander au médecin de ne prendre aucun contact avec les parents ou les proches de l’enfant.

171.  En la matière, la Cour note qu’un ensemble de bonnes pratiques, préconisées dans ce genre de situations sensibles, est désormais formalisé dans le protocole départemental de la Sarthe (paragraphes 81 et suivant ci-dessus). Or, faute pour le protocole d’exister au moment des faits, ces pratiques n’ont pas été mises en œuvre en l’espèce.

172.  Il est vrai que M. ne dénonçait aucun fait lors de son audition. Toutefois, celle-ci a été réalisée sans la participation d’un psychologue. Or, sans être obligatoire, la présence d’un tel expert aurait pu être appropriée en l’espèce pour écarter tout doute face aux questionnements que soulevaient le signalement et le rapport du médecin légiste. À cet égard, la Cour relève que dorénavant le protocole départemental de la Sarthe, qui prévoit que le recueil de la parole de l’enfant doit être réalisé à l’unité médico-judiciaire pédiatrique (donc au sein du service de pédiatrie), préconise de faciliter l’expression de l’enfant, notamment par la présence aux côtés de l’enquêteur ou du magistrat d’un tiers nommé par l’autorité judiciaire, tel qu’un administrateur ad hoc, un travailleur social, un psychologue ou un infirmier spécialisé.

173.  La Cour rappelle qu’il n’entre pas dans ses compétences de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi les mesures à prendre. Ainsi, il ne lui appartient pas de remettre en cause le classement sans suite en soi. En revanche, elle estime que, au regard des éléments dont elles disposaient – tels que le « nombre fortement suspect [des] très nombreuses lésions » rapporté par le médecin légiste (paragraphe 16 ci-dessus), ainsi qu’un nouveau déménagement de la famille concomitamment à la clôture de l’enquête (paragraphe 21 ci-dessus) – les autorités auraient dû s’entourer de certaines précautions lorsque la décision de classer l’affaire sans suite avait été prise et non se contenter d’un classement sans suite pur et simple.

Ainsi, si le parquet avait, par le biais d’un soit-transmis ou de tout autre mode de communication, même informel, informé l’ASE de sa décision tout en attirant l’attention de celle-ci sur la nécessité d’une enquête sociale ou du moins d’une surveillance à l’égard de l’enfant, il aurait accru les chances d’une réaction appropriée des services sociaux en aval du classement sans suite. Tout porte à croire que, de cette manière, l’ASE aurait redoublé de vigilance dans la période suivant le classement sans suite et, en tout cas, au plus tard lorsqu’une information préoccupante a été transmise. Cette observation est confortée par le compte rendu du Défenseur des droits qui considère que la décision de classement sans suite a posé « une chape de plomb » sur l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance, qui n’avaient pas évoqué avec le parquet les nouvelles informations du printemps 2009 (paragraphe 94 ci-dessus).

Au constat d’un défaut de transmission d’informations à l’ASE par le parquet s’ajoute celui d’une absence de mise en place d’un mécanisme, tel le CRIP, centralisant les informations, au moment des faits, dans la région concernée (paragraphes 31 et 69 ci-dessus). Une telle cellule de recueil – dont la mission est de faire converger vers un même lieu toutes les informations concernant les mineurs en danger ou en risque de l’être, de manière à s’assurer du traitement de ces informations par un service spécialisé – aurait pu œuvrer en tant qu’interlocuteur des services du département et du parquet. Elle aurait ainsi pu informer les professionnels à l’origine du signalement du 19 juin 2008 quant à la suite qui y a été réservée, puis suivre le dossier.

Ces facteurs combinés – classement sans suite pur et simple, d’une part, et défaut d’existence d’un mécanisme centralisant les informations, d’autre part – ont fortement diminué les chances d’une surveillance accrue de l’enfant et d’un échange utile d’informations entre les autorités judiciaires et sociales.

174.  Les services sociaux, qui ont fini par prendre connaissance de la décision de classement sans suite, ont certes pris des mesures par la suite, par le biais notamment de visites au domicile réalisées en réponse à l’information préoccupante du 27 avril 2009 (paragraphe 27 ci-dessus). Toutefois, il importe de rappeler que cette dernière coïncidait avec une hospitalisation de M. d’une durée d’un mois entier, qui avait donné lieu à une prise de contact par le service pédiatrique avec l’ASE – motivée par les interrogations persistantes concernant la situation de l’enfant – et même à une note additionnelle adressée à l’ASE (paragraphe 29 ci-dessus). La Cour estime qu’il s’agissait là d’un élément complémentaire, éloquent en soi, dont les services sociaux ne pouvaient raisonnablement faire abstraction. Face à ces facteurs combinés – information préoccupante et hospitalisation concomitante – ils auraient dû redoubler de vigilance dans l’appréciation de la situation de M. Or, force est de constater que, dans le sillage de la décision du classement sans suite, ils n’ont pas engagé d’action véritablement perspicace qui aurait permis de déceler l’état réel dans lequel se trouvait l’enfant.

175.  Au regard des constats opérés ci-dessus, la Cour conclut que le système a failli à protéger M. des graves abus qu’elle a subis de la part de ses parents et qui ont d’ailleurs abouti à son décès.

176.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

ARTICLE 13

a) Principes généraux

185.  L’article 13 de la Convention exige que l’ordre interne offre un recours effectif habilitant l’instance nationale à connaître du contenu d’un grief « défendable » fondé sur la Convention (Z et autres, précité, § 108). L’objet de cette disposition est de fournir un moyen au travers duquel les justiciables puissent obtenir, au niveau national, le redressement approprié des violations de leurs droits garantis par la Convention, avant d’avoir à mettre en œuvre le mécanisme international de plainte devant la Cour (Kudła c. Pologne [GC], no 31210/96, § 152, CEDH 2000-XI).

186.  Toutefois, la protection offerte par l’article 13 de la Convention ne va pas jusqu’à exiger une forme particulière de recours, les États contractants jouissant d’une certaine marge d’appréciation pour honorer les obligations qu’elle leur impose (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 146, CEDH 2004‑XII).

187.  La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief fondé sur la Convention, mais le recours doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens notamment que son exercice ne doit pas être entravé d’une manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État. Dans certaines conditions, c’est considérés dans leur ensemble que les recours offerts par le droit interne peuvent passer pour répondre aux exigences de l’article 13 (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 218, 25 juin 2019).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

188.  Compte tenu de son constat de violation de l’article 3 de la Convention dans les paragraphes 159-176 ci-dessus, la Cour estime que le grief de l’association requérante visant le défaut de mesures nécessaires et appropriées pour protéger M. des maltraitances de ses parents ayant abouti à son décès est « défendable » aux fins de l’article 13 de la Convention. Celui-ci se trouve par conséquent à s’appliquer.

189.  Dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 13, la Cour note d’emblée que les conditions de mise en œuvre de la responsabilité civile de l’État ont été assouplies au fur et à mesure par la jurisprudence française (voir les paragraphes 86 et 87 ci-dessus). Cela apparaît d’ailleurs dans le jugement du 6 juin 2013, le tribunal retraçant les éléments caractérisant la notion de faute lourde. Il est notamment rappelé dans ce jugement que « [s]i prises séparément aucune des éventuelles négligences relevées ne s’analyse en une faute lourde, le fonctionnement défectueux du service de la justice peut découler de l’addition de celles-ci et ainsi caractériser une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’État [...] » (paragraphe 52 ci-dessus).

190.  Quant à la jurisprudence invoquée par le Gouvernement (paragraphes 86 et 87 ci-dessus), la Cour note que les précédents relatifs à des décès de détenus ou de gardés à vue s’inscrivent dans des contextes différents de la présente affaire. En effet, dans les affaires en cause, les personnes décédées étaient sous la responsabilité directe de l’État, contrairement à M. qui a succombé aux maltraitances infligées par ses parents à domicile.

Certes, une décision a condamné l’État dans une affaire où une femme avait été tuée par son concubin alors qu’elle avait déposé plainte contre lui et qu’aucune suite pénale n’avait été donnée à cette plainte. Toutefois, la Cour estime que cette décision isolée ne saurait être considérée comme un précédent pertinent. En effet, outre le fait qu’elle a été rendue postérieurement à l’introduction des présentes requêtes, elle concerne un cas de violence domestique commise entre partenaires et non de maltraitances exercées sur un enfant par ses parents.

191.  Si les précédents invoqués par le Gouvernement ne sauraient ainsi être utilement pris en compte dans le cadre de la présente affaire, la Cour relève en revanche que l’interprétation de la notion de « faute lourde » par les juridictions internes leur permet de retenir des fautes simples, en particulier dans les cas de fautes multiples ayant conduit à un dysfonctionnement du service de la justice, pour conclure qu’ensemble elles caractérisent une faute lourde engageant la responsabilité de l’État.

192.  Elle souligne, en outre, que, conformément au principe de subsidiarité, il incombe en premier lieu aux Parties contractantes de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000‑XI). Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence citée au paragraphe 186 ci-dessus, la portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie toutefois en fonction de la nature du grief du requérant et les États jouissent en effet d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition (voir également De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, §§ 77-78, CEDH 2012). La Cour rappelle que l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant (ibidem, § 79, et Kudła, précité, § 157).

193.  En l’espèce, il n’apparaît pas déraisonnable que le législateur français ait encadré la possibilité d’engager la responsabilité civile de l’État dans ce contexte particulier en exigeant une faute lourde, pouvant être constituée par une addition de fautes simples ayant entrainé un dysfonctionnement du service de la justice, dans un but de protection de l’indépendance de la justice. La Cour peut cautionner l’argument du Gouvernement selon lequel cette délimitation vise la protection de la liberté d’esprit du magistrat et la garantie d’une certaine sérénité dans l’exercice de la fonction d’enquêter et de juger, sans crainte quant à la vindicte des justiciables mécontents d’une décision. La Cour peut ainsi admettre que la mise en œuvre du régime de responsabilité civile de l’État dans un cadre limité correspond à un choix opéré par le législateur qui répond à la prise en considération de la complexité du fonctionnement de la justice et de la spécificité de la fonction juridictionnelle, y compris les activités d’enquête et de police. Elle réitère, toutefois, que conformément aux exigences de l’article 13, le choix opéré doit en tout état de cause assurer un recours effectif en pratique comme en droit.

194.  La Cour note ensuite que l’association requérante a été en mesure de saisir le juge judiciaire aux fins de voir ses doléances examinées quant aux manquements qu’elle reprochait aux services de police et au ministère public. Le juge judiciaire avait compétence pour se prononcer sur ces griefs et a procédé à leur examen, sans se limiter à un examen isolé des seules fautes lourdes, à l’issue d’une procédure au cours de laquelle l’association requérante a pu faire valoir tous ses arguments et moyens (voir, a contrarioKontrová c. Slovaquie, n7510/04, § 65, 31 mai 2007; comparer avec Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 152, dans lequel la Cour a tenu compte de l’impact limité et de l’absence de garanties procédurales des recours invoqués par le Gouvernement). Le seul fait que l’association requérante ait été déboutée de sa demande ne constitue pas en soi un élément suffisant pour juger du caractère « effectif ou non » du recours en question (voir, mutatis mutandis, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 89, CEDH 2000‑II). Ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 de la Convention ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant.

195.  En conclusion, le fait que l’association requérante n’ait pas rempli les conditions posées par l’article L. 141-1 du COJ ne saurait, aux yeux de la Cour, suffire pour conclure que le recours, pris dans son ensemble, est contraire à l’article 13 de la Convention.

196.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.

Talpis C. Italie du 2 mars 2017 requête n° 41237/14

Violation des articles 2 et 3 et non pas seulement 8, la requérante a prévenu les autorités de la violence de son mari. La requérante soutenait que les autorités italiennes ne l’avaient pas protégée contre les violences conjugales exercées par son mari, ayant conduit à la mort de son fils à une tentative de meurtre sur sa personne. Les autorités italiennes, par leur inertie, avaient créé un contexte d’impunité favorable à la répétition des actes de violence ayant conduit au meurtre et à la tentative de meurtre en question. Par ailleurs, la Cour a jugé que la requérante avait été victime d’une discrimination, en tant que femme, en raison de l’inertie des autorités qui, en sous-estimant les violences dans cette affaire, les ont en substance cautionnées.

LE DROIT INTERNATIONAL

56. Le droit international pertinent est décrit en partie dans l’affaire Opuz c. Turquie (no 33401/02, §§ 72-82, CEDH 2009) et en partie dans l’affaire Rumor c. Italie (no 72964/10, § 31-35, 27 mai 2014).

57. Lors de sa 49e session, qui s’est tenue du 11 au 29 juillet 2010, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (« le Comité de la CEDAW ») a adopté ses observations finales concernant l’Italie, lesquelles peuvent se lire comme suit en leurs passages pertinents en l’espèce :

« 26. Le Comité salue l’adoption de la loi no 11/2009, qui institue l’infraction de harcèlement criminel et prévoit la mise en détention obligatoire des auteurs d’actes de violence sexuelle, l’adoption du Plan national de lutte contre la violence à l’encontre des femmes et le harcèlement criminel, et la réalisation par l’Institut national des statistiques (ISTAT) d’une première vaste enquête sur les violences physiques, sexuelles et psychologiques subies par les femmes. En revanche, il reste préoccupé par la prévalence élevée des violences faites aux femmes et aux filles et par la persistance d’attitudes socioculturelles de tolérance à l’égard de la violence familiale. De plus, il déplore le manque de données sur les violences faites aux immigrées et aux femmes des communautés rom et sinti. En outre, il constate avec préoccupation qu’un nombre élevé de femmes meurent assassinées par leur compagnon ou leur ancien compagnon (fémicides), ce qui peut laisser penser que les autorités de l’État partie n’en ont pas suffisamment fait pour protéger ces femmes. Conformément à sa recommandation générale no 19 (1992) sur la violence à l’égard des femmes et aux positions qu’il a adoptées dans le cadre des procédures prévues par le Protocole facultatif, le Comité invite instamment l’État partie :

a) à privilégier des dispositifs exhaustifs de lutte contre les violences faites aux femmes dans le cercle familial et dans la société, en s’intéressant notamment aux besoins des femmes fragilisées par une situation particulière telles que les membres des communautés rom et sinti, les migrantes, les femmes âgées et les handicapées ;

b) à assurer aux femmes victimes de violences une protection immédiate avec, notamment, l’exclusion de l’agresseur du domicile familial et une garantie d’accès, pour les femmes, à des foyers d’hébergement sûrs et correctement financés situés dans l’ensemble du territoire ainsi qu’à une aide juridique gratuite, à un accompagnement psychosocial et à des recours suffisants, y compris sous forme de demandes d’indemnisation ;

c) à veiller à ce que les fonctionnaires, et notamment les membres des forces de l’ordre, le personnel judiciaire et les professionnels des services sanitaires, sociaux et éducatifs, soient systématiquement et pleinement sensibilisés à toutes les formes de violence à l’encontre des femmes et des filles ;

d) à mieux recueillir les données relatives à toutes les formes de violence à l’encontre des femmes, y compris la violence familiale, à améliorer la protection des victimes, à mieux poursuivre et sanctionner les auteurs de violences et à mener des enquêtes permettant d’évaluer précisément la prévalence des violences subies par les femmes appartenant à des groupes défavorisés telles que les femmes des communautés rom et sinti, les migrantes, les femmes âgées et les handicapées ;

e) à continuer de mener dans les médias et dans les écoles, en collaboration avec un large éventail d’acteurs, parmi lesquels les associations féminines et d’autres organisations de la société civile, des campagnes de sensibilisation visant à rendre socialement inacceptable la violence à l’encontre des femmes, et à informer le grand public des mesures de prévention existant face à cette violence ;

f) à ratifier dans les meilleurs délais la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. »

58. Le 27 septembre 2012, la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) a été signée. Elle a été ratifiée par l’Italie le 10 septembre 2013 et est entrée en vigueur dans ce pays le 1er août 2014. Les passages pertinents en l’espèce de cette convention sont en partie exposés dans l’affaire Y. c. Slovénie (no 41107/10, § 72, CEDH 2015 (extraits)). En outre, l’article 3 de ladite convention énonce ce qui suit :

Article 3 – Définitions

« Aux fins de la présente Convention :

a. le terme « violence à l’égard des femmes » doit être compris comme une violation des droits de l’homme et une forme de discrimination à l’égard des femmes, et désigne tous les actes de violence fondés sur le genre qui entraînent, ou sont susceptibles d’entraîner pour les femmes, des dommages ou souffrances de nature physique, sexuelle, psychologique ou économique, y compris la menace de se livrer à de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou privée ;

b. le terme « violence domestique » désigne tous les actes de violence physique, sexuelle, psychologique ou économique qui surviennent au sein de la famille ou du foyer ou entre des anciens ou actuels conjoints ou partenaires, indépendamment du fait que l’auteur de l’infraction partage ou a partagé le même domicile que la victime ;

CEDH

. Principes applicables

95. La Cour examinera les griefs sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention à la lumière des principes convergents découlant de l’une et de l’autre de ces dispositions, principes bien établis en la matière et résumés, entre autres, dans les arrêts Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos 43577/98 et 43579/98, §§ 110 et 112-113, CEDH 2005-VII), Ramsahai et autres c. Pays-Bas ([GC], no 52391/99, §§ 324-325, CEDH 2007‑II).

96. La Cour a déjà précisé qu’elle doit interpréter les articles 2 et 3 en gardant à l’esprit que l’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives.

97. Elle rappelle que tout comme l’article 2, l’article 3 doit être considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 34, § 88). Contrastant avec les autres dispositions de la Convention, il est libellé en termes absolus, ne prévoyant ni exceptions ni limitations, et conformément à l’article 15 de la Convention il ne souffre nulle dérogation (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 49, CEDH 2002‑III).

98. La Cour rappelle également les principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de violences domestiques tels qu’énoncés dans l’affaire Opuz (arrêt précité, § 159, avec les références jurisprudentielles y mentionnées).

99. À cet égard, elle réitère que les enfants et autres personnes vulnérables – dont font partie les victimes de violences domestiques – en particulier ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (Opuz, précité, § 159). Elle rappelle aussi que les obligations positives énoncées à la première phrase de l’article 2 de la Convention impliquent également l’obligation pour l’État de mettre en place un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du meurtre d’un individu et de punir les coupables. Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou autorités de l’État pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité. Une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (idem, §§ 150-151).

100. La Cour a en outre déjà dit que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention, et dans d’autres cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (voir, parmi d’autres, Bevacqua et S. c. Bulgarie, no 71127/01, § 65, 12 juin 2008, Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, § 45, 5 mars 2009, A. c. Croatie, no 55164/08, § 60, 14 octobre 2010, et Đorđević c. Croatie, no 41526/10, §§ 141-143, CEDH 2012 M. et M. c. Croatie, no 10161/13, § 136, CEDH 2015 (extraits).

101. Aussi, dans certaines circonstances bien définies, l’article 2 peut mettre à la charge des autorités l’obligation positive d’adopter préalablement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII ; Branko Tomašić et autres c. Croatie, no 46598/06, § 50, 15 janvier 2009, et Opuz, précité § 128; Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 85, CEDH 2000‑III, Kılıç c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000‑III).

Il faut interpréter l’étendue de l’obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace alléguée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Pour qu’il y ait obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-90, CEDH 2001‑III, Gongadzé c. Ukraine, no 34056/02, § 165, CEDH 2005‑XI, et Opuz précité, § 129-130). Une autre considération pertinente est la nécessité de s’assurer que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent légitimement l’étendue de ses actes d’investigations criminelles et de traduction des délinquants en justice, y compris les garanties figurant aux articles 5 et 8 de la Convention (Osman, précité, § 116 et Opuz, précité, § 129).

102. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3 de la Convention, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures, à des traitements ou à des châtiments inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers.

103. Cela étant, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (Đorđević, précité, § 165). Par ailleurs, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction (Sandra Janković, précité, § 46, et Hajduová c. Slovaquie, no 2660/03, § 47, 30 novembre 2010). La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Bevacqua et S., précité, § 79).

104. L’obligation positive de protéger l’intégrité physique de l’individu s’étend aux questions concernant l’effectivité d’une enquête pénale, ce qui ne saurait être limité aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 151, CEDH 2003‑XII).

105. Cet aspect de l’obligation positive ne requiert pas nécessairement une condamnation mais l’application effective des lois, notamment pénales, pour assurer la protection des droits garantis par l’article 3 de la Convention (M.G. c. Turquie, précité, § 80).

106. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans l’obligation d’enquêter. Les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui leur sont soumises (Opuz, précité, §§ 150-151). En effet, l’obligation de l’État au regard de l’article 3 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retard inutile.

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

a) En ce qui concerne l’article 2

107. La Cour observe tout d’abord qu’il ne fait aucun doute que l’article 2 de la Convention s’applique à la situation résultant du décès du fils de la requérante.

108. Elle note ensuite qu’en l’espèce, la force utilisée à l’encontre de la requérante ne fut en définitive pas meurtrière. Toutefois, cet élément n’exclut pas en principe un examen des griefs sous l’angle de l’article 2, dont le texte, pris dans son ensemble, démontre qu’il ne vise pas uniquement l’homicide intentionnel mais il concerne également les situations dans lesquelles il est possible d’avoir recours à la force, ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire (Makaratzis c. Grèce [GC], n 50385/99, §§ 49-55, CEDH 2004‑XI). En effet, la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III).

109. Il est aussi nécessaire de garder à l’esprit que, lorsqu’il s’agit des obligations positives de l’État quant à la protection du droit à la vie, il peut s’agir tant du recours à la force meurtrière par les forces de l’ordre, et tant d’un manquement des autorités à prendre des mesures de protection pour parer un danger éventuel provenant des tierces personnes (voir, par exemple, Osman c Royaume‑Uni, 28 octobre 1998, §§ 115-122, Recueil 1998‑VIII).

110. La Cour considère que la requérante a été victime d’un agissement qui, par sa nature, a mis sa vie en danger, même s’elle a finalement survécu à ses blessures (voir Camekan c. Turquie, n 54241/08, § 38, 28 janvier 2014). L’article 2 de la Convention s’applique donc en l’espèce dans le chef de la requérante elle-même également.

111. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour relève que, à la suite des violences dont elle avait fait l’objet lors des mois de juin et août 2012, la requérante a déposé, le 5 septembre 2012, une plainte pénale dénonçant les violences infligées par A.T. (paragraphe 21 ci-dessus). Elle observe que la requérante a joint à sa plainte un rapport médical établi après l’agression et décrivant les blessures physiques visibles sur son corps (paragraphe 16 ci-dessus). À cette occasion, l’intéressée a fait part des craintes qu’elle éprouvait pour sa vie et celle de sa fille et elle a demandé à bénéficier de mesures de protection. Il convient dès lors d’apprécier le comportement des autorités internes à compter de cette date.

112. La Cour relève qu’une information judiciaire a été ouverte à l’encontre de A.T. pour des délits de maltraitance familiale, lésions corporelles et menaces. La police a transmis la plainte de la requérante au parquet le 9 octobre 2012. Le 15 octobre 2012, le parquet, eu égard à la demande de mesures de protection formulée par la requérante, a ordonné de manière urgente des mesures d’investigation. Il a en particulier demandé à la police de vérifier s’il y avait eu des témoins, y compris la fille de la requérante. Elle note que, entre-temps, la requérante avait trouvé refuge, par le biais d’une association, dans un centre pour les victimes de violences, où elle est restée pendant trois mois

113. La Cour note qu’aucune ordonnance de protection n’a été émise, que le parquet a réitéré sa demande auprès de la police en mars 2013 en soulignant l’urgence de la situation et que la requérante n’a été entendue qu’en avril 2013.

114. En effet, alors même que, dans le contexte des violences domestiques, des mesures de protection sont en principe destinées à parer au plus vite à une situation de danger, la Cour relève qu’il aura fallu attendre sept mois avant que la requérante fût entendue. Un tel délai ne pouvait que priver la requérante du bénéfice de la protection immédiate que la situation requérait. Certes, comme le soutient le Gouvernement, durant la période en cause, la requérante n’a pas été victime de nouvelles violences physiques de la part de A.T. Cela étant, la Cour estime qu’on ne saurait ignorer le sentiment de peur dans lequel la requérante, harcelée par téléphone par A.T., a vécu lors de son hébergement dans le centre.

115. Pour la Cour, il incombait aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et matérielle, dans laquelle se trouvait la requérante et d’apprécier la situation en conséquence, en lui offrant un accompagnement approprié. Cela n’a pas été le cas en l’espèce.

116. S’il est vrai que, sept mois après, en avril 2013, la requérante a en partie modifié ses déclarations, ce qui a amené les autorités à classer partiellement la plainte, la Cour note toutefois qu’une procédure pour lésions corporelles aggravées sur la personne de la requérante était encore pendante à cette date. Ce faisant, les autorités n’ont procédé à aucune appréciation des risques encourus par la requérante, y compris le risque de nouvelles agressions dont elle était susceptible de faire l’objet.

117. Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime que, en n’agissant pas rapidement après le dépôt de la plainte de la requérante, les instances nationales ont privé ladite plainte de toute efficacité, créant un contexte d’impunité favorable à la répétition par A.T. de ses actes de violence à l’encontre de sa femme et de sa famille (Halime Kılıç c. Turquie, no 63034/11, § 99, 28 juin 2016).

118. Bien que le Gouvernement avance qu’il n’existait aucune preuve tangible d’un danger imminent pour la vie de la requérante et pour celle de son fils, la Cour estime qu’il ne semble pas que les autorités aient procédé à l’évaluation des risques que A.T. faisait courir à cette dernière.

119. Elle note en effet que le contexte d’impunité mentionné ci-dessus (paragraphe 117) a culminé finalement sur les évènements tragiques de la nuit du 25 novembre 2013. La Cour observe à cet égard que les forces de l’ordre sont intervenues à deux reprises pendant la nuit en cause. Alertés par l’intéressée, les policiers ont d’abord trouvé la porte de la chambre à coucher cassée et le sol jonché de bouteilles d’alcool. La requérante les avait informés que son mari avait bu et qu’elle avait décidé de les appeler parce qu’elle estimait qu’il avait besoin d’un médecin ; elle leur avait dit qu’elle avait déposé une plainte contre son mari par le passé, mais qu’elle avait ensuite modifié ses accusations. Le fils du couple avait déclaré que son père n’était pas violent à son égard. Enfin, ni la requérante ni son fils ne présentaient de signes de violences. A.T. avait été transporté à l’hôpital en état d’ivresse mais il en était sorti par la suite pour se rendre dans une salle de jeux.

La police est intervenue une seconde fois la même nuit lorsque A.T. a été verbalisé lors d’un contrôle d’identité dans la rue. Il ressort du procès-verbal que A.T. était en état d’ivresse, qu’il avait du mal à se tenir en équilibre et que la police l’avait laissé partir après l’avoir verbalisé.

120. La Cour note qu’à aucun de ces deux moments, les autorités n’ont pris de dispositions particulières en vue de fournir à la requérante une protection adéquate en rapport avec la gravité de la situation, alors même que les violences exercées par A.T. sur son épouse étaient connues des forces de l’ordre, une procédure pour lésions corporelles aggravées sur la personne de la requérante étant encore pendante à cette date (voir paragraphe 35 ci-dessus).

121. La Cour ne saurait spéculer sur la tournure des évènements si les autorités avaient adopté un comportement différent. Elle rappelle toutefois que l’absence de mise en œuvre de mesures raisonnables qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des événements ou d’atténuer le préjudice causé suffit à engager la responsabilité de l’Etat (E. et autres c. Royaume‑Uni, no 33218/96, § 99 26 novembre 2002 ; Opuz, précité § 136; Bljakaj et autres c. Croatie, no 74448/12, § 124, 18 septembre 2014).

122. Aux yeux de la Cour, le risque d’une menace réelle et immédiate (voir le paragraphe 99 ci-dessus) doit être évalué en prenant dûment en compte le contexte particulier des violences domestiques. Il s’agit dans de telles situations non seulement d’une obligation d’assurer une protection générale de la société (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 69, CEDH 2002‑VIII ; Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, § 111 15 décembre 2009 ; and Choreftakis et Choreftaki c. Grèce, no 46846/08, § 50, 17 janvier 2012 ; Bljakaj, précité § 121) mais surtout de tenir compte du fait que des épisodes successifs de violence se réitèrent dans le temps au sein de la cellule familiale. Dans ce contexte, la Cour réitère que les forces de l’ordre ont eu à intervenir à deux reprises la nuit du 25 novembre 2013 : elles ont d’abord constaté comment l’appartement était ravagé et ont ultérieurement interpellé et verbalisé A.T., qui se trouvait en état d’ébriété. Prenant également en considération la possibilité dont disposaient les forces de l’ordre de vérifier en temps réel les antécédents de A.T., la Cour considère que celles-ci auraient dû savoir que le mari de la requérante représentait pour cette dernière une menace réelle pour laquelle on ne pouvait pas exclure une mise en exécution imminente. Elle conclut donc que les autorités compétentes n’ont pas pris dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié, voire empêché, la matérialisation d’un risque réel pour la vie de la requérante et de son fils.

123. La Cour rappelle que, dans les affaires de violences domestiques, les droits de l’agresseur ne peuvent l’emporter sur les droits des victimes à la vie et à l’intégrité physique et mentale (Opuz, précité, § 147). Qui plus est, l’État a l’obligation positive de mettre en œuvre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée.

124. Dans ces circonstances, la Cour conclut que les autorités ne sauraient passer pour avoir fait preuve de la diligence requise. Dès lors, elle estime qu’elles ont manqué à leur obligation positive de protéger la vie de la requérante et de son fils au titre de l’article 2 de la Convention.

125. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les manquements constatés ci-dessus ont rendu la plainte pénale de la requérante inopérante dans les circonstances de l’espèce. Dès lors, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 68 ci-dessus) et conclut à la violation de l’article 2 de la Convention.

b) En ce qui concerne l’article 3

126. La Cour estime que la requérante peut être considérée comme relevant de la catégorie des « personnes vulnérables » qui ont droit à la protection de l’État (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998‑VI). À cet égard, elle prend acte des violences que la requérante a subies par le passé. Elle relève en outre que les violences infligées à l’intéressée, qui se sont traduites par des blessures corporelles et des pressions psychologiques, sont suffisamment graves pour être qualifiées de mauvais traitements au sens de l’article 3 de la Convention. Il convient dès lors de déterminer si les autorités internes ont agi de manière à satisfaire aux exigences de cet article.

127. La Cour vient de constater sous l’angle de l’article 2 de la Convention (paragraphe 117 ci-dessus) que, en n’agissant pas rapidement après le dépôt de la plainte de la requérante, les instances nationales ont privé ladite plainte de toute efficacité, créant un contexte d’impunité favorable à la répétition par A.T. de ses actes de violence à l’encontre de sa femme et de sa famille. Elle note également que A.T. a été condamné le 1er octobre 2015 pour lésions corporelles aggravées à la suite de l’incident du mois d’août 2012, alors que, entre-temps, il avait tué son fils et commis une tentative de meurtre sur la requérante et qu’il a été également condamné le 8 janvier 2015, par le juge de l’audience préliminaire (« le GUP ») de Udine à la réclusion à perpétuité pour le meurtre de son fils et la tentative de meurtre sur sa femme, et pour les délits de maltraitance envers la requérante et sa fille. Il fut établi que la requérante et ses enfants vivaient dans un climat de violences (paragraphe 47 ci-dessus).

128. La Cour rappelle sur ce point que le simple passage du temps est de nature à nuire à l’enquête mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (M.B. c. Roumanie, no 43982/06, § 64, 3 novembre 2011). Elle rappelle aussi que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles et que, en outre, l’apparence d’un manque de diligence jette le doute sur la bonne foi avec lesquelles les investigations sont menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les plaignants (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).

129. La Cour insiste à nouveau sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violences domestiques telles que reconnues dans le préambule de la Convention d’Istanbul (paragraphe 58 ci-dessus) doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes.

Elle souligne en ce sens que la Convention d’Istanbul impose aux États parties de prendre « les mesures législatives et autres nécessaires pour que les enquêtes et les procédures judiciaires relatives à toutes les formes de violences couvertes par le champ d’application de la (...) Convention soient traitées sans retard injustifié tout en prenant en considération les droits de la victime à toutes les étapes des procédures pénales ».

130. À cet égard, la Cour estime également que, dans le traitement judiciaire du contentieux des violences contre les femmes, il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle de la victime, et d’apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délais. En l’espèce, rien ne saurait expliquer la passivité des autorités pendant une période aussi longue – sept mois – avant le déclenchement des poursuites pénales. De même, rien ne saurait expliquer pourquoi la procédure pénale pour lésions corporelles aggravées engagée après la plainte déposée par la requérante a duré trois ans, pour s’achever le 1er octobre 2015.

131. Au regard des constats opérés en l’espèce, la Cour estime que la manière dont les autorités internes ont mené les poursuites pénales dans la présente affaire participe également de cette passivité judiciaire et ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention.

132. Estimant que le recours propre à remédier, d’après le Gouvernement, au grief fondé sur l’article 3 de la Convention ne s’est pas révélé efficace en l’espèce, la Cour rejette l’exception de non-épuisement formulée par lui (paragraphe 68 ci-dessus) et conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention

ARTICLE 14 COMBINE AUX ARTICLES 2 ET 3

141. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le manquement – même involontaire – d’un État à son obligation de protéger les femmes contre les violences domestiques s’analyse en une violation du droit de celles‑ci à une égale protection de la loi (Opuz, précité, § 191). La Cour a en effet déjà conclu que la « passivité généralisée et discriminatoire de la police » créant « un climat propice à cette violence » entraînait une violation de l’article 14 de la Convention (ibidem, §§ 191 et suiv.). Elle a par ailleurs constaté qu’un tel traitement discriminatoire avait lieu lorsqu’il était possible d’établir que les actes des autorités s’analysaient non pas en un simple manquement ou retard à traiter les faits de violence en question mais en une tolérance répétée à l’égard de ces faits et qu’ils reflétaient une attitude discriminatoire envers l’intéressée en tant que femme (Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 89, 28 mai 2013).

142. Dans la présente affaire, la Cour note que la requérante a été victime de violences de la part de A.T. à plusieurs reprises (paragraphes 10, 16, 21 et 47 ci-dessus) et que les autorités ont eu connaissance de ces faits.

143. Elle rappelle que les autorités n’ont mené aucune enquête dans les sept mois ayant suivi le dépôt de la plainte de la requérante et qu’aucune mesure de protection n’a été prise. S’il est vrai que la plainte de la requérante a été classée environ un an plus tard, en raison de la modification des déclarations de celle-ci, la Cour note également que A.T. a été condamné pour lésions corporelles aggravées trois ans plus tard, le 1eroctobre 2015, soit après avoir tué son fils et tenté d’assassiner la requérante.

144. L’inertie des autorités dans la présente espèce est d’autant plus évidente que le parquet avait demandé à la police, restée inactive pendant six mois, d’agir immédiatement eu égard à la demande de mesures de protection formulée par la requérante. La Cour rappelle à cet égard les constats auxquels elle est parvenue quant au manquement des autorités internes à assurer à la requérante une protection effective et au contexte d’impunité dans lequel se trouvait A.T. (paragraphe 117 ci-dessus).

145. Selon la Cour, la combinaison des éléments susmentionnés, montre que, en sous-estimant, par leur inertie, la gravité des violences litigieuses, les autorités italiennes les ont en substance cautionnées. La requérante a par conséquence été victime, en tant que femme, d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention. (T.M. et C.M. c. République de Moldova, no 26608/11, § 62, 28 janvier 2014 ; Eremia, précité, § 98, et Mudric c. République de Moldova, no 74839/10, § 63, 16 juillet 2013). En outre, les conclusions du rapporteur spécial chargé de la question des violences contre les femmes, de leurs causes et conséquences à la suite de sa mission en Italie (paragraphe 59 ci-dessus), celles du Comité de la CEDAW (paragraphe 57 ci-dessus) ainsi que celles du Bureau national des statistiques (paragraphe 55 ci-dessus) montrent l’ampleur du problème des violences domestiques en Italie et la discrimination que subissent les femmes à ce sujet. La Cour estime que la requérante a apporté un commencement de preuve, étayé par des données statistiques non contestées qui démontrent d’une part que les violences domestiques touchent principalement les femmes et que, nonobstant les réformes entreprises, un nombre important de femmes meurent assassinées par leur compagnon ou par leur ancien compagnon (fémicides) et d’autre part que les attitudes socioculturelles de tolérance à l’égard des violences domestiques persistent (paragraphes 57 et 59 ci‑dessus).

146. Le commencement de preuve en cause, non contesté par le Gouvernement, distingue la présente espèce de l’affaire Rumor (précité § 76), dans laquelle la Cour avait estimé – dans des circonstances de fait nettement différentes de celles ici en question – que le cadre légal en Italie en matière de lutte contre les violences domestiques s’ était révélé efficace dans le cas d’espèce en punissant l’auteur du crime dont la requérante avait été victime et en empêchant la répétition d’ agressions violentes contre son intégrité physique et par conséquent elle avait conclu à la non-violation de l’ article 3, pris isolément et en combinaison avec l’ article 14.

147. La Cour rappelle que, ayant constaté que l’application du droit pénal dans la présente affaire n’a pas eu l’effet dissuasif requis pour prévenir efficacement les atteintes illégales à l’intégrité personnelle de la requérante et de son fils commises par A.T., elle a jugé que les droits de la requérante sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention avaient été violés.

148. Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue ci-dessus (paragraphe 145), la Cour estime que les violences infligées à l’intéressée doivent être considérées comme fondées sur le sexe et qu’elles constituent par conséquent une forme de discrimination à l’égard des femmes.

149. Par conséquent, dans les circonstances de la présente affaire, la Cour conclut à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention.

MG. C TURQUIE du 22 mars 2016 Requête 646/10

Violation de l'article 3 combiné à l'article 1 : pas d'enquête effective sur les violences conjugales subies par une épouse. Le Code Pénal ne prévoit pas les violences domestiques et l'enquête pour coups et blessures traîne.

a. Principes généraux

76. La Cour rappelle que combinée avec l’article 3 de la Convention, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures, à des traitements ou à des châtiments inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers. Les enfants et autres personnes vulnérables en particulier, dont font partie les victimes de violences domestiques, ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (Opuz, précité, § 159 avec les références jurisprudentielles y mentionnées).

77. La Cour a en outre déjà dit que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention, et dans d’autres cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (voir, parmi d’autres, Osman précité, §§ 128-130, Bevacqua et S. c. Bulgarie, no 71127/01, § 65, 12 juin 2008, Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, § 45, 5 mars 2009, A. c. Croatie, no 55164/08, § 60, 14 octobre 2010, et Đorđević c. Croatie, no 41526/10, §§ 141-143, CEDH 2012).

78. Cela étant, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (Đorđević précité, § 165). Par ailleurs, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction (Sandra Janković précité, § 46, et Hajduová c. Slovaquie, no 2660/03, § 47, 30 novembre 2010). La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Bevacqua et S., précité, § 79).

79. L’obligation positive de protéger l’intégrité physique de l’individu s’étend aux questions concernant l’effectivité d’une enquête pénale, ce qui ne saurait être limité aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 151, CEDH 2003‑XII).

80. Cet aspect de l’obligation positive ne requiert pas nécessairement une condamnation mais l’application effective des lois, notamment pénales, pour assurer la protection des droits garantis par l’article 3 de la Convention (Beganović c. Croatie, no 46423/06, §§ 69 et suivants, 25 juin 2009, et Ebcin c. Turquie, no 19506/05, § 39, 1er février 2011, et les références qui y figurent).

81. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans l’obligation d’enquêter. Les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui leur sont soumises (voir Opuz, précité, §§ 150-151).

82. En effet, l’obligation de l’État au regard de l’article 3 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retard inutile.

b. Application de ces principes à la présente affaire

83. La Cour observe, au vu des pièces du dossier, que des rapports médicaux ont décrit les violences dont la requérante a été victime et ont abouti à des constats et à des conclusions quant à son état physique et psychologique à cet égard (paragraphes 9, 11 et 29 ci-dessus). Elle relève en outre que le jugement de divorce prononcé par le tribunal de la famille a constaté que la requérante avait été soumise à des violences conjugales (paragraphe 38 ci-dessus). Le tribunal de la famille jugea par ailleurs, à plusieurs reprises, que la situation de la requérante était suffisamment grave et préoccupante pour ordonner qu’elle fasse l’objet de mesures de protection contre son ex-mari (paragraphes 37, 40-44 ci-dessus).

84. Dès lors, la Cour estime que la requérante a fait part d’allégations crédibles selon lesquelles elle avait été soumise à des violences conjugales d’une gravité certaine et à des menaces contre son intégrité physique. En l’espèce, il ne fait donc aucun doute que l’article 3 de la Convention est applicable à la présente affaire. Il convient dès lors de déterminer si les autorités internes ont agi de manière à satisfaire aux exigences de cet article.

85. À cet égard, la Cour réitère que les obligations positives des États au sens de l’article 3 de la Convention comprennent, d’une part, l’élaboration d’un cadre juridique aux fins de prévenir et punir les mauvais traitements commis par des particuliers, et, d’autre part, lorsque les autorités sont informées d’un risque imminent de mauvais traitement ou lorsqu’un mauvais traitement est survenu, l’application en pratique de la législation pertinente aux fins d’offrir une protection aux victimes et punir les responsables de mauvais traitements (Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 56, 28 mai 2013, et Rumor c. Italie, no 72964/10, § 63, 27 mai 2014).

86. En l’espèce, la Cour constate tout d’abord que si le code pénal ne prévoit pas de dispositions pénales incriminant spécifiquement les violences domestiques, tel est cependant le cas s’agissant des atteintes à l’intégrité physique (droit interne pertinent, paragraphe 46 ci-dessus).

87. La Cour relève ensuite que la requérante a saisi le procureur de la République d’une plainte et dénoncé les traitements infligés par son ex-mari le 18 juillet 2006 (paragraphe 7 ci-dessus). Bien qu’elle ait déclaré au procureur avoir déposé plainte un an plus tôt pour dénoncer les violences dont elle était victime, la Cour observe qu’aucun élément du dossier ne permet d’établir qu’avant la plainte susmentionnée les autorités internes pouvaient avoir eu connaissance de ces violences. Dès lors, il convient d’apprécier le comportement des autorités internes après cette date.

88. À cet égard, la Cour observe que le jour du dépôt de sa plainte, la requérante fit l’objet d’un examen médico-légal au terme duquel un rapport médical décrivant les blessures physiques visibles sur son corps fut établi (paragraphe 9 ci-dessus). Le lendemain, elle fit l’objet d’un examen psychiatrique à la faculté de médecine de l’université d’Istanbul. Ce jour, le service de psychiatrie écrivit au procureur de la République pour lui faire part de ses conclusions, à savoir que la requérante présentait un trouble dépressif majeur et souffrait d’un stress post-traumatique chronique liés aux violences qu’elle avait subies (paragraphe 11 ci-dessus).

89. Or, alors même que dès le lendemain du dépôt de sa plainte, ces expertises avaient décrit les lésions physiques que présentaient la requérante et établi le lien existant entre son état psychologique et les violences qu’elle avait subies, il aura fallu attendre près de cinq mois, soit le 23 novembre 2006, pour que le procureur de la République délivre un mandat d’amener contre l’ex-conjoint de la requérante (paragraphe 23 ci-dessus) et le 15 décembre 2006 avant qu’il ne l’auditionne (paragraphe 25 ci-dessus).

90. En outre, dès le 24 septembre 2007, le tribunal de la famille avait estimé « au vu des preuves rassemblées, des déclarations des témoins et du rapport de l’institut médico-légal » que la requérante avait été victime de violences de la part de son ex-mari (paragraphe 38 ci-dessus). Pourtant, il aura fallu attendre le 22 février 2012, soit plus de cinq ans et six mois après la plainte de la requérante et plus de cinq ans après le rapport définitif de l’institut médico-légal (paragraphe 29 ci-dessus), pour que le procureur de la République engage des poursuites.

91. Au vu des informations versées au dossier de l’affaire, la Cour observe de surcroît que les poursuites pénales initiées par le procureur de la République demeurent pendantes.

92. Or, elle rappelle que le simple passage du temps est de nature à nuire à l’enquête mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (M.B. c. Roumanie, no 43982/06, § 64, 3 novembre 2011). Elle souligne en outre que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles et que, en outre, l’apparence d’un manque de diligence jette le doute sur la bonne foi avec lesquelles les investigations sont menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les plaignants (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).

93. En l’espèce, la Cour insiste à nouveau sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violences domestiques telles que reconnues dans le Préambule de la Convention d’Istanbul (droit international pertinent, paragraphe 54 ci-dessus) doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes.

94. Elle souligne en ce sens que la Convention d’Istanbul impose aux États Parties de prendre « les mesures législatives et autres nécessaires pour que les enquêtes et les procédures judiciaires relatives à toutes les formes de violences couvertes par le champ d’application de la (...) Convention soient traitées sans retard injustifié tout en prenant en considération les droits de la victime à toutes les étapes des procédures pénales » (paragraphe 54 ci‑dessus).

95. À cet égard, la Cour estime également que dans le traitement judiciaire du contentieux des violences contre les femmes, il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle de la victime, et d’apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délais. En l’espèce, rien ne saurait expliquer la passivité du procureur de la République pendant une période aussi longue – plus de cinq ans et six mois – avant le déclenchement des poursuites pénales. De même, rien ne saurait expliquer la durée de la procédure pénale initiée après la plainte déposée par la requérante.

96. Dans l’affaire Opuz (précité, § 198), la Cour avait constaté que la violence domestique touchait principalement les femmes et que la passivité généralisée et discriminatoire de la justice turque créait un climat propice à cette violence. Elle rappelle avoir procédé à un constat similaire dans l’affaire Durmaz c. Turquie (no 3621/07, § 65, 13 novembre 2014).

97. Au vu des constats opérés en l’espèce (paragraphes 88-95 ci-dessus), la Cour estime que la manière dont les autorités internes ont mené les poursuites pénales dans la présente affaire participe également de cette passivité judiciaire et ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention.

98. La requérante argue par ailleurs qu’après son divorce et jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi no 6284, le cadre législatif en vigueur en Turquie ne lui permettait pas de bénéficier de mesures de protection, qu’elle a dû de ce fait vivre de nombreuses années cachée, dans la crainte d’être à nouveau soumise à des violences de la part de son ex-mari (paragraphes 66 et 68 ci‑dessus). Elle argue vivre, encore aujourd’hui, dans la peur de nouvelles violences.

99. À cet égard, la Cour réitère que l’impact psychologique est un aspect important de la violence domestique (Valiulienė, précité, § 69) et une circonstance d’importance qu’elle se doit de prendre en compte dans son appréciation des circonstances soumises à son examen.

100. En l’espèce, elle observe qu’un dispositif civil prévoyait, lorsque la requérante était encore mariée, la possibilité de saisir le juge aux affaires familiales pour demander à bénéficier de mesures de protection (paragraphe 48 ci-dessus). La requérante bénéficia d’ailleurs des mesures de protection prévues par ce dispositif (paragraphe 37 ci-dessus).

101. Cela étant, au vu des observations des parties (paragraphes 68 et 72 ci-dessus), la Cour constate que la possibilité pour la requérante, une fois divorcée, de bénéficier ou non des mesures de protection énoncées dans la loi no 4320, en vigueur à l’époque du prononcé de son divorce, prête à controverse. À cet égard, elle relève qu’en mai 2011, un rapport de l’organisation non-gouvernementale Human Rights Watch dénonça les lacunes de la loi no 4320 et soutint que celle-ci excluait totalement certains groupes de femmes, dont les femmes divorcées, de son champ d’application (paragraphe 52 ci-dessus).

102. En outre, à la lecture du rapport de la direction du développement stratégique rattachée au ministère des politiques familiales et sociales de mars 2012 (paragraphe 51 ci-dessus), la Cour relève qu’en raison de son libellé, la question de l’applicabilité de la loi no 4320 aux couples non mariés ou divorcés avait donné lieu à des interprétations différentes de la part des instances nationales. À cet égard, elle souligne que dans un arrêt du 12 mai 2009, la 2e chambre civile de la Cour de cassation a estimé que les mesures de protection énoncées dans la loi no 4320 ne pouvaient s’appliquer aux couples divorcés (paragraphe 50 ci-dessus).

103. Dès lors, bien que le Gouvernement affirme que la loi no 4320 était applicable même en cas de divorce, la Cour estime que les éléments susmentionnés suffisent à établir qu’à l’époque en cause, à savoir entre la date de prononcé du divorce de la requérante le 24 septembre 2007 et la date d’entrée en vigueur de la loi no 6284, le 20 mars 2012, le cadre législatif en place ne garantissait pas à la requérante, divorcée, le bénéfice des mesures de protection inscrites dans la loi no 4320. L’application de cette disposition était en effet laissée à l’interprétation et à la discrétion du juge aux affaires familiales saisi (paragraphes 51-52 ci-dessus). Au demeurant, elle relève que dans ses observations complémentaires, le Gouvernement a argué d’une amélioration majeure apportée par la loi no 6284, en ce que celle-ci mettait fin à toute distinction entre femmes mariées ou non, au regard des mesures de protection contre les violences à l’égard des femmes (paragraphe 72 ci‑dessus).

104. Certes, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 75 ci‑dessus), durant la période en cause, la requérante ne fut pas victime de nouvelles violences physiques de la part de son ex-mari. Cela étant, à la lecture du rapport d’enquête sociale de la fondation ayant prêté assistance à la requérante lorsqu’elle a fui le domicile conjugal (paragraphe 45 ci‑dessus), la Cour estime qu’on ne saurait ignorer le sentiment de peur dans lequel elle a vécu – cachée dans un foyer pendant deux ans et demi – ni le retentissement des violences qu’elle a subies sur sa vie tant personnelle, sociale que familiale, lesquelles perdurent encore aujourd’hui.

105. La circonstance que depuis l’entrée en vigueur de la loi no 6284, la requérante a bénéficié de mesures de protection contre son ex-mari accrédite de plus que son intégrité physique restait menacée (paragraphes 41-44 ci‑dessus). La Cour estime donc que la requérante a dû vivre une situation propre à lui inspirer des sentiments de peur, de vulnérabilité et d’insécurité.

106. Alors même que la violence à l’égard des femmes « est un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes » (Préambule de la Convention d’Istanbul), la Cour juge inacceptable que la requérante ait dû, de nombreuses années après avoir saisi les instances nationales des violences dont elle fut victime, vivre dans la crainte des agissements de son ex-mari.

107. Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime que l’État a failli à ses obligations positives au regard de l’article 3 de la Convention et conclu à la violation cet article.

OBLIGATION POSITIVE DE PROTECTION DES ENFANTS MIGRANTS

A.C. ET M.C. c. FRANCE du 4 mai 2023 requête n° 4289/21

Art 3 (matériel) • Traitement inhumain et dégradant • Placement en rétention administrative durant neuf jours d’une mère et de son fils mineur, âgé de sept mois et demi, en vue de leur transfert vers l’Espagne • Conditions d’accueil au centre de rétention sources importantes de stress et d’angoisse pour un enfant en bas âge dépassant le seuil de gravité de l’art 3 au regard de l’écoulement du temps

Art 5 § 1 • Arrestation ou détention régulières • Prolongation de vingt-huit jours de la rétention administrative sans vérification suffisante qu’elle constituait une mesure de dernier ressort sans substitution possible d’une autre moins restrictive

Art 5 § 4 • Absence de contrôle de la légalité de la prolongation de la rétention administrative

CEDH

ARTICLE 3

a) Principes généraux

37.  Les principes généraux concernant le placement en rétention administrative de mineurs accompagnés ont été résumés dans S.F. et autres c. Bulgarie (no 8138/16, §§ 78-83, 7 décembre 2017), M.D. et A.D. c. France (no 57035/18, § 63, 22 juillet 2021) et M.H. et autres c. Croatie (nos 15670/18 et 43115/18, §§ 183-186, 18 novembre 2021). En particulier, la Cour apprécie l’existence d’une violation de l’article 3 de la Convention en mobilisant les trois facteurs suivants : l’âge des enfants mineurs, le caractère adapté ou non des locaux au regard de leurs besoins spécifiques et la durée de leur rétention (voir M.D. et A.D. c. France, précité, § 63).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

38.  La Cour constate qu’en l’espèce, le requérant mineur était accompagné de sa mère durant la période de rétention. Elle rappelle toutefois comme dans l’affaire A.B. et autres c. France (no 11593/12, § 110, 12 juillet 2016) que cette circonstance n’est pas de nature à exonérer les autorités de leur obligation de protéger l’enfant mineur et de prendre des mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention. Il convient de garder à l’esprit que la situation de particulière vulnérabilité de l’enfant mineur est déterminante et prévaut sur la qualité d’étranger en séjour irrégulier de son parent.

39.  S’agissant du critère relatif à l’âge de l’enfant, la Cour relève qu’il s’agissait d’un enfant mineur âgé de sept mois et demi à la date de la rétention administrative. Même si l’âge constitue l’un seulement des trois critères qu’il convient de combiner ensemble, elle rappelle que, dans les arrêts A.M. et autres c. France (no 24587/12, 12 juillet 2016) et M.D. et A.D c. France (précité), elle est parvenue à un constat de violation de l’article 3 s’agissant de nourrissons.

40.  S’agissant du critère relatif aux conditions d’accueil, la Cour a déjà constaté que le centre de Metz-Queuleu est au nombre de ceux qui sont habilités à recevoir des familles (voir N.B. et autres c. France, précité, § 49). La Cour a aussi précédemment relevé que les annonces du centre diffusées par haut-parleur, exposent les personnes qui y sont retenues à de sérieuses nuisances sonores (A.M. et autres c. France, précité, § 50, et N.B. et autres c. France, précité, § 49). Elle avait, dans ces deux affaires, noté que la cour extérieure de la zone de vie dédiée aux familles est uniquement séparée par un simple grillage de la zone réservée aux autres retenus permettant ainsi de voir tout ce qui s’y passe. En outre, si des équipements pour enfants et bébés y sont disponibles, il ressort des constats du Contrôleur général des lieux de privation de liberté cité dans l’affaire N.B. et autres c. France que le centre de rétention de Metz-Queuleu, mitoyen du centre pénitentiaire, se caractérise par sa dimension sécuritaire omniprésente.

41.  La Cour a déjà relevé que les conditions d’accueil au centre de rétention de Metz-Queuleu, bien que nécessairement sources importantes de stress et d’angoisse pour un enfant en bas âge, ne sont pas suffisantes à elles seules pour que soit atteint le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 (A.M. et autres c. France, précité, § 51 et N.B. et autres c. France, précité, § 50). Elle réaffirme, en revanche, qu’au-delà d’une brève période de rétention, la répétition et l’accumulation des effets engendrés, en particulier sur le plan psychique et émotionnel, par une privation de liberté entraînent nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge, dépassant alors le seuil de gravité précité. Il s’ensuit que l’écoulement du temps revêt à cet égard une importance particulière.

42.  Il reste à appliquer le critère relatif à la durée de la rétention. La Cour relève que même si, ainsi que le fait valoir le Gouvernement, les autorités nationales ont, dans un premier temps, mis en œuvre toutes les diligences requises pour exécuter au plus vite la mesure de transfert et limiter ainsi la durée de la rétention autant que possible, le droit absolu protégé par l’article 3 interdit qu’un mineur accompagné soit maintenu en rétention dans les conditions précitées pendant une période dont la durée excessive a contribué au franchissement du seuil de gravité prohibé. La Cour rappelle que le comportement du parent, à savoir, dans la présente affaire, le refus de la première requérante d’embarquer, n’est pas déterminant quant à la question de savoir si le seuil de gravité prohibé est franchi à l’égard de l’enfant mineur (M.D. et A.D. c. France, précité, § 70).

43.  Compte tenu du très jeune âge du second requérant, des conditions d’accueil dans le centre de rétention de Metz-Queuleu et de la durée du placement en rétention qui s’est déroulé sur neuf jours, la Cour considère que les autorités compétentes l’ont soumis, à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Eu égard aux liens inséparables qui unissent une mère et son bébé de sept mois et demi, ainsi qu’aux émotions qu’ils partagent, la Cour estime qu’il en va de même, dans les circonstances particulières de l’espèce, s’agissant de la première requérante.

44.  Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à leur égard.

ARTICLE 5§1

a)  Principes généraux

51.  Les principes généraux concernant la conformité de la rétention d’un enfant mineur accompagnant ses parents avec l’article 5 § 1 de la Convention ont été rappelés dans l’affaire M.D. et A.D. c. France (précitée, §§ 85-86) et Minasian et autres c. République de Moldova (no 26879/17, §§ 40 et 42, 17 janvier 2023, non définitif). En particulier, le placement puis le maintien en rétention d’un enfant mineur accompagnant ses parents ne sont conformes aux exigences de l’article 5 § 1 f) qu’à la condition que les autorités internes établissent qu’elles ont recouru à ces mesures en dernier ressort, seulement après avoir recherché effectivement qu’aucune autre moins attentatoire à la liberté ne pouvait être mise en œuvre.

b) Application de ces principes au cas d’espèce

52.  En l’espèce, il ressort de l’arrêté du 12 janvier 2021 ordonnant le placement initial en rétention de la première requérante que l’autorité préfectorale a recherché, si, compte tenu de l’enfant mineur, un nourrisson, une mesure moins restrictive que le placement en rétention était possible (voir paragraphe 6 ci-dessus). Elle a, en effet, estimé que, dans le cadre de l’exécution à bref délai du transfert vers l’Espagne des requérants, il n’était plus envisageable de recourir aux mesures d’assignation à résidence qui avaient été mises en œuvre dans un premier temps, compte tenu du risque de fuite que révélait, à ses yeux, d’une part, l’intention de la requérante adulte de refuser d’exécuter la procédure de transfert manifestée par son refus de la proposition d’aide au transfert volontaire, et d’autre part, la dissimulation des éléments de son identité. L’autorité préfectorale a, en outre, considéré qu’il ne ressortait, ni des déclarations d’A.C., ni des pièces du dossier, un état de vulnérabilité susceptible de s’opposer à un placement en rétention tout en relevant la possibilité, pour celle-ci, de demander une évaluation de son état de vulnérabilité au centre de rétention administrative.

53.  S’agissant de la prolongation de la rétention des requérants autorisée, le 14 janvier 2021, par le juge de la liberté et de la détention et confirmée en appel, le 18 janvier 2021, s’il ne lui appartient pas en principe, dans le cadre du contrôle du respect de l’article 5 § 1, de substituer son appréciation à celle des autorités nationales, la Cour doit vérifier, dès lors qu’un enfant mineur est ici en cause, si la mesure litigieuse était nécessaire pour atteindre le but qu’elle poursuit.

54.  Or, la Cour estime disposer d’éléments suffisants, lesquels ont conduit, compte tenu des conditions de rétention, au constat d’une violation de l’article 3 de la Convention (voir paragraphes 43-44 ci-dessus), pour considérer que les autorités internes n’ont pas suffisamment vérifié, dans le cadre de la mise en œuvre du régime juridique applicable en France, que la prolongation du placement en rétention administrative de la première requérante accompagnée de son enfant mineur pour une durée de 28 jours, alors qu’elle a été autorisée le 14 janvier 2021 dans la perspective d’un départ prévu pour le jour même, constituait une mesure de dernier ressort à laquelle aucune autre moins restrictive ne pouvait être substituée (voir paragraphes 9 et 14 ci-dessus).

55.  Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention dans le chef de M.C. s’agissant de la prolongation de la rétention administrative.

ARTICLE 5 § 4

a) Principes généraux

63.  Pour apprécier le respect des exigences découlant de l’article 5 § 4 de la Convention, s’agissant du placement initial puis de la prolongation de la rétention administrative d’enfants mineurs accompagnant leurs parents, la Cour vérifie si les juridictions internes ont effectivement tenu compte dans l’exercice du contrôle juridictionnel qu’il leur appartient d’effectuer, de la présence des enfants mineurs et ont recherché de façon effective s’il était possible de recourir à une mesure alternative à leur placement puis à leur maintien en rétention (M.D. et A.D. c. France, précité, §§ 97-98, Minasian et autres c. République de Moldova, précité, § 51, non définitif).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

64.  En l’espèce, s’agissant du contrôle judiciaire du placement initial de la requérante accompagnée de son enfant mineur, la Cour considère que tant le juge des libertés et de la détention que le magistrat délégué par le premier président de la cour d’appel, ont suffisamment pris en compte la présence de l’enfant mineur, dans les appréciations auxquelles il leur appartenait de se livrer pour contrôler la légalité du placement initial en rétention. Les ordonnances des 14 et 18 janvier 2021 mentionnent en effet que le placement en rétention d’A.C., accompagnée de M.C., enfant mineur âgé de quelques mois, devait être d’une durée aussi brève que possible, un vol pour l’Espagne ayant été réservé pour le surlendemain du placement en rétention et pour les seules contraintes du transfert (voir paragraphes 8 et 13 ci-dessus).

65.  En revanche, s’agissant du contrôle judiciaire de la prolongation de la rétention, la Cour note, au vu de l’ensemble des motifs des ordonnances des 14 et 18 janvier 2021, qu’alors même que le droit français prévoit qu’en la matière « [l]’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale » (N.B. et autres c. France, précité, § 20), que ni le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire ni le magistrat délégué par le premier président de la cour d’appel n’ont suffisamment tenu compte de la présence du requérant M.C. et de son statut d’enfant mineur, avant d’ordonner la prolongation de la rétention administrative pour une durée de vingt-huit jours dans le cadre du contrôle juridictionnel qu’il leur incombait d’exercer (voir paragraphes 9 et 14 ci-dessus).

66.  La Cour a constaté ci-dessus une violation de l’article 5 § 1 au motif que les autorités internes n’avaient pas suffisamment vérifié, dans le cadre de la mise en œuvre du régime juridique applicable en France, que la prolongation du placement en rétention administrative de la première requérante accompagnée de son enfant mineur constituait une mesure de dernier ressort à laquelle aucune autre moins restrictive ne pouvait être substituée (voir paragraphes 54-55 ci-dessus). Cette absence de vérification effective des conditions qui concernent tant la légalité de la mesure de maintien en rétention en droit interne que le principe de légalité au sens de la Convention est particulièrement imputable aux juridictions internes auxquelles il incombait de s’assurer effectivement de la légalité du maintien en rétention de l’enfant mineur. Il s’ensuit que, s’agissant de la prolongation de la rétention administrative, le requérant M.C. n’a pas bénéficié d’un contrôle portant sur l’ensemble des conditions auxquelles est subordonnée la régularité de la rétention au regard du paragraphe 1 de l’article 5.

67.  Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention dans le chef de M.C. s’agissant de la prolongation de la rétention administrative.

M.D. c. France du 10 octobre 2019 requête n° 50376/13

Non violation de l'Article 3 : Les autorités françaises n’ont pas imposé un traitement inhumain ou dégradant à un migrant guinéen qui se présentait comme mineur isolé

L’affaire concerne M.D., un migrant se présentant comme mineur isolé qui se plaint d’avoir été abandonné dans une situation matérielle précaire par les autorités françaises. La Cour relève que dès l’instant où les juridictions françaises l’ont considéré comme mineur, M.D. a bénéficié d’une prise en charge complète qui s’est traduite par la désignation d’un représentant légal, la mise à disposition d’un hébergement et sa scolarisation dans une filière de formation professionnelle. Lorsqu’il a été jugé majeur par l’arrêt de la cour d’appel, la Cour considère que cette période d’environ 14 mois a certes été difficile, mais n’a pas constitué pour l’intéressé un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Enfin, M.D. a bénéficié d’une mesure de placement par le Conseil général jusqu’à sa majorité, accomplie le 15 octobre 2014. Depuis le 14 mai 2018, il travaille dans une entreprise sous contrat à durée indéterminée.

Art 3 (matériel) • Obligations positives • Défaut de mesures nécessaires et appropriées de l’État pour protéger une enfant des maltraitances de ses parents ayant abouti à son décès • Absence d’audition des enseignantes de l’enfant ayant signalé la suspicion de maltraitance • Absence d’enquête sur l’environnement familial dans le contexte de leurs multiples déménagements • Audition de l’enfant sans la participation d’un psychologue • Décision de classement sans suite non entourée de précautions pour continuer la surveillance accrue de l’enfant • Inexistence d’un mécanisme centralisant les informations • Défaut d’action véritablement perspicace des services sociaux pour déceler l’état réel de l’enfant

Art 13 (+3) • Recours efficace • Nécessité non déraisonnable de caractériser une faute lourde afin de pouvoir engager la responsabilité de l’État du fait du fonctionnement défectueux du service de la justice • Une « faute lourde » pouvant être constituée par une addition de fautes simples

FAITS

Le requérant, M. D., est un ressortissant guinéen, originaire de Conakry. Arrivé en France le 23 septembre 2012, M.D. se présenta aussitôt à la plateforme d’accueil des demandeurs d’asile et se déclara né le 15 octobre 1996, donc mineur. Les tests osseux qu’il subit conclurent à un âge de dix-neuf ans. Le 28 septembre 2012, sur la foi des actes d’état civil qu’il avait produits, le juge des tutelles le jugea mineur et ouvrit à son bénéfice une tutelle d’État. Le 4 juin 2013, la cour d’appel de Rennes, sur appel du Président du Conseil général de Loire-Atlantique, infirma l’ordonnance, jugeant qu’en l’absence de document fiable permettant de déterminer l’âge du requérant, aucun élément n’empêchait de retenir le résultat des tests osseux et conclut donc que M.D. était majeur. Les mesures de protection et de prise en charge prirent fin. En novembre 2013, les autorités guinéennes délivrèrent à M.D. un passeport mentionnant pour date de naissance le 15 octobre 1996. Le 31 juillet 2014, le juge des enfants décida, au regard de ce passeport, que M.D. était mineur et prit à son égard une mesure d’assistance éducative jusqu’à sa majorité. Une première carte de séjour lui fut remise en novembre 2014, puis une carte de séjour pluriannuelle l’autorisant à travailler. Depuis le 14 mai 2018, M.D. travaille dans une entreprise nantaise sous contrat à durée indéterminée.

ARTICLE 3

La Cour rappelle que dans les affaires relatives à l’accueil d’étrangers mineurs, accompagnés ou non, la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal. La Cour admet que les autorités nationales se trouvent devant une tâche délicate lorsqu’elles doivent évaluer l’authenticité d’actes d’état civil, en raison de difficulté procédant parfois de dysfonctionnements des services de l’état civil de certains pays d’origine des migrants ou bien de risques de fraude. Dans un premier temps, le 28 septembre 2012, le juge des tutelles a ouvert au bénéfice de M.D. une tutelle d’Etat avec effet immédiat sur la seule foi de l’extrait d’acte de naissance guinéen présenté par l’intéressé lui-même, aucun élément ne permettant alors en l’état d’établir qu’il s’agissait d’un document falsifié. Le 4 juin 2013, la cour d’appel a infirmé cette ordonnance, au motif que le ministère public et le Conseil général étaient fondés à contester l’authenticité des pièces présentées par le requérant pour attester de sa minorité. Par la suite, l’examen technique des documents présentés par M.D., puis de son passeport, a été confié à la police par les magistrats judiciaires pour qu’elle les authentifie avant qu’ils ne rendent une décision définitive. La Cour ne voit donc aucune raison de mettre en cause l’appréciation des juridictions internes ou de conclure différemment d’elles. A la suite de l’ordonnance du 28 septembre 2012, M.D., reconnu mineur, a été immédiatement confié à la tutelle du président du Conseil général, jusqu’à l’infirmation de cette décision par la cour d’appel le 4 juin 2013, date à laquelle M.D. a été jugé majeur. La Cour relève donc que dès l’instant où les juridictions françaises ont considéré M.D. comme mineur, il a bénéficié d’une prise en charge complète qui s’est traduite par la désignation d’un représentant légal, la mise à disposition d’un hébergement et sa scolarisation dans une filière de formation professionnelle. Par conséquent, la Cour note que les autorités qui ont exécuté la décision du 28 septembre 2012, ont fait tout ce qu’il était raisonnable d’attendre d’elles pour répondre à l’obligation de prise en charge et de protection du requérant qui pesait sur l’Etat, s’agissant d’un mineur isolé étranger en situation irrégulière, individu relevant de la catégorie des personnes les plus vulnérables de la société. La Cour considère que la situation de M.D. pendant cette période ne constituait pas un traitement contraire à l’article 3.

Dans un deuxième temps, le 4 juin 2013, la cour d’appel a jugé que M.D. était majeur. Cette situation a perduré pour les autorités jusqu’au 31 juillet 2014. Concernant cette période du 4 juin 2013 au 31 juillet 2014, la Cour considère qu’il ne saurait être reproché aux autorités françaises d’être restées indifférentes à la situation de M.D., même si celui-ci est resté sans solution d’hébergement pendant 40 nuits alors qu’il avait la qualité de demandeur d’asile majeur. Par ailleurs, le requérant n’a pas donné à la Cour d’élément précis quant à ses conditions effectives de vie. La situation de M.D. pendant cette période, même si elle était difficile, ne constituait pas un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Dans un troisième temps enfin, le 31 juillet 2014, sur la foi du passeport produit par M.D., le juge des enfants, prenant une mesure de placement en sa faveur, l’a confié au Conseil général jusqu’à sa majorité, accomplie le 15 octobre 2014. Pour cette période, M.D. ne fait état d’aucun grief. La Cour conclut que sa situation ne constituait pas un traitement contraire à l’article 3.

CEDH

93.  La Cour a dit à de nombreuses reprises que pour tomber sous le coup de l’interdiction contenue à l’article 3 de la Convention, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (M.S.S. c. Belgique et Grèce précité, § 219, Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 114, 17 juillet 2014 et Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 94, CEDH 2014 (extraits).

94.  Par ailleurs, la Cour rappelle que dans les affaires relatives à l’accueil d’étrangers mineurs, accompagnés ou non accompagnés, il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal (voir, par exemple, Rahimi c. Grèce, précité, N.T.P. et autres c. France, no 68862/13, § 44, 24 mai 2018 et la jurisprudence citée et Khan c. France, no 12267/16, § 73 à 75, 28 février 2019).

95.  Enfin, la Cour a admis que les autorités nationales se trouvent devant une tâche délicate lorsqu’elles doivent évaluer l’authenticité d’actes d’état civil, en raison des difficultés résultant parfois du dysfonctionnement des services de l’état civil de certains pays d’origine des migrants et des risques de fraude qui y sont associés. Les autorités nationales sont en principe mieux placées pour établir les faits sur la base des preuves recueillies par elle ou produites devant elles et il faut donc leur réserver un certain pouvoir d’appréciation à cet égard. Il en est de même à l’égard de la décision de pratiquer un examen médical des enfants (voir sur ces points, Mugenzi c. France, no 52701/09, § 51, 10 juillet 2014).

96.  En l’espèce, la Cour relève que le 28 septembre 2012, le juge des tutelles, relevant la fiabilité relative des tests osseux pour apprécier les âges à la frontière de la majorité, a ouvert au bénéfice du requérant une tutelle d’État avec effet immédiat sur la seule foi de l’extrait d’acte de naissance guinéen présenté par lui, aucun élément ne permettant en l’état d’établir qu’il s’agissait d’un document falsifié (voir paragraphe 10 ci-dessus). La cour d’appel a infirmé cette ordonnance le 4 juin 2013, au motif que le ministère public et le Conseil général étaient fondés à contester l’authenticité des pièces présentées par le requérant pour attester de sa minorité (voir paragraphe 13 ci-dessus). Par la suite, l’examen technique de ces documents puis du passeport de l’intéressé a été confié à la police aux frontières par les magistrats judiciaires saisis par le requérant de demandes de protection pour qu’elle les authentifie avant qu’ils ne rendent une décision définitive. La Cour note d’ailleurs que le 17 juillet 2014, le juge des enfants a ouvert une mesure d’assistance éducative au bénéfice du requérant dans l’attente des résultats de l’examen technique sollicité (voir paragraphe 20 ci-dessus).

97.  La Cour ne voit donc aucune raison de mettre en cause l’appréciation des juridictions internes ou, sur la base de son propre examen du dossier, de conclure différemment d’elles.

98.  La Cour considère par conséquent que les faits de l’espèce appellent à examiner les étapes successives de la situation du requérant dans le temps afin de déterminer, pour chacune d’entre elles, si, au regard des critères jurisprudentiels précédemment rappelés, les dispositions de l’article 3 de la Convention ont été violées.

a)  La situation du requérant pendant la période où, malgré les doutes existant quant à son âge, il a été regardé comme mineur

99.  À la suite de l’ordonnance du 28 septembre 2012 (voir paragraphe 10 ci-dessus), le requérant, reconnu mineur, a été immédiatement confié à la tutelle du président du Conseil général et ce, jusqu’à l’infirmation de cette décision par la cour d’appel le 4 juin 2013. A cette date, le requérant a été jugé majeur.

100.  La Cour relève donc que, dès l’instant où les juridictions françaises ont considéré le requérant comme mineur, il a bénéficié d’une prise en charge complète qui s’est traduite par la désignation d’un représentant légal, la mise à disposition d’un hébergement et sa scolarisation dans une filière lui offrant la possibilité d’acquérir une compétence professionnelle.

101.  Par conséquent, la Cour note que les autorités, qui ont exécuté la décision du 28 septembre 2012, ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour répondre à l’obligation de prise en charge et de protection du requérant qui pesait sur l’État défendeur s’agissant d’un mineur isolé étranger en situation irrégulière, c’est-à-dire d’un individu relevant de la catégorie des personnes les plus vulnérables de la société (voir par exemple, N.T.P. et autres c. France, précité, § 44, ainsi que les arrêts auxquels il renvoie, et Rahimi c. Grèce, précité, § 87). La Cour ne saurait donc assimiler la situation du requérant à celle de l’arrêt Rahimi c. Grèce précité.

102.  Dans ces conditions, la Cour considère que la situation du requérant, pendant cette période, ne constituait pas un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

b)  La situation du requérant pendant la période où il a été regardé comme majeur, faute pour lui de rapporter la preuve de sa minorité

103.  La Cour note tout d’abord que la minorité est une condition d’accès au dispositif de protection de l’enfance (voir paragraphes 45 à 50 ci-dessus). La Cour remarque, par ailleurs, qu’en cas de majorité avérée d’un étranger s’étant présenté comme mineur isolé, les autorités françaises sont déliées de toute obligation spécifique de prise en charge et de protection attachée spécifiquement à l’état de minorité.

104.   En l’espèce, la cour d’appel a jugé le 4 juin 2013 que le requérant était majeur. Les autorités françaises étaient donc fondées à le considérer comme majeur dès cette date. Pour ces dernières, cette situation a perduré jusqu’au 31 juillet 2014, date de l’ordonnance du juge des enfants (voir paragraphe 22 ci-dessus).

105.  Concernant la période du 4 juin 2013 au 31 juillet 2014, le requérant se plaint essentiellement d’avoir été expulsé brutalement de son logement le 5 juillet 2013 sans avoir bénéficié du moindre accompagnement social, même à titre transitoire et d’avoir ainsi été placé dans une situation d’extrême précarité. Le requérant indique en effet avoir passé 40 nuits à la rue, seul et sans aucune protection.

106.  La Cour constate qu’il ressort du dossier que le requérant, contrairement à ses allégations, n’a pas été brutalement expulsé de l’appartement qu’il occupait au foyer « At Home ». En effet, il a pu continuer d’y résider jusqu’au 5 juillet 2013, alors même que depuis le 4 juin 2013, les autorités françaises n’étaient plus tenues de le protéger en qualité de mineur isolé étranger. En outre, le 5 juillet 2013, une rencontre avec son éducatrice et un représentant du Conseil général a été organisée pour lui expliquer les conséquences de l’arrêt du 4 juin 2013 sur sa prise en charge. A l’issue de cet entretien, son éducatrice a organisé un rendez-vous avec le « 115 », rendez-vous prévu le jour même : le requérant a été conduit au centre d’hébergement d’urgence où il est resté deux nuits.

107.  De plus, une poursuite de l’accompagnement sur les autres aspects – notamment médicaux – que le logement a été proposée au requérant et la récupération de ses affaires restées dans le logement qu’il avait partagé avec un mineur a été organisée. Le changement de serrure de l’appartement n’est d’ailleurs intervenu que dans le but de protéger les autres occupants du foyer (voir paragraphe 28 ci-dessus), le requérant ayant refusé de rendre les clefs dont il disposait. Enfin, la Cour note que les services de l’ASE ont formé le 19 juin 2013 une demande d’asile pour le compte du requérant. Certes enregistrée selon la procédure prioritaire, elle a été transmise par les services préfectoraux à l’OFPRA. Le requérant, arguant de sa minorité, n’a pas sollicité le bénéfice des conditions minimales d’accueil des demandeurs d’asile.

108.  La Cour relève ensuite qu’entre le 5 juillet 2013 et le 4 novembre 2013, le requérant a sollicité à cinquante huit reprises le « 115 », qui a pris en charge son hébergement durant soixante quinze nuitées, le laissant sans solution durant quarante nuits (voir paragraphe 39 ci-dessus). Concernant cette situation préoccupante, la Cour observe que le requérant n’a pas donné d’élément précis quant à ses conditions effectives de vie pendant cette période (lieux éventuels d’hébergement, possibilité de se laver et de se nourrir, de se soigner). Il a toutefois indiqué qu’en septembre 2013, il avait dormi dans le hall du CHU avant que l’accès ne lui en soit refusé. La Cour retient par ailleurs que, le 9 octobre 2013, le requérant a subi, en se présentant comme majeur, l’opération chirurgicale dont il avait besoin. La Cour remarque en outre que, si à la rentrée du mois de septembre 2013, il a intégré le lycée pour y poursuivre sa formation grâce à l’action d’un réseau associatif, son admission à l’internat a été financée par une subvention exceptionnelle du Conseil régional.

109.  La Cour constate que le Gouvernement indique que le requérant n’a plus sollicité le « 115 » à compter du 4 novembre 2013 et qu’il était hébergé sans discontinuité à l’internat. Si le requérant fait valoir que le réseau associatif qui le soutenait ne pouvait pas toujours le loger lors des fermetures de l’internat pendant les week-ends et les vacances scolaires, il apporte toutefois très peu de précisions et d’éléments probants quant à ses conditions de vie pendant ces périodes et ne fournit aucun élément concernant le mois précédant la décision du 31 juillet 2014, date à laquelle, jugé mineur, il a été à nouveau pris en charge en qualité de mineur isolé étranger.

110.  Dans ces conditions, même si le requérant est resté sans solution pendant quarante nuits alors qu’il avait la qualité de demandeur d’asile majeur, la Cour conclut qu’il ne saurait être reproché aux autorités françaises d’être restées indifférentes à sa situation. Par ailleurs, hormis pour ces quarante nuits pour lesquelles il ne donne que peu de précisions si ce n’est qu’il en a passé certaines dans le hall du CHU, le requérant n’établit pas ne pas avoir été en mesure de faire face à ses besoins élémentaires (M.S.S c. Belgique et Grèce, précité, § 254, Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 283, 28 juin 2011, F.H. c. Grèce, no 78456/11, § 107, 31 juillet 2014 et Amadou c. Grèce, no 37991/11, § 58, 4 février 2016). La Cour constate également que, contrairement à d’autres affaires (voir notamment M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 254‑263 et Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, précité, § 291), le requérant n’était pas dénué de perspective de voir sa situation s’améliorer.

111.  Dans ces conditions, au regard de l’ensemble des éléments ci‑dessus, la Cour considère que la situation du requérant pour cette période, même si elle était difficile, ne constituait pas un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

c)  La situation du requérant pendant la période où il a été définitivement reconnu mineur jusquà sa majorité

112.  Sur la foi du passeport délivré le 15 novembre 2013 par les autorités guinéennes au requérant, le juge des enfants a pris le 31 juillet 2014 une mesure de placement en sa faveur et l’a confié au Conseil général jusqu’à sa majorité, intervenue le 15 octobre 2014. La Cour remarque en outre que le requérant réside régulièrement en France depuis le 20 novembre 2014 et que, diplômé du CAP à la fin de l’année 2014, il est désormais professionnellement intégré (voir paragraphe 44 ci-dessus).

113.  La Cour observe que, pour cette période, le requérant ne fait état d’aucun grief. Aussi, dans ces conditions, la situation du requérant ne constituait pas, pour cette période, un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

d)  Conclusion

114.  Au regard des circonstances propres à chacune des périodes considérées depuis l’arrivée du requérant en France, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

KHAN c. FRANCE du 28 février 2019 requête n° 12267

Violation de l'article 3 : LA CEDH condamne le démantèlement de la jungle de Calais sans moyens sérieux de la part de l'Etat pour prendre en charge les migrants dont le requérant, un enfant de 12 ans. Ce second démantèlement qui a eu lieu sous le gouvernement socialiste de Monsieur Hollande est une violation de l'article 3. Quand le socialisme conduit aux pratiques du national socialisme sous l'influence des électeurs du FN... En attendant l'Etat français laisse les migrants errer à Calais et sacrifie cette ville au profit de la paix sociale sur le reste du territoire. La CEDH demande que la migration vers le Royaume Uni soit effectivement traitée. La ville de Calais n'est pas le dépotoir de la France.

Le défaut de prise en charge par les autorités et malgré le soutien qu’il a pu trouver auprès d’organisations non gouvernementales présentes sur la lande, a pour conséquence que le requérant âgé de 12 ans, a vécu durant six mois dans un environnement manifestement inadapté à sa condition d’enfant, caractérisé notamment par l’insalubrité, la précarité et l’insécurité.

Les autorités ont omis d’exécuter l’ordonnance du juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer du 22 février 2016 ordonnant le placement provisoire du requérant. Elle n'ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour répondre à l’obligation de prise en charge et de protection de ce dernier, qui pesait sur l’État défendeur, s’agissant d’un mineur isolé étranger en situation irrégulière âgé de douze ans, c’est-à-dire d’un individu relevant de la catégorie des personnes les plus vulnérables de la société

Les autorités publiques n’assuraient la distribution que de deux mille cinq cents repas une fois par jour, alors que, d’après l’ordonnance précitée, six mille personnes se trouvaient sur la lande en novembre 2015.

Les migrants vivaient dans la promiscuité, dans des tentes ou dans des abris de fortune faits de bois et de bâches, et dans de très mauvaises conditions d’hygiène en raison de l’insuffisance des équipements sanitaires, d’assainissement et de collecte des déchets, et qu’elles n’avaient qu’un accès limité à l’eau potable et aux soins.

À la suite de l’évacuation de la zone Sud, de nombreux occupants ont rejoint la zone Nord de la lande, ce qui a aggravé la promiscuité dans laquelle ils vivaient. La CNCDH relevait ainsi en avril 2016, que malgré les mesures prises par les autorités, « entre deux mille et trois mille cinq cents personnes continu[ai]ent à vivre dans le bidonville sous des abris de fortune dangereux et insalubres, dans un état de dénuement total », et que « nombre de ces installations de fortune se pérénis[ai]ent, à défaut de relogement par l’État ». Selon la CEDH, déjà extrêmement problématique avant le démantèlement de la zone Sud de la lande, le défaut de prise en charge du requérant l’était encore plus après cette opération, du fait de la destruction de la cabane dans laquelle il vivait et de la dégradation générale des conditions de vie sur le site que cette opération avait engendrée.

CEDH

a) Considérations et principes généraux

72. Pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. La Cour a jugé qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir, parmi de nombreux autres, Rahimi, précité, § 59, ainsi que les arrêts auxquels il renvoie).

73. Combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux États contractantes de garantir aux personnes relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention, leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que ces personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 combiné avec l’article 1 doit permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, parmi de nombreux autres, Rahimi, précité, §§ 60 et 62, ainsi que les arrêts auxquels il renvoie).

74. Dans les affaires relatives à l’accueil d’étrangers mineurs, accompagnés ou non accompagnés, il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal (voir, par exemple, N.T.P. et autres c. France, no 68862/13, § 44, 24 mai 2018, ainsi que les arrêts auxquels il renvoie, et Rahimi, précité, § 87). La Cour a ainsi souligné dans l’arrêt Rahimi précité (ibidem) qu’en tant que mineur étranger non accompagné en situation irrégulière, le requérant relevait de la « catégorie des personnes les plus vulnérables de la société », et qu’il appartenait à l’État grec de le protéger et de le prendre en charge par l’adoption de mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3.

75. L’affaire Rahimi concernait la situation en Grèce d’un mineur non accompagné afghan âgé de 15 ans. Arrivé seul sur l’île de Lesbos, il y avait été arrêté et détenu durant deux jours. Il avait été libéré après s’être vu notifier une mesure d’expulsion. Parvenu le lendemain de sa libération à Athènes, il y était resté livré à lui-même durant environ une journée, jusqu’à sa prise en charge par une organisation non gouvernementale. Il n’avait alors pas encore déposé de demande d’asile. La Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention, jugeant qu’en raison surtout des omissions des autorités quant au suivi et à l’encadrement du requérant, le seuil de gravité exigé par cette disposition avait été atteint. Se fondant sur les constats relatifs à la défaillance de la prise en charge des mineurs isolés étrangers en Grèce faits par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, le haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (« HCR »), l’Ombudsman grec, et les organisations non gouvernementales Amnesty International et Human Rights Watch, ainsi que sur le témoignage des organisations non gouvernementales qui avaient suivi le requérant à Lesbos et à Athènes, elle a relevé qu’il avait été abandonné à lui-même après sa mise en liberté par les autorités grecques. Elle a en particulier noté que son hébergement et, en général, sa prise en charge, avaient été assurés uniquement par des organisations non gouvernementales locales. Elle a estimé qu’en raison du comportement des autorités qui avaient fait preuve d’indifférence à son égard, le requérant avait dû subir une angoisse et une inquiétude profondes, notamment au moment de sa remise en liberté jusqu’en sa prise en charge par une organisation non gouvernementale à Athènes, laquelle avait indiqué que, lors de son admission au centre d’hébergement pour mineurs, il avait du mal à s’endormir sans lumière, parlait avec difficulté et présentait un fort amaigrissement.

b) Le cas d’espèce

76. La Cour relève le jeune âge du requérant au moment des faits. Il avait 11 ans lorsqu’il est arrivé en France, en septembre 2015. Il en avait 12 lorsque la zone Sud de la lande de Calais a été démantelée (en février 2015) et qu’il a quitté ce pays (au cours de la semaine du 20 mars 2016).

77. La Cour note ensuite que le requérant indique s’être installé dans la lande de Calais en septembre 2015. Elle constate de plus que la présence du requérant sur ce site est établie par un enregistrement vidéo du 21 février 2016, produit par l’intéressé à l’appui de ses observations, et par les ordonnances des 19 et 22 février 2016 (paragraphes 30-31 ci-dessus). Notant par ailleurs que le Gouvernement ni ne conteste que le requérant se trouvait sur le site de la lande, ni ne soutient qu’il y serait arrivé plus tard ou qu’il l’aurait quitté avant le 20 mars 2016, la Cour retient qu’il y a vécu durant environ six mois.

78. La Cour note également que le requérant ne décrit pas de matière détaillée les conditions matérielles de sa vie en ce lieu. Il se borne à indiquer que, n’étant pas pris en charge par les autorités, il habitait dans une « cabane », dans la zone Sud de la lande, et qu’après la destruction de cette cabane dans le cadre des opérations de démantèlement, il s’est installé dans un « abri de fortune », dans la zone Nord. Il signale également qu’il a bénéficié du soutien d’organisations non gouvernementales.

79. Ceci étant, la Cour constate que le Gouvernement ne conteste pas que le requérant n’a pas bénéficié d’une prise en charge par les autorités. Cela ressort de l’ordonnance du juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer du 22 février 2016 (paragraphe 31 ci-dessus), et plusieurs des documents mentionnés au paragraphe 39 ci-dessus montrent qu’il en allait ainsi de la majorité des mineurs isolés étrangers du Calaisis (voir par exemple, l’ « avis de suivi de la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis » de la CNCDH, § 95).

80. Quant aux conditions de vie dans la lande, elles sont décrites par le juge des référés du Conseil d’État dans son ordonnance du 23 novembre 2015 (paragraphe 15 ci-dessus) ainsi que par des organes nationaux et internationaux (paragraphes 7-13 et 39 ci-dessus) et des organisations non gouvernementales.

81. Il ressort de ces documents que les autorités publiques n’assuraient la distribution que de deux mille cinq cents repas une fois par jour, alors que, d’après l’ordonnance précitée, six mille personnes se trouvaient sur la lande en novembre 2015. Il en ressort également que la plupart de ces personnes vivaient dans la promiscuité, dans des tentes ou dans des abris de fortune faits de bois et de bâches, et dans de très mauvaises conditions d’hygiène en raison de l’insuffisance des équipements sanitaires, d’assainissement et de collecte des déchets, et qu’elles n’avaient qu’un accès limité à l’eau potable et aux soins. Le Défenseur des droits notamment, a qualifié la lande de « bidonville », et les conditions de vie de la majorité de ses occupants, d’« indignes » (paragraphe 12 ci-dessus). Le juge des référés du Conseil d’État, qui a repris le terme de « bidonville » dans son ordonnance du 23 novembre 2015, a conclu que la prise en compte des besoins élémentaires des intéressés quant à leur hygiène et leur alimentation en eau potable était « manifestement insuffisante » et révélait « une carence de nature à [les] exposer, de manière caractérisée, à des traitements inhumains ou dégradants, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale » (paragraphe 15 ci-dessus).

82. Le Gouvernement indique qu’en exécution de la décision du juge administratif des référés, le site de la lande a été nettoyé, dix points d’eau supplémentaires et cinquante latrines y ont été créés ainsi qu’un accès pour les services d’urgence, et un dispositif de collecte des ordures a été mis en œuvre. La Cour observe toutefois qu’eu égard notamment au nombre de personnes présentes sur la lande, ces mesures n’ont pu apporter qu’une amélioration relative aux conditions de vie des occupants (voir, notamment, précité, l’ « avis de suivi de la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis » de la CNCDH, § 36). L’arrêté préfectoral du 19 février 2016 ordonnant l’évacuation de la zone Sud de la lande était d’ailleurs notamment fondé sur des considérations tenant à la salubrité et à la dignité humaine (paragraphe 17 ci-dessus).

83. À la suite de l’évacuation de la zone Sud, de nombreux occupants ont rejoint la zone Nord de la lande, ce qui a aggravé la promiscuité dans laquelle ils vivaient. La CNCDH relevait ainsi en avril 2016, que malgré les mesures prises par les autorités, « entre deux mille et trois mille cinq cents personnes continu[ai]ent à vivre dans le bidonville sous des abris de fortune dangereux et insalubres, dans un état de dénuement total », et que « nombre de ces installations de fortune se pérénis[ai]ent, à défaut de relogement par l’État » (document précité, § 37).

84. Dans ce contexte, les mineurs isolés étrangers livrés à eux-mêmes se trouvaient de surcroît exposés à divers dangers, dont celui de subir des violences physiques, y compris sexuelles (voir, par exemple, précité, le document publié par l’UNICEF, intitulé « ni sains, ni saufs ; enquête sur les enfants non accompagnés dans le Nord de la France » ; voir aussi les paragraphes 13, 55-56, 61, 63 et 69 ci-dessus).

85. Ainsi, à défaut de prise en charge par les autorités et malgré le soutien qu’il a pu trouver auprès d’organisations non gouvernementales présentes sur la lande, le requérant a vécu durant six mois dans un environnement manifestement inadapté à sa condition d’enfant, caractérisé notamment par l’insalubrité, la précarité et l’insécurité. C’est au demeurant au motif de la situation de danger dans laquelle il se trouvait et de l’intensification de celle-ci dans le contexte du démantèlement de la zone Sud de la lande, que le juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer a, le 22 février 2016, ordonné qu’il soit confié à l’aide sociale à l’enfance (paragraphe 31 ci-dessus).

86. Selon la Cour, déjà extrêmement problématique avant le démantèlement de la zone Sud de la lande, le défaut de prise en charge du requérant l’était encore plus après cette opération, du fait de la destruction de la cabane dans laquelle il vivait et de la dégradation générale des conditions de vie sur le site que cette opération avait engendrée. Elle observe que les déclarations du requérant sur ce dernier point (paragraphe 32 ci-dessus) concordent notamment avec les indications fournies par le Défenseur des droits (paragraphe 58 ci-dessus), la CNCDH (paragraphe 62 ci-dessus) et l’organisation non gouvernementale GISTI (paragraphe 65 ci-dessus).

87. Le Gouvernement fait valoir que tout a été mis en œuvre par les autorités pour la prise en charge du requérant en exécution de l’ordonnance du 22 février 2016, mais que le requérant ne s’est pas présenté au foyer désigné pour l’accueillir. Il ajoute que ni son administrateur ad hoc, ni les associations qui lui avaient apporté leur soutien, ni son avocate ne l’y avaient conduit. Il indique que le service de l’aide sociale à l’enfance a alors vainement tenté de le trouver en contactant l’association à laquelle l’État avait confié le recensement des mineurs non accompagnés. Cela montrerait que le requérant ne recherchait pas un accueil et une prise en charge durable en France (paragraphes 53-54 ci-dessus).

88. D’après la Cour, le fait qu’il ait fallu attendre que le juge des enfants ordonne le placement du requérant pour que son cas soit effectivement considéré par les autorités compétentes conduit en lui-même à s’interroger sur le respect à son égard, par l’État défendeur, de l’obligation de protection et de prise en charge des mineurs isolés étrangers qui résulte de l’article 3 de la Convention (paragraphe 74 ci-dessus). Il en découle que jusque-là, les autorités compétentes n’avaient pas même identifié le requérant comme tel alors qu’il se trouvait sur le site de la lande depuis plusieurs mois et que son jeune âge aurait dû tout particulièrement attirer leur attention.

89. Il apparaît à cet égard que, comme le dénonce le requérant (paragraphe 51 ci-dessus) et le relève notamment le représentant spécial du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe sur les migrations et les réfugiés (« rapport de la mission d’information sur la situation des migrants et des réfugiés à Calais et à Grande-Synthe, France » ; cité au paragraphe 39 ci-dessus), les moyens mis en œuvre pour identifier les mineurs isolés étrangers présents sur la lande étaient insuffisants. Ce manque de moyens explique, au moins en partie, la difficulté que les services de l’aide sociale à l’enfance ont eue à localiser le requérant en vue de l’exécution de l’ordonnance du 22 février 2016.

90. S’agissant de la thèse du Gouvernement selon laquelle le défaut d’exécution de cette ordonnance est dû au manque de coopération du requérant, il ressort en effet du dossier que les mineurs isolés étrangers présents sur la lande n’adhéraient pas toujours aux mesures de prise en charge proposées (voir par exemple, la recommandation du Défenseur des droits du 20 avril 2016, précitée ; voir aussi le paragraphe 58 ci-dessus). La Cour note cependant que, de l’avis du Défenseur des droits notamment, les réticences des mineurs isolés étrangers de la lande trouvaient leur cause dans le fait que le dispositif de mise à l’abri était inadapté à leur situation, en raison en particulier de l’éloignement des structures d’accueil ; elle relève aussi que, d’après le Défenseur des droits, cette réticence ne pouvait de toute façon justifier l’inertie des pouvoirs publics, qui avaient l’obligation d’assurer leur protection et donc de s’interroger sur les moyens d’y parvenir en tenant compte des spécificités de leur cas (ibidem). La Cour constate de plus qu’en l’espèce, le requérant déclare de son côté avoir été favorable à une solution de mise à l’abri. Elle rappelle ensuite qu’il s’agissait d’un enfant âgé de douze ans seulement qui, de surcroît, n’avait vraisemblablement qu’une connaissance limitée de la langue française. Elle n’est donc pas convaincue par l’affirmation du Gouvernement selon laquelle il appartenait au requérant d’effectuer lui-même les démarches nécessaires à la mise en œuvre de sa prise en charge. Elle ne considère pas non plus qu’il puisse être reproché aux organisations non gouvernementales qui avaient bénévolement apporté leur soutien au requérant, à l’avocate qui l’avait représenté dans la procédure qui avait abouti à l’ordonnance du 22 février 2016 et à l’administrateur ad hoc qui avait été désigné en 19 février 2016, de ne pas l’avoir conduit dans le foyer désigné par les autorités pour le recevoir, dès lors que cela relevait manifestement de la responsabilité de ces dernières.

91. La Cour est consciente de la complexité de la tâche des autorités internes, eu égard en particulier au nombre de personnes présentes sur la lande à l’époque des faits de la cause, ainsi qu’à la difficulté d’identifier les mineurs isolés parmi eux et de définir et mettre en place des modalités d’accueil adaptées à leur situation alors qu’ils n’étaient pas toujours demandeurs d’une prise en charge. Sur ce dernier point, elle relève l’ambiguïté de l’attitude du requérant qui, s’il a saisi le juge des enfants d’une demande de placement provisoire, n’avait pas pour objectif de rester en France mais projetait de quitter ce pays pour se rendre au Royaume-Uni. La Cour relève aussi que les autorités internes ne sont pas restées totalement inactives puisqu’elles ont effectué des démarches afin d’exécuter l’ordonnance du 22 février 2016.

92. Eu égard aux constats ci-dessus, la Cour n’est toutefois pas convaincue que les autorités, qui ont omis d’exécuter l’ordonnance du juge des enfants du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer du 22 février 2016 ordonnant le placement provisoire du requérant, ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour répondre à l’obligation de prise en charge et de protection de ce dernier, qui pesait sur l’État défendeur s’agissant d’un mineur isolé étranger en situation irrégulière âgé de douze ans, c’est-à-dire d’un individu relevant de la catégorie des personnes les plus vulnérables de la société (paragraphe 74 ci-dessus).

93. Le requérant a ainsi vécu durant plusieurs mois dans le bidonville de la lande de Calais, dans un environnement totalement inadapté à sa condition d’enfant, que ce soit en termes de sécurité, de logement, d’hygiène ou d’accès à la nourriture et aux soins, et dans une précarité inacceptable au regard de son jeune âge.

94. La Cour estime que ces circonstances particulièrement graves et l’inexécution de l’ordonnance du juge des enfants destinée à protéger le requérant, examinées ensemble, constituent une violation des obligations pesant sur l’État défendeur, et que le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention est atteint. Elle en déduit que le requérant s’est trouvé, par la carence des autorités françaises, dans une situation contraire à cette disposition, qu’elle juge constitutive d’un traitement dégradant.

95. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

LES PLACEMENTS ABUSIFS ET DANGEREUX

V.C. c. ITALIE du 1er février 2018 Requête no 54227/14

Article 3 et 8 : Les joies de la justice pour enfant ! Une enfant placée dans une famille d'accueil et retirée de la garde de ses parents, après la mort de sa grand mère, se retrouve prise dans un réseau de prostitution de mineurs, à l'âge de 16 ans. L'État Italien ne l'a donc pas protégée et l'a plutôt mise en danger. Il s'agit d'une violation des articles 3 et 8 de la Conv EDH.

1. Applicabilité de l’article 3 de la Convention

83. Pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. (idem, § 86), étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (voir, entre autres, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999‑IX). Doit également être pris en compte le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telles une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle (comparer, par exemple, avec Selmouni, précité, § 104 ; voir aussi, notamment, Gäfgen, précité, § 88) et l’éventuelle situation de vulnérabilité dans laquelle pourrait se trouver la victime (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 160, CEDH 2016)

84. En l’espèce, la Cour rappelle qu’il n’est pas contesté, dans le cas d’espèce, que la requérante se trouvait dans une situation de vulnérabilité : elle estime, par conséquent, que la requérante peut être considérée comme relevant de la catégorie des « personnes vulnérables » qui ont droit à la protection de l’État (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998‑VI). À cet égard, elle prend acte des violences que la requérante a subies, ayant été victime d’exploitation sexuelle au cours de la période allant de fin août à décembre 2013 et d’un viol en janvier 2014. Elle relève, en outre, que les violences infligées à l’intéressée, qui se sont traduites par des atteintes corporelles et des pressions psychologiques, sont suffisamment graves pour atteindre le degré de gravité nécessaire pour relever de l’article 3 de la Convention et que, dès lors, cette disposition est applicable en l’espèce.

2. Applicabilité de l’article 8 de la Convention

85. La Cour relève que l’applicabilité de l’article 8 de la Convention n’est pas contestée entre les parties. Elle estime qu’il ne fait aucun doute que les violences subies par la requérante, qui portaient atteinte au droit de celle-ci au respect de son intégrité physique (M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 110, 15 novembre 2011), ont été source de perturbations dans le déroulement de la vie quotidienne de l’intéressée et ont porté atteinte à sa vie privée. En outre, elle rappelle avoir déjà jugé que l’intégrité physique et morale d’un individu est englobée dans la notion de vie privée, laquelle s’étend aussi aux relations des individus entre eux. Il paraît d’ailleurs n’y avoir aucune raison de principe de considérer la notion de « vie privée » comme excluant les atteintes à l’intégrité physique (M.C., précité § 150).

86. Il s’ensuit que cette disposition est applicable aux circonstances de l’espèce.

3. Conclusion

87. Compte tenu de ce qui précède ainsi que de la nature et de la substance des griefs exprimés par la requérante en l’espèce, la Cour estime qu’il convient de les examiner sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention.

4. Sur la violation des articles 3 et 8 de la Convention

a) Principes applicables

88. La Cour rappelle d’emblée que l’interdiction des traitements inhumains et dégradants est une valeur fondamentale des sociétés démocratiques (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 87, CEDH 2010, El-Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 195, CEDH 2012, et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 315, CEDH 2014 (extraits)). Il s’agit également d’une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 81 et 89-90, CEDH 2015). L’interdiction en question a un caractère absolu, car elle ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation, et même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, quel que soit le comportement de la personne concernée (voir, notamment, Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 192, CEDH 2014 (extraits), Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 113, CEDH 2014 (extraits), et Bouyid, précité, § 81).

89. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, précité, § 22, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 73-75, CEDH 2001-V, E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, 26 novembre 2002, et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003‑XII). Ces mesures doivent fournir une protection effective notamment s’agissant des enfants, qui sont particulièrement vulnérables, face à diverses formes de violence, et inclure des mesures raisonnables visant à empêcher les mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance ainsi qu’une prévention efficace mettant les mineurs à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (voir, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil 1998-VIII, et E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 88, 26 novembre 2002, Z et autres, précité, § 73, et M.P. et autres, précité, § 108). Pareilles mesures doivent viser à garantir le respect de la dignité humaine et la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant (C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 82, 20 mars 2012, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 65, CEDH 2002‑III).

90. Eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut toutefois interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Pour que l’on puisse parler d’une obligation positive, il doit être établi que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance à l’époque de l’existence d’un risque réel et immédiat pour un individu identifié de subir des mauvais traitements du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures qui auraient raisonnablement pu être réputées de nature à éviter ce risque. Une autre considération pertinente est la nécessité de s’assurer que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent légitimement l’étendue de ses actes d’investigations criminelles et de traduction des délinquants en justice, y compris les garanties figurant à l’article 8 de la Convention (Đorđević c. Croatie, no 41526/10, §§ 139, CEDH 2012 et les citations qui y sont contenues).

91. Pour ce qui est de la protection de l’intégrité physique et morale d’un individu face à autrui, la Cour a déjà dit que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention, et dans d’autres cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 de la Convention – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (voir, parmi d’autres, Osman c. Royaume‑Uni, 28 octobre 1998, §§ 128-130, Recueil 1998‑VIII, Bevacqua et S. c. Bulgarie, no 71127/01, § 65, 12 juin 2008, Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, § 45, 5 mars 2009, A c. Croatie, no 55164/08, § 60, 14 octobre 2010, et Đorđević, précité, §§ 141-143,).

92. Cela étant, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de se substituer aux autorités nationales et d’effectuer à la place de celles-ci un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (idem, § 165). Par ailleurs, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction (Sandra Janković, précité, § 46, et Hajduová c. Slovaquie, no 2660/03, § 47, 30 novembre 2010). La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Bevacqua et S., précité, § 79).

93. L’obligation positive de protéger l’intégrité physique de l’individu s’étend aux questions concernant l’effectivité d’une enquête pénale, ce qui ne saurait être limité aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État (M.C., précité, § 151,).

94. Cet aspect de l’obligation positive ne requiert pas nécessairement une condamnation mais l’application effective des lois, notamment pénales, pour assurer la protection des droits garantis par l’article 3 de la Convention (M.G. c. Turquie, no 646/10, § 80, 22 mars 2016).

95. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans l’obligation d’enquêter. Les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui sont soumises aux autorités (Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 150-151, CEDH 2009). En effet, l’obligation de l’État au regard de l’article 3 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retard inutile.

b) Application à l’espèce des principes susmentionnés

96. Dans la présente affaire, il ne fait aucun doute que les violences subies par la requérante, rentrent dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention et constituent une ingérence dans le droit de celle-ci au respect de son intégrité physique, tel que garanti par l’article 8 de la Convention.

97. La Cour doit rechercher si la législation et son application en l’espèce, associée à l’inaction alléguée des services sociaux, ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention.

98. La question principale qui se pose en l’espèce est donc de savoir si les autorités ont pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir les violences auxquelles la requérante était exposées et à protéger son intégrité physique.

99. La Cour va rechercher tout d’abord si les autorités compétentes étaient ou auraient dû être au fait de la situation de vulnérabilité de la requérante.

100. À cet égard, la Cour constate qu’il ressort du dossier que, dès avril 2013, les autorités avaient connaissance de la conduite irrégulière de la mineure, qui avait été trouvée en possession d’alcool et de drogue, puisque le procureur près le tribunal pour enfants avait été alerté de cette situation.

101. Elle note aussi que, en mai et juin 2013, les parents de la mineure ont informé les autorités de la situation de détresse dans laquelle se trouvait leur fille, qui souffrait d’un trouble bipolaire ainsi que d’un trouble du déficit de l’attention et montrait également des signes d’une personnalité borderline et antisociale (voir paragraphe 8 ci-dessus). Ils ont également évoqué, pièces à l’appui, le risque que celle-ci ne tombât dans un réseau de prostitution.

102. Au vu de ces éléments, la Cour est convaincue que les autorités nationales étaient à connaissance de la situation de vulnérabilité de la mineure et du risque réel et immédiat qu’elle encourait. Elle va donc rechercher si ces mêmes autorités ont, eu égard aux circonstances de l’espèce, pris toutes les mesures raisonnables pour protéger la requérante, et ce dès que les risques courus par celle-ci ont été portés à leur connaissance.

103. La Cour relève ainsi que les autorités ont immédiatement déclenché une enquête pénale, mais qu’aucune mesure de protection n’a été prise à l’égard de la requérante, qui, à l’époque, était âgée de quinze ans. En effet, bien que le procureur ait, dès le 2 juillet 2013 (paragraphe 12 ci–dessus), demandé l’ouverture d’une procédure urgente ainsi que le placement de la mineure dans un établissement spécialisé et l’octroi de sa garde aux services sociaux, le tribunal pour enfants a mis plus de quatre mois pour prendre une décision.

104. La Cour note également qu’il ressort de la procédure pénale relative au réseau de prostitution que, pendant la période en cause, la mineure a été victime d’exploitation sexuelle (paragraphe 52 ci-dessus) : la requérante était donc amenée à se prostituer et une partie de ses gains étaient dus aux agissements des deux membres du réseau de prostitution.

105. La Cour observe que, à la suite de la décision du tribunal pour enfants de décembre 2013, les services sociaux ont mis plus de quatre mois pour mettre en œuvre le placement de la mineure, nonobstant des demandes faites en ce sens par les parents de cette dernière et deux demandes d’information urgentes formulées par le tribunal pour enfants (paragraphes 28 et 29 ci‑dessus).

106. La Cour note que, dans l’intervalle, la mineure a été victime d’un viol (paragraphe 25 ci-dessus), qu’une enquête pénale pour viol en réunion a été ouverte à ce sujet, que les auteurs présumés de l’infraction ont été identifiés et que la procédure est pendante devant le tribunal de Rome (voir paragraphe 54 ci-dessus).

107. La Cour estime que, en ce qui concerne l’évaluation du respect par l’État de ses obligations découlant des articles 3 et 8 de la Convention, un poids considérable doit être donné aux efforts déployés par les services sociaux et/ou de protection de l’enfance afin de prendre les mesures pour protéger le mineur (voir, mutatis mutandis. M.P. et autres, précité, § 116).

108. En l’espèce, la Cour observe qu’il a fallu quatre mois au tribunal pour enfants, à compter du jour où il a eu connaissance de la situation difficile et dangereuse dans laquelle se trouvait la requérante, (voir paragraphe 12 ci-dessus) pour adopter les mesures de protection prévues par la loi et demandées par le procureur, alors que les risques que la mineure fût victime d’exploitation sexuelle étaient connus, étant donné qu’une enquête pénale était en cours et que les parents de la mineure avaient informé les autorités.

109. La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel, à défaut de consentement de la mineure, le placement, dans un établissement, tel que ordonné par le tribunal dans sa décision du 9 décembre 2013 (voir paragraphe 17 ci-dessus), n’était pas possible. À supposer même que tel était le cas, la Cour note a cet égard que, si la mineure avait refusé d’être placée en décembre 2013 (paragraphe 22 ci-dessus), elle a donné son consentement en janvier 2014 (paragraphe 23 ci-dessus), soit trois mois avant son placement dans le centre Karisma (paragraphe 35 ci-dessus). La Cour en conclut que l’absence, à un moment donné, de consentement ne dispensait pas, à elle seule, l’État de prendre rapidement des mesures de protection d’un mineur adéquates et suffisantes, et susceptibles d’assurer la conformité avec les obligations positives imposées par les articles 3 et 8 de la Convention.

Par ailleurs, eu égard au comportement des services sociaux qui ne se présentaient pas aux audiences (paragraphes 14 et 15 ci–dessus) et au temps qu’ils ont mis à choisir un établissement d’accueil – et ce malgré le caractère urgent de la demande formulée par la présidente du tribunal quant aux mesures prises en faveur de la mineure, qui se trouvait dans une situation difficile –, la Cour conclut à un manque d’implication réelle desdits services dans l’exécution de la décision du tribunal pour enfants.

110. Pour la Cour, il incombait aux instances nationales de tenir compte de la situation de vulnérabilité particulière, morale et physique, dans laquelle se trouvait la requérante et d’apprécier la situation en conséquence, en prenant des mesures de protection adéquates dans un bref délai. Cela n’a pas été le cas en l’espèce.

111. La Cour constate que, contrairement aux juridictions pénales qui ont agi rapidement, en réalité les autorités compétentes (tribunal pour enfants et services sociaux) n’ont adopté aucune mesure de protection dans un bref délai alors qu’elles savaient que la requérante était vulnérable, qu’une procédure pour exploitation sexuelle la concernant était encore pendante et qu’une enquête pour viol en réunion était en cours. Ce faisant, les autorités n’ont procédé à aucune appréciation des risques courus par la requérante.

112. Dans ces circonstances, la Cour considère que les autorités ne sauraient passer pour avoir fait preuve de la diligence requise. Dès lors, elle estime qu’elles n’ont pas pris, en temps utile, toutes les mesures raisonnables pour empêcher les exactions dont la requérante a été victime.

113. Partant, la Cour conclut à la violation des articles 3 et 8 de la Convention.

117. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

118. La requérante réclame 150 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle dit avoir subi.

119. Le Gouvernement conteste cette demande.

120. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 30 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

121. Justificatifs à l’appui, la requérante demande également 4 152 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 19 153,65 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

122. Le Gouvernement conteste la prétention formulée par la requérante, arguant que celle-ci n’a pas démontré avoir exposé les frais et dépens réclamés.

123. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale. En revanche, elle estime raisonnable la somme de 10 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde à la requérante.

C. Intérêts moratoires

124. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

IOAN POP ET AUTRES c. ROUMANIE du 6 décembre 2016 requête 52924/09

Article 3 : les parents sont expulsés manu militari de leur maison devant leur enfant de douze ans. Il est resté à l'abandon dans la rue sans prise en charge et sans être placé.

a) Principes généraux

53. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 47, CEDH 2003‑II). La Cour a ainsi jugé qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000‑XI).

54. Combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, § 53, CEDH 2006‑XI).

b) Application de ces principes en l’espèce

55. En l’espèce, il appartient à la Cour de rechercher si l’intervention des autorités lors de l’incident du 4 juillet 2007 et, notamment, la manière dont les intérêts du troisième requérant ont été pris en compte dans la préparation et le déroulement de cette intervention, ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis, mutandis, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 54).

i. Sur la question de savoir si le troisième requérant a été laissé sans la surveillance d’un adulte lors de l’incident du 4 juillet 2007

56. La Cour est confrontée à des versions divergentes quant au sort du troisième requérant lors de l’incident en question. Ce dernier allègue être resté seul pendant plusieurs heures après que ses parents avaient été emmenés au poste de police, tandis que le Gouvernement soutient qu’il a été confié aux sœurs de la deuxième requérante avec l’accord de cette dernière (paragraphe 13 ci-dessus).

57. La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant elle par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25). Une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII).

58. La Cour note que, dans ses observations, le Gouvernement indique se fonder sur les informations de la police et la déclaration de C.M. (paragraphe 51 ci-dessus). Toutefois, elle relève que le Gouvernement n’a pas établi que ces deux éléments de preuve ont été examinés par les tribunaux internes ayant statué sur la plainte pénale des requérants, alors qu’il apparaît que ces derniers avaient bien demandé l’examen d’éléments de preuve supplémentaires (paragraphes 25 et 26 ci-dessus). En effet, la cour d’appel de Cluj a retenu, dans sa décision du 14 octobre 2008, confirmée par la Haute Cour dans un arrêt du 16 mars 2009, que le troisième requérant avait été laissé « sous la surveillance des villageois ». Les tribunaux internes n’ont fait référence ni à la surveillance du troisième requérant par les sœurs de la deuxième requérante ni au consentement éventuel de cette dernière.

59. En outre, la Cour observe que les tribunaux internes, en mentionnant « la surveillance des villageois », expression vague et imprécise, ne donnent aucune indication sur l’identité des personnes auxquelles le troisième requérant aurait été confié ou sur la durée pour laquelle cette mesure aurait été prise, ou encore sur les éléments de preuve sur lesquels ils auraient fondé leurs constats (paragraphe 27 ci-dessus). À cet égard, la Cour constate que les témoignages recueillis dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre le premier requérant semblent plutôt indiquer que, si le troisième requérant a été pris en charge, cela n’a pas été à l’initiative des autorités mais à celle de simples particuliers (paragraphes 17 et 20 ci-dessus).

60. Au vu de ces éléments, la Cour estime suffisamment établi que, le 4 juillet 2007, le troisième requérant a été laissé seul, pendant plusieurs heures, sans qu’il soit confié à la surveillance d’un adulte, alors que ses parents avaient été conduits au poste de police.

ii. Sur les obligations positives des autorités

61. La Cour note que, lors de l’incident du 4 juillet 2007, le troisième requérant était âgé de douze ans et avait été témoin d’une opération policière au cours de laquelle son père avait été immobilisé et menotté et ses parents avaient été conduits au poste de police. Elle ne saurait accepter l’argument du Gouvernement selon lequel, à l’âge de douze ans, le requérant était déjà un jeune adolescent plus vraiment vulnérable ou dépendant de la surveillance de ses parents (paragraphe 51 ci-dessus). Elle estime en effet qu’au vu de son âge et de sa présence lors d’une intervention de police au cours de laquelle il avait été fait usage de la force contre son père, le troisième requérant présentait une vulnérabilité qui aurait dû être prise en compte par les autorités nationales.

62. La Cour souligne ensuite que l’intervention policière du 4 juillet 2007 avait été préparée à l’avance et que la présence du troisième requérant sur les lieux n’a pas été une surprise pour les autorités, ce que le Gouvernement n’a d’ailleurs pas soutenu dans ses observations. Or elle constate que, lors de la préparation de cette intervention, aucune mesure relative au troisième requérant n’a été envisagée. Il n’appartient pas à la Cour d’établir quelle mesure aurait été la plus adéquate au vu des circonstances de l’espèce, mais elle note que la loi no 272/2004 prévoit un ensemble de mesures de protection spéciale pour un enfant qui se trouve privé, de manière temporaire ou définitive, de la surveillance de ses parents, (paragraphe 37 ci-dessus). La Cour est sensible à l’argument du Gouvernement selon lequel des mesures de placement en institution auraient été déraisonnables et disproportionnées (paragraphe 52 ci-dessus), mais rappelle avoir déjà constaté que le Gouvernement n’avait pas établi avec certitude que les autorités aient concrètement envisagé de confier le troisième requérant à une personne privée qu’il connaissait et qui était disposée à s’occuper de lui pendant l’absence de ses parents (paragraphe 59 ci-dessus).

63. La Cour relève en outre que rien n’indique dans la présente affaire que les autorités aient pris le soin d’expliquer au troisième requérant les raisons pour lesquelles la police intervenait et ses parents étaient conduits au poste de police, ou ce qui attendait ces derniers dans le cadre des procédures officielles. Elle estime que les autorités ne pouvaient pas ignorer les conséquences psychologiques que le troisième requérant pourrait éprouver à la suite de l’incident litigieux (voir, mutatis mutandis, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 58). À cet égard, elle prend note des allégations du requérant selon lesquelles il souffre de troubles émotionnels et de bégaiement (paragraphe 14 ci-dessus). Or elle a déjà considéré que de forts sentiments de peur, d’angoisse et d’impuissance chez les requérants, susceptibles de les avilir à leurs propres yeux et aux yeux de leurs proches, peuvent s’analyser en un traitement contraire à l’article 3 (Amarandei et autres c. Roumanie, no 1443/10, §§ 164-165, 26 avril 2016).

64. La Cour estime enfin que le fait que la présence du troisième requérant lors de l’incident du 4 juillet 2007 relève aussi de la responsabilité du premier requérant, qui l’aurait encouragé voire utilisé comme complice, ne saurait effacer l’obligation, pour les autorités, de protéger l’enfant et d’intervenir afin de limiter les risques d’abus (voir, mutatis mutandis, Z et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 29392/95, §§ 73-74, CEDH 2001‑V).

65. Ces éléments permettent à la Cour de conclure que, puisque les autorités nationales n’ont pas pris de mesures pour confier le troisième requérant à un adulte pendant que ses parents étaient au poste de police ni pour lui expliquer sa situation et celle de ses parents, le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention a été atteint, et que l’absence d’adoption par les autorités de mesures adéquates équivaut à un traitement dégradant. Partant, elle dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

NENCHEVA ET AUTRES c. BULGARIE du 18 juin 2013 Requête no 48609/06

L’Etat défendeur a failli à son obligation de protéger la vie des enfants vulnérables placés sous sa responsabilité.

105.  La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, impose à l’Etat l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (McCann et autres, précité, § 147, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998‑III, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 88, CEDH 2004‑VIII, et Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 79, 17 janvier 2008).

106.  La Cour a eu l’occasion d’examiner ces obligations, entre autres, dans le domaine des activités dangereuses (Öneryıldız, précité, Iliya Petrov c. Bulgarie, no 19202/03, 24 avril 2012, Kolyadenko et autres c. Russie, nos 17423/05, 20534/05, 20678/05, 23263/05, 24283/05 et 35673/05, 28 février 2012), de la santé publique (Calvelli et Ciglio, précité), des risques de calamités (Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, CEDH 2008 (extraits) Murillo Saldias et autres c. Espagne (déc.), no 76973/01, 28 novembre 2006), du système social (Dodov, précité), et d’autres activités dont les autorités sont responsables, telle que par exemple la sécurité des lieux publics, afin d’éviter que surviennent des blessures importantes ou le décès des personnes qui s’y trouvent (Ciechońska c. Pologne, no 19776/04, § 67, 14 juin 2011). L’obligation de l’Etat de protéger la vie a aussi été vue comme comprenant le devoir d’assurer des services de secours d’urgence lorsque les autorités sont informées que la vie ou la santé d’une personne se trouve en danger en raison d’un accident (Furdik c. Slovaquie (déc.), n42994/05, 2 décembre 2008). Cette liste n’est pas exhaustive. Ainsi, la Cour a observé que l’obligation de protéger la vie doit être interprétée comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie (Öneryıldız, précité, § 71). La Cour a aussi dit que cette obligation s’applique aux autorités du domaine de l’enseignement scolaire qui assument un devoir de protection de la santé et du bien-être des élèves, plus précisément des jeunes enfants qui sont particulièrement vulnérables et se trouvent sous le contrôle exclusif des autorités (Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu c. Turquie, no 19986/06, § 35, 10 avril 2012).

107.  Les obligations découlant de l’article 2 impliquent pour l’Etat un devoir primordial de protéger le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne (Boudaïeva et autres, précité, § 129).

108.  La Cour estime également que l’article 2 de la Convention peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même. Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue, en particulier, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil 1998‑VIII). Pour qu’il y ait obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (voir, parmi beaucoup d’autres, Van Colle c. Royaume-Uni, no 7678/09, § 88, 13 novembre 2012, A. et autres c. Turquie, no 30015/96, §§ 44-45, 27 juillet 2004, et Ilbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu, précité, § 36).

109.  Les obligations découlant de l’article 2 ne s’arrêtent pas là. Dans les cas de pertes de vies humaines dans des circonstances de nature à engager la responsabilité de l’Etat, cette disposition impose à l’Etat de garantir, par tous les moyens à sa disposition, une réponse appropriée –judiciaire ou autre – permettant au cadre législatif et administratif conçu pour protéger le droit à la vie d’être mis en œuvre comme il se doit et garantissant la répression et la sanction de toute atteinte à ce droit (Boudaïeva et autres, précité, § 138).

110.  La Cour a maintes fois affirmé qu’un système judiciaire efficace tel qu’il est exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale. Si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans le contexte spécifique des négligences médicales, « pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées » (Vo, précité, § 90, Calvelli et Ciglio, précité, § 51, CEDH 2002‑I, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, §§ 90, 94, 95, CEDH 2002‑VIII, et Öneryıldız, précité, § 92). Dans certains cas de mort provoquée par négligence, la Cour a jugé que la mise en œuvre des procédures administratives disponibles était suffisante pour remplir les obligations positives des autorités sur le terrain de l’article 2 (Murillo Saldias et autres (déc.), précitée).

111.  Dans le domaine de la santé publique, les Etats doivent mettre en place un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient publics ou privés, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie de leurs malades. Ils doivent également instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, tant ceux agissant dans le cadre du secteur public que ceux travaillant dans des structures privées, et le cas échéant d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio, précité, § 49). L’obligation de réglementer les activités des établissements de santé s’étend aux membres de leur personnel, dans la mesure où leurs actes peuvent aussi mettre en péril la vie des patients, en particulier lorsque la capacité de ces derniers à prendre soin d’eux-mêmes est limitée (Dodov, précité, § 81).

112.  La Cour a estimé que l’article 2 implique une obligation d’enquête officielle pour les autorités dans le domaine des activités dangereuses si la mort a eu lieu à la suite d’événements survenus sous la responsabilité des pouvoirs publics. En effet, ceux-ci sont souvent les seuls à disposer des connaissances suffisantes et nécessaires pour identifier et établir les phénomènes complexes susceptibles d’être à l’origine de tels incidents (Öneryıldız, précité, § 93). Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou autorités de l’Etat pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité (Mastromatteo, précité, § 89, et Paul et Audrey Edwards, précité, §§ 69 et 71).

113.  Dans les cas où il est établi que la faute imputable, de ce chef, aux agents ou organes de l’Etat va au-delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, en ce sens qu’ils n’ont pas pris, en toute connaissance de cause et dans l’exercice des pouvoirs qui leur étaient conférés, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier les risques inhérents à une activité dangereuse, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2, abstraction faite de toute autre forme de recours que les justiciables pourraient exercer de leur propre initiative (Öneryıldız, précité, § 93).

114.  La Cour a aussi affirmé qu’un système judiciaire efficace tel qu’il est exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale. Elle a souligné qu’il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens, en ce sens que c’est le processus en lui-même et non pas l’issue de la procédure en question qui est pertinent pour apprécier l’effectivité de l’enquête des autorités (voir, mutatis mutandis, Nadrossov c. Russie, no 9297/02, § 38, 31 juillet 2008).

115.  Il ne faut nullement déduire de ce qui précède que l’article 2 peut impliquer le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers (voir, mutatis mutandis, Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I) ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée (voir, mutatis mutandis, Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 111, CEDH 2001-III).

116.  En revanche, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes injustifiées au droit à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’Etat de droit, ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (voir, mutatis mutandis, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, §§ 108, 136‑140, CEDH 2001‑III). La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas devant elles à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Öneryıldız, précité, § 96, Giuliani et Gaggio, précité, § 306).

ii.  Application de ces principes dans la présente affaire

117.  La Cour se doit d’abord d’établir quelles étaient les obligations que les circonstances particulières de la présente affaire ont fait naître pour l’Etat défendeur.

118.  A cet égard, elle estime que, face aux allégations des requérants dans le sens que les autorités ont failli à l’obligation de protéger le droit à la vie de leurs enfants, il est essentiel de se convaincre que lesdites autorités auraient dû savoir sur le moment qu’il existait un risque réel pour la vie de ces enfants et qu’elles n’ont pas pris, dans les limites de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (paragraphe 108 ci-dessus). A cette fin, plusieurs éléments semblent déterminants pour l’appréciation de la responsabilité des autorités nationales.

119.  Tout d’abord, il n’est pas contesté par les parties que les autorités s’étaient engagées à prendre soin des enfants par le fait de leur placement dans le foyer de Dzhurkovo. Il s’agissait de personnes vulnérables – des enfants et jeunes adultes âgés de moins de 22 ans atteints de troubles mentaux et physiques graves, qui avaient été soit abandonnés par leurs parents soit placés avec l’accord de ceux-ci (paragraphe 7 ci-dessus). Tous avaient donc été confiés aux soins de l’Etat dans un établissement public spécialisé et se trouvaient, notamment compte tenu de leur particulière vulnérabilité, sous le contrôle exclusif des autorités.

120.  La Cour relève aussi que le Gouvernement ne conteste pas la gravité des carences marquant les conditions de vie au foyer de Dzhurkovo pendant la période en cause. Les enfants des requérants ont été soumis à des conditions de vie des plus mauvaises : ils manquaient d’alimentation, de médicaments, ainsi que de vêtements et de linge de lit en quantité suffisante, et vivaient dans des pièces insuffisamment chauffées en hiver (paragraphes 29-31 ci-dessus). De telles conditions de vie mettaient inévitablement en péril la vie d’enfants vulnérables atteints de maladies exigeant des soins spécifiques et renforcés.

121.  La Cour observe ensuite que, dans un contexte d’hiver rigoureux et de crise économique grave, des informations concrètes concernant le risque encouru par les enfant en raison de l’insuffisance de chauffage, d’alimentation et de médicaments étaient disponibles à partir du 10 septembre 1996. En effet, selon les éléments du dossier, c’est à cette date que la directrice du foyer, soutenue par le maire de Laki, a jugé que la situation exposait les enfants à des risques graves et a commencé à alerter les autorités en demandant une aide appropriée. Ainsi, il apparaît que dès le mois de septembre, soit au début de l’automne et environ trois mois avant la survenue du premier décès au foyer, les responsables au plus haut niveau au sein du ministère du Travail et de la Politique sociale et d’autres institutions publiques avaient été mis au courant des risques qui pesaient sur la santé et la vie des enfants au foyer de Dzhurkovo. Par ailleurs, la Cour note que la directrice avait incessamment signalé la gravité des conditions de vie et la difficulté d’apporter les soins nécessaires aux enfants, et appelé à l’aide de nombreuses structures publiques ou humanitaires (paragraphes 32-37 ci‑dessus). La Cour tient donc pour établi que les autorités publiques, à plusieurs niveaux, avaient une connaissance exacte de la réalité du danger quant à l’état de santé des enfants vivant au foyer de Dzhurkovo. De plus, à cette époque, le taux de mortalité au foyer était considérablement plus élevé que d’habitude (paragraphe 59 ci-dessus).

122.  Il convient de noter ensuite que – et c’est là un élément crucial dans l’affaire – la survenue des évènements tragiques n’était pas soudaine, ponctuelle et imprévue, comme dans le cas d’un évènement de force majeure auquel l’Etat pourrait ne pas être en mesure de faire face. Les cas de décès se sont succédé et le drame du foyer s’est ainsi étalé dans le temps. En effet, quinze enfants et jeunes adultes, dont sept étaient les enfants des requérants, ont trouvé la mort entre le 15 décembre 1996 et le 14 mars 1997, soit au cours d’une période d’environ trois mois. Cet élément aurait dû paraître pour le moins suspect et exigeait une explication (voir, mutatis mutandis, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 105, CEDH 2000‑VII, Slimani c. France, no 57671/00, §§ 30 et 47, CEDH 2004‑IX (extraits), et Pankov c. Bulgarie, no 12773/03, § 50, 7 octobre 2010). Même si, comme cela a été relevé par les rapports d’expertises médicales présentés devant les juridictions internes, différents facteurs ont pu contribuer aux décès individuels, les circonstances exceptionnelles de la présente affaire se distinguent d’autres situations où il peut être admis qu’un cas de décès isolé dans un établissement de santé peut résulter de causes non imputables aux autorités médicales, ou même relever d’une erreur médicale sans que l’obligation de l’Etat de protéger la vie soit mise en cause (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V ; Dodov, précité, § 82).

123.  Ainsi, la Cour estime que, bien que la présente affaire ne concerne pas l’exercice d’une activité dangereuse, elle met en cause une situation de danger pour la vie de personnes vulnérables confiées aux soins de l’Etat, pleinement connue par les autorités et pouvant être décrite comme un drame au niveau national. Il s’agit dès lors d’une question touchant non seulement à la condition individuelle des requérants, mais relevant de l’intérêt public. Ainsi, les circonstances dénoncées dépassent le cas d’une négligence des professionnels de santé et la Cour est d’avis que, compte tenu de l’ensemble des éléments qui viennent d’être exposés et de l’intérêt public à protéger, les autorités nationales avaient l’obligation de prendre de manière urgente des mesures appropriées pour protéger la vie des enfants, indépendamment de l’action de leurs parents, et de fournir une explication sur les causes des décès et sur les éventuelles responsabilités par le biais d’une procédure engagée d’office.

124.  Concernant l’obligation des autorités de prendre des mesures de protection, de nombreux éléments au dossier, à savoir l’absence de réaction pendant plusieurs mois aux alertes de la directrice concernant la situation au foyer (paragraphes 37 et 39 ci-dessus) ou l’absence apparente d’une aide médicale prompte et appropriée (paragraphes 10-25 ci-dessus) indiquent que les autorités n’ont pas pris des mesures promptes, concrètes et suffisantes pour prévenir les décès dénoncés, alors qu’elles avaient une connaissance précise des risques réels et imminents pour la vie des personnes concernées. Or la Cour relève qu’aucune explication officielle n’a été fournie à cet égard.

125.  En effet, s’agissant du devoir de l’Etat défendeur d’engager une procédure d’enquête officielle effective sur les circonstances en cause, la Cour estime, contrairement à ce que le Gouvernement suggère, que la voie civile permettant aux requérants de demander et d’obtenir une indemnisation individuelle ne peut être une réponse suffisante au regard de l’article 2 de la Convention pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la préventions des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (voir paragraphe 116 ci-dessus). La Cour vient en effet de constater que les faits l’espèce démontrent une situation exceptionnelle et non un cas ordinaire de négligence (paragraphe 123 ci-dessus). Dès lors, nonobstant la possibilité ouverte aux requérants dans le cadre d’une procédure civile en indemnisation d’établir les faits et d’obtenir une indemnisation, dans la mesure où la voie en cause dépend uniquement de l’initiative des victimes, quelle qu’en soit l’issue, la Cour estime qu’elle ne peut entrer en ligne de compte dans le cadre de la réaction exigée de l’Etat, l’article 2 imposant en l’espèce aux autorités bulgares l’obligation de conduire une enquête d’office (paragraphe 123 ci-dessus ; voir aussi Öneryıldız, précité, § 111).

126.  Par conséquent, la Cour doit se pencher sur la réaction des autorités nationales et le caractère de l’enquête officielle conduite en l’espèce. Elle doit avant tout remarquer que la nécessité d’enquêter a été perçue et reconnue au niveau national, étant donné le fait qu’une telle enquête officielle a fini par être engagée (paragraphe 41 ci-dessus).

127.  La Cour estime qu’il convient d’examiner si les autorités bulgares ont conduit cette enquête conformément aux exigences de diligence et de promptitude requises par l’article 2. De plus, une telle enquête doit porter aussi bien sur l’établissement des circonstances que sur l’éventuelle implication des autorités, l’existence d’un cadre réglementaire relatif à l’obligation de ces autorités de protéger la vie, ou encore l’identification, le cas échéant, des personnes impliquées en vue de les obliger à rendre des comptes (paragraphes 109-116 ci-dessus).

128.  La Cour rappelle d’abord qu’il est essentiel, lorsque surviennent des décès dans des situations controversées, que les investigations soient menées à bref délai (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86).

129.  Elle note à cet égard que l’information pénale a été ouverte seulement au printemps 1999 (paragraphe 41 ci-dessus), alors que les décès en cause étaient survenus entre décembre 1996 et mars 1997, de sorte que l’enquête officielle n’a commencé que plus de deux ans après les évènements. Aucune explication n’a été fournie par le Gouvernement pour l’absence d’enquête pendant cette période. La procédure pénale s’est ensuite étendue sur une huitaine d’années (à partir du printemps 1999 et jusqu’au 9 janvier 2007), dont environ six ans pour le seul stade de l’instruction préliminaire et environ deux ans pour la procédure judiciaire, dans laquelle trois instances se sont prononcées. La Cour relève à cet égard qu’au cours de l’instruction préliminaire, les actes d’enquête ont été accomplis en 1999 et 2000. Il n’apparaît pas que les autorités de poursuite aient été actives entre 2001 et le 5 avril 2004 (paragraphes 42-44 ci-dessus). Sur ce point également, le Gouvernement ne fournit aucune justification.

130.  La Cour rappelle que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les proches (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86). Il est vrai qu’en l’espèce l’enquête présentait une complexité supposant une quantité considérable de préparatifs, avec un nombre important de personnes appelées à témoigner (environ cinquante) et de nombreux documents à rassembler, ainsi qu’une certaine ampleur des investigations et des expertises à mener dès lors qu’il y avait trois accusés et de multiples victimes. Toutefois, l’absence injustifiée d’ouverture d’une quelconque procédure officielle – pénale, administrative ou autre – pendant les deux premières années après les évènements tragiques, ainsi que la durée de l’instruction préliminaire, comportant une période d’inactivité de presque quatre ans, ont pu être de nature à compromettre l’efficacité de l’enquête en l’espèce, malgré la diligence apparente déployée ensuite par les trois instances judiciaires.

131.  La Cour relève également que l’enquête n’a pas permis d’établir la part respective, comme facteurs éventuels de la survenue des décès, de chaque élément défaillant dans le système de protection des enfants, compte tenu notamment de l’état de santé de ces derniers, ainsi que de leur espérance naturelle de vie dans les conditions dans lesquelles ils étaient placés. Les informations médicales présentes au dossier apparaissent insuffisantes mais la Cour constate que les requérants n’ont pas demandé plus d’informations, ou n’ont pas démontré de préoccupation ou de suspicion, et relève d’ailleurs que, pour la plupart, ils n’ont pas assisté aux funérailles organisées d’office. La Cour conçoit qu’il ne peut être requis au regard de la Convention que la loi interne prévoie une autopsie dans tous les cas de décès dans une institution sociale. En l’espèce, l’absence d’autopsie n’a pas permis de constater avec certitude si et dans quelle mesure les décès étaient survenus en raison de facteurs naturels, tels que les maladies des enfants et leur espérance de vie moins élevée. Malgré cela, l’enquêté a été suffisante pour exclure la responsabilité pénale des trois accusés et a confirmé qu’en plus de l’état de santé vulnérable des enfants, le caractère insuffisant de la nourriture, du chauffage et des soins médicaux pouvait être vu comme un facteur essentiel ayant contribué aux décès (paragraphe 52 ci‑dessus).

132.  Les retards accusés dans la procédure pénale ont rendu impossible la prompte vérification de la question de savoir si le comportement d’autres personnes responsables du fonctionnement du foyer avait pu contribuer aux évènements tragiques. Dans cette période, une des personnes responsables du fonctionnement du foyer est décédée et certaines archives administratives ont été détruites en raison du temps écoulé (paragraphe 46 ci-dessus). La Cour considère dès lors qu’en l’espèce les autorités ne peuvent passer pour avoir agi avec une diligence raisonnable, ce qui a empêché le prompt établissement des causes concrètes des décès et du lien éventuel entre ces causes et le comportement des différents fonctionnaires responsables.

133.  Pour ce qui est de la portée de l’enquête, la Cour note qu’en théorie le système paraît suffisant pour assurer la protection du droit à la vie dans le contexte examiné : à ce titre, l’article 123, alinéa 1 du code pénal incrimine l’homicide involontaire par négligence ou par manquement à une obligation légale de sécurité ou de prudence lors de l’exercice d’une profession ou autre activité à risque réglementée par la loi. De plus, l’article 137 de ce code punit le fait de s’abstenir, en connaissance de cause, de prêter assistance à une personne vulnérable en danger (paragraphes 68-69 ci‑dessus).

134.  S’agissant de la procédure pénale menée en l’espèce, la Cour observe que les poursuites n’ont visé que le décès des treize enfants indiqués par l’acte d’accusation (paragraphe 48 ci-dessus), et non pas des quinze, et que le Gouvernement n’a pas fourni d’explication à cet égard. Concernant l’analyse du lien de causalité entre les décès survenus et les actes des personnes responsables de la protection de leur vie, les requérants estiment que l’enquête a porté à tort sur les seules accusations contre les membres du personnel du foyer, alors qu’il aurait fallu dès le départ rechercher des responsabilités à un plus haut niveau dans les institutions publiques. La Cour constate que l’enquête des juridictions internes a été réduite à la question de la responsabilité pénale éventuelle des trois accusés. Les autorités judiciaires ont examiné cette responsabilité, et ont acquitté les accusés en établissant qu’il n’y avait pas de lien entre le comportement de ces personnes et la survenue des décès. Il est à noter que le tribunal régional a ordonné la réalisation d’un deuxième rapport médical afin, notamment, de clarifier ce lien (paragraphe 53 ci-dessus). Les juridictions internes ont établi que les trois accusés n’avaient pas enfreint leurs obligations professionnelles et avaient engagé, autant qu’il leur était possible, les moyens à leur disposition pour atténuer la rigueur des conditions de vie dans l’établissement (ibidem). La Cour ne s’estime pas compétente pour analyser plus avant ces conclusions et elle garde à l’esprit que c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il incombe d’appliquer et interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I). Dans la mesure où les obligations de l’Etat défendeur sont de moyens et non pas de résultat, le fait que les trois accusés ont été acquittés ne permet pas en soi de conclure que la procédure pénale n’a pas répondu aux exigences de l’article 2 de la Convention.

135.  La Cour note en revanche qu’au cours de la procédure pénale les tribunaux ont relevé d’autres facteurs – en l’occurrence certaines carences du système de gestion du foyer de Dzhurkovo – ayant eu un impact sur la survenue des décès. En particulier, ils ont établi que les autorités responsables n’avaient pas pris de décisions pour réagir avec priorité à la nécessité de protéger les personnes vulnérables qu’étaient les enfants placés au foyer de Dzhurkovo face à un risque accru pour leur santé et leur vie au cours de cette période difficile. Les juridictions ont ainsi mis en lumière les manquements concrets imputables aux autorités publiques qui, malgré le fait qu’elles avaient été sollicitées à plusieurs reprises par la directrice de l’établissement, n’avaient pas procédé aux réajustements budgétaires nécessaires pour permettre l’achat de nourriture et de combustible en quantité suffisante, ni assuré les soins médicaux adéquats en temps utile.

136.  Dans le cadre de la procédure pénale conduite en l’espèce, les juridictions ont établi que les trois accusés ont fait tout ce qui était dans leur compétence pour protéger la vie des enfants et ont clairement indiqué que le dysfonctionnement du système était attribuable aux autorités qui n’avaient pas répondu aux appels de la directrice (paragraphe 53 ci-dessus). Toutefois, les juridictions sont parvenues à ces conclusions dans une procédure limitée aux accusations contre les trois employés du foyer. Ces constats n’ont pas donné lieu à des démarches visant à vérifier si les manquements dans le système résultaient d’actes illégaux de la part des représentants des autorités, pour lesquels ces derniers auraient dû rendre des comptes.

137.  Le Gouvernement expose que le laps de temps écoulé et la destruction des archives n’ont pas permis de savoir si des procédures administratives ou disciplinaires ont eu lieu. La Cour ne peut s’accorder avec cet argument dans la mesure où il est contraire à l’exigence de diligence inhérente à la notion de réponse adéquate du système national. Elle observe qu’aucun autre élément du dossier n’indique qu’une telle procédure ait été ouverte par les autorités afin d’examiner si un éventuel dysfonctionnement du système de gestion du foyer, ou le cas échéant, des manquements de la part des fonctionnaires concrets, avaient provoqué les évènements dramatiques en cause.

138.  Tel aurait pu être le cas si par exemple il avait été fait une analyse de la responsabilité des représentants des autorités municipales, comme suggéré dans le rapport de l’enquêteur de police du 3 juin 1999 (paragraphe 42 ci-dessus), ou encore de celle des intervenants du secteur de l’assistance sociale ayant accepté l’arrivée de huit nouveaux enfants au milieu de l’hiver (paragraphe 36 ci-dessus), ou des raisons de l’absence de réponse rapide des autorités centrales aux alertes sur les risques imminents – ce qui, naturellement, ne signifie pas qu’une telle enquête supplémentaire aurait nécessairement eu pour résultat de révéler la responsabilité d’individus concrets et d’entraîner leur punition.

139.  Il apparaît ainsi que l’enquête conduite en l’espèce n’a pas eu pour vocation de faire la lumière sur toutes les circonstances entourant les évènements tragiques survenus, de déterminer tous les facteurs ayant contribué aux décès et d’examiner l’importance respective des facteurs naturels, d’une part, et de la défaillance du système à pourvoir une réaction prompte et appropriée au danger existant pour la santé et la vie des enfants. Une telle analyse, réalisée de manière prompte et adéquate, aurait permis d’identifier, le cas échéant, les personnes concrètes qui en étaient les responsables, de manière à prévenir la survenue de tels évènements à l’avenir.

140.  En conclusion, pour les raisons énoncées au paragraphe 125 ci‑dessus, la Cour considère que la voie de recours civile d’indemnisation ouverte aux requérants n’était pas suffisante dans les circonstances exceptionnelles de la présente espèce pour satisfaire les obligations de l’Etat défendeur au regard de l’article 2 de la Convention et rejette en conséquence l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement (paragraphes 95-98 ci-dessus).

141.  La Cour estime ensuite, au vu de tout ce qui vient d’être exposé, que dans les circonstances particulières de la présente affaire l’Etat défendeur a failli à son obligation de protéger la vie des enfants vulnérables placés sous sa responsabilité et n’a pas accompli son devoir de mettre la lumière sur les faits en mettant en œuvre des mécanismes procéduraux adéquats, manquant ainsi de protéger l’intérêt public que les évènements particulièrement tragiques de l’espèce ont fait apparaître. Partant, elle conclut à la violation de l’article 2 de la Convention.

L'ÉTAT DOIT PROTÉGER LES ENFANTS DES ACTIVITES DANGEREUSES

CEYHAN c. TURQUIE arrêt du 3 décembre 2024 requête n° 5576/19

Art 2 (matériel et procédural) • Obligations positives • Mineur ayant perdu une main dans l’explosion d’une munition qui avait été égarée suite à un exercice militaire dans une zone de tirs à proximité de son village • Absence de mesures promptes, concrètes et suffisantes pour sécuriser la zone dangereuse, informer la population, sensibiliser les mineurs et empêcher la découverte ou le déplacement par des civils des munitions militaires non-explosées • Défaut d’enquête effective • Action judiciaire éteinte par prescription environ quinze ans après les faits, les circonstances exactes de l’accident restant inconnues • Autorités nationales en défaut d’éclaircir les responsabilités pénales avec la célérité et la diligence requises 

b)   Principes généraux

  1. Volet matériel de l’article 2 de la Convention

59.  La première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention garantit le droit à la vie en des termes généraux et, dans certaines circonstances bien définies, elle fait peser sur les États l’obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (voir, notamment, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, Paşa et Erkan Erol c. Turquie, n51358/99, §§ 24 et 30, 12 décembre 2006, et Oruk, précité, § 42),

60.  Cette obligation doit être interprétée comme valant dans le contexte de toute activité publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie, et a fortiori dans le domaine spécifique des activités dangereuses (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 69-74, CEDH 2004-XII, Kolyadenko et autres c. Russie, nos 17423/05, 20534/05, 20678/05, 23263/05, 24283/05 et 35673/05, § 158, 28 février 2012, et Oruk, précité, § 44), mais pas de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, en perdant de vue, en particulier, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (A. et autres c. Turquie, no 30015/96, § 45, 27 juillet 2004, Albekov et autres c. Russie, no 68216/01, § 79, 9 octobre 2008, Oruk, précité, § 45, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 160, 25 juin 2019).

En effet, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Toutefois, il en va autrement, notamment lorsqu’il est établi que lesdites autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier ce risque (voir, par exemple, Paşa et Erkan Erol, précité, § 31).

61.  L’obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie implique avant tout le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie.

62.  À cet égard, la Cour souligne que, dans le domaine spécifique des activités dangereuses, il faut réserver une place singulière à une réglementation adaptée aux particularités de l’activité en question, notamment au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie humaine. Cette réglementation doit régir l’autorisation, la mise en place, l’exploitation, la sécurité et le contrôle afférents à l’activité, et imposer à toute personne concernée par celle-ci l’adoption de mesures d’ordre pratique propres à assurer la protection effective des citoyens dont la vie risque d’être exposée aux dangers inhérents au domaine en cause.

Parmi ces mesures préventives, il convient de souligner l’importance du droit du public à l’information, tel que consacré par la jurisprudence de la Cour, et qui peut être revendiqué aux fins de la protection du droit à la vie.

Les réglementations doivent par ailleurs prévoir des procédures adéquates tenant compte des aspects techniques de l’activité en question et permettant de déterminer les défaillances ainsi que les fautes qui pourraient être commises à cet égard par les responsables à différents échelons (Öneryıldız, précité, §§ 89-90, Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, §§ 132 et 133, CEDH 2008, et Oruk, précité, §§ 52 à 54).

  1. Volet procédural de l’article 2 de la Convention

63.  Quant au volet procédural de l’article 2, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas intentionnelle, l’obligation positive de mettre en place « un système judiciaire efficace » n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans certains cas de décès provoqués par négligence, la Cour a ainsi estimé que la mise en œuvre de procédures administratives était suffisante pour remplir les obligations positives des autorités sur le terrain de l’article 2 (par exemple, Murillo Saldias et autres c. Espagne (déc.), no 76973/01, 28 novembre 2006).

Elle a, par exemple, jugé que lorsqu’était en cause une négligence de la part des agents de l’État dans l’application de la réglementation relative à la destruction de munitions militaires, une voie de réparation pouvait être considérée comme adéquate et suffisante, et comme répondant au critère du « système judiciaire efficace » (Hayri Aslan c. Turquie (déc.), no 18751/05, 30 novembre 2010, Oruk, précité, § 48, Akdemir et Evin, précité, §§ 51, 53 et 55, Abdulbari Tamuçu et autres, précitée, §§ 61 et 70, et Abdulhamit Yılmaz, décision précitée, § 51).

64.  Toutefois, la Cour a aussi maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances, doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I). En effet, dans les cas de pertes de vies humaines dans des circonstances de nature à engager la responsabilité de l’État, cette disposition impose à l’État de garantir, par tous les moyens à sa disposition, une réponse appropriée – judiciaire ou autre – permettant la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et administratif conçu pour protéger le droit à la vie et assurant la répression et la sanction de toute atteinte à ce droit (Boudaïeva et autres, précité, § 138, et Oruk, précité, § 47).

65.  S’agissant particulièrement du domaine des activités dangereuses lorsque celles-ci ont entraîné mort d’homme à la suite d’évènements survenus sous la responsabilité des pouvoirs publics, l’article 2 impose aux autorités une obligation d’enquête officielle. En effet, celles-ci sont souvent les seules à disposer des connaissances suffisantes et nécessaires permettant d’identifier et d’établir les phénomènes complexes susceptibles d’être à l’origine de tels incidents (Öneryıldız, précité, § 93, et Oruk, précité, § 49). Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou d’autorités de l’État pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès – et/ou des blessures potentiellement mortelles – survenus sous leur responsabilité (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 89, CEDH 2002‑VIII, et Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, §§ 69 et 71, CEDH 2002‑II).

66.  Ainsi, dans les cas où il est établi que la faute imputable, de ce chef, aux agents ou organes de l’État va au-delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, en ce sens qu’ils n’ont pas pris, en toute connaissance de cause et dans l’exercice des pouvoirs qui leur étaient conférés, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier les risques inhérents à une activité dangereuse, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2, abstraction faite de toute autre forme de recours que les justiciables pourraient exercer de leur propre initiative (Öneryıldız, précité, § 93, et Oruk, précité, § 50).

Dans pareilles situations, la Cour a déjà déclaré qu’il ne pouvait être remédié à une atteinte au droit à la vie par le seul octroi de dommages-intérêts (Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, §§ 56‑57, 20 décembre 2007, Leonidis c. Grèce, no 43326/05, §§ 46-48, 8 janvier 2009, Amaç et Okkan c. Turquie, nos 54179/00 et 54176/00, §§ 32 et 35, 20 novembre 2007, Alkın, précité, §§ 30 et 31, et Oruk, précité, §§ 65 et 66).

67.  En résumé, dans le domaine d’activité en question, le système judiciaire exigé par l’article 2 doit comporter un mécanisme d’enquête officielle, indépendant et impartial, répondant à certains critères d’effectivité et de nature à assurer la répression pénale des atteintes à la vie du fait d’une activité dangereuse, si et dans la mesure où les résultats des investigations justifient cette répression. En pareil cas, les autorités compétentes doivent faire preuve d’une diligence et d’une promptitude exemplaires et procéder d’office à des investigations propres à, d’une part, déterminer les circonstances dans lesquelles une telle atteinte a eu lieu ainsi que les défaillances dans la mise en œuvre du cadre réglementaire et, d’autre part, identifier les agents ou les organes de l’État impliqués, de quelque façon que ce soit, dans l’enchaînement de ces circonstances (Öneryıldız, précité, § 94, et Iliya Petrov c. Bulgarie, no 19202/03, § 73, 24 avril 2012, et Oruk, précité, § 55).

Cela étant, les exigences de l’article 2 s’étendent au-delà du stade de l’enquête officielle, lorsqu’en l’occurrence celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de l’obligation positive de protéger la vie par la loi (Öneryıldız, précité, § 95).

68.  Il ne faut nullement déduire de ce qui précède que l’article 2 peut impliquer le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée. En revanche, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes injustifiées au droit à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit, ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 116, 18 juin 2013, Öneryıldız, précité, §§ 89 et 96, et Oruk, précité, § 46).

c)    Application des principes précités à la présente espèce

  1. Qualification factuelle des circonstances de la cause

69.  La Cour souligne tout d’abord que la présente affaire concerne l’exercice d’une activité militaire dont la dangerosité ne faisait aucun doute et était pleinement connue des autorités nationales, sachant qu’il n’a été contesté ni au cours de la procédure devant les instances nationales ni lors de la procédure devant elle que la blessure du requérant a eu pour cause l’explosion d’une munition ayant appartenu aux forces armées turques et provenant de la zone de l’ancienne perrière sise à Karataş utilisée pour des exercices militaires.

Que la plénière de la Cour de cassation militaire ait conclu qu’il était impossible de déterminer à quelle date et par quelles unités militaires les munitions non-explosées avaient été laissées sur place (paragraphe 27 ci‑dessus) n’a aucune incidence à cet égard.

70.  Avant d’aborder son analyse dans ce contexte, la Cour estime devoir revenir sur l’argument du Gouvernement tendant à distinguer les circonstances déterminantes de la présente affaire de celles relevées dans l’arrêt Oruk, précité, en se référant à certains exemples postérieurs à ce dernier (paragraphe 45 in fine ci-dessus).

À cet égard, la Cour rappelle que l’affaire Akdemir et Evin concernait l’explosion d’une munition d’entraînement originellement non-létale provenant d’un polygone de tir officiel de l’armée, à savoir d’une zone militaire, et vraisemblablement remplie artisanalement d’explosif à des fins terroristes. Quant à l’affaire Abdulhamit Yılmaz, il s’agissait d’un type de munition utilisé pour les entraînements militaires effectués dans une aire de tirs officiel de la gendarmerie – entouré généralement d’un grillage et clos par un cadenas – situé à un kilomètre de la maison, à laquelle, les enfants avaient apparemment ramené des munitions de ce type, sans que l’on puisse déterminer où et comment ils auraient pu se les procurer. Dans les affaires Sarıhan et Sarur il était question de l’explosion de mines antipersonnel dans des zones frontalières strictement militaires, dont les côtés étaient signalés et qui étaient entourées de barbelés et de panneaux d’avertissement quant à la présence de mines. Pour ce qui est de l’affaire Abdulbari Tamuçu et autres, il s’agissait d’une explosion d’un obus de mortier retrouvé dans un champ du village inhabité d’Övecik, qui n’était pas une zone militaire, mais qui se trouvait dans une région en proie depuis longtemps à des actes de terrorisme, étant entendu que si cet obus, utilisé – à une date indéterminable – contre des terroristes, n’avait pas explosé, le déminage de la zone d’affrontement avait néanmoins été jugé comme comportant trop de risques pour la vie des soldats.

71.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances spécifiques de la présente cause, la situation dénoncée par le requérant s’apparente plus à celle examinée dans l’affaire Oruk, où il était question de la découverte par des enfants d’un obus non-explosé après un exercice d’artillerie et abandonné sur le terrain de tirs.

  1.  Les caractéristiques de la zone d’exercice militaire et les mesures de sécurité

72.  Cela étant dit, le Gouvernement n’a fourni aucune information au sujet de la réglementation relative aux zones de tir militaires et des dispositions régissant les conditions dans lesquelles les tirs y sont effectués, en particulier quant aux dispositifs de sécurité qui s’imposent pour la protection des civils vivant à proximité de ces zones. Toutefois, eu égard aux éléments du dossier, la Cour n’estime pas nécessaire de s’attarder sur cette question de règlementation pour apprécier le grief du requérant, qui se plaint notamment de l’absence de mesures concrètes visant à la protection de sa vie contre les dangers que représentent les munitions militaires non explosées.

73.  À cet égard, la Cour souligne que les conclusions des autorités nationales quant aux circonstances dans lesquelles le requérant serait entré en possession de la munition litigieuse demeurent sans incidence au regard de l’obligation positive qui incombait à l’État quant à la protection de la vie (Oruk, précité, § 61).

En effet, la zone concernée faisait vraisemblablement partie du pâturage du village et les bergers pouvaient s’y rendre pour nourrir leur élevage. Rien dans le dossier ne donne à penser que les autorités militaires pouvaient ignorer cette situation de fait. Pour la Cour, il est difficilement concevable, dans l’environnement naturel et les conditions de vie d’un village où les mineurs participent aux tâches quotidiennes, telles que faire paître les animaux, d’attendre qu’ils se comportent en adultes responsables face à de tels dangers, bien connu par l’armée, mais imprévisibles pour eux (voir, mutatis mutandis, Paşa et Erkan Erol, précité, §§ 33 et 36).

74.  Dans la présente affaire, vu la situation du terrain en question, les mesures de sécurité avaient une importance accrue et il relevait de la responsabilité première des autorités militaires de veiller à la sécurisation et à la surveillance de la zone de tir afin d’empêcher tout accès à celle-ci et de réduire au maximum le risque de déplacement des munitions non explosées qui s’y trouvaient.

75.  Sur ce point, le Gouvernement n’a pas fourni d’explications ni de descriptif sur les caractéristiques de la zone d’exercice de tir dont il s’agit ; selon un rapport d’évaluation commandé par le parquet militaire du commandement de l’armée de terre à Ankara, cette zone aurait été marquée avec un drapeau de signalisation le 8 janvier 2007, mais rien n’indiquait ce qu’était la situation le jour de l’accident (paragraphe 19 ci-dessus) ; nul n’a du reste prétendu que cette zone était entourée, par exemple, d’un grillage ou de barbelés et qu’elle comportait des signalétiques appropriés d’avertissement ou bien d’autres dispositifs susceptibles de signaler la dangerosité de la zone du fait de la présence de munitions non-explosées.

76.  En l’absence de tels dispositifs, il appartenait à l’État d’assurer la dépollution efficace de la zone de tir afin d’éliminer toutes les munitions non explosées et de garantir que cette zone et ses environs fussent exempts de tout danger pour les populations civiles (Oruk, précité, § 62).

77.  Sur ce point précis, la Cour estime devoir s’attarder sur un élément particulier. Le 26 avril 2007, le parquet d’Ergani envoya au laboratoire criminel de la police de Diyarbakır deux engins qui avaient été retrouvés sur la zone d’exercice par R.C., le père du requérant. L’expertise a permis de savoir qu’il s’agissait de munitions utilisées par les forces de l’armée. Selon cette expertise, l’une de ces pièces correspondait aux composants complets « fusée » et « obus », d’une bombe qui était tirée, mais qui n’avait pas explosée, et qui était toujours fonctionnelle (paragraphes 14 et 16 ci-dessus). Certes, ces conclusions ont été remises en cause par une expertise privée que la plénière de la Cour de cassation militaire a entériné et, selon laquelle, il était impossible de découvrir sur un terrain de tir une bombe complète, lancée mais non explosée, car la douille restera toujours près de l’arme de tir (paragraphe 27 ci-dessus).

La Cour en convient, mais, hormis le fait que la première expertise semble plutôt qualifier de complet seulement les composants « fusée » et « obus » d’une bombe, sans la « douille », force est plutôt d’observer qu’en fait le terrain de tir en question contenait plus de munitions non-explosées que la seule bombe de T-40 ayant fait l’objet de l’enquête interne : a minima, il s’agit de celle, susceptible d’exploser, ramassée par R.C. et celle explosée dans les mains du requérant.

78.  Quoi qu’il en soi, en l’espèce, le parquet d’Ergani, les experts désignés par le parquet militaire du commandement de l’armée de terre à Ankara ainsi que ceux missionnés par le tribunal militaire du commandement du 7e corps de l’armée de Diyarbakır ont fait état et cas de ces défaillances (paragraphes 18, 19 et 23 ci-dessus). De surcroît, les autorités en ont révélé d’autres relativement à l’absence des communications nécessaires avec les instances préfectorales et administratives locales et le commandement militaire supérieur (paragraphes 19, 22 et 23 ci-dessus).

79.  Partant, la Cour estime que, dans la présente affaire, les défaillances en matière de sécurité ont été telles qu’elles dépassent la simple négligence de la part des autorités militaires (paragraphe 66 ci-dessus). Malgré leur connaissance précise des risques réels pour la vie qui étaient en jeu dès lors que des munitions non explosées se trouvaient sur un site qui relevait de leur contrôle, elles n’ont pas pris de mesures promptes, concrètes et suffisantes pour sécuriser ce site, informer la population et pour empêcher que pareilles munitions non neutralisées ne soient découvertes ou déplacées par des civils.

  1.  L’information du public

80.  Quant à cette dernière question, la Cour estime que la seule information des villageois par le biais du mukhtar du village sur le début des exercices ne saurait être considérée comme suffisante pour exonérer les instances nationales de cette responsabilité au regard des personnes résidant à proximité de la zone d’exercice.

Eu égard à la gravité du danger en cause, la Cour estime que les autorités auraient dû veiller à ce que la population civile résidant à proximité de la zone de tir militaire soit, dans son ensemble, avertie des risques auxquels elle s’exposait lorsqu’elle se trouvait en présence de munitions non explosées. Les autorités auraient dû particulièrement veiller à ce que les mineurs, plus vulnérables que les adultes, prennent la mesure du danger que représente ce type de munition qu’ils s’avèrent susceptibles de manipuler par jeu ou par curiosité en les croyant inoffensifs. Or, rien dans le dossier ne permet de penser que les autorités nationales aient pris pareilles mesures de sensibilisation que requérait l’exercice d’une activité militaire dangereuse dans une zone qui ne faisait l’objet d’aucune réelle délimitation physique (Oruk, précité, § 64).

81.  Dans de telles circonstances, même une annonce de la part du mukhtar sur la présence d’une bombe de T-40 non-explosée après les tirs n’aurait pas suffi (Oruk, précité, § 63). En effet, il ressort clairement du dossier que, si les autorités militaires elles-mêmes n’ont pas été en mesure de localiser ladite bombe restée sur le terrain parce que le sol était enneigé au moment des recherches (paragraphe 7, 19 in limine et 52 ci-dessus), il est aussi évident que – comme il a été relevé au niveau interne – elles ne sont jamais employées à reprendre les recherches après la fonte de la neige (paragraphe 19 in fine ci‑dessus) ; cette munition a juste été abandonnée.

  1.  Le comportement du requérant

82.  Comme le Gouvernement l’a rappelé (paragraphe 54 in fine ci‑dessus), il est vrai que, au vu des particularités d’une affaire donnée, la Cour peut tenir compte de l’âge et du comportement fautif des victimes d’accidents causés par des munitions égarées, mais cela ne s’impose guère dans le cas présent, pour les raisons qui suivent.

83.  Premièrement, la Cour ne saurait suivre le Gouvernement lorsqu’il argue d’une déclaration que le requérant aurait faite le 24 avril 2007 au parquet, démontrant qu’il savait qu’il avait pénétré une « zone d’exercice militaire » et qu’il était au courant de l’annonce faite par les haut-parleurs de la mosquée que l’endroit où les tirs « avaient été effectués » était dangereux et que les villageois ne devaient pas s’en approcher (paragraphe 54 in limine ci-dessus).

Tout d’abord, d’après les experts, la région utilisée en l’espèce comme aire d’exercices n’avait pas la qualité de « zone d’exercice militaire » (paragraphe 23 ci-dessus).

Ensuite, il ressort du dossier que le mukhtar du village avait fait des annonces la veille et le jour de commencement de l’exercice, soit les 10 et 11 janvier 2007, mais pas après que les tirs « aient été effectués » (paragraphes 5, 6, 8 et 13 in limine ci-dessus) ; encore faut-il observer que, contrairement à ce que suggère le Gouvernement (paragraphe 52 ci-dessus), ce n’est pas l’unité militaire qui avait fait annoncer le début des exercices via le mukhtar ; c’était apparemment un certain sergent-chef B., ou l’un des gardes de village de Şölen (paragraphe 19 ci-dessus) qui lui en avait parlé officieusement (paragraphe 5 ci-dessus), étant entendu qu’en date du 31 décembre 2013, l’identité du personnel qui aurait ainsi informé le mukhtar demeurait toujours inconnu des autorités (paragraphe 22 ci-dessus).

Enfin, le dossier ne contient pas de compte-rendu d’audition daté du 24 avril 2007 ; l’annexe no 16 auquel le Gouvernement se réfère à ce sujet est le compte-rendu de l’audience du 27 octobre 2017, où le requérant a été entendu par commission rogatoire à Ergani en sa qualité de plaignant, et où, il n’a pas parlé d’une quelconque forme d’information fournie aux villageois (paragraphe 30 ci-dessus).

84.  Deuxièmement, la Cour réitère qu’elle peut certes tenir compte de la capacité de discernement des victimes dans son appréciation, mais celle-ci va strictement de pair avec l’efficacité des méthodes d’information et d’avertissement utilisés par les autorités nationales pour protéger la population. Ainsi, si le Gouvernement se prévaut du paragraphe 55 de son arrêt Sarıhan, précité (paragraphe 54 in fine ci-dessus), la Cour estime suffisant de renvoyer au paragraphe précédent du même arrêt :

« 54.  (...) en l’espèce, que le requérant a été gravement blessé après avoir pénétré sciemment dans le terrain miné. (...) il ressort du dossier que des panneaux d’avertissement étaient implantés sur le terrain entouré de barbelés et que les autorités avaient informé les personnes habitant dans cette zone des dangers représentés par ce terrain, dont l’accès était interdit. (...) Le croquis des lieux dessiné le jour de l’incident montre aussi l’existence des panneaux d’avertissement placés à intervalles réguliers du côté du village. La Cour estime donc que les personnes habitant dans la zone étaient ou auraient dû être au courant des risques liés au terrain miné (...) »

Le cas sus-décrit est sans commune mesure avec celui de l’espèce.

  1. La réaction judiciaire requise en l’espèce

85.  Au vu de ce qui précède, la Cour réaffirme que l’État défendeur avait l’obligation d’engager une procédure d’enquête officielle effective sur les circonstances en cause et, contrairement à ce que le Gouvernement suggère, la voie administrative permettant d’obtenir une indemnisation individuelle ne pouvait être une réponse suffisante au regard de l’article 2 de la Convention, sous son volet procédural, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Nencheva et autres, précité, § 125, et Oruk, précité, § 66).

86.  La première conséquence de cette conclusion est donc qu’en l’espèce on ne saurait reprocher au requérant de ne pas avoir attendu la clôture du recours administratif compensatoire dont se prévaut le Gouvernement pour exciper du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 46 ci‑dessus).

Il convient donc de rejeter cette exception.

87.  La seconde conséquence est que, dans la présente affaire, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2 de la Convention (voir, par exemple, Öneryıldız, précité, § 93 in fine, Kalender c. Turquie, no 4314/02, § 52, 15 décembre 2009, et Oruk, précité, § 65).

Reste donc à se pencher sur la procédure pénale menée en l’occurrence.

88.  À cet égard, la Cour rappelle avant tout l’exigence de célérité et de diligence raisonnable qui est implicite dans le contexte de l’obligation d’enquête (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 237, 30 mars 2016) et se réfère aux attendus de l’arrêt de la plénière de la Cour de cassation militaire (paragraphe 27 ci-dessus). Il y est souligné que l’impossibilité d’identifier l’unité militaire responsable de la munition T-40 égarée était du fait qu’aucune recherche concrète n’avait été réalisée à cette fin pendant les neuf ans subséquents à l’exercice litigieuse.

Pareille carence a assurément compromis la chance d’aboutissement des investigations (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 337, CEDH 2014 (extraits)), notamment en ce qui concerne les deux défaillances qui ont été décisives aux yeux de la plénière.

89.  Premièrement, les autorités ont fait abstraction du rapport d’expertise privée que le colonel B.K. faisait valoir pour sa défense et qui contredisait l’expertise du 8 mai 2007 du laboratoire criminel de la police de Diyarbakır (paragraphe 16 ci-dessus). Une nouvelle expertise visant à lever cette contradiction s’imposait, ce qui n’a pas été fait.

Deuxièmement, l’enquête aurait dû répondre à la question soulevée par le juge dissident H.G. du tribunal militaire (paragraphe 24 in fine ci-dessus), ce qui impliquait un examen comparatif des numéros de série des bombes T-40 retirées du dépôt avec ceux des munitions utilisées lors de l’exercice et celui de la bombe livrée au parquet par R.C.

90.  De surcroît, la procédure diligentée dans la présente affaire a été rendue caduque par une prescription, de sorte que les circonstances exactes de l’accident litigeuse sont restées inconnues.

91.  En l’espèce, le 31 décembre 2013, au terme d’une enquête qui a duré environ sept ans et demi, le parquet militaire a déféré les officiers B.K. et S.D. devant le tribunal militaire du commandement du 7e corps de l’armée de Diyarbakır, pour abus dans l’exercice de leurs fonctions (paragraphe 22
ci-dessus), étant entendu que le dossier est muet sur le sort du sous-officier Ö.Ö., initialement suspecté d’avoir failli à procéder à de recherches et inspections après l’exercice de tirs, ainsi que d’avoir omis d’informer la population au sujet de l’existence de munitions non-explosées (paragraphe 18 ci-dessus).

Le 1er juin 2015, B.K. et S.D. ont été déclarés coupables des faits reprochés (paragraphe 24 ci-dessus). Le 15 avril 2016, la plénière de la Cour de cassation militaire infirma ce jugement (paragraphe 26 ci-dessus). Le 5 octobre 2016, les juges de première instance ont décliné leur compétence ratione personae, en faveur du tribunal militaire près l’État-major, au motif que, dans l’intervalle, B.K. avait été promu au grade de général de brigade. Avant que la procédure ne reprenne, les juridictions militaires furent abolies par une réforme constitutionnelle (paragraphe 29 ci-dessus) et le dossier a été transféré au tribunal correctionnel de Diyarbakır qui acquitta les deux officiers (paragraphe 31 ci-dessus). En fin de compte, le 16 février 2022, soit environ quinze ans après l’accident litigieux, la Cour de cassation déclara l’action éteinte par prescription (paragraphe 32 ci-dessus).

92.  En l’espèce, la Cour ne saurait admettre qu’une procédure engagée aux fins de faire la lumière sur des accusations de négligence par rapport à une activité militaire dangereuse puisse durer aussi longtemps en droit interne, au mépris de l’exigence d’un examen prompt et sans retard inutile de l’affaire (voir, par exemple, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, § 101, CEDH 2013).

93.  Les obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention ne peuvent guère être considérées comme étant accomplies lorsqu’une procédure s’achève uniquement par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale ; sinon, le système pénal ne peut avoir aucune force dissuasive propre à assurer la prévention efficace d’actes illégaux lorsque, à l’issue des procédures, les auteurs présumés bénéficient de la prescription en raison de l’inactivité, voire de l’absence de volonté des autorités judiciaires à garantir le respect du droit à la vie et aboutir à la sanction des responsables (voir, par exemple, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 76, CEDH 2006-XII (extraits), Türkmen c. Turquie, no 43124/98, §§ 51 et 53, 19 décembre 2006, Yeşil et Sevim c. Turquie, no 34738/04, § 38, 5 juin 2007, Teren Aksakal c. Turquie, no 51967/99, § 88, 11 septembre 2007, Evrim Öktem c. Turquie, no 9207/03, § 55, 4 novembre 2008, Tuna c. Turquie, no 22339/03, § 71, 19 janvier 2010, Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, § 144, 24 mai 2011, Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, § 84, 8 novembre 2011, Mehmet Yaman c. Turquie, no 36812/07, § 71, 24 février 2015, Öztünç c. Turquie, no 14777/08, § 72, 9 février 2016, Üstdağ c. Turquie, no 41642/08, § 69, 13 septembre 2016, Hamdemir et autres c. Turquie, no 41896/08, § 59, 15 novembre 2016, et Nihat Soylu c. Turquie, no 48532/11, § 65, 11 décembre 2018).

94.  Certes, d’aucuns pourraient attribuer pareil retard aux questions inévitables de compétence entre les instances de droit commun et militaires ou aux particularités de la justice pénale militaire ou bien aux besoins socio-politiques justifiant telle ou telle réforme constitutionnelle. Or, il suffit de rappeler que la Türkiye est responsable de l’ensemble de ses mécanismes étatiques susceptibles d’influer sur le sort d’une affaire donnée et c’est à lui seul qu’il appartient d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles découlant de l’article 2 (voir, R.M.D. c. Suisse, 26 septembre 1997, § 54, Recueil 1997‑VI, Hüseyin Şimşek c. Turquie, no 68881/01, § 70, 20 mai 2008, Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 59, 25 juin 2013, Zafer Öztürk c. Turquie, no 25774/09, § 58, 21 juillet 2015, İbrahim Keskin c. Turquie, no 10491/12, § 70, 27 mars 2018, Bilinmiş c. Turquie, no 28009/10, § 51, 23 octobre 2018, et Nihat Soylu, précité, § 65).

95.  À ce sujet, la Cour ne saurait suivre le Gouvernement lorsqu’il reproche au requérant d’avoir omis d’introduire devant la Cour constitutionnelle un recours individuel pour se plaindre de l’inefficacité de la procédure pénale en cause et notamment de sa clôture pour motif de prescription (paragraphe 47 ci-dessus).

En effet, si la pertinence de pareil recours est indéniable concernant les obligations procédurales faites par l’article 2 (voir, parmi beaucoup d’autres, Şefika Ak c. Turquie (déc.), no 38628/10, § 43, 27 novembre 2010, Mehmet Kaya c. Turquie, no 9342/16, §§ 39-43, 20 mars 2018, et Kırbayır c. Turquie (déc.), no 11947/12, § 60, 28 avril 2020), il n’en demeure pas moins que les perspectives de succès dudit recours dépend complètement de l’interprétation que la Cour constitutionnelle pourrait faire quant à la nature de la réaction judiciaire exigée face à la situation en cause en l’espèce.

96.  En l’occurrence, la Cour constitutionnelle a déjà procédé à une telle interprétation dans son arrêt du 17 mai 2018 ; elle a jugé que, la blessure du requérant n’ayant pas résulté d’un acte volontaire, la voie de réparation administrative était celle à exercer et que l’État n’était pas tenu de diligenter une enquête pénale propre à conduire à la condamnation des deux officiers accusés de négligences (paragraphe 42 ci-dessus).

Partant, il serait illusoire d’escompter que la Cour constitutionnelle revienne sur sa qualification précédente et sanctionne le fait que la procédure pénale litigieuse a été rendue caduque par prescription.

97.  Par conséquent, la Cour rejette également l’exception que le Gouvernement tire du non-épuisement de la voie constitutionnelle sur ce point.

  1. Conclusion de la Cour

98.  En conclusion, la Cour estime que les autorités nationales ont manqué à leur obligation à prendre des mesures appropriées pour protéger la vie des personnes résidant à proximité de la zone de tir litigieuse, dont le requérant, et de faire la lumière sur les responsabilités pénales à cet égard avec la célérité et la diligence requises.

99.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet tant matériel que procédural. 

PITSILADI ET VASILELLIS c. GRÈCE du 6 juin 2023 requêtes n° 5049/14 et 5122/14

Art 2 (procédural) • Obligations positives • Impossibilité légale pour des parents d’accéder aux sommes issues d’une collecte de dons pour financer le traitement médical à l’étranger de leur enfant décédé depuis • Pas de question soulevée de négligence médicale ou de refus de soins médicaux • Bonne foi des autorités nationales ayant modifié la loi pour leur permettre d’accéder aux dons • Pas de dysfonctionnement dans les circonstances résultant du manquement par l'État à son obligation de mettre en place un cadre réglementaire • Impossibilité de constater un lien de causalité entre la conduite des autorités et le décès de l’enfant

a) Principes généraux

44.  L’article 2 § 1 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et illégale, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Les obligations positives découlant de l’article 2 doivent être interprétées comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie (voir, entre autres références, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 130, CEDH 2014, et Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002-I).

45.  La Cour a jugé qu’il existait à la charge de l’État une obligation positive d’adopter et de respecter une réglementation propre à protéger les citoyens dans le domaine de la santé publique (voir, par exemple, Calvelli et Ciglio, précité, § 49). Aux fins de l’examen auquel la Cour se livre dans une affaire donnée, la question de savoir si l’État a failli à son obligation d’adopter et de respecter une telle réglementation appelle de sa part une appréciation concrète, et non abstraite, des défaillances alléguées. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle n’a pas normalement pour tâche d’examiner dans l’abstrait la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l’ont touché a donné lieu à une violation de la Convention. En conséquence, le simple fait que le cadre réglementaire puisse être défaillant par certains côtés ne suffit pas en lui‑même à soulever une question sous l’angle de l’article 2 de la Convention. Il faut encore démontrer que cette défaillance a nui au patient (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 188, 19 décembre 2017, ainsi que les affaires qui y sont citées).

46.  La Cour a aussi dit que l’on ne saurait exclure que les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle de l’article 2 (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000-V, Nitecki c. Pologne (déc.), no 65653/01, 21 mars 2002, Trzepałko c. Pologne (déc.), no 25124/09, § 23, 13 septembre 2011, et Wiater c. Pologne (déc.), no 42290/08, § 34, 15 mai 2012). Dans le contexte d’allégations de négligence médicale, les obligations positives matérielles des États en matière de traitement médical sont limitées au devoir de poser des règles, c’est-à-dire de mettre en place un cadre réglementaire effectif obligeant les établissements hospitaliers, qu’ils soient publics ou privés, à adopter les mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 186).

47.  Dans les affaires où l’État est tenu de prendre des mesures positives, le choix de celles-ci relève en principe de sa marge d’appréciation. Étant donné la diversité des moyens propres à garantir le droit au « respect de la vie privée », le fait pour l’État concerné de ne pas mettre en œuvre une mesure déterminée prévue par le droit interne ne l’empêche pas de s’acquitter de son obligation positive par d’autres moyens (voir, par exemple, İlbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu c. Turquie, no 19986/06, § 37, 10 avril 2012).

48.  La Cour a aussi jugé, en ce qui concerne la portée des obligations positives de l’État en matière de soins médicaux, qu’une question pouvait se poser sous l’angle de l’article 2 de la Convention lorsqu’il était prouvé que les autorités avaient mis la vie d’une personne en danger en lui refusant les soins médicaux qu’elles s’étaient engagées à fournir à l’ensemble de la population ( Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 219, CEDH 2001-IV, Nitecki, décision précitée, Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, CEDH 2005‑I, Gheorghe c. Roumanie (déc.), no 19215/04, 22 septembre 2005, et Wiater, décision précitée, § 35). Elle a aussi examiné, dans l’affaire Hristozov et autres c. Bulgarie (nos 47039/11 et 358/12, CEDH 2012), le cas de l’accès à des fins médicales à des médicaments non autorisés et a estimé que l’article 2 de la Convention ne pouvait être interprété comme exigeant que l’accès à des médicaments non autorisés destinés aux patients en phase terminale soit régi dans un sens précis (ibidem, § 108).

49.  La Cour rappelle aussi que selon sa jurisprudence dans les affaires où il y a eu un refus d’accès à un traitement d’urgence vital, l’ensemble des éléments qui suivent doivent être réunis. Premièrement, il faut que les prestataires de santé aient, au mépris de leurs obligations professionnelles, refusé à un patient un traitement médical d’urgence alors qu’ils savaient pertinemment que ce refus mettait la vie du patient en danger. Deuxièmement, pour être attribuable aux autorités de l’État, le dysfonctionnement en cause doit être objectivement et réellement reconnaissable comme systémique ou structurel et ne doit pas seulement comprendre les cas individuels dans lesquels quelque chose n’a pas ou a mal fonctionné. Troisièmement, il doit y avoir un lien entre le dysfonctionnement dénoncé et le préjudice subi par le patient. Enfin, ce dysfonctionnement doit être dû au non-respect par l’État de son obligation de mettre en place un cadre réglementaire (Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 194-196).

b) Application au cas d’espèce

50.  La Cour note qu’en l’espèce les requérants ne prétendent pas que leur fils s’est vu refuser des soins médicaux, qui étaient par ailleurs disponibles en Grèce, et qu’ils ne se plaignent pas non plus de la qualité des soins reçus. Il ne s’agit pas d’un cas de négligence médicale. Il ressort du dossier que leur fils a bénéficié d’un accès à des infrastructures et à des traitements médicaux, qu’il a suivi gratuitement un traitement approprié et disponible dans les hôpitaux nationaux mais aussi privés, et qu’il a été opéré et a subi une transplantation (paragraphes 5 et 9 ci-dessus). Les intéressés ne suggèrent pas non plus que l’État aurait dû financer le traitement de leur fils au motif qu’eux-mêmes n’avaient pas été en mesure d’en assumer le coût. Ils ne reprochent pas à l’État de ne pas avoir eu accès aux fonds publics, étant donné que, comme il a été établi par les juridictions nationales, les sommes collectées sur le compte bancaire ouvert à leur profit n’avaient pas été saisies par les autorités nationales et n’appartenaient donc pas à l’État. Ils ne critiquent d’ailleurs pas une absence de règles dans le domaine de la santé publique, mais plutôt la teneur des règles existantes relatives à la collecte de dons, qu’ils estiment trop restrictives. Au vu de la jurisprudence de la Cour résumée ci-dessus, il y a lieu de rappeler qu’il existe des obligations positives découlant de l’article 2 en matière de santé publique dans le contexte d’allégations de négligence médicale ou dans celui de refus de soins. Or les requérants ne soutiennent pas que leur fils s’est vu refuser des soins médicaux. La Cour estime que la présente affaire ne peut s’inscrire dans aucun des contextes de refus de soins médicaux décrits précédemment (paragraphes 48 et 49 ci-dessus).

51.  Elle examinera le grief des requérants relatif à l’accès rapide au compte bancaire sur lequel avaient été déposées les sommes collectées du point de vue des obligations positives de l’État de mettre en place un cadre réglementaire pour la protection de la santé de ses citoyens. La Cour relève qu’en l’espèce il existait une réglementation sur les collectes de dons – les loteries ou les marchés philanthropiques et les conditions d’accès à des sommes provenant de collectes de dons visant à garantir la sécurité juridique et la protection des contributeurs, à lutter contre des phénomènes de fraude et à éviter d’exploiter le sentiment philanthropique du public. Elle constate ainsi la légitimité des buts poursuivis, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui. Elle estime que ce cadre réglementaire ne concernait pas en principe le domaine de la santé publique et que l’article 2 de la Convention ne saurait être interprété comme exigeant que l’accès à des sommes collectées par un appel aux dons soit régi dans un sens précis.

52.  La Cour ne perd pas de vue qu’une réglementation spécifique était à la disposition des requérants qui auraient pu demander en suivant la procédure devant les comités spéciaux de santé (paragraphe 21 ci-dessus) que l’hospitalisation de leur fils à l’étranger et même aux États-Unis soit financée. En effet, l’arrêté ministériel no Φ7/οικ.15 du 7 janvier 1997 prévoit en détail les conditions et la procédure selon laquelle une telle demande doit être soumise aux organismes sociaux afin de recevoir une décision favorable après un avis motivé établi par les comités spéciaux de santé. Les requérants ont soutenu qu’ils se sont adressés à des médecins traitants et aux comités de santé compétents qui ont exclu la possibilité de financer le traitement de leur fils à l’étranger. Même si la Cour ne saurait spéculer sur le résultat d’une telle demande dans la présente espèce, les requérants n’ont pas fourni d’informations concrètes montrant qu’ils ont suivi la procédure prévue par l’arrêté ministériel. La Cour ne saurait donc admettre que la situation susmentionnée nécessitait de prévoir, en tant que mesure préventive prise en vertu de l’article 2 de la Convention, une exception à l’interdiction d’organiser une collecte de dons en vue de financer un traitement médical.

53.  La Cour note aussi que dans la présente affaire les autorités nationales étaient de bonne foi et qu’elles n’ont pas refusé de prendre des mesures en vue de compléter le cadre législatif relatif aux collectes de dons sur la base duquel les requérants se plaignent. Ces derniers avaient adressé le 13 juin 2000 une demande d’autorisation pour pouvoir transférer la somme d’argent nécessaire et ainsi couvrir les frais d’hospitalisation de leur fils. Or l’autorisation requise exigeait une modification législative qui devait être voté par le Parlement. Le 29 novembre 2000, la banque a transféré la somme de 35 216 EUR, en attendant qu’une modification du cadre législatif soit envisagée. Le 15 février 2001, soit huit mois après que la demande en question a été formulée, la loi no 2889/2001 modifiant le système des collectes de dons a été votée. Elle est entrée en vigueur le 2 mars 2001 et, le même jour, le ministre de la Santé a donné sans attendre l’autorisation en question (paragraphes 8-10 ci-dessus). Les autorités grecques n’ont pas refusé de s’employer effectivement à autoriser l’accès des requérants aux sommes collectées afin que leur fils puisse suivre son traitement.

54.  La Cour considère qu’il n’est pas possible de répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’impossibilité d’avoir un accès immédiat à une collecte de dons d’argent pour financer un traitement à l’étranger entre ou non dans le champ d’application de l’article 2, dans la mesure où, à supposer même que celui-ci s’appliquerait, les exigences liées à la protection de la vie n’ont pas été méconnues par l’État défendeur.

55.  La Cour est certes consciente de la dimension tragique que revêtent les circonstances de l’affaire qui lui est soumise ainsi que la mort du fils des requérants deux jours après avoir obtenu l’autorisation ministérielle, soit le 4 mars 2001. Cependant, à supposer même que l’article 2 s’appliquerait, prenant en considération l’ensemble des circonstances de la cause et surtout le fait qu’une procédure permettant de demander un financement n’était pas exclue par le droit national, qu’il n’est pas clair que la situation à laquelle les requérants étaient confrontés était apparue auparavant et que les autorités nationales n’ont pas significativement tardé à prendre des mesures, la Cour ne peut que constater l’absence d’un élément quelconque donnant à penser que les autorités internes ont failli à une obligation positive leur incombant en vertu de l’article 2 de la Convention.

56.  Eu égard à l’ensemble des circonstances susmentionnées, la Cour ne peut conclure à un dysfonctionnement résultant d’un manquement par l’État à son obligation de mettre en place un cadre réglementaire. En tout état de cause, elle ne peut constater l’existence d’un lien de causalité entre la conduite des autorités grecques et la survenance du décès de P.V. Elle ne perd pas de vue que l’hôpital Memorial Sloan Kettering Cancer Center proposait un programme de thérapie pionnière pratiqué dans le cas particulier de P.V. qui, selon l’avis médical soumis par les requérants, pouvait statistiquement prolonger la vie des patients. Toutefois, il ressort du dossier que l’hôpital n’avait envoyé qu’un document informatif sur le programme de thérapie et ses méthodes alors que l’évaluation médicale individualisée de leur fils devait avoir lieu lors du rendez-vous prévu à l’hôpital le 5 février 2001 (paragraphe 10 ci-dessus).

57.  Par ailleurs, une rechute de l’état de santé de P.V. avait été constatée par les hôpitaux nationaux dès octobre 2000. Le 4 décembre 2000, l’hôpital The Royal Mardsen a déclaré qu’une récidive locale avait été observée malgré le fait que P.V. avait suivi un traitement et a estimé qu’il était très probable que bientôt des métastases se propageraient ailleurs. Une autre rechute avait eu lieu le 13 février 2001 (paragraphes 9-10 ci-dessus). La Cour tient à souligner que le traitement proposé aux États-Unis n’aurait en tout cas pas commencé avant le 5 février 2001. Elle constate que la loi a été votée le 15 février 2001 et que l’autorisation du ministre a été donnée le 2 mars 2001. P.V. est décédé le 4 mars 2001. Compte tenu de la santé précaire de ce dernier et de la détérioration de son état constatée au cours des deux mois ayant précédé le rendez-vous du 5 février 2001 et huit jours après cette date, il s’ensuit qu’on ne se trouve pas en l’espèce dans une situation où l’action positive de l’État aurait, d’un point de vue raisonnable, sans doute prolongé la vie de P.V. et pallié le risque de décès.

58.  Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

SARUR C. Turquie du 2 mai 2017 requête 55949/11

Non violation article 2 : un adolescent de 16 ans entre dans un champs de mines, il est estropié, la CEDH répond qu'il n'avait qu'à lire. 2 opinions dvergentes sont publiées. Un appel devant la Grande Chambre est nécessaire, dans cette affaire.

40. La Cour rappelle les principes de sa jurisprudence en matière de droit à la vie. Tout d’abord, la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention, lequel se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 146-147, série A no 324), impose à l’État l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 117, CEDH 2015 (extraits)).

41. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que les blessures du requérant sont dues à l’explosion d’une mine antipersonnel dans le périmètre d’une zone militaire qui avait été minée par les autorités nationales.

42. Elle relève ensuite que le requérant n’a aucunement argué que l’État défendeur avait délibérément cherché à provoquer une atteinte à sa vie. Dans le contexte de la présente affaire, la tâche de la Cour consiste donc à déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, les autorités avaient pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher que la vie du requérant fût mise en danger.

43. À cet égard, la Cour rappelle que la présente affaire concerne l’exercice d’une activité militaire qui relevait de l’État, et dont la dangerosité ne faisait aucun doute et était pleinement connue des autorités nationales.

44. La Cour rappelle encore que, dans sa décision dans l’affaire Özdemir c. Turquie ((déc.), no 16197/06, 17 novembre 2015), elle a déclaré irrecevable un grief similaire, tiré de l’article 2 de la Convention, car le proche des requérants avait volontairement pénétré dans la zone militaire où des dispositifs de sécurité étaient en place.

45. En l’espèce, la Cour relève que le requérant a été gravement blessé après avoir pénétré sciemment dans le terrain miné. Elle observe aussi qu’il ressort du dossier que des panneaux avertissant de l’existence des mines antipersonnel étaient implantés tous les 50 mètres autour du terrain en cause, lui-même entouré de barbelés.

46. La Cour note que, à l’époque de l’incident, le requérant avait 16 ans et que, par conséquent, il était en mesure de comprendre les risques inhérents à son entrée dans un terrain miné interdit d’accès. Ainsi, eu égard aux dispositifs d’avertissement utilisés par les autorités nationales, elle estime qu’il a dû être au courant du fait que le terrain en question était miné (Sarıhan, précité § 55).

47. Malgré le caractère incontestablement tragique que revêt la présente affaire, la Cour constate que rien ne lui permet de mettre en cause le contenu des jugements rendus par les autorités judiciaires internes, puisque la partie requérante n’étaie pas devant elle, preuves à l’appui, la thèse de l’insuffisance des mesures de sécurité.

48. Au regard de l’ensemble des pièces du dossier relatives, notamment, aux différents actes d’enquête réalisés en droit interne, elle estime qu’il n’existe aucune raison laissant à penser que l’État défendeur n’aurait pas satisfait à ses obligations au regard de l’article 2 de la Convention.

49. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 2 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LAFFRANQUE ET TURKOVIĆ

1. Nous sommes au regret de ne pouvoir nous rallier à la conclusion selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention en l’espèce. De manière générale, nous nous fondons sur les mêmes instruments internationaux que ceux cités dans notre opinion dissidente jointe à l’arrêt Sarıhan c. Turquie (no 55907/08, 6 décembre 2016). Nous suivons aussi le raisonnement principal exposé dans cette opinion.

2. L’affaire Sarıhan (précitée) concernait l’explosion d’une mine antipersonnel ayant causé de graves blessures à un jeune berger qui faisait paître ses moutons à proximité d’un champ de mines, situé à 150 mètres de son village. De manière analogue, en l’espèce, le requérant a perdu la vue et ses deux mains à la suite de l’explosion d’une mine antipersonnel dans un périmètre qui avait été miné par les autorités nationales (paragraphe [41] de l’arrêt), et où il faisait paître ses bêtes.

3. La zone où la mine a explosé se trouve non loin de la frontière turco-syrienne, près de la tour d’observation no 292, à proximité de Koçtepe (district de Şırnak) (paragraphe [6] de l’arrêt). Par ailleurs, le champ de mines en question a été délibérément mis en place tout près d’endroits où il était connu que des enfants (en l’espèce, le requérant, qui avait seize ans à l’époque des faits) faisaient paître les moutons de leurs familles sans la surveillance d’adultes.

4. Il ressort du dossier que le requérant ne serait pas entré dans la zone minée si ses moutons n’avaient pas trouvé un moyen d’y pénétrer (paragraphe [10] de l’arrêt). Voilà encore une triste affaire qui confirme que les victimes de mines et de pièces d’artillerie n’ayant pas encore explosé appartiennent généralement surtout aux catégories sociales les plus pauvres, dont les membres prennent quotidiennement des risques lorsqu’ils cultivent leurs champs, font paître leurs troupeaux ou cherchent du bois de chauffage. Dans cette partie de la Turquie, il semble que ce soit la tâche des enfants de faire paître les troupeaux.

5. L’article 5 § 2 de la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction (« la Convention d’Ottawa »), signée le 18 septembre 1997, oblige chaque État partie à s’assurer que toutes les zones minées sous sa juridiction ou son contrôle soient identifiées, marquées tout au long de leur périmètre, surveillées et protégées par une clôture ou d’autres moyens afin d’empêcher effectivement les civils d’y pénétrer, jusqu’à ce que toutes les mines antipersonnel contenues dans ces zones minées aient été détruites (cette destruction est requise par l’article 5 § 1 de la Convention d’Ottawa). En résumé, une zone minée doit être marquée de manière appropriée et, en pratique, ne doit pas être accessible. Cela est d’autant plus important dans le cas d’une zone minée où l’on peut prévoir que des enfants, qui sont plus vulnérables aux dangers des mines antipersonnel et auxquels l’explosion d’une mine est susceptible de causer un dommage plus grand[1], pourraient essayer d’entrer.

6. Dans la présente affaire, le fait que la zone minée ait été entourée de barbelés n’a pas empêché des moutons et le requérant de pénétrer dans le périmètre clôturé. Nous ne pouvons pas ignorer les efforts entrepris par l’État pour sécuriser la zone avec des barbelés ; cependant, pour rendre la mesure efficace, l’État aurait dû installer et entretenir la clôture pour qu’elle soit en bon état et empêche ainsi l’accès de civils. Une mesure ne permettant pas d’assurer ce niveau de protection, particulièrement lorsque l’État sait que l’on confie quotidiennement aux enfants la tâche de garder les troupeaux dans des pâturages se trouvant près d’une zone minée, revient à faire délibérément risquer leur vie à des enfants.

7. En outre, nous réaffirmons la position que nous avons défendue dans notre opinion dissidente jointe à l’arrêt Sarıhan (précité, § 9 de l’opinion) concernant les modes de marquage des zones minées. En l’espèce, des panneaux sur lesquels figurait le mot « mine » avaient été plantés au sol tous les cinquante mètres. Cependant, nous rappelons que le paragraphe 4 de l’annexe technique au Protocole sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des mines, pièges et autres dispositifs[2] indique notamment que la signalisation doit utiliser un symbole reconnaissable, comporter la mention « mines » dans les langues dominantes de la région et être placée autour du champ de mines ou d’une zone minée à une distance suffisante pour pouvoir être vue en tout point par un civil qui approche de la zone.

8. De plus, alors que, dans l’affaire Sarıhan (arrêt précité, §§ 11-14), les autorités avaient averti les habitants du danger et interdit l’accès à la zone, rien n’indique en l’espèce qu’elles aient diffusé un avertissement et/ou pris des mesures adaptées à l’âge d’un enfant pour sensibiliser aux dangers des mines[3]. Le site n’était pas non plus surveillé par des gardes. Dans de telles circonstances, il est d’autant plus important de marquer la zone de manière appropriée, d’installer une clôture adéquate et de la maintenir en bon état.

9. Par conséquent, comme nous l’avons souligné dans notre opinion dissidente jointe à l’arrêt Sarıhan (précité, §§ 12 et 13 de l’opinion), dans le cas où une faute de l’administration a contribué au dommage subi par la victime, le fait que les parents ou l’enfant lui-même aient fait preuve de négligence ne suffit pas à exonérer les autorités nationales de toute responsabilité. Si l’État a délibérément miné un endroit, la responsabilité et le coût des soins de réadaptation devraient être pris en compte dans le cadre d’un programme de rétablissement et de réintégration sociale, même si la victime, particulièrement s’il s’agit d’un enfant, a contribué au dommage causé par des mines parce qu’elle s’est comportée de manière négligente[4].

10. Nous concluons que l’État n’a pas pris des mesures suffisantes pour empêcher les civils, en particulier les enfants – qui constituent un groupe à risque spécial et qui sont plus vulnérables –, d’accéder à une zone minée et que, dès lors, l’État n’a pas pris des mesures suffisantes pour protéger la vie du requérant. De surcroît, comme dans l’affaire Sarıhan (précitée), nous considérons qu’en examinant la demande de réparation les juridictions nationales auraient dû prendre en compte la mesure dans laquelle ces manquements ont contribué, en sus de la négligence des parents, au dommage subi par le requérant.

11. À la lumière de ce qui précède, et contrairement à la majorité, nous estimons que l’État défendeur a manqué aux obligations matérielles et procédurales découlant pour lui de l’article 2 de la Convention et consistant à protéger la vie du requérant.

[1]. Voir le rapport de Mme Graça Machel, experte désignée par les Nations unies, sur l’impact des conflits armés sur les enfants, 26 août 1996, ONU, documents officiels, A/51/306, §§ 111-126.

[2]. Protocole sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des mines, pièges et autres dispositifs (Protocole II) (tel qu’il a été modifié le 3 mai 1996), 10 octobre 1980.

[3]. En ce qui concerne la nécessité d’organiser des programmes de sensibilisation aux dangers des mines, voir la résolution 51/77 de l’Assemblée générale des Nations unies sur les droits de l’enfant, 20 février 1997, 51e session, ONU, documents officiels, A/RES/51/77. Voir aussi l’article 6 §§ 3 et 7 c) de la Convention d’Ottawa (précitée, paragraphe 5 de la présente opinion).

[4]. Voir à cet égard l’article 6 § 3 de la Convention d’Ottawa, précitée.

SARIHAN c. TURQUIE du 6 décembre 2016 requête 55907/08

Article 2 : l'enfant âgé de 12 ans n'a pas respecté l'interdiction d'entrer sur le territoire militaire. Il n'est pas possible de prévoir le comportement humain

47. La Cour rappelle les principes de sa jurisprudence en matière de droit à la vie. Tout d’abord, la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 146-147, série A no 324), impose à l’État l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 117, CEDH 2015 (extraits)).

48. L’obligation positive découlant de l’article 2 implique avant tout le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant à une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie, notamment au moyen du droit pénal (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 89, CEDH 2004‑XII, et Igor Shevchenko c. Ukraine, no 22737/04, § 41, 12 janvier 2012).

49. La Cour estime également que l’article 2 de la Convention peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre définitivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même. Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue, en particulier, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (A.A. et autres c. Turquie, no 30015/96, §§ 44 et 45, 27 juillet 2004, et Oruk c. Turquie, no 33647/04, § 45, 4 février 2014).

50. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que les blessures du requérant sont dues à l’explosion d’une mine antipersonnel dans le périmètre d’une zone militaire qui avait été minée par les autorités.

51. Elle relève ensuite que le requérant n’a aucunement argué que l’État défendeur avait délibérément cherché à provoquer une atteinte à sa vie. Dans le contexte de la présente affaire, la tâche de la Cour consiste donc à déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, les autorités avaient pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher que la vie du requérant fût mise en danger.

52. À cet égard, la Cour rappelle que la présente affaire concerne l’exercice d’une activité militaire qui relevait de l’État, et dont la dangerosité ne faisait aucun doute et était pleinement connue des autorités nationales.

53. La Cour rappelle que dans sa décision dans l’affaire Özdemir c. Turquie ((déc.), no 16197/06, 17 novembre 2015), elle avait déclaré irrecevable un grief similaire, tiré de l’article 2 de la Convention, car le proche des requérants avait volontairement pénétré dans la zone militaire où des dispositifs de sécurité étaient en place.

54. La Cour relève, en l’espèce, que le requérant a été gravement blessé après avoir pénétré sciemment dans le terrain miné. Elle observe aussi qu’il ressort du dossier que des panneaux d’avertissement étaient implantés sur le terrain entouré de barbelés et que les autorités avaient informé les personnes habitant dans cette zone des dangers représentés par ce terrain, dont l’accès était interdit. Les documents relatifs à l’enquête administrative ainsi que les dépositions des soldats et du maire du village attestent également de ces faits. Le croquis des lieux dessiné le jour de l’incident montre aussi l’existence des panneaux d’avertissement placés à intervalles réguliers du côté du village. La Cour estime donc que les personnes habitant dans la zone étaient ou auraient dû être au courant des risques liés au terrain miné (à contraster avec l’arrêt Oruk c. Turquie, précité, § 62-64).

55. La Cour note que, à l’époque de l’incident, le requérant avait 12 ans et que, par conséquent, il était en mesure de comprendre les risques inhérents à son entrée dans un terrain militaire interdit d’accès. Ainsi, vu les méthodes d’information et d’avertissement utilisées par les autorités nationales, la Cour estime qu’il était peu probable qu’il n’était pas au courant du fait que le terrain en question était miné.

56. La Cour observe qu’en l’espèce, la commission d’enquête a recommandé qu’il était nécessaire de prendre davantage de mesures afin d’éviter des incidents similaires. La Cour note à cet égard qu’il est toujours possible de prendre plus de mesures pour protéger les personnes des dangers présentés par un terrain miné, toutefois il serait impossible d’atteindre à un niveau de protection entière en raison notamment de l’imprévisibilité du comportement humain. Par conséquent, la Cour estime que le seul fait que ladite commission a suggéré des recommandations ne suffit pas à conclure en soi à l’insuffisance des mesures déjà prises par l’État. D’ailleurs la commission d’enquête a aussi conclu que les parents du requérant étaient responsables des faits dont leur fils avait été victime.

57. Malgré le caractère incontestablement tragique que revêt la présente affaire, la Cour constate que rien ne lui permet de mettre en doute le contenu des jugements rendus par les autorités judiciaires internes, puisque la partie requérante n’étaye pas devant elle, preuves à l’appui, la thèse de l’insuffisance de mesures de sécurité.

58. Au regard de l’ensemble des pièces du dossier relatives, notamment, aux différents actes d’enquête réalisés en droit interne, la Cour estime qu’il n’existe aucune raison laissant penser que l’État défendeur n’a pas satisfait à ses obligations au regard de l’article 2 de la Convention.

59. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 2 de la Convention.

AKDEMİR et EVİN c. TURQUIE du 17 mars 2015 Requêtes nos 58255/08 et 29725/09

Article 2 : Le conseil d'État a constaté le défaut de protection des enfants qui vivent à coté d'un camp militaire et les indemnisation sont adéquates. Un enfant a pris une grande et s'est fait sauter avec !

63.  La Cour constate que l’enquête, bien que n’ayant pas abouti à l’identification du ou des responsables de l’explosion, n’a pas été dénuée d’effectivité et que les autorités compétentes ne sont pas restées inactives face aux circonstances de l’affaire (Dönmez c. Turquie, no 20349/08, § 47, 17 juin 2014, et Amaç et Okkan, précité, § 59). Elle rappelle qu’il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens.

64.  La Cour observe ensuite que le Conseil d’État a reconnu la responsabilité subjective de l’entité administrative originellement fautive. En effet, selon le Conseil d’État, les autorités militaires ont gravement manqué à leurs devoirs et commis une faute de service en n’ayant pas suffisamment surveillé les zones d’exercices militaires et en n’ayant pas procédé à la fin de ces exercices au ramassage des restes de munitions utilisées.

65.  Après avoir établi la responsabilité de l’administration dans la survenance de l’explosion, la Cour note que le Conseil d’État, sur la base des législations internes, a accueilli les demandes des requérants au titre de dommages et intérêts et a ordonné leur indemnisation. La Cour rappelle avoir déjà conclu dans des affaires similaires que la voie indemnitaire administrative devait être acceptée comme un recours effectif pour les proches des victimes décédées dans des circonstances suspectes (Amaç et Okkan, précité, § 49). Pour cette même raison, elle a conclu que l’épuisement préalable d’un recours devant les juridictions administratives était nécessaire pour introduire une requête devant la Cour (Hayri Aslan et autres, précité).

66.  La Cour note, en l’occurrence que les juridictions internes ont octroyé des indemnités substantielles. La somme totale versée à Aysel Akdemir par l’administration en vertu de la décision judiciaire, après déduction de la faute concomitante de Suat Evin, et assorti d’intérêts moratoires à calculer à partir de la date de saisine, équivaut à 22 172  euros (EUR) (paragraphe 26 ci-dessus). Celle versée à Suat Evin et Servet Evin était équivalente à 83 739 EUR (paragraphes 33 et 37 ci-dessus). Quant à Fatma Evin, elle n’avait pas sollicité de dommage moral (paragraphe 28 ci-dessus).

67.  La Cour estime que ces montants sont loin d’être insuffisants. Le fait que la responsabilité concomitante du jeune Suat Evin soit entrée en jeu dans la fixation du montant des indemnités n’est pas de nature à affecter cette reconnaissance. La Cour note que le Conseil d’État avait même demandé dans son premier arrêt – celui du 25 décembre 2006 – l’augmentation du montant de l’indemnité en considération de la gravité de la faute de service de l’administration militaire.

68.  Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner plus en détail, la question de savoir si les autorités nationales ont respecté leur obligation positive de protéger la vie, découlant de l’article 2 de la Convention, et constate que les recours devant les juridictions administratives ont bien permis de reconnaître la responsabilité subjective en amont des autorités militaires en raison du manquement aux devoirs découlant de l’obligation de protéger la vie d’autrui et de redresser les dommages causés par l’octroi d’indemnités adéquates.

69.  Dès lors, la Cour conclut que le système judiciaire mis en place s’est avéré efficace. Il s’ensuit que le grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Oruk C. Turquie du 4 février 2014 requête 33647/04

L'ETAT doit protéger les enfants quand il pratique des activités d'intérêt général, dangereuses comme les explosions de bombes obsolètes sur un terrain militaire protéger

1.  Principes généraux

42.  La Cour rappelle les principes de sa jurisprudence en matière de droit à la vie.

Tout d’abord, la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention non seulement astreint l’Etat à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais elle garantit également le droit à la vie en des termes généraux et, dans certaines circonstances bien définies, elle fait peser sur les Etats l’obligation de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir, notamment, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998‑III).

43.  L’obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie au sens de l’article 2 implique avant tout pour les Etats le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 89, CEDH 2004-XII).

44.  Cette obligation doit être interprétée comme valant dans le contexte de toute activité publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie, et a fortiori dans le domaine spécifique des activités dangereuses (Öneryıldız, précité, §§ 69-74, Kolyadenko et autres c. Russie, nos 17423/05, 20534/05, 20678/05, 23263/05, 24283/05 et 35673/05, 28 février 2012, Paşa et Erkan Erol c. Turquie, no 51358/99, 12 décembre 2006, et Albekov et autres c. Russie, no 68216/01, 9 octobre 2008).

45.  Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue, en particulier, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (A. et autres c. Turquie, no 30015/96, § 45, 27 juillet 2004).

46.  A cet égard, l’article 2 n’implique nullement le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers (Öneryıldız, précité, § 96) ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée. En revanche, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes injustifiées au droit à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’Etat de droit, ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 116, 18 juin 2013).

47.  Cela étant, même si la Convention ne garantit pas en tant que tel le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers, la Cour a maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I). En effet, dans les cas de pertes de vies humaines dans des circonstances de nature à engager la responsabilité de l’Etat, cette disposition impose à l’Etat de garantir, par tous les moyens à sa disposition, une réponse appropriée – judiciaire ou autre – permettant la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et administratif conçu pour protéger le droit à la vie et assurant la répression et la sanction de toute atteinte à ce droit (Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02, § 138, CEDH 2008).

48.  Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas intentionnelle, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place « un système judiciaire efficace » n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans certains cas de décès provoqués par négligence, la Cour a ainsi estimé que la mise en œuvre de procédures administratives était suffisante pour remplir les obligations positives des autorités sur le terrain de l’article 2 (Murillo Saldias et autres c. Espagne (déc.), no 76973/01, 28 novembre 2006). Elle a notamment jugé que lorsqu’était en cause une négligence de la part des agents de l’Etat dans l’application de la réglementation relative à la destruction de projectiles militaires, une voie de réparation pouvait être considérée comme adéquate et suffisante, et comme répondant au critère du « système judiciaire efficace » (Hayri Aslan c. Turquie (déc.), no 18751/05, 30 novembre 2010).

49.  Cela étant, la Cour souligne cependant que l’article 2 impose aux autorités une obligation d’enquête officielle dans le domaine des activités dangereuses lorsque celles-ci ont entraîné mort d’homme à la suite d’évènements survenus sous la responsabilité des pouvoirs publics. En effet, ceux-ci sont souvent les seuls à disposer des connaissances suffisantes et nécessaires permettant d’identifier et d’établir les phénomènes complexes susceptibles d’être à l’origine de tels incidents (Öneryıldız, précité, § 93). Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou d’autorités de l’Etat pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 89, CEDH 2002‑VIII, et Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, §§ 69 et 71, CEDH 2002‑II).

50.  Dans les cas où il est établi que la faute imputable, de ce chef, aux agents ou organes de l’Etat va au-delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, en ce sens qu’ils n’ont pas pris, en toute connaissance de cause et dans l’exercice des pouvoirs qui leur étaient conférés, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier les risques inhérents à une activité dangereuse, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2, abstraction faite de toute autre forme de recours que les justiciables pourraient exercer de leur propre initiative (Öneryıldız, précité, § 93).

51.  Amenée à se prononcer dans une affaire concernant des blessures occasionnées par l’explosion de mines antipersonnel, la Cour a ainsi déclaré que, dans le contexte de telles affaires, il ne pouvait être remédié à une atteinte au droit à la vie par le seul octroi de dommages-intérêts à la famille de la victime (Alkın c. Turquie, no 75588/01, § 31, 13 octobre 2009).

52.  A cet égard, la Cour souligne que, dans le domaine spécifique des activités dangereuses, il faut réserver une place singulière à une réglementation adaptée aux particularités de l’activité en jeu, notamment au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie humaine. Cette réglementation doit régir l’autorisation, la mise en place, l’exploitation, la sécurité et le contrôle afférents à l’activité, et imposer à toute personne concernée par celle-ci l’adoption de mesures d’ordre pratique propres à assurer la protection effective des citoyens dont la vie risque d’être exposée aux dangers inhérents au domaine en cause (Öneryıldız, précité, §§ 89-90, et Boudaïeva et autres, précité, § 132).

53.  En outre, parmi ces mesures préventives, il convient de souligner l’importance du droit du public à l’information, tel que consacré par la jurisprudence de la Cour. En effet, ce droit, qui a déjà été consacré sur le terrain de l’article 8 de la Convention, peut également en principe être revendiqué aux fins de la protection du droit à la vie (idem, §§ 132-133).

54.  Les réglementations doivent par ailleurs prévoir des procédures adéquates tenant compte des aspects techniques de l’activité en question et permettant de déterminer les défaillances ainsi que les fautes qui pourraient être commises à cet égard par les responsables à différents échelons (idem, § 132).

55.  En résumé, le système judiciaire exigé par l’article 2 doit comporter un mécanisme d’enquête officielle, indépendant et impartial, répondant à certains critères d’effectivité et de nature à assurer la répression pénale des atteintes à la vie du fait d’une activité dangereuse, si et dans la mesure où les résultats des investigations justifient cette répression. En pareil cas, les autorités compétentes doivent faire preuve d’une diligence et d’une promptitude exemplaires et procéder d’office à des investigations propres à, d’une part, déterminer les circonstances dans lesquelles une telle atteinte a eu lieu ainsi que les défaillances dans la mise en œuvre du cadre réglementaire et, d’autre part, identifier les agents ou les organes de l’Etat impliqués, de quelque façon que ce soit, dans l’enchaînement de ces circonstances (Öneryıldız, précité, § 94, et Iliya Petrov c. Bulgarie, no 19202/03, § 73, 24 avril 2012).

2.  Application des principes précités à la présente espèce

56.  La Cour souligne tout d’abord qu’il n’a été contesté ni au cours de la procédure devant les instances nationales ni lors de la procédure devant elle que le décès du fils de la requérante a eu pour cause l’explosion d’une munition ayant appartenu aux forces armées turques et provenant de la zone de tir militaire de Bölükçam.

57.  Elle note ensuite que la requérante n’a aucunement argüé que l’Etat défendeur avait délibérément cherché à provoquer une atteinte à la vie en abandonnant des munitions non explosées sur la zone de tir en question. Dans le contexte de la présente affaire, sa tâche consiste donc à déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, l’Etat avait pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher que la vie du fils de la requérante fût mise en danger.

58.  La Cour observe que le Gouvernement n’a fourni aucune information ni explication au sujet de la réglementation relative aux zones de tir militaires et des dispositions régissant les conditions dans lesquelles les tirs y étaient effectués, en particulier quant à des dispositifs de sécurité qui seraient mis en place pour les civils vivant à proximité de ces zones. Eu égard aux constats opérés par les instances nationales au cours de la procédure pénale et des documents y afférents versés au dossier de l’affaire, la Cour n’estime toutefois pas nécessaire d’examiner cette question pour apprécier le grief de la requérante, qui se plaint de l’absence de mesures visant à la protection de la vie de son fils contre les dangers que représentent les munitions militaires non explosées. Elle limitera donc son examen à la question de savoir quelles mesures les autorités internes ont prises en l’espèce pour éviter que des vies humaines soient mises inutilement en danger.

59.  A cet égard, la Cour rappelle tout d’abord que la présente affaire concerne l’exercice d’une activité militaire relevant de l’Etat dont la dangerosité ne faisait aucun doute et était pleinement connue des autorités nationales. Bien que le Gouvernement n’ait fourni aucune information sur la zone d’exercice de tir ni aucun descriptif de celle-ci, il ressort des déclarations recueillies durant la procédure interne auprès du grand-père maternel de Deniz (paragraphe 8 ci-dessus) et de la mère des cinq autres enfants victimes de l’explosion litigieuse (paragraphe 10 ci-dessus) que cette zone n’était pas entourée d’un grillage ou de barbelés, qu’elle ne comportait aucune signalétique d’avertissement et qu’un panneau n’a été mis en place qu’après l’incident ayant coûté la vie à six enfants.

60.  A la lecture de la décision du procureur militaire du 22 décembre 1995, la Cour constate ensuite que, selon un rapport d’enquête administrative dressé après l’explosion, de nombreuses et différentes munitions non explosées se trouvaient dans la zone de tir de Bölükçam, que l’on ignorait l’endroit exact où elles se trouvaient, que les munitions « parties à l’aveugle » et restées sur le terrain ne pouvaient être découvertes que « par hasard » ou « par accident », qu’en raison de la configuration du terrain il n’était pas possible de déterminer le point d’impact des tirs, qu’il n’était pas non plus possible de déterminer à quelle date et par quelles unités les munitions qui n’avaient pas explosé avaient été laissées sur place (paragraphe 18 ci-dessus).

61.  A cet égard, la Cour souligne que les conclusions du procureur militaire quant aux circonstances dans lesquelles les enfants victimes de l’explosion seraient entrés en possession d’une munition (paragraphe 18 ci‑dessus) demeurent sans incidence au regard de l’obligation positive qui incombait à l’Etat quant à la protection de la vie. En effet, compte tenu du danger que représentent les munitions militaires non explosées, la Cour estime qu’il relevait de la responsabilité première des autorités militaires de veiller à la sécurisation et à la surveillance de la zone de tir de Bölükçam afin d’empêcher tout accès à celle-ci et de réduire au maximum le risque de déplacement des munitions non explosées qui s’y trouvaient.

62.  A cette fin, la Cour considère que des panneaux d’avertissement et autres dispositifs susceptibles de signaler la dangerosité de la zone du fait de la présence de munitions non explosées auraient dû être mis en place afin que le périmètre du terrain à risque fût clairement délimité. En l’absence de tels dispositifs, il appartenait à l’Etat d’assurer la dépollution de la zone de tir afin d’éliminer toutes les munitions non explosées qui se seraient trouvées sur le terrain à l’issue des exercices et de garantir que cette zone et ses environs fussent exempts de tout danger pour les populations civiles.

63.  La seule information des villageois par le biais du muhtar du village sur les exercices de tir et sur la présence de munitions non explosées ne saurait être considérée comme suffisante pour exonérer les instances nationales de leur responsabilité au regard des personnes résidant à proximité de la zone d’exercice. En effet, la Cour observe, au vu des pièces du dossier, que cette information ne pouvait en tout état de cause être de nature à réduire de manière significative les risques liés à la présence de munitions non explosées sur le site, puisqu’il ressort clairement de la décision du procureur militaire que les autorités militaires elles-mêmes n’étaient pas en mesure de localiser ces munitions, certaines de celles restées sur le terrain ne pouvant être découvertes que « par hasard » ou « par accident » (paragraphe 18 ci-dessus).

64.  Eu égard à la gravité du danger en cause, la Cour estime que les autorités internes auraient dû veiller à ce que la population civile résidant à proximité de la zone de tir militaire soit, dans son ensemble, avertie des risques auxquels elle s’exposait lorsqu’elle se trouvait en présence de munitions non explosées. Les autorités auraient dû particulièrement veiller à ce que les enfants, plus vulnérables que les adultes, prennent la mesure du danger que représente ce type de munition qu’ils s’avèrent susceptibles de manipuler par jeu, en les croyant inoffensifs. Or rien dans le dossier ne permet de penser que les autorités nationales aient pris les mesures d’éducation et de sensibilisation que requérait l’exercice d’une activité militaire dangereuse dans une zone qui, à la lumière des témoignages susmentionnés (paragraphes 8 et 10 ci-dessus), ne faisait l’objet d’aucune délimitation physique.

65.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime que, dans les circonstances de la présente espèce, les défaillances en matière de sécurité ont été telles qu’elles dépassent la simple négligence de la part de militaires dans la localisation et la destruction de munitions non explosées. A cet égard, elle réaffirme que l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie peut entraîner une violation de l’article 2 de la Convention, abstraction faite de toute autre forme de recours à exercer par les justiciables de leur propre initiative (voir, mutatis mutandis, Öneryıldız, précité, § 93 in fine, et Kalender c. Turquie, n4314/02, § 52, 15 décembre 2009). Elle estime qu’il en va de même lorsque, malgré leur connaissance précise des risques réels pour la vie qui étaient en jeu dès lors que des munitions non explosées se trouvaient sur un site qui relevait de leur contrôle, les autorités nationales n’ont pas pris des mesures promptes, concrètes et suffisantes pour sécuriser ce site et pour empêcher que pareilles munitions non neutralisées ne soient découvertes ou déplacées par des civils.

66.  Compte tenu de la gravité des défaillances constatées, la Cour estime qu’il ne pouvait être remédié à l’atteinte au droit à la vie du fils de la requérante par le seul octroi de dommages-intérêts, celui-ci ne pouvant constituer une réponse suffisante au regard de l’article 2 de la Convention pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Nencheva et autres, précité, § 125). On ne saurait dès lors reprocher à la requérante de ne pas avoir exercé les recours compensatoires dont se prévaut le Gouvernement pour exciper du non-épuisement des voies de recours internes. Il convient donc de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement à cet égard.

67.  En conclusion, la Cour estime que les autorités nationales avaient l’obligation de prendre de manière urgente des mesures appropriées pour protéger la vie des personnes résidant à proximité de la zone de tir litigieuse, et ce indépendamment de toute action de la part de la requérante, et de fournir une explication quant aux causes du décès du fils de l’intéressée et quant aux éventuelles responsabilités à cet égard par le biais d’une procédure engagée d’office, ce qu’elles n’ont pas fait.

68.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 2 de la Convention.

DÉTENTION DES MINEURS

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- LE DEVOIR DE PROTECTION D'UN ENFANT EN DETENTION

- LA RETENTION ADMINISTRATIVE D'UN MINEUR VIOLE L'ARTICLE 3

LE DEVOIR DE PROTECTION D'UN ENFANT EN PRISON

A.S C. Turquie arrêt du 13 septembre 2016 requête 58271/10

Violation de l'article 3 : Un mineur a été violé dans sa prison. L'enquête aurait dû être automatique et ne pas attendre la plainte formelle pour enquêter.

58. La Cour constate que cette partie de la requête, relative aux violences physiques subies par le requérant, n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

59. Il n’est pas contesté entre les parties que le requérant a subi des violences physiques infligées par trois de ses codétenus. L’examen médical réalisé le 3 avril 2010 a révélé entre autres la présence de traces de coups sur le fessier et les jambes de l’intéressé (paragraphe 20 ci-dessus).

60. La Cour rappelle que les actes de violence contraires à l’article 3 de la Convention appellent normalement des mesures de droit pénal contre leurs auteurs (Beganović, précité, § 71, pour ce qui est de l’article 3 de la Convention, et Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, § 47, 5 mars 2009, pour ce qui est de l’article 8 de la Convention).

61. En l’espèce, la Cour note que l’administration pénitentiaire a mené une enquête disciplinaire après la prise de connaissance par elle de l’incident et qu’elle a infligé aux agresseurs du requérant trois jours d’isolement. Elle observe également que les agresseurs étaient eux‑mêmes mineurs à l’époque des faits. Elle estime néanmoins, eu égard aux circonstances de la présente affaire, que les actes de violence subis par le requérant commandaient l’adoption de la part de l’État de mesures positives adéquates relevant de la sphère de protection du droit pénal.

62. À ce titre, la Cour relève que, selon l’article 86 du CP, les atteintes volontaires à l’intégrité physique ayant occasionné des blessures légères sont punies de quatre mois à un an d’emprisonnement. Toutefois, de telles atteintes ne peuvent faire l’objet de poursuites que sur plainte de la victime. Or, en l’espèce, la Cour note que, lors de son audition par le procureur de la République le 14 avril 2010, le requérant avait précisé qu’il ne voulait pas porter plainte et que, par conséquent, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu au motif que les actes dénoncés étaient constitutifs d’une infraction qui ne pouvait faire l’objet de poursuites qu’à la suite d’une plainte formelle de la victime.

63. Aussi convient-il de rechercher si, dans les circonstances de l’espèce, le fait d’exiger du requérant l’introduction d’une plainte formelle comme préalable au déclenchement d’une action pénale a eu pour conséquence de rendre inefficace l’arsenal juridique répressif destiné à protéger l’intéressé contre des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Pour ce faire, la Cour s’attachera tout particulièrement à examiner la situation personnelle du requérant.

64. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner, dans le cadre d’affaires relatives à des actes de violence entre particuliers ayant donné lieu à des blessures de faible gravité, la question de la compatibilité à la Convention, au regard des obligations positives imposées par l’article 3 précité, de systèmes juridiques internes exigeant l’engagement de poursuites privées par la victime elle-même. Ainsi, dans l’affaire Valiulienė c. Lituanie (no 33234/07, § 78, 26 mars 2013), relative à des faits de violence domestique, elle a estimé que le droit interne fournissait un cadre réglementaire suffisant en ce qu’il érigeait en infraction le fait de causer des lésions mineures à l’intégrité physique, et ce même si pareilles atteintes pouvaient faire l’objet de poursuites uniquement sur plainte de la victime. Dans cette affaire, la Cour a néanmoins relevé que le procureur n’en avait pas moins retenu le droit d’ouvrir une enquête pénale si la répression de l’infraction présentait un intérêt général ou si la victime n’était pas en mesure de préserver ses intérêts.

65. Examinant la même obligation positive sous l’angle de l’article 8 de la Convention, toujours dans le cadre de violences entre particuliers ayant donné lieu à des atteintes corporelles mineures, mais n’impliquant pas de personnes vulnérables, la Cour a estimé que la Convention ne requérait pas nécessairement, aux fins de garantie des droits protégés par ses dispositions, l’engagement de poursuites par le parquet. Elle a ainsi considéré qu’un système qui laissait à la victime l’initiative des poursuites pour les actes ayant causé des lésions corporelles mineures offrait aux requérants une protection adéquate (voir, en ce sens, Sandra Janković précité, § 50, M.S. c. Croatie, no 36337/10, § 75, 25 avril 2013, et Isaković Vidović c. Serbie, no 41694/07, § 62, 1 juillet 2014).

66. La Cour est toutefois d’avis que la présente affaire porte sur la question des obligations positives de l’État dans un autre type de situation. En effet, le requérant était détenu lorsqu’il fut victime des actes dénoncés : il se trouvait donc sous les entiers contrôle et responsabilité de l’administration pénitentiaire. La Cour rappelle avoir déjà eu l’occasion de souligner que les détenus sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Keenan c. Royaume‑Uni, no 27229/95, § 91, CEDH 2001‑III, D.F. c. Lettonie, no 11160/07, § 83, 29 octobre 2013, et Enache c. Roumanie, no 10662/06, § 49, 1er avril 2014 et, plus récemment, M.C. c. Pologne, no 23692/09, § 88, 3 mars 2015). Aussi la Cour juge-t-elle inopportun de transposer purement et simplement l’approche adoptée par elle dans les affaires de violences entre particuliers évoquées précédemment sans tenir compte des particularités du milieu carcéral, où la violence est une réalité omniprésente. On ne saurait ignorer que la loi du silence règne le plus souvent dans ce milieu et que la peur de subir des représailles peut facilement pousser un détenu victime d’une agression à renoncer à porter plainte.

67. De plus, à la différence des affaires évoquées aux paragraphes 64 et 65 ci‑dessus, la présente espèce se caractérise par le fait que le requérant était mineur à l’époque des faits : il était âgé de quinze ans à peine. Or la Cour rappelle que les mineurs sont intrinsèquement plus vulnérables que les adultes et qu’elle a de nombreuses fois souligné cette particularité dans le contexte de l’article 3 de la Convention (voir, récemment, Bouyid, précité, § 109, ainsi que les références qui y figurent). Plus largement, la nécessité de prendre en compte la vulnérabilité des mineurs est du reste clairement affirmée au plan international (paragraphe 37 ci-dessus).

68. La Cour observe qu’en l’espèce le requérant a été battu par trois de ses codétenus, tous plus âgés que lui, après la révélation des agressions sexuelles subies par lui. Ainsi qu’il ressort des conclusions de l’enquête interne menée par l’administration pénitentiaire, l’intéressé a subi ces traitements parce qu’il n’avait pas dénoncé les agressions en question. Selon les propres déclarations du requérant, telles que recueillies par le procureur de la République, ces violences physiques lui ont été infligées au motif qu’il s’était comporté de manière immorale.

69. Aux yeux de la Cour, il s’agissait là d’un acte punitif infligé au requérant pour des faits dont il se trouvait être justement la victime. La Cour admet sans difficulté que les événements vécus par le requérant ont pu faire naître chez lui un sentiment de peur et d’impuissance. Elle est en outre d’avis que, en dénonçant ses agresseurs, l’intéressé s’est retrouvé placé sous la menace de représailles. Elle note aussi que, bien qu’il ait été par la suite séparé de ses agresseurs, le requérant est resté incarcéré et donc exposé à cette menace de manière constante. À cet égard, il convient de relever que, dans le cadre de la procédure disciplinaire, le requérant a d’abord indiqué porter plainte contre ses agresseurs, puis qu’il a déclaré, seulement quelques jours plus tard, devant le procureur de la République, qu’il ne voulait porter plainte ni contre M.B. ni contre ses codétenus qui l’avaient agressé physiquement.

70. Pour la Cour, lorsqu’un détenu mineur est victime de violences physiques infligées par ses codétenus, les autorités, une fois l’affaire portée à leur attention, devraient agir de leur propre initiative. À cet égard, la Cour rappelle qu’une disposition qui ne lie pas l’obligation d’enquêter au dépôt d’une plainte est conçue pour protéger l’intérêt des détenus, qui sont en situation de vulnérabilité et qui, en raison d’intimidations et de peur de représailles, ne sont pas enclins à se plaindre d’actes illégaux commis contre eux en détention (Premininy, précité, § 95).

71. Elle rappelle aussi que, lorsqu’un détenu affirme de manière défendable avoir subi des mauvais traitements de la part des autres détenus, l’ouverture d’une enquête officielle par les autorités est capitale pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Pantea, précité, § 199, L.Z. c. Roumanie, no 22383/03, § 29, 3 février 2009, et Boroancă c. Roumanie, no 38511/03, § 46, 22 juin 2010).

72. Par ailleurs, la Cour note que, selon que le paragraphe 3 de l’article 86 du CP, le dépôt d’une plainte n’est pas exigé lorsque les victimes des blessures volontaires sont des personnes qui ne sont pas en mesure de se défendre sur le plan physique ou psychique. Elle relève que, même si cette disposition prend en compte la vulnérabilité de ces personnes, elle ne concerne pas en tant que tels les mineurs détenus, lesquels ne relèvent pas automatiquement de cette catégorie de victimes. Tel a été le cas en l’espèce ; le rapport établi par l’institut médicolégal ayant conclu que le requérant était en mesure de se défendre sur le plan physique ou psychique, le procureur de la République a considéré que le requérant ne relevait pas de la catégorie de victime indiquée à l’article 86 § 3 alinéa b).

73. Par conséquent, en exigeant du requérant, qui était détenu et mineur à l’époque des faits, l’introduction d’une plainte formelle comme préalable au déclenchement d’une action pénale, et ce sans prendre en compte la particulière vulnérabilité de l’intéressé, le droit pénal turc, bien que réprimant les atteintes à l’intégrité physique de la personne telles que celles dénoncées en l’espèce, a eu pour conséquence en l’espèce de rendre inefficace l’arsenal juridique répressif destiné à protéger les individus contre des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Aussi la Cour conclut-elle que le droit interne n’a pas assuré au requérant une protection effective et suffisante contre les atteintes à son intégrité physique.

74. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes, pour autant qu’elle concerne les violences physiques subies par le requérant (paragraphe 42 ci-dessus), et conclut à la violation de l’article 3 de la Convention sur ce point.

DONDER ET DE CLIPPEL c.Belgique Requête no 8595/06 du 6 décembre 2011

La mort d'un enfant dément dans une prison en violation des articles 2, 3 et 5. Aucune protection de l'État

b) L’appréciation de la Cour

i) Sur le volet matériel du grief

α. Principes généraux

68.  La première phrase de l’article 2 de la Convention astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, p. 1403, § 36, Tanribilir, précité, § 70, Keenan, précité, § 89, Troubnikov c. Russie, n49790/99, 5 juillet 2005, § 67, Renolde c. France, no 5608/05, 16 octobre 2008, § 80, et Jasińska c. Pologne, no 28326/05, § 57, 1er juin 2010).

Dans certaines circonstances bien définies, l’article 2 va ainsi jusqu’à mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (voir, précités, Tanribilir, § 70, Keenan, § 89, Renolde, § 81, et Jasińska, § 58).

69.  Il convient cependant d’interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif ; il ne faut en effet pas perdre de vue les difficultés qu’ont les forces de l’ordre à exercer leurs fonctions dans les sociétés contemporaines, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (voir Tanrıbilir précité, §§ 70-71, Keenan précité, § 90, Troubnikov précité, § 69, Taïs c. France, no 39922/03, § 97, 1er juin 2006, Renolde précité, § 82, et Jasińska précité, § 59).

Ainsi, dans le cas spécifique du risque de suicide en prison, il n’y a une telle obligation positive que lorsque les autorités savent ou devraient savoir sur le moment qu’existe un risque réel et immédiat qu’un individu donné attente à sa vie. Pour caractériser un manquement à cette obligation, il faut ensuite établir que les autorités ont omis de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (voir, précités, Tanrıbilir, § 72 et Troubnikov, § 69). Concrètement, il faut et il suffit que le requérant démontre que les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles dans les circonstances de la cause pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour la vie dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, précités, Tanrıbilir, mêmes références, Keenan, § 93, Troubnikov, § 71, Renolde, § 85, et Jasińska, § 63). Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances propres à chaque affaire.

70.  Cela étant, il faut aussi prendre en compte le fait que les détenus sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (voir Keenan précité, § 91, Younger c. Royaume-Uni (déc.), no 57420/00, CEDH 2003-, Troubnikov précité, § 68, 5 juillet 2005, Renolde précité, § 83, et Jasińska précité, § 60).

Il faut toutefois également garder à l’esprit dans ce contexte que les autorités pénitentiaires doivent alors s’acquitter de leurs tâches de manière compatible avec les droits et libertés de l’individu concerné : elles doivent prendre des mesures et précautions générales afin de diminuer les risques d’automutilation tout en évitant d’empiéter sur l’autonomie individuelle ; quant à savoir s’il faut prendre des mesures plus strictes à l’égard d’un détenu et s’il est raisonnable de les appliquer, cela dépend des circonstances de l’affaire (voir, précités, Keenan, § 92, Younger (déc.), Troubnikov, § 70, Renolde, § 83, et Jasińska, § 61).

71.  Enfin, dans le cas des malades mentaux, il faut tenir compte de leur particulière vulnérabilité (voir Aerts c. Belgique du 30 juillet 1998, Recueil 1998-V, p. 1966, § 66, Keenan précité, § 111, Rivière c. France, n33834/03, § 63, 11 juillet 2006, Renolde précité, § 84, et Jasińska précité § 62).

ß. Application au cas d’espèce

72.  A la lumière de ce qui précède, la Cour est amenée à rechercher si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel et immédiat que, détenu dans l’environnement carcéral ordinaire de la prison de Gand, Tom De Clippel se suicide et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (voir, précités, Keenan, § 93, Troubnikov, § 71, Renolde, § 84, et Jasińska, § 63).

73.  La Cour constate que la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand a recherché si le suicide de Tom De Clippel était prévisible (paragraphes 37-41 ci-dessus). Elle a considéré qu’eu égard à sa personnalité complexe, il n’y avait pas d’élément permettant de conclure que l’un ou l’autre des inculpés aurait dû savoir qu’il allait se donner la mort.

La chambre des mises en accusation a ainsi constaté que, certes, l’expertise médicale au vu de laquelle la chambre du conseil du tribunal de première instance de Gand avait décidé d’interner Tom De Clippel mettait en exergue une personnalité paranoïde et un comportement extrêmement agressif. Elle a toutefois noté que cette expertise retenait aussi que Tom De Clippel était un danger pour lui-même en raison non d’un risque anormalement élevé de suicide mais d’un risque d’usage de substances addictives, et ne contenait pas de référence à une déclaration de ce dernier dont il aurait pu ressortir qu’il aurait tenté de se suicider dans le passé. La chambre a ensuite relevé qu’un risque de cette nature n’avait pas non plus été mis en lumière lorsque Tom De Clippel se trouvait à « de Sleutel », que B., le psychologue qui le suivait alors qu’il se trouvait au centre psychiatrique de Sleidinge, avait déclaré au juge d’instruction qu’il n’était pas au fait d’une tentative de suicide qu’il aurait commise et qu’il n’avait pas évoqué le suicide avec lui, et que la psychiatre qui avait en charge son traitement dans cet établissement (la Dr V., l’une des trois inculpées) avait pareillement déclaré audit juge qu’il n’avait jamais parlé de suicide avec elle. La chambre a certes noté que B. avait précisé qu’un risque de suicide était inhérent au syndrome dont souffrait Tom De Clippel ; Elle a cependant retenu qu’il n’était pas possible de déterminer la probabilité d’un suicide et qu’il y avait de nombreux cas de personnes qui mettaient fin à leurs jours sans signe précurseur. La chambre a par ailleurs noté que la Dr H. (l’une des trois inculpées), qui avait vu Tom De Clippel le 2 août 2001 alors qu’il se trouvait en cellule d’isolement dans la prison de Gand avait de la même manière déclaré devant le juge d’instruction qu’aucun élément ne permettait d’identifier chez lui une tendance suicidaire et que le suicide n’était pas spécifique aux personnes paranoïdes, que Mme D.M., directrice de la prison de Gand (l’une des trois inculpées) avait souligné que Tom De Clippel, qu’elle avait rencontré les 2 et 3 août 2001, n’avait donné aucun signe susceptible d’annoncer son suicide, et qu’il en était allé de même lors des entretiens que Tom De Clippel avait eus avec son père (le 2 août 2001) et avec le service social de la prison (le 3 août 2001).

74.  Selon la Cour, ce raisonnement ne résiste pas à un examen des circonstances de la cause à l’aune des critères dégagés par sa jurisprudence.

75.  S’agissant de l ‘existence d’un « risque réel et immédiat » que le fils des requérants attente à ses jours lors de son incarcération, la Cour observe en premier lieu que ce dernier était à double titre vulnérable : en tant que personne privée de liberté (paragraphe 70 ci-dessus) et, plus encore, en tant que personne souffrant de troubles mentaux (paragraphe 71 ci-dessus).

Sur le premier point, la Cour observe que la vulnérabilité des détenus s’exprime spécifiquement au regard du suicide, le taux de suicides étant, en Belgique comme dans d’autres pays, nettement plus élevé dans la population carcérale que dans la population générale. Elle a du reste déjà souligné que toute privation de liberté physique peut entraîner, de par sa nature, des bouleversements psychiques et, par conséquent, des risques de suicide (Tanribilir précité, § 74).

Sur le second point, elle note que, selon notamment le Dr V., qui avait suivi Tom De Clippel avant son incarcération et durant une longue période, il était atteint de schizophrénie paranoïde (paragraphe 30 ci-dessus). Or, comme elle l’a souligné dans l’arrêt Keenan précité (§ 94), « chez les schizophrènes, le risque de suicide est bien connu et élevé ». Au demeurant, s’ils ont indiqué que Tom De Clippel n’avait pas évoqué le suicide avec eux, tant B., le psychologue qui l’avait suivi lorsqu’il se trouvait au centre psychiatrique de Sleidinge, que le Dr V., ont indiqué pendant l’instruction qu’un risque de suicide était inhérent à cette affection (paragraphes 30-31 ci-dessus). A cela s’ajoute le fait que l’une des raisons pour lesquelles la chambre du conseil du tribunal de première instance de Gand avait décidé le 28 mai 1999 de mettre Tom De Clippel sous le régime de l’internement prévu par la loi de défense sociale était précisément qu’il était dangereux notamment pour lui-même – certes, sans caractériser ce danger – et qu’il était dans un état grave de déséquilibre mental le rendant incapable de contrôler ses actes (paragraphe 10 ci-dessus). La gravité – incontestée – de la maladie dont souffrait Tom De Clippel est d’ailleurs aussi un facteur à prendre en compte.

76.  Ensemble, ces éléments conduisent la Cour à considérer que, lors de sa détention dans la prison de Gand, il y avait un risque réel que Tom De Clippel, particulièrement fragilisé sur le plan mental, attente à ses jours. Certes l’immédiateté d’un tel risque était difficile à percevoir, mais ce critère, que la Cour a dégagé dans des cas où le risque de mort était dû à un facteur extérieur à la victime (voir tout particulièrement l’arrêt Osman c. Royaume-Uni du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, § 116), ne saurait entrer péremptoirement en jeu en matière de suicide (voir, précités, Keenan , § 96, et Renolde, § 89).

77.  Ensuite, s’il est vrai que la chambre des mises en accusation a écarté l’affirmation des requérants selon laquelle Tom De Clippel avait déjà tenté de se suicider – et avait de la sorte envoyé aux autorités un signal dont elles auraient dû tenir compte – et s’il est vrai également qu’aucun élément du dossier ne vient à l’appui de cette hypothèse, l’on ne saurait déduire de l’absence de tentative antérieure de suicide que les autorités ne pouvaient savoir qu’un tel risque existait. Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances de la cause.

Or en l’espèce, les facteurs objectifs déjà évoqués auraient dû alerter les autorités, en particulier la grande fragilité de Tom De Clippel du fait de sa maladie mentale. C’est là un élément que les autorités ne pouvaient ignorer, dès lors que Tom De Clippel avait intégré la prison de Gand en tant qu’ « interné » au sens de la loi de défense sociale, et que ce régime lui avait été appliqué au vu de son « état grave de déséquilibre mental le rendant incapable de contrôler ses actes » et du danger qu’il représentait pour lui-même notamment. Ainsi, l’affection mentale dont il souffrait ne s’était-elle pas révélée au cours de sa détention mais était connue des autorités au moment où là décision de le placer dans cet établissement avait été prise.

D’autres éléments montrant que Tom De Clippel se portait mal auraient dû aiguiser encore l’attention des autorités. Premièrement, la thérapie qu’il suivait au centre de Sleidinge ne fonctionnait pas, et il s’était montré agressif à l’égard du personnel, ne prenait apparemment plus ses médicaments et consommait semble-t-il des stupéfiants ; c’est d’ailleurs pour ces raisons qu’il avait été signalé à la commission de défense sociale en juillet 2001 et que le substitut du procureur avait ordonné qu’il réintègre l’annexe psychiatrique de la prison de Gand (voir notamment les paragraphes 13-14 et 30 ci-dessus). Deuxièmement, dès le lendemain de son arrivée dans cet établissement, il avait agressé l’un de ses compagnons de cellule, ce qui très vraisemblablement était une expression de son mal-être. Troisièmement, il ressort des déclarations de son père (paragraphes 17 et 27 ci-dessus) et de Mme D.M. (paragraphes 19 et 29 ci-dessus), du rapport de l’inspecteur T. (paragraphe 21 ci-dessus) et de son dossier médical (paragraphe 16 ci-dessus) qu’il ne comprenait pas pourquoi il était emprisonné, et était agité, nerveux et anxieux.

78.  Bref, même s’il n’apparaît pas que Tom De Clippel avait précédemment commis des tentatives de suicide dont les autorités avaient eu connaissance, et même s’il n’a semble-t-il pas donné de signe alarmant dans les instants précédant son acte fatal, les autorités auraient dû savoir qu’il existait un risque réel que, détenu dans l’environnement carcéral ordinaire de la prison de Gand, Tom De Clippel attente à ses jours.

79.  Il reste donc à déterminer si les autorités ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque.

80.  La Cour constate que Tom De Clippel a été placé dans un environnement carcéral ordinaire alors qu’il souffrait de troubles mentaux ; plus précisément, il était reconnu comme étant « en état de démence [ou] dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale le rendant incapable du contrôle de ses actions », au sens de la loi de défense sociale, et dangereux pour lui-même. Il en est allé ainsi alors non seulement que cette loi prescrit que les personnes auxquelles elle s’applique doivent être non sous le régime de la détention mais sous celui de l’internement, afin qu’elles bénéficient de l’encadrement psycho-médical que nécessite leur état, mais en plus que la décision du substitut du procureur du 27 juillet 2001 ordonnant la réintégration de Tom De Clippel spécifiait qu’il devait être placé dans l’annexe psychiatrique de la prison de Gand.

81.  En d’autres termes, Tom De Clippel n’aurait jamais dû se trouver dans les quartiers ordinaires d’un établissement pénitentiaire.

82.  Selon la Cour, en procédant de la sorte, à la marge de règles de droit interne définies précisément pour garantir à des personnes particulièrement vulnérables du fait de la défaillance de leur santé mentale les conditions que réclame leur état, les autorités ont contribué au risque que Tom De Clippel mette fin à ses jours. Ainsi, par définition, elles n’ont pas fait ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque, méconnaissant par là-même l’article 2 de la Convention.

83.   Surabondamment, la Cour constate qu’à la prison de Gand, Tom De Clippel a été traité sans grande considération de sa pathologie mentale et de son statut d’interné. Premièrement, il ne ressort pas de son dossier médical qu’il ait été présenté à un psychiatre à son arrivée dans l’établissement le 30 juillet 2001. Deuxièmement, comme la Cour l’a déjà relevé, il n’a pas intégré l’annexe psychiatrique mais les quartiers ordinaires. Troisièmement, il a été placé dans une cellule collective avec trois autres personnes, nonobstant la schizophrénie paranoïde dont il souffrait et qui le rendait inapte à partager un espace confiné et exigu. Quatrièmement, le lendemain, suite à l’agressivité qu’il avait manifestée à l’encontre d’un compagnon de cellule, l’administration pénitentiaire l’avait placé en cellule de punition, lui infligeant ainsi une sanction prévue pour les détenus ordinaires (selon la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand, l’incident avait ainsi été « puni de la manière habituelle » (paragraphe 40 ci-dessus). Cinquièmement, le psychiatre qui l’avait vu le 2 août 2001 alors qu’il était à l’isolement (le Dr. D.M., l’une des inculpées), d’une part ignorait qu’il s’agissait d’un interné, d’autre part n’était pas celui des trois psychiatres attachés à la prison de Gand qui avait en charge les internés mais celui qui avait pour mission d’intervenir dans les situations de crise concernant les détenus ordinaires (paragraphe 28 ci-dessus) ; cela aussi tend à indiquer que les autorités n’ont pas fait grand cas de la circonstance que Tom De Clippel n’était pas un détenu ordinaire mais un interné dont l’état de santé mentale requérait une attention spécifique, d’autant plus que ce fut la seule fois qu’il rencontra un psychiatre au cours de sa détention.

84.  Cela étant, il apparaît à la Cour que le placement de Tom De Clippel dans les quartiers ordinaires de la prison de Gand trouve aussi sa source dans un manque chronique de places tant dans les établissements destinés à l’internement des personnes couvertes par la loi de défense sociale que dans les annexes psychiatriques des prisons. Ainsi, en particulier, au moment où Tom De Clippel avait réintégré la prison de Gand, l’annexe psychiatrique de cet établissement ne comptait que dix-sept places pour une centaine d’internés (voir notamment le rapport de l’inspecteur principal T. ; paragraphe 21 ci-dessus).

La Cour souligne toutefois que des circonstances de cette nature ne sauraient exonérer un Etat partie de ses obligations au regard de l’article 2 de la Convention, sauf à admettre qu’il puisse se dégager de sa responsabilité par le jeu de ses propres défaillances. Par conséquent, tout en soulignant qu’elle est consciente des efforts déployés par l’Etat défendeur pour assister Tom De Clippel – qui, comme le souligne le Gouvernement, a notamment eu accès à des centres spécialisés, où il a bénéficié d’un encadrement et de thérapies adaptés à son état – comme des grandes difficultés auxquelles sont confrontées quotidiennement l’administration et le personnel médical pénitentiaires, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

ii) Sur le volet procédural du grief

85.  Comme la Cour l’a précédemment rappelé (paragraphe 61 ci-dessus), dans tous les cas où un détenu décède dans des conditions suspectes et que les causes de ce décès sont susceptibles d’être rattachées à une action ou une omission d’agents ou de services publics, les autorités ont l’obligation de mener d’office une « enquête officielle et effective » de nature à permettre d’établir les causes de la mort et d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition ; une telle enquête doit aussi être conduite lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autorités comparables, un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

86.  L’effectivité requiert en premier lieu que les personnes responsables de la conduite de l’enquête soient indépendantes de celles éventuellement impliquées dans le décès : elles doivent, d’une part, ne pas leur être subordonnées d’un point de vue hiérarchique ou institutionnel ; elles doivent, d’autre part, être indépendantes en pratique. Elle exige ensuite que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès ; toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme. Enfin, une célérité et une diligence raisonnables s’imposent aux enquêteurs, et les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de leurs intérêts légitimes (voir, par exemple, précités, les arrêts Trubkinov, §§ 86-88, et Slimani, § 32).

87.  Or la Cour ne décèle dans le dossier aucun élément susceptible d’indiquer que l’instruction menée en l’espèce ne répondait pas à ces exigences. Elle observe en particulier que les requérants se bornent à se plaindre du fait que les juridictions d’instruction n’ont pas entendu le substitut du procureur qui avait ordonné la réadmission de leur fils dans l’annexe psychiatrique de la prison de Gand et le ministre de la Justice, sans mettre en exergue des circonstances caractérisant un manquement de ce type. Vu aussi les motifs retenus par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Gand pour rejeter la demande qu’ils ont formulée à cette fin (paragraphe 36 ci-dessus), la Cour considère que l’on ne peut dire que l’enquête conduite à la suite du décès du fils des requérants n’était pas effective. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

92.  Les requérants se plaignent du fait que l’incarcération de leur fils à la prison de Gand et son placement à l’isolement était incompatible avec l’article 5 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

e)  s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

(...). »

2. L’appréciation de la Cour

a. Sur la recevabilité

100.  La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes n’implique l’utilisation des voies de droit que pour autant qu’elles sont efficaces ou suffisantes, c’est-à-dire susceptibles de remédier à la situation dénoncée. Ainsi, en principe, s’agissant de griefs tirés de l’article 5 § 1 de la Convention, seuls les recours visant à obtenir la cessation de la privation de liberté dont l’irrégularité au regard de cette disposition est alléguée sont à utiliser à cette fin. En corollaire, ne constitue pas une voie de recours interne à épuiser s’agissant d’un tel grief, une action dont l’objet est la réparation du dommage résultant de la privation de liberté litigieuse ou la sanction de la ou des personnes qui en sont responsables (voir Włoch c. Pologne (déc.), n27785/95, 30 mars 2000, ainsi que la décision de la Commission européenne des Droits de l’Homme Drozd et Janousek c. France et Espagne, 12 décembre 1989 no 12747/87, DR 64).

101.  Cela étant, la question de l’épuisement des voies de recours internes se pose différemment lorsque, comme en l’espèce, une personne privée de liberté dans des conditions prétendument contraires à l’article 5 § 1 décède en détention avant d’avoir pu user d’une procédure visant à la mise en liberté disponible au plan interne, et qu’un proche du défunt dénonce devant la Cour l’irrégularité de la détention au regard de cette disposition. Exiger que ce dernier use d’une procédure visant à la mise en liberté n’aurait pas de sens. De l’autre côté, exempter ledit proche de toute démarche tendant à mettre les juridictions internes en mesure de se prononcer préalablement irait à l’encontre de la finalité même de l’article 35 § 1 de la Convention.

Ainsi, dans un tel cas de figure, la Cour doit, tout en abordant la question avec une souplesse particulière, s’assurer que, lorsque le système juridique de l’Etat en cause le permet, le proche du défunt, qui la saisit d’un grief tiré de l’article 5 § 1 à raison de la privation de liberté subie par ce dernier, a effectué une démarche de cette nature. Un recours visant à faire constater l’incompatibilité de la détention avec cette disposition et à obtenir réparation peut alors convenir.

102.  La Cour estime que cette condition est remplie en l’espèce. Elle observe à cet égard que, dans leur plainte avec constitution de partie civile pour « abstention coupable », les requérants se plaignaient notamment de ne pas avoir été informés de l’incarcération de leur fils et de la circonstance que ce dernier n’avait reçu aucune explication quant à son placement à la prison de Gand. Ils y dénonçaient également le fait qu’une personne dont l’état de santé mentale défaillant était connu et appelait avant tout un soutien psychologique avait été mise en prison (paragraphes 23-24 ci-dessus). La question de la légalité du placement de Tom de Clippel en milieu carcéral ordinaire, dont la Cour est saisie, se trouvait ainsi au cœur même de leur plainte. Ils ont de plus maintenu cette approche par la suite, comme cela ressort en particulier des moyens dont ils ont saisi la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand dans le cadre de leur appel de la décision de non-lieu de la chambre du conseil du tribunal de première instance (paragraphe 34 ci-dessus). Ce faisant, ils ont non seulement déclenché la mise en mouvement de l’action publique à raison des faits dénoncés mais aussi saisi les juridictions internes de leur action civile y relative.

103.  Renvoyant par ailleurs aux motifs exposés dans le cadre de l’examen de la recevabilité des griefs titrés des articles 2 et 3 de la Convention (paragraphes 59-62 ci-dessus) s’agissant des moyens développés par le Gouvernement (paragraphe 93 ci-dessus), la Cour déduit de ce qui précède que, dans les circonstances particulières de la cause, les requérants ont donné aux juridictions internes l’opportunité de constater et de redresser le grief qu’ils développent devant elle sur le terrain de l’article 5 § 1 de la Convention. Il ne peut en conséquence leur être reproché de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes à cet égard. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b. Sur le fond

104.  Pour être conforme à l’article 5 § 1 de la Convention, une privation de liberté doit avoir lieu « selon les voies légales » et « être régulière ». En la matière, la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en respecter les normes de fond comme de procédure ; elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, en particulier, l’arrêt Aerts précité, § 46).

105.  La privation de liberté dont il est question en l’espèce relève de l’article 5 § 1 e) (voir l’arrêt Aerts précité, § 45). Elle trouve sa base légale dans la loi de défense sociale, qui autorise les juridictions d’instructions (notamment) à ordonner l’internement d’un inculpé ayant commis un fait qualifié de crime ou de délit, « lorsqu’il existe des raisons de croire [qu’il] est soit en état de démence, soit dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale le rendant incapable du contrôle de ses actions » (paragraphe 46 ci-dessus).

Or, d’une part, la loi de défense sociale prescrit sans ambiguïté que l’internement doit avoir lieu non en milieu carcéral ordinaire, mais dans un établissement spécialisé ou, par exception et dans des conditions restrictives, dans l’annexe psychiatrique d’un établissement pénitentiaire. D’autre part, la décision du substitut du procureur du 27 juillet 2001 ordonnant la réintégration de Tom De Clippel spécifiait qu’il devait être placé dans l’annexe psychiatrique de la prison de Gand (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour en déduit que la détention de ce dernier en milieu carcéral ordinaire était manifestement contraire au droit interne. En cela notamment, l’affaire se distingue de l’affaire Morsink à laquelle se réfère le Gouvernement.

106.  Rappelant de plus que la « détention » d’une personne comme malade mental n’est en principe « régulière » au regard de l’alinéa e) du paragraphe 1 de l’article 5 que si elle se déroule dans un hôpital, une clinique ou un autre établissement approprié (voir en particulier l’arrêt Aerts précité, § 46, et l’arrêt Hadzic et Suljic c. Bosnie-Herzégovine, nos 39446/06 et 33849/08, 7 juin 2011, § 40), la Cour voit dans ces circonstances un manquement à cette disposition en ce qu’elle prescrit que les « voies légales » soient respectées et que la « détention » soit « régulière ».

107.  Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

108.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

109.   Soulignant que la perte tragique de leur fils a bouleversé leur vie, les requérants réclament chacun 25 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

110.  Le Gouvernement invite la Cour à apprécier ex aequo et bono la somme à allouer aux requérants à ce titre.

111.  La Cour ne doute pas que la mort de leur fils a causé une immense souffrance aux requérants. Statuant en équité comme il se doit, elle estime qu’il y a lieu de faire entièrement droit à leur demande. En conséquence, elle octroie à chacun 25 000 EUR pour préjudice moral.

LA RETENTION ADMINISTRATIVE D'UN ENFANT EST UNE VIOLATION DE L'ARTICLE 3

N.B. et autres c. France du 30 mars 2022 requête no 49775/20

Article 3 La durée de la rétention d’un enfant mineur placé avec ses parents au centre de rétention administrative de Metz-Queuleu a conduit à une double violation de la Convention

Art 3 (matériel) • Traitement inhumain et dégradant • Rétention administrative durant quatorze jours dans le but d’éloignement d’un enfant étranger âgé de huit ans accompagné de ses parents dans un centre inadapté • Grief relatif à la souffrance des parents non étayé

Art 34 • Entraver l’exercice du droit de recours • Pas de justification à l’inexécution durant sept jours de la mesure provisoire de faire cesser la rétention de l’enfant

Violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme à l’égard de K.G., enfant mineur au moment des faits, et nonviolation de l’article 3 à l’égard des parents N.B. et N.G. V

iolation de l’article 34 (droit de requête individuelle) L’affaire concerne le placement en rétention administrative, pendant une durée de quatorze jours, d’un couple de ressortissants géorgiens et de leur enfant mineur alors âgé de huit ans, entrés irrégulièrement en France et dont les demandes d’asile avaient été rejetées, La Cour a considéré que la rétention d’un enfant mineur âgé de huit ans dans les conditions existantes, à la date des faits litigieux, dans le centre de rétention administrative où il avait été placé, qui s’est prolongée pendant quatorze jours est excessive au regard des exigences qui découlent de l’article 3 de la Convention. Compte tenu de son jeune âge, des conditions de rétention dans le centre de Metz-Queuleu et de la durée du placement en rétention, les autorités compétentes ont soumis l’enfant mineur à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité requis par l’article 3.

En ce qui concerne les parents, en revanche, la Cour a estimé qu’elle n’était pas en mesure de conclure, au vu des éléments du dossier, qu’ils se sont trouvés dans une situation susceptible d’atteindre le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. En outre, après avoir relevé que la mesure provisoire qu’elle avait prise, le vendredi 13 novembre 2020, demandant au Gouvernement de faire cesser la rétention des requérants pour la durée de la procédure devant elle n’avait pas été exécutée, la Cour a conclu qu’en l’absence de toute justification quant à cette inexécution, les autorités françaises n’ont pas satisfait aux obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 34.

Article 3

La Cour constate qu’en l’espèce, le requérant mineur était accompagné de ses deux parents durant la période de rétention. Elle rappelle que la situation de particulière vulnérabilité de l’enfant mineur est déterminante et prévaut sur la qualité d’étranger en séjour irrégulier de son parent. S’agissant du critère relatif à l’âge de l’enfant, la Cour relève qu’un enfant âgé de huit ans ne peut être considéré comme ayant le discernement suffisant pour comprendre la situation et qu’il se trouve donc en position de particulière vulnérabilité. S’agissant du critère relatif aux conditions d’accueil, la Cour constate que le centre de Metz-Queuleu est au nombre de ceux qui sont habilités à recevoir des familles. La Cour a déjà relevé que les conditions d’accueil au centre de rétention de Metz-Queul ne sont pas suffisantes à elles seules pour que soit atteint le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Elle réaffirme qu’au-delà d’une brève période de rétention, la répétition et l’accumulation des effets engendrés, en particulier sur le plan psychique et émotionnel, par une privation de liberté entraînent nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge, dépassant alors le seuil de gravité précité. L’écoulement du temps revêt à cet égard une importance particulière.

La Cour rappelle que le comportement des parents, à savoir leur refus d’embarquer, n’est pas déterminant quant à la question de savoir si le seuil de gravité prohibé est franchi à l’égard de l’enfant mineur. La Cour estime que la rétention d’un enfant mineur âgé de huit ans dans les conditions existantes, à la date des faits litigieux, dans le centre de Metz-Queuleu qui s’est prolongée pendant quatorze jours est excessive au regard des exigences qui découlent de l’article 3 de la Convention. Elle note d’ailleurs, au vu de l’ensemble des motifs des ordonnances du 9 novembre et du 12 novembre 2020, que le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Metz n’a tenu aucun compte de la présence de K.G. et de son statut d’enfant mineur, et que le magistrat délégué par le premier président de la cour d’appel de Metz n’en a pas suffisamment tenu compte. Le dernier alinéa de l’article L. 551-1 III bis du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoit pourtant qu’en la matière « L’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ». La Cour peut conclure que, compte tenu de son jeune âge, des conditions de rétention dans le centre de Metz-Queuleu et de la durée du placement en rétention, les autorités compétentes ont soumis l’enfant mineur, à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Il y a donc eu violation de l’article 3 dans le chef de l’enfant mineur K.G. En ce qui concerne les parents, la Cour constate que le grief des requérants adultes relatif à leur souffrance dans le centre de rétention n’est pas étayé. Elle reconnaît que la rétention administrative des parents avec leur enfant mineur a pu créer un sentiment d’impuissance et leur causer angoisse et frustration, mais elle n’est pas en mesure de conclure, au vu des éléments du dossier, qu’ils se sont trouvés, pendant la durée de leur placement en rétention, dans une situation susceptible d’atteindre le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 3 à l’égard des requérants N.B. et N.G.

Article 34

Le Gouvernement défendeur fut informé de la mesure provisoire décidée par la Cour le vendredi 13 novembre 2020 à 18 heures 33. Dans son courrier, la Cour précisait que le juge de permanence avait décidé de demander au Gouvernement, en vertu de l’article 39 du règlement, de faire cesser la rétention des requérants pour la durée de la procédure devant la Cour. Le lundi 16 novembre 2020, l’Ordre de Malte France, association suivant les requérants, signala à la Cour que la mesure provisoire indiquée n’avait pas été exécutée. Le vendredi 20 novembre 2020, le Gouvernement informa la Cour que les requérants avaient été éloignés le jour même au matin, ce qui avait mis ainsi fin à leur rétention. La Cour souligne que le juge des référés du tribunal administratif de Nancy, dans son ordonnance du 19 novembre 2020, a considéré que le préfet des Ardennes ne faisait état d’aucune exigence impérieuse d’ordre public – dont la Cour rappelle au demeurant qu’elle ne constitue pas une circonstance susceptible de justifier un refus d’exécuter une mesure provisoire – ni d’aucun obstacle objectif empêchant le gouvernement français de se conformer à la mesure provisoire prescrite par la Cour. En l’absence de toute justification quant à l’inexécution de la mesure provisoire, la Cour conclut que les autorités françaises n’ont pas satisfait aux obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 34. Il y a donc eu violation de l’article 34 de la Convention à l’égard des requérants.

CEDH

Principes généraux

46.  Dans l’affaire M.D. et A.D. c. France (précitée, § 63), la Cour a rappelé que le placement d’enfants mineurs en rétention administrative soulève des questions spécifiques dans la mesure où, qu’ils soient ou non accompagnés, ils sont particulièrement vulnérables et appellent une prise en charge spécifique compte tenu de leur âge et de leur absence d’autonomie (Popov c. France, nos 39472/07 et 39474/07, § 91, 19 janvier 2012).S’agissant du placement en rétention administrative de mineurs accompagnés, la Cour apprécie l’existence d’une violation de l’article 3 de la Convention en mobilisant les trois facteurs suivants : l’âge des enfants mineurs, le caractère adapté ou non des locaux au regard de leurs besoins spécifiques et la durée de leur rétention (R.M. et autres c. France, no 33201/11, § 70, 12 juillet 2016, S.F. et autres c. Bulgarie, no 8138/16, §§ 78-83, 7 décembre 2017).

b)     Application en l’espèce des principes généraux

  1. En ce qui concerne l’enfant mineur

47.  La Cour constate qu’en l’espèce, le requérant mineur était accompagné de ses deux parents durant la période de rétention. Elle rappelle toutefois comme dans l’affaire A.B. et autres c. France (no 11593/12, § 110, 12 juillet 2016 ; voir aussi l’arrêt M.D. et A.D. c. France précité, § 65), que cette circonstance n’est pas de nature à exonérer les autorités de leur obligation de protéger l’enfant mineur et de prendre des mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention. Il convient de garder à l’esprit que la situation de particulière vulnérabilité de l’enfant mineur est déterminante et prévaut sur la qualité d’étranger en séjour irrégulier de son parent.

48.  S’agissant du critère relatif à l’âge de l’enfant, la Cour relève qu’il s’agissait d’un enfant mineur âgé de huit ans, à la date de la rétention administrative. Même si l’âge constitue l’un seulement des trois critères qu’il convient de combiner ensemble, et qu’il est vrai que K.G. est plus âgé qu’un certain nombre des enfants pour lesquels la Cour a constaté une violation de l’article 3, un enfant âgé de huit ans qui ne peut être considéré comme ayant le discernement suffisant pour comprendre la situation de l’espèce, reste placé dans une situation de particulière vulnérabilité.

49.  S’agissant du critère relatif aux conditions d’accueil, la Cour constate que le centre de Metz-Queuleu est au nombre de ceux qui sont habilités à recevoir des familles (voir paragraphe 29). La Cour a déjà relevé que les annonces du centre diffusées par haut-parleur, exposent les personnes qui y sont retenues à de sérieuses nuisances sonores (A.M. et autres c. France, no 24587/12, § 50, 12 juillet 2016). Elle avait dans cette même affaire déjà noté que la cour extérieure de la zone de vie dédiée aux familles est uniquement séparée par un simple grillage de la zone réservée aux autres retenus permettant ainsi de voir tout ce qui s’y passe (ibidem). En outre, si des équipements pour enfants et bébés y sont disponibles, il ressort des constats du CGLPL que le centre de rétention de Metz-Queuleu, mitoyen du centre pénitentiaire se caractérise par sa dimension sécuritaire omniprésente (voir paragraphe 33).

50.  La Cour a déjà relevé que les conditions d’accueil au centre de rétention de Metz-Queuleu bien que nécessairement sources importantes de stress et d’angoisse pour un enfant en bas âge, ne sont pas suffisantes à elles seules pour que soit atteint le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 (A.M. et autres c. France, précité, § 51). Elle réaffirme, en revanche, qu’au-delà d’une brève période de rétention, la répétition et l’accumulation des effets engendrés, en particulier sur le plan psychique et émotionnel, par une privation de liberté entraînent nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge, dépassant alors le seuil de gravité précité. Il s’ensuit que l’écoulement du temps revêt à cet égard une importance particulière.

51.  Il reste à appliquer le critère relatif à la durée de la rétention. La Cour relève que même si, ainsi que le fait valoir le Gouvernement, les autorités nationales ont, dans un premier temps, mis en œuvre toutes les diligences requises pour exécuter au plus vite la mesure de transfert et limiter ainsi la durée de la rétention autant que possible, le droit absolu protégé par l’article 3 interdit qu’un mineur accompagné soit maintenu en rétention dans les conditions précitées pendant une période dont la durée excessive a contribué au franchissement du seuil de gravité prohibé. La Cour rappelle que le comportement des parents, à savoir, dans la présente affaire, le refus des requérants d’embarquer, n’est pas déterminant quant à la question de savoir si le seuil de gravité prohibé est franchi à l’égard de l’enfant mineur (M.D. et A.D. c. France, précité, § 70).

52.  Au cas d’espèce, la Cour estime que la rétention d’un enfant mineur âgé de huit ans dans les conditions existantes, à la date des faits litigieux, dans le centre de Metz-Queuleu qui s’est prolongée pendant quatorze jours est excessive au regard des exigences qui découlent de l’article 3 (voir A.M. et autres c. France, précité, s’agissant d’un constat de violation de l’article 3 pour une durée de rétention de sept jours seulement). Elle note d’ailleurs, au vu de l’ensemble des motifs des ordonnances des 9 novembre et 12 novembre 2020, qu’alors même que le dernier alinéa de l’article L. 551-1 III bis prévoit qu’en la matière « L’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale » (voir paragraphe 20), avant d’apprécier la légalité du placement initial et d’ordonner la prolongation de la rétention administrative pour une durée de vingt-huit jours dans le cadre du contrôle juridictionnel qu’il leur incombait d’exercer, le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Metz n’a tenu aucun compte de la présence de K.G. et de son statut d’enfant mineur, et que, s’il a pris en considération cette circonstance, le magistrat délégué par le premier président de la cour d’appel de Metz n’en a pas suffisamment tenu compte dans la solution qu’il a retenue.

Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que, compte tenu de son jeune âge, des conditions de rétention dans le centre de Metz-Queuleu et de la durée du placement en rétention, les autorités compétentes ont soumis l’enfant mineur, à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans le chef de K.G.

refus exécuter mesures provisoires

a)      Principes généraux

59.  La Cour rappelle que, en vertu de l’article 34 de la Convention, les États contractants s’engagent à s’abstenir de tout acte et à se garder de toute omission qui entraverait l’exercice effectif du droit de recours d’un requérant, et qu’elle a toujours dit que cet engagement était un élément fondamental du système de la Convention. Selon la jurisprudence constante de la Cour, le non-respect par un État défendeur d’une mesure provisoire emporte violation de l’article 34 (Savriddin Dzhurayev c. Russie , no 71386/10, §§ 211-213, CEDH 2013 (extraits)).

60.  Dans l’affaire Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC] (nos 46827/99 et 46951/99, § 128, CEDH 2005-I), la Cour a estimé que le non‑respect d’une mesure provisoire indiquée par elle en vertu de l’article 39 de son règlement pouvait donner lieu à une violation de l’article 34 de la Convention. Les principes généraux concernant le respect d’une mesure provisoire prise par la Cour au titre de l’article 39 de son Règlement, et en particulier le délai laissé au Gouvernement pour s’y conformer, ont été présentés dans Grori c. Albanie (no 25336/04, §§ 181-195, 7 juillet 2009).

61.  Pour vérifier si l’État défendeur s’est conformé à la mesure provisoire qui lui a été indiquée, il faut partir du libellé même de celle-ci. La Cour doit examiner si l’État défendeur a respecté la lettre et l’esprit de cette mesure provisoire. Dans le cadre de l’examen d’un grief au titre de l’article 34 concernant le manquement allégué d’un État contractant à respecter une mesure provisoire, la Cour ne va pas reconsidérer l’opportunité de sa décision d’appliquer la mesure en question. Il incombe au gouvernement défendeur de lui démontrer que la mesure provisoire a été respectée ou, dans des cas exceptionnels, qu’il y a eu un obstacle objectif qui l’a empêché de s’y conformer et qu’il a entrepris toutes les démarches raisonnablement envisageables pour supprimer l’obstacle et pour tenir la Cour informée de la situation (Paladi c. Moldova [GC], no 39806/05, §§ 91-92, 10 mars 2009).

b)     Application en l’espèce des principes généraux

62.  La Cour rappelle que le Gouvernement défendeur fut informé de la mesure provisoire décidée par la Cour par dépôt sur la messagerie sécurisée le vendredi 13 novembre 2020 à 18 heures 33 (voir paragraphe 15). Dans ce courrier, la Cour précisait que le juge de permanence avait décidé de demander au Gouvernement, en vertu de l’article 39 du règlement, de faire cesser la rétention des requérants pour la durée de la procédure devant la Cour. Dès le lundi 16 novembre 2020, l’Ordre de Malte France, association suivant les requérants en rétention, signala à la Cour que la mesure provisoire indiquée n’avait pas été exécutée (voir paragraphe 16). Invité à présenter des commentaires sur ce sujet, le Gouvernement ne fut en mesure de répondre que le vendredi 20 novembre 2020. Dans ce courrier, le Gouvernement informa la Cour que les requérants avaient été éloignés le jour même au matin, ce qui avait mis ainsi fin à leur rétention.

63.  Bien que le Gouvernement ait été informé dès le 13 novembre 2020, la rétention des requérants n’a ainsi pris fin que le 20 novembre 2020, soit sept jours après la notification de la mesure provisoire.

64.  La Cour doit maintenant vérifier si un tel refus d’exécution de la mesure provisoire était justifié par des circonstances exceptionnelles ayant fait naître un obstacle objectif empêchant l’État contractant de s’y conformer. Pour sa part, le Gouvernement, qui se borne à affirmer, au mépris des pièces du dossier, que la mesure provisoire a été exécutée, ne justifie d’aucune circonstance exceptionnelle. À cet égard, la Cour souligne que le juge des référés du tribunal administratif de Nancy, dans son ordonnance du 19 novembre 2020, a considéré que le préfet des Ardennes ne faisait état d’aucune exigence impérieuse d’ordre public, dont la Cour rappelle au demeurant qu’elle ne constitue pas une circonstance susceptible de justifier un refus d’exécuter une mesure provisoire, ni d’aucun obstacle objectif empêchant le gouvernement français de se conformer à la mesure provisoire prescrite par la Cour et dont il aurait informé cette dernière afin de l’inviter à la réexaminer (voir paragraphe 17).

65.  En l’absence de toute justification quant à l’inexécution de la mesure provisoire, la Cour conclut que les autorités françaises n’ont pas satisfait aux obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 34.

66.  Partant, il y a eu violation de l’article 34 de la Convention à l’égard des requérants.

M.D. ET A.D. c. FRANCE du 22 juillet 2021 requête n° 57035/18

Art 3 • Traitement inhumain et dégradant • Rétention administrative dans un centre inadapté durant onze jours d’un nourrisson de quatre mois et de sa mère

Art 5 § 1 • Absence de vérification par les autorités internes si le placement initial en rétention puis sa prolongation constituaient des mesures de dernier ressort ne pouvant être remplacées par aucune autre moins restrictive • Droit français définissant, de manière limitative, les cas de placement en rétention administrative d’une personne accompagnée d’enfants mineurs et les conditions de la prolongation de la période de rétention

Art 5 § 4 • Absence de contrôle portant sur l’ensemble des conditions subordonnant la régularité de la rétention du nourrisson

FAITS

1.  Les requérantes, une mère et sa fille alors âgée de quatre mois, furent placées en 2018, au centre de rétention administrative no 2 du Mesnil-Amelot dans le cadre d’une procédure de transfert en Italie pendant onze jours.

2.  Les requérantes soutiennent que leur placement et leur maintien en rétention administrative est contraire aux articles 3 et 5 § 1 f) de la Convention. Elles font également valoir l’inefficacité du recours pour contester la légalité de la rétention de l’enfant mineur sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Les requérantes soutiennent enfin que leur placement en rétention a porté atteinte à leur droit au respect de leur vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention.

ARTICLE 3

a)      Principes généraux

63.  Le placement d’enfants mineurs en rétention administrative soulève des questions spécifiques dans la mesure où, qu’ils soient ou non accompagnés, ils sont particulièrement vulnérables et appellent une prise en charge spécifique compte tenu de leur âge et de leur absence d’autonomie (Popov, précité, § 91). S’agissant du placement en rétention administrative de mineurs accompagnés, la Cour apprécie l’existence d’une violation de l’article 3 de la Convention en mobilisant les trois facteurs suivants : l’âge des enfants mineurs, le caractère adapté ou non des locaux au regard de leurs besoins spécifiques et la durée de leur rétention (voir notamment sur ce point, R.M. et autres c. France, no 33201/11, § 70, 12 juillet 2016, S.F. et autres c. Bulgarie, no 8138/16, §§ 78-83, 7 décembre 2017).

b)     Application de ces principes au cas d’espèce

64.  À titre préliminaire, la Cour souligne que le principe du transfert de la première requérante en Italie au titre du règlement Dublin III n’est pas en cause dans la présente affaire et qu’elle examinera seulement les modalités de sa mise en œuvre au cas d’espèce.

65.  La Cour constate qu’en l’espèce, la requérante mineure était accompagnée de sa mère durant la période de rétention. Elle rappelle toutefois comme dans l’affaire A.B. et autres c. France, précitée, § 110, que cette circonstance n’est pas de nature à exonérer les autorités de leur obligation de protéger l’enfant mineur et de prendre des mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention. À ce titre, il convient de garder à l’esprit que la situation de particulière vulnérabilité de l’enfant mineur est déterminante et prévaut sur la qualité d’étranger en séjour irrégulier de son parent.

66.  S’agissant du critère relatif à l’âge de l’enfant, la Cour relève qu’il s’agissait d’un nourrisson âgé de quatre mois, à la date de la rétention administrative. Même si l’âge constitue l’un seulement des trois critères qu’il convient de combiner ensemble, elle rappelle que, dans l’arrêt A.M. et autres c. France, no 24587/12, 12 juillet 2016, elle est parvenue à un constat de violation de l’article 3 s’agissant de mineurs âgés respectivement de deux ans et demi et quatre mois. Il en est allé de même, dans l’arrêt R.M. et autres c. France, précité, s’agissant d’un enfant de sept mois.

67.  S’agissant du critère relatif aux conditions matérielles d’accueil, la Cour constate que le centre no 2 du Mesnil-Amelot est au nombre de ceux qui sont habilités à recevoir des familles (voir paragraphe 31). S’il n’est pas directement attenant aux pistes de l’aéroport comme dans l’affaire R.M. et autres c. France, précitée, § 74, ce centre est situé à proximité des pistes de décollage de l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle (voir paragraphe 61), exposant ainsi les personnes qui y sont retenues à de sérieuses nuisances sonores qu’aggravent encore les annonces du centre diffusées par haut-parleur (voir paragraphes 53 et 61). Si la cour extérieure grillagée de la zone de vie dédiée aux familles a ensuite été protégée par un brise-vue, elle était, au jour d’arrivée des requérantes, uniquement séparée par un simple grillage de la zone réservée aux hommes (voir paragraphe 57). En outre, si des équipements pour enfants et bébés y sont disponibles, il ressort des constats du CGLPL qu’ils sont sommaires et largement inadaptés aux besoins spécifiques d’un nourrisson (voir paragraphe 36).

68.  Bien que les parties ne s’accordent ni sur l’ampleur du dysfonctionnement du système de chauffage ni sur les problèmes d’allaitement invoqués par la première requérante, la Cour est d’avis que les conditions d’accueil du centre de rétention telles que décrites au paragraphe précédent ne sont pas suffisamment adaptées à la rétention d’un nourrisson et de sa mère, et en déduit qu’elles sont de nature à avoir entraîné un effet particulièrement néfaste sur la seconde requérante.

69.  Il reste à appliquer le critère relatif à la durée de la rétention. Ainsi qu’elle l’a rappelé notamment dans l’arrêt R.M. et autres c. France, précité, la Cour considère en effet que les conditions matérielles d’accueil réservées à un enfant mineur placé, ne suffisent pas, dans le cas d’une rétention de brève durée, à ce que soit regardé comme nécessairement atteint le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 même lorsqu’il apparaît qu’elles sont sources importantes de stress et d’angoisse. Elle réaffirme, en revanche, qu’au-delà d’une brève période de rétention, la répétition et l’accumulation des effets engendrés, en particulier sur le plan psychique et émotionnel, par une privation de liberté entraînent nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge, dépassant alors le seuil de gravité précité. Il s’ensuit que l’écoulement du temps revêt à cet égard une importance primordiale. La durée de la rétention constitue un élément encore plus déterminant lorsque l’enfant mineur est placé, comme en l’espèce, dans un centre inadapté à sa présence.

70.  La Cour relève que même si, ainsi que le fait valoir le Gouvernement, les autorités nationales ont, dans un premier temps, mis en œuvre toutes les diligences requises pour exécuter au plus vite la mesure de transfert et limiter ainsi la durée de la rétention autant que possible, le droit absolu protégé par l’article 3 interdit qu’un mineur accompagné soit maintenu en rétention dans les conditions précitées pendant une période dont la durée excessive a contribué au franchissement du seuil de gravité prohibé. La Cour souligne que le comportement du parent, à savoir, dans la présente affaire, le refus de la première requérante d’embarquer, n’est pas déterminant quant à la question de savoir si le seuil de gravité prohibé est franchi à l’égard de l’enfant mineur. Au cas d’espèce, la Cour estime que la rétention d’un nourrisson de quatre mois dans les conditions existantes, à la date des faits litigieux, dans le centre no 2 du Mesnil-Amelot qui s’est prolongée pendant onze jours et n’a pris fin qu’à la suite de la mesure provisoire prononcée par la Cour sur le fondement de l’article 39 de son règlement est excessive au regard des exigences qui découlent de l’article 3 (voir R.M. et autres c. France, précité s’agissant d’un constat de violation de l’article 3 pour une durée de rétention de sept jours seulement).

71.  Compte tenu du très jeune âge de la seconde requérante, des conditions d’accueil dans le centre de rétention no 2 du Mesnil-Amelot et de la durée du placement en rétention, la Cour estime que les autorités compétentes l’ont soumise, à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Eu égard aux liens inséparables qui unissent une mère et son bébé de quatre mois, aux interactions qui résultent de l’allaitement ainsi qu’aux émotions qu’ils partagent, la Cour estime qu’il en va de même, dans les circonstances particulières de l’espèce, s’agissant de la première requérante. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à leur égard.

ARTICLE 5-1

a)      Principes généraux

85.  Pour être conforme à l’article 5 § 1, toute privation de liberté doit avoir respecté « les voies légales » et été « régulière ». La Cour se réfère aux principes applicables en la matière tels que développés dans l’arrêt A.B. et autres c. France, précité, §§ 119-123. Elle rappelle qu’en principe, pour qu’une mesure de rétention soit compatible avec l’article 5 § 1 f), il suffit qu’une procédure d’éloignement soit en cours et que cette mesure soit prise aux fins de son exécution. Il n’y a donc pas lieu de rechercher si la décision initiale d’éloignement se justifiait ou non au regard de la législation interne ou de la Convention ou si la rétention pouvait être considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour empêcher un risque de fuite. La Cour rappelle toutefois que, par exception, elle considère, quand un enfant mineur est en cause, que la mesure litigieuse doit être nécessaire pour atteindre le but poursuivi, à savoir pour assurer l’éloignement de la famille. Dans l’affaire Popov, elle a ainsi conclu à la violation de l’article 5 § 1 après avoir notamment constaté que les autorités n’avaient pas recherché si le placement en rétention administrative était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune alternative ne pouvait se substituer (précitée, § 119).

86.  Le placement puis le maintien en rétention d’un enfant mineur accompagnant ses parents ne sont donc conformes aux exigences de l’article 5 § 1 f) qu’à la condition que les autorités internes établissent qu’elles ont recouru à ces mesures en dernier ressort, seulement après avoir recherché effectivement qu’aucune autre moins attentatoire à la liberté ne pouvait être mise en œuvre (voir, par exemple, A.M. et autres c. France, précité, § 67).

b)     Application de ces principes au cas d’espèce

87.  En premier lieu et d’un point de vue général, la Cour constate que depuis l’affaire A.B et autres c. France, précitée, la législation française a connu d’importantes modifications (voir paragraphes 25 et 27). Elle relève avec satisfaction que désormais le droit français définit, de manière limitative, les cas dans lesquels une personne accompagnée d’enfants mineurs peut faire l’objet d’une décision de placement en rétention administrative ainsi que les conditions dans lesquelles peut être décidée la prolongation de la période de rétention. Il prévoit ainsi, dans le respect des exigences de l’article 5 § 1 telles qu’elles découlent de la jurisprudence de la Cour, que la rétention administrative d’un enfant mineur ne peut être décidée qu’en dernier ressort et pour une durée aussi brève que possible.

88.  En second lieu, s’agissant du cas de l’espèce, la Cour relève qu’il ressort de l’arrêté de placement en rétention de la première requérante, pris la veille d’un vol prévu pour l’Italie aux fins de réaliser son transfert, que l’autorité préfectorale a recherché, si, compte tenu de la présence d’un enfant mineur, une mesure moins restrictive que le placement en rétention était possible. Elle a estimé qu’il n’était plus envisageable de recourir aux mesures d’assignation à résidence qui avaient été mises en œuvre dans un premier temps, compte tenu du risque de fuite que, selon elle, révélait la déclaration de la première requérante de refuser d’exécuter la procédure de transfert. La Cour observe qu’il ressort de l’ordonnance du 28 novembre 2018 que le juge des libertés et de la détention s’est livré aux mêmes vérifications et appréciations avant d’ordonner la prolongation de la période de rétention pour une durée de 28 jours.

89.  S’il ne lui appartient pas en principe, dans le cadre du contrôle du respect de l’article 5 § 1, de substituer son appréciation à celle des autorités nationales, ainsi qu’il ressort de sa jurisprudence (voir paragraphe 86 ci-dessus), la Cour doit vérifier, dès lors qu’un enfant mineur est ici en cause, si la mesure litigieuse était nécessaire pour atteindre le but qu’elle poursuit. Au cas d’espèce, elle estime disposer d’éléments suffisants, lesquels ont conduit, compte tenu des conditions de rétention, au constat d’une violation de l’article 3 de la Convention (voir ci-dessus), pour établir que les autorités internes n’ont pas effectivement vérifié, dans le cadre de la mise en œuvre du régime juridique désormais applicable en France, que le placement initial en rétention administrative de la première requérante accompagnée de son enfant mineur puis sa prolongation constituaient des mesures de dernier ressort auxquelles aucune autre moins restrictive ne pouvait être substituée. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à l’égard de la seconde requérante.

ARTICLE 5-4

a)      Principes généraux

97.  La Cour se réfère aux principes applicables en la matière tels que rappelés dans l’affaire Moustahi c. France, no 9347/14, 25 juin 2020 : « le concept de « lawfulness » (« régularité », « légalité ») doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise le paragraphe 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas le droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 » (§ 100).

98.  La Cour rappelle qu’elle a conclu à l’absence de violation de l’article 5 § 4 de la Convention lorsque les juridictions internes avaient eu égard à la présence d’enfants et avaient recherché s’il était possible de recourir à une mesure alternative à la rétention (A.M. et autres c. France, précité, §§ 77-78, et R.C. et V.C. c. France, précité, §§ 63-64) mais qu’elle a en revanche constaté une violation lorsqu’une telle prise en considération des enfants n’avait pas été opérée (A.B. et autres c. France, précité, §§ 136‑138, R.M. et autres c. France, précité, §§ 91‑92, et R.K. et autres c. France, no 68264/14, §§ 94-95, 12 juillet 2016). Pour apprécier le respect des exigences découlant de l’article 5 § 4 de la Convention, s’agissant du placement en rétention administrative d’enfants mineurs accompagnant leurs parents et de la prolongation de la durée de celle-ci, la Cour vérifie donc si les juridictions internes ont effectivement tenu compte dans l’exercice du contrôle juridictionnel qu’il leur appartient d’effectuer, de la présence des enfants mineurs et ont recherché de façon effective s’il était possible de recourir à une mesure alternative à leur placement et maintien en rétention.

b)     Application de ces principes au cas d’espèce

99.  En premier lieu, et d’un point de vue général, la Cour relève avec satisfaction que le droit français définit, de manière précise, les conditions dans lesquelles le juge des libertés et de la détention contrôle la légalité du placement initial en détention (article L. 512-1 III du CESEDA) puis décide, le cas échéant, de prolonger la période de rétention (article L. 552-1 du CESEDA).

100.  En second lieu, s’agissant du cas de l’espèce, la Cour considère que le juge des libertés et de la détention puis le magistrat délégué par le premier président de la cour d’appel ont, contrairement à ce qui est soutenu, pris en compte, dans le cadre du contrôle juridictionnel qui leur incombait d’exercer, la présence de l’enfant mineur dans les appréciations auxquelles il leur appartenait de se livrer tant pour contrôler la légalité du placement initial en rétention que pour décider d’en ordonner la prolongation (voir notamment paragraphes 17, 18 et 21). Elle observe toutefois que le juge des libertés et de la détention s’est borné, pour ce faire, à relever que le centre de rétention était habilité à recevoir des familles et disposait d’équipements spécifiques adaptés, ainsi qu’à mentionner la durée limitée de la rétention (voir paragraphes 17 et 19) sans véritablement s’attacher, dans le cadre de son contrôle de la légalité de la mesure de rétention et de son appréciation de la possibilité de la prolonger au-delà d’une brève période, aux conditions concrètes dans lesquelles le nourrisson était privé de liberté.

101.  La Cour relève ensuite que le juge des libertés et de la détention, alors qu’aucun vol à destination de l’Italie n’était prévu à bref délai, a conclu à l’absence de mesure alternative après avoir considéré que les requérantes n’offraient aucune solution d’hébergement et qu’elles ne remplissaient pas les conditions d’une assignation à résidence telles que prévues par l’article L. 552-4 du CESEDA (voir paragraphe 20). La Cour constate néanmoins que la circonstance que, jusqu’à leur placement en rétention, les requérantes faisaient l’objet, à l’endroit où elles étaient alors hébergées par le conseil départemental de Loir-et-Cher, de mesures d’assignation à résidence qu’elles avaient respectées, n’a pas été sérieusement prise en considération.

102.  Enfin la Cour note, au vu de l’ensemble des motifs des ordonnances des 28 novembre et 1er décembre 2018, qu’alors même que le dernier alinéa de l’article L. 551-1 III bis prévoit qu’en la matière « L’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale » (voir paragraphe 27), que ni le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Meaux ni le magistrat délégué par le premier président de la cour d’appel de Paris n’ont suffisamment tenu compte de la présence de la seconde requérante et de son statut d’enfant mineur, avant d’apprécier la légalité du placement initial et d’ordonner la prolongation de la rétention administrative pour une durée de vingt-huit jours dans le cadre du contrôle juridictionnel qu’il leur incombait d’exercer.

103.  La Cour a constaté ci-dessus une violation de l’article 5 § 1 au motif que les autorités internes n’avaient pas effectivement vérifié, dans le cadre de la mise en œuvre du régime juridique désormais applicable en France, que le placement initial en rétention administrative de la première requérante accompagnée de son enfant mineur puis sa prolongation constituaient des mesures de dernier ressort auxquelles aucune autre moins restrictive ne pouvait être substituée (voir paragraphe 89 ci-dessus). Cette absence de vérification effective des conditions qui concernent tant la légalité de la mesure de rétention en droit interne que le principe de légalité au sens de la Convention est particulièrement imputable aux juridictions internes auxquelles il incombait de s’assurer effectivement de la légalité du placement initial puis du maintien en rétention de l’enfant mineur. Il s’ensuit que la requérante mineure n’a pas bénéficié d’un contrôle portant sur l’ensemble des conditions auxquelles est subordonnée la régularité de la rétention au regard du paragraphe 1 de l’article 5.  Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention à son égard.

R.M. ET AUTRES c. FRANCE du 12 juillet 2016 requête 33201/11

Violations des articles 3, 5-1 et 5-4 : La rétention d'une famille complète avec des mineurs est une détention non conforme à l'article 3 pour actes inhumains et dégradants, de l'article 5-1 car le Gouvernement n'a pas examiné une mesure alternative à la détention et de l'article 5-4 car la rétention des enfants, qui est une détention, n'a pas été examinée concrètement et effectivement par un juge qui n'a considéré que le cas des adultes.

Article 3

68. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention ne ménage aucune exception. Cette prohibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants montre que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no161).

69. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, ainsi que de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil 1997‑VIII).

70. La Cour rappelle qu’elle a conclu à plusieurs reprises à la violation de l’article 3 de la Convention en raison du placement en rétention d’étrangers mineurs accompagnés (voir Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, no 41442/07, 19 janvier 2010 ; Kanagaratnam c. Belgique, no 15297/09, 13 décembre 2011 ; Popov, précité) ou non (voir Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, CEDH 2006‑XI ; Rahimi c. Grèce, no 8687/08, 5 avril 2011). Dans les affaires concernant le placement en rétention d’enfants étrangers mineurs accompagnés, elle a notamment conclu à la violation de l’article 3 de la Convention en raison de la conjonction de trois facteurs : le bas âge des enfants, la durée de leur rétention et le caractère inadapté des locaux concernés à la présence d’enfants.

b) Application au cas d’espèce

71. La Cour observe qu’en l’espèce, et à l’instar de l’affaire Muskhadzhiyeva et autres, l’enfant des requérants était accompagné de ses parents durant la période de rétention. Elle estime cependant que cet élément n’est pas de nature à exempter les autorités de leur obligation de protéger l’enfant et d’adopter des mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention (ibid., § 58) et qu’il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal (voir Popov, précité, § 91 ; comparer avec Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 55). Les directives européennes encadrant la rétention des étrangers considèrent à ce titre que les mineurs, qu’ils soient ou non accompagnés, comptent parmi les populations vulnérables nécessitant l’attention particulière des autorités. En effet, les enfants ont des besoins spécifiques dus notamment à leur âge et leur dépendance.

72. La Cour note que, lors de la rétention en cause, l’enfant des requérants était âgé de sept mois. Il fut retenu avec ses parents au centre de Toulouse-Cornebarrieu pendant au moins sept jours, la date à laquelle les requérants furent remis en liberté n’étant pas connue.

73. Concernant les conditions matérielles de rétention, la Cour constate que le centre de Toulouse-Cornebarrieu compte parmi ceux « habilités » à recevoir des familles en vertu du décret du 30 mai 2005 (voir paragraphe 26 de l’arrêt A.B. et autres précité). Il ressort des rapports de visite de ce centre (voir paragraphes 31 à 40 de l’arrêt A.B. et autres précité) que les autorités ont pris soin de séparer les familles des autres retenus, de leur fournir des chambres spécialement équipées et de mettre à leur disposition du matériel de puériculture adapté. La Cour relève d’ailleurs que les ONG ont reconnu que, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Popov précitée, les conditions matérielles ne posaient pas de problème dans ce centre.

74. La Cour constate cependant que le centre de rétention de Toulouse-Cornebarrieu, construit en bordure immédiate des pistes de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, est exposé à des nuisances sonores particulièrement importantes qui ont d’ailleurs conduit au classement du terrain en « zone inconstructible » (voir paragraphes 33, 37 et 40 de l’affaire A.B. et autres précitée). La Cour observe que les enfants, pour lesquels des périodes de détente en plein air sont nécessaires, sont ainsi particulièrement soumis à ces bruits d’une intensité excessive. La Cour considère, en outre et sans avoir besoin de se référer au certificat médical produit par les requérants, que les conditions d’organisation du centre ont pu avoir un effet anxiogène sur l’enfant des requérants.

75. La Cour considère que de telles conditions, bien que nécessairement sources importantes de stress et d’angoisse pour un enfant en bas âge, ne sont pas suffisantes, dans le cas d’un enfermement de brève durée et dans les circonstances de l’espèce, pour atteindre le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Elle est convaincue, en revanche, qu’au-delà d’une brève période, la répétition et l’accumulation de ces agressions psychiques et émotionnelles ont nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge, dépassant le seuil de gravité précité. Dès lors, l’écoulement du temps revêt à cet égard une importance primordiale au regard de l’application de ce texte. La Cour estime que cette brève période a été dépassée dans la présente espèce, s’agissant de la rétention d’un enfant de sept mois qui s’est prolongée pendant au moins sept jours dans les conditions exposées ci-dessus.

76. Ainsi, compte tenu de l’âge de l’enfant des requérants, de la durée et des conditions de son enfermement dans le centre de rétention de Toulouse-Cornebarrieu, la Cour estime que les autorités ont soumis cet enfant à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention. Partant il y a eu violation de cet article à l’égard de l’enfant des requérants.

ARTICLE 5-1

Sur l’article 5 § 1 de la Convention

82. Pour être conforme à l’article 5 § 1, toute privation de liberté doit avoir respecté « les voies légales » et été « régulière » (voir, parmi d’autres, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 37, série A no 33 ; Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000‑III).

83. La Cour rappelle, par ailleurs, que pour qu’une détention se concilie avec l’article 5 § 1 f) de la Convention, il suffit qu’une procédure d’expulsion soit en cours et que celle-ci soit effectuée aux fins de son application. En principe, il n’y a donc pas lieu de rechercher si la décision initiale d’expulsion se justifiait ou non au regard de la législation interne ou de la Convention ou si la rétention pouvait être considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour empêcher un risque de fuite ou d’infraction. La Cour a cependant égard à la situation particulière des personnes privées de liberté. Ainsi, par exception, quand un enfant est présent, elle estime que la privation de liberté doit être nécessaire pour atteindre le but poursuivi, à savoir pour assurer l’expulsion de la famille. Dans l’affaire Popov, elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 après avoir notamment constaté que les autorités n’avaient pas recherché si le placement en rétention administrative était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune alternative ne pouvait se substituer (ibid., § 119).

84. La Cour relève que le droit français réglemente certains aspects de la présence des mineurs accompagnant leurs parents placés en rétention (voir les paragraphes 25 à 28 de l’affaire A.B. et autres précitée). Il n’existe, en revanche, aucun texte déterminant les conditions dans lesquelles cette présence en rétention est possible. En particulier, l’étranger mineur de dix‑huit ans ne pouvant faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire (voir le paragraphe 19 de l’affaire A.B. et autres précitée), aucune disposition interne ne prévoit qu’il puisse être soumis à un arrêté de placement en rétention en vue de son éloignement. Cela explique qu’un tel arrêté n’a été pris en l’espèce qu’à l’encontre des parents requérants et non à l’encontre de l’enfant les accompagnant.

85. Toutefois, la Cour observe que la situation des enfants est intrinsèquement liée à celle de leurs parents, dont il convient, dans toute la mesure du possible, de ne pas les séparer. Ce lien, conforme à l’intérêt des enfants, a pour conséquence que, lorsque leurs parents sont placés en rétention, ils sont eux-mêmes de facto privés de liberté. Cette privation de liberté résulte de la décision légitime des parents, ayant autorité sur eux, de ne pas les confier à une autre personne. La Cour peut accepter qu’une telle situation n’est pas, dans son principe, contraire au droit interne. Elle souligne néanmoins que le cadre dans lequel se trouvent alors les enfants est source d’angoisse et de tensions pouvant leur être gravement préjudiciable.

86. Dans de telles conditions, la Cour juge que la présence en rétention d’un enfant accompagnant ses parents n’est conforme à l’article 5 § 1 f) qu’à la condition que les autorités internes établissent qu’elles ont recouru à cette mesure ultime seulement après avoir vérifié concrètement qu’aucune autre moins attentatoire à la liberté ne pouvait être mise en œuvre.

87. En l’espèce, la Cour note que les requérants et leur enfant ont été placés en rétention dans l’attente de leur expulsion et, partant, qu’il s’agissait d’une privation de liberté relevant de l’article 5 § 1 f). Elle relève ensuite qu’il ne ressort d’aucune pièce du dossier que le Gouvernement ait recherché des mesures alternatives au placement en rétention de la famille.

88. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention à l’égard de l’enfant des requérants.

ARTICLE 5-4

89. La Cour rappelle que le concept de « lawfulness » (« régularité », « légalité ») doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise le paragraphe 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas le droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 127, Recueil 1996‑V ; S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 72, 11 juin 2009 ; Rahimi, précité, § 113).

90. Ainsi que rappelé précédemment, la loi française ne prévoit pas que les mineurs puissent faire l’objet d’une mesure de placement en rétention. La Cour en avait déduit, dans l’arrêt Popov (voir § 124), que les enfants accompagnant leurs parents tombaient dans un vide juridique qui ne leur permettait pas d’exercer le recours en annulation, ouvert à leurs parents, devant le juge administratif et qui ne permettait pas non plus au juge des libertés et de la détention de se prononcer sur la légalité de leur présence en rétention.

91. La Cour observe qu’en l’espèce, le juge des libertés et de la détention s’est prononcé uniquement sur le sort des parents requérants, sans rechercher si une mesure moins coercitive que la rétention de la famille aurait pu être prise. S’agissant du recours contre l’arrêté de placement en rétention évoqué par le Gouvernement, la Cour relève que ce dernier ne produit aucune jurisprudence permettant de se convaincre que le juge administratif aurait pris en compte la présence de l’enfant lors de son examen de la légalité de cette décision. Dans de telles circonstances, la Cour ne peut considérer que l’enfant des requérants a pu bénéficier d’un recours au sens de l’article 5 § 4.

92. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l’enfant des requérants ne s’est pas vu garantir la protection requise par la Convention. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention du chef de l’enfant des requérants.

A.B et autres c. FRANCE du 12 juillet 2016 requête 11593/12

Violations des articles 3, 5-1 et 5-4 : La rétention d'une famille complète avec des mineurs est une détention non conforme à l'article 3 pour actes inhumains et dégradants, de l'article 5-1 car le Gouvernement n'a pas examiné une mesure alternative à la détention et de l'article 5-4 car la rétention des enfants, qui est une détention, n'a pas été examinée concrètement et effectivement par un juge qui n'a considéré que le cas des adultes.

ARTICLE 3

1. Principes applicables

107. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention ne ménage aucune exception. Cette prohibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants montre que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161).

108. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, ainsi que de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII).

109. La Cour rappelle qu’elle a conclu à plusieurs reprises à la violation de l’article 3 de la Convention en raison du placement en rétention d’étrangers mineurs accompagnés (voir Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, no 41442/07, 19 janvier 2010 ; Kanagaratnam c. Belgique, no 15297/09, 13 décembre 2011 ; Popov, précité) ou non (voir Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, CEDH 2006‑XI ; Rahimi c. Grèce, no 8687/08, 5 avril 2011). Dans les affaires concernant le placement en rétention d’enfants étrangers mineurs accompagnés, elle a notamment conclu à la violation de l’article 3 de la Convention en raison de la conjonction de trois facteurs : le bas âge des enfants, la durée de leur rétention et le caractère inadapté des locaux concernés à la présence d’enfants.

2. Application au cas d’espèce

110. La Cour constate qu’en l’espèce, et à l’instar de l’affaire Muskhadzhiyeva et autres, l’enfant des requérants était accompagné de ses parents durant la période de rétention. Elle estime cependant que cet élément n’est pas de nature à exempter les autorités de leur obligation de protéger l’enfant et d’adopter des mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention (ibid., § 58) et qu’il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal (voir Popov, pécité, § 91 ; comparer avec Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 55). Elle observe que les directives européennes encadrant la rétention des étrangers considèrent à ce titre que les mineurs, qu’ils soient ou non accompagnés, comptent parmi les populations vulnérables nécessitant l’attention particulière des autorités. En effet, les enfants ont des besoins spécifiques dus notamment à leur âge et leur dépendance.

111. La Cour note que, lors de la rétention en cause, l’enfant des requérants était âgé de quatre ans et qu’il fut retenu avec ses parents pendant dix-huit jours au centre de Toulouse-Cornebarrieu.

112. Concernant les conditions matérielles de rétention, la Cour constate que le centre de Toulouse-Cornebarrieu compte parmi ceux « habilités » à recevoir des familles en vertu du décret du 30 mai 2005 (voir paragraphe 26 ci-dessus). Il ressort des rapports de visite de ce centre (voir les paragraphes 31 à 40 ci-dessus) que les autorités ont pris soin de séparer les familles des autres retenus, de leur fournir des chambres spécialement équipées et de mettre à leur disposition du matériel de puériculture adapté. La Cour relève d’ailleurs que les ONG ont reconnu que, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Popov précitée, les conditions matérielles ne posaient pas problème dans ce centre.

113. La Cour constate cependant que le centre de rétention de Toulouse‑Cornebarrieu, construit en bordure immédiate des pistes de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, est exposé à des nuisances sonores particulièrement importantes qui ont conduit au classement du terrain en « zone inconstructible » (voir paragraphes 33, 37 et 40). La Cour observe que les enfants, pour lesquels des périodes de détente en plein air sont nécessaires, sont ainsi particulièrement soumis à ces bruits d’une intensité excessive. La Cour considère, en outre et sans avoir besoin de se référer au certificat médical produit par les requérants, que les contraintes inhérentes à un lieu privatif de liberté, particulièrement lourdes pour un jeune enfant, ainsi que les conditions d’organisation du centre ont nécessairement eu un effet anxiogène sur l’enfant des requérants. En effet, celui-ci, ne pouvant être laissé seul, a dû assister avec ses parents à tous les entretiens que requérait leur situation, ainsi qu’aux différentes audiences judiciaires et administratives. Lors des déplacements, il a été amené à côtoyer des policiers armés en uniforme. De plus, il a subi en permanence les annonces délivrées par les haut-parleurs du centre. Enfin, il a vécu la souffrance morale et psychique de ses parents dans un lieu d’enfermement ne lui permettant pas de prendre la distance indispensable.

114. La Cour considère que de telles conditions, bien que nécessairement sources importantes de stress et d’angoisse pour un enfant en bas âge, ne sont pas suffisantes, dans le cas d’un enfermement de brève durée et dans les circonstances de l’espèce, pour atteindre le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Elle est convaincue, en revanche, qu’au-delà d’une brève période, la répétition et l’accumulation de ces agressions psychiques et émotionnelles ont nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge, dépassant le seuil de gravité précité. Dès lors, l’écoulement du temps revêt à cet égard une importance primordiale au regard de l’application de ce texte. La Cour estime que cette brève période a été dépassée dans la présente espèce, s’agissant de la rétention d’un enfant de quatre ans qui s’est prolongée pendant dix-huit jours dans les conditions exposées ci-dessus.

115. Ainsi, compte tenu de l’âge de l’enfant des requérants, de la durée et des conditions de son enfermement dans le centre de rétention de Toulouse-Cornebarrieu, la Cour estime que les autorités ont soumis cet enfant à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention. Partant il y a eu violation de cet article à l’égard de l’enfant des requérants.

ARTICLE 5-1

119. Pour être conforme à l’article 5 § 1, toute privation de liberté doit avoir respecté « les voies légales » et été « régulière » (voir, parmi d’autres, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 37, série A no 33 ; Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000‑III).

120. La Cour rappelle, par ailleurs, que pour qu’une détention se concilie avec l’article 5 § 1 f) de la Convention, il suffit qu’une procédure d’expulsion soit en cours et que celle-ci soit effectuée aux fins de son application. En principe, il n’y a donc pas lieu de rechercher si la décision initiale d’expulsion se justifiait ou non au regard de la législation interne ou de la Convention ou si la rétention pouvait être considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour empêcher un risque de fuite ou d’infraction. La Cour a cependant égard à la situation particulière des personnes privées de liberté. Ainsi, par exception, quand un enfant est présent, elle estime que la privation de liberté doit être nécessaire pour atteindre le but poursuivi, à savoir pour assurer l’expulsion de la famille. Dans l’affaire Popov, elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 après avoir notamment constaté que les autorités n’avaient pas recherché si le placement en rétention administrative était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune alternative ne pouvait se substituer (ibid., § 119).

121. La Cour relève que le droit français réglemente certains aspects de la présence des mineurs accompagnant leurs parents placés en rétention (voir les paragraphes 25 à 28 ci-dessus). Il n’existe, en revanche, aucun texte déterminant les conditions dans lesquelles cette présence en rétention est possible. En particulier, l’étranger mineur de dix-huit ans ne pouvant faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire (voir le paragraphe 19 ci‑dessus), aucune disposition interne ne prévoit qu’il puisse être soumis à un arrêté de placement en rétention en vue de son éloignement. Cela explique qu’un tel arrêté n’a été pris en l’espèce qu’à l’encontre des parents requérants et non à l’encontre de l’enfant les accompagnant.

122. Toutefois, la Cour observe que la situation des enfants est intrinsèquement liée à celle de leurs parents, dont il convient, dans toute la mesure du possible, de ne pas les séparer. Ce lien, conforme à l’intérêt des enfants, a pour conséquence que, lorsque leurs parents sont placés en rétention, ils sont eux-mêmes de facto privés de liberté. Cette privation de liberté résulte de la décision légitime des parents, ayant autorité sur eux, de ne pas les confier à une autre personne. La Cour peut accepter qu’une telle situation n’est pas, dans son principe, contraire au droit interne. Elle souligne néanmoins que le cadre dans lequel se trouvent alors les enfants est source d’angoisse et de tensions pouvant leur être gravement préjudiciable.

123. Dans de telles conditions, la Cour juge que la présence en rétention d’un enfant accompagnant ses parents n’est conforme à l’article 5 § 1 f) qu’à la condition que les autorités internes établissent qu’elles ont recouru à cette mesure ultime seulement après avoir vérifié concrètement qu’aucune autre moins attentatoire à la liberté ne pouvait être mise en œuvre.

124. En l’espèce, la Cour note que les requérants et leur enfant ont été placés en rétention dans l’attente de leur expulsion et, partant, qu’il s’agissait d’une privation de liberté relevant de l’article 5 § 1 f). La Cour retient que la cour administrative d’appel a jugé qu’il ne ressortait pas des arrêtés de placement en rétention que le préfet avait recherché, au regard de la présence de l’enfant, si une mesure moins coercitive que la rétention était possible. Dès lors, tout en ayant égard aux motifs figurant dans la décision préfectorale de placement en rétention, la Cour estime ne pas avoir d’éléments suffisants pour se persuader que les autorités internes ont effectivement recherché si le placement en rétention administrative de la famille était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune alternative ne pouvait se substituer.

125. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention à l’égard de l’enfant des requérants.

ARTICLE 5-4

133. La Cour rappelle que le concept de « lawfulness » (« régularité », « légalité ») doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise le paragraphe 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas le droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 127, Recueil 1996‑V ; S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 72, 11 juin 2009 ; Rahimi, précité, § 113).

134. Ainsi que rappelé précédemment, la loi française ne prévoit pas que les mineurs puissent faire l’objet d’une mesure de placement en rétention. La Cour en avait déduit, dans l’arrêt Popov (précité, § 124), que les enfants accompagnant leurs parents tombaient dans un vide juridique qui ne leur permettait pas d’exercer le recours en annulation, ouvert à leurs parents, devant le juge administratif et qui ne permettait pas plus au juge des libertés et de la détention de se prononcer sur la légalité de leur présence en rétention.

135. Le Gouvernement conteste ce raisonnement en soutenant, qu’en pratique, les juridictions internes examinent nécessairement la situation des mineurs accompagnants. Il rappelle, qu’en l’espèce, la cour d’appel a pris en compte la présence de l’enfant et que la cour administrative d’appel a fait de même, ce qui l’a d’ailleurs amenée à annuler les arrêtés de placement en rétention des parents.

136. La Cour observe, en premier lieu, que le juge administratif, saisi en première instance contre l’arrêté de placement en rétention des parents, a déclaré inopérant l’argument relatif à la présence de l’enfant en indiquant que la décision litigieuse ne se rapportait qu’à la situation personnelle de ses parents. Répondant au moyen tiré de l’incompatibilité des conditions de rétention avec la présence d’un enfant mineur, le juge des libertés et de la détention a, quant à lui, estimé qu’il n’appartenait pas à l’autorité judiciaire « d’interférer dans la gestion des centres de rétention administrative ».

137. La Cour admet ensuite, avec le Gouvernement, que le premier président de la cour d’appel et la cour administrative d’appel, bien que saisis uniquement par les parents, ont eu égard à la présence de l’enfant. Le premier s’est cependant borné à examiner si les conditions matérielles de rétention étaient adaptées pour une famille avec enfant, sans rechercher si une mesure moins coercitive que la rétention de la famille aurait pu être prise. La cour administrative d’appel s’est, elle, prononcée, non pas « à bref délai » mais plus de huit mois après la libération des requérants. Dans de telles circonstances, la Cour ne peut considérer que l’enfant des requérants a pu bénéficier d’un recours au sens de l’article 5 § 4.

138. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l’enfant des requérants ne s’est pas vu garantir la protection requise par la Convention. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention du chef de l’enfant des requérants.

A.M et autres c. FRANCE du 12 juillet 2016 requête 24587/12

Violations des articles 3, 5-1 et 5-4 : La rétention d'une famille complète avec des mineurs est une détention non conforme à l'article 3 pour actes inhumains et dégradants, de l'article 5-1 car le Gouvernement n'a pas examiné une mesure alternative à la détention et de l'article 5-4 car la rétention des enfants, qui est une détention, n'a pas été examinée concrètement et effectivement par un juge qui n'a considéré que le cas des adultes.

ARTICLE 3

a)  Principes applicables

44. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention ne ménage aucune exception. Cette prohibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants montre que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161).

45. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, ainsi que de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII).

46. La Cour rappelle qu’elle a conclu à plusieurs reprises à la violation de l’article 3 de la Convention en raison du placement en rétention d’étrangers mineurs accompagnés (voir Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, no 41442/07, 19 janvier 2010 ; Kanagaratnam c. Belgique, no 15297/09, 13 décembre 2011 ; Popov, précité) ou non (voir Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, CEDH 2006‑XI ; Rahimi c. Grèce, no 8687/08, 5 avril 2011). Dans les affaires concernant le placement en rétention d’enfants étrangers mineurs accompagnés, elle a notamment conclu à la violation de l’article 3 de la Convention en raison de la conjonction de trois facteurs : le bas âge des enfants, la durée de leur rétention et le caractère inadapté des locaux concernés à la présence d’enfants.

b) Application au cas d’espèce

47. La Cour constate qu’en l’espèce, et à l’instar de l’affaire Muskhadzhiyeva et autres, les enfants de la requérante étaient accompagnées de leur mère durant la période de rétention. Elle estime cependant que cet élément n’est pas de nature à exempter les autorités de leur obligation de protéger les enfants et d’adopter des mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention (ibid., § 58) et qu’il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal (voir Popov, précité, § 91 ; comparer avec Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 55). Les directives européennes encadrant la rétention des étrangers considèrent à ce titre que les mineurs, qu’ils soient ou non accompagnés, comptent parmi les populations vulnérables nécessitant l’attention particulière des autorités. En effet, les enfants ont des besoins spécifiques dus notamment à leur âge et leur dépendance.

48. La Cour note que, lors de la rétention en cause, les enfants de la requérante étaient âgées de deux ans et demi et quatre mois. Elles furent retenues avec leur mère au centre de Metz-Queuleu pendant huit jours.

49. Concernant les conditions matérielles de rétention, la Cour constate que le centre de Metz-Queuleu compte parmi ceux « habilités » à recevoir des familles en vertu du décret du 30 mai 2005 (voir paragraphe 26 de l’arrêt A.B. et autres c. France précité). Il ressort des rapports de visite de ce centre (voir les paragraphes 22 et 23 ci-dessus) que les autorités ont pris soin de séparer les familles des autres retenus, de leur fournir des chambres spécialement équipées et de mettre à leur disposition du matériel de puériculture adapté.

50. La Cour relève cependant, au vu des informations à sa disposition, que la cour intérieure de la zone famille n’est séparée de la zone « hommes » que par un grillage permettant de voir tout ce qui s’y passe. Elle observe, en outre, que les requérantes ont été soumises à un environnement sonore relativement anxiogène, en étant contraintes de subir les appels diffusés toute la journée au moyen de haut-parleurs au volume sonore élevé.

51. La Cour considère que de telles conditions, bien que nécessairement sources importantes de stress et d’angoisse pour un enfant en bas âge, ne sont pas suffisantes, dans le cas d’un enfermement de brève durée et dans les circonstances de l’espèce, pour atteindre le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Elle est convaincue, en revanche, qu’au-delà d’une brève période, la répétition et l’accumulation de ces agressions psychiques et émotionnelles ont nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge, dépassant le seuil de gravité précité. Dès lors, l’écoulement du temps revêt à cet égard une importance primordiale au regard de l’application de ce texte.

52. La Cour souligne que même si, comme le fait valoir le Gouvernement, les autorités internes ont, dans un premier temps, mis en œuvre toutes les diligences nécessaires pour exécuter au plus vite la mesure d’expulsion et limiter le temps d’enfermement, le droit absolu protégé par l’article 3 interdit qu’un mineur accompagné soit maintenu en rétention dans les conditions précitées pendant une période dont la durée excessive a contribué au dépassement du seuil de gravité prohibé. Or, elle constate qu’en l’espèce, la période d’enfermement a duré au moins sept jours, non inclus le dernier jour pendant lequel la requérante est restée volontairement dans le centre de rétention. Cette durée est en elle‑même trop longue pour des enfants de deux ans et demi et quatre mois.

53. Ainsi, compte tenu de l’âge des enfants de la requérante, de la durée et des conditions de leur enfermement dans le centre de rétention de Metz-Queuleu, la Cour estime que les autorités ont soumis ces enfants à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention. Partant il y a eu violation de cet article à l’égard des enfants de la requérante.

ARTICLE 5-1

63. Pour être conforme à l’article 5 § 1, toute privation de liberté doit avoir respecté « les voies légales » et été « régulière » (voir, parmi d’autres, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 37, série A no 33 ; Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000‑III).

64. La Cour rappelle, par ailleurs, que pour qu’une détention se concilie avec l’article 5 § 1 f) de la Convention, il suffit qu’une procédure d’expulsion soit en cours et que celle-ci soit effectuée aux fins de son application. En principe, il n’y a donc pas lieu de rechercher si la décision initiale d’expulsion se justifiait ou non au regard de la législation interne ou de la Convention ou si la rétention pouvait être considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour empêcher un risque de fuite ou d’infraction. La Cour a cependant égard à la situation particulière des personnes privées de liberté. Ainsi, par exception, quand un enfant est présent, elle estime que la privation de liberté doit être nécessaire pour atteindre le but poursuivi, à savoir pour assurer l’expulsion de la famille. Dans l’affaire Popov c. France, elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 après avoir notamment constaté que les autorités n’avaient pas recherché si le placement en rétention administrative était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune alternative ne pouvait se substituer (ibid., § 119).

65. La Cour relève que le droit français réglemente certains aspects de la présence des mineurs accompagnant leurs parents placés en rétention (voir les paragraphes 25 à 28 de l’affaire A.B. et autres c. France précitée). Il n’existe, en revanche, aucun texte déterminant les conditions dans lesquelles cette présence en rétention est possible. Ainsi, en l’espèce, seule la première requérante faisait l’objet d’une mesure d’éloignement prenant la forme d’une réadmission et d’un arrêté ordonnant son placement en rétention.

66. Toutefois, la Cour observe que la situation des enfants est intrinsèquement liée à celle de leurs parents, dont il convient, dans toute la mesure du possible, de ne pas les séparer. Ce lien, conforme à l’intérêt des enfants, a pour conséquence que, lorsque leurs parents sont placés en rétention, ils sont eux-mêmes de facto privés de liberté. Cette privation de liberté résulte de la décision légitime des parents, ayant autorité sur eux, de ne pas les confier à une autre personne. La Cour peut accepter qu’une telle situation n’est pas, dans son principe, contraire au droit interne. Elle souligne néanmoins que le cadre dans lequel se trouvent alors les enfants est source d’angoisse et de tensions pouvant leur être gravement préjudiciable.

67. Dans de telles conditions, la Cour juge que la présence en rétention d’un enfant accompagnant ses parents n’est conforme à l’article 5 § 1 f) qu’à la condition que les autorités internes établissent qu’elles ont recouru à cette mesure ultime seulement après avoir vérifié concrètement qu’aucune autre moins attentatoire à la liberté ne pouvait être mise en œuvre.

68. En l’espèce, la Cour note que la première requérante et ses enfants ont été placées en rétention dans l’attente de leur expulsion et, partant, qu’il s’agissait d’une privation de liberté relevant de l’article 5 § 1 f). Elle relève que, dans son arrêté ordonnant le placement en rétention de la requérante, le préfet a écarté la possibilité de recourir à une mesure moins coercitive en raison de la conjonction de plusieurs facteurs, dont le refus de la première requérante de se mettre en relation avec le service de la police aux frontières afin d’organiser son départ, l’absence de document d’identité et le caractère précaire de son logement. Dans ces circonstances, la Cour estime que les autorités internes ont recherché de façon effective si le placement en rétention administrative de la famille était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune autre moins coercitive ne pouvait se substituer.

69. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut à la non-violation de l’article 5 § 1 de la Convention à l’égard de la première requérante et de ses enfants.

ARTICLE 5-4

74. La Cour rappelle que le concept de « lawfulness » (« régularité », « légalité ») doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise le paragraphe 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas le droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 127, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V ; S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 72, 11 juin 2009 ; Rahimi, précité, § 113).

75. La Cour observe que la première requérante a pu contester sa rétention devant les juridictions internes : elle a saisi le tribunal administratif en annulation de l’arrêté ordonnant son placement en rétention puis le juge des libertés et de la détention et la cour d’appel se sont prononcés sur la légalité de sa privation de liberté. Ainsi, la Cour constate que la première requérante a eu la possibilité d’exercer un recours permettant d’obtenir une décision sur la légalité de sa rétention (voir Popov c. France précité, § 123).

76. En revanche, ainsi que rappelé précédemment, la loi française ne prévoit pas que les mineurs puissent faire l’objet d’une mesure de placement en rétention. La Cour en avait déduit, dans l’arrêt Popov c. France, (précité, § 124), que les enfants accompagnant leurs parents tombaient dans un vide juridique qui ne leur permettait pas d’exercer le recours en annulation, ouvert à leurs parents, devant le juge administratif et qui ne permettait pas plus au juge des libertés et de la détention de se prononcer sur la légalité de leur présence en rétention.

77. La Cour observe, qu’en l’espèce, certaines juridictions ont eu égard à la présence d’enfants et ont recherché s’il était possible de recourir à une mesure alternative à la rétention. Le tribunal administratif et le premier président de la cour d’appel se sont ainsi assurés de l’impossibilité de recourir à l’assignation à résidence dans les circonstances de la cause. En conséquence, la Cour est convaincue que les juridictions internes ont effectivement recherché si une mesure moins coercitive que la rétention de la famille aurait pu être prise et, partant, que les enfants de la requérante ont pu bénéficier d’un recours au sens de l’article 5 § 4.

78. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la première requérante et ses enfants se sont vu garantir la protection requise par la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4.

RK et autres C. France du 12 juillet 2016 requête 68264/14

Violation des articles 3, 5-1 et 5-4 en ce qui concerne les enfants du requérant pour cause de détention administrative avant expulsion.

a) Principes applicables

64. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention ne ménage aucune exception. Cette prohibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants montre que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161).

65. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, ainsi que de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil 1997-VIII).

66. La Cour rappelle qu’elle a conclu à plusieurs reprises à la violation de l’article 3 de la Convention en raison du placement en rétention d’étrangers mineurs accompagnés (voir Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, no 41442/07, 19 janvier 2010 ; Kanagaratnam c. Belgique, no 15297/09, 13 décembre 2011 ; Popov, précité) ou non (voir Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, CEDH 2006‑XI ; Rahimi c. Grèce, no 8687/08, 5 avril 2011). Dans les affaires concernant le placement en rétention d’enfants étrangers mineurs accompagnés, elle a notamment conclu à la violation de l’article 3 de la Convention en raison de la conjonction de trois facteurs : le bas âge des enfants, la durée de leur rétention et le caractère inadapté des locaux concernés à la présence d’enfants.

b) Application au cas d’espèce

67. La Cour constate qu’en l’espèce, et à l’instar de l’affaire Muskhadzhiyeva et autres, l’enfant des requérants était accompagnée de ses parents durant la période de rétention. Elle estime cependant que cet élément n’est pas de nature à exempter les autorités de leur obligation de protéger l’enfant et d’adopter des mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention (ibid., § 58) et qu’il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal (voir Popov, précité, § 91 ; comparer avec Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 55). Les directives européennes encadrant la rétention des étrangers considèrent à ce titre que les mineurs, qu’ils soient ou non accompagnés, comptent parmi les populations vulnérables nécessitant l’attention particulière des autorités. En effet, les enfants ont des besoins spécifiques dus notamment à leur âge et leur dépendance.

68. La Cour note que, lors de la rétention en cause, l’enfant des requérants était âgée de quinze mois. Elle fut retenue avec ses parents au centre de Toulouse-Cornebarrieu pendant au moins neuf jours, la date à laquelle les requérants furent remis en liberté n’étant pas connue.

69. Concernant les conditions matérielles de rétention, la Cour constate que le centre de Toulouse-Cornebarrieu compte parmi ceux « habilités » à recevoir des familles en vertu du décret du 30 mai 2005 (voir paragraphe 26 de l’arrêt A.B. et autres c. France précité). Il ressort des rapports de visite de ce centre (voir paragraphes 31 à 40 de l’arrêt A.B. et autres c. France précité) que les autorités ont pris soin de séparer les familles des autres retenus, de leur fournir des chambres spécialement équipées et de mettre à leur disposition du matériel de puériculture adapté. La Cour relève d’ailleurs que les organisations non gouvernementales ont reconnu que, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Popov précitée, les conditions matérielles ne posaient pas problème dans ce centre.

70. La Cour constate cependant que le centre de rétention de Toulouse-Cornebarrieu, construit en bordure immédiate des pistes de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, est exposé à des nuisances sonores particulièrement importantes qui ont conduit au classement du terrain en « zone inconstructible » (voir paragraphes 33, 37 et 40 de l’affaire A.B. et autres c. France précitée). La Cour observe que les enfants, pour lesquels des périodes de détente en plein air sont nécessaires, sont ainsi particulièrement soumis à ces bruits d’une intensité excessive. La Cour considère, en outre et sans avoir besoin de se référer au certificat médical produit par les requérants, que les conditions d’organisation du centre ont pu avoir un effet anxiogène sur l’enfant des requérants. Enfin, celle-ci a subi en permanence les annonces délivrées par les haut-parleurs du centre.

71. La Cour considère que de telles conditions, bien que nécessairement sources importantes de stress et d’angoisse pour un enfant en bas âge, ne sont pas suffisantes, dans le cas d’un enfermement de brève durée et dans les circonstances de l’espèce, pour atteindre le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Elle est convaincue, en revanche, qu’au-delà d’une brève période, la répétition et l’accumulation de ces agressions psychiques et émotionnelles ont nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge, dépassant le seuil de gravité précité. Dès lors, l’écoulement du temps revêt à cet égard une importance primordiale au regard de l’application de ce texte. La Cour estime que cette brève période a été dépassée dans la présente espèce, s’agissant de la rétention d’un enfant de quinze mois qui s’est prolongée pendant neuf jours dans les conditions exposées ci-dessus. S’il est exact, comme le fait valoir le Gouvernement, que les autorités ont, dans un premier temps, mis en œuvre toutes les diligences nécessaires pour exécuter au plus vite la mesure d’expulsion et limiter le temps d’enfermement, il n’en demeure pas moins qu’il n’a été mis fin à la rétention que le 24 octobre 2014 alors même que la Cour avait indiqué au Gouvernement, dès le 20 octobre 2014, qu’il était souhaitable de ne pas renvoyer les requérants vers la Fédération de Russie pour la durée de la procédure devant elle et, partant, qu’aucune expulsion n’était possible. La Cour regarde comme trop longue pour un jeune enfant cette durée de quatre jours qui s’ajoute à une première période de privation de liberté de cinq jours, cet élément devant en outre être apprécié en tenant compte du fait que le Gouvernement n’a pas prouvé qu’il était impossible durant ce délai de recourir à une solution alternative.

72. Ainsi, compte tenu de l’âge de l’enfant des requérants, de la durée et des conditions de son enfermement dans le centre de rétention de Toulouse-Cornebarrieu, la Cour estime que les autorités ont soumis cet enfant à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention. Partant il y a eu violation de cet article à l’égard de l’enfant des requérants.

ARTICLE 5-1

81. Pour être conforme à l’article 5 § 1, toute privation de liberté doit avoir respecté « les voies légales » et été « régulière » (voir, parmi d’autres, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 37, série A no 33 ; Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000‑III).

82. La Cour rappelle, par ailleurs, que pour qu’une détention se concilie avec l’article 5 § 1 f) de la Convention, il suffit qu’une procédure d’expulsion soit en cours et que celle-ci soit effectuée aux fins de son application. En principe, il n’y a donc pas lieu de rechercher si la décision initiale d’expulsion se justifiait ou non au regard de la législation interne ou de la Convention ou si la rétention pouvait être considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour empêcher un risque de fuite ou d’infraction. La Cour a cependant égard à la situation particulière des personnes privées de liberté. Ainsi, par exception, quand un enfant est présent, elle estime que la privation de liberté doit être nécessaire pour atteindre le but poursuivi, à savoir pour assurer l’expulsion de la famille. Dans l’affaire Popov, elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 après avoir notamment constaté que les autorités n’avaient pas recherché si le placement en rétention administrative était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune alternative ne pouvait se substituer (ibid., § 119).

83. La Cour relève que le droit français réglemente certains aspects de la présence des mineurs accompagnant leurs parents placés en rétention (voir les paragraphes 25 à 28 de l’affaire A.B. et autres c. France précitée). Il n’existe, en revanche, aucun texte déterminant les conditions dans lesquelles cette présence en rétention est possible. En particulier, l’étranger mineur de dix-huit ans ne pouvant faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire (voir le paragraphe 19 de l’affaire A.B. et autres c. France précitée), aucune disposition interne ne prévoit qu’il puisse être soumis à un arrêté de placement en rétention en vue de son éloignement. Cela explique qu’un tel arrêté n’a été pris en l’espèce qu’à l’encontre des parents requérants et non à l’encontre de l’enfant les accompagnant.

84. Toutefois, la Cour observe que la situation des enfants est intrinsèquement liée à celle de leurs parents, dont il convient, dans toute la mesure du possible, de ne pas les séparer. Ce lien, conforme à l’intérêt des enfants, a pour conséquence que, lorsque leurs parents sont placés en rétention, ils sont eux-mêmes de facto privés de liberté. Cette privation de liberté résulte de la décision légitime des parents, ayant autorité sur eux, de ne pas les confier à une autre personne. La Cour peut accepter qu’une telle situation n’est pas, dans son principe, contraire au droit interne. Elle souligne néanmoins que le cadre dans lequel se trouvent alors les enfants est source d’angoisse et de tensions pouvant leur être gravement préjudiciable.

85. Dans de telles conditions, la Cour juge que la présence en rétention d’un enfant accompagnant ses parents n’est conforme à l’article 5 § 1 f) qu’à la condition que les autorités internes établissent qu’elles ont recouru à cette mesure ultime seulement après avoir vérifié concrètement qu’aucune autre moins attentatoire à la liberté ne pouvait être mise en œuvre.

86. En l’espèce, la Cour note que les requérants et leur enfant ont été placés en rétention dans l’attente de leur expulsion et, partant, qu’il s’agissait d’une privation de liberté relevant de l’article 5 § 1 f). Elle relève que le préfet a pris cette mesure en raison de leurs refus d’embarquer à bord des vols prévus pour les ramener en Russie. À l’instar des requérants, la Cour n’est pas convaincue que cette seule circonstance suffisait à caractériser un risque de fuite tel que le placement en rétention s’imposait. Elle ne comprend notamment pas pourquoi il n’était pas possible de maintenir la mesure d’assignation à résidence à laquelle les requérants étaient soumis avant leur refus d’embarquer et qu’ils avaient jusqu’alors scrupuleusement respectée. Au vu des éléments à sa disposition, la Cour estime que les autorités internes n’ont pas recherché de façon effective si le placement en rétention administrative de la famille était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune autre moins coercitive ne pouvait se substituer.

87. Eu égard à ce qui précède la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention à l’égard de l’enfant des requérants.

ARTICLE 5-4

91. La Cour rappelle que le concept de « lawfulness » (« régularité », « légalité ») doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise le paragraphe 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas le droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (Chahal, précité, § 127, ; S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 72, 11 juin 2009 ; Rahimi, précité, § 113).

92. Ainsi que rappelé précédemment, la loi française ne prévoit pas que les mineurs puissent faire l’objet d’une mesure de placement en rétention. La Cour en avait déduit, dans l’arrêt Popov (voir § 124), que les enfants accompagnant leurs parents tombaient dans un vide juridique qui ne leur permettait pas d’exercer le recours en annulation, ouvert à leurs parents, devant le juge administratif et qui ne permettait pas plus au juge des libertés et de la détention de se prononcer sur la légalité de leur présence en rétention.

93. Le Gouvernement conteste ce raisonnement en soutenant qu’en pratique, les juridictions internes examinent nécessairement la situation des mineurs accompagnants. Il rappelle qu’en l’espèce, le juge des libertés et de la détention et la cour d’appel ont pris en compte la présence de l’enfant.

94. La Cour admet que ces deux juridictions, bien que saisies uniquement par les parents, ont eu égard à la présence de l’enfant. Elle observe cependant que le juge des libertés et de la détention s’est déclaré incompétent pour se prononcer sur la question de la rétention de l’enfant et que la cour d’appel s’est bornée à dire que le placement en rétention était préférable pour l’enfant à l’engagement de poursuites pénales, pour soustraction à l’exécution d’une mesure d’éloignement, contre ses parents et à son placement dans un foyer habilité, sans rechercher si une mesure moins coercitive que la rétention de la famille aurait pu être prise. Dans de telles circonstances, la Cour ne peut considérer que l’enfant des requérants a pu bénéficier d’un recours au sens de l’article 5 § 4.

95. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l’enfant des requérants ne s’est pas vu garantir la protection requise par la Convention. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention du chef de l’enfant des requérants.

RV ET CV C. France du 12 juilet 2016 requête 76491/14

Violation de l'article 3, en ce qui concerne la détention de l'enfant, non violation de l'article 5-1 et de l'article 5-4 de la Convention.

a) Principes applicables

32. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention ne ménage aucune exception. Cette prohibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants montre que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161).

33. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, ainsi que de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII).

34. La Cour rappelle qu’elle a conclu à plusieurs reprises à la violation de l’article 3 de la Convention en raison du placement en rétention d’étrangers mineurs accompagnés (voir Muskhadzhiyeva et autres c. Belgique, no 41442/07, 19 janvier 2010 ; Kanagaratnam c. Belgique, no 15297/09, 13 décembre 2011 ; Popov, précité) ou non (voir Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, CEDH 2006‑XI ; Rahimi c. Grèce, no 8687/08, 5 avril 2011). Dans les affaires concernant le placement en rétention d’enfants étrangers mineurs accompagnés, elle a notamment conclu à la violation de l’article 3 de la Convention en raison de la conjonction de trois facteurs : le bas âge des enfants, la durée de leur rétention et le caractère inadapté des locaux concernés à la présence d’enfants.

b) Application au cas d’espèce

35. La Cour observe qu’en l’espèce, et à l’instar de l’affaire Muskhadzhiyeva et autres, l’enfant de la requérante était accompagné de sa mère durant la période de rétention. Elle estime cependant que cet élément n’est pas de nature à exempter les autorités de leur obligation de protéger l’enfant et d’adopter des mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention (ibid., § 58) et qu’il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal (voir Popov, précité, § 91 ; comparer avec Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 55). Les directives européennes encadrant la rétention des étrangers considèrent à ce titre que les mineurs, qu’ils soient ou non accompagnés, comptent parmi les populations vulnérables nécessitant l’attention particulière des autorités. En effet, les enfants ont des besoins spécifiques dus notamment à leur âge et leur dépendance.

36. La Cour note que, lors de la rétention en cause, l’enfant de la requérante était âgé de deux ans et qu’il fut retenu avec sa mère pendant dix jours au centre de Toulouse-Cornebarrieu.

37. Concernant les conditions matérielles de rétention, la Cour constate que le centre de Toulouse-Cornebarrieu compte parmi ceux « habilités » à recevoir des familles en vertu du décret du 30 mai 2005 (voir paragraphe 26 de l’arrêt A.B. et autres précité). Il ressort des rapports de visite de ce centre (voir paragraphes 31 à 40 de l’arrêt A.B. et autres précité) que les autorités ont pris soin de séparer les familles des autres retenus, de leur fournir des chambres spécialement équipées et de mettre à leur disposition du matériel de puériculture adapté. La Cour relève d’ailleurs que les ONG ont reconnu que, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Popov précitée, les conditions matérielles ne posaient pas problème dans ce centre.

38. La Cour constate cependant que le centre de rétention de Toulouse-Cornebarrieu, construit en bordure immédiate des pistes de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, est exposé à des nuisances sonores particulièrement importantes qui ont conduit au classement du terrain en « zone inconstructible » (voir paragraphes 33, 37 et 40 de l’affaire A.B. et autres précitée). La Cour observe que les enfants, pour lesquels des périodes de détente en plein air sont nécessaires, sont ainsi particulièrement soumis à ces bruits d’une intensité excessive. La Cour considère, en outre, que les conditions d’organisation du centre ont pu avoir un effet anxiogène sur l’enfant de la requérante.

39. La Cour considère que de telles conditions, bien que nécessairement sources importantes de stress et d’angoisse pour un enfant en bas âge, ne sont pas suffisantes, dans le cas d’un enfermement de brève durée et dans les circonstances de l’espèce, pour atteindre le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Elle est convaincue, en revanche, qu’au‑delà d’une brève période, la répétition et l’accumulation de ces agressions psychiques et émotionnelles ont nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge, dépassant le seuil de gravité précité. Dès lors, l’écoulement du temps revêt à cet égard une importance primordiale au regard de l’application de ce texte. La Cour estime que cette brève période a été dépassée dans la présente espèce, s’agissant de la rétention d’un enfant de deux ans qui s’est prolongée pendant dix jours dans les conditions exposées ci-dessus.

40. Ainsi, compte tenu de l’âge de l’enfant de la requérante, de la durée et des conditions de son enfermement dans le centre de rétention de Toulouse-Cornebarrieu, la Cour estime que les autorités ont soumis cet enfant à un traitement qui a dépassé le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention. Partant il y a eu violation de cet article à l’égard de l’enfant de la requérante.

ARTICLE 5-1

51. Pour être conforme à l’article 5 § 1, toute privation de liberté doit avoir respecté « les voies légales » et été « régulière » (voir, parmi d’autres, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 37, série A no 33 ; Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000‑III).

52. La Cour rappelle, par ailleurs, que pour qu’une détention se concilie avec l’article 5 § 1 f) de la Convention, il suffit qu’une procédure d’expulsion soit en cours et que celle-ci soit effectuée aux fins de son application. En principe, il n’y a donc pas lieu de rechercher si la décision initiale d’expulsion se justifiait ou non au regard de la législation interne ou de la Convention ou si la rétention pouvait être considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour empêcher un risque de fuite ou d’infraction. La Cour a cependant égard à la situation particulière des personnes privées de liberté. Ainsi, par exception, quand un enfant est présent, elle estime que la privation de liberté doit être nécessaire pour atteindre le but poursuivi, à savoir pour assurer l’expulsion de la famille. Dans l’affaire Popov, elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 après avoir notamment constaté que les autorités n’avaient pas recherché si le placement en rétention administrative était une mesure de dernier ressort à laquelle aucune alternative ne pouvait se substituer (ibid., § 119).

53. La Cour relève que le droit français réglemente certains aspects de la présence des mineurs accompagnant leurs parents placés en rétention (voir les paragraphes 25 à 28 de l’affaire A.B. et autres précitée). Il n’existe, en revanche, aucun texte déterminant les conditions dans lesquelles cette présence en rétention est possible. Ainsi, en l’espèce, seule la requérante faisait l’objet d’une mesure d’éloignement prenant la forme d’une interdiction judiciaire du territoire et d’un arrêté ordonnant son placement en rétention.

54. Toutefois, la Cour observe que la situation des enfants est intrinsèquement liée à celle de leurs parents, dont il convient, dans toute la mesure du possible, de ne pas les séparer. Ce lien, conforme à l’intérêt des enfants, a pour conséquence que, lorsque leurs parents sont placés en rétention, ils sont eux-mêmes de facto privés de liberté. Cette privation de liberté résulte de la décision légitime des parents, ayant autorité sur eux, de ne pas les confier à une autre personne. La Cour peut accepter qu’une telle situation n’est pas, dans son principe, contraire au droit interne. Elle souligne néanmoins que le cadre dans lequel se trouvent alors les enfants est source d’angoisse et de tensions pouvant leur être gravement préjudiciable.

55. Dans de telles conditions, la Cour juge que la présence en rétention d’un enfant accompagnant ses parents n’est conforme à l’article 5 § 1 f) qu’à la condition que les autorités internes établissent qu’elles ont recouru à cette mesure ultime seulement après avoir vérifié concrètement qu’aucune autre moins attentatoire à la liberté ne pouvait être mise en œuvre.

56. En l’espèce, la Cour note que la requérante et son enfant ont été placés en rétention dans l’attente de leur expulsion et, partant, qu’il s’agissait d’une privation de liberté relevant de l’article 5 § 1 f). Elle relève que, dans son arrêté ordonnant le placement en rétention de la requérante, le préfet a écarté la possibilité de recourir à une mesure moins coercitive en raison de la conjonction de plusieurs facteurs, dont la condamnation pénale de la requérante pour des faits graves, sa volonté affichée de ne pas retourner dans son pays d’origine et son absence d’adresse connue. Dans ces circonstances, la Cour estime que les autorités internes, comme elles en avaient l’obligation, ont examiné la possibilité de prendre une mesure moins coercitive avant de décider le placement en rétention de la famille.

57. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut à la non-violation de l’article 5 § 1 de la Convention à l’égard de l’enfant de la requérante.

ARTICLE 5-4

61. La Cour rappelle que le concept de « lawfulness » (« régularité », « légalité ») doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise le paragraphe 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas le droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 127, Recueil 1996‑V ; S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 72, 11 juin 2009 ; Rahimi, précité, § 113).

62. Ainsi que rappelé précédemment, la loi française ne prévoit pas que les mineurs puissent faire l’objet d’une mesure de placement en rétention. La Cour en avait déduit, dans l’arrêt Popov (précité, § 124), que les enfants accompagnant leurs parents tombaient dans un vide juridique qui ne leur permettait pas d’exercer le recours en annulation, ouvert à leurs parents, devant le juge administratif et qui ne permettait pas non plus au juge des libertés et de la détention de se prononcer sur la légalité de leur présence en rétention.

63. La Cour observe qu’en l’espèce, le premier président de la cour d’appel a eu égard à la présence de l’enfant et a recherché s’il était possible de recourir à une mesure alternative à la rétention. Constatant que la requérante avait été condamnée pénalement, qu’elle était très mobile et qu’elle avait toujours déclaré ne pas souhaiter repartir en Roumanie, il en a conclu qu’une assignation à résidence et un placement sous surveillance électronique ne permettraient pas d’empêcher le risque de fuite. Dans de telles circonstances, la Cour est convaincue que les juridictions internes ont effectivement recherché si une mesure moins coercitive que la rétention de la famille aurait pu être prise et, partant, que l’enfant de la requérante a pu bénéficier d’un recours au sens de l’article 5 § 4.

64. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l’enfant de la requérante s’est vu garantir la protection requise par la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention du chef de l’enfant de la requérante.

AARABI c. GRÈCE du 2 avril 2015 Requête 39766/09

Non violation de l'article 3 : Le mineur avait 17 ans et 10 mois au moment de son arrestation et les autorités ont agi de bonne foi.

b)  Appréciation du cas d’espèce

43.  En l’espèce, la Cour doit tout d’abord se pencher sur la question relative à l’âge du requérant au moment de son arrestation. Elle note d’emblée que le Gouvernement ne conteste pas le fait que le requérant avait dix-sept ans et dix mois, c’est-à-dire qu’il était mineur, lors de son arrestation au large de l’île de Chios. Il importe ainsi d’examiner si les autorités internes pouvaient raisonnablement être en connaissance de ce fait et agir en conséquence. La Cour constate en premier lieu que juste après son appréhension par la garde côtière, le requérant a signé le rapport de son arrestation sur lequel apparaissait son nom et sa date de naissance. Elle relève qu’il ne ressort pas du dossier que le requérant ait subi une quelconque forme de pression pour signer le document public en cause.

44.  La Cour retient aussi deux autres éléments qui appuient l’idée que les autorités compétentes n’étaient pas dépourvues de bonne foi dans le traitement de la question de l’âge du requérant en l’espèce. D’une part, sur le rapport d’arrestation précité, à part le nom et la date de naissance du requérant, apparaissaient aussi ceux de trois autres personnes ayant déclaré aux autorités qu’elles étaient mineures et ayant été enregistrées comme telles. La Cour ne voit ainsi pas pour quelle raison particulière le requérant n’aurait pas été enregistré comme mineur s’il avait lui-même déclaré ce fait aux autorités compétentes. Il convient sur ce point de rappeler qu’au temps de son arrestation le requérant avait presque dix-huit ans. Partant, du moment qu’il n’a pas lui-même soulevé son âge mineur aux autorités internes, il n’aurait pas été évident pour elles d’envisager cette possibilité à leur propre initiative. D’autre part, la Cour note que le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a informé le 28 juillet 2009 les autorités internes sur l’âge réel du requérant. La direction de la police des étrangers s’est montrée diligente et le 30 juillet 2009, elle a saisi le procureur compétent afin de procéder au transfert du requérant dans un hébergement pour mineurs.

45.  La Cour considère que le comportement des autorités compétentes décrit ci-dessus conforte l’idée qu’elles ont agi de bonne foi en ce sens. Par conséquent, la Cour ne saurait leur imputer le fait que le requérant n’a pas été enregistré comme mineur lors de son arrestation. Pour la même raison, la Cour examinera les griefs du requérant sur ses conditions de détention comme des griefs soulevés par une personne adulte au moment des faits, à savoir jusqu’au 30 juillet 2009, date à partir de laquelle les autorités nationales l’ont traité comme mineur.

i.  Les commissariats de police

46.  S’agissant des conditions de détention à la direction de la police de Thessalonique et au commissariat d’Aghios Athanassios à Thessalonique, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu à connaître, à plusieurs reprises, d’affaires relatives aux conditions dans des locaux de police de personnes mises en détention provisoire ou détenues en vue de leur expulsion et elle a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention dans ces affaires (Siasios et autres c. Grèce, no 30303/07, 4 juin 2009 ; Vafiadis c. Grèce, no 24981/07, 2 juillet 2009 ; Shuvaev c. Grèce, no 8249/07, 29 octobre 2009 ; Efremidi c. Grèce, no 33225/08, 21 juin 2011 ; Aslanis c. Grèce, no 36401/10, 17 octobre 2013, et De los Santos et de la Cruz c. Grèce, nos 2134/12 et 2161/12, § 43, 26 juin 2014). Pour arriver à cette conclusion, la Cour s’est notamment fondée sur la nature même des commissariats de police, lesquels sont des lieux destinés à accueillir des personnes pour une courte durée. Ainsi, des durées de détention provisoire au sein des commissariats de police comprises entre deux et trois mois ont été considérées comme contraires à l’article 3 de la Convention (Siasios et autres, § 32, Vafiadis, §§ 35-36, Shuvaev, § 39, Efremidi, § 41, et Aslanis § 39, précités).

47.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été détenu dans les locaux de police en cause pour deux jours, les 30 et 31 juillet 2009, c’est-à-dire pour une durée très courte (voir paragraphe 19 ci-dessus in fine). En outre, la Cour relève que le requérant ne met pas en avant des arguments spécifiques quant à sa situation particulière aux commissariats précités pouvant amener à la conclusion que la gravité des conditions de détention portait atteinte au sens même de la dignité humaine (voir, a contrario, Rahimi, § 86, précité). Se fondant sur ces deux éléments combinés, la Cour considère que la détention du requérant dans les locaux précités ne peut être analysée en un traitement dégradant, pouvant être considéré comme contraire à l’article 3 de la Convention.

ii.  Le centre de rétention de Tychero

48.  La Cour estime que la même constatation vaut pour le centre de rétention de Tychero où le requérant n’a été détenu que trois jours, à savoir du 27 au 30 juillet 2009. La Cour relève la courte durée de détention du requérant combinée avec sa description des conditions de séjour au sein du centre de Tychero. Elle considère que l’absence de conclusions de la part du CPT sur ledit centre de rétention et autour de la période litigieuse ne lui permet pas de conclure que l’article 3 de la Convention a été méconnu à cet égard.

iii.  Les locaux de détention sur l’île de Chios

49.  S’agissant des conditions de détention sur l’île de Chios, la Cour constate que le requérant a été détenu dans un premier temps dans les locaux de la garde côtière de cette île pour être ensuite transféré au centre de rétention de Mersinidi. En ce qui concerne le premier lieu de détention, il n’y est resté que pour une période très courte, à savoir du 11 au 13 juillet 2009. Quant au centre de rétention de Mersinidi, la Cour relève tout d’abord l’absence de rapports provenant des organes nationaux ou internationaux et portant sur la période litigieuse. Il est vrai que le rapport d’Amnesty International sur le centre de Mersinidi, concernant une période postérieure à la détention du requérant, fait référence au manque de produits d’hygiène et au fait que certaines personnes dormaient sur des matelas à même le sol (voir paragraphe 28 ci-dessus). Néanmoins, ledit rapport ne fait pas état de problèmes généraux d’hygiène au sein du centre de Mersinidi qui pourraient sans aucun doute affecter la situation personnelle du requérant.

50.  Quant à la question du surpeuplement évoquée par le requérant, la Cour note, tout d’abord, que le requérant y a séjourné treize jours. La Cour observe également que le Gouvernement reconnaît certes que le centre de Mersinidi avait dépassé sa capacité d’hébergement pendant la période litigieuse (voir paragraphe 22 ci-dessus). En même temps, il ne ressort pas du dossier que le requérant disposait individuellement de moins de 3 m2 d’espace individuel dans sa cellule, ce qui pourrait suffire pour conclure à une violation de l’article 3 de la Convention (voir Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 145, 10 janvier 2012). Au demeurant, la Cour estime que la décision des autorités internes de transférer, le 26 juillet 2009, un certain nombre de personnes dont le requérant, vers un centre de rétention au nord de la Grèce fait preuve de leur intention d’améliorer à bref délai les conditions matérielles de détention auxquelles le requérant était soumis. En dernier lieu, la Cour estime aussi pertinent que, suite à sa visite en Grèce en octobre 2010, le Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, M. Manfred Nowak, a qualifié les conditions de détention à Mersinidi d’adéquates.

Au vu de ce qui précède et étant donné que le requérant est considéré comme une personne adulte au moment des faits litigieux (voir paragraphe 45 ci-dessus), la Cour considère que sa détention sur l’île de Chios ne l’a pas exposé à des conditions de détention dégradantes.

ARRET RAHIMI c. GRECE 5 AVRIL 2011 REQUÊTE N° 8687/08

Incarcérer un mineur et ne pas l'accompagner socialement à sa sortie de prison est un acte inhumain et dégradant.

Principaux faits

Le requérant, Eivas Rahimi, est un ressortissant afghan, né en 1992 et résidant actuellement à Athènes. Suite au décès de ses parents lors des conflits armés en Afghanistan, il quitta ce pays et arriva sur le territoire grec par l’île de Lesbos. Il y fut arrêté le 19 juillet 2007 et placé au centre de rétention de Pagani, dans l’attente de la décision d’expulsion à son encontre.

La version des faits diffère entre les parties. Les autorités soutiennent que Eivas a été informé, par une note en langue arabe, de son droit de saisir le chef hiérarchique de la police de ses griefs éventuels ainsi que le président du tribunal administratif concernant sa mise en détention. Le requérant allègue qu’il n’a reçu aucune information sur la possibilité de demander l’asile politique et que l’absence de traducteur certifié a entravé sa communication avec les autorités, puisque le compatriote qui faisait office d’interprète n’était tenu par aucune obligation de confidentialité. Selon Eivas, il n’a pas été informé dans une langue compréhensible de ses droits et du régime juridique auquel il était soumis.

Le requérant fut détenu jusqu’au 21 juillet 2007 au centre de Pagani où il allègue avoir été détenu avec des adultes, dormi sur un matelas insalubre, pris ses repas à même le sol et avoir été privé de contacts extérieurs – il n’a pu rencontrer qu’un représentant de l’organisation non gouvernementale (ONG) allemande « Pro Asyl » se trouvant en mission sur l’île de Lesbos). Selon le gouvernement grec, Eivas a été détenu dans une cellule spécialement aménagée pour des mineurs et ne s’est jamais plaint auprès des autorités locales des conditions de sa détention.

L’expulsion du requérant fut décidée par une ordonnance du 20 juillet, qui mentionnait que N.M., le cousin de Eivas, né en 1987, l’accompagnait. La phrase « il accompagne son cousin mineur (...) » apparaissait comme un texte standard. Le requérant allègue qu’il n’a jamais connu N.M. et qu’il n’a jamais déclaré le contraire aux autorités. Selon le gouvernement grec, le requérant ne s’est jamais plaint du fait que la personne qui l’accompagnait n’était pas son cousin et qu’il ne souhaitait pas partir avec lui.

Après sa remise en liberté, aucun hébergement ou moyen de transport n’a été proposé, à Eivas qui n’aurait reçu d’assistance que de la part de « Prosfygi », une ONG secourant les migrants. Sans abris pendant plusieurs jours à son arrivée à Athènes, Eivas fut ensuite hébergé par l’ONG « Arsis », dans un centre à Athènes où il se trouve toujours. Selon une attestation de 2009 de cet organisme, le requérant serait arrivé à Athènes seul avec d’autres mineurs non accompagnés et présentait des difficultés à s’intégrer, à dormir dans l’obscurité et à parler ainsi qu’un fort amaigrissement. Selon l’attestation, aucun tuteur n’avait été désigné bien que le parquet des mineurs eût été informé de la situation. L’attestation mentionne encore que Eivas aurait fui l’Afghanistan par crainte d’être contraint de s’enrôler dans l’armée des Talibans.

Le procès verbal établi lors de l’enregistrement de sa demande d’asile politique le 27 juillet 2007 ne fait pas état de membres de la famille du requérant l’accompagnant. Il mentionne par ailleurs que l’entretien avec les autorités a eu lieu en langue farsi. En septembre 2007, la demande d’asile politique du requérant fut rejetée et son recours à cet égard est toujours pendant.

Sur la question de savoir si le requérant était accompagné

Dans son appréciation des éléments de preuve, la Cour retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », et compare les éléments fournis par les autorités et ceux provenant d’autres sources fiables. Elle adopterait en effet une approche trop étroite dans les affaires d’expulsion ou d’extradition si elle se limitait aux éléments fournis par les autorités.

La question de savoir si Eivas était accompagné, sur laquelle les parties sont en désaccord, détermine quelles étaient les obligations de l’Etat à son égard. Se basant sur l’enregistrement de sa demande d’asile politique et sur le rapport d’ « Arsis », la Cour considère que depuis le 27 juillet 2007 le requérant n’est pas accompagné d’un proche.

Concernant la période du 19 au 27 juillet 2007, les allégations du requérant sur la situation des mineurs migrants, en particulier sur l’île de Lesbos, sont corroborées par plusieurs rapports qui relèvent notamment la persistance de graves lacunes en matière de tutelle des mineurs demandeurs d’asile non accompagnés2 , des problèmes de statistiques et de mineurs non accompagnés enregistrés par les autorités de Lesbos comme accompagnés3 et l’attribution arbitraire de mineurs à des adultes afghans avec les mentions « frère » ou « cousin »).

Aucune information sur le lien de parenté entre le requérant et N.M. ne ressort des documents officiels. La Cour accorde une importance particulière au fait que la mention « il accompagne son cousin mineur » apparaît comme un texte standard sur l’ordonnance d’expulsion. De plus, les autorités se seraient fondées uniquement sur les déclarations du requérant alors que, ne parlant pas anglais, il communiquait avec les autorités avec un compatriote. Ainsi le lien de parenté entre N.M. et le requérant a été établi par les autorités compétentes au travers d’une procédure aléatoire et sans garantie qu’il était de fait un mineur accompagné, ce qui avait des conséquences importantes puisque l’adulte désigné était censé assumer les fonctions de tuteur. La Cour note que le gouvernement grec n’a fourni aucune information concernant N.M. après sa remise en liberté.

Enfin, la conclusion de la Cour concernant la période du 27 juillet jusqu’à ce jour, établissant l’absence de tuteur pour une longue période, ne fait que conforter la version de la Cour pour la période antérieure au 27 juillet 2007. Ainsi, la Cour estime que la thèse du Gouvernement, à savoir que le requérant était un mineur accompagné, n’est pas établie pour la période allant du 19 au 27 juillet 2007.

Sur la question de l’épuisement des voies de recours

La brochure d’information fournie au requérant n’indiquait pas la procédure à suivre concernant la saisine du chef hiérarchique de la police évoquée par le Gouvernement, qui n’a pas non plus précisé si le chef de la police était tenu de répondre à une plainte et, dans l’affirmative, dans quel délai. La Cour rappelle qu’en 2008 le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a fait état de l’inexistence en Grèce d’une véritable autorité indépendante chargée d’inspecter les locaux de détention des forces de l’ordre. Par ailleurs, la Cour se pose également la question de savoir si le chef de la police représente une autorité qui remplit les conditions d’impartialité et d’objectivité nécessaires à l’efficacité du recours. Concernant la loi numéro 3386/2005 à laquelle le Gouvernement se réfère, la Cour note que les tribunaux ne sont pas habilités à examiner les conditions de vie dans les centres de détention pour étrangers clandestins et à ordonner la libération d’un détenu sous cet angle. Enfin, la Cour ne peut considérer que la brochure d’information rédigée en arabe, faisant référence à des recours disponibles, était compréhensible du requérant dont la langue est le farsi. Ainsi, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

Sur la période postérieure à la libération du requérant

Le requérant faisant partie des personnes les plus vulnérables dans la société, il appartenait aux autorités de le protéger et de le prendre en charge par l’adoption de mesures adéquates, et notamment au parquet des mineurs pour la désignation d’un tuteur. L’UNHCR a déjà constaté avec une vive préoccupation que les procureurs grecs, bien qu’ayant été désignés par la loi comme tuteurs temporaires des mineurs demandeurs d’asile, n’interviennent que rarement dans les questions liées aux conditions de vie et d’accueil de ces derniers. A ce jour, il semble qu’aucun tuteur n’ait été désigné au requérant bien que l’attention du parquet des mineurs ait été attiré sur son cas. Selon le rapport de « Por Asyl », certains des requérants libérés les 20 et 21 juillet 2007 ont dû passer la nuit au port de Lesbos, faute de billet de transport pour Athènes. En outre, l’Ombudsman grec a relevé qu’aucune politique n’existait pour garantir la survie des mineurs non accompagnés après leur libération du centre de Pagani. Aucune tentative n’est visiblement prise par les autorités pour les protéger d’éventuelles violences ou exploitations.

En raison de l’indifférence des autorités, le requérant, livré à lui-même, a dû subir une angoisse et une inquiétude profondes, notamment au moment de sa remise en liberté jusqu’en sa prise en charge par l’organisation « Arsis », qui fait état de troubles à son arrivée (amaigrissement, peur du noir...). La Cour estime utile de renvoyer à cet égard à l’arrêt de Grande Chambre M.S.S. c. Belgique et Grèce du 21 janvier 2011, dans lequel elle a relevé «la précarité et la vulnérabilité particulières et notoires des demandeurs d’asile en Grèce » et a engagé la responsabilité des autorités grecques « en raison de leur passivité». Ainsi, la Cour dit que le seuil de gravité exigé par l’article 3 a été atteint aussi concernant la période postérieure à la remise en liberté de Eivas.

La Cour conclut que, tant les conditions de détention auxquelles le requérant a été soumis au sein du centre de Pagani que les omissions des autorités à le prendre en charge, en tant que mineur non accompagné après sa remise en liberté, équivalent à un traitement dégradant, contraire à l’article 3.

Eu égard à ses conclusions concernant l’épuisement des voies de recours internes, la Cour conclut que l’Etat a aussi manqué à ses obligations découlant de l’article 13.

POPOV C. FRANCE  requêtes no 39472/07 et 39474/07 du 19 janvier 2012

La rétention de jeunes migrants accompagnés de leurs parents dans un centre inadapté aux enfants était irrégulière et contraire au respect de la vie familiale

34.  les centres de rétention administrative de Lille-Lesquin 2, Coquelles, Lyon, Rouen-Oissel, Marseille, Metz-Queuleu, Nîmes, Saint-Jacques de la Lande (Rennes), Perpignan, Hendaye, Le Mesnil-Amelot 2 et Toulouse-Cornebarrieu furent ainsi « habilités à recevoir des familles ». La Cimade souligne que les disparités en termes de gestion matérielle de l’accueil des familles par les différents CRA sont flagrantes. L’absence totale de directives sur ce qui est indispensable pour un enfant entraîne un manque d’harmonisation des conditions d’enfermement des familles dans les CRA. Cette tâche est confiée aux bons soins du chef de centre. Il est de sa responsabilité d’adapter la gestion quotidienne de son CRA aux besoins particuliers d’une famille accompagnée d’enfants, sans le soutien de personnels spécifiquement formés à la pédagogie.

i.  Principes généraux

89.  Concernant les principes généraux applicables en matière de rétention administrative, la Cour renvoie au paragraphe 48 de l’affaire Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga précitée.

90.  Concernant plus particulièrement les mineurs, la Cour rappelle que la Convention internationale relative aux droits des enfants prévoit, à l’article 37, que « [t]out enfant privé de liberté soit traité avec humanité et avec le respect dû à la dignité de la personne humaine, et d’une manière tenant compte des besoins des personnes de son âge (...) ». A propos de l’enfermement des mineurs étrangers, la Cour s’est déjà prononcée sur la détention d’enfants dans des lieux de privation de liberté dans l’attente de leur expulsion. Dans l’affaire Rahimi c. Grèce (no 8687/08, §§ 85-86, 5 avril 2011), la Cour a conclu, dans le cas d’un mineur isolé maintenu, que les conditions de rétention étaient si déplorables qu’elles portaient atteinte à l’essence même de la dignité humaine, qu’elles s’analysaient en elles-mêmes et sans prendre en considération la durée de détention, en un traitement dégradant contraire à l’article 3 de la Convention.

La Cour a aussi constaté une violation de l’article 3 dans l’affaire Muskhadzhiyeva et autres précitée, qui concernait quatre jeunes enfants maintenus, en compagnie de leur mère, durant un mois dans l’attente de leur éloignement (ibid., § 63).

ii.  Application à l’espèce

α)  En ce qui concerne les enfants

91.  La Cour observe qu’en l’espèce, et à l’instar de l’affaire Muskhadzhiyeva et autres, les enfants requérants étaient accompagnés de leurs parents durant la période de rétention. Elle estime cependant que cet élément n’est pas de nature à exempter les autorités de leur obligation de protéger les enfants et d’adopter des mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention (ibid., § 58) et qu’il convient de garder à l’esprit que la situation d’extrême vulnérabilité de l’enfant est déterminante et prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, § 55). Les directives européennes encadrant l’accueil des étrangers considèrent à ce titre que les mineurs, qu’ils soient ou non accompagnés, comptent parmi les populations vulnérables nécessitant l’attention particulière des autorités (paragraphe 60 ci-dessus). En effet, les enfants ont des besoins spécifiques dus notamment à leur âge et leur dépendance mais aussi à leur statut de demandeur d’asile. La Cour rappelle d’ailleurs que la Convention relative aux droits de l’enfant incite les Etats à prendre les mesures appropriées pour qu’un enfant qui cherche à obtenir le statut de réfugié bénéficie de la protection et de l’assistance humanitaire qu’il soit seul ou accompagné de ses parents (mutatis mutandis, Muskhadzhiyeva et autres, § 62).

92.  La Cour note que lors de la rétention en cause, les enfants des requérants étaient âgés de cinq mois et trois ans. Ils furent détenus, avec leurs parents, pendant quinze jours au centre de rétention de Rouen-Oissel.

93.  Concernant les conditions de détention, la Cour constate que le centre de rétention de Rouen-Oissel compte parmi ceux « habilités » à recevoir des familles en vertu du décret du 30 mai 2005 (paragraphe 34 ci-dessus). Cependant, la Cour constate que ce texte se contente de mentionner la nécessité de fournir des « chambres spécialement équipées, et notamment du matériel de puériculture adapté » mais n’explicite aucunement les infrastructures nécessaires à l’accueil des familles. Ainsi, il existe de graves déséquilibres en ce qui concerne les équipements de chaque centre, l’aménagement étant sous la responsabilité et la volonté de chaque chef d’établissement qui ne dispose par ailleurs pas du soutien d’un personnel spécifiquement formé à la pédagogie (paragraphe 34 ci-dessus).

94.  Les requérants décrivent le centre de Rouen-Oissel comme un lieu où règnent le surpeuplement, le délabrement et la promiscuité. Les personnes détenues y résidaient dans l’angoisse permanente du refoulement, exacerbant les tensions déjà très fortes (paragraphes 73 et suivants ci-dessus).

95.  Il ressort des rapports de visite du centre de Rouen-Oissel (paragraphes 35 à 41 ci-dessus) que si les autorités ont pris le soin de séparer les familles des autres détenus, il n’en demeure pas moins que les infrastructures disponibles dans la zone « familles » du centre ne sont pas adaptées à la présence d’enfants : pas de lits pour enfants et des lits adultes avec des angles en fer pointus, aucune activité destinée aux enfants, petit espace de jeux très sommaire sur un bout de moquette, cour intérieure bétonnée de 20 m² avec vue sur un ciel grillagé, grilles au maillage serré aux fenêtres des chambres, ne permettant pas de voir à l’extérieur, fermeture automatique des portes des chambres, dangereuses pour les enfants.

96.  Le Commissaire aux droits de l’Homme et le CPT ont tous deux aussi soulevé l’inadéquation des centres de rétention administrative à l’accueil des familles et aux besoins des enfants, considérant qu’au-delà des conditions matérielles inadaptées, la promiscuité, le stress, l’insécurité et l’environnement hostile que représentent ces centres ont des conséquences néfastes sur les mineurs, en contradiction avec les principes internationaux de protection des enfants. Interpellées sur ce point, les autorités françaises avaient reconnu, en 2006, que le mobilier présent dans les chambres destinées aux familles n’était pas toujours adapté aux enfants en bas âge (paragraphes 56 à 58 ci-dessus).

97.  La Cour relève que ce constat est partagé par certaines cours d’appel qui, à plusieurs reprises, relevèrent que l’enfermement dans des conditions similaires à l’espèce est « source de grande souffrance morale et psychique » pour les mineurs et que les « conditions de vie anormales » imposées aux très jeunes enfants dépassent le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention (paragraphes 43 à 45 ci-dessus).

Au vu de l’ensemble de ces éléments, la Cour est d’avis que les conditions dans lesquelles les enfants requérants furent maintenus n’étaient pas adaptées à leur âge.

98.  La Cour rappelle que la détention d’un étranger doit se faire de bonne foi et sa durée ne doit pas excéder le délai raisonnable nécessaire pour atteindre le but poursuivi (mutatis mutandis, Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 74, CEDH 2008).

La Cour observe que l’ensemble des sources internationales préconisent en effet que les autorités soient tenues de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires afin de limiter autant que faire se peut la durée de la détention des mineurs (paragraphes 52 et suivants ci-dessus).

99.  Le droit interne prévoit à ce titre que la durée de rétention des étrangers en instance d’expulsion soit limitée au temps strictement nécessaire au départ des intéressés (paragraphe 29 ci-dessus).

100.  En l’espèce, la Cour estime que la durée de rétention des enfants, sur une période de quinze jours, si elle n’apparaît pas excessive en soi peut être ressentie comme infiniment longue par eux compte tenu de l’inadéquation des infrastructures à leur accueil et à leur âge.

101.  De plus, les requérants soutiennent que la détention dans cette structure inadaptée a soumis les enfants, plus particulièrement l’aînée, à une situation de stress ayant engendré des troubles médicaux.

La Cour note, à l’instar du Gouvernement, qu’il s’agit, de la part des requérants, d’allégations non corroborées par des éléments de preuve. Toutefois, au vu de ses conclusions quant à l’inadéquation des locaux de rétention à des enfants, la Cour ne doute pas que cette situation ait été facteur d’angoisse, de perturbation psychologique et de dégradation de l’image parentale pour les enfants.

102.  Il ressort de ce qui précède que les conditions dans lesquelles les enfants ont été détenus, pendant quinze jours, dans un milieu d’adultes, confrontés à une forte présence policière, sans activités destinées à les occuper, ajoutées à la détresse des parents, étaient manifestement inadaptées à leur âge. Les deux enfants, une fillette de trois ans et un bébé, se trouvaient dans une situation de particulière vulnérabilité, accentuée par la situation d’enfermement. Ces conditions de vie ne pouvaient qu’engendrer pour eux une situation de stress et d’angoisse et avoir des conséquences particulièrement traumatisantes sur leur psychisme.

103.  Ainsi, compte tenu du bas âge des enfants, de la durée de leur détention et des conditions de leur enfermement dans un centre de rétention, la Cour estime que les autorités n’ont pas pris la mesure des conséquences inévitablement dommageables pour les enfants. Elle considère que les autorités n’ont pas assuré aux enfants un traitement compatible avec les dispositions de la Convention et que celui-ci a dépassé le seuil de gravité exigé par l’article 3 de la Convention. Partant il y a eu violation de cet article à l’égard des enfants.

β)  En ce qui concerne les parents

104.  La Cour souhaite réaffirmer que le point de savoir si un parent est victime des mauvais traitements infligés à son enfant dépend de l’existence de facteurs particuliers conférant à la souffrance du requérant une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l’on peut considérer comme inévitable pour les proches parents d’une personne victime de violations graves des droits de l’homme. Parmi ces facteurs figurent la proximité de la parenté – dans ce contexte, le lien parent-enfant sera privilégié –, les circonstances particulières de la relation, la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question et la manière dont les autorités ont réagi à des réclamations des requérants. L’essence d’une telle violation réside dans les réactions et le comportement des autorités face à la situation qui leur a été signalée. C’est notamment au regard de ce dernier élément qu’un parent peut se prétendre directement victime du comportement des autorités (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 61, et Muskhadzhiyeva et autres, précité, § 64).

105.  A l’instar de l’affaire Muskhadzhiyeva et autres, la Cour estime que si la rétention administrative des requérants avec leurs enfants dans un centre collectif a pu créer un sentiment d’impuissance et causer angoisse et frustration, le fait qu’ils n’étaient pas séparés d’eux durant la période de rétention a dû apaiser quelque peu ce sentiment, de sorte que le seuil requis pour la violation de l’article 3 n’est pas atteint. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention à l’égard des parents.

LA DISCIPLINE NE DOIT PAS ÊTRE

UN ACTE INHUMAIN ET DÉGRADANT

L.R. c. Macédoine du Nord du 23 janvier 2020 requête n° 38067/15

Article 3 : Violation des droits d’un enfant handicapé de huit ans placé dans un établissement public et attaché à son lit pour raison de sécurité.

La Cour européenne des droits de l’homme dit : à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme, au motif que les autorités sont responsables du placement de L.R. dans une institution ne disposant pas des moyens nécessaires pour répondre à ses besoins, du fait qu’il n’a pas reçu les soins dont il avait besoin et des traitements inhumains et dégradants dont il a été victime, et par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 3 (enquête) à raison de l’absence d’enquête effective. La Cour juge en particulier qu’il est préoccupant qu’une personne aussi vulnérable que le requérant, un enfant de huit ans qui souffre d’un handicap mental sourd et muet, ait pu être fréquemment attaché à son lit pendant son séjour d’environ un an et neuf mois dans un centre qui ne pouvait clairement pas répondre à ses besoins puisqu’il accueillait normalement des personnes souffrant de handicaps physiques, et ce en dépit du fait que cet établissement ait dès le départ indiqué aux autorités qu’il ne pouvait accueillir l’enfant parce qu’il manquait de personnel et que ses employés n’avaient pas les qualifications nécessaires pour prendre soin de lui. La Cour considère en outre que plutôt que de se pencher sur l’échec général du système dans le cas de L.R., les autorités chargées de l’enquête ont cherché à mettre en jeu la responsabilité pénale individuelle des employés de l’établissement, ce qui a conduit le parquet à conclure à l’absence d’intention de nuire et à classer l’affaire.

LES FAITS

En premier lieu, la Cour considère que compte tenu du caractère exceptionnel des circonstances de l’affaire et de la gravité des allégations, le comité Helsinki doit être autorisé à agir en qualité de représentant du requérant. Le comité Helsinki a rendu visite au requérant peu de temps après que son cas a été rendu public par le Médiateur, a contacté plusieurs instances afin d’évoquer sa situation, a saisi sans délai le procureur public d’une plainte pénale et a agi, portant l’affaire jusqu’aux plus hautes autorités de poursuite hospitaliers diagnostiquèrent chez lui un handicap mental et physique (paralysie cérébrale) ainsi que des troubles du langage. En conséquence de ce diagnostic, L.R. fut placé en juin 2012 dans le centre de réinsertion de B.B.S., un établissement public dit « ouvert » qui accueillait des personnes souffrant de handicaps physiques. À plusieurs reprises avant l’admission de l’enfant puis tout au long de son séjour, qui dura un an et neuf mois, le centre de réinsertion expliqua aux autorités compétentes qu’il ne pouvait accueillir des personnes souffrant de handicaps mentaux, qu’il manquait de personnel et que ses employés n’avaient pas les qualifications nécessaires pour pouvoir communiquer avec L.R., qui était sourd et incapable de parler. En novembre 2013, le Médiateur se rendit dans le centre de réinsertion et trouva L.R. attaché à son lit, ce qu’il révéla lors d’une conférence de presse qu’il avait organisée en juin 2014 pour présenter son rapport annuel. Peu après, le comité Helsinki s’empara du dossier du requérant et saisit les autorités de poursuite. Les autorités examinèrent alors les documents communiqués par le centre de réinsertion et par le Médiateur, et elles entendirent le directeur du centre de réinsertion ainsi que quatre de ses employés. Elles établirent que le placement de L.R. dans le centre de réinsertion n’était pas adapté, et qu’en certaines occasions, pour des « raisons de sécurité » - c’est-à-dire pour éviter qu’il ne prît la fuite ou se mît en danger -, il avait été attaché à son lit à l’aide d’une corde. Elles conclurent cependant qu’aucun élément ne permettait de conclure à l’existence d’une infraction pénale, l’intention de soumettre l’enfant à des traitements inhumains ou dégradants n’ayant pas été établie. Elles rejetèrent donc le recours en 2014. Les autorités supérieures de poursuite confirmèrent ces conclusions en 2015. Dans le même temps, le parquet de première instance informa le parquet de la juridiction dont dépendait l’hôpital qui avait examiné L.R. en 2008 que le constat selon lequel l’enfant souffrait de lourds handicaps physiques ne correspondait pas à son véritable état de santé tel que constaté par le centre de réinsertion. L’enquête qui fut ouverte par la suite ne donna aucun résultat. L.R. fut transféré dans un autre centre en avril 2014. D’après un rapport médical établi depuis, il souffre d’un niveau de développement très faible, qui s’explique en particulier par un manque de stimulation et par le fait qu’il n’a pas reçu en temps utile les traitements qui lui étaient nécessaires.

Article 3 (placement et traitement de L.R. dans le centre de réinsertion)

La Cour souscrit aux conclusions des autorités de poursuite selon lesquelles la décision de placer L.R. dans le centre de réinsertion de B.B.S. était inappropriée. Elle ajoute qu’en conséquence de cette décision, l’enfant n’a pas reçu les soins dont il avait besoin. Elle considère qu’il est particulièrement frappant que son tuteur et les autres autorités compétentes aient été informées dès le début, avant même son admission, du fait que le centre de réinsertion ne pourrait pas répondre à ses besoins. Elle relève que rien n’a été fait en réaction aux préoccupations sérieuses du personnel du centre de réinsertion, et que l’enfant a été maintenu dans cette institution pendant un temps considérable. Le Gouvernement n’a fourni aucune explication quant à l’incapacité des autorités à agir de manière prompte, concrète et appropriée. Le caractère inadéquat de la façon dont le requérant a été traité est renforcé par le fait qu’il ait été attaché à son lit, procédé que la Cour juge raisonnable de considérer comme habituel compte tenu du manque de personnel au sein du centre de réinsertion. La Cour n’est pas convaincue que pareille mesure ait été la solution la moins intrusive dont le centre de réinsertion disposait pour garantir la sécurité de l’enfant. Il apparaît qu’aucune alternative n’ait été envisagée. En outre, la Cour juge préoccupant le fait que pareille mesure ait été utilisée pendant un an et neuf mois environ à l’égard d’une personne aussi vulnérable que le requérant, un enfant handicapé de huit ans qui était sourd et ne pouvait pas parler, et qui ne pouvait donc pas se plaindre de la façon dont il était traité. En effet, la façon dont l’enfant a été traité a conduit à une aggravation globale de son état, ainsi que l’a montré le rapport médical de 2014. La Cour considère que les autorités avaient l’obligation de préserver la dignité et le bien-être du requérant étant donné qu’il s’était toujours trouvé sous leur responsabilité, et qu’elles sont donc responsables de son placement dans un centre qui ne pouvait répondre à ses besoins, du fait qu’il n’ait pas reçu les soins nécessaires et des traitements inhumains et dégradants dont il a été victime. Elle conclut qu’il y a eu violation des droits du requérant sous l’angle de l’article 3.

Article 3 (obligation procédurale)

La Cour considère que l’enquête sur les allégations formulées par le comité Helsinki a été approfondie. Elle note que cette enquête a duré moins d’un an, et que les autorités de poursuite ont examiné un grand nombre de documents, ont entendu les personnes qui étaient directement concernées par les allégations de négligence et ont établi les faits. Les autorités ont établi en particulier que le placement du requérant avait été inapproprié, que le centre de réinsertion avait informé les autorités de son incapacité à prendre soin de l’enfant et qu’il y avait eu des carences dans l’établissement de son diagnostic médical. La Cour relève toutefois que ces conclusions ont été formulées dans le contexte d’une procédure contre les employés du centre de réinsertion et que les autorités n’ont pas cherché à déterminer de manière générale si les représentants des autorités ou tout autre agent de la fonction publique pouvaient être tenus pour responsables des défaillances du système. En effet, l’enjeu de la procédure était non pas la responsabilité pénale individuelle des employés du centre de réinsertion, mais la responsabilité internationale qui incombe aux États de mener une enquête effective. En outre, l’enquête qui a été menée ultérieurement par le parquet d’une autre juridiction sur l’erreur de diagnostic n’a produit aucun résultat. Partant, la réponse globale des autorités aux allégations de violations graves des droits de l’homme a été inadéquate, ce qui s’analyse en une autre violation de l’article 3.

D.M.D. c. Roumanie du 3 octobre requête no 23022/13

Articles 3 et 6-1 : Les autorités roumaines ont manqué à leur obligation de protéger un enfant dans une affaire de violence domestique. La procédure est ouverte par un fils contre son père, pour violences domestiques. Cette procédure a duré plus de huit ans et abouti à la condamnation du père pour mauvais traitements physiques et psychologiques infligés à son enfant. D.M.D., le requérant, alléguait que la procédure avait été ineffective et se plaignait de n’avoir obtenu aucune réparation. En particulier, au niveau interne, constatant que ni le requérant ni le procureur n’avaient introduit de demande de réparation devant les juridictions inférieures, les juridictions supérieures avaient considéré en dernière instance qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur la question des dommages et intérêts.

Article 3 (mauvais traitements)

La Cour rappelle que les États membres doivent s’efforcer de protéger la dignité des enfants de manière explicite et complète. En pratique, cela requiert un cadre juridique adapté offrant une protection aux enfants contre les actes de violence domestique. Un tel cadre comporte notamment les éléments suivants : une prévention efficace mettant les enfants à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne, des mesures raisonnables visant à empêcher les mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance, ainsi que des investigations officielles effectives dès lors qu’un individu affirme de manière défendable avoir subi des mauvais traitements. Or, dans le cas du requérant, peu ou rien n’a été fait, que ce soit après le dépôt de plainte auprès des services de protection de l’enfance, à la suite des quatre premières plaintes pénales introduites auprès de la police, ou au cours des trois ans et six mois qu’a duré l’enquête et qui se sont écoulés avant l’inculpation du père. La durée globale de la procédure, à savoir huit ans et quatre mois, est excessive et le requérant n’en est aucunement responsable. En outre, la procédure est entachée de plusieurs défaillances. Si les tribunaux ont pris en considération la durée excessive de la procédure lorsqu’ils ont déterminé la peine à infliger au père, ils se sont abstenus d’accorder une réparation comparable au requérant lui-même, alors que celui-ci avait aussi subi les conséquences de la longue durée de l’affaire. De surcroît, la façon dont les tribunaux ont envisagé en l’espèce la question de la violence domestique, indiquant apparemment que des actes de violence « isolés et aléatoires » pouvaient être tolérés au sein de la famille, n’est conforme ni au droit interne ni à la Convention, qui, tous les deux, interdisent les mauvais traitements, dont les châtiments corporels. En effet, toute forme de justification des mauvais traitements, y compris des châtiments corporels, infligés à un enfant porte atteinte au respect de la dignité des enfants. Enfin, le requérant n’a absolument pas été indemnisé du préjudice subi du fait des mauvais traitements. La Cour conclut donc que l’enquête menée sur les allégations de mauvais traitements était ineffective, parce qu’elle a duré trop longtemps et était entachée de graves défaillances, au mépris de l’article 3. Sur la base de ce constat, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le grief tiré de l’article 6 § 1 en ce qui concerne la durée excessive de la procédure.

Article 6 § 1 (absence de réparation)

La Cour constate que le droit applicable (l’article 17 du code de procédure pénale) impose aux tribunaux de statuer sur la question de la réparation dans les affaires où la victime est un mineur et n’a donc pas de capacité juridique, même en l’absence de demande formelle de la part de la victime. À la lumière de ce libellé sans équivoque du droit interne, la cour d’appel aurait dû examiner le fond du grief soulevé par le requérant au sujet de l’absence de réparation. Au lieu de se prononcer, elle s’est contentée de relever que ni le requérant ni le parquet n’avaient demandé réparation devant les juridictions inférieures. Elle n’a ainsi pas apprécié correctement le rôle que devaient jouer les tribunaux internes ou le parquet dans la protection de l’intérêt supérieur du requérant. Cela constituait un déni de justice, emportant violation de l’article 6 § 1.

Article 41 (satisfaction équitable)

La Cour dit, par quatre voix contre trois, que la Roumanie doit verser au requérant 10 000 euros (EUR) pour dommage moral, 1 326,69 EUR pour les frais et dépens engagés devant les tribunaux internes, et 2 347,50 EUR pour les frais et dépens exposés devant la Cour.

VK C. Russie du 7 mars 2017 requête no 68059/13

Violation article 3 : L’État est directement responsable des mauvais traitements infligés à un enfant de quatre ans par des enseignantes d’une école maternelle publique

Sur le point de savoir si V.K. a été maltraité

La Cour estime qu’il a été prouvé, avec le degré de certitude voulu dans le cadre des procédures instaurées par la Convention, que V.K. avait subi des mauvais traitements de la part de ses enseignantes de l’école maternelle. En particulier, la description qu’a donnée V.K. des traitements auxquels l’avaient soumis ses enseignantes était détaillée et cohérente et a été corroborée en partie par une professeure assistante et par certains parents d’autres élèves de l’école. De plus, le rapport remis en janvier 2011 par un collège d’experts concluait qu’entre septembre et novembre 2005, V.K. avait vécu un long épisode psychologiquement traumatisant à l’école maternelle, qui lui avait causé des troubles neurologiques persistants.

S’appuyant sur ces éléments, les autorités elles-mêmes ont conclu que les enseignantes avaient infligé à V.K. des coups et blessures et un traitement cruel (première enquête pénale) et avaient été à l’origine d’une atteinte de gravité moyenne à sa santé (seconde enquête pénale). La Cour estime en outre que ces mauvais traitements ont été suffisamment graves pour mériter d’être qualifiés d’inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la Convention. Elle garde à l’esprit le très jeune âge de V.K. à l’époque des faits ; le recours à la force physique que l’on a déployé pour lui administrer des gouttes ophtalmiques sans le consentement de ses parents ou sans une prescription médicale ; le type de punitions qu’il a subies pendant une période de plusieurs semaines au moins ; le fait que ces punitions, infligées par des enseignantes qui se trouvaient dans une position d’autorité et de contrôle par rapport à lui, avaient pour but de l’éduquer en l’humiliant et en l’avilissant ; ainsi que les conséquences durables qu’elles ont eues pour lui, sous la forme de troubles neurologiques post-traumatiques.

Sur la responsabilité de l’État pour les mauvais traitements

En Russie, les écoles maternelles publiques ou municipales fournissent un service public et entretiennent des liens institutionnels et économiques très étroits avec l’État. Surtout, les directeurs de ces établissements, désignés par l’État ou par les municipalités, sont responsables de la santé et du bien-être des élèves. De plus, en droit russe, les actes ou les omissions d’un enseignant dans l’exercice de ses fonctions engagent la responsabilité de l’école maternelle publique ou municipale et par son intermédiaire celle de l’État. V.K. a subi des mauvais traitements alors qu’il se trouvait sous la garde exclusive d’une école maternelle laquelle, placée sous le contrôle de l’État, assurait la garde et l’éducation de jeunes enfants, c’est-à-dire un service public d’intérêt général. L’intéressé a été maltraité pendant les heures de classe par des enseignantes qui entendaient ainsi honorer cette obligation de diligence à son égard. Ces actes illicites étaient liés aux fonctions d’enseignantes de celles-ci. L’État porte par conséquent la responsabilité directe des abus perpétrés par les enseignantes sur la personne de V.K. La Cour estime donc que l’État est responsable des traitements inhumains et dégradants infligés à V.K. par les enseignantes de son école maternelle en violation de l’article 3.

Sur l’enquête menée par les autorités au sujet des maltraitances

Les parents de V.K. se sont plaints promptement des mauvais traitements reçus par leur fils. Or presqu’un an s’est écoulé avant qu’une enquête préliminaire ne soit ouverte et il a fallu encore attendre deux ans et trois mois pour qu’une enquête pénale soit lancée. Ce délai de trois ans qui s’est écoulé avant le lancement d’une enquête pénale a eu pour principale conséquence négative d’empêcher l’ouverture de poursuites à l’encontre des enseignantes sur le fondement des articles 116 et 156 du code pénal car les faits reprochés à celles-ci étaient prescrits. Même si les autorités ont tenté de poursuivre les enseignantes sur la base d’une autre disposition applicable (l’article 112) pour laquelle le délai de prescription était plus long, cette enquête s’est elle aussi révélée remarquablement lente, puisqu’elle a duré près de six ans, pour s’achever en novembre 2014. En tout état de cause, elle s’est également révélée vaine car l’intention de nuire à la santé n’a pas pu être prouvée. Le temps considérable qui s’est écoulé entre la plainte pour mauvais traitements et l’ouverture d’une enquête pénale a aussi érodé la fiabilité du témoignage de V.K. et a conduit à ce que ses déclarations, jugées peu fiables, soient écartées. Enfin, du fait des restrictions d’accès au dossier auxquels ils se sont heurtés ainsi que de l’omission répétée des autorités de leur signifier des décisions procédurales importantes, les parents de V.K. n’ont pas pu contester devant les tribunaux l’action des services d’enquête, ce qui n’a fait que compromettre davantage l’effectivité de l’enquête.

En conclusion, la Cour estime que les autorités n’ont pas mené d’enquête pénale effective concernant les allégations de mauvais traitements formulées par V.K., manquement constitutif d’une autre violation de l’article 3. Compte tenu des conclusions ci-dessus relatives à l’article 3 de la Convention, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 13 de la Convention.

Lyalyakin c. Russie du 12 mars 2003 requête no 31305/09

Violation de l'article 3 : La nécessité de maintenir la discipline militaire ne justifie pas l’humiliation publique d’un soldat.

La Cour rappelle que l’article 3 prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et les agissements de la victime. Pour déterminer si des mauvais traitements tombent sous le coup de l’article 3, il convient d’en évaluer la gravité. La Cour est consciente qu’un certain degré de souffrance est inévitable dans certains contextes, notamment celui du service militaire. En conséquence, elle admet que le seuil de souffrance, d’humiliation ou de mauvais traitement tolérable peut être plus élevé dans un contexte militaire que dans un contexte civil. Une plus grande tolérance à l’égard de certains actes peut se justifier lorsque ceux-ci contribuent à la mission incombant spécialement aux forces armées et à la nécessité de maintenir la discipline dans une unité militaire.

La Cour relève qu’il ne prête pas à controverse que le requérant a été contraint à deux reprises de se déshabiller et de rester en sous-vêtements militaires. Les autorités avancent que cette mesure a été appliquée pour la première fois à l’intéressé en vue de prévenir une nouvelle tentative de fuite lors du trajet de retour vers la base militaire. Toutefois, les autorités d’enquête ne se sont pas interrogées sur la question de la nécessité de cette mesure et le Gouvernement n’en a pas fait état dans ses observations soumises à la Cour. Par ailleurs, ils n’ont pas expliqué pourquoi le requérant avait été contraint de se présenter en sous-vêtements devant le bataillon alors qu’il était de retour à la base et qu’il se trouvait à nouveau sous le contrôle des autorités militaires. Nonobstant les exigences de la discipline militaire, la Cour estime que la nécessité ou l’opportunité de la mesure litigieuse n’ont pas été suffisamment justifiées.

En conséquence, la Cour considère que le déshabillage public du requérant, âgé de dix-neuf ans seulement à l’époque pertinente, revêtait un caractère humiliant et qu’il s’analyse donc en un traitement dégradant.

Article 3 (absence d’enquête effective)

La Cour estime que, en refusant d’engager une procédure pénale sur les allégations crédibles de mauvais traitement formulées par le requérant, les autorités ont manqué à leur devoir de mener une enquête effective, favorisant ainsi un sentiment d’impunité chez les militaires. Elle considère qu’il est essentiel pour l’État de mener des enquêtes adéquates sur de telles allégations pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux. En conséquence, elle conclut à la violation de l’article 3 du fait du manquement des autorités à mener une enquête effective sur les plaintes de l’intéressé.

PROTECTION DES ENFANTS

CONTRE LES VIOLS VIOLENCES ET PROSTITUTION

B c. Russie du 7 février 2023 requête no 36328/20

Art 3 : Les procédures pénales dirigées contre les agresseurs sexuels d’une enfant ont causé à celle-ci un traumatisme supplémentaire

En 2019, alors qu’elle était âgée de douze ans, B, qui vivait avec une tutrice après le décès de sa mère, révéla avoir fait l’objet d’abus sexuels lorsqu’elle avait entre sept et dix ans. L’affaire devant la Cour porte sur la participation de la victime à l’enquête et au procès qui furent ensuite ouverts contre ses agresseurs présumés. La requérante soutenait que ses auditions répétées et les contacts directs qu’elle avait eus avec les auteurs des abus allégués, au cours des procédures en cause, avaient généré chez elle un stress et des souffrances mentales considérables, qui avaient entraîné de graves troubles psychologiques et conduit à un nouveau traumatisme. La Cour était ainsi appelée à examiner si l’État avait suffisamment protégé les droits de B pendant les procédures en cause, compte tenu de la vulnérabilité particulière de la victime du fait de son jeune âge et des abus sexuels qu’elle dénonçait. La Cour juge que les autorités russes ont fait preuve d’un mépris total pour les souffrances de B et n’ont pas protégé son intégrité personnelle au cours de ces procédures, l’exposant ainsi à une victimisation secondaire.

FAITS

Lorsque sa mère décéda en juin 2018, elle fut placée dans un orphelinat à la demande de son père. Une tutrice fut ensuite désignée et B alla vivre dans la famille de celle-ci. En février 2019, interrogée par des psychologues du Centre d’assistance pour les enfants placés, institution financée par l’État, elle révéla avoir été agressée sexuellement par plusieurs hommes lorsqu’elle était plus jeune. Plusieurs procédures pénales distinctes furent ensuite ouvertes contre quatre suspects relativement à des abus sexuels commis en 2014-2015 et en 2017. De février 2019 à septembre 2020, des enquêteurs entendirent B à plusieurs occasions, en présence de sa tutrice, de psychologues et d’éducateurs, et à partir d’avril 2019 en présence d’un avocat. En un an et sept mois, B fut interrogée douze fois par différents enquêteurs (trois hommes et une femme). Dans chacune des quatre procédures ouvertes, elle dut répéter dans le détail ce qui lui était arrivé, et elle dut participer à d’autres interrogatoires portant en particulier sur les abus reprochés à l’un de ses agresseurs présumés. Certains éléments furent versés au dossier de plusieurs procédures.

Toutes les auditions furent menées dans des bureaux ordinaires. Des vérifications furent effectuées sur place, dans deux des appartements où la victime soutenait que les abus avaient été perpétrés. À l’une de ces occasions, le propriétaire de l’appartement, qui était également le frère de l’un des suspects, était présent de sorte que B refusa d’y retourner ensuite. Elle fut autorisée à utiliser des photographies pour reconstituer les autres faits. B dut également assister à deux parades d’identification et regarder les hommes qui lui étaient présentés à travers un miroir sans tain de manière à ce qu’elle ne puisse être vue. À l’une de ces occasions, toutefois, un des suspects se retrouva par erreur dans la même pièce qu’elle, ce qui généra chez elle une angoisse considérable. Elle identifia les deux autres agresseurs sur des photographies. À deux autres occasions, B dut faire un récit détaillé, devant deux des auteurs présumés, des abus sexuels dont elle les accusait, répondre à des questions et, lorsque les intéressés niaient avoir perpétré un quelconque acte répréhensible, dire si elle maintenait ses allégations. L’expérience la fit s’effondrer. Au fur et à mesure que l’enquête progressait, l’état psychologique et physique de B empirait. Son avocat dut par conséquent demander à ce qu’elle fût dispensée de participer à certaines des activités d’enquête. Pendant le procès de l’un des accusés, le tribunal refusa que les déclarations de B furent lues à voix haute, estimant que rien n’empêchait celle-ci d’y participer et d’être interrogée en personne. Il rejeta, pour des motifs de forme, une expertise médico-légale concernant l’état de santé mentale de B (qui constatait une réaction dépressive prolongée induite par plusieurs facteurs psycho-traumatiques, dont la participation aux procédures pénales, à éviter à l’avenir) ainsi que les résultats de l’examen de B par des psychologues (qui indiquaient la détresse émotionnelle et l’épuisement dans lesquels l’intéressée se trouvait et recommandaient de lui épargner des situations psychologiquement traumatisantes), au motif que le rapport avait été sollicité à titre de preuve dans une autre des affaires et que les psychologues n’avaient pas le statut d’experts et spécialistes. Invoquant l’absence d’éléments médicaux, le tribunal soumit B à deux heures d’interrogatoire par le procureur, l’avocat de l’accusé et le président de la formation de jugement, tout en rejetant la demande de suspension ou d’ajournement dont il avait été saisi. Lors des procès dirigés contre les trois autres accusés, les déclarations de B recueillies lors de l’enquête préliminaire furent lues à voix haute à la demande de son avocat. L’état de B se détériora au cours des procédures (comme le montrent les rapports établis en 2019 et 2020 par des experts en psychologie et en psychiatrie médico-légale et par des psychologues du Centre d’assistance pour les enfants placés et d’autres organisations), et on lui diagnostiqua des troubles psychiques post-traumatiques, une asthénie, une anxiété et une dépression, pouvant aller jusqu’au risque de suicide et d’automutilation. En décembre 2021, alors que les procédures étaient toujours pendantes, B dut être placée sous la surveillance d’un psychiatre et fit l’objet d’un long traitement. Trois des accusés furent reconnus coupables, et deux d’entre eux furent condamnés à douze ans et neuf ans de prison, respectivement. La procédure d’appel est pendante dans deux de ces cas et le procès contre l’un des accusés est toujours en cours

ARTICLE 3

La Cour se déclare compétente pour examiner l’affaire puisque les faits sur lesquels se fondent les violations de la Convention alléguées par la requérante se sont produits avant le 16 septembre 2022. Compte tenu de l’importante vulnérabilité de la requérante et du caractère particulièrement grave de la victimisation secondaire alléguée, la Cour examine l’affaire sous l’angle de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) de la Convention, en prenant en considération le droit international pertinent, et notamment la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, également connue sous le nom de Convention de Lanzarote. La Cour relève qu’afin de limiter autant que possible le nombre d’auditions de mineurs et d’éviter ainsi tout traumatisme supplémentaire, l’une des recommandations de cette convention est d’admettre les enregistrements audiovisuels comme éléments de preuve. Elle observe que seule la première audition de B a été filmée et que cet enregistrement a été perdu le jour même. Rien ne montre que des procédures appropriées aient été mises en place pour en assurer la sécurité. Après la perte de l’enregistrement, aucun autre moyen n’a été envisagé pour éviter à B de devoir continuer à raconter sa version des faits et ainsi revivre le traumatisme. La Cour note que l’existence de quatre procédures distinctes n’a pas empêché l’utilisation des mêmes éléments pertinents dans les différentes procédures. Il se trouve que la requérante a dû répéter au moins trois fois de plus ses déclarations concernant tous les épisodes d’abus allégués. En outre, des auditions supplémentaires ont ensuite été menées, au cours desquelles l’intéressée a également dû décrire les abus à un expert médico-légal. La Cour estime que la nécessité de ces auditions supplémentaires n’a pas été clairement démontrée. La Cour observe que B a été entendue non seulement à plusieurs reprises mais également par quatre enquêteurs différents, dont trois étaient des hommes. La Convention de Lanzarote recommande pourtant que les enfants soient toujours interrogés par la même personne, dans la mesure du possible. Une telle disposition manquait en droit russe, mais rien n’indique qu’il aurait été impossible en pratique de charger une enquêtrice de mener toutes les auditions. De surcroît, les douze auditions se sont déroulées dans des bureaux ordinaires, et non dans des locaux conçus ou adaptés à l’audition d’enfants, et rien ne prouve que les enquêteurs impliqués dans les procédures en cause aient été formés pour entendre des enfants, alors que l’article 36 de la Convention de Lanzarote recommande que des formations en matière de droits des enfants victimes d’abus sexuels soient disponibles au profit des acteurs de la procédure judiciaire, notamment les juges, les procureurs et les avocats. En plus des nombreuses auditions, B a dû répéter ses déclarations sur les lieux où les abus allégués avaient été perpétrés. Le frère de l’un des agresseurs présumés était présent à l’une de ces occasions. Ces vérifications auraient pu être effectuées par d’autres moyens, par exemple au moyen de photographies. Les autorités n’ont pas démontré en quoi il était nécessaire de les réaliser sur place. La Cour est particulièrement préoccupée par le fait que B a été mise en contact avec les suspects. Même si elle se trouvait dans une pièce avec un miroir sans tain pendant l’identification de deux d’entre eux, ses intérêts n’ont pas été suffisamment protégés : sa crainte et son stress pourraient avoir résulté du fait qu’on ne l’avait pas informée qu’elle ne pouvait pas être vue ou rassurée à cet égard. À une occasion, l’agresseur est entré dans la pièce où B se trouvait à cause d’une erreur de l’enquêteur. La confrontation avec les agresseurs présumés a été pour la victime une expérience particulièrement pénible, encore aggravée par le fait qu’elle a été soumise à un interrogatoire intense par deux avocats qui assistaient l’un d’eux. Aucune autre solution n’a été proposée afin de permettre à la défense de lui poser des questions de manière moins dérangeante. B présentait des signes de traumatisme psychologique, caractéristiques des enfants victimes d’abus sexuels, de honte récurrente, de stress émotionnel intense, d’anxiété et de peur. Elle a finalement dû être traitée pour une dépression nerveuse. La Cour relève qu’avant le début de l’enquête le Centre d’assistance pour les enfants placés avait demandé en vain un contrôle renforcé pour protéger les droits de l’enfant âgée de douze ans. Le psychologue avait spécifiquement indiqué qu’afin d’éviter tout traumatisme supplémentaire susceptible de compliquer la guérison de B et d’aggraver son état mental, cette dernière ne devait pas être contrainte à rencontrer ses agresseurs présumés. B a toutefois été confrontée à deux des accusés deux mois plus tard seulement. En outre, en juin 2019, l’équipe d’enquête avait été informée, par le rapport d’expertise médico-légale, de la détresse émotionnelle et psychologique de B, de son épuisement physique et de la dépression dont elle souffrait, ainsi que de la recommandation des psychologues d’éviter toute situation psychologiquement traumatisante et toute émotion négative. Les enquêteurs ont néanmoins entendu B sept fois de plus, en septembre et en octobre 2019, en février, en mai et en septembre 2020. Certains des enquêteurs ont essayé de lui épargner certaines mesures d’enquête, mais ces décisions n’étaient pas coordonnées entre les différents enquêteurs impliqués et n’ont pas été mises en œuvre par tous. La poursuite des interrogatoires de B par les enquêteurs et son audition lors de la première audience le 10 juin 2020 sont particulièrement frappantes. La Cour considère qu’il incombait au juge interne de veiller à ce que l’intégrité personnelle de B fût adéquatement protégée au procès et de mettre en balance les droits de l’intéressée et ceux de la défense. Le juge n’a pas motivé sa décision d’interroger B et n’a pas tenu compte de sa vulnérabilité particulière en tant qu’enfant victime d’abus sexuels, de l’état préoccupant de sa santé psychologique, de la recommandation des experts de ne pas la laisser participer à l’audience, ni même de la demande du psychologue et de la tutrice de suspendre son audition pour éviter que le traumatisme ne se poursuive. B a été longuement et minutieusement interrogée et obligée d’écouter les déclarations qu’elle avait faites lors de l’enquête préliminaire avant d’être interrogée sur des incohérences alléguées. Elle a par la suite été citée à comparaître devant le tribunal pour y être entendue trois fois de plus. La Cour considère que tout cela est incompatible avec l’approche sensible que les autorités doivent adopter dans la conduite de procédures pénales concernant des abus sexuels sur mineurs.

La Cour conclut que les autorités russes ont fait preuve d’un mépris total pour les souffrances de B, laquelle était extrêmement vulnérable du fait de son jeune âge, de sa situation familiale tragique, de son placement dans un orphelinat et des abus sexuels qu’elle dénonçait. Les autorités n’ont pas protégé son intégrité personnelle au cours des procédures pénales en cause, et l’ont ainsi exposée à une victimisation secondaire. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention.

D.K. c. ITALIE du 1er décembre 2022 Requête no 14260/17

Art 8 et 3 (procédural) • Enquête effective menée avec diligence par les autorités nationales sur l’allégation de la requérante d’abus sexuels commis par son oncle, durant son enfance non violation car affaire trop vieille, un appel semble nécessaire. La CEDH a requalifié pour ne pas condamner.

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 et 8 DE LA CONVENTION

49.  La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et qu’elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants (voir, notamment, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime plus approprié d’examiner le grief formulé par la requérante sous le seul angle de l’article 3 de la Convention

66.  La Cour renvoie aux principes généraux applicables en la matière tels qu’énoncés dans l’affaire M.C. c. Bulgarie (no 39272/98, §§ 149-152, CEDH 2003-XII) et plus récemment dans l’affaire X et autres c. Bulgarie ([GC], n22457/16, §§ 176-178 et 184-192, 2 février 2021). Pour ce qui est plus précisément de l’obligation procédurale de mener une enquête effective, elle rappelle que, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 de la Convention, les autorités nationales doivent mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition, le cas échéant, des personnes responsables (ibidem, § 184). Elle redit également que l’obligation procédurale de mener une enquête effective découlant de l’article 3 de la Convention doit être interprétée, lorsque des abus sexuels sur des mineurs sont potentiellement en jeu, à la lumière des obligations découlant des autres instruments internationaux applicables.

67.  Se tournant vers le cas d’espèce, elle relève que les allégations de viol et d’agression sexuelle qu’aurait subis la requérante sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention (comparer avec X et autres c. Bulgarie, précité, § 193). Eu égard au rapport psychologique dressé par le docteur M., spécialiste dans les questions d’abus sexuels sur les enfants, et aux conclusions du parquet selon lesquelles il y avait des indices sérieux donnant à penser que V.S. avait imposé des rapports sexuels à la requérante et sa sœur, elle juge que ces allégations étaient défendables et qu’il incombait dès lors aux autorités nationales de mener une enquête suffisamment approfondie afin d’éclaircir toutes les circonstances de la cause (ibidem, §§ 201 et 213).

68.  La Cour rappelle qu’à l’époque des faits, après avoir mené une enquête, les autorités ont classé la plainte de la requérante au motif que la plainte avait été déposée tardivement (paragraphe 13 ci-dessus).

69.  Elle note que le droit pénal interdisait les abus sexuels allégués par la requérante et prévoyait la poursuite pénale des responsables (paragraphe 21 ci-dessus). En effet, les allégations de l’intéressée, et de sa sœur, ont donné lieu, malgré le temps écoulé, à l’ouverture d’une enquête pénale en vertu des dispositions pertinentes du code pénal en vigueur à l’époque des faits. Quinze ans après les faits, en février 1999, à la suite de la plainte déposée par la requérante, le procureur a mené une enquête. Il a entendu l’intéressée et sa sœur ainsi que leur mère, et les rapports du psychologue qui les suivait ont été versés au dossier.

70.  En juillet 1999, tout en soulignant la gravité des faits subis par la requérante et sa sœur, le procureur demanda au GIP de classer l’affaire (paragraphe 11 ci-dessus) au motif que la plainte était tardive (n’ayant pas été déposée dans les trois mois suivant la majorité de l’intéressée – paragraphe 23 ci-dessus), la loi telle qu’en vigueur à l’époque des faits ne prévoyait pas la possibilité d’engager une procédure d’office (paragraphe 21 ci-dessus). Par une décision du 15 janvier 2003, le GIP classa l’affaire sans suite.

71.  La Cour doit donc examiner si l’application des dispositions pénales en pratique a été défectueuse au point de constituer une violation des obligations positives de l’État défendeur au titre de l’article 3 de la Convention et si le fait qu’aucune disposition régissant l’application du nouveau régime, qui exonère la partie lésée de l’obligation de porter plainte, n’ait été prévue pour protéger les victimes d’abus sexuels commis avant l’entrée en vigueur de la loi de 1996, était compatible avec l’article 3 de la Convention.

72.  La Cour considère que les mécanismes pénaux devraient être mis en œuvre de manière à tenir compte de la vulnérabilité particulière de la requérante qui aurait été victime d’abus sexuels de la part de son oncle lorsqu’elle était mineure (A et B c. Croatie, précité, § 121).

73.  Elle rappelle notamment que les États ont l’obligation positive, inhérente aux articles 3 et 8 de la Convention, d’adopter des dispositions en matière pénale qui sanctionnent effectivement le viol et de les appliquer en pratique au travers d’une enquête et de poursuites effectives (M.C. c. Bulgarie, précité, § 153, et B.V. c. Belgique, no 61030/08, § 55, 2 mai 2017). Cette obligation positive commande en outre la criminalisation et la répression effective de tout acte sexuel non consensuel (M.G.C. c. Roumanie, n61495/11, § 59, 15 mars 2016, et Z. c. Bulgarie, no 39257/17, § 67, 28 mai 2020).

74.  À cet égard, la Cour rappelle que, dans les cas où des enfants ont été potentiellement victimes d’abus sexuels, le respect des obligations positives découlant de l’article 3 requiert, dans le cadre des procédures internes engagées, la mise en œuvre effective du droit des enfants à ce que leur intérêt supérieur prime, ainsi que la prise en compte de leur particulière vulnérabilité et de leurs besoins spécifiques (A et B c. Croatie, précité, § 111, et  M.M.B. c. Slovaquie, no 6318/17, § 61, 26 novembre 2019; voir également M.G.C. c. Roumanie, précité, §§ 70 et 73). Ces exigences sont également énoncées aujourd’hui dans d’autres instruments internationaux pertinents en l’espèce, tels que la Convention internationale des droits de l’enfant et la Convention de Lanzarote (paragraphe 36-38 ci-dessus).

75.  La Cour observe qu’à l’époque des faits, les autorités ont mené une enquête suffisamment approfondie à partir du moment où elles ont eu connaissance des allégations défendables d’abus sexuels sur mineur (voir le rappel des principes pertinents dans X et autres c. Bulgarie, précité, § 213). Toutefois, en ce qui concerne l’extinction de l’action publique, la décision du GIP, en prononçant le classement des poursuites pour cause de tardivité de la plainte, a rendu impossible la continuation de l’enquête sur les violences sexuelles alléguées.

76.  La Cour considère qu’en l’espèce les autorités d’enquête ont pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles et que celles-ci ont analysé avec soin les éléments dont elles disposaient avant de classer l’affaire. Les dispositions en matière pénale en vigueur à l’époque des faits (paragraphes 21 et 23 ci-dessus) sanctionnaient effectivement les actes sexuels contre les mineurs et criminalisaient tout acte sexuel non consensuel avec un mineur.

77.  La Cour a résumé sa jurisprudence sur l’obligation procédurale découlant des principes convergents des articles 2, 3 et 4 de la Convention dans l’affaire S.M. c. Croatie ([GC] no 60561/14, §§ 311-320, 25 juin 2020). Elle a notamment relevé que, bien que la portée générale des obligations positives de l’État puisse varier selon que le traitement contraire à la Convention a été infligé avec la participation d’agents de l’État ou qu’il l’a été par des particuliers, les exigences procédurales sont les mêmes (Sabalić c. Croatie, no 50231/13, § 96, 14 janvier 2021). En particulier, les autorités ont l’obligation d’agir dès qu’une plainte officielle a été déposée. Toutefois, même en l’absence de plainte expresse, une enquête doit être menée s’il existe d’autres indices suffisamment clairs donnant à penser qu’on se trouve en présence de cas de torture ou de mauvais traitements. Les autorités doivent agir d’office dès que l’affaire est portée à leur attention (Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et autres c. Géorgie, n71156/01, § 97, 3 mai 2007).

La Cour note que, dans le cas d’espèce, la plainte a été déposée par la requérante, les autorités ont ouvert l’enquête et les faits de la cause ont été portés à l’attention du parquet et du GIP.

Elle souligne que, sans préjudice de l’ouverture d’une procédure d’enquête dès que la victime présente un grief défendable de traitement interdit ou qu’il existe un commencement de preuve, rien dans la jurisprudence de la Cour ne s’est opposée, s’agissant de l’applicabilité de l’article 3 à des actes commis par des particuliers, à ce que la mise en œuvre des poursuites soit subordonnée à un dépôt de plainte dans un délai prévu par la législation applicable.

La Cour est donc d’avis que, dans le cas d’espèce, au cours de la période où les faits se sont déroulés, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la Convention de Lanzarote, l’obligation procédurale de mener une enquête effective découlant de l’article 3 de la Convention ne devait pas être interprétée, même lorsque des abus sexuels avaient été commis par des particuliers sur des mineurs ou des personnes vulnérables, comme imposant aux États d’engager des poursuites d’office, ou d’autoriser le dépôt de plaintes sans limite de temps à compter de la commission de l’infraction ou de la majorité des mineurs.

78.  À cet égard, la Cour constate qu’il ressort des éléments de droit comparé dont elle dispose qu’à l’époque des faits (c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la Convention de Lanzarote, qui a prévu que les poursuites concernant les infractions sexuelles commises sur les mineurs ne soient pas subordonnées à la déclaration ou à l’accusation émanant d’une victime et que la procédure puisse se poursuivre même si la victime se rétracte – voir paragraphe 38 ci-dessus), les États contractants ont eu recours à des moyens très divers pour gérer les enquêtes, s’expliquant par le reflet de nombreuses différences observées dans leur évolution historique et leur diversité culturelle (paragraphes 40-47 ci-dessus).

79.  Après l’entrée en vigueur de la Convention de Lanzarote, l’ouverture d’office d’une enquête, sans qu’elle soit subordonnée à une plainte de la victime, pour toutes sortes d’abus sexuels sur des enfants est devenue la norme dans la majorité absolue des États, y compris en Italie, seul un État ayant continué d’exiger, en tant que règle générale, le dépôt d’une plainte. Une évolution similaire concerne l’allongement des délais de prescription.

80.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la réponse procédurale des autorités nationales à l’allégation de la requérante d’abus sexuels commis par son oncle n’a pas été défectueuse au point de constituer une violation des obligations positives de l’État défendeur au titre de l’article 3 de la Convention.

81.  Elle tient toutefois à rappeler que l’obligation procédurale découlant de l’article 3, lorsqu’elle concerne, comme dans le cas d’espèce, des abus sexuels commis sur les enfants, doit aujourd’hui être interprétée à la lumière des obligations découlant des autres instruments internationaux applicables et, plus particulièrement, de la Convention de Lanzarote (X et autres c. Bulgarie, précité).

82.  En ce qui concerne la non-applicabilité aux faits de la cause de la nouvelle loi (loi no 662 de 1996) entrée en vigueur après la commission des faits allégués, la Cour note qu’une telle décision n’est pas incompatible avec la jurisprudence de la Cour et qu’aucun instrument international applicable, dont la Convention de Lanzarote – qui n’était pas encore en vigueur à l’époque des faits – ne requiert une application rétroactive de la règle selon laquelle les poursuites pénales ne doivent pas être subordonnées au dépôt d’une plainte.

83.  Au demeurant, la Cour note que la Cour de cassation elle-même, dans son arrêt no 2733 du 8 juillet 1997 (paragraphe 30 ci-dessus), a exclu l’application par les juridictions internes du principe tempus regit actum en ce qui concerne l’article 609 septies, introduit par la loi no 662 de 1996, en jugeant qu’en droit italien la réforme législative a introduit une norme de nature mixte, matérielle et procédurale, qui détermine à la fois une condition de poursuite et de sanction, en imposant ainsi l’application de la norme la plus favorable à l’auteur de l’infraction (voir Scoppola c. Italie (no 2) [GC], n10249/03, §§ 110-113, 17 septembre 2009).

84.  Par ailleurs, selon la recherche du droit comparé (voir paragraphes 40-47 ci-dessus), nonobstant les différences – qui ont évoluées dans le temps – des législations des États contractants concernant l’ouverture d’une enquête à la suite d’une plainte ou d’office pour des infractions sexuelles commises sur les mineurs, l’obligation procédurale découlant de l’article 3 ne peut être interprétée comme imposant aux États de prévoir la rétroactivité de la nouvelle loi qui supprime l’obligation de porter plainte.

85.  Concernant le grief tiré du manque de célérité de l’enquête, compte tenu du temps que le GIP a pris pour classer l’affaire, la Cour note qu’à la suite de la décision du parquet de demander le classement, la requérante et sa sœur ont fait opposition à cette demande. Elle constate que tout d’abord la procédure a duré quatre ans environ, mais celle-ci a notamment connu un ralentissement significatif seulement dans sa dernière phase à savoir après la demande de classement des poursuites, formulée le 12 juillet 1999, presque un an après la plainte, et la décision de classement du GIP, rendue le 15 janvier 2003 après l’opposition formulée par la requérante.

86.  Quoi qu’il en soit, eu égard à l’activité du GIP, qui consiste seulement à accueillir les demandes de classement du parquet, la Cour estime que le ralentissement constaté entre la demande de classement du parquet et la décision du GIP ne suffit pas à mettre en cause l’effectivité de l’enquête dans son ensemble (a contrario, parmi d’autres, Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 139, 31 janvier 2019). En ce qui concerne en outre le fait que, à une date non précisée, la requérante a fait opposition à la demande de classement, la Cour ne dispose d’aucun moyen lui permettant d’estimer le temps écoulé dans le traitement de l’opposition ou la manière dont la procédure s’est déroulée.

87.  À cet égard, la Cour rappelle que l’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Il n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes (A, B et C c. Lettonie, no 30808/11, § 149, 31 mars 2016, et M.G.C. c. Roumanie, précité, § 58). Il n’appartient au demeurant pas à la Cour de se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête ; elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé (B.V. c. Belgique, précité, § 61, et M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 113, 27 septembre 2011).

88.  Au demeurant, dans la mesure où la requérante avance que la durée la procédure pénale aurait empêché les juridictions de faire entendre un témoin, entre-temps décédé, la Cour tient à souligner que le système interne se fonde sur le principe d’autonomie de l’action en responsabilité civile devant la juridiction civile et sur celui du caractère accessoire de l’action civile dans le procès pénal (voir paragraphe 29 ci-dessus). La Cour note que la requérante qui a saisi les juridictions civiles deux ans et trois mois après la décision de classement du GIP, aurait pu les saisir bien avant, lorsque le classement n’avait pas encore été prononcé (mutatis mutandis Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 198, 25 juin 2019).

89.  S’agissant du fait que les déclarations de la requérante et sa sœur n’auraient pas été prises en compte par les juridictions civiles, la Cour relève que la cour interne a souligné que les déclarations rendues par la requérante et sa sœur constituaient même la partie fondamentale des éléments de preuve examinés, mais estima que de telles déclarations étaient peu fiables. Il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle des juridictions nationales, leur appréciation sur ce point n’étant pas arbitraire ou manifestement déraisonnable.

90.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités italiennes ont agi avec la diligence requise par le volet procédural de l’article 3 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention dans les circonstances de l’espèce.

N.Ç. c. Turquie du 9 février 2021 requête no 40591/11

Article 8 : Procédure pénale conduite à l’encontre des suspects accusés de faits de prostitution d’un enfant de quatorze ans : violations de la Convention

Violation des articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants), et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme

L’affaire concerne les lacunes de la procédure pénale menée à l’encontre de suspects accusés de faits de prostitution d’un enfant de quatorze ans. La Cour considère que l’absence d’assistance à la requérante, le manquement à sa protection face aux accusés, la reconstitution inutile des viols, les examens médicaux répétitifs, le manque de sérénité et de sécurité durant les audiences, l’évaluation du consentement de la victime, la durée excessive de la procédure, et enfin, la prescription pénale de deux chefs d’accusation ont constitué des cas graves de victimisation secondaire de la requérante. Le comportement des autorités nationales n’a pas été conforme à l’obligation de protéger un enfant victime d’exploitation et d’abus sexuels.

Art 3 + 8 • Enquête effective • Vie privée • Obligations positives • Défaut de protection de l’intégrité personnelle d’une enfant vulnérable lors d’une procédure pénale d’une durée excessive relative à des abus sexuels • Art 3 + 8 applicables • Intégrité physique et morale • Cas graves de victimisation secondaire • Absence d’assistance à l’enfant • Manquement à sa protection face aux accusés • Reconstitution inutile des viols • Nombre excessif d’examens médicaux intrusifs • Manque de sérénité et de sécurité durant les audiences • Absence d’évaluation contextuelle du consentement de la victime au regard de son âge et la sensibilité de l’affaire • Prescription pénale de deux chefs d’accusation • Affaire ayant mérité une attention particulière et une priorité absolue • Comportement des autorités nationales non conforme à l’obligation de protéger l’intérêt supérieur d’un enfant victime d’exploitation et d’abus sexuels • Application ineffective du droit pénal.

FAITS

La requérante, N.Ç., est une ressortissante turque, née le 2 janvier 1990 et résidant à Istanbul (Turquie). En juillet 2002, deux femmes contraignirent N.Ç. à se prostituer en association avec elles. Le 8 janvier 2003, N.Ç. porta plainte contre les deux femmes, ainsi que les hommes avec lesquels elle avait eu des relations sexuelles. Le procureur de Mardin déclencha une enquête pénale. La police procéda à l’identification de vingt-huit suspects. N.Ç. fut soumise à plusieurs examens médicaux. Entre les 14 et 21 janvier 2003, vingt-sept suspects furent placés en détention provisoire par les juges d’instruction de différents tribunaux. Le 20 janvier 2003, le procureur introduisit un acte d’accusation contre vingt-huit personnes pour viol d’une fille de moins de quinze ans, de « séquestration pour désir sexuel », d’incitation à la prostitution et de participation à la séquestration. Le 24 janvier 2003, la cour d’assises de Mardin confirma le placement en détention provisoire de vingt-sept accusés et décida de tenir une audience. N.Ç., ses parents, ainsi que l’agence de la protection de l’enfance, rattaché au Ministère de la famille, se constituèrent partie intervenante à la procédure pénale. Le 24 février 2003, N.Ç., son père, vingt-huit accusés et les représentants des parties comparurent en audience devant la cour d’assises de Mardin sans accès du public à la salle d’audience eu égard à la nature sensible de l’affaire.

Le même soir, après l’audience, des proches de certains accusés agressèrent N.Ç. et ses représentants à la sortie du palais de justice. La demande des avocats pour que des mesures de protection soient prises demeura sans réponse. Le 14 mai 2003, la cour d’assises rejeta une nouvelle demande des représentants de N.Ç. de délocaliser le procès en raison de problèmes de sécurité et, décida à la majorité de mettre en liberté seize accusés. Les 15 mai et 26 juin 2003, le restant des accusés furent libérés. Le 28 septembre 2010, à l’issue de sa trente-cinquième audience, la cour d’assises de Mardin acquitta trois accusés de l’accusation de viol sur mineur, pour insuffisance de preuves. Concernant l’accusation de « séquestration forcée pour désir sexuel » pour chacun des lieux où N.Ç. fut retenue, la cour d’assises requalifia ces faits et considéra que N.Ç. avait été consentante pour s’y tenir. Notant ensuite que le délai de la prescription pénale maximale pour « séquestration consentante » était désormais passé, elle raya de son rôle cette partie des accusations à l’égard de tous les accusés. Elle raya également du rôle l’accusation d’incitation à la prostitution pour trois accusés qui avaient collaboré avec les deux femmes E.A. et T.T. La cour d’assises considéra aussi que l’acte sexuel sur mineur de moins de quinze ans était prohibé en tous les cas par l’article 414 de l’ancien code pénal applicable aux faits, mais si la victime était consentante, le premier paragraphe de cette disposition trouvait à s’appliquer, le second paragraphe seul constituant la version qualifiée du crime. Au vu d’un rapport psychiatrique et de certains faits, la cour d’assise considéra qu’il n’y avait pas une « absence totale de volonté » de la part de N.Ç. et qu’il n’y avait aucune preuve permettant de dire que les accusés l’avaient forcée dans ses actes. Ainsi, la cour d’assises décida d’appliquer le premier paragraphe de l’article 414 et la peine minimale prévue par cette disposition à tous les accusés, sauf deux, puis prononça diverses peines de réclusion criminelle en application de différentes dispositions dudit code. Le 13 mars 2003, N.Ç. fut placée dans une institution spécialisée pour la protection de l’enfance à Malatya, fut ensuite transférée dans une autre institution à Adana pour un suivi psychiatrique, puis à Istanbul. Cette mesure fut appliquée jusqu’à ce que N.Ç. eût atteint sa majorité.

Articles 3 et 8

Principes généraux

93.  Pour les principes généraux en la matière, et en particulier les obligations procédurales sous l’angle des articles 2, 3 et 4 de la Convention, la Cour renvoie à son arrêt S.M. c. Croatie, précité (§§ 308-320).

94.  La Cour rappelle que l’obligation positive qui incombe à l’État en vertu des articles 3 et 8 de la Convention de protéger l’intégrité physique de l’individu, même contre les agissements des particuliers, nécessite, dans des cas aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, des dispositions pénales efficaces, et peut s’étendre par conséquent aux questions concernant l’effectivité de l’enquête pénale qui a pour but de mettre en œuvre cette législation (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 148-166, CEDH 2003‑XII).

95.  Les dispositions en jeu impliquent une prise en charge adéquate de la victime durant la procédure pénale, ceci dans le but de la protéger d’une victimisation secondaire (Y. c. Slovénie, no 41107/10, §§ 97 et 101, CEDH 2015 (extraits), A et B c. Croatie, no 7144/15, §§ 106-121, 20 juin 2019).

96.  Quant à l’obligation de mener une enquête effective, la Cour rappelle qu’il s’agit là d’une obligation de moyens et non de résultat. Si cette exigence n’impose pas que toute procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes, pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance d’actes illégaux. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte. Indépendamment de l’issue de la procédure, les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui sont soumises aux autorités (voir Ebcin c. Turquie, no 19506/05, § 40, 1er février 2011, M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, §§ 46-49, 27 novembre 2012, Stoev et autres c. Bulgarie, no 41717/09, § 48, 11 mars 2014, S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, §§ 42-47, 3 mars 2015, M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, §§ 54-75, 15 mars 2016, G.U. c. Turquie précité, §§ 59-66 et les références qui figurent dans ces arrêts ; voir aussi, X et autres c. Bulgarie, no 22457/16, §§ 84-93, 17 janvier 2019, affaire renvoyée devant la Grande Chambre).

97.  Dans le contexte des articles 2 et 3 de la Convention, la Cour a dit que toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme requise d’effectivité. À cet égard toutefois, il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés. En d’autres termes, il y a lieu d’apprécier le respect de l’obligation procédurale sur la base de plusieurs paramètres essentiels, tels que l’ouverture rapide d’une enquête dès que les faits ont été portés à la connaissance des autorités, la capacité de cette enquête à analyser méticuleusement de manière objective et impartiale tous les éléments pertinents, de conduire à l’établissement des faits et à permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête (S.M. c. Croatie, précité, §§ 313-320 et les références qui y figurent).

98.  La Cour rappelle par ailleurs que la notion de « vie privée » visée à l’article 8 de la Convention couvre l’intégrité physique et morale d’une personne (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 22, série A n91, M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 110, 15 novembre 2011, et V.C. c. Italie, no 54227/14, § 85, 1er février 2018, A et B c. Croatie, précité, § 106).

  1. Application en l’espèce

99.  La Cour observe que les griefs dans la présente affaire concernent d’une part la protection de l’intégrité personnelle de la requérante dans le cadre de la procédure pénale relative aux abus sexuels subis par elle, et d’autre part, l’effectivité de cette même enquête.

100.  En l’espèce, il n’est pas contesté que le seuil de gravité nécessaire pour l’applicabilité de l’article 3 de la Convention ait été atteint à l’égard de la requérante. La Cour confirme que, au vu de son jeune âge au moment des faits, la requérante était dans une situation de vulnérabilité. Dans ce contexte, les abus sexuels sur elle, tels qu’établis par les autorités nationales, ainsi que les allégations de victimisation secondaire, c’est-à-dire les manquements dans la procédure pénale pour assurer la protection de la requérante sont suffisamment importants pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. Aussi, au vu des répercussions des deux aspects susmentionnés des griefs de la requérante sur son intégrité physique et morale, les faits dénoncés par la requérante tombent également sous le coup de l’article 8 de la Convention (voir entre autres, les arrêts précités M.C. c. Bulgarie, § 167, et A et B c. Croatie, § 106).

101.  La Cour doit donc examiner si le respect par les autorités internes des règles de procédure pertinentes, ainsi que la manière dont les mécanismes de droit pénal ont été mis en œuvre étaient défectueux au point de constituer une violation des obligations procédurales de l’État défendeur au titre des articles 3 et 8 de la Convention. À cet égard, la Cour vérifiera si les autorités ont placé au rang de considération primordiale l’intérêt supérieur de l’enfant et pris en considération sa vulnérabilité particulière en tant qu’enfant victime d’exploitation sexuelle, afin de la protéger d’une victimisation secondaire (A et B c. Croatie, précité, § 121).

102.  Dans ce contexte, aux fins d’un examen complet de tous les aspects de la présente affaire, la Cour rappelle également avoir dit que s’agissant des conflits qui peuvent opposer les intérêts de la défense et ceux des témoins dans le cadre d’une procédure pénale, celle-ci devait se dérouler de manière à ne pas mettre indûment en péril la vie, la liberté ou la sécurité des témoins, et en particulier celles des victimes appelées à déposer. Les intérêts de la défense doivent donc être mis en balance avec ceux des témoins ou des victimes en question. Les procédures pénales relatives à des infractions à caractère sexuel sont souvent vécues comme une épreuve par la victime, en particulier lorsque celle-ci est confrontée contre son gré au prévenu. Ces aspects prennent encore plus de relief dans une affaire impliquant un mineur. Par conséquent, dans le cadre de pareilles procédures pénales, certaines mesures peuvent être prises afin de protéger la victime, pourvu que ces mesures puissent se concilier avec un exercice adéquat et effectif des droits de la défense (Aigner c. Autriche, no 28328/03, § 35, 10 mai 2012, et Y. c. Slovénie, précité, § 103-106).

a) La protection de la requérante durant la procédure

103.  La Cour est appelée à examiner si, dans le cadre de la procédure pénale relative aux violences sexuelles dont la requérante avait été victime, l’État a suffisamment protégé son intégrité personnelle. Se trouve donc en cause, non pas un acte de l’État, mais l’absence ou l’insuffisance alléguée de mesures visant à protéger les droits de la victime au cours de la procédure pénale (Y. c. Slovénie, précité, § 101, A et B c. Croatie, précité, §§ 105 et 121).

104.  En l’espèce, la Cour note qu’une enquête fut déclenchée rapidement à la suite de la plainte de la requérante et qu’au demeurant, la majorité des accusés furent frappé de réclusions criminelles d’une durée comprise entre deux ans et un mois, et treize ans et sept mois (paragraphes 42, 50 et 51 ci-dessus). Néanmoins, dans une affaire aussi grave concernant l’exploitation sexuelle d’une mineure de moins de quinze ans, la Cour ne peut se contenter de cette constatation générale afin de dire si l’État défendeur a rempli ou non ses obligations au titre des articles 3 et 8 de la Convention. Elle examinera par conséquent les points soulevés par la requérante et ceux qui ressortent du dossier, sachant qu’elle peut tenir compte de toutes les omissions de l’enquête qu’elle considère comme pertinentes pour son appréciation globale d’un grief procédural formulé par un requérant concernant une application ineffective des mécanismes du droit pénal (S.M. c. Croatie [GC], précité, §§ 225-228, 25 juin 2020).

  1. L’absence d’assistance à la requérante durant la procédure

105.  La Cour rappelle que plusieurs instruments internationaux en matière de protection des victimes d’atteinte à l’intégrité physique ou mentale et de protection contre la victimisation secondaire réglementent l’assistance aux enfants victimes d’abus et d’exploitations sexuels (voir les paragraphes 66 et 67 ci-dessus). En l’espèce, la Cour note que, à partir de sa plainte déposée le 8 janvier 2003, la requérante ne fut, à aucun moment, accompagnée par un assistant social, un psychologue ou un quelconque expert, ni devant la police, ni devant le procureur, ni durant les audiences devant la cour d’assises, et ceci jusqu’au 12 mai 2004 (voir le paragraphe 32 ci-dessus). Ce constat est suffisant pour conclure que la requérante n’a pas été prise en charge de manière adéquate durant la procédure en question.

  1. Le manquement à la protection de la requérante face aux accusés

106.  La situation de la requérante s’aggrava durant les audiences de la cour d’assises de Mardin puisqu’aucune mesure, ne serait-ce que d’ordre pratique ne fut prise pour séparer la requérante des accusés. Durant plusieurs audiences et ce, jusqu’au 26 juin 2003, la requérante se retrouva en face des accusés, et fut contrainte d’expliquer en détail les agressions, menaces et viols dont elle avait fait l’objet (paragraphes 25-28 ci-dessus), ce qui a sans nul doute constitué un environnement extrêmement intimidant pour elle. Or le dossier ne contient aucun élément indiquant que la victime eût souhaité cette confrontation ou encore que cela avait été nécessaire pour un exercice adéquat et effectif des droits de la défense, de sorte que la Cour ne peut conclure qu’une mise en balance adéquate avait été faite en la matière (voir Aigner précité, § 35, et Y. c. Slovénie, précité, §§ 103-106). Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu manquement à protéger la requérante face aux accusés dans cette affaire grave de prostitution et d’abus sexuel sur un mineur de moins de quinze ans.

  1. La reconstitution inutile des viols

107.  La Cour relève que la requérante dut reproduire, devant tous les accusés et leurs représentants, les positions dans lesquels les actes sexuels avaient eu lieu (paragraphe 27 ci-dessus).

108.  Le dossier ne contient aucune indication permettant de conclure si la reconstitution en question eut lieu à la demande des juges, tel qu’allégué par la requérante, ou si la requérante avait décidé elle-même d’expliquer les faits ainsi. Il n’en reste pas moins que la cour d’assises n’avait pris aucune mesure pour cette partie de la procédure pour parer à l’humiliation que la requérante estime légitimement avoir subie de ce fait.

109.  Par ailleurs, aucun élément dans le dossier n’explique non plus pourquoi la reconstitution des positions dans lesquels les actes sexuels s’étaient déroulés avait été nécessaire pour l’établissement ou la qualification juridique des faits.

110.  Ainsi, pour la requérante, le caractère traumatisant de ces débats a dû atteindre un niveau extrême, et la seule décision de procéder aux audiences en y interdisant l’accès du public ne fut pas suffisante à protéger la requérante des atteintes à sa dignité et à sa vie privée. Ces débats eurent un effet négatif sur l’intégrité personnelle de la requérante et entraînèrent une gêne très supérieure à celle inhérente au fait de témoigner en qualité de victime d’exploitation et d’abus sexuels. Ils ne pouvaient donc aucunement être justifiés par les exigences d’un procès équitable à l’égard des accusés.

  1. Les examens médicaux répétitifs

111.  La Cour relève aussi que la requérante fut examinée dix fois à la demande des autorités judiciaires, soit pour établir son âge exacte, soit pour établir les séquelles liées aux viols dont elle avait fait l’objet (paragraphes 9-16 ci-dessus). Le dossier ne contient pas les motifs invoqués par les autorités judiciaires pour justifier ces examens médicaux répétitifs. Aux yeux de la Cour, il s’agit là d’un nombre excessif et inexpliqué d’examens médicaux, souvent extrêmement intrusifs, lesquels constituaient ainsi une atteinte inacceptable à l’intégrité physique et psychologique de la requérante.

  1. Le manque de sécurité

112.  À l’issue des audiences, la requérante dut aussi faire face à l’agressivité des proches des accusés, à tel point que le 24 mars 2003, une escorte policière fut nécessaire pour lui faire quitter la ville (paragraphe 30 ci-dessus). D’ailleurs, aucune mesure préventive ne semble avoir été prise par les autorités à cet égard. Le dossier ne permet pas non plus de comprendre pourquoi la cour d’assises avait refusé de délocaliser le procès, pratique pourtant courante dans des affaires pénales sensibles (voir par exemple Aydemir c. Turquie, no 17811/04, § 26, 24 mai 2011), ce qui aurait pu contribuer à la sérénité des audiences et la sécurité de la requérante.

  1. L’évaluation du consentement de la victime

113.  La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I). Néanmoins, pour autant que la requérante conteste la validité de son consentement en avançant son très jeune âge aux moments des faits, la Cour doit rechercher si oui ou non la législation et son application en l’espèce, associées aux insuffisances alléguées de l’enquête, ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention, sans pour autant se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits ou statuer sur la responsabilité pénale des accusés (M.C. c. Bulgarie précité, §§ 167-168). Dans ce contexte, la Cour rappelle que la dignité humaine et l’intégrité psychologique nécessitent une attention particulière lorsqu’il s’agit d’un enfant victime d’abus sexuels et les obligations de l’État sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention requièrent la mise en œuvre effective des droits de l’enfant. Dans pareils cas, l’intérêt supérieur de l’enfant doit prévaloir et les autorités nationales doivent répondre de manière adéquate aux besoins découlant de la vulnérabilité particulière de l’enfant. L’absence d’un effort substantiel de la part des autorités nationales en vue d’établir toutes les circonstances entourant les faits et de ne pas procéder à une évaluation contextuelle du consentement de la victime pourrait engendrer des problèmes vis-à-vis des dispositions en jeu (Z c. Bulgarie, no 39257/17, §§ 68-70 et 74, 28 mai 2020).

114.  La Cour observe qu’en pratique, tel qu’expliqué par la cour d’assises (paragraphes 39 et suivants ci-dessus), l’article 414 § 1 de l’ancien code pénal appliqué en l’espèce, lequel comportait le terme viol (ırzına geçerse), était interprétée par les autorités judiciaires comme réprimant toute relation sexuelle, même consentie, avec un mineur de moins de quinze ans. L’article 414 § 2 indiquait la contrainte, la violence, la menace, ou l’impossibilité de résister à l’acte en raison notamment d’une maladie physique ou mentale ou d’un moyen frauduleux, comme des motifs de sévérité de la peine (paragraphe 58 ci-dessus). Ces notions étaient interprétées par les autorités nationales comme des situations « d’absence de consentement » de la victime (paragraphe 39 ci-dessus), ce qui en l’espèce fut le motif principal pour l’application de l’article 414 § 1 du code pénal.

115.  Or, la Cour considère que l’attribution au consentement d’un mineur de moins de quinze ans d’un poids équivalent à celui d’un adulte ne peut en aucun cas être admissible dans le cadre d’une affaire d’exploitation et d’abus sexuels. En effet, dans des cas pareils, l’enquête et ses conclusions doivent porter avant tout sur la question de l’absence de consentement (M.C. c. Bulgarie précité, § 181, M.G.C. c. Roumanie, précité, § 72). De fait, la Cour note avec intérêt l’absence dans le libellé de l’article 414 du code pénal du terme « consentement » ou « volonté » ou de tout synonyme (voir le paragraphe 58 ci-dessus).

116.  Cette approche semble par ailleurs être soutenue par le dernier paragraphe de l’article 416 du code pénal, lequel réprimait la relation sexuelle consentie même avec un mineur de plus de quinze ans (voir le paragraphe 60 ci-dessus). En effet, l’acte était indiqué comme étant un « viol » (ırzına geçerse) par l’article 414, alors que l’article 416 § 3 parlait de « relation sexuelle consentie » (rızasıyle cinsi münasebet), élément qui appuie davantage la nécessité de ne pas prendre en considération le consentement lorsqu’il s’agit d’un mineur de moins de quinze ans.

117.  Néanmoins, tel qu’expliqué par la cour d’assises (voir le paragraphe 39 ci-dessus), les juridictions nationales accordèrent un poids décisif au « consentement » de la requérante pour conclure à l’application du premier paragraphe de l’article en question, sans toutefois indiquer pourquoi en l’espèce, tant les menaces et coups allégués de la part de E.A. et T.T., que les paiements effectués par les autres accusés, n’étaient pas considérés comme correspondant aux critères désignés au second paragraphe de l’article 414. Cette disposition prévoyait en effet une réclusion criminelle plus importante en faisant référence à « la contrainte, la violence, la menace » ou « un moyen frauduleux qui mettrait la victime dans un état qui ne lui permettrait pas de résister à l’acte », ce dernier critère ne décrivant aucune limite sur la nature physique, psychologique ou matériel du moyen frauduleux.

118.  L’interprétation controversée des autorités judiciaires alla même à l’extrême s’agissant de l’accusé R.B. qui avait menacé la requérante d’informer sa famille de ses activités afin d’obtenir à plusieurs reprises des relations sexuelles de sa part. Se référant à une jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle les éléments constitutifs de la menace ne seraient pas réunis si la menace dérivait des activités de la personne concernée, la cour d’assises considéra que l’agissement de cet accusé ne pouvait pas être qualifié de menace, ce qui empêchait l’application du deuxième paragraphe de l’article 414 (paragraphe 40 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, cette interprétation pourrait avoir éventuellement une logique dans un contexte appropriée, par exemple, lorsqu’il s’agit de menacer un criminel de dénoncer son activité pour obtenir un bénéfice. La Cour considère cependant qu’il est absolument inacceptable de faire une analogie pareille lorsqu’il s’agit de la menace dirigée contre la victime dans un contexte d’exploitation sexuelle et de viol d’un enfant (voir, mutatis mutandis, M.G.C. c. Roumanie, précité, §§ 73-75).

119.  La Cour relève ainsi que les autorités judiciaires avaient déployé d’énormes efforts pour éviter l’application de l’article 414 § 2 qui prévoyait une réclusion criminelle plus lourde et ne s’étaient à aucun moment préoccupé de la vulnérabilité de la requérante qui avait moins de quinze ans aux moments des faits. Cette interprétation restrictive qui ne prenait pas en considération l’âge de la victime ne correspondait aucunement à une évaluation objective du contexte sensible de cette affaire, ni à la protection d’un enfant victime d’exploitation et d’abus sexuels.

b)     L’effectivité de l’enquête

120.  La Cour observe que le droit turc érige le viol et les abus sexuels en infractions pénales. Tant les dispositions de l’ancien code pénal – qui était en vigueur à l’époque des faits – que celles du nouveau code pénal répriment les agissements dénoncés par la requérante. Celle-ci n’allègue d’ailleurs pas que les autorités turques avaient omis de mettre en place un cadre législatif de protection.

121.  Il reste donc à rechercher si l’État a satisfait à son obligation de mise en œuvre des dispositions en question au moyen d’une enquête effective, et en particulier, répondant aux critères de célérité et de diligence raisonnables (paragraphe 96 ci-dessus).

122.  En l’espèce, la Cour relève que la procédure pénale a duré environ onze ans, pour deux degrés de juridiction saisis à quatre reprises. Même si l’affaire était complexe tant par la difficulté d’établir les faits que par le nombre d’accusés, la Cour note d’emblée qu’aucun délai ne semble attribuable au comportement de la requérante ou de ses avocats.

123.  La Cour note aussi que la multiplicité inexpliquée des examens médicaux entraîna des retards considérables dans la procédure. Puis une période inexpliquée d’inactivité eut lieu entre juillet 2005 et juin 2010 (paragraphe 34 ci-dessus). Les délais d’attente du dossier devant la Cour de cassation (du 28 septembre 2010 au 19 octobre 2011 et du 16 janvier 2013 au 15 janvier 2014) sont aussi inexpliqués.

124.  Dans un contexte analogue, la Cour observe que, à l’égard de tous les accusés, l’accusation de séquestration (paragraphe 37 et 51 ci-dessus), et à l’égard de R.A., l’accusation d’incitation à la prostitution (paragraphe 48 ci-dessus), furent rayées du rôle pour prescription pénale.

125.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que le comportement des autorités judiciaires ne cadrait aucunement avec l’exigence de célérité et de diligence nécessaire dans cette affaire qui méritait une attention particulière et une priorité absolue, en vue d’assurer la protection d’un enfant.

c)      Le restant des arguments

126.  La Cour considère que le grief concernant l’application des motifs d’atténuation de la peine pour bonne conduite durant les audiences n’a pas eu une conséquence suffisamment importante sur le résultat de l’enquête pénale (pour des considérations et les moyens dont dispose les juges pour assurer le bon déroulement des audiences, voir l’arrêt Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, CEDH 2005‑XIII). Consciente de son rôle subsidiaire et tenant compte des sanctions de réclusion criminelle imposées en l’espèce, la Cour estime que ce dernier point n’a pas eu pour conséquence d’amenuiser l’effet dissuasif du système judiciaire mis en place et le rôle qu’il est tenu d’exercer dans la prévention des atteintes contre l’intégrité physique d’une personne vulnérable.

127.  L’argument selon lequel la requérante fut remise à son père à l’issue de sa déposition devant la police n’est aucunement étayé. S’il est vrai que dans certaines sociétés, des atteintes à la vie dites « crimes d’honneur » sont commises par les membres de la famille, à l’égard de la victime d’agressions sexuelles ou de viol, la requérante n’a pas développé son argument en ce sens. Elle n’a pas non plus indiqué avoir fait l’objet de menaces ou avoir été mise en danger par sa famille. Au demeurant, la Cour observe que le père de la requérante semble l’avoir même accompagnée aux audiences. Cet argument ne nécessite donc pas un examen plus avancé.

128.  S’agissant de l’argument relatif à l’aspect médiatique de cette affaire qui aurait causé l’humiliation de la requérante, la Cour observe que la requérante n’explique pas si sa photographie avait été publiée, ou si son nom avait été rendu public en toutes lettres ou de toute autre manière qui aurais permis de l’identifier. Elle n’indique pas davantage si les publications avaient eu lieu à la suite d’une négligence ou d’une faute des autorités, ni si elle avait introduit un recours ou une plainte quelconque à cet égard. Par conséquent, ce grief n’est pas suffisamment étayé pour un examen conclusif.

129.  Quant à l’argument selon lequel les fonctionnaires qui figuraient parmi les accusés n’auraient pas fait l’objet d’une enquête administrative, la Cour note que les condamnations prononcées par les autorités judiciaires étaient assorties d’une interdiction de trois ans ou bien d’une interdiction à vie de toute fonction publique (paragraphe 52 ci-dessus).

130.  S’agissant de la libération provisoire des accusés en 2003 et le manque de progrès significatif dans l’enquête après cela, la Cour considère que cet aspect de l’affaire a été suffisamment couvert par ses conclusions précédentes (paragraphes 120-125 ci-dessus).

131.  La Cour conclut donc que les points susmentionnés n’ont pas sapé l’effectivité de l’enquête.

  1. Conclusion

132.  La Cour estime que les facteurs analysés sous les titres a) et b) ci-dessus, à savoir, l’absence d’assistance à la requérante, le manquement à sa protection face aux accusés, la reconstitution inutile des viols, les examens médicaux répétitifs, le manque de sérénité et de sécurité durant les audiences, l’évaluation du consentement de la victime, la durée excessive de la procédure, et enfin, la prescription pénale de deux chefs d’accusation ont constitué des cas graves de victimisation secondaire de la requérante.

133.  Aux yeux de la Cour, le comportement des autorités nationales, tel que décrit ci-dessus, ne fut pas conforme à l’obligation de protéger un enfant victime d’exploitation et d’abus sexuels. Il appartenait au premier chef aux juges de la cour d’assises de veiller à ce que le respect de l’intégrité personnelle de la requérante fût correctement protégée durant le procès. Compte tenu du caractère intime du sujet en cause et de l’âge de la requérante, l’affaire revêtait inexorablement une sensibilité particulière dont les autorités auraient dû tenir compte dans la conduite de la procédure pénale.

134.  Quant aux améliorations introduites à partir de 2005 dans le système judiciaire turc (paragraphes 65 ci-dessus) auxquelles le Gouvernement défendeur fait référence, la Cour considère que celles-ci n’entrent pas en jeu en l’occurrence puisque, mis à part l’assistance d’une psychologue durant le recueil de la déposition de la requérante le 12 mai 2004 par commission rogatoire, ces amendements n’avaient pas été appliqués au cas de la requérante.

135.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’en l’espèce la conduite de la procédure n’a pas assuré l’application effective du droit pénal vis-à-vis de l’atteinte portée aux valeurs protégées par les articles 3 et 8 de la Convention. Elle rejette donc l’exception concernant l’absence de la qualité de victime de la requérante (paragraphe 86 ci-dessus) et conclut à la violation de ces dispositions.

X et autres c. Bulgarie du 17 janvier 2019 pourvoi n° 22457/16

Non violation des articles 3 et 8 de la Convention : viol de mineurs dans un orphelinat : l'enquête des autorités bulgares qui ont une obligation de moyens et non résultat, a été effective. Les autorités bulgares n'ont pas manqué à leurs obligations de surveillance de l'orphelinat puisque aucun indice ne pouvait laisser supposer qu'il y avait viol des enfants.

a) Applicabilité de l’article 3 et de l’article 8 de la Convention

82. La Cour rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, A. c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, § 20, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI). En l’espèce, les requérants, de par leur jeune âge et leur situation d’enfants privés de soins parentaux et placés dans une institution, étaient dans une situation de particulière vulnérabilité. Dans ce contexte, les abus sexuels et les violences qu’ils allèguent avoir subis, à les supposer établis, sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.

83. La Cour rappelle par ailleurs que la notion de « vie privée » visée à l’article 8 de la Convention recouvre l’intégrité physique et morale d’une personne (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 20, série A no 91, M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 110, 15 novembre 2011, et V.C. c. Italie, no 54227/14, § 85, 1er février 2018). Dès lors, les abus dénoncés par les requérants tombent également sous le coup de la protection de l’article 8 de la Convention.

b) Principes généraux applicables

84. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3 de la Convention, l’obligation imposée par l’article 1 aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, précité, § 22, et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003‑XII). Par ailleurs, les obligations positives inhérentes au droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention peuvent impliquer l’adoption de mesures même dans la sphère des relations des individus entre eux (M.C. c. Bulgarie, précité, § 150, et V.C. c. Italie, précité, § 91).

85. Les enfants et autres personnes vulnérables, en particulier, ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (A. c. Royaume-Uni, précité, § 22, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 150).

86. Les obligations positives, découlant des articles 3 et 8 de la Convention, de protéger l’intégrité physique et morale d’une personne commandent en particulier la mise en place d’un cadre législatif permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri d’atteintes à cette intégrité, notamment, pour les cas les plus graves, par l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique (M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 150-153, et S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, § 43, 3 mars 2015).

87. Ces obligations positives peuvent parfois exiger que les autorités prennent des mesures raisonnables d’ordre pratique visant à empêcher des mauvais traitements dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance ainsi qu’une prévention efficace mettant notamment les enfants à l’abri de formes graves d’atteinte à l’intégrité de leur personne (Z et autres c. Royaume-Uni, précité, § 73, M.P. et autres c. Bulgarie, précité, § 108, et V.C. c. Italie, précité, § 89). Il faut toutefois interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Pour que celle-ci entre en jeu, il doit être établi que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance de l’existence d’un risque réel et immédiat pour un individu identifié de subir des mauvais traitements du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures qui auraient raisonnablement pu être réputées de nature à éviter ce risque (Đorđević c. Croatie, no 41526/10, § 139, CEDH 2012, et V.C. c. Italie, précité, § 90).

88. L’article 3 de la Convention impose en outre, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à cette disposition, le devoir pour les autorités nationales de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables et ce quelle que soit la qualité des personnes mises en cause (M.C. c. Bulgarie, précité, § 153, S.Z. c. Bulgarie, précité, § 44, et B.V. c. Belgique, no 61030/08, § 56, 2 mai 2017). La Cour a par ailleurs considéré que les obligations positives incombant à l’État en vertu de l’article 8 de la Convention de protéger l’intégrité physique des individus s’étendent aux questions touchant à l’effectivité d’une enquête pénale (M.C. c. Bulgarie, précité, § 153).

89. L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Cette exigence n’impose dès lors pas que toute procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, mais les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes graves à l’intégrité physique et morale des personnes.

90. D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, les personnes et les institutions qui en sont chargées doivent être indépendantes des personnes qu’elle vise (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 118, CEDH 2015).

91. L’enquête menée doit être suffisamment approfondie. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question (M.C. c. Bulgarie, précité, § 151, S.Z. c. Bulgarie, précité, § 45, et B.V. c. Belgique, précité, § 60). Toute déficience sérieuse de l’enquête, affaiblissant sa capacité à établir les responsabilités, risque de ne pas répondre aux exigences de la Convention. Cela étant, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête ; elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé (M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 113, 27 septembre 2011, et B.V. c. Belgique, précité, § 61).

92. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte. À cet égard, la Cour a considéré que la prompte ouverture d’une enquête et la conduite diligente de celle-ci sont essentielles (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 47, et V.C. c. Italie, précité, § 95).

93. Enfin, la victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (Bouyid, précité, § 122, et B.V. c. Belgique, précité, § 59).

c) Application en l’espèce

94. La Cour observe d’emblée que les requérants ne remettent pas en cause le cadre juridique de protection mis en place par le droit interne. Ils dénoncent en revanche l’incapacité des autorités bulgares à prévenir les abus dont ils soutiennent avoir été victimes ainsi que le caractère inefficace à leurs yeux de l’enquête menée à la suite de leurs allégations.

i. Sur le caractère efficace de l’enquête menée

95. La Cour relève qu’une première enquête dans les locaux de l’orphelinat a été ordonnée par l’ANPE, autorité administrative spécialisée dans la protection de l’enfance, dès que celle-ci a eu connaissance par les médias bulgares de l’article paru dans L’Espresso en janvier 2013. Elle constate que l’ANPE a rapidement informé le parquet des révélations faites par l’hebdomadaire italien et des résultats des contrôles qu’elle avait effectués.

96. La Cour relève que, à la suite du deuxième signalement transmis au parquet par l’ANPE en février 2013, une enquête de police a été réalisée ainsi qu’un nouveau contrôle des services chargés de la protection de l’enfance. Elle note que les deux procédures ouvertes ont été clôturées respectivement en novembre et en juin 2013 par des décisions de non-lieu, le parquet de district ayant considéré qu’aucun élément recueilli ne permettait de conclure que des infractions avaient été commises.

97. Elle constate que, en janvier 2014, lorsque les autorités bulgares ont été saisies de manière officielle par le ministère de la Justice italien, le parquet régional de Veliko Tarnovo, constatant que plusieurs procédures avaient été ouvertes, a ordonné leur jonction le 4 juin 2014. Les nouvelles pièces et le recours du père adoptif des requérants transmis en juin 2016 ont été examinés par le parquet régional qui a confirmé l’ordonnance de non‑lieu le 30 septembre 2016. Dans les mois qui ont suivi, l’ordonnance de non-lieu a été confirmée par les autorités supérieures du parquet dans le cadre d’un contrôle d’office.

98. La Cour estime que, dans ces circonstances, force est de constater que les autorités bulgares compétentes ont agi avec promptitude et diligence dès qu’elles ont eu connaissance des faits allégués alors même qu’elles n’avaient pas été formellement saisies d’une plainte par les requérants. Elles ont également pleinement coopéré avec les autorités italiennes en les tenant informées des résultats de l’enquête et en prenant en compte les nouvelles pièces transmises par celles-ci. Certes, des délais de plusieurs mois sont parfois intervenus dans la communication avec le ministère italien de la Justice (paragraphes 39-41 ci-dessus) mais ces délais ne paraissent pas excessifs dans un contexte de coopération intergouvernementale et il ne semble pas qu’ils aient compromis le cours de l’enquête, qui était déjà achevée à ce moment-là.

99. En ce qui concerne l’absence alléguée d’indépendance et d’objectivité de l’ANPE, la Cour constate que cette agence est une autorité administrative spécialisée dans la protection de l’enfance et qu’il entre dans les attributions de celle-ci d’effectuer des contrôles dans les institutions accueillant des enfants (paragraphe 56 ci-dessus). Elle estime que, contrairement à ce que laissent entendre les requérants, ni l’agence ni ses employés n’étaient mis en cause dans l’affaire de manière à douter de leur indépendance ou de leur objectivité.

100. S’agissant du caractère complet et approfondi de l’enquête, la Cour relève que les autorités bulgares compétentes, à savoir les services de protection de l’enfance et ceux de la police, se sont rendues sur place et ont réalisé un certain nombre d’actes d’enquête. Ceux-ci ont effectué un contrôle des dossiers, notamment médicaux, des enfants de l’orphelinat, et ont interrogé le personnel de l’établissement, les enfants et d’autres personnes concernées, telles que le maire et les personnes visées dans les déclarations des requérants. Les enfants présents dans l’établissement ont été questionnés par le biais d’un questionnaire anonyme, comportant à la fois des questions sur leur vie à l’orphelinat et sur d’éventuels abus et l’un des enfants, qui avait été cité dans les déclarations des requérants, a été interrogé par un policier avec l’assistance de la psychologue.

101. Dans la mesure où les requérants soutiennent que les autorités auraient dû commencer par réaliser des mesures d’investigation plus discrètes, par le biais d’écoutes ou d’agents infiltrés, et qu’en n’agissant pas ainsi elles auraient compromis l’efficacité de l’enquête, la Cour constate que ce sont les parents des requérants eux-mêmes qui ont rendu l’affaire publique. Ainsi, avant même que les autorités bulgares ne soient saisies des faits, le journaliste qu’ils avaient contacté était entré en contact avec des personnes impliquées et l’article publié dans la presse italienne avait été repris par les médias bulgares.

102. Les requérants soutiennent par ailleurs que d’autres actes d’enquête auraient dû être réalisés, tels que des perquisitions et des saisies. La Cour rappelle à cet égard qu’elle n’est pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête (paragraphe 91 ci-dessus). Par ailleurs, il n’apparaît pas que les représentants des requérants aient demandé la réalisation d’actes d’enquête complémentaires, notamment dans leur recours contre l’ordonnance de classement sans suite.

103. La Cour constate que sur la base des éléments recueillis, les autorités du parquet ont considéré que les allégations des requérants n’avaient pas été confirmées. Elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de tirer ses propres conclusions des éléments rassemblés par les autorités internes et de se substituer à celles-ci pour évaluer notamment la crédibilité des dépositions des différents témoins (M.P. et autres, précité, § 112). Elle note qu’en l’espèce le parquet était face à deux versions contradictoires – celle des parents des requérants d’une part et celle du personnel de l’orphelinat et des autres personnes interrogées dans le cadre de l’enquête, parmi lesquelles les enfants résidant à l’orphelinat, d’autre part. Même si l’authenticité des témoignages des requérants, que les psychologues et le parquet italiens ont considéré comme crédibles, ne saurait être remise en cause, force est de constater que ces témoignages, qui étaient les seuls éléments de preuve directs dont disposaient les autorités bulgares, ne sont pas circonstanciées et contiennent peu de détails factuels, notamment compte tenu du jeune âge des intéressés et de leur faible connaissance de l’italien à l’époque où leurs propos ont été recueillis (paragraphes 7-11 ci-dessus). La Cour relève en outre que les autorités bulgares n’ont pas été en mesure d’interroger les requérants (paragraphe 36 ci-dessus). Par ailleurs, aucun certificat médical ne venait corroborer les allégations de violences à leur égard. Dans ces circonstances, les conclusions des autorités bulgares selon lesquelles les mesures d’enquêtes effectuées n’avaient pas révélé d’indices suffisants établissant que des abus avaient été commis n’apparaissent pas comme arbitraires ou déraisonnables.

104. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour considère que l’affaire de l’espèce ne révèle pas de défaillances blâmables ou l’absence de volonté de la part des autorités compétentes de faire la lumière sur les faits ou d’identifier et poursuivre les personnes éventuellement responsables (Szula c. Royaume-Uni (déc.), no 18727/06, 4 janvier 2007, et M.P. et autres, précité, § 112).

105. Les requérants reprochent enfin aux autorités bulgares de ne pas avoir suffisamment tenu leurs représentants légaux informés du cours de l’enquête. À cet égard, la Cour relève que les premières enquêtes de l’ANPE et du parquet ont été réalisées à la suite des informations parues dans les médias, sans que les parents des requérants n’aient porté plainte ou se soient manifestés d’une autre manière auprès des autorités chargées de l’enquête, ce qui explique qu’ils n’aient pas été informés des décisions rendues. Elle note que, en ce qui concerne la troisième enquête, qui avait été ouverte à la demande des autorités italiennes en janvier 2014, ces autorités ont été informées des résultats de l’enquête. La Cour constate que cette information a été transmise avec plusieurs mois de retard et seulement après une nouvelle demande de renseignement par les autorités italiennes en janvier 2015. Cependant, elle estime que cette circonstance ne permet pas de considérer que les parents des requérants aient été privés de la possibilité de prendre part à l’enquête. Elle note que ceux-ci avaient en effet, en vertu du droit interne, la possibilité d’interjeter appel de l’ordonnance de classement sans suite. Leur lettre, transmise par le ministère de la Justice italien, a d’ailleurs été considérée comme un recours et a été dûment examinée par le parquet supérieur (paragraphes 43-49 ci-dessus).

106. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour ne saurait conclure que les autorités bulgares ont méconnu leur obligation procédurale de mener une enquête efficace sur les allégations des requérants. Partant, il n’y a pas eu violation des articles 3 et 8 de la Convention sur ce point.

ii. Sur l’obligation de prendre des mesures de protection à l’égard des requérants

107. En ce qui concerne les allégations des requérants selon lesquelles les autorités bulgares ont failli à les protéger des abus dont ils disent avoir fait l’objet alors qu’ils étaient sous leur responsabilité, la Cour relève qu’il ressort des rapports rédigés par les services compétents ayant effectué des contrôles à l’orphelinat de Strahilovo qu’un certain nombre de mesures générales destinées à assurer la sécurité des enfants qui y résidaient avaient été prises. Ces rapports constatent notamment que l’accès de personnes extérieures à orphelinat était contrôlé, que les personnes extérieures ou les employés de sexe masculin n’avaient accès aux salles réservées aux enfants que lorsque cela était nécessaire et en présence d’un membre féminin du personnel, que les enfants étaient régulièrement suivis par un médecin traitant extérieur et par la psychologue de l’établissement et qu’ils avaient accès à un téléphone et à un numéro d’urgence destiné aux enfants en danger.

108. Par ailleurs, en ce qui concerne l’obligation des autorités de prendre des mesures pour empêcher des mauvais traitements dans un cas spécifique, la Cour observe que les investigations menées en l’espèce n’ont pas révélé que la directrice ou quiconque parmi les employés de l’orphelinat étaient au courant des abus allégués par les requérants. Elle note que, concernant l’allégation selon laquelle le premier requérant avait prévenu la directrice mais que celle-ci n’aurait rien entrepris, l’enquête a permis d’établir que, contrairement aux déclarations des requérants, la directrice de l’établissement ne s’appelait pas E. et qu’une autre employée qui portait se prénom démentait avoir été informée de faits de cette nature. Elle constate que les dossiers des enfants et les dépositions du médecin traitant et de la psychologue de l’établissement n’avaient pas non plus révélé des indices allant dans ce sens. Eu égard aux constats opérés par les enquêteurs, la Cour n’est pas en position de tirer une conclusion différente sur ce point. Elle relève par ailleurs qu’il ressort des documents produits au dossier que, contrairement à ce que soutiennent les requérants, l’enquête pénale ouverte à la suite de plaintes d’autres enfants de l’orphelinat, notamment de M., ne portaient pas sur des faits similaires à ceux dénoncés par les intéressés (paragraphe 52 ci-dessus). Quant à la situation d’autres enfant adoptés en Italie (paragraphe 70 ci-dessus, in fine), à la supposer avérée, rien n’indique que les autorités bulgares avaient connaissance de faits d’abus sur d’autres enfants à l’époque des faits.

109. Dans ces circonstances, tout en rappelant l’obligation qui incombe aux États de protéger les personnes vulnérables placées sous leur autorité exclusive contre des mauvais traitements (paragraphes 85-87 ci-dessus), compte tenu des éléments dont elle dispose en l’espèce, la Cour estime qu’il n’est pas établi que les autorités bulgares ont failli à leur obligation de prendre des mesures préventives afin de protéger les requérants d’un risque de subir des mauvais traitements dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance.

110. Partant, il n’y a pas eu violation des articles 3 et 8 de la Convention sous cet aspect également.

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