ARTICLE 8 ET VIE PRIVÉE

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"L'article 8 protège la vie privée au sens large du terme"
Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 8 DE LA CONVENTION :

"1/ Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2/ Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits de libertés d'autrui"

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- L'article 8 et le mariage

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- L'article 8 le droit à l'image, aux paroles, aux communications et le droit d'être protégé contre des enquêtes privées

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- L'article 8 les diplômes et la vie professionnelle

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- L'article 8 et le fichage et la publication des données

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MOTIVATIONS REMARQUABLES

NURCAN BAYRAKTAR c. TÜRKİYE du 27 juin 2023 requête n° 27094/20

Article 14 et 8

34. La requérante allègue que l’imposition aux femmes divorcées d’un délai de viduité de 300 jours, la subordination de la levée de ce délai à une décision de justice, laquelle est conditionnée à un examen médical visant à vérifier que la femme concernée n’est pas enceinte, et l’interdiction de se remarier qui est ainsi imposée aux femmes divorcées enceintes constituent une ingérence dans le droit des femmes au respect de leur vie privée et familiale.

57.  Enfin, force est pour la Cour d’exprimer sa préoccupation quant aux sous-entendus de la conclusion du tribunal aux affaires familiales, qui implique que les femmes divorcées, en raison de leurs spécificités biologiques féminines, en particulier du rôle de mère qu’elles peuvent être amenées à jouer et de leur capacité de donner naissance, auraient le devoir envers la société de dévoiler toute grossesse avant de se remarier et qu’elles devraient supporter le désavantage que constitue le délai de viduité afin de préserver l’intérêt d’un éventuel enfant à naître et ceux d’autres personnes concernées (paragraphe 8 ci-dessus). Ce postulat reflète une vision traditionnelle de la sexualité féminine – essentiellement liée aux fonctions reproductrices de la femme – et méconnaît son importance physique et psychologique pour l’épanouissement de la femme en tant que personne (Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal , no 17484/15, § 52, 25 juillet 2017).

58.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’on ne peut considérer que l’imposition à la requérante d’un délai de viduité de 300 jours après son divorce et l’obligation qui lui a été faite, dans le cadre de la procédure qu’elle avait engagée pour en obtenir la levée, de présenter un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, certificat qui ne pouvait être obtenu qu’au moyen d’un examen médical, répondissent à un besoin social impérieux, qu’elles fussent proportionnées aux buts légitimes qu’elles visaient, ni qu’elles fussent justifiées par des motifs pertinents et suffisants. En conséquence, l’ingérence litigieuse qui a eu lieu en l’espèce dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

59.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention. 

SÂRBU c. ROUMANIE du 28 mars 2023 Requête no 34467/15

57.  La Cour note ensuite que l’utilisation de ces éléments a été limitée à la procédure pénale. Les enregistrements visaient deux incidents ponctuels, limités dans le temps (paragraphe 10 ci-dessus), et ils n’avaient pas été obtenus par le biais d’une surveillance constante ou prolongée sur une longue période. Qui plus est, la procédure pénale a offert des garanties suffisantes au requérant (voir, mutatis mutandis et sous l’angle de l’article 6 de la Convention, Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 46-48, série A no 140). L’intéressé a soulevé des arguments tirés de la légalité des enregistrements, que les tribunaux ont dûment examinés et écartés de manière motivée (paragraphes 16, 19 et 22 ci-dessus). Les enregistrements ont fait l’objet d’une expertise scientifique et d’une expertise criminalistique (paragraphes 13 et 15 ci‑dessus) et le requérant a pu présenter ses arguments à cet égard. Il ne semble pas en outre à la Cour que l’intéressé ait invoqué devant les tribunaux internes des arguments tirés expressément d’une éventuelle atteinte à son droit au respect de sa vie privée, que les tribunaux n’auraient pas examinés.

Kogan et autres c. Russie du 7 mars 2023 requête no 54003/20

Une militante des droits de l’homme et sa famille sanctionnées par la révocation de son permis de séjour. Le contenu du rapport du FSB sur Mme Kogan sur lequel la décision était fondée n’a pas été communiqué ni à celle-ci ni à la Cour. Mme Kogan n’a donc pas été en mesure de préparer son dossier devant les juridictions russes, qui elles-mêmes n’ont pas clairement motivé leur décision. La procédure dans son ensemble a été entachée de graves vices de procédure et les autorités n’ont donc pas ménagé un équilibre entre les impératifs de sécurité nationale et les droits de Mme Kogan, en violation de l’article 8.

Article 18 en combinaison avec l’article 8 : Les autorités savaient très bien que Mme Kogan était une militante des droits de l’homme dont le travail aurait été mis en danger par la révocation de son permis de séjour. Cet élément a du poids et vient confirmer l’ingérence alléguée du FSB dans l’activité d’Astreya. La Cour constate également l’existence de graves problèmes dans la procédure concernant le permis de séjour de Mme Kogan, en particulier le refus de suspendre son expulsion de Russie alors que la procédure était toujours en cours et la notification tardive du rapport du FSB à son sujet. La Cour juge que les autorités ont cherché à la priver de motifs légaux pour rester en Russie et lui ont ainsi posé des obstacles insurmontables pour contester la décision en cause. La Cour prend également note de la déclaration de l’Union européenne selon laquelle la révocation du permis de séjour de Mme Kogan n’était rien d’autre qu’un exemple de la pression exercée sur la société civile indépendante en Russie. L’ingérence des autorités dans la vie familiale de Mme Kogan ayant principalement visé à la punir, elle et Grigor Avetisyan, pour leurs activités en faveur des droits de l’homme, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 18 combiné avec l’article 8.

L'ARTICLE 8 ET LE MARIAGE

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- LE DÉLAI TROP LONG POUR RECONNAÎTRE UN MARIAGE EST UNE VIOLATION

- LES ÉTATS NE DOIVENT PAS EMPÊCHER LA VIE DE COUPLE ET DE MARIAGE

- LES ÉTATS DOIVENT PROTÉGER LES ÉPOUSES CONTRE LES VIOLENCES DES MARIS

LE DÉLAI TROP LONG POUR RECONNAÎTRE UN MARIAGE EST UNE VIOLATION

DADOUCH c. MALTE du 20 JUILLET 2010 REQUETE 38816/07

La CEDH CONDAMNE UN DELAI DE 28 MOIS MIS PAR MALTE POUR RECONNAITRE UN MARIAGE CELEBRE EN RUSSIE

La Cour estime que l’enregistrement d’un mariage, en tant qu’il reconnaît l’état civil d’un individu, relève du champ d’application de l’article 8 § 1. Le délai de plus de vingt-huit mois mis pour enregistrer le mariage de M. Dadouch a manifestement eu un impact sur la vie privée de celui-ci (l’absence de pareils documents ralentit et complique le traitement de certaines demandes, comme celles de prestations sociales ou d’avantages fiscaux, quand elle n’y fait pas obstacle). Une telle ingérence méconnaît l’article 8 sauf si elle peut se justifier comme étant « prévue par la loi », poursuivant un ou des buts légitimes et étant « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre le ou les buts visés. La Cour doute fortement que la législation pertinente ait eu la précision et la prévisibilité voulues, mais elle ne juge pas nécessaire de trancher la question. Elle est prête à admettre la thèse du gouvernement maltais, qui soutient que la réglementation nationale de l’enregistrement du mariage pouvait servir les buts légitimes que constituent la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui. La Cour a principalement pour tâche de vérifier si l’ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique ».

La Cour observe qu’hormis la question de savoir si les pièces fournies par le requérant remplissaient les conditions formelles, le Gouvernement n’a avancé aucune raison justifiant la nécessité de refuser l’enregistrement du mariage de M. Dadouch pendant plus de deux ans. A supposer même que l’acte de mariage en soi exigeât de plus amples vérifications, celles-ci auraient pu être menées plus rapidement.

De même, en ce qui concerne l’attestation de la nationalité de M. Dadouch, la Cour considère que celui-ci étant en possession d’un passeport maltais valide, il fallait présumer qu’il avait la nationalité maltaise. Si les autorités pensaient qu’il avait peut-être renoncé à sa nationalité maltaise, il leur appartenait de vérifier cela auprès du service compétent et dans un délai convenable, plutôt que d’exiger du titulaire d’un passeport maltais valide qu’il apportât la preuve qu’il avait toujours la nationalité maltaise. La Cour relève en outre que M. Dadouch avait cherché à obtenir une lettre attestant sa nationalité, malgré la base légale incertaine de cette exigence, mais les autorités refusèrent de lui délivrer une telle lettre.

La Cour écarte donc l’argument du Gouvernement selon lequel le retard est dû à la décision de M. Dadouch d’engager une procédure; elle note que le Gouvernement lui-même concède que la procédure s’est indûment prolongée.

En conséquence, dans les circonstances de l’espèce, le refus d’enregistrer le mariage de M Dadouch pendant plus de deux ans s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée, et il y a donc eu violation de l’article 8.

En vertu de l’article 41 (satisfaction équitable), la Cour dit que l’État maltais doit verser à M. Dadouch 3 000 euros (EUR) pour dommage moral et 3 000 EUR pour frais et dépens.

LES ÉTATS NE DOIVENT PAS EMPÊCHER LA VIE DE COUPLE

NURCAN BAYRAKTAR c. TÜRKİYE du 27 juin 2023 requête n° 27094/20

Article 14 et 8

34. La requérante allègue que l’imposition aux femmes divorcées d’un délai de viduité de 300 jours, la subordination de la levée de ce délai à une décision de justice, laquelle est conditionnée à un examen médical visant à vérifier que la femme concernée n’est pas enceinte, et l’interdiction de se remarier qui est ainsi imposée aux femmes divorcées enceintes constituent une ingérence dans le droit des femmes au respect de leur vie privée et familiale.

58.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’on ne peut considérer que l’imposition à la requérante d’un délai de viduité de 300 jours après son divorce et l’obligation qui lui a été faite, dans le cadre de la procédure qu’elle avait engagée pour en obtenir la levée, de présenter un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, certificat qui ne pouvait être obtenu qu’au moyen d’un examen médical, répondissent à un besoin social impérieux, qu’elles fussent proportionnées aux buts légitimes qu’elles visaient, ni qu’elles fussent justifiées par des motifs pertinents et suffisants. En conséquence, l’ingérence litigieuse qui a eu lieu en l’espèce dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

59.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention. 

CEDH

  Sur l’existence d’une ingérence

41.  La Cour rappelle que la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large non susceptible d’une définition exhaustive qui englobe le droit à l’épanouissement personnel (K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 83, 17 février 2005), que ce soit sous la forme du développement personnel (Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I, et Christine Goodwin c. Royaume‑Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI) ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important dans l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III, et Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, § 141, 17 janvier 2023).

42.  Elle a considéré qu’il serait trop restrictif de réduire la notion de « vie privée » aux aspects les plus intimes de la vie des individus (voir notamment Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). Ainsi, l’article 8 garantit un droit à la « vie privée » au sens large, qui comprend le droit de mener une « vie privée sociale », à savoir la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale. Sous cet aspect, ledit droit consacre la possibilité d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, 5 septembre 2017, et la jurisprudence qui y est citée). Par conséquent, la « vie privée » d’une personne recouvre de multiples aspects de son identité sociale (López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 87, 17 octobre 2019, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). La Cour a notamment jugé que l’état civil d’une personne, qu’elle soit mariée, célibataire, divorcée ou veuve, relève de son identité personnelle et sociale protégée par l’article 8 (Dadouch, précité, § 48) et que le droit de se marier est étroitement lié au droit au respect de la vie privée (Frasik, précité, § 90).

43.  En l’espèce, la Cour note que, à la suite de son divorce, la requérante a dû introduire une procédure visant à obtenir la levée pour elle du délai de viduité de 300 jours imposé aux femmes divorcées et que, dans le cadre de cette procédure, elle s’est vu demander de produire un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte. Elle estime que la présente affaire relève du champ d’application de l’article 8, puisqu’elle concerne un aspect des plus intimes de la vie privée de la requérante, en tant que femme (voir, mutatis mutandis, Dudgeon, précité, § 52 ; Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 90, CEDH 1999-VI, et S.L. c. Autriche, no 45330/99, § 29, CEDH 2003‑I (extraits) ; voir aussi, mutatis mutandis, Dadouch, précité, § 48).

44.  La Cour relève que le délai de viduité imposé à la requérante après son divorce et l’exigence des autorités qu’elle subisse, sous peine d’être déboutée de sa demande tendant à la levée de ce délai, un examen médical visant à vérifier qu’elle n’était pas enceinte ont clairement eu une incidence sur la vie privée de l’intéressée. Elle considère dès lors que le délai de viduité imposé à la requérante et l’obligation qui lui a été faite, pour en obtenir la levée, de subir un examen médical visant à vérifier qu’elle n’était pas enceinte s’analysent en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit au respect de sa vie privée, qui est protégé par l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 263, 8 avril 2021, et Dadouch, précité, § 50).

b) Sur la justification de l’ingérence

45.  Pour déterminer si cette ingérence a emporté violation de l’article 8 de la Convention, la Cour doit rechercher si elle était justifiée au regard du second paragraphe de cet article, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans cette disposition, et si elle était à cet effet « nécessaire dans une société démocratique ».

46.  La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir par l’article 132 du code civil (paragraphe 13 ci-dessus). Elle prend note de l’argument de la requérante selon lequel cette disposition est incompatible avec les principes découlant de la Convention (paragraphe 35 ci-dessus). Cela étant, elle estime que cet argument concerne la question de la nécessité de l’ingérence et qu’il n’est pas de nature à remettre en cause la légalité de ladite ingérence.

47.  Le Gouvernement soutient que cette ingérence avait pour buts la protection des droits et libertés d’autrui et la défense de l’ordre (paragraphe 38 ci-dessus). La requérante conteste les buts avancés par le Gouvernement : elle argue que les autorités nationales ne tiennent pas compte de l’intérêt des femmes au respect de leur vie privée (paragraphe 35 ci‑dessus). Si elle a des doutes quant à la légitimité des buts visés par la mesure litigieuse, la Cour part toutefois de l’hypothèse que l’ingérence visait les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d’autrui et la défense de l’ordre.

48.  En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle qu’une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 115, 9 mars 2023).

49.  Elle rappelle ensuite que le mécanisme de contrôle institué par la Convention a un rôle fondamentalement subsidiaire et reconnaît que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme. En outre, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 175, 15 novembre 2016).

50.  En conséquence, c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il revient de se prononcer sur le point de savoir où se situe le juste équilibre à ménager lorsqu’elles apprécient la nécessité, au regard d’un intérêt général, d’une ingérence dans les droits des individus protégés par l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que, lorsqu’ils adoptent des lois visant à concilier des intérêts concurrents, les États doivent en principe pouvoir choisir les moyens qu’ils estiment les plus adaptés au but de la conciliation ainsi recherchée (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 49, CEDH 2003‑III, et Van der Heijden c. Pays-Bas [GC], no 42857/05, § 56, 3 avril 2012).

51.  S’il appartient aux autorités nationales d’évaluer en premier lieu la nécessité d’une ingérence, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de savoir si, dans telle ou telle affaire, l’ingérence était « nécessaire » au sens que l’article 8 de la Convention attribue à ce terme (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, et Van der Heijden, précité, § 57).

52.  Les autorités nationales jouissent en principe d’une certaine marge d’appréciation à cet égard. L’ampleur de cette marge dépend d’un certain nombre d’éléments déterminés par les circonstances de la cause. Cette marge est d’autant plus étroite que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre intime qui lui sont reconnus. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte. Lorsqu’au sein des États membres du Conseil de l’Europe il n’y a de consensus ni sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ni sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, surtout lorsque sont en jeu des questions morales ou éthiques délicates (Van der Heijden, précité, §§ 55-60, et les références qui y sont citées, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 169, CEDH 2015, et les références qui y sont citées, et Vavřička et autres, précité, § 273).

53.  En l’espèce, contrainte de respecter après son divorce le délai de viduité de 300 jours prévu par l’article 132 du code civil, la requérante a introduit devant le tribunal aux affaires familiales une procédure visant à en être exemptée, et, dans le cadre de cette procédure, elle s’est vu imposer par les autorités, comme condition à la levée de ce délai, de produire un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte. Ayant refusé de se soumettre à l’examen médical requis pour l’obtention du certificat médical en question, elle a été déboutée de sa demande.

54.  La Cour note d’abord que, dans la motivation de sa décision de rejet, le tribunal aux affaires familiales a considéré essentiellement que le certificat médical attestant que la femme n’est pas enceinte qui était requis pour la levée du délai de viduité présentait une importance particulière pour la préservation des intérêts d’un éventuel enfant à naître et d’autres membres de la société concernés quant à l’établissement exact de la filiation biologique de l’enfant (paragraphe 8 ci-dessus). De la même manière, le Gouvernement souligne le rôle que jouent le délai de viduité imposé aux femmes divorcées et le certificat médical attestant qu’une femme n’est pas enceinte dans la détermination précise des filiations biologiques (paragraphe 39 ci-dessus). En outre, il semble ressortir du libellé de la définition du délai de viduité qui figure dans le règlement sur le mariage (paragraphe 16 ci-dessus) qu’en imposant pareille règle, les autorités visaient à éviter « la confusion des sangs ».

55.  Si, comme l’ont affirmé les autorités nationales, le but principal du délai de viduité et de la subordination de la levée de ce délai à la condition que la femme concernée ne soit pas enceinte est la détermination exacte de la filiation biologique d’un éventuel enfant à naître, alors il convient à cet égard de distinguer la paternité biologique de la présomption légale de paternité. Certes, dans la plupart des systèmes juridiques, un enfant né dans le cadre d’un mariage est réputé avoir pour père légal le mari ; néanmoins, le père biologique d’un enfant, que ce dernier soit né dans le cadre d’un mariage ou hors mariage, peut à tout moment reconnaître l’enfant ou revendiquer sa paternité en présentant des preuves scientifiques, notamment un test ADN de paternité, à l’appui de sa démarche. De même, selon l’article 285 du code civil, si une femme qui vient de divorcer est enceinte et donne naissance à un enfant pendant son délai de viduité avant de se remarier, cette situation ne peut créer qu’une présomption de paternité à l’égard de l’ex-mari et elle n’a pas nécessairement d’incidence sur la détermination du père biologique (paragraphe 15 ci-dessus). En ce sens, l’objectif de prévenir « la confusion des sangs », autrement dit de permettre la détermination biologique de la paternité, semble irréaliste dans une société moderne. Par ailleurs, même à supposer que le délai de viduité ne vise qu’à préserver la présomption de paternité de l’ex-mari à l’égard d’un enfant qui naîtrait durant cette période, il ne présenterait pas plus d’utilité, compte tenu de l’existence dans les systèmes juridiques d’autres outils juridiques de reconnaissance et de détermination de la paternité (voir les dispositions du code civil pertinentes à cet égard, exposées au paragraphe 16 ci-dessus). Qui plus est, le délai de viduité commence à courir seulement à partir de la date à laquelle la décision de divorce devient définitive (paragraphe 15 ci-dessus), alors que, dans la plupart des cas, les époux ne vivent pratiquement plus ensemble dès le début de la procédure de divorce, qui peut parfois durer des années.

56.  Par ailleurs, la Cour tient à souligner que la question de savoir si une femme est enceinte devrait être considérée comme étroitement liée à l’intimité de sa vie privée, et ce que cette femme ait récemment divorcé ou non. Elle estime que subordonner la possibilité qu’une femme divorcée a de se remarier, sans respecter le délai de viduité, à la production d’un certificat médical attestant qu’elle n’est pas enceinte revient à bafouer cette intimité et à placer sa vie privée intime, en ce compris sexuelle, sous le contrôle des autorités. Or, dans la motivation de sa décision, le tribunal aux affaires familiales ne semble pas avoir pris en compte les aspects relatifs à la vie privée de la requérante lorsqu’il a mis en balance les différents intérêts en jeu relativement à la demande de levée du délai de viduité présentée par l’intéressée.

57.  Enfin, force est pour la Cour d’exprimer sa préoccupation quant aux sous-entendus de la conclusion du tribunal aux affaires familiales, qui implique que les femmes divorcées, en raison de leurs spécificités biologiques féminines, en particulier du rôle de mère qu’elles peuvent être amenées à jouer et de leur capacité de donner naissance, auraient le devoir envers la société de dévoiler toute grossesse avant de se remarier et qu’elles devraient supporter le désavantage que constitue le délai de viduité afin de préserver l’intérêt d’un éventuel enfant à naître et ceux d’autres personnes concernées (paragraphe 8 ci-dessus). Ce postulat reflète une vision traditionnelle de la sexualité féminine – essentiellement liée aux fonctions reproductrices de la femme – et méconnaît son importance physique et psychologique pour l’épanouissement de la femme en tant que personne (Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal , no 17484/15, § 52, 25 juillet 2017).

58.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’on ne peut considérer que l’imposition à la requérante d’un délai de viduité de 300 jours après son divorce et l’obligation qui lui a été faite, dans le cadre de la procédure qu’elle avait engagée pour en obtenir la levée, de présenter un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, certificat qui ne pouvait être obtenu qu’au moyen d’un examen médical, répondissent à un besoin social impérieux, qu’elles fussent proportionnées aux buts légitimes qu’elles visaient, ni qu’elles fussent justifiées par des motifs pertinents et suffisants. En conséquence, l’ingérence litigieuse qui a eu lieu en l’espèce dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

59.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Grande Chambre Fedotova et autres c. Russie requêtes no 40792/10, no 30538/14 et no 43439/10

Art 8 : La CEDH dit à Poutine qu'il doit marier les homosexuels

En refusant toute forme de reconnaissance et de protection juridiques aux couples de même sexe la Fédération de Russie viole la Convention

L’affaire concerne le refus des autorités russes de reconnaître et de protéger juridiquement les couples de même sexe formés par les requérants. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’article 8 de la Convention a déjà été interprété comme imposant à un État partie la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe par la mise en place d’un « cadre juridique spécifique ». La tendance nette et continue en faveur de la reconnaissance et de la protection juridiques des couples de même sexe, observée au sein des États parties, se voit consolidée par les positions convergentes de plusieurs organes internationaux. Plusieurs organes du Conseil de l’Europe ont souligné la nécessité d’assurer la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe au sein des États membres. La Cour observe qu’au moment où les requérants ont entrepris leurs démarches devant les autorités russes en vue d’obtenir la reconnaissance légale de leur couple, le droit russe ne permettait pas cette possibilité. Ce droit n’a aucunement évolué postérieurement. La Cour note que l’État défendeur n’a pas émis, devant elle, l’intention de modifier son droit interne en vue de permettre aux couples de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance officielle et d’un régime de protection. La Cour a déjà écarté l’argument du Gouvernement selon lequel la majorité des Russes désapprouvent l’homosexualité, dans des affaires en matière de liberté d’expression, de réunion ou d’association des minorités sexuelles. La Cour a tenu à rappeler à maintes reprises que, bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante. La Cour a constamment refusé d’avaliser des politiques et des décisions qui incarnent un préjugé de la part d’une majorité hétérosexuelle à l’encontre d’une minorité homosexuelle. La Cour conclut que l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation et a manqué à son obligation positive de garantir le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale.

Art 8 • Obligations positives • Absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridique des couples de même sexe • Obligation positive confirmée de leur offrir un cadre juridique comportant une reconnaissance et une protection adéquates • Jurisprudence antérieure de la Cour européenne consolidée par une tendance nette et continue de la législation d’une majorité des États parties et les positions convergentes de plusieurs organes internationaux Marge d’appréciation réduite s’agissant de l’octroi d’un cadre juridique et plus étendue pour décider de la nature exacte de la forme de la reconnaissance et du contenu de la protection • Forme du mariage non exigée • Motifs invoqués au titre de l’intérêt général ne prévalant pas sur l’intérêt des requérants • Marge d’appréciation outrepassée en l’espèce

FAITS

Les requérants, Irina Borisovna Fedotova, Irina Vladimirovna Shipitko, Dmitriy Nikolayevich Chunosov, Yaroslav Nikolayevich Yevtushenko, Ilmira Mansurovna Shaykhraznova et Yelena Mikhaylovna Yakovleva sont des ressortissants russes, nés respectivement entre 1977 et 1994. Les six requérants formaient trois couples de même sexe.

À diverses dates, les requérants introduisirent une demande de mariage auprès de bureaux locaux de l’état civil. Les autorités refusèrent ces demandes et se fondèrent sur l’article 1 du code russe de la famille, qui définit le mariage comme « l’union conjugale librement consentie entre un homme et une femme ». Les requérants contestèrent ces décisions devant les juridictions nationales. Mmes I. Fedotova et I. Shipitko Les requérantes contestèrent le rejet de leur demande de mariage devant le tribunal du district Tverskoy de Moscou. Le 6 octobre 2009, le tribunal du district Tverskoy les débouta de leur demande, estimant que celle-ci ne remplissait pas les conditions énoncées par le code de la famille, en ce que la condition du « libre consentement d’un homme et d’une femme » faisait défaut puisqu’il n’y avait pas d’homme dans leur couple. Les requérantes formèrent appel. Le 21 janvier 2010, le tribunal de Moscou confirma le jugement en appel, faisant sien le raisonnement suivi par le tribunal de district. Par ailleurs, il déclara que l’absence d’interdiction expresse du mariage entre personnes de même sexe ne pouvait pas être assimilée à une acceptation par l’État de ce type de mariage.

MM. D. Chunusov et Y. Yevtushenko

Les requérants contestèrent le rejet de leur demande de mariage auprès du tribunal de Gryazi (région de Lipetsk). Le 2 août 2013, le tribunal de Gryazi jugea que le refus du bureau de l’état civil d’examiner au fond la demande en question était entaché d’illégalité au motif que le droit russe prescrivait un tel examen pour toute demande de mariage. Cependant, concernant le refus d’autoriser le mariage entre deux personnes de même sexe, le tribunal se référa à la décision rendue par la Cour constitutionnelle dans la cause de M. E. Murzin, dans laquelle la haute juridiction avait déclaré que ni la Constitution ni la législation ne conféraient le droit au mariage à des couples homosexuels. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement. Le 7 octobre 2013, la cour régionale de Lipetsk rejeta l’appel des requérants et le 12 mars 2014, la cour régionale de Lipetsk refusa aux requérants l’autorisation de former un pourvoi en cassation.

MM. D. Chunusov et Y. Yevtushenko

Les requérants contestèrent le rejet de leur demande de mariage auprès du tribunal de Gryazi (région de Lipetsk). Le 2 août 2013, le tribunal de Gryazi jugea que le refus du bureau de l’état civil d’examiner au fond la demande en question était entaché d’illégalité au motif que le droit russe prescrivait un tel examen pour toute demande de mariage. Cependant, concernant le refus d’autoriser le mariage entre deux personnes de même sexe, le tribunal se référa à la décision rendue par la Cour constitutionnelle dans la cause de M. E. Murzin, dans laquelle la haute juridiction avait déclaré que ni la Constitution ni la législation ne conféraient le droit au mariage à des couples homosexuels. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement. Le 7 octobre 2013, la cour régionale de Lipetsk rejeta l’appel des requérants et le 12 mars 2014, la cour régionale de Lipetsk refusa aux requérants l’autorisation de former un pourvoi en cassation.

Mmes I. Shaykhraznova et Y. Yakovleva

Mmes I. Shaykhraznova et Y. Yakovleva contestèrent le rejet de leur demande de mariage devant le tribunal de Gryazi (région de Lipetsk). Le 12 août 2013, le tribunal les débouta de leurs actions. Le 18 novembre 2013, puis le 11 mars 2014, la cour régionale de Lipetsk débouta les requérantes respectivement de leur appel et de leur pourvoi en cassation, considérant que les arguments des intéressées reposaient sur une interprétation erronée des dispositions du droit de la famille et allaient à l’encontre des traditions nationales établies.

CEDH

1) Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention

140.  La Cour note d’emblée que le Gouvernement n’a aucunement contesté, ni devant la chambre, ni devant la Grande Chambre, l’applicabilité aux faits de l’espèce de l’article 8 tant dans son volet « vie privée » que dans son volet « vie familiale ». La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de l’avis des parties sur ce point, pour les motifs exprimés ci-après.

a) Vie privée

141.  La Cour rappelle que la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large non susceptible d’une définition exhaustive qui englobe le droit à l’épanouissement personnel (K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 83, 17 février 2005), que ce soit sous la forme du développement personnel (Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I, et Christine Goodwin c. Royaume‑Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI) ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important dans l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III).

142.  L’orientation sexuelle relève de la sphère personnelle protégée par l’article 8 de la Convention (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 43, 22 janvier 2008, et Gas et Dubois c. France, no 25951/07, § 37, CEDH 2012).

143.  Par ailleurs, la Cour a considéré qu’il serait trop restrictif de réduire la notion de « vie privée » aux aspects les plus intimes de la vie des individus (voir notamment Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). Ainsi, l’article 8 garantit un droit à la « vie privée » au sens large, qui comprend le droit de mener une « vie privée sociale », à savoir la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale. Sous cet aspect, ledit droit consacre la possibilité d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, 5 septembre 2017 et jurisprudence y citée). Par conséquent, la « vie privée » d’une personne recouvre de multiples aspects de son identité sociale (López Ribalda et autres, précité, § 87, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). La Cour a notamment jugé que l’état civil d’une personne, qu’elle soit mariée, célibataire, divorcée ou veuve, relève de son identité personnelle et sociale protégée par l’article 8 (Dadouch c. Malte, no 38816/07, § 48, 20 juillet 2010).

144. En l’occurrence, la Cour admet que l’absence d’un régime juridique de reconnaissance et de protection ouvert aux couples de même sexe affecte l’identité tant personnelle que sociale des requérants, en tant que personnes homosexuelles désireuses de voir leurs relations de couple légitimées et protégées par le droit. L’article 8 trouve dès lors à s’appliquer sous son volet « vie privée ».

b) Vie familiale

145.  La « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention est d’abord une question de fait, qui dépend de l’existence de liens personnels étroits (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31, et K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 150, CEDH 2001‑VII). La notion de « famille » visée par l’article 8 concerne les relations fondées sur le mariage mais aussi d’autres liens « familiaux » de facto, notamment lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital (Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 55, série A no 112, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290, et Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 140, 24 janvier 2017).

146.  Concernant les relations entre personnes de même sexe, la Cour a considéré dans l’arrêt Schalk et Kopf c. Autriche qu’eu égard à l’évolution rapide dans de nombreux États membres quant à la reconnaissance juridique des couples de même sexe, il était artificiel de continuer à considérer qu’au contraire d’un couple hétérosexuel, un couple homosexuel ne saurait connaître une « vie familiale » au sens de l’article 8. Elle a dès lors estimé que la relation qu’entretenaient les requérants, formant un couple homosexuel cohabitant de facto de manière stable, relevait de la notion de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation (Schalk et Kopf, précité, § 94).

147.  Dans l’affaire Vallianatos et autres c. Grèce, la Cour a confirmé ce principe et a ajouté que l’absence de cohabitation, pour des raisons professionnelles et sociales, ne prive pas les couples concernés de la stabilité qui les fait relever de la « vie familiale » au sens de l’article 8 (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 73, CEDH 2013 (extraits)). À cet égard, la Cour a noté dans l’arrêt Oliari et autres c. Italie que dans le monde globalisé d’aujourd’hui, de nombreux couples connaissent des périodes pendant lesquelles ils vivent leur relation à distance, dès lors qu’ils résident dans différents pays pour des raisons professionnelles ou autres. L’absence de cohabitation n’a donc pas en soi d’incidence sur l’existence d’une relation stable ni sur la nécessité de la protéger (Oliari et autres, précité, § 169).

148.  La Cour a par la suite confirmé à plusieurs reprises que l’article 8 de la Convention trouvait à s’appliquer tant en son volet « vie privée » qu’en son volet « vie familiale » dans des affaires portant sur le défaut allégué de reconnaissance et/ou de protection juridiques de couples de même sexe (Orlandi et autres c. Italie, nos 26431/12 et 3 autres, § 143, 14 décembre 2017, Pajić c. Croatie, no 68453/13, § 68, 23 février 2016, Chapin et Charpentier c. France, no 40183/07, § 44, 9 juin 2016, et Taddeucci et McCall c. Italie, no 51362/09, § 58, 30 juin 2016).

149.  En l’occurrence, il n’est pas contesté qu’à l’époque où ils ont entrepris leurs démarches devant les autorités russes, les requérants formaient des couples engagés dans des relations stables et cherchant à obtenir la reconnaissance et la protection de celles-ci. La circonstance que la situation des requérants eût pu changer après l’introduction des requêtes en raison de l’impossibilité de faire reconnaître juridiquement leurs couples en droit interne participe d’une hypothèse sur laquelle la Cour n’est pas en mesure de se prononcer. Cette impossibilité est, du reste, au cœur du grief dont la Cour a présentement à connaître.

150.  Par conséquent, en l’absence d’objections du Gouvernement quant à l’applicabilité de l’article 8 en l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a pas de raisons de parvenir à des conclusions différentes de celles à laquelle elle est déjà parvenue dans les affaires précitées portant sur le défaut allégué de reconnaissance et de protection juridiques de couples de même sexe.

c) Conclusion

151.  La Cour conclut que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer dans son volet « vie privée » comme dans son volet « vie familiale ».

  1. Sur le respect de l’article 8 de la Convention

Sur l’existence d’une obligation positive de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe

152.  La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis par l’article 8 (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 40, CEDH 2003‑II, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 62, CEDH 2014, et Bărbulescu, précité, § 108).

153.  La Cour constate que le cas d’espèce soulève la question de savoir si de l’article 8 de la Convention découle une obligation positive pour les États parties de permettre aux personnes de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection juridiques de leurs relations de couple.

154.  En l’espèce, la Cour n’est pas appelée à examiner si l’impossibilité pour les requérants de se marier en Russie a emporté violation de la Convention. Elle rappelle à cet égard que le grief des requérants pris de la violation de l’article 12 de la Convention a été rejeté pour défaut manifestement de fondement aux termes d’une décision définitive (voir paragraphes 5 et 82 ci-dessus).

155.  La présente affaire porte sur l’absence, en droit russe, d’une quelconque possibilité de reconnaissance juridique des couples de même sexe, indépendamment de la forme que cette reconnaissance revêt. Contrairement à ce que suggère le Gouvernement devant la Grande Chambre, l’arrêt de chambre n’a pas énoncé une obligation pour l’État défendeur d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe. Une telle lecture ne peut se déduire de l’arrêt de chambre, ni d’ailleurs de la jurisprudence actuelle de la Cour (voir paragraphe 165 ci-dessous).

  1. L’état de la jurisprudence de la Cour

156.  La jurisprudence de la Cour relative à la protection due aux personnes homosexuelles sous l’angle de l’article 8 n’a cessé d’évoluer et de gagner en consistance au fil du temps. Si la Cour a initialement été amenée à se prononcer sur des ingérences touchant aux aspects les plus intimes de la vie privée de ces personnes (voir Dudgeon, précité, Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, série A no 142, et Modinos c. Chypre, 22 avril 1993, série A no 259, à propos de la criminalisation des actes homosexuels commis en privé entre adultes consentants ; voir également Smith et Grady c. Royaume‑Uni, nos 33985/96 et 33986/96, CEDH 1999-VI, et Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, 27 septembre 1999, concernant la révocation de personnes homosexuelles des forces armées), elle a progressivement été amenée à connaître de griefs portant sur l’absence ou l’insuffisance de la protection des couples constitués de personnes de même sexe (voir, par exemple, Karner c. Autriche, no 40016/98, CEDH 2003-IX, et Kozak c. Pologne, no 13102/02, 2 mars 2010, concernant la transmission du bail à une personne homosexuelle en cas de décès de son partenaire ; Gas et Dubois, précité, à propos de l’accès à l’adoption simple par un couple de même sexe ; Taddeucci et McCall, précité, et Pajić, précité, à propos de l’octroi au partenaire homosexuel d’un permis de séjour pour raisons familiales).

157.  Aussi la Cour a-t-elle eu progressivement à connaître de plusieurs affaires portant sur l’absence de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe.

158.  Ainsi, dans l’affaire Schalk et Kopf, précité, les requérants alléguaient une discrimination au motif que, étant tous deux de même sexe, ils ne pouvaient ni se marier ni faire reconnaître juridiquement d’une autre manière leur relation. Examinant sous le seul angle de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention les griefs des requérants, la Cour a commencé par affirmer que ceux-ci se trouvaient dans une situation comparable à celle d’un couple hétérosexuel pour ce qui était de leur besoin de reconnaissance et de protection de leur relation (Schalk et Kopf, précité, § 99). Ensuite, concernant le grief tiré d’une absence d’une autre forme de reconnaissance juridique que le mariage, la Cour a observé que le législateur autrichien a adopté une loi sur le partenariat enregistré, entrée en vigueur le 1er janvier 2010, après l’introduction par les requérants de leur requête. Dans ces circonstances, la question à trancher n’était pas, selon la Cour, celle de savoir si l’absence de reconnaissance juridique des couples homosexuels aurait emporté violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 si telle était encore la situation au moment de l’examen de la Cour, mais seulement si l’État défendeur aurait dû fournir aux requérants un mode de reconnaissance plus tôt qu’il ne l’avait fait (ibidem, § 103). À cet égard, la Cour a estimé qu’en permettant, à partir de 2010, aux partenaires de même sexe d’obtenir un statut juridique équivalent ou similaire au mariage à de nombreux égards (ibidem, § 109), l’Autriche n’avait pas enfreint l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention (ibidem, § 106).

159.  L’affaire Vallianatos et autres se présentait de manière différente. Les requérants se plaignaient de ce que le « pacte de vie commune » instauré en Grèce par la loi n3719/2008 était réservé uniquement aux couples hétérosexuels. La Cour a relevé que le partenariat civil prévu par cette loi, en tant que forme de vie commune officiellement reconnue autre que le mariage, avait en soi une valeur pour les requérants, indépendamment des effets juridiques, étendus ou restreints, que celui-ci produisait. Elle a souligné que la vie en commun des couples de même sexe implique les mêmes besoins de soutien et d’aide mutuels que ceux des couples de sexe opposé. Les couples de même sexe auraient dès lors tout particulièrement intérêt à être admis au bénéfice du « pacte de vie commune » car celui-ci leur offrirait, à la différence des couples de sexe opposé, la seule base juridique en droit grec pour revêtir leur relation d’une forme reconnue par la loi. En outre, l’extension du pacte de vie commune aux couples de même sexe leur permettrait de réglementer les questions patrimoniales, de pension alimentaire et de succession non pas à titre de simples particuliers concluant entre eux des contrats de droit commun mais en tant que couple officiellement reconnu par l’État (Vallianatos et autres, précité, §§ 81 et 90). Le Gouvernement n’ayant pas fait état de raisons solides et convaincantes susceptibles de justifier l’exclusion des couples de même sexe du pacte de vie commune (ibidem, § 92), la Cour a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

160.  La Cour note que dans les affaires Schalk et Kopf et Vallianatos et autres, elle ne s’est pas prononcée au regard de l’article 8 de la Convention pris isolément. En outre, dans l’affaire Vallianatos et autres, le grief des requérants ne portait pas sur un manquement de l’État grec à une obligation positive qui lui aurait été imposée de prévoir une forme de reconnaissance juridique des couples de même sexe (Vallianatos et autres, précité, § 75). Il concernait l’exclusion des couples de même sexe d’un régime juridique mis en place par le législateur en plus du mariage et dont seuls les couples hétérosexuels pouvaient bénéficier.

161.  La Cour a toutefois statué ultérieurement sur des griefs pris de la violation de l’article 8 de la Convention dans d’autres affaires qui concernaient directement l’impossibilité d’obtenir une reconnaissance et une protection juridiques des couples de même sexe.

162.  Ainsi, dans l’arrêt Oliari et autres, la Cour a affirmé qu’il incombait à l’État défendeur d’assurer le respect de la vie privée et familiale des couples homosexuels par la mise en place d’un cadre juridique garantissant la reconnaissance et la protection de leurs relations en droit interne (Oliari et autres, précité, § 164). Elle a rappelé que les couples homosexuels sont, à l’instar des couples hétérosexuels, capables de s’engager dans des relations stables et ont un besoin comparable de reconnaissance juridique et de protection de leurs relations (ibidem, § 165). Se tournant ensuite vers le cas d’espèce, la Cour a pris note de la position de la Cour constitutionnelle italienne, laquelle avait appelé à la reconnaissance et à la protection juridiques des droits et devoirs propres aux couples de même sexe (ibidem, § 180) et elle a observé que ladite position reflétait le sentiment de la majorité de l’opinion publique italienne (ibidem, § 181). Après avoir examiné les intérêts des requérants dépourvus d’un régime de protection de leur couple et les arguments invoqués par l’État défendeur au titre de l’intérêt général, la Cour a conclu qu’en l’absence d’un intérêt prépondérant de la communauté susceptible d’être mis en balance avec les intérêts des requérants, l’Italie avait excédé sa marge d’appréciation et n’avait pas satisfait à son obligation positive de fournir aux requérants un cadre juridique spécifique assurant la reconnaissance et la protection de leur couple de même sexe (ibidem, § 185).

163.  La Cour a réitéré ces mêmes constats dans l’arrêt Orlandi et autres, en rappelant la nécessité d’accorder au titre de l’article 8 de la Convention une reconnaissance et une protection juridiques aux couples de même sexe (Orlandi et autres, précité, §§ 192 et 210). Dans le cas d’espèce, la Cour a de nouveau considéré que l’Italie avait failli à ménager un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu, compte tenu de l’absence d’un cadre juridique spécifique garantissant une reconnaissance juridique et une protection effective des couples de même sexe avant 2016, date de l’entrée en vigueur de la législation sur le partenariat civil ouvert également aux personnes de même sexe (ibidem, § 210).

164.  Il ressort dès lors de la jurisprudence de la Cour que l’article 8 de la Convention a déjà été interprété comme imposant à un État partie la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe par la mise en place d’un « cadre juridique spécifique » (Oliari et autres, précité, § 185, et Orlandi et autres, précité, § 210).

165.  En revanche, l’article 8 de la Convention n’a pas été interprété à ce jour comme imposant aux États parties une obligation positive d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe. Dans l’arrêt Hämälaïnen, la Cour a expressément indiqué que l’article 8 de la Convention ne pouvait être compris comme imposant une telle obligation (Hämälaïnen, précité, § 71). Cette interprétation de l’article 8 rejoint celle donnée de l’article 12 de la Convention par la Cour. Celle-ci a, en effet, constamment affirmé à ce jour que l’article 12 de la Convention ne saurait être compris comme imposant aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe (Schalk et Kopf, précité, § 63, Hämäläinen, précité, § 96, Oliari et autres, précité, § 191, et Orlandi et autres, précité, § 192). La Cour est parvenue à une même conclusion sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, considérant que les États contractants demeurent libres de n’ouvrir le mariage qu’aux couples hétérosexuels (Schalk et Kopf, précité, §§101 et 108, Gas et Dubois, précité, § 66, et Chapin et Charpentier, précité, § 48).

  1. Le degré de consensus observable au niveau national et international

166.  La jurisprudence précitée de la Cour relative à l’article 8 de la Convention, dont découle une obligation positive incombant aux États parties de reconnaître et de protéger juridiquement les couples de même sexe, s’avère en phase avec l’évolution tangible et continue des droits internes des États parties comme du droit international.

167.  La Cour rappelle que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26, Marckx, précité, § 41, et Christine Goodwin, précité). La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 104, 17 septembre 2009, et Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 102, CEDH 2011). Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence précitée, si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (voir en ce sens Christine Goodwin, précité, § 74 où la Cour a jugé qu’en vertu des obligations positives découlant pour eux de l’article 8, les États parties étaient désormais tenus d’assurer la reconnaissance des changements de sexe des transsexuels opérés, notamment en permettant aux intéressés de faire modifier leur état civil; voir également Scoppola, précité, § 104, concernant l’interprétation de l’article 7 de la Convention, et Bayatyan, précité, § 98, en ce qui concerne l’article 9 de la Convention).

168.  Un grand nombre d’arrêts rendus par la Cour illustre cette démarche interprétative prenant appui sur l’évolution des droits des États membres du Conseil de l’Europe pour interpréter la portée des droits garantis par la Convention (voir, par exemple, Mazurek c. France, no 34406/97, § 52, CEDH 2000‑II où, après avoir constaté « une nette tendance à la disparition des discriminations à l’égard des enfants adultérins » au sein des États membres du Conseil de l’Europe, la Cour a considéré qu’« elle ne saurait négliger une telle évolution dans son interprétation nécessairement dynamique des dispositions litigieuses de la Convention »).

169.  Concernant plus spécialement les personnes de même sexe et leur protection due au titre de l’article 8 de la Convention, la Cour a indiqué, il y a plus de quarante ans, dans l’arrêt Dudgeon précité, à propos de lois incriminant les actes homosexuels accomplis en privé par des hommes consentants, qu’« on comprend mieux aujourd’hui le comportement homosexuel qu’à l’époque de l’adoption de ces lois et l’on témoigne donc de plus de tolérance envers lui: dans la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe, on a cessé de croire que les pratiques du genre examiné ici appellent par elles-mêmes une répression pénale; la législation interne y a subi sur ce point une nette évolution que la Cour ne peut négliger (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Marckx, précité, p. 19, par. 41, et l’arrêt Tyrer, précité, § 31) ».

170.  En d’autres termes, ce qui pouvait passer pour « licite et normal » au moment où la Convention fut rédigée, peut s’avérer par la suite incompatible avec celle-ci (Marckx, précité, § 41).

171.  En l’occurrence, la Cour a pris note, au fil de sa jurisprudence, d’une tendance continue en faveur de la reconnaissance et de la protection juridiques des couples de même sexe au sein des États parties.

172.  Ainsi, en 2010, dans l’affaire Schalk et Kopf, la Cour constatait que « se fait jour un consensus européen tendant à la reconnaissance juridique des couples homosexuels et que cette évolution s’est en outre produite avec rapidité au cours de la décennie écoulée. Néanmoins, les États qui offrent une reconnaissance juridique aux couples homosexuels ne constituent pas encore la majorité. Le domaine en cause doit donc toujours être considéré comme un secteur où les droits évoluent, sans consensus établi, et où les États doivent aussi bénéficier d’une marge d’appréciation pour choisir le rythme d’adoption des réformes législatives » (Schalk et Kopf, précité, § 105). Dans le cas d’espèce, la Cour estima que la loi autrichienne sur le partenariat enregistré, entrée en vigueur le 1er janvier 2010, reflétait l’évolution décrite ci-dessus et « [s’inscrivait] (...) dans le cadre du consensus européen qui [était] en train d’apparaître » (ibidem, § 106).

173.  En 2013, dans l’arrêt Vallianatos et autres, la Cour releva que « bien qu’il n’y ait pas de consensus au sein des ordres juridiques des États membres du Conseil de l’Europe, une tendance se dessine actuellement quant à la mise en œuvre de formes de reconnaissance juridique des relations entre personnes de même sexe » (Vallianatos et autres, précité, § 91). À l’époque, neuf États membres autorisaient le mariage entre personnes de même sexe, tandis que dix-sept États membres prévoyaient des formes de partenariat civil pour les couples de même sexe. Au total, dix-neuf États membres autorisaient une forme de reconnaissance (mariage et/ou partenariat enregistré) pour les couples de même sexe (ibidem, § 25).

174.  En 2015, dans l’affaire Oliari et autres, la Cour constata que la tendance à la reconnaissance juridique des couples homosexuels « avait continué à se développer rapidement en Europe depuis l’arrêt Schalk et Kopf ». En effet, une « petite majorité » d’États membres du Conseil de l’Europe (vingt-quatre sur quarante-sept) avait légiféré à l’époque pour accorder une reconnaissance légale aux couples de même sexe, que ce soit par l’institution du mariage ou la mise en place d’une autre forme d’union. Le même développement rapide pouvait d’ailleurs être identifié dans plusieurs pays au-delà du Conseil de l’Europe (Oliari et autres, précité, §§ 65, 135 et 178).

175.  La dynamique déjà observée par la Cour dans ces affaires se confirme clairement aujourd’hui. Selon les données en possession de la Cour, trente États parties prévoient actuellement une possibilité de reconnaissance légale des couples de même sexe. Dix-huit États ouvrent le mariage aux personnes de même sexe. Douze autres États ont institué des formes de reconnaissance alternatives au mariage. Parmi les dix-huit États autorisant le mariage des couples de même sexe, huit États offrent également la possibilité à ces couples de conclure d’autres formes d’union (voir paragraphes 66 et 67 ci-dessus). Dans ces conditions, il est permis de parler actuellement d’une tendance nette et continue au sein des États parties en faveur de la reconnaissance légale de l’union de personnes de même sexe (par l’institution du mariage ou d’une forme de partenariat), une majorité de trente États parties ayant légiféré en ce sens.

176.  Cette tendance nette et continue observée au sein des États parties se voit consolidée par les positions convergentes de plusieurs organes internationaux. La Cour rappelle à cet égard que la Convention ne peut s’interpréter dans le vide (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 123, 8 novembre 2016). Elle tient compte des éléments de droit international autres que la Convention et des interprétations faites de ces éléments par les organes compétents (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 85, CEDH 2008, Bayatyan, précité, § 102, et Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs (FNASS) et autres c. France, nos 48151/11 et 77769/13, § 181, 18 janvier 2018). Elle prend en considération les instruments et rapports internationaux pertinents, en particulier ceux d’autres organes du Conseil de l’Europe, pour interpréter les garanties offertes par la Convention et déterminer s’il existe dans le domaine concerné une norme européenne commune (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 176, CEDH 2010).

177.  En l’occurrence, plusieurs organes du Conseil de l’Europe ont souligné la nécessité d’assurer la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe au sein des États membres (paragraphes 48-56 ci‑dessus). La Cour prend également note des développements intervenus au niveau international (voir notamment paragraphes 46 et 61 ci-dessus). Elle relève enfin que la Cour interaméricaine des droits de l’homme a estimé dans son avis consultatif OC-24/17 que les États parties à la Convention américaine des droits de l’homme étaient tenus de garantir l’accès à tous les dispositifs existants dans leur droit interne afin d’assurer la protection des droits des familles constituées par les couples de même sexe, sans discrimination par rapport à celles qui sont formées par des couples de sexe différent (paragraphe 64 ci-dessus).

  1. Conclusion

178. Au vu de sa jurisprudence (paragraphes 156-164 ci-dessus) consolidée par une tendance nette et continue au sein des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 175 ci-dessus), la Cour confirme que ceux‑ci sont tenus, en vertu des obligations positives leur incombant sur le fondement de l’article 8 de la Convention, d’offrir un cadre juridique permettant aux personnes de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection adéquates de leurs relations de couple.

179.  Cette interprétation de l’article 8 de la Convention est dictée par le souci d’assurer une protection effective de la vie privée et familiale des personnes homosexuelles. Elle s’avère également en harmonie avec les valeurs de la « société démocratique » promue par la Convention, au premier rang desquels figurent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture (Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 112, CEDH 1999-III, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 128, ECHR 2014). La Cour rappelle à cet égard que toute interprétation des droits et libertés garantis par la Convention doit se concilier avec son esprit général qui vise à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une « société démocratique » (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, série A no 161, Svinarenko et Slyadnev, précité, et Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, 24 janvier 2017).

180.  En l’occurrence, permettre aux couples de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection juridiques sert incontestablement ces idéaux et valeurs en ce que pareilles reconnaissance et protection confèrent une légitimité à ces couples et favorisent leur inclusion dans la société, sans égard à l’orientation sexuelle des personnes qui les composent. La Cour souligne que la société démocratique au sens de la Convention rejette toute stigmatisation fondée sur l’orientation sexuelle (Bayev et autres c. Russie, nos 67667/09 et 2 autres, § 83, 20 juin 2017). Elle a pour socle l’égale dignité des individus et elle se nourrit de la diversité qu’elle perçoit comme une richesse et non comme une menace (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], no 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005‑VII).

181.  La Cour observe à cet égard que de nombreux organes et instances considèrent que la reconnaissance et la protection des couples de même sexe constituent un outil de lutte contre les préjugés et la discrimination à l’égard des personnes homosexuelles (paragraphes 46, 48 et 125 ci-dessus).

182.  Il convient à présent de déterminer la marge d’appréciation dont les États parties disposent dans la mise en œuvre de l’obligation positive énoncée ci-dessus.

b) Sur l’étendue de la marge nationale d’appréciation

183.  Dans la mise en œuvre de leurs obligations positives inhérentes au respect de l’article 8 de la Convention, les États parties disposent d’une marge d’appréciation dont l’étendue varie en fonction de différents facteurs. La Cour rappelle à cet égard les principes se dégageant de sa jurisprudence (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 178, 15 novembre 2016, Paradiso et Campanelli, précité, § 182 ; S.H. et autres c. Autriche, [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011, Hämäläinen, précité, § 67, et Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et cinq autres, § 273, 8 avril 2021). Lorsqu’un aspect essentiel ou particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (voir par exemple Dudgeon, précité, § 60, Christine Goodwin, précité, § 90, et Mennesson c. France, no 65192/11, § 80, CEDH 2014 (extraits)). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates (voir par exemple S.H. et autres, précité, § 97, Paradiso et Campanelli, précité, §§ 194-195, et Dubská et Krejzová, précité, §§ 182-184).

184.  Sur le premier point, la Cour a déjà affirmé que des aspects essentiels ou particulièrement importants de l’identité de l’individu étaient en jeu dans des affaires portant sur sa filiation (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007-V, et Mennesson, précité, § 80), l’accès aux informations concernant ses origines et l’identité de ses géniteurs (Odièvre, précité, § 29), son identité ethnique (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 58, CEDH 2012) ou encore son identité sexuelle (A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, § 123, 6 avril 2017).

185. En l’occurrence, la Cour considère que la revendication par des personnes de même sexe de la reconnaissance et de la protection juridiques de leur couple touche à des aspects particulièrement importants de leur identité personnelle et sociale.

186.  Ensuite, quant à l’existence d’un consensus, la Cour a déjà constaté une tendance nette et continue au niveau européen en faveur d’une reconnaissance et d’une protection juridiques des couples de même sexe au sein des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 175 ci-dessus).

187.  Par conséquent, dès lors que des aspects particulièrement importants de l’identité personnelle et sociale des personnes de même sexe se trouvent en jeu (paragraphe 185 ci-dessus) et qu’en outre, une tendance nette et continue est observée au sein des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 175 ci-dessus), la Cour estime que les États parties bénéficient d’une marge d’appréciation sensiblement réduite s’agissant de l’octroi d’une possibilité de reconnaissance et de protection juridiques aux couples de même sexe.

188. Néanmoins, ainsi qu’il ressort déjà de la jurisprudence de la Cour (Schalk et Kopf, précité, § 108, Gas et Dubois, précité, § 66 ; Oliari et autres, précité, § 177 et Chapin et Charpentier, précité, § 48), les États parties bénéficient d’une marge d’appréciation plus étendue pour décider de la nature exacte du régime juridique à accorder aux couples de même sexe, lequel ne doit pas prendre nécessairement la forme du mariage (voir paragraphe 165 ci‑dessus). En effet, les États ont « le choix des moyens » pour s’acquitter de leurs obligations positives inhérentes à l’article 8 de la Convention (Marckx, précité, § 53). Cette latitude reconnue aux États porte tant sur la forme de la reconnaissance à conférer aux couples de même sexe que sur le contenu de la protection à leur accorder.

189.  La Cour observe à cet égard que si une tendance nette et continue se manifeste en faveur de la reconnaissance et de la protection juridiques des couples de même sexe, il ne se dégage pas un consensus semblable quant à la forme de cette reconnaissance et le contenu de cette protection. Aussi, conformément au principe de subsidiarité qui sous-tend la Convention, il incombe avant tout aux États contractants de décider des mesures nécessaires pour assurer la reconnaissance des droits garantis par la Convention à toute personne relevant de leur « juridiction » et il n’appartient pas à la Cour de définir elle-même le régime juridique à accorder aux couples de même sexe (voir Christine Goodwin, précité, § 85, et Marckx, précité, § 58).

190.  Toutefois, la Convention ayant pour but de protéger des droits concrets et effectifs et non théoriques ou illusoires (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, et M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 162, 9 juillet 2021), il importe que la protection accordée par les États parties aux couples de même sexe soit adéquate (paragraphe 178 ci-dessus). À cet égard, la Cour a déjà pu faire référence dans certains arrêts à des questions, notamment matérielles (alimentaires, fiscales ou successorales) ou morales (droits et devoirs d’assistance mutuelle), propres à une vie de couple qui gagneraient à être réglementées dans le cadre d’un dispositif juridique ouvert aux couples de même sexe (voir Vallianatos et autres, précité, § 81, et Oliari et autres, précité, § 169).

c) Sur la question de savoir si l’État défendeur a satisfait à son obligation positive

191.  Au vu de ce qui précède, il appartient à présent à la Cour de vérifier si l’État défendeur a satisfait à son obligation positive de reconnaissance et de protection à l’égard des requérants (paragraphe 178 ci-dessus). À cette fin, il convient d’examiner si, compte tenu de la marge d’appréciation dont il dispose, l’État défendeur a ménagé un juste équilibre entre les intérêts supérieurs qu’il invoque et les intérêts revendiqués par les requérants (Hämäläinen, précité, § 65 ; voir également Oliari et autres, précité, § 175, et Orlandi et autres, précité, § 198).

192.  La Cour partira de la situation telle qu’elle existait au moment où les requérants ont entrepris leurs démarches devant les autorités russes en vue d’obtenir la reconnaissance légale de leur couple et elle examinera si la situation qu’ils dénoncent a, le cas échéant, évolué depuis l’introduction de leurs requêtes, en tenant compte de ce que la compétence de la Cour à l’égard de la Russie ne s’étend pas aux faits survenus à compter du 16 septembre 2022 (paragraphe 72 ci-dessus).

193.  À cet égard, il n’est pas contesté qu’au moment où les requérants ont sollicité cette reconnaissance devant les autorités internes, le droit russe ne permettait pas cette possibilité (a contrario, Chapin et Charpentier, précité, §§ 49-51, à défaut de la possibilité de se marier, les requérants disposaient, à l’époque des faits, de la faculté de conclure un pacte civil de solidarité). Il n’est pas davantage contesté que le droit russe n’a aucunement évolué postérieurement à l’introduction des présentes requêtes (a contrario, Schalk et Kopf, précité, §§ 102-106, où, au moment de l’introduction de leur requête en 2004 devant la Cour, les requérants n’avaient aucune possibilité de faire reconnaître leur relation en droit autrichien mais ont disposé par la suite de la possibilité de conclure un partenariat enregistré consécutivement à la modification de la législation entrée en vigueur le 1er janvier 2010).

194.  La Cour note que l’État défendeur n’a pas émis, devant elle, l’intention de modifier son droit interne en vue de permettre aux couples de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance officielle et d’un régime de protection. Au contraire, le Gouvernement soutient que cette impossibilité de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe est compatible avec l’article 8 de la Convention et s’avère justifiée afin d’assurer la protection d’intérêts prétendument supérieurs. La Cour constate d’ailleurs que la protection de la famille traditionnelle fondée autour de l’union entre un homme et une femme a été récemment consolidée par la réforme de la Constitution intervenue en 2020 (voir paragraphe 42 ci-dessus).

195.  La situation de l’État défendeur se distingue dès lors notablement de celle d’un très grand nombre d’États parties qui ont entrepris des modifications de leur droit interne en vue d’assurer aux personnes de même sexe une protection effective de leur vie privée et familiale (voir notamment les affaires Schalk et Kopf, Orlandi et autres, Chapin et Charpentier, toutes précitées, ainsi que les éléments de droit comparé exposés aux paragraphes 66 et 67 ci-dessus).

  1. Les intérêts individuels des requérants

196.  Les requérants se plaignent de l’impossibilité d’obtenir en Russie une reconnaissance juridique de leurs couples respectifs. Ils allèguent en outre que le vide juridique auquel leurs couples sont confrontés les prive de toute protection légale et les expose à des difficultés conséquentes dans leur vie quotidienne. Ils se réfèrent à l’impossibilité d’accéder, en tant que couples homosexuels, aux programmes de logement et de financement destinés aux familles, à l’impossibilité d’hériter du partenaire décédé et à celle de bénéficier d’une pension alimentaire en cas de séparation ou d’un décès. Ils avancent également que le fait de ne pas être considérés comme un couple à part entière les empêche de bénéficier d’un congé pour assister le partenaire malade et les exclut de la prise de décisions importantes relativement aux prestations hospitalières. Ils allèguent encore qu’une personne homosexuelle n’est pas exemptée du devoir de témoigner contre l’autre partenaire impliqué dans une procédure pénale et qu’elle n’a pas davantage la possibilité de lui rendre librement visite en prison (voir paragraphe 104 ci-dessus).

197.  Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations concernant l’impossibilité pour les partenaires homosexuels de bénéficier de pensions alimentaires en cas de séparation ou de décès d’un des partenaires ou d’accéder à d’autres moyens d’assistance. En revanche, il avance que les requérants bénéficient, à l’instar de n’importe quel citoyen, des droits prévus par la loi russe en matière de propriété et de succession et peuvent conclure des contrats d’hypothèque. Le Gouvernement soutient que le droit russe offre une protection adéquate des droits des requérants et ne limite aucunement leur accès aux instances compétentes (paragraphe 117 ci-dessus).

198.  Les organisations non gouvernementales russes « Russian LGBT Network » et « Sphère », tiers intervenants devant la Grande Chambre, ont décrit différemment la situation des couples de même sexe en Russie et ont déploré les difficultés vécues au quotidien par les partenaires homosexuels, notamment pour obtenir des congés pour motif familial ou parental, des réductions d’impôts ou des pensions alimentaires en cas de séparation ou d’un décès du partenaire (voir paragraphe 132 ci-dessus), soit des besoins les plus ordinaires d’un couple vivant une relation stable.

199.  L’ECRI a confirmé les difficultés rencontrées au quotidien par les couples de même sexe en raison de l’absence d’un cadre juridique adapté en Russie (paragraphe 53 ci-dessus). Elle a instamment recommandé à l’État défendeur « d’adopter un cadre législatif qui permettrait aux couples homosexuels, sans discrimination aucune, de voir leur relation reconnue et protégée afin de remédier aux problèmes concrets qu’ils rencontrent au quotidien » (ibidem).

200.  La Cour admet que la reconnaissance officielle de leur couple a une valeur intrinsèque pour les requérants. Cette reconnaissance participe non seulement du développement de leur identité personnelle mais aussi de leur identité sociale que l’article 8 de la Convention leur garantit (paragraphe 144 ci-dessus).

201.  La Cour a déjà affirmé qu’une forme de vie commune officiellement reconnue autre que le mariage a en soi une valeur pour les couples homosexuels, indépendamment des effets juridiques, étendus ou restreints, que celle-ci produit (Vallianatos et autres, précité, § 81). Ainsi, la reconnaissance officielle d’un couple formé par des personnes de même sexe confère à ce couple une existence ainsi qu’une légitimité vis-à-vis du monde extérieur (Oliari et autres, précité, § 174).

202.  Au-delà du besoin essentiel d’une reconnaissance officielle, un couple homosexuel a également, à l’instar d’un couple hétérosexuel, des « besoins ordinaires » de protection (Oliari et autres, précité, § 169). La reconnaissance du couple ne peut, en effet, être dissociée de sa protection. La Cour a indiqué à plusieurs reprises que les couples homosexuels se trouvent dans une situation comparable à celle des couples hétérosexuels pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance officielle et de protection de leur relation (voir notamment Schalk et Kopf, précité, § 99, Vallianatos et autres, précité, §§ 78 et 81, et Oliari et autres, précité, § 165).

203.  En l’espèce, la Cour ne peut que constater qu’en l’absence de reconnaissance officielle, les couples formés par les personnes de même sexe sont de simples unions de facto au regard du droit russe. Ces personnes ne peuvent régler les questions patrimoniales, alimentaires ou successorales inhérentes à leur vie de couple qu’à titre de particuliers concluant entre eux des contrats de droit commun, et non en tant que couple officiellement reconnu (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres, précité, § 81). Elles ne peuvent pas davantage faire valoir l’existence de leur couple devant les instances judiciaires ou administratives. Or, le fait pour les personnes homosexuelles de devoir saisir les juridictions internes pour obtenir la protection des besoins ordinaires de leur couple constitue, en soi, un obstacle au respect de leur vie privée et familiale (Oliari et autres, précité, § 171).

204.  Au vu de ce qui précède, il ne peut être considéré que le cadre juridique russe, tel qu’appliqué aux requérants, répond aux besoins fondamentaux de reconnaissance et de protection des couples de même sexe engagés dans une relation stable (voir, mutatis mutandis, Oliari et autres, précité, § 172).

  1. Les motifs invoqués par l’État défendeur au titre de l’intérêt général

205.  Il convient à présent d’examiner les justifications avancées par l’État défendeur quant à l’absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe. Celui-ci invoque les valeurs de la famille traditionnelle, le sentiment de la majorité de l’opinion publique russe et la protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité. Ces motifs seront successivement examinés ci-après.

α)  La protection de la famille traditionnelle

206.  Le Gouvernement plaide, tout d’abord, la nécessité de préserver les institutions du mariage et de la famille traditionnelles, qui constituent des valeurs fondamentales de la société russe protégées par la Constitution (voir paragraphes 115 et 116 ci-dessus). Il avance que le but de protéger les valeurs familiales traditionnelles n’est pas critiquable en soi puisque la Cour reconnait dans sa jurisprudence l’importance de préserver les traditions et la diversité culturelle (ibidem).

207.  La Cour rappelle qu’il est en soi légitime, voire méritoire, de soutenir et encourager la famille traditionnelle (Marckx, précité, § 40). Elle a affirmé que la protection de la famille au sens traditionnel du terme constitue, en principe, une raison importante et légitime qui pourrait justifier une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle (Karner, précité, § 40, Kozak, précité, § 99, et Vallianatos et autres, précité, § 83).

208.  Toutefois, le but consistant à protéger la famille au sens traditionnel du terme demeure assez abstrait, et une grande variété de mesures concrètes peut être utilisées pour le réaliser (Karner, précité, § 41, Kozak, précité, § 98, et Vallianatos et autres, précité, § 139). En outre, la notion de famille est nécessairement évolutive (Mazurek, précité, § 52), comme en attestent les mutations qu’elle a connues depuis l’adoption de la Convention.

209.  Étant donné que la Convention est un instrument vivant qui doit s’interpréter à la lumière des conditions actuelles, l’État doit choisir les mesures à prendre au titre de l’article 8 pour protéger la famille et garantir le respect de la vie familiale en tenant compte de l’évolution de la société ainsi que des changements qui se font jour dans la manière de percevoir les questions de société, d’état civil et celles d’ordre relationnel, notamment de l’idée selon laquelle il y a plus d’une voie ou d’un choix possibles en ce qui concerne la façon de mener une vie privée et familiale (Vallianatos et autres, précité, § 84 et la jurisprudence y citée).

210.  Ainsi, dans l’arrêt Marckx, concernant la distinction qui était opérée en droit belge entre la famille « légitime » et la famille dite « naturelle », la Cour a considéré que s’« il est en soi légitime, voire méritoire de soutenir et encourager la famille traditionnelle », « encore faut-il ne pas recourir à cette fin à des mesures destinées ou aboutissant à léser, comme en l’occurrence, la famille « naturelle »; les membres de la seconde jouissent des garanties de l’article 8 à l’égal de ceux de la première » (Marckx, précité, § 40).

211.  S’agissant plus précisément des couples de même sexe, la Cour a jugé sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 que l’exclusion des partenaires homosexuels du bénéfice de la transmission du bail en cas de décès de l’un d’eux ne pouvait se justifier par la nécessité de protéger la famille traditionnelle (Karner, précité, § 41 et Kozak, précité, § 99). La Cour est parvenue à une même conclusion concernant l’impossibilité pour un partenaire homosexuel de bénéficier d’un permis de séjour pour raisons familiales dans l’affaire Taddeucci et McCall c. Italie (précité, § 98). Dans l’affaire X et autres c. Autriche, la Cour a pareillement considéré qu’il n’avait pas été démontré que l’exclusion des couples homosexuels du champ de l’adoption coparentale ouverte aux couples hétérosexuels en Autriche pouvait être justifiée par la protection de la famille traditionnelle (X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 151, CEDH 2013).

212.  Dans le cas d’espèce, rien ne permet de considérer que le fait d’offrir une reconnaissance et une protection juridiques aux couples homosexuels engagés dans une relation stable pourrait, en soi, nuire aux familles constituées de manière traditionnelle ou en compromettre l’avenir voire l’intégrité (mutatis mutandis, Bayev et autres, précité, § 67). En effet, la reconnaissance des couples homosexuels n’empêche aucunement les couples hétérosexuels de se marier ni de fonder une famille correspondant au modèle qu’ils se donnent de celle-ci. Plus largement, la reconnaissance de droits aux couples de même sexe n’implique pas, en soi, un affaiblissement des droits reconnus à d’autres personnes ni à d’autres couples. Le Gouvernement n’est pas en mesure d’établir le contraire.

213.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la protection de la famille traditionnelle ne peut justifier, en l’espèce, l’absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe.

β)  Le sentiment majoritaire de l’opinion publique russe

214.  Le Gouvernement soutient que la Cour devrait tenir compte dans son appréciation, à l’instar de son approche dans l’affaire Oliari et autres, de la position de l’opinion publique russe, largement opposée aux relations homosexuelles (voir paragraphe 118 ci-dessus).

215.  La Cour note d’emblée que, dans l’affaire Oliari et autres, elle a certes pris en compte le sentiment de l’opinion publique italienne, majoritairement favorable à la reconnaissance des couples homosexuels (Oliari et autres, précité, § 181). Cependant, il ne peut être considéré que cette circonstance fut déterminante dans le raisonnement de la Cour. Cette dernière a conclu, dans cette affaire, à la violation de l’article 8 de la Convention en prenant en considération les conclusions des hautes juridictions nationales, restées sans suite législative, et en soulignant, plus largement, l’absence d’un intérêt supérieur de la collectivité susceptible de primer sur les intérêts individuels des requérants (ibidem, § 185).

216.  En outre, la Cour a tenu à rappeler à maintes reprises que, bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster, précité, § 63, Chassagnou et autres, précité, § 112, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 90, CEDH 2004 I, et İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 109, 26 avril 2016).

217.  Il importe d’observer que la Cour a constamment refusé d’avaliser des politiques et des décisions qui incarnent un préjugé de la part d’une majorité hétérosexuelle à l’encontre d’une minorité homosexuelle (Bayev et autres, précité, § 68, Smith et Grady, précité, § 97, Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, §§ 34-36, CEDH 1999-IX, et L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, § 52, CEDH 2003‑I). Elle a par ailleurs indiqué sous l’angle de l’article 14 de la Convention que des traditions, stéréotypes et attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne peuvent, en soi, passer pour constituer une justification suffisante d’une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle (Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 78).

218.  Aussi, la Cour a déjà écarté l’argument du Gouvernement selon lequel la majorité des Russes désapprouvent l’homosexualité, dans des affaires en matière de liberté d’expression, de réunion ou d’association des minorités sexuelles. À l’instar de la chambre (§ 52), la Grande Chambre considère qu’il serait en effet incompatible avec les valeurs sous‑jacentes à la Convention qu’un groupe minoritaire ne puisse exercer les droits qu’elle garantit qu’à la condition que cela soit accepté par la majorité. En pareil cas, le droit des groupes minoritaires à la liberté de religion, d’expression et de réunion deviendrait purement théorique et non pratique et effectif comme le veut la Convention (Barankevitch c. Russie, no 10519/03, § 31, 26 juillet 2007, Bayev et autres, précité, § 70, et Alekseyev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 81, 21 octobre 2010, voir, au-delà de l’État défendeur, Sekmadienis Ltd. c. Lituanie, no 69317/14, § 82, 30 janvier 2018, et Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 123, 14 janvier 2020).

219.  La Cour estime que ces considérations trouvent toute leur pertinence en l’espèce, de sorte que l’attitude prétendument négative sinon hostile de la majorité hétérosexuelle en Russie ne saurait être opposée à l’intérêt des requérants de voir leurs couples reconnus et protégés adéquatement par le droit.

γ)  La protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité

220.  Dans ses observations présentées devant la chambre, le Gouvernement a soutenu que la reconnaissance officielle des couples de même sexe est contraire au principe essentiel de protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité. Il a affirmé qu’elle pourrait nuire à leur santé, à leur moralité et créer en eux « une impression fausse d’équivalence sociale entre les relations conjugales traditionnelles et les relations conjugales non traditionnelles ». Cet argument reposait sur les lois de protection des mineurs contre la « propagande de l’homosexualité » (§§ 34 et 53 de l’arrêt de la chambre).

221.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement n’a pas explicitement réitéré ces arguments.

222.  Quoi qu’il en soit, la Cour a déjà eu l’occasion de statuer sur l’interdiction législative de la promotion de l’homosexualité ou des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs dans l’arrêt Bayev et autres. Par ledit arrêt, elle a affirmé que « les dispositions législatives en question incarnaient un préjugé de la part de la majorité hétérosexuelle à l’égard de la minorité homosexuelle » (Bayev et autres, précité, §§ 68-69 et 91). Elle a conclu qu’ « en adoptant cette législation, les autorités accentuent la stigmatisation et les préjugés et encouragent l’homophobie, ce qui est incompatible avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance qui sont indissociables d’une société démocratique » (ibidem, § 83).

223.  La Cour ne voit aucune raison de se départir de cette conclusion en l’espèce.

d) Conclusion

224.  Au terme de son examen, la Cour constate qu’aucun des motifs invoqués par le Gouvernement au titre de l’intérêt général ne prévaut sur l’intérêt des requérants à obtenir une reconnaissance et une protection juridiques adéquates de leurs couples. La Cour conclut que l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation et a manqué à son obligation positive de garantir le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale.

Orlandi et autres c. Italie du 14 décembre 2017 requête n° 26431/12

Violation article 8 : L’absence de reconnaissance légale des unions homosexuelles en Italie a violé les droits de six couples mariés à l’étranger

Dans cette affaire, six couples homosexuels se plaignaient de ne pas avoir pu faire enregistrer ou reconnaître sous quelque forme que ce soit comme unions en Italie leurs mariages contractés à l’étranger. Ils y voyaient notamment une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle.

La Cour a noté que les États jouissaient d’une marge d’appréciation étendue quant au choix de permettre ou non l’enregistrement des mariages homosexuels. Elle a cependant conclu à la violation des droits des couples après leur mariage à l’étranger au motif que le droit italien ne leur offrait aucune protection ou reconnaissance légale avant 2016, année d’entrée en vigueur de la législation sur les unions civiles homosexuelles.

LES FAITS

Les requérants sont onze ressortissants italiens et un ressortissant canadien, à savoir Francesca Orlandi et Elisabetta Mortagna, MM. D.P.et G.P., Mario Isita et Grant Bray, Gianfranco Goretti et Tommaso Giartosio, Fabrizio Rampinelli et Alessandro Dal Molin, et Antonio Garullo et Mario Ottocento.

Chacun des couples s’était marié hors du territoire italien : les trois premiers au Canada, le quatrième en Californie (États-Unis) et les deux derniers aux Pays-Bas. Avant de saisir la Cour en 2012, ils avaient tous cherché à faire enregistrer leurs mariages à leur retour en Italie, mais en vain.

En particulier, Mmes Orlandi et Mortagna et MM. D.P.et G.P. cherchèrent à faire enregistrer leur mariage dans leurs communes de résidence en Italie, en 2011 et 2012, respectivement. Cependant, les deux couples furent informés que l’ordre juridique italien ne permettait pas le mariage homosexuel. Les autorités se référèrent également à une circulaire publiée par le ministère de l’Intérieur en 2001, qui indiquait qu’un mariage contracté à l’étranger par des personnes de même sexe, dont l’une avait la nationalité italienne, ne pouvait être enregistré parce qu’il était contraire aux règles d’ordre public.

MM. Isita et Bray et MM. Goretti et Giartosio s’étaient initialement heurtés à un refus d’enregistrement de leurs mariages, opposé par leurs villes de résidence (Naples et Rome), mais leurs demandes furent acceptées en 2014 à la suite de nouvelles directives publiées par les maires de ces villes. Cependant, l’enregistrement fut ultérieurement annulé à la suite de la publication par le ministère de l’Intérieur d’une nouvelle circulaire ordonnant l’invalidation de ces décisions d’enregistrement. Le cinquième couple échoua lui aussi à faire enregistrer son mariage dans les communes de Mediglia ou de Milan.

Après s’être mariés à La Haye, MM. Garullo et Ottocento demandèrent l’enregistrement de leur mariage à Latina, mais se heurtèrent à un refus au motif que l’ordre juridique italien ne permettait pas à deux ressortissants italiens du même sexe de se marier. Ils formèrent une action en justice pour faire enregistrer leur mariage mais furent déboutés, la décision définitive ayant été rendue par la Cour de cassation en 2012.

Certains des couples ont depuis lors bénéficié de la loi de 2016, adoptée à la suite de l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Oliari et autres c. Italie, et de nouveaux décrets légalisant les unions civiles homosexuelles et permettant l’enregistrement comme tels des mariages contractés à l’étranger.

CEDH

La Cour constate que les griefs des couples sont tirés de ce qu’il leur était impossible de faire enregistrer en Italie, soit comme mariages soit sous une autre forme, les mariages qu’ils avaient contractés à l’étranger, les privant ainsi de la protection légale et d’autres droits y associés. Elle rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence, les États demeurent libres de n’ouvrir le mariage qu’aux couples hétérosexuels mais que, toutefois, les couples homosexuels ont besoin d’être reconnus légalement et de protéger leur relation. Elle a en effet conclu à une violation de l’article 8 dans l’affaire Oliari et autres au motif que l’Italie n’avait pas offert un tel cadre légal aux unions homosexuelles.

Elle observe que, dans différents pays, les unions civiles permettent d’obtenir un statut légal identique ou similaire à celui du mariage et que, en principe, un tel système peut satisfaire aux exigences de la Convention européenne.

La situation en Italie a changé en 2016, avec l’adoption d’une nouvelle législation sur les unions civiles homosexuelles et de nouveaux décrets, certains couples en l’espèce ayant fait reconnaître leur relation sur la base de ces dispositions. Cependant, leurs griefs remontent à 2012, avant l’entrée en vigueur de la réforme. La question essentielle est de savoir si, avant l’adoption des nouveaux textes, un juste équilibre avait été ménagé entre les intérêts concurrents de l’État et ceux des couples.

La Cour reconnaît que le choix opéré par l’Italie de ne pas permettre les mariages homosexuels n’est pas condamnable sur le terrain de la Convention mais elle constate que la question essentielle en l’espèce est l’impossibilité pour les couples d’obtenir sous une forme quelconque la reconnaissance légale de leur union. Elle constate les progrès rapides dans ce domaine, 27 des 47 États membres du Conseil de l’Europe disposant désormais d’une législation reconnaissant les couples homosexuels par le mariage, l’union civile ou le partenariat civil. En revanche, le consensus est bien moins net concernant l’enregistrement des mariages homosexuels contractés à l’étranger, ce qui veut dire que les États jouissent d’une marge de manoeuvre considérable (ou « marge d’appréciation étendue ») quant à savoir s’il y a lieu d’enregistrer en tant que mariages de droit interne ceux contractés à l’étranger.

Cependant, l’absence de toute reconnaissance de leur relation avait entraîné les couples dans un vide juridique, méconnaissant leur réalité sociale et les laissant face à des obstacles dans leur vie quotidienne. Aucune considération impérieuse d’intérêt général n’avait été avancée pour justifier une situation dans laquelle les relations des requérants étaient dépourvues de toute reconnaissance et de toute protection. Pour la Cour, l’Italie ne pouvait plus négliger leur situation, qui relevait de la vie familiale au sens de l’article 8, sans leur offrir un moyen de sauvegarder leurs unions. Jusqu’à récemment, aucun moyen de ce type n’existait. La Cour en conclut que l’État n’avait pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents et que les couples avaient été lésés dans leurs droits.

Elle juge qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs sur le terrain de l’article 14 en combinaison avec les articles 8 ou 12.

AGRAW c. SUISSE du 29 juillet 2010 requête 3295/06

MENGESHA c. SUISSE du 29 juillet 2010 REQUETE 24404/05

LES IMMIGRES AVANT LEUR EXPULSION DU TERRITOIRE ONT DROIT DE MENER UNE VIE DE COUPLE

Les requérantes, Mme Agraw et Mme Mengesha Kimfe, sont deux ressortissantes éthiopiennes habitant en Suisse, nées respectivement en 1972 et 1974. Ces deux affaires concernent le refus des autorités suisses de modifier l’attribution cantonale des requérantes pour leur permettre d’être avec leurs maris - également de nationalité éthiopienne -, ces derniers se trouvant dans le centre d’accueil d’un autre canton, suite au rejet de leurs demandes d’asile.

Les requérantes et leurs époux étaient entrés illégalement en Suisse à différentes dates entre 1994 et 1998 pour y déposer une demande d’asile. Conformément à la loi fédérale sur l’asile, qui prévoit une répartition géographique des demandeurs, l’Office fédéral des réfugiés (« l’Office ») attribua administrativement Mme Agraw an canton de Berne, Mme Mengesha Kimfe au canton de Saint-Gall et leurs maris au canton de Vaud.

Les demandes d’asiles des intéressés ayant toutes été refusées, leur renvoi en Éthiopie fut prononcé et ils furent placés dans des centres d’accueil pour réfugiés en attendant leur éloignement. Ils restèrent cependant en Suisse, leur retour ne pouvant être organisée du fait des autorités éthiopiennes. Il ressortait en effet de directives de l’Office jointes par Mme Mengesha Kimfe à sa requête que, depuis 1993, les autorités éthiopiennes bloquaient le rapatriement des demandeurs d’asile déboutés d’origine éthiopienne, l’Office ayant même temporairement sursis à l’exécution des renvois en 1997.

Les requérantes se marièrent respectivement en 2002 et 2003 à Lausanne (canton de Vaud). Les autorités refusèrent leurs demandes d’attribution à ce canton au motif qu’ « un changement d’attribution cantonale [était] exclu pour des requérants d’asile déboutés dont le délai de départ initialement fixé pour quitter la Suisse [était] échu ». Dans la décision concernant Mme Agraw, les autorités suisses soulignèrent que le retour volontaire des époux en Éthiopie était possible à tout moment, et qu’ils savaient, au moment de se marier, qu’ils ne pourraient pas séjourner ensemble en Suisse.

Après son mariage, Mme Mengesha Kimfe vécut principalement avec son époux à Lausanne, illégalement. S’étant présentée en décembre 2003 à l’hôtel de police de Lausanne sur convocation de celle-ci, elle fut reconduite sur le champ à Saint-Gall, menottée. Sa demande de regroupement familial, d’abord refusée, fut acceptée en 2008 lorsqu’une autorisation de séjour dans le canton de Vaud pour ce motif lui fut délivrée.

En 2005, Mme Agraw mit au monde un enfant, qui vécut avec elle dans le canton de Berne, séparé de son père. Sa demande d’autorisation de séjour pour le canton de Vaud fut finalement acceptée en 2008, l’Office ayant considéré son droit à l’unité de la famille.

Griefs, procédure et composition de la Cour

Invoquant l’article 8 les requérantes se plaignaient de ne pas avoir pu vivre avec leurs époux en raison du refus des autorités suisses de modifier leur attribution cantonale, malgré les relations étroites et effectives entre eux.

La Cour

Les États n’ont pas l’obligation générale de respecter le choix du domicile commun par les couples mariés ni d’accepter l’installation de conjoints étrangers dans le pays. Cependant, les requérantes – dont la prolongation involontaire de séjour en Suisse était imputable à l’absence d’exécution de leur renvoi en Éthiopie – les intéressés relevaient, au sens de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, de la « juridiction » de la Suisse, dès lors tenue d’assumer sa responsabilité y afférente.

Les requérantes ne se plaignaient pas de la décision prononçant leur éloignement du territoire suisse, mais d’avoir été empêchées de vivre en couple avec leurs époux suite au refus de leur attribution au canton où ils résidaient. Or la Cour observe que la possibilité de mener une vie de couple est l’un des attributs essentiels du droit au respect de la vie familiale. Elle note que l’ingérence des autorités suisses dans l’exercice de ce droit était prévue par la loi fédérale sur l’asile, dont il n’est pas contesté qu’elle vise à répartir équitablement les demandeurs d’asile entre les cantons et à empêcher des requérants déboutés de changer de canton.

Les requérantes ont été formellement empêchées de mener une vie de couple pendant environ cinq ans. Si Mme Mengesha Kimfe vivait la plupart du temps avec son époux à Lausanne, elle était néanmoins passible d’une sanction pénale pour séjour illégal lorsqu’elle lui rendait visite. Par ailleurs, sa décision de ne pas séjourner dans le canton de Saint-Gall a eu des conséquences pratiques importantes, telles la suspension de l’aide sociale et la restriction des remboursements de santé aux seuls frais occasionnés dans le canton de Saint-Gall. Quant à Mme Agraw, même si l’heure et demie de train qui la séparait de son mari permettait des contacts réguliers, comme en témoigne la naissance de leur enfant, la séparation prolongée a constitué une restriction grave à sa vie familiale.

La Cour admet certes que les autorités suisses ont intérêt, dans une certaine mesure, à ne pas modifier le statut des demandeurs d’asile déboutés. Elle relève cependant que les intéressés étaient empêchés de développer une vie familiale hors du territoire suisse, l’exécution de leur renvoi s’étant révélée impossible en raison du blocage systématique de la part des autorités éthiopiennes au rapatriement de leurs concitoyens.

Même si la répartition équitable des demandeurs d’asile entre les cantons peut être rattachée à la notion de « bien-être économique du pays » et d’ordre public, l’attribution des requérantes au canton de Vaud aurait eu une incidence limitée à cet égard. En tout état de cause leurs intérêts privés avaient bien plus de poids que les avantages de ce système pour l’État, même en considérant le travail administratif et les coûts engendrés par un transfert de canton.

Compte tenu du caractère exceptionnel de ces affaires et du nombre considérable d’années pendant lesquelles les requérantes ont été séparées formellement de leurs époux, la Cour estime que la mesure litigieuse n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, et conclut à la violation de l’article 8.

Au titre de la satisfaction équitable (article 41), la Cour dit que la Suisse doit verser à Mme Mengesha Kimfe 846 euros (EUR) pour dommage matériel et 5 000 EUR pour dommage moral, et à Mme Agraw, 2 330 EUR pour dommage matériel, 5 000 EUR pour dommage moral et 526 EUR pour frais et dépens.

LES ÉTATS DOIVENT PROTÉGER LES ÉPOUSES CONTRE LES VIOLENCES CONJUGUALES

Buturugă c. Roumanie du 11 février 2020 requête n° 56867/15

Violation des articles 3 et 8 : Les autorités roumaines n’ont pas répondu aux griefs d’une femme qui se plaignait de violences conjugales et de cyberviolence de la part de son ex-époux, sur son compte facebook.

Art 3 et Art 8• Obligations positives • Respect de la correspondance • Cyberviolence en tant que forme de violence domestique • Manquement des autorités à aborder l’enquête pénale sous l’angle de la violence conjugale • Absence d’examen sur le fond de la plainte pour cyberviolence étroitement liée à la plainte pour violences conjugales • Nécessité d’appréhender de manière globale le phénomène de violence conjugale dans toutes ses formes

La Cour juge en particulier que les autorités nationales n’ont pas abordé l’enquête pénale comme soulevant le problème spécifique de la violence conjugale et que, en procédant ainsi, elles n’ont pas donné une réponse adaptée à la gravité des faits dénoncés par Mme Buturugă. L’enquête sur les actes de violence a été défaillante et aucun examen sur le fond de la plainte pour violation du secret de la correspondance, qui est étroitement liée à la plainte pour violences, n’a été effectué. À cette occasion, la Cour précise que la cyberviolence est actuellement reconnue comme un aspect de la violence à l’encontre des femmes et des filles et qu’elle peut se présenter sous diverses formes, dont les violations informatiques de la vie privée, l’intrusion dans l’ordinateur de la victime et la prise, le partage et la manipulation des données et des images, y compris des données intimes.

"77.  En outre, la Cour note que la requérante a allégué que son ex-époux avait abusivement consulté ses comptes électroniques, dont son compte Facebook, et qu’il avait fait des copies de ses conversations privées, de ses documents et de ses photos (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). Elle en déduit que la requérante faisait référence à un ensemble de données et de documents électroniques qui n’étaient pas limités aux données qu’elle aurait publiées sur les réseaux sociaux. La Cour estime que la conclusion du tribunal de première instance selon laquelle les données en cause étaient publiques est problématique dans la mesure où les autorités nationales n’ont pas procédé à un examen sur le fond des allégations de la requérante pour pouvoir ainsi qualifier la nature des données et des communications visées.

78. La Cour conclut donc que les allégations de la requérante selon lesquelles son ex-époux avait abusivement intercepté, consulté et sauvegardé ses communications électroniques n’ont pas été examinées sur le fond par les autorités nationales. Celles-ci n’ont pas procédé à des actes de procédure afin de recueillir des preuves permettant d’établir la réalité des faits ou leur qualification juridique. La Cour estime que les autorités ont fait preuve d’un formalisme excessif en écartant tout rapport avec les faits de violence conjugale que la requérante avait déjà portés à leur attention et qu’elles ont ainsi failli à prendre en considération les diverses formes que peut prendre la violence conjugale."

EN FAIT

En décembre 2013, Mme Buturugă porta plainte à l’encontre de son mari, se plaignant d’avoir été victime de violences domestiques. Elle allégua avoir reçu des menaces de mort et présenta un certificat médical faisant état de lésions. Le mois suivant, Mme Buturugă introduisit une deuxième plainte, indiquant avoir fait l’objet de nouvelles menaces et de violences de la part de son mari dans le but de la persuader de retirer sa première plainte. À la fin du mois de janvier 2014, le couple divorça. En mars 2014, Mme Buturugă demanda une perquisition électronique de l’ordinateur de la famille, alléguant que son ex-époux avait abusivement consulté ses comptes électroniques – dont le compte Facebook – et qu’il avait fait des copies de ses conversations privées, de ses documents et de ses photos. Puis, en septembre 2014, Mme Buturugă déposa une troisième plainte pour violation du secret de sa correspondance.

En février 2015, le parquet classa l’affaire, estimant que Mme Buturugă avait été menacée de mort mais que le comportement de son ex-époux n’était pas suffisamment grave pour être qualifié d’infraction. Il décida également de rejeter, pour tardiveté, la plainte de Mme Buturugă relative à la violation du secret de sa correspondance. Enfin, il infligea une amende administrative (environ 250 euros (EUR)) à l’ex-mari de l’intéressée. Mme Buturugă contesta, sans succès, l’ordonnance du procureur devant le parquet puis devant le tribunal de première instance. Par ailleurs, le 13 mars 2014, le tribunal de première instance délivra à Mme Buturugă, à la demande de cette dernière, une ordonnance de protection valable six mois. L’intéressée allègue que la police a mis en application cette ordonnance tardivement et que son ex-mari ne l’a pas respectée. Le Gouvernement indique que Mme Buturugă n’a pas demandé de renouvellement à l’échéance des six mois. En outre, Mme Buturugă allègue que son ex-époux l’aurait poursuivie dans la rue le 29 octobre 2015. Le Gouvernement a indiqué, lors de la présentation de ses observations en juillet 2017, qu’une procédure pénale pour harcèlement était pendante à ce propos.

Articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée, familiale et de la correspondance)

En ce qui concerne l’enquête relative aux allégations de mauvais traitements, la Cour note que Mme Buturugă avait à sa disposition un cadre réglementaire pour se plaindre de la violence dont elle disait être victime et pour demander la protection des autorités. La Cour vérifie si ces règles et pratiques ont été défaillantes et relève, entre autres, ce qui suit. Premièrement, les autorités n’ont pas abordé les faits du point de vue de la violence conjugale. Leurs décisions étaient fondées sur les dispositions du code pénal réprimant les violences entre particuliers et non pas sur celles qui répriment plus sévèrement la violence conjugale.

Deuxièmement, la Cour précise que les spécificités des faits de violences domestiques, telles que reconnues dans la Convention d’Istanbul, doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes. Or, en l’espèce, l’enquête menée n’a pas pris en compte ces spécificités. Troisièmement, les conclusions auxquelles est arrivé le tribunal de première instance sont sujettes à caution. En effet, le tribunal a conclu que les menaces subies par Mme Buturugă n’étaient pas suffisamment graves pour être qualifiées d’infractions et qu’il n’y avait pas de preuve directe que les lésions avaient été causées par son ex-époux. Or, aucun élément de l’enquête n’a permis d’identifier la personne responsable des lésions, dont la gravité et la réalité n’a pas été contestée. Quatrièmement, compte tenu du fait que l’ordonnance de protection a été rendue pour une période ultérieure aux incidents dénoncés, ses effets ont été sans conséquences sur l’effectivité de l’enquête pénale. En ce qui concerne l’enquête relative à la violation du secret de la correspondance, la Cour observe que le code pénal roumain réprime expressément l’infraction de violation du secret de la correspondance dont Mme Buturugă s’est plainte durant la procédure pénale. À cet égard, la Cour précise en particulier que la cyberviolence est actuellement reconnue comme un aspect de la violence à l’encontre des femmes et des filles et peut se présenter sous diverses formes dont les violations informatiques de la vie privée, l’intrusion dans l’ordinateur de la victime et la prise, le partage et la manipulation des données et des images, y compris des données intimes. Dans le contexte de la violence domestique, la cybersurveillance est souvent le fait des partenaires intimes.

Par conséquent, la Cour accepte l’argument de Mme Buturugă selon lequel des actes tels que surveiller, accéder à ou sauvegarder sans droit la correspondance du conjoint peuvent être pris en compte lorsque les autorités nationales enquêtent sur des faits de violence domestique.

Cependant, en l’espèce, la plainte pénale de Mme Buturugă pour violation du secret de la correspondance n’a pas été examinée sur le fond par les autorités internes. Sa demande de perquisition électronique de l’ordinateur de la famille a été rejetée au motif que les éléments susceptibles d’être recueillis de cette façon étaient sans rapport avec les infractions de menaces et de violences reprochées à l’ex-époux. Sa plainte pénale déposée pour violation du secret de la correspondance a été rejetée pour tardiveté. Pour la Cour, en procédant ainsi, les autorités de l’enquête ont fait preuve d’un formalisme excessif, d’autant plus que le nouveau code pénal permettait la saisine d’office des autorités d’enquête dans le cas d’interception sans droit d’une conversation effectuée par tout moyen électronique de communication, la condition d’une plainte préalable étant prévue seulement pour l’ouverture, la soustraction, la destruction ou la rétention sans droit de la correspondance adressée à autrui.

En outre, le tribunal de première instance a jugé que la plainte de Mme Buturugă relative à la violation alléguée du secret de la correspondance était sans rapport avec l’objet de l’affaire et les données publiées sur les réseaux sociaux étaient publiques. Or, de telles allégations appellent de la part des autorités un examen sur le fond afin de pouvoir appréhender de manière globale le phénomène de violence conjugale dans toutes ses formes. En effet, Mme Buturugă a allégué que son ex-époux avait abusivement consulté ses comptes électroniques, dont son compte Facebook, et qu’il avait fait des copies de ses conversations privées, de ses documents et de ses photos. La Cour en déduit que Mme Buturugă faisait référence à un ensemble de données et de documents électroniques qui n’étaient pas limités aux données qu’elle aurait publiées sur les réseaux sociaux. Par conséquent, la conclusion du tribunal de première instance selon laquelle les données en cause étaient publiques est problématique dans la mesure où les autorités nationales n’ont pas procédé à un examen sur le fond des allégations de l’intéressée pour pouvoir qualifier la nature des données et des communications visées.

Par conséquent, la Cour conclut que les allégations de la requérante selon lesquelles son ex-époux avait abusivement intercepté, consulté et sauvegardé ses communications électroniques n’ont pas été examinées sur le fond par les autorités nationales. Celles-ci n’ont pas procédé à des actes de procédure afin de recueillir des preuves permettant d’établir la réalité des faits ou leur qualification juridique.

Les autorités ont donc fait preuve d’un formalisme excessif en écartant tout rapport avec les faits de violence conjugale que Mme Buturugă avait déjà portés à leur attention, et ont ainsi failli à prendre en considération les diverses formes que peut prendre la violence conjugale.

Il y a donc eu manquement aux obligations positives de l’État au regard des articles 3 et 8 de la Convention et violation de ces dispositions.

a)  Principes généraux

60.  La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3 de la Convention, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures, à des traitements ou à des châtiments inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers. Les enfants et autres personnes vulnérables en particulier, dont font partie les victimes de violences domestiques, ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 159, CEDH 2009, et Bălşan, précité, § 57). Ces obligations positives, qui se chevauchent souvent, consistent en : a) l’obligation de prendre des mesures raisonnables dans le but de prévenir les mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance, et b) l’obligation procédurale de mener une enquête effective lorsqu’un individu fait valoir un grief défendable d’avoir subi des mauvais traitements (Bălşan, précité, § 57).

61.  Pour que l’on puisse parler d’une obligation positive, il doit être établi que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance à l’époque de l’existence d’un risque réel et immédiat pour un individu identifié de subir des mauvais traitements du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures qui auraient raisonnablement pu être réputées de nature à éviter ce risque (Đorđević c. Croatie, no 41526/10, § 139, CEDH 2012). De plus, la Cour a jugé que les États ont une obligation positive d’établir et d’appliquer effectivement un système de répression de toute forme de violence conjugale et d’offrir des garanties procédurales suffisantes aux victimes (Opuz, précité, § 145, et Bălşan, précité, § 57 in fine).

62.  Elle rappelle également que, si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits qu’il garantit (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 108 in fine, 5 septembre 2017 (extraits)). Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants. Il existe en effet différentes manières d’assurer le respect de la vie privée, et la nature de l’obligation de l’État dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 79, CEDH 2013, avec les références citées).

b)  Application des principes généraux au cas d’espèce

63.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que le Gouvernement ne conteste pas expressément l’applicabilité en l’espèce de l’article 3 de la Convention (paragraphe 57 ci‑dessus). Elle note qu’il n’est pas contesté non plus par le Gouvernement que le droit de la requérante au respect de sa vie privée et de sa correspondance, tel que garanti par l’article 8 de la Convention, entre en jeu. À cet égard, les arguments du Gouvernement visent plutôt à soutenir que les autorités nationales ont respecté leurs obligations positives au titre de la Convention, en mettant à la disposition de la requérante des recours aptes à faire examiner ses griefs et à lui accorder une réparation le cas échéant (paragraphes 49 et 59 ci-dessus).

64.  La Cour note ensuite que la requérante dénonce plusieurs défaillances du système de protection des victimes de la violence conjugale, qu’elle examinera ci-dessous.

i. Sur l’enquête relative aux mauvais traitements

65.  Comme elle l’a déjà constaté dans l’arrêt Bălşan (précité, § 63), la Cour note que, en l’espèce, la requérante avait à sa disposition un cadre réglementaire, fondé notamment sur les dispositions du code pénal réprimant de manière plus sévère les violences conjugales (paragraphe 32 ci-dessus) et sur celles de la loi no 217/2003 (paragraphe 33 ci-dessus), pour se plaindre de la violence dont elle disait être victime et pour demander la protection des autorités. La Cour recherchera ensuite si les règles et pratiques litigieuses – en particulier le respect par les autorités nationales des règles procédurales pertinentes et la manière dont les mécanismes de droit pénal ont été mis en œuvre en l’espèce – ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives s’imposant à l’État défendeur en vertu de la Convention (Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 79, 26 mars 2013).

66.  La Cour note que la requérante a saisi les autorités, les 23 décembre 2013 et 6 janvier 2014, pour dénoncer le comportement violent de son ex‑époux (paragraphe 9 ci-dessus). S’appuyant sur un certificat médico‑légal (paragraphe 8 ci-dessus), elle faisait notamment état de menaces et des violences que lui aurait infligées son ex-époux. Toutefois, la Cour constate que les autorités n’ont pas abordé les faits en la présente affaire du point de vue de la violence conjugale. Ainsi, la Cour note que la décision du parquet du 17 février 2015 de classer l’affaire était fondée sur les articles du nouveau code pénal qui répriment les violences entre particuliers et non pas sur les dispositions du code qui répriment plus sévèrement la violence conjugale (paragraphe 17 ci-dessus ; pour les dispositions du nouveau code pénal, voir paragraphe 32 ci-dessus). La Cour note ensuite que le tribunal de première instance, dans sa décision du 25 mai 2015, n’a pas donné une autre qualification juridique aux faits retenus à la charge de l’ex‑époux (paragraphe 21 ci-dessus).

67. La Cour insiste sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violences domestiques telles que reconnues dans la Convention d’Istanbul (paragraphe 38 ci-dessus) doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes (M.G. c. Turquie, précité, § 93). En l’espèce, elle constate que l’enquête interne menée par les autorités nationales n’a pas pris en compte ces spécificités.

68.  Qui plus est, la Cour estime que les conclusions auxquelles est arrivé le tribunal de première instance sont sujettes à caution. Ainsi, elle note que le tribunal a conclu que les menaces subies par la requérante n’étaient pas suffisamment graves pour être qualifiées d’infractions et qu’il n’y avait pas de preuve directe que les lésions de l’intéressée avaient été causées par son ex-époux (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour n’est pas convaincue que de telles conclusions aient l’effet dissuasif apte à enrayer un phénomène aussi grave que la violence conjugale. De plus, elle note que si aucune autorité interne n’a contesté la réalité et la gravité des lésions subies par la requérante, aucun élément d’enquête n’a permis d’identifier la personne responsable. Ainsi, elle observe que les autorités de l’enquête se sont limitées à entendre comme témoins les proches de la requérante (sa mère, sa fille et sa belle‑sœur ; paragraphe 14 ci‑dessus), mais qu’aucun autre élément de preuve n’a été recueilli afin d’identifier l’origine des lésions qu’a subies la requérante et, le cas échéant, les personnes responsables. Dans une affaire comme la présente, qui concerne des actes allégués de violence familiale, il revenait aux autorités d’enquête de prendre les mesures nécessaires pour éclaircir les circonstances de la cause ; de telles mesures auraient pu inclure par exemple l’audition de témoins supplémentaires, comme des voisins, ou la confrontation des témoins et parties (voir, mutatis mutandis, E.M. c. Roumanie, précité, §§ 66 et 68).

69.  La Cour note ensuite que le Gouvernement expose que l’effectivité de l’enquête a été compromise en raison du fait que la requérante n’a saisi les autorités que plusieurs jours après les incidents dénoncés, et que la violence physique qu’elle aurait subie a eu un caractère ponctuel (paragraphe 57 ci‑dessus). Toutefois, la Cour n’y voit pas d’arguments décisifs. En effet, elle note que la requérante a saisi les autorités dans les délais légaux et qu’à aucun moment les autorités de l’enquête ne lui ont indiqué que sa plainte pour menaces et violences était tardive. Les incidents dénoncés par la requérante auraient eu lieu les 17 et 22 décembre 2013 (paragraphe 7 ci-dessus), alors que la première plainte fut présentée par elle le 23 décembre 2013 (paragraphe 9 ci-dessus) ; on ne saurait estimer qu’un délai excessif s’est écoulé entre les faits et la saisine des autorités. Dès lors, dans les circonstances de la présente espèce, le comportement de la requérante ne démontre pas un défaut de diligence de sa part, d’autant plus que l’impact psychologique est un aspect important à prendre en considération dans des affaires de violence domestique (Valiulienė, précité, § 69). Qui plus est, le Gouvernement n’a pas établi devant la Cour que le délai dans le dépôt des plaintes a eu des conséquences directes sur l’enquête, rendant, par exemple, impossible l’examen de certains éléments matériels de preuve ou l’audition de certains témoins.

70.  La Cour ne saurait non plus donner un poids décisif au fait que la requérante n’a dénoncé aux autorités qu’un seul incident impliquant la violence physique. Elle note que la requérante a obtenu un certificat médico-légal attestant qu’elle avait besoin de trois à quatre jours de soins médicaux en raison des lésions qu’elle présentait (paragraphe 8 ci-dessus) et que le Gouvernement n’a pas contesté la gravité des lésions (paragraphe 57 ci-dessus). La Cour note ensuite qu’aucun élément n’a été présenté ni devant les autorités nationales ni devant elle pour envisager la présente affaire sous un autre angle que celui de la violence conjugale et le caractère ponctuel de l’incident dénoncé ne saurait mener à une autre conclusion.

71.  Il est vrai que la requérante a utilisé avec succès les dispositions de la loi no 217/2003 et que, le 13 mars 2014, le tribunal de première instance a délivré une ordonnance de protection en sa faveur pour une durée de six mois (paragraphe 23 ci-dessus). Elle relève également que la requérante soutient que son ex-époux n’a pas respecté les dispositions de l’ordonnance de protection (paragraphe 26 ci-dessus). Toutefois, la Cour observe que les allégations selon lesquelles l’intéressée a saisi la police à cet égard ne sont pas étayées par les éléments de preuve versés au dossier par les parties (paragraphes 26-27 ci-dessus). La Cour note néanmoins que l’ordonnance de protection a été rendue pour une période ultérieure aux incidents des 17 et 22 décembre 2013 dénoncés par la requérante et que les effets de cette ordonnance ont été sans conséquences sur l’effectivité de l’enquête pénale menée en l’espèce.

72.  Dès lors, la Cour estime que, même si le cadre juridique mis en place par l’État défendeur a offert une forme de protection à la requérante (paragraphe 65 ci-dessus), celle-ci est intervenue après les faits violents dénoncés et n’a pas pu remédier aux carences de l’enquête.

ii. Sur l’enquête relative à la violation du secret de la correspondance

73.  La Cour observe que le code pénal roumain réprime expressément l’infraction de violation du secret de la correspondance (pour les deux versions du code successivement en vigueur, voir les paragraphes 31 et 32 ci-dessus). Elle observe également que la requérante a saisi les autorités nationales dans le cadre de la procédure pénale pour violences et menaces pour se plaindre que son ex-époux aurait eu accès sans droit à ses communications électroniques et en aurait fait des copies (paragraphes 11 et 14 ci-dessus). Les autorités chargées de l’enquête pénale n’ont à aucun moment indiqué à la requérante que les faits qu’elle reprochait à son ex‑époux n’étaient pas de nature pénale et le Gouvernement n’a pas soutenu non plus devant la Cour que la voie pénale était inadéquate en l’espèce. L’argument du Gouvernement consiste plutôt à dire que la requérante n’a pas choisi la voie la plus opportune dans les circonstances et qu’elle aurait dû former une action civile en responsabilité délictuelle puisque les faits en cause visaient un particulier (paragraphe 49 ci-dessus). Or la Cour estime que la requérante s’est prévalue d’une voie de recours que le droit interne mettait à sa disposition et qu’elle a ainsi épuisé les voies de recours disponibles. L’existence d’une voie de recours alternative ne saurait mener à une autre conclusion (voir, mutatis mutandis, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39 in fine, CEDH 1999‑III, et M.K. c. Grèce, no 51312/16, § 55 in fine, 1er février 2018). Il s’ensuit que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement (paragraphe 49 ci-dessus) et qui avait été jointe au fond (paragraphe 51 ci-dessus), doit être rejetée.

74.  La Cour note ensuite que la requérante soutient qu’elle avait saisi les autorités qui examinaient déjà sa plainte pénale pour violences et menaces puisque, à son avis, il y avait un lien direct entre la violation de sa correspondance par son ex-époux et les actes de violence, les menaces et l’intimidation qu’elle disait avoir subis (paragraphe 55 ci-dessus). La Cour note que, tant en droit interne qu’en droit international, le phénomène de la violence domestique n’est pas perçu comme étant limité aux seuls faits de violence physique mais qu’il inclut, entre autres, la violence psychologique ou le harcèlement (paragraphes 33 et 34-42 ci‑dessus ; voir, mutatis mutandis, T.M. et C.M. c. République de Moldova, no 26608/11, § 47, 28 janvier 2014). De plus, la cyberviolence est actuellement reconnue comme un aspect de la violence à l’encontre des femmes et des filles et peut se présenter sous diverses formes dont les violations informatiques de la vie privée, l’intrusion dans l’ordinateur de la victime et la prise, le partage et la manipulation des données et des images, y compris des données intimes (paragraphes 36, 40 et 42 ci-dessus). Dans le contexte de la violence domestique, la cybersurveillance est souvent le fait des partenaires intimes (paragraphe 40 ci-dessus). La Cour accepte donc l’argument de la requérante selon lequel des actes tels que surveiller, accéder à ou sauvegarder sans droit la correspondance du conjoint peuvent être pris en compte lorsque les autorités nationales enquêtent sur des faits de violence domestique.

75.  Or, en l’espèce, la Cour note que la plainte pénale déposée par la requérante pour violation du secret de la correspondance n’a pas été examinée sur le fond par les autorités internes. Ainsi, elle constate que la demande de perquisition électronique de l’ordinateur de la famille formée par la requérante le 18 mars 2014 a été rejetée par la police de Tulcea au motif que les éléments susceptibles d’être recueillis de cette façon étaient sans rapport avec les infractions de menaces et de violences reprochées à M.V. (paragraphe 11 ci‑dessus). La Cour relève ensuite que la plainte pénale déposée le 11 septembre 2014 pour violation du secret de la correspondance a été rejetée par l’ordonnance du parquet du 17 février 2015 pour tardiveté (paragraphes 13 et 17 ci‑dessus). La Cour estime qu’en procédant ainsi les autorités de l’enquête ont fait preuve d’un formalisme excessif, d’autant plus que, selon les arguments de la requérante (paragraphe 55 ci-dessus), non contredits par le Gouvernement, le nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er février 2014, et donc avant la première demande de la requérante visant à obtenir une perquisition informatique de l’ordinateur de la famille, permettait la saisine d’office des autorités d’enquête dans le cas d’interception sans droit d’une conversation effectuée par tout moyen électronique de communication, la condition d’une plainte préalable étant prévue seulement pour l’ouverture, la soustraction, la destruction ou la rétention sans droit de la correspondance adressée à autrui (voir l’article 302 du nouveau code pénal, cité au paragraphe 32 ci-dessus).

76.  Quant à la décision définitive du 25 mai 2015 du tribunal de première instance selon laquelle la plainte de la requérante relative à la violation alléguée du secret de la correspondance était sans rapport avec l’objet de l’affaire et les données publiées sur les réseaux sociaux étaient publiques (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour estime que ses conclusions sont sujettes à caution. Elle rappelle avoir déjà accepté que des actes tels que surveiller, accéder à ou sauvegarder sans droit la correspondance du conjoint peuvent être pris en compte lorsque les autorités nationales enquêtent sur des faits de violence domestique (paragraphe 74 ci‑dessus). Elle estime que de telles allégations de violation de la correspondance appellent de la part des autorités un examen sur le fond afin de pouvoir appréhender de manière globale le phénomène de violence conjugale dans toutes ses formes.

77.  En outre, la Cour note que la requérante a allégué que son ex-époux avait abusivement consulté ses comptes électroniques, dont son compte Facebook, et qu’il avait fait des copies de ses conversations privées, de ses documents et de ses photos (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). Elle en déduit que la requérante faisait référence à un ensemble de données et de documents électroniques qui n’étaient pas limités aux données qu’elle aurait publiées sur les réseaux sociaux. La Cour estime que la conclusion du tribunal de première instance selon laquelle les données en cause étaient publiques est problématique dans la mesure où les autorités nationales n’ont pas procédé à un examen sur le fond des allégations de la requérante pour pouvoir ainsi qualifier la nature des données et des communications visées.

78. La Cour conclut donc que les allégations de la requérante selon lesquelles son ex-époux avait abusivement intercepté, consulté et sauvegardé ses communications électroniques n’ont pas été examinées sur le fond par les autorités nationales. Celles-ci n’ont pas procédé à des actes de procédure afin de recueillir des preuves permettant d’établir la réalité des faits ou leur qualification juridique. La Cour estime que les autorités ont fait preuve d’un formalisme excessif en écartant tout rapport avec les faits de violence conjugale que la requérante avait déjà portés à leur attention et qu’elles ont ainsi failli à prendre en considération les diverses formes que peut prendre la violence conjugale.

iii. Conclusion

79.  La Cour conclut que les autorités nationales n’ont pas abordé l’enquête pénale comme soulevant le problème spécifique de la violence conjugale (paragraphes 66-67 et 78 ci-dessus) et que, en procédant ainsi, ont failli de donner une réponse adaptée à la gravité des faits dénoncés par la requérante. L’enquête sur les actes de violence a été défaillante et aucun examen sur le fond de la plainte pour violation du secret de la correspondance, qui est, de l’avis de la Cour, étroitement liée à la plainte pour violences, n’a été effectué. Il y a dès lors eu manquement aux obligations positives au regard des articles 3 et 8 de la Convention et violation de ces dispositions.

A contre Croatie du 14 octobre 2010 Requête 55164/08

La Cour estime que la requérante aurait été mieux protégée des violences de son ex-mari si les autorités avaient eu une vue d’ensemble de la situation au lieu d’engager de nombreuses procédures distinctes.

Même si les tribunaux ont bien ordonné des mesures de protection, nombre d’entre elles – périodes de détention, amendes, traitement psycho-social et même peine d’emprisonnement – n’ont pas été exécutées, ce qui sape l’objectif même de dissuasion visé par ces sanctions. De fait, les recommandations visant à poursuivre le traitement psychiatrique, formulées assez tôt, n’ont été suivies d’effet qu’en octobre 2009 et encore seulement dans le cadre d’une procédure pénale sans lien avec les violences conjugales. Par ailleurs, on ne sait toujours pas avec certitude si B. a ou non déjà suivi un traitement psychiatrique.

Dès lors, le fait que les autorités n’aient pas mis en oeuvre des mesures ordonnées par les juridictions nationales visant, d’une part, à soigner les troubles psychiatriques de B., qui sont apparemment à l’origine de son comportement violent et, d’autre part, à protéger la requérante d’autres violences, a conduit à une violation du droit de celle-ci au respect de la vie privée pendant une période prolongée, au mépris de l’article 8.

Eu égard à cette conclusion, la Cour considère qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle des articles 2, 3 et 13.

L'ARTICLE 8 ET LE NOM OU PRÉNOM

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LE CHOIX DE L'USAGE D'UN NOM

JACQUINET et EMBAREK BEN MOHAMED c. BELGIQUE du 7 février 2023 requête n° 61860/15

Art 8 • Obligations positives • Refus des autorités nationales de remplacer le patronyme d’un père et de son fils par celui de la mère du premier requérant en application du principe de la fixité du nom • Insuffisance de l’indication des aspects identitaires de leur demande qui auraient dû justifier une exception à ce principe essentiel pour la sécurité juridique des rapports sociaux • Motifs invoqués dans la demande fondent l’examen par les autorités administratives puis le contrôle juridictionnel par le Conseil d’État • Large marge d’appréciation

a) Sur la question de savoir si l’affaire implique une obligation positive ou une ingérence

49.  S’agissant de la question de savoir si la présente affaire concerne une obligation positive ou une ingérence, la Cour estime que le refus des autorités nationales d’autoriser les requérants à modifier leurs noms se situe dans le champ des obligations positives de l’État au regard de l’article 8 de la Convention (voir, en ce sens, Henry Kismoun c. France, no 32265/10, §§ 26‑27, 5 décembre 2013, et Aktaş et Aslaniskender c. Turquie, nos 18684/07 et 21101/07, § 43, 25 juin 2019).

50.  La Cour rappelle que la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Stjerna, précité, § 38, Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 29, 6 septembre 2007, et Henry Kismoun, précité, § 26).

b) Sur l’observation de l’article 8

  1. Principes généraux

51.  La Cour souligne que le nom, en tant qu’élément d’individualisation principal d’une personne au sein de la société, appartient au noyau dur des considérations relatives au droit au respect de la vie privée et familiale (Losonci Rose et Rose c. Suisse, n664/06, § 51, 9 novembre 2010).

52.  Elle observe toutefois que l’attribution, la reconnaissance et l’usage des noms et des prénoms constituent un secteur où les particularités nationales sont fortes et où il n’y a pratiquement pas de points de convergence entre les systèmes internes des États contractants. En effet, ce domaine reflète la grande diversité des États membres du Conseil de l’Europe ; dans chacun de ces pays, l’usage des noms propres est influencé par une multitude de facteurs d’ordre historique, linguistique, religieux et culturel, de sorte qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de trouver un dénominateur commun (Stjerna, précité, § 39, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Boulgakov c. Ukraine, no 59894/00, § 43, 11 septembre 2007).

53.  Aux yeux de la Cour, les États ont un intérêt à réglementer l’usage du nom. Ainsi, des restrictions légales aux possibilités de changement de nom peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population, de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et de relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Stjerna, précité, § 39, Johansson, précité, § 35, Golemanova c. Bulgarie, no 11369/04, § 39, 17 février 2011, et Henry Kismoun, précité, § 31).

54. La Cour souligne par ailleurs que l’article 8 de la Convention ne garantit pas un droit inconditionnel de changer de nom. Aussi, dans le domaine de la réglementation du changement de nom, les États contractants jouissent d’une large marge d’appréciation. En vertu du principe de subsidiarité, elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour définir la politique la plus opportune en la matière (Stjerna, précité, § 39). Sa tâche ne consiste point à contrôler in abstracto la loi et la pratique pertinentes (Johansson, précité, § 31).

55.  La Cour souligne que les autorités nationales sont en principe mieux placées qu’elle pour apprécier les motifs invoqués par la personne souhaitant changer de nom (Aktaş et Aslaniskender, précité, § 47).

56.  Pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans un cas donné, la Cour doit examiner si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu, eu égard à l’ample marge d’appréciation dont elles disposent (paragraphe 54 ci-dessus et Henry Kismoun, précité, § 30).

57. Enfin, bien que l’article 8 ne renferme aucune exigence procédurale explicite, il importe, afin d’assurer la jouissance effective des droits garantis par cette disposition, que le processus décisionnel soit équitable et permette de respecter comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par cette disposition (Golemanova, précité, § 40, R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 191, CEDH 2011 (extraits), et Henry Kismoun, précité, § 29).

  1. Examen par la Cour dans de précédentes affaires

58.  La Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention dans plusieurs affaires concernant une procédure nationale de changement de nom en considérant que, eu égard à la motivation donnée par les autorités nationales à l’appui d’un refus de changement de nom, celles-ci n’avaient pas suffisamment mis en balance les intérêts concurrents en jeu.

59.  Ainsi, la Cour a conclu à la violation de l’article 8 en ce que les juridictions internes avaient procédé à un examen « purement formaliste » des textes législatifs et réglementaires applicables (Aktaş et Aslaniskender, précité, § 47). La Cour a également conclu à la violation de l’article 8 de la Convention dans un cas où les autorités nationales avaient rejeté une demande de changement de nom sans avoir pris en compte l’aspect identitaire de cette demande, à savoir le fait que le requérant cherchait à porter un nom unique (Henry Kismoun, précité, § 36). Dans une autre espèce, la Cour est parvenue à une conclusion identique de violation dès lors que les autorités internes n’avaient pas avancé de justification à l’appui du refus de changement de nom (Garnaga c. Ukraine, no 20390/07, § 41, 16 mai 2013).

60.  En revanche, dans d’autres affaires, la Cour a estimé que le refus de changement de nom n’emportait pas violation de l’article 8 de la Convention dès lors que les autorités nationales avaient suffisamment motivé leurs décisions au regard des intérêts en jeu (Macalin Moxamed Sed Dahir c. Suisse (déc.), no 12209/10, § 32, 15 septembre 2015). En outre, la Cour a considéré que le simple fait qu’un nom puisse avoir une connotation négative ne signifie pas que le refus de permettre un changement de patronyme constitue une violation de l’article 8 de la Convention (Stjerna, précité, § 42, et Macalin Moxamed Sed Dahir, décision précitée, § 31).

  1. Examen du cas d’espèce

61.  La Cour note tout d’abord qu’en droit belge, la décision de changement de nom constitue une mesure exceptionnelle. Le changement de nom n’était autorisé à l’époque des faits que si la demande était fondée sur des motifs sérieux et que le nom sollicité ne prêtait pas à confusion et ne pouvait nuire au requérant ou à des tiers (paragraphe 16 ci-dessus). Par ces conditions, ainsi que l’a rappelé la ministre de la Justice en l’espèce, la loi belge entend maintenir la fixité du nom, jugée essentielle à la tenue de l’état civil et au maintien de l’ordre au sein de la société et des familles (paragraphe 10 ci-dessus).

62.  La Cour admet qu’il est de l’intérêt public de garantir la stabilité du nom de famille, en vue de la sécurité juridique des rapports sociaux. Elle a déjà considéré à cet égard que le nom conserve un rôle déterminant pour l’identification des personnes (Johansson, précité, § 37, et Henry Kismoun, précité, § 32). Les États contractants peuvent dès lors subordonner un changement de nom à des conditions strictes.

63.  La question qui se pose en l’espèce au regard de l’article 8 de la Convention est celle de savoir si, eu égard à la large marge d’appréciation dont elles disposent (paragraphe 54 ci-dessus), les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu que sont, d’une part, l’intérêt invoqué par les requérants à porter le nom de famille maternelle du premier requérant et, d’autre part, l’intérêt public de la fixité du nom dans l’ordre social.

64.  La Cour rappelle à cet égard que les autorités nationales doivent examiner avec rigueur les moyens ayant trait aux « droits et libertés » garantis par la Convention dont elles sont saisies. Il s’agit là d’un corollaire du principe de la subsidiarité qui est au fondement de la Convention (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 72, CEDH 2013 (extraits)).

65.  La Cour rappelle par ailleurs que c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, notamment, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018) et, en l’occurrence, les conditions requises par la loi belge du 15 mai 1987 pour pouvoir changer de nom. Le rôle de la Cour n’est pas de contrôler si les autorités nationales ont correctement appliqué cette loi mais il consiste à vérifier, conformément à l’article 19 de la Convention, si celles-ci ont respecté la Convention dans l’application de cette loi.

66.  La Cour observe à cet égard qu’en droit belge, ce sont les motifs invoqués dans la demande qui fondent l’examen par les autorités administratives et ensuite le contrôle juridictionnel par le Conseil d’État (paragraphe 22 ci-dessus). La Cour ne voit rien d’arbitraire ni de manifestement déraisonnable dans cette approche qui exige du requérant qu’il démontre dans sa demande le caractère sérieux des motifs qu’il invoque pour pouvoir déroger au principe de la fixité du nom (voir Radomilja, précité, § 149).

67.  En l’espèce, le premier requérant, à l’appui de sa demande, faisait valoir un sentiment d’être étranger à son nom qu’il tenait d’un père qu’il n’aurait pas vraiment connu, celui-ci étant par ailleurs décédé, de même que sa famille, ainsi qu’un besoin de reprendre le nom de sa mère, qui l’avait élevé seule, pour « se sentir bien dans sa peau » (paragraphe 4 ci-dessus).

68.  La demande formée par les requérants fit l’objet de deux avis défavorables, l’un comme l’autre motivés, émanant respectivement du parquet (paragraphe 7 ci-dessus) et du service public fédéral de la Justice (paragraphe 8 ci-dessus).

69.  Á la suite de ces avis, la ministre de la Justice refusa la demande des requérants en considérant que l’exigence légale d’une situation exceptionnelle n’était pas satisfaite. Elle a estimé que les motifs avancés par le premier requérant ne paraissaient pas suffisamment « sérieux », mais étaient « de nature subjective et sentimentaux ». Elle a relevé que le nom « Jacquinet » n’était pas raisonnablement, ni objectivement, de nature à causer un préjudice par lui-même et que la modification n’était souhaitée qu’en ce qu’elle renvoyait à une relation filiale déficiente, alors qu’il n’est pas exceptionnel qu’une telle dégradation intervienne spécialement après la séparation des parents. Elle a ajouté qu’il n’était pas démontré que le père du premier requérant avait commis une faute grave à l’égard de ce dernier qui rende le port de son nom intolérable et justifie sa modification par une telle procédure extraordinaire. Concernant le second requérant, la ministre considéra que la demande ne paraissait pas recevable étant donné que sa nationalité belge n’était pas établie et était hautement douteuse. Elle a rappelé qu’elle ne pouvait recevoir que des demandes de changement de nom émanant de personnes de nationalité belge, en application de l’article 36, alinéa 2 du code de droit international privé. Elle ajouta qu’en tout état de cause, la demande du second requérant n’était pas fondée (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).

70.  Le Conseil d’État a rejeté le recours des requérants formé contre cette décision de refus de la ministre de la Justice. La Cour observe à cet égard que dans son arrêt, le Conseil d’État s’est référé à la jurisprudence de la Cour au regard de l’article 8 de la Convention (paragraphe 15 ci-dessus). Il a rappelé que, dès lors que dans l’intérêt public, la loi peut instaurer des restrictions au changement de nom et qu’au regard de l’article 8 de la Convention, il est laissé aux États parties un large pouvoir d’appréciation.

71.  En l’espèce, le Conseil d’État a plus particulièrement relevé que l’on n’apercevait pas en quoi la décision de la ministre aurait porté atteinte au droit à la vie privée du premier requérant, alors que celui-ci a porté son nom actuel bien au-delà de l’âge de sa majorité, sans entreprendre aucune démarche en ce sens avant juillet 2010. Á cet égard, la Cour note avec le Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessus) que le premier requérant a vécu pendant trente-cinq ans en portant le nom « Jacquinet » avant d’en demander la modification et qu’il a introduit, pour des motifs qui lui sont propres, sa demande en 2010, soit plusieurs années après la séparation de ses parents (1978), le décès de son père (1996) et la naissance de son enfant (2005).

72.  La Cour observe également que la demande de changement de nom (paragraphe 4 ci-dessus) n’étayait pas davantage les aspects identitaires invoqués par le premier requérant, alors qu’en droit belge, ce sont les raisons invoquées dans la demande de changement de nom qui fondent l’examen par les autorités internes (paragraphes 16 et 22 ci-dessus). Le Conseil d’État a ainsi relevé en l’espèce qu’aucune référence n’avait été faite dans la demande de changement de nom à un quelconque abandon avéré par le père ou à un manquement grave de celui-ci à ses obligations parentales. Il a par ailleurs estimé que les arguments développés a posteriori n’avaient ajouté aucun élément concret et ne pouvaient contredire l’affirmation de la ministre de la Justice selon laquelle il n’a pas été démontré que le père décédé avait commis une faute grave à l’égard du premier requérant qui rende le port de son nom intolérable et justifie sa modification (paragraphe 12 ci-dessus).

73.  Les autorités internes ont donc fait prévaloir le principe de la fixité du nom dès lors qu’à leur estime, les requérants n’ont pas suffisamment indiqué les aspects identitaires de leur demande qui auraient dû justifier une exception à ce principe essentiel pour la sécurité juridique des rapports sociaux. La Cour ne voit pas de raisons sérieuses de nature à remettre en cause cette appréciation au regard de l’article 8 de la Convention, lequel ne garantit pas un droit inconditionnel à changer de nom (paragraphe 62 ci-dessus). Elle rappelle que si la décision de refus de la ministre a été soumise au contrôle du Conseil d’État, elle a également été précédée de deux avis négatifs, l’un et l’autre motivés et émanant respectivement du parquet après enquête et de l’administration compétente (paragraphes 7-8 ci-dessus).

74.  Contrairement à ce que suggèrent les requérants, la Cour n’est pas convaincue par le fait que le Conseil d’État se soit référé formellement au seul « droit à la vie privée » dans un attendu de sa motivation, sans y mentionner expressément la vie familiale, puisse être compris comme l’absence d’une prise en compte de l’ensemble des intérêts du premier requérant au regard de l’article 8 de la Convention (paragraphe 53 ci-dessus ; voir également Golemanova, précité, §§ 47-48). Aucun élément ne permet d’établir le contraire. En réalité, il n’a été fait référence à la seule vie privée qu’en lien avec l’absence de démarches accomplies par le premier requérant avant juillet 2010.

75.  En outre, le fait que le Conseil d’État ait indiqué au terme de son examen au titre de l’article 8 de la Convention qu’il ne pouvait substituer son appréciation en opportunité à celle de l’autorité administrative si ce n’est dans le cas d’une erreur manifeste d’appréciation, n’est pas, en soi, problématique au regard de cette disposition. En effet, l’article 8 de la Convention n’exige pas de la juridiction nationale qu’elle se substitue à l’autorité administrative dans l’exercice de ses missions. Il requiert toutefois de la juridiction nationale compétente qu’elle contrôle si l’autorité a procédé à une mise en balance réelle et suffisante des intérêts en jeu au regard de l’article 8 de la Convention, en tenant compte des intérêts invoqués par les requérants à l’appui de leur demande et des motifs concurrents d’intérêt général tenant à la fixité du nom dans l’ordre social.

76.  Il ressort, à cet égard, de la jurisprudence du Conseil d’État que celui‑ci a annulé plusieurs décisions de refus de changement de nom qui n’étaient pas adéquatement motivées au regard des raisons invoquées dans les demandes de changement de nom, en tenant compte des exigences de l’article 8 de la Convention (paragraphes 24-26 ci-dessus).

77.  En l’occurrence, la Cour ne peut considérer dans les circonstances de l’espèce que le contrôle pratiqué par le Conseil d’État a été insuffisant au regard de ces exigences, ni qu’il a été purement formaliste (voir, a contrario, Aktaş et Aslaniskender, précité, § 47).

78.  En ce qui concerne plus spécialement la demande du second requérant, force est de constater que celle-ci ne contenait pas de motifs distincts de celle faite par le premier requérant (paragraphe 4 ci-dessus). En toute hypothèse, la Cour observe à la suite du Gouvernement qu’il ressort du formulaire de la requête introduite devant la Cour que le second requérant ne porte pas le nom du premier requérant mais celui de sa mère. Dans ces conditions, et indépendamment même de la controverse qui existe entre les parties à propos de sa nationalité belge (paragraphes 40 et 47 ci-dessus), la Cour ne voit pas de raisons de remettre en cause le rejet, par les autorités internes, de la demande du second requérant au regard de l’article 8 de la Convention.

79.  En conclusion, compte tenu de la demande formée par les requérants, des conditions fixées par le droit interne et de la large marge d’appréciation dont les États contractants disposent en ce domaine, il ne pourrait être considéré que les autorités nationales ont excédé celle-ci en faisant prévaloir, dans les circonstances de l’espèce, le principe de la fixité du nom. En outre, la Cour ne voit pas davantage de raisons de remettre en cause l’équité du processus décisionnel (paragraphe 57 ci-dessus). Les requérants n’ont, du reste, élevé aucune contestation à cet égard.

80.  Par conséquent, l’article 8 de la Convention n’a pas été violé.

Muna MACALIN MOXAMED SED DAHIR contre la Suisse du 8 octobre 2015 requête du 8 octobre 2015

Irrecevabilité : la demande de changement d'écriture avec la volonté de garder une double écriture n'a pas de sens en langues suisses.

En 2003, elle épousa M. Sed Dahir, lui aussi ressortissant somalien. En 2005, elle demanda à l’autorité compétente l’autorisation de porter son nom de jeune fille en complément du nom de famille de son époux, ce qui lui fut accordé. Depuis lors, la requérante s’appelle Muna Macalin Moxamed Sed Dahir. En somali, son nom de jeune fille se prononce « Moalim Mohamed ». Or, lorsque le nom de jeune fille de la requérante est prononcé selon les règles de prononciation occidentales, il prend une signification particulière dans la langue maternelle de la requérante. Ainsi, en somali, le mot « macalin » signifie « peau pourrie » et le mot « moxamed » signifie « toilettes ».

a) Sur l’applicabilité de l’article 8

21. La Cour observe qu’il n’est pas contesté par le Gouvernement que, d’une manière générale, l’objet du grief entre dans le champ d’application de l’article 8. Pour sa part, elle estime, comme dans plusieurs affaires similaires portant sur le choix ou le changement des noms ou des prénoms de personnes physiques, que cette problématique entre dans le champ d’application de cette disposition, étant donné que les nom et prénom concernent la vie privée et familiale de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 24, série A no 280‑B ; Stjerna c. Finlande, 25 novembre 1994, § 37, série A no 299-B ; Baylac‑Ferrer et Suarez c. France (déc), no 27977/04, 25 septembre 2008 ; Golemanova c. Bulgarie, no 11369/04, § 37, 17 février 2011 et Henry Kismoun c. France, no 32265/10, § 25, 5 décembre 2013).

b) Sur l’observation de l’article 8

22. La Cour note ensuite que le refus des autorités d’autoriser une personne à changer son nom de famille ne saurait nécessairement passer pour une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé au respect de sa vie privée, comme l’aurait été, par exemple, l’obligation de changer de patronyme. Toutefois – la Cour l’a dit à plusieurs reprises –, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice du droit protégé, il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Stjerna, précité, § 38, Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 29, 6 septembre 2007 et Henry Kismoun c. France, précité, § 26).

23. Lors de la détermination de cet équilibre, il échet néanmoins de tenir compte de la marge d’appréciation laissée à l’État dans le domaine en question. Or l’attribution, la reconnaissance et l’usage des noms et des prénoms constituent un secteur où les particularités nationales sont les plus fortes et où il n’y a pratiquement pas de points de convergence entre les systèmes internes des États contractants. En effet, ce domaine reflète la grande diversité des pays membres du Conseil de l’Europe ; dans chacun de ces pays, l’usage des noms propres est influencé par une multitude de facteurs d’ordre historique, linguistique, religieux et culturel, de sorte qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de trouver un dénominateur commun (Stjerna précité, § 39, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Boulgakov c. Ukraine, no 59894/00, § 43, 11 septembre 2007). La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour définir la politique la plus opportune en matière de réglementation de changement des noms, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Stjerna, précité, § 39). Sa tâche ne consiste donc point à contrôler in abstracto la loi et la pratique pertinentes, mais à rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant a enfreint la Convention (Johansson, précité, § 31 et Henry Kismoun c. France, précité, § 28).

24. Il en va de même concernant l’indication des noms et des prénoms d’origine étrangère dans les documents officiels. La Cour observe que la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe dont la langue ou les langues officielles utilisent l’alphabet latin ont opté pour une simple reproduction littérale du nom tel qu’il est écrit dans la langue d’origine, même si la différence de valeur phonétique de certains caractères dans les deux langues est susceptible d’engendrer des difficultés et des malentendus quant à la prononciation. En d’autres termes, c’est alors l’écriture et non la prononciation du nom qui l’emporte. La Cour note en outre, bien que la Suisse n’ait pas ratifié cette convention, que cette approche inspirée du principe de certitude juridique est par ailleurs reflétée à l’article 2 de la convention no 14 de la Commission internationale de l’état civil (voir, mutatis mutandis, Mentzen c. Lettonie (déc.), no 71074/01, CEDH 2004‑XII).

25. La Cour rappelle également que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. L’article 8 ne renferme certes aucune exigence procédurale explicite mais il importe, pour la jouissance effective des droits garantis par cette disposition, que le processus décisionnel soit équitable et permette de respecter comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par cette disposition (Golemanova, précité, § 40 et R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 191, CEDH 2011 (extraits)).

26. La question principale qui se pose est celle de savoir si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu qui sont, d’une part, l’intérêt privé de la requérante à ce que la graphie de son nom corresponde à sa prononciation et, d’autre part, l’intérêt public à réglementer le choix des noms.

27. En ce qui concerne l’intérêt public, la Cour réitère que des restrictions légales à la possibilité de changer son nom peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population ou de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et de relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Stjerna, précité, § 39, Johansson, précité, § 34 et Henry Kismoun c. France, précité, § 31).

28. Le Gouvernement soutient que l’objectif poursuivi par l’application faite en l’espèce de l’article 30 alinéa 1 du code civil est fondé sur le principe de l’immuabilité du nom de famille, élément de sécurité juridique, qui ne connaît que des assouplissements limités. La Cour admet qu’il est de l’intérêt public de garantir la stabilité du nom de famille, en vue de la sécurité juridique des rapports sociaux. Elle a déjà rappelé à cet égard que le nom conserve un rôle déterminant pour l’identification des personnes (Johansson, précité, § 37 et Henry Kismoun c. France, précité, § 32).

29. Or la Cour remarque en premier lieu que la demande de la requérante ne correspond pas à un changement de nom à proprement parler. Celle-ci tend à modifier la graphie du nom qu’elle porte actuellement de façon à ce qu’elle corresponde aux règles de prononciations occidentales. Cependant, ainsi que l’ont noté le tribunal supérieur du canton et le Tribunal fédéral (voir paragraphe 12 ci-dessus), la requérante ne cherchait pas à remplacer l’ancienne orthographe par la nouvelle mais à conserver les deux orthographes. Il apparaît donc que la requérante souhaitait pouvoir user des deux orthographes de son nom selon les circonstances et, notamment, selon le pays où elle se trouve. Une telle situation irait nettement à l’encontre du principe de l’unité du nom de famille.

30. Pour éviter cet écueil, les autorités suisses ont fait part à la requérante de la nécessité de faire modifier l’orthographe de son nom auprès des autorités somaliennes. Cependant, la requérante n’a pas indiqué avoir entamé de telles démarches mais s’est contentée de fournir un document portant un ancien timbre officiel somalien reconnaissant les deux orthographes comme ayant la même valeur.

31. Par ailleurs, la Cour note que la situation dont se plaint la requérante ne se présente que lorsque son nom est prononcé selon les règles de prononciation occidentales en présence de personnes comprenant le somali. Or pour autant que la requérante se plaint du sens apparemment outrancier acquis par son patronyme, la Cour rappelle avoir conclu dans des circonstances approchantes que le seul fait qu’un nom se prête à un sobriquet ne suffit pas pour fonder une atteinte aux droits garantis par l’article 8 de la Convention (Siskina et Siskins c. Lettonie (déc), no 59727/00, 8 novembre 2001).

32. En outre, la demande de la requérante a fait l’objet d’un examen approfondi tant par les autorités administratives que par les différentes juridictions et les décisions y relatives étaient longuement motivées.

33. Eu égard à ce qui précède, et en particulier au fait que la demande de la requérante résulterait en l’usage concomitant de deux graphies différentes de son nom, et compte de tenu de la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales en la matière, la Cour ne saurait déceler aucune apparence de violation de l’article 8 de la Convention.

34. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Sur le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention

35. La requérante affirme être victime d’une discrimination fondée sur la langue dans la mesure où sa demande a été refusée au motif que son nom n’avait pas de signification blessante dans une des langues officielles de la Suisse.

36. La requérante soutient par ailleurs être victime d’une différence de traitement discriminatoire vis-à-vis de certains immigrants d’origine polonaise à qui un changement de nom est autorisé.

37. Le Gouvernement argue que les critères appliqués sont les mêmes quelle que soit la personne. Il indique que le seul fait pertinent est que, sauf dans des circonstances exceptionnelles, le nom de la requérante n’est pas perçu par les tiers comme ayant une connotation particulière.

38. Le Gouvernement avance en outre que l’adaptation de la graphie à la prononciation ne serait admise que dans des circonstances exceptionnelles où il est impossible aux Suisses sans connaissance de la langue en question de prononcer le nom. À cet égard, la situation des personnes portant un nom d’origine polonaise et celle de la requérante ne seraient pas comparables et, par conséquent, il ne saurait y avoir violation de l’article 14 de la Convention.

39. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, une question ne peut se poser au regard de l’article 14 que lorsqu’il existe une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables (voir parmi beaucoup d’autres Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 108, CEDH 2014).

40. La Cour estime que la langue dans laquelle la prononciation occidentale du nom de la requérante a une signification offensante a un impact majeur sur l’ampleur de l’atteinte possible à sa vie privée. La Cour renvoie sur ce point à ses conclusions concernant l’article 8 (voir paragraphe 31 ci-dessus). La Cour conclut donc que la situation de la requérante n’est pas comparable à celle de ceux dont le nom aurait une signification ridicule ou humiliante dans une langue aussi largement répandue que le sont les langues nationales.

41. Par ailleurs, la Cour note que les immigrants d’origine polonaise dont il est question en l’espèce ont été autorisés à changer de nom parce que celui-ci était imprononçable par des personnes suisses. La requérante, elle, souhaite modifier l’orthographe de son patronyme en raison de sa signification, dans une langue étrangère, lorsqu’il est prononcé « à l’occidentale ». En revanche, elle n’argue pas de ce que son nom serait impossible à prononcer par des personnes sans connaissance du somali. Par conséquent, la Cour estime que la requérante ne se trouve pas dans une situation comparable à celle des personnes portant un nom d’origine polonais.

42. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Arrêt Burghattz contre Suisse du 22/02/1994 Hudoc 449 requête 16213/90

La Cour protège le droit pour un couple de choisir entre le nom de famille de l'épouse ou du mari:

"Rien ne différencie non plus le choix, par les époux, de l'un de leurs patronymes, de préférence à l'autre, comme nom de famille () il n'est pas délibéré dans le chef du mari que dans celui de la femme. Il ne justifie donc pas de l'assortir de conséquences variant selon le cas"

Imposer à un couple, le port du nom du mari à celui de l'épouse, manque de justification objective et raisonnable dans une période ou l'égalité des sexes, doit être assuré.

Partant, il y a violation de l'article 14+8.

Considérant que les faits sont condamnés sous l'angle des articles 14+8, il n'est nul besoin de les réexaminer sous l'angle de l'article 8 de la Convention.

Arrêt Losonci Rose et Rose contre Suisse du 9 NOVEMBRE 2010 requête 664/06

LES FAITS

Les requérants sont Laszlo Losonci Rose, un ressortissant hongrois, et Iris Rose, son épouse, binationale suisse et française. Ils sont nés respectivement en 1949 et 1955, et résident à Uetendorf (canton de Berne, Suisse).

Les requérants, souhaitant se marier, demandèrent à garder leur nom respectif plutôt que de choisir un double nom pour l’un des deux. Ils firent valoir les difficultés de changement de nom selon les droits hongrois et français et le fait que la requérante, occupant une fonction importante dans l’administration fédérale, était connue sous son nom de jeune fille. Ils firent en outre savoir qu’ils avaient l’intention de résider ensemble en Suisse après leur mariage. Le requérant exprima ainsi le souhait que son nom soit régi par le droit hongrois – son droit national – lui permettant de porter exclusivement son nom2.

Devant le rejet de sa demande et de son recours, les requérants décidèrent pour pouvoir se marier de choisir le nom de l’épouse comme « nom de famille » au sens du droit suisse. Ils se marièrent le 23 juillet 2004 et dans le registre de l’état civil, les noms des époux furent inscrits comme « Rose » pour la requérante et « Losonci Rose, né Losonci » pour le requérant, qui demanda après le mariage à remplacer dans le registre de l’état civil le double nom qu’il avait « provisoirement » choisi par le seul nom « Losonci », comme prévu par le droit hongrois, sans pour autant modifier le nom de son épouse.

Le 24 mai 2005, le Tribunal fédéral estima que la demande du requérant de porter le nom de sa femme comme nom de famille avait rendu obsolète son option de soumettre son nom au droit hongrois. Par ailleurs, les requérants ayant fait valoir la non-conformité à la Constitution de ce refus, le Tribunal fédéral, s’il reconnut que les dispositions légales en question, prises dans leur ensemble, étaient contraires au principe de l’égalité de traitement entre les sexes, dit qu’il ne lui était pas possible d’introduire des modifications du droit du nom qui avaient été refusées par le législateur. Une révision visant à rendre conforme à la Constitution le droit au nom avait en effet été rejetée le 22 juin 2001 par le Parlement fédéral.

VIOLATION DE L'ARTICLE 8 + 14

Les tribunaux suisses ont estimé que le requérant ne pouvait pas soumettre la détermination de son nom à son droit national – qui lui aurait permis de garder son propre nom après le mariage. Les requérants peuvent se prétendre victimes d’un traitement différent entre des personnes placées dans des situations analogues puisque le droit suisse permet, dans le cas de figure d’un homme suisse et d’une femme d’origine étrangère, que la femme puisse soumettre son nom à son droit national.

Les autorités suisses disent avoir poursuivi le but légitime de manifester l’unité de la famille à travers l’unité du « nom de famille ». La Cour, si elle rappelle la latitude dont jouissent les Etats qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme concernant les mesures visant à manifester l’unité de la famille, redit que seules des raisons impérieuses peuvent justifier une différence de traitement fondée exclusivement sur le sexe.

Un consensus se dessine au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe quant au choix du nom de famille des époux sur un pied d’égalité et les travaux des Nations Unies se dirigent vers la reconnaissance du droit pour chaque conjoint de conserver l’usage de son nom de famille original ou de participer sur un pied d’égalité au choix d’un nouveau nom de famille.

Or le requérant a été empêché de garder son nom après le mariage, ce qu’il aurait pu faire si les requérants avaient été de sexe inverse. La Cour estime que l’impossibilité qu’a prononcée le Tribunal fédéral d’introduire des modifications précédemment refusées par le législateur ne change en rien la responsabilité internationale de la Suisse au titre de la Convention. Par ailleurs, la Cour ne partage pas le point de vue du Gouvernement selon lequel le requérant n’a pas subi de préjudice grave. Elle rappelle en effet que le nom, en tant qu’élément d’individualisation principal d’une personne au sein de la société, appartient au noyau dur des considérations relatives au droit au respect de la vie privée et familiale.

Ainsi, la justification avancée par le Gouvernement ne paraissant pas raisonnable et la différence de traitement s’avérant discriminatoire, la Cour conclut que le régime en vigueur en Suisse engendre une discrimination entre les couples binationaux, selon que c’est l’homme ou la femme qui possède la nationalité suisse et qu’il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

Arrêt B contre France du 25/03/1992 Hudoc 353 requête 13343/87

La C.E.D.H a constaté que le fait de refuser à une  transsexuelle de changer son prénom de Norbert à Lyne-Antoinette, est une violation de l'article 8 de la Convention alors que l'usage d'un nom est possible et qu'une jurisprudence permet de choisir un prénom neutre comme Dominique, Claude ou Camille.

Le fait d'obliger une transsexuelle de garder un nom masculin sur ses papiers l'empêche de trouver un emploi et partant, est une violation de l'article 8 de la Convention.

Enfin, contraindre les individus qui veulent changer de sexe, à devoir se faire opérer à l'étranger avec des risques importants et sans soutien psychologique, est aussi une violation de l'article 8 de la Convention.

Arrêt Guillot contre France du 24/10/1996 Hudoc 659 requête 22500/93

La Cour ne constate pas la violation de l'article 8 pour l'interdiction de donner le nom "Fleur de Marie" à une fillette.

L'intérêt de l'Enfant prime sur la liberté de choix des parents:

"La Cour note qu'il n'est pas contesté que l'enfant porte couramment et sans entrave le prénom litigieux et que les juridictions françaises qui ont considéré l'intérêt de l'enfant  ont accueilli la demande  subsidiaire des requérants tendant à l'inscription du prénom "Fleur-Marie".

Eu égard à ce qui précède, la Cour ne trouve pas que les désagréments dénoncés par les requérants soient suffisants pour une question de manquement un respect de la vie privée et familiale sous l'angle du paragraphe 1 de l'article 8.

Partant il n'y a pas eu violation de l'article 8"

Henry Kismoun contre France du 5 décembre 2013 requête N°32265/10

Chacun a droit de porter un nom unique et non pas composé 

b)  Sur la question de savoir si l’affaire implique une obligation positive ou une ingérence

26.  La Cour relève ensuite que selon le Gouvernement, le refus des autorités nationales d’accéder à la demande de changement de nom du requérant ne s’analyse pas en une ingérence dans sa vie privée et n’est constitutif, y compris dans le cadre des obligations positives de l’Etat, d’aucune atteinte à ce droit. Le refus des autorités d’autoriser une personne à changer son nom de famille ne saurait, pour la Cour, passer nécessairement pour une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé au respect de sa vie privée, comme l’aurait été, par exemple, l’obligation de changer de patronyme. Toutefois - la Cour l’a dit à plusieurs reprises -, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice du droit protégé, il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Stjerna, précité, § 38, et Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 29, 6 septembre 2007).

27.  En l’espèce, et avec le Gouvernement, la Cour estime que la décision du Garde des Sceaux s’analyse en un refus de changer un nom qui était parfaitement conforme à l’identification du requérant selon le droit français, au profit d’un nom très différent. La Cour considère qu’eu égard à cette circonstance, la présente affaire se situe dans le champ des obligations positives de l’Etat.

c)  Sur l’observation de l’article 8

28.  La Cour rappelle que dans le domaine en cause, les Etats contractants jouissent d’une large marge d’appréciation. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour définir la politique la plus opportune en matière de réglementation de changement des noms, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Stjerna, précité, § 39). Sa tâche ne consiste donc point à contrôler in abstracto la loi et la pratique pertinentes, mais à rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant a enfreint la Convention (Johansson, précité, § 31).

29.  La Cour rappelle également que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. L’article 8 ne renferme certes aucune exigence procédurale explicite mais il importe, pour la jouissance effective des droits garantis par cette disposition, que le processus décisionnel soit équitable et permette de respecter comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par cette disposition (Golemanova, précité, § 40 ; R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 191, CEDH 2011 (extraits)).

30.  La question principale qui se pose est celle de savoir si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu qui sont, d’une part, l’intérêt privé du requérant à porter son nom algérien et, d’autre part, l’intérêt public à réglementer le choix des noms.

31.  En ce qui concerne l’intérêt public, la Cour réitère que des restrictions légales à la possibilité de changer son nom peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population ou de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et de relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Stjerna, précité, § 39, et Johansson, précité, § 34).

32. Le Gouvernement soutient que l’objectif poursuivi par l’application faite en l’espèce de l’article 61 du code civil est guidé par le principe de fixité du nom, élément de sécurité juridique et de stabilité de l’état civil, qui ne connaît que des assouplissements limités. La Cour admet qu’il est de l’intérêt public de garantir la stabilité du nom de famille, en vue de la sécurité juridique des rapports sociaux. Elle a déjà rappelé à cet égard que le nom conserve un rôle déterminant pour l’identification des personnes (Johansson, précité, § 37).

33.  En l’espèce, la Cour observe que le requérant a demandé que soit substitué à son nom de famille Henry, nom de sa mère qui l’avait abandonné à l’âge de trois ans, le nom de son père, Kismoun, qui l’a élevé en Algérie à compter de cet âge, sous lequel il a grandi dans ce pays de 1961 à 1977 et qui est celui de son frère décédé et de sa famille. Il faisait valoir qu’à l’occasion de démarches effectuées pour rechercher sa mère, il apprit qu’il avait une autre identité selon l’état civil français que celle sous laquelle il était connu selon l’état civil algérien. Il arguait essentiellement vouloir reprendre l’état civil qui était le sien jusqu’en 1977 afin d’avoir un nom unique.

34.  Statuant sur le recours du requérant, la cour administrative d’appel a considéré que le Garde des Sceaux n’avait pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en considérant que le requérant n’avait pas établi la réalité de son abandon par sa mère à l’âge de trois ans et que ce motif affectif, ainsi invoqué, ne suffisait pas à lui conférer un intérêt légitime au sens de l’article 61 du code civil.

35.  La Cour observe que le Garde des Sceaux a fondé en partie sa décision sur le défaut de preuve du désintérêt de la mère du requérant, en ce qui concerne sa demande d’abandonner le nom de « Henry ». Elle constate cependant qu’aucun examen n’a été porté sur la motivation spécifique du requérant à lui substituer celui de « Kismoun». Il lui a été seulement répondu que l’usage qu’il avait pu faire de ce nom, qu’il indiquait être celui de ses origines, n’était pas suffisant pour caractériser l’intérêt légitime requis. Par la suite, les juridictions nationales n’ont jamais expliqué en quoi la demande du requérant, qui contenait des motivations personnelles et individuelles susceptibles d’être prises en compte dans l’examen du bien-fondé d’un motif affectif (paragraphe 16 ci-dessus), se heurtait à un impératif d’ordre public.

36.  De l’avis de la Cour, la justification précitée, liée au nom de « Henry », ne constitue pas une réponse suffisante à la demande du requérant parce qu’elle n’accorde aucun poids au fait qu’il cherchait à porter un nom unique. En effet, le requérant demandait aux autorités nationales la reconnaissance de son identité construite en Algérie, le nom « Kismoun » étant l’un des éléments majeurs de cette identité. Il souhaitait se voir attribuer un seul nom, celui qu’il a utilisé depuis son enfance, afin de mettre fin aux désagréments résultant de ce que l’état civil français et l’état civil algérien le reconnaissent sous deux identités différentes. La Cour rappelle à cet égard que le nom, en tant qu’élément d’individualisation principal d’une personne au sein de la société, appartient au noyau dur des considérations relatives au droit au respect de la vie privée et familiale (Losonci Rose et Rose c. Suisse, no 664/06, § 51, 9 novembre 2010). Elle souligne également, comme l’a fait la Cour de justice de l’Union européenne dans sa jurisprudence citée au paragraphe 17 ci-dessus, l’importance pour une personne d’avoir un nom unique. Or, force est de constater qu’il ressort de la motivation des décisions par lesquelles les autorités nationales ont rejeté la demande du requérant que celles-ci n’ont pas pris en compte l’aspect identitaire de sa demande et ont omis de ce fait de mettre en balance, avec l’intérêt public en jeu, l’intérêt primordial du requérant (mutatis mutandis, Garnaga c. Ukraine, n20390/07, § 41, 16 mai 2013 ; voir également Fabris c. France [GC], n16574/08, § 72, CEDH 2013 (extraits)). Dans ces conditions, la Cour estime que le processus décisionnel de la demande de changement de nom n’a pas accordé aux intérêts du requérant la protection voulue par l’article 8 de la Convention.

37.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

CUSAN ET FAZZO c. ITALIE requête 77/07 du 7 janvier 2014

Un couple doit pouvoir CHOISIR que leur enfant porte le nom de famille de la mère et non celui du père.

53.  La Cour estime que le grief des requérants se prête à être examiné tout d’abord sous l’angle de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8.

a)  Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

54.  Comme la Cour l’a constamment déclaré, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 33, Recueil 1997-I ; Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil 1998-II ; et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 42, CEDH 2006-VIII).

55.  La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention ne contient pas de disposition explicite en matière de nom, mais qu’en tant que moyen déterminant d’identification personnelle (Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 37, 6 septembre 2007, et Daróczy c. Hongrie, no 44378/05, § 26, 1er juillet 2008) et de rattachement à une famille, le nom d’une personne n’en concerne pas moins la vie privée et familiale de celle-ci. Que l’Etat et la société aient intérêt à en réglementer l’usage ne suffit pas pour exclure la question du nom des personnes du domaine de la vie privée et familiale, conçue comme englobant, dans une certaine mesure, le droit pour l’individu de nouer des relations avec ses semblables (Burghartz, précité, § 24 ; Stjerna, précité, § 37 ; Ünal Tekeli, précité, § 42, CEDH 2004‑X ; Losonci Rose et Rose c. Suisse, no 664/06, § 26, 9 novembre 2010 ; Garnaga c. Ukraine, no 20390/07, § 36, 16 mai 2013).

56.  En l’espèce, les requérants, en tant que parents de Maddalena, étaient titulaires d’un intérêt clair et se rattachant à un droit strictement personnel à intervenir dans le processus de détermination du nom de famille de leur nouveau-né. Les juridictions internes leur ont par ailleurs constamment reconnu locus standi dans la procédure relative à la contestation du refus d’attribuer à Maddalena le nom de sa mère. Il convient également de rappeler que la Cour a affirmé que le choix du prénom de l’enfant par ses parents entre dans la sphère privée de ces derniers (voir, notamment, Guillot c. France, 24 octobre 1996, § 22, Recueil 1996-V, et Johansson, précité, § 28). Il en va de même en ce qui concerne le nom de famille.

57.  L’objet de la requête entre donc dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. L’article 14 trouve dès lors à s’appliquer.

b)  Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

i.  Principes généraux

58.  Dans sa jurisprudence, la Cour a établi que la discrimination s’entend du fait de traiter de manière différente, sans justification objective et raisonnable, des personnes se trouvant en la matière dans des situations comparables (Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 48, CEDH 2002-IV). Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de cet article. Il faut établir que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables en la matière jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette différence est discriminatoire (Ünal Tekeli, précité, § 49, et Losonci Rose et Rose, précité, § 71).

59.  Une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable. L’existence de pareille justification s’apprécie à la lumière des principes qui prévalent d’ordinaire dans les sociétés démocratiques. Une différence de traitement dans l’exercice d’un droit énoncé par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime : l’article 14 est également violé s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, par exemple, Petrovic, précité, § 30, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 177, série A no 102).

60.  En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94). En effet, l’article 14 n’empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective de circonstances de fait essentiellement différentes et si, s’inspirant de l’intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (voir, parmi d’autres, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc.), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Zarb Adami, précité, § 73).

61.  Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement juridique (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil 1996-IV). Son étendue varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126), mais la décision finale quant à l’observation des exigences posées par la Convention appartient à la Cour. La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans l’Etat défendeur et dans les Etats contractants en général et réagir, par exemple, au consensus susceptible d’apparaître quant aux normes à atteindre (Ünal Tekeli, précité, § 54 ; Zarb Adami, précité, § 74 ; et Losonci Rose et Rose, précité, § 74).

ii.  Sur le point de savoir s’il y a eu différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations similaires

62.  Selon la lecture du droit interne opérée par la Cour de cassation (paragraphe 16 ci-dessus), la règle selon laquelle les « enfants légitimes » se voient attribuer à la naissance le nom du père se dégage, par une interprétation adéquate, de la combinaison d’un certain nombre d’articles du code civil. La législation interne ne prévoit aucune exception à cette règle. Il est vrai, comme le souligne le Gouvernement (paragraphes 49-51 ci-dessus), que l’article 84 du décret présidentiel no 396 de 2000 prévoit la possibilité d’un changement de nom, et qu’en l’espèce le préfet de Milan a autorisé les requérants à compléter le nom de Maddalena par l’ajout d’un autre nom (celui de sa mère – paragraphe 22 ci-dessus). Cependant, il faut distinguer la détermination du nom à la naissance de la possibilité de changer de nom au cours de la vie. A cet égard, la Cour renvoie aux considérations qu’elle a exposées dans le cadre de l’exception du Gouvernement tirée de la perte par les requérants de la qualité de victimes (paragraphe 32 ci-dessus).

63.  A la lumière de ce qui précède, la Cour est d’avis que dans le cadre de la détermination du nom de famille à attribuer à leur « enfant légitime », des personnes se trouvant dans des situations similaires, à savoir l’un et l’autre des requérants, respectivement père et mère de l’enfant, ont été traitées de manière différente. En effet, à la différence du père, la mère n’a pas pu obtenir l’attribution de son nom de famille au nouveau-né, et ce en dépit de l’accord de son époux.

iii.  Sur le point de savoir s’il existait une justification objective et raisonnable

64.  La Cour rappelle que si une politique ou une mesure générale a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, la possibilité qu’elle soit considérée comme discriminatoire ne peut être exclue même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe (McShane c. Royaume-Uni, no 43290/98, § 135, 28 mai 2002). De plus, seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur le sexe (Willis, précité, § 39 ; Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263 ; et Losonci Rose et Rose, précité, § 80).

65.  La Cour rappelle qu’elle a eu l’occasion de traiter des questions en partie similaires dans les affaires Burghartz, Ünal Tekeli et Losonci Rose et Rose, précitées. La première concernait le refus opposé à une demande du mari qui souhaitait faire précéder le nom de famille, en l’occurrence celui de son épouse, du sien propre. La deuxième avait pour objet la règle de droit turc selon laquelle la femme mariée ne peut porter exclusivement son nom de jeune fille après le mariage, alors que l’homme marié garde son nom de famille tel qu’il était avant le mariage. L’affaire Losonci Rose et Rose portait sur la nécessité, en droit suisse, de soumettre une demande commune aux autorités pour les époux souhaitant prendre tous deux le nom de la femme, le nom du mari leur étant autrement attribué par défaut comme nouveau nom de famille après le mariage.

66.  Dans toutes ces affaires, la Cour a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8. Elle a notamment rappelé l’importance d’une progression vers l’égalité des sexes et de l’élimination de toute discrimination fondée sur le sexe dans le choix du nom de famille. Elle a en outre estimé que la tradition de manifester l’unité de la famille à travers l’attribution à tous ses membres du nom de l’époux ne pouvait justifier une discrimination envers les femmes (voir, notamment, Ünal Tekeli, précité, §§ 64-65).

67.  La Cour ne peut que parvenir à des conclusions analogues dans la présente affaire, où la détermination du nom de famille des « enfants légitimes » s’est faite uniquement sur la base d’une discrimination fondée sur le sexe des parents. La règle en cause veut en effet que le nom attribué soit, sans exception, celui du père, nonobstant toute volonté différente commune aux époux. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle italienne elle‑même a reconnu que le système en vigueur procède d’une conception patriarcale de la famille et des pouvoirs du mari, qui n’est plus compatible avec le principe constitutionnel de l’égalité entre homme et femme (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour de cassation l’a confirmé (paragraphe 20 ci‑dessus). Si la règle voulant que le nom du mari soit attribué aux « enfants légitimes » peut s’avérer nécessaire en pratique et n’est pas forcément en contradiction avec la Convention (voir, mutatis mutandis, Losonci Rose et Rose, précité, § 49), l’impossibilité d’y déroger lors de l’inscription des nouveau-nés dans les registres d’état civil est excessivement rigide et discriminatoire envers les femmes.

iv.  Conclusion

68.  Compte tenu de ce qui précède, la justification avancée par le Gouvernement ne paraît pas raisonnable et la différence de traitement constatée s’avère ainsi discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention. Il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

69.  Eu égard à cette conclusion, la Cour ne juge pas nécessaire de rechercher s’il y a eu aussi violation de l’article 8 pris isolément (Burghartz, précité, § 30, et Ünal Tekeli,précité, § 69).

UTILISATION DU PRÉNOM D'UNE CÉLÉBRITÉ POUR FAIRE DE LA PUBLICITÉ

BOHLEN c. ALLEMAGNE du 19 février 2015 requête 53495/09

Violation article 8 : l'utilisation d'un prénom d'une célébrité avec des éléments le désignant sans son autorisation est une violation de l'article 8

LES FAITS : Le requérant publie un livre caviardé. Une publicité caviardée pour des cigarettes fait référence à l'auteur sans son autorisation alors qu'il n'est pas fumeur !

7.  En automne 2003, le requérant publia un livre intitulé Dans les coulisses (Hinter den Kulissen). En raison de plusieurs procédures judiciaires en référé engagées à son encontre, un certain nombre de passages de ce livre durent être caviardés.

8.  Le 27 octobre 2003, la société British American Tobacco (Germany) GmbH, une compagnie de tabac (« la société »), lança une publicité sur laquelle on pouvait voir au premier plan deux paquets de cigarettes de la marque Lucky Strike. Sur l’un des paquets était posée une cigarette allumée alors qu’un gros marqueur noir se tenait debout, appuyé contre l’autre paquet. En haut de la publicité figurait en grandes lettres le texte suivant :

« Regarde, cher Dieter, comment on écrit facilement des super livres. » (« Schau mal, lieber Dieter, so einfach schreibt man super Bücher »).

Les mots « cher » (« lieber »), « facilement » (« einfach ») et « super » (« super ») étaient biffés à l’encre noire, mais restaient lisibles. Au bas de l’annonce était écrit : « Lucky Strike. Rien d’autre. » (« Lucky Strike. Sonst nichts. »)

LA CEDH

45. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom, y compris le prénom (voir paragraphe 35 ci-dessus). Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées ou utilisées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010 ; Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). La Cour estime que si la diffusion d’informations sur une personne en mentionnant le nom complet de celle-ci constitue régulièrement une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de cette personne, l’utilisation non consentie du seul prénom d’une personne peut, dans certains cas, aussi interférer avec la vie privée de celle‑ci. Tel est le cas, comme dans la présente affaire, lorsque le prénom est mentionné dans un contexte qui permet d’identifier la personne visée et lorsqu’il est utilisé à des fins publicitaires.

46.  La Cour observe que le requérant ne se plaint pas d’une action de l’Etat, mais du manquement de celui-ci à le protéger contre l’utilisation non‑consentie de son prénom par la société. La présente requête appelle un examen du juste équilibre à ménager entre le droit du requérant au respect de sa vie privée sous l’angle des obligations positives qui incombent à l’Etat au regard de l’article 8 de la Convention, et la liberté d’expression de la société, garanti par l’article 10 de la Convention qui s’applique aussi à des déclarations faites dans le domaine commercial (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 26, série A no 165) puisqu’il garantit la liberté d’expression à « toute personne », sans distinguer selon que le but poursuivi est ou non lucratif (Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède (déc.), no 40397/12, 19 février 2013).

47.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Etats contractants, que les obligations à la charge de l’Etat soient positives ou négatives. Cette marge d’appréciation est en principe la même que celle dont les Etats disposent sur le terrain de l’article 10 de la Convention pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cet article (Von Hannover c. Allemagne (no 2), nos 40660/08 et 60641/08, § 106, 7 février 2012 précité, § 106 ; et Axel Springer AG précité, § 87). La Cour rappelle que dans le domaine commercial, la marge d’appréciation des Etats contractants est particulièrement large (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 61, CEDH 2012 (extraits) ; Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 39, 10 janvier 2013).

48.  Cette marge va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011 ; Von Hannover (no2), précité, § 107; Lillo-Stenberg et Sæther c. Norvège, no 13258/09, §§ 33 et 44, 16 janvier 2014).

49.  Dans ses arrêts Von Hannover (no 2) et Axel Springer AG précités, la Cour a résumé les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieure de la personne concernée, et le contenu, la forme et les répercussions de la publication (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113 ; Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 41, 19 juin 2012).

50.  En ce qui concerne l’existence d’un débat d’intérêt général, la Cour note que les juridictions allemandes ont relevé que la publicité litigieuse avait trait à un thème d’intérêt public dans la mesure où elle reprenait, sur un mode humoristique, l’affaire de la publication du livre du requérant, et ce peu après la parution du livre et dans le contexte du débat qui s’était ensuivi dans les médias à ce propos. La Cour peut admettre que la publicité, considérée dans ce contexte et en tant que satire – laquelle est une forme d’expression artistique et de commentaire social reconnue dans sa jurisprudence (Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009 ; Eon c. France, no 26118/10, § 60, 14 mars 2013) –, a contribué, au moins dans une certaine mesure, à un débat d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 45, CEDH 2004-X ; Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, § 52, 19 septembre 2013).

51.  Pour ce qui est de la notoriété du requérant, la Cour relève que les juridictions allemandes ne se sont pas explicitement penchées sur cette question, mais ont clairement indiqué, en comparant l’affaire du requérant à des affaires d’autres personnes notoires ou en examinant la question de savoir si l’image de marque ou la valeur publicitaire du requérant avaient été exploitées, que la notoriété du requérant ne faisait pas de doute. Par ailleurs, force est de constater que la société n’aurait manifestement pas utilisé le prénom du requérant si celui-ci n’avait pas été suffisamment connu du public. La Cour en conclut que le requérant faisait partie des personnages publics qui ne peuvent pas prétendre de la même manière à une protection de leur droit au respect de leur vie privée que des personnes privées inconnues du public (Von Hannover (no 2), précité, § 110 ; Axel Springer AG, précité, § 91).

52.  Quant à l’objet de la publicité en cause, la Cour note que celle-ci faisait uniquement allusion à la parution du livre du requérant et les litiges judiciaires qui s’étaient ensuivis, c’est-à-dire à un événement public qui avait été commenté dans les médias. La publicité litigieuse n’avait pas rapporté des détails de la vie privée du requérant et n’avait d’ailleurs même pas repris les aspects de la vie privée du requérant que lui-même avait révélés dans son livre (voir, a contrario, Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS ») c. France, no 12268/03, § 53, 23 juillet 2009).

53.  En ce qui concerne le comportement antérieur du requérant, les juridictions allemandes ont relevé qu’en publiant son livre, le requérant s’était lui-même projeté au-devant de la scène et avait lui-même recherché le public pour son propre intérêt publicitaire. La Cour peut souscrire aux conclusions des juridictions allemandes si bien que, compte tenu de la notoriété du requérant, l’«espérance légitime» de celui-ci de voir sa vie privée effectivement protégée n’était plus que limitée (voir, mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS »), précité § 53 ; Axel Springer AG précité, § 101).

54.  Pour ce qui est du contenu, de la forme et des répercussions de la publicité, la Cour observe que les juridictions allemandes ont relevé que la publicité ne contenait pas d’éléments dégradants ou négatifs à l’égard du requérant (cf. Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS »), précité, § 54), n’était pas dévalorisante du fait qu’elle promouvait une marque de cigarettes alors que le requérant déclare être non-fumeur, et ne suggérait pas non plus que le requérant s’identifiât d’une manière quelconque avec le produit présenté. Le Gouvernement précise à cet égard que la publicité n’aurait nullement suggéré que le requérant fasse personnellement la publicité pour les cigarettes ou ait un lien avec celles-ci.

55.  La Cour relève que le fait de mettre le nom d’une personnalité en relation avec un produit commercialisé sans le consentement de celle-ci peut soulever des questions au regard de l’article 8 de la Convention, notamment lorsque le produit présenté n’est pas accepté socialement ou lorsqu’il donne lieu à des interrogations éthiques ou morales sérieuses. Dans la présente affaire, elle peut cependant souscrire aux conclusions des juridictions nationales, eu notamment égard au caractère humoristique de la publicité en cause qui s’inscrivait d’ailleurs dans une campagne publicitaire de la société qui cherchait à faire un lien humoristique entre la représentation d’un paquet de sa marque de cigarettes et un événement d’actualité impliquant une personne connue du public (voir, p. ex., Ernst-August von Hannover c. Allemagne, no 53649/09, 19 février 2015). Par ailleurs, comme l’a relevé le tribunal régional, il n’y avait qu’un nombre restreint de personnes qui avaient été en mesure de faire le lien entre la publicité et le requérant, puisque ni le nom de famille ni une photo du requérant ne figuraient sur la publicité. Le requérant n’en disconvient d’ailleurs pas lorsqu’il admet que seules les personnes qui étaient au courant de ses litiges judiciaires concernant la parution de son livre pouvaient comprendre la publicité.

56.  Le requérant affirme en particulier que la Cour fédérale de justice l’a débouté de sa demande avant tout parce que la liberté d’expression de la société jouissait d’une protection juridique plus élevée que son droit au respect de la vie privée. La Haute juridiction n’aurait de ce fait pas procédé à une véritable mise en balance digne de ce nom. Le Gouvernement soutient que la Cour fédérale de justice a procédé à une mise en balance lorsqu’elle s’est penchée sur la question de savoir s’il y avait lieu d’octroyer au requérant la licence réclamée.

57.  La Cour note que certains passages de l’arrêt de la Cour fédérale de justice semblent suggérer que, du seul fait de son ancrage dans le droit constitutionnel, la liberté d’expression de la société revêtait dans la présente affaire plus de poids que le droit à la protection de la personnalité et le droit au nom du requérant qui n’étaient protégés que par une loi ordinaire. Elle observe que la Cour fédérale de justice semble avoir opposé ce principe de protection échelonné aux conclusions de la cour d’appel qui, elle, avait soutenu que le droit à la protection de la personnalité l’emportait dans de tels cas toujours sur le droit à la liberté d’expression du publicitaire (voir paragraphe 24 ci-dessus).

58.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner la législation interne ou la pratique nationale pertinente dans l’abstrait, mais doit se pencher sur la manière dont celles-ci ont été appliquées au requérant dans le cas d’espèce (voir Von Hannover (no 2), précité, § 116 ; Karhuvaara et Iltalehti précité, § 49; et, mutatis mutandis, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 59, CEDH 2000‑VIII). À cet égard, elle note d’emblée que la Cour fédérale de justice a précisé que seules les composantes patrimoniales du droit à la personnalité jouissaient d’une protection par la loi ordinaire alors que les droits à la protection de la personnalité faisaient partie des droits fondamentaux garantis par le droit constitutionnel dans la mesure où ils protégeaient des intérêts moraux. La Cour relève en outre que la Cour fédérale de justice a pris en considération les circonstances de l’affaire, à savoir la nature à la fois commerciale et humoristique de la publicité en cause, sa diffusion peu après la parution du livre du requérant et dans le contexte du débat dans les médias à propos de ce livre, l’absence d’éléments dégradants ou négatifs à l’égard du requérant ou son image de marque et le comportement antérieur du requérant vis-à-vis du public.

59.  Aux yeux de la Cour, la Cour fédérale de justice a donc procédé à une mise en balance circonstanciée des droits concurrents en jeu et a conclu que, dans les circonstances de l’affaire devant elle, il y avait lieu d’accorder la priorité à la liberté d’expression de la société et de refuser d’octroyer une licence fictive au requérant qui avait déjà obtenu l’engagement de la société de ne plus diffuser la publicité.

60.  Dans ces conditions, et eu égard à l’ample marge d’appréciation dont les juridictions nationales disposent en la matière (voir paragraphe 47 ci‑dessus) lorsqu’elles mettent en balance des intérêts divergents, la Cour conclut que la Cour fédérale de justice n’a pas manqué à ses obligations positives à l’égard du requérant au titre de l’article 8 de la Convention. Partant il n’y a pas eu violation de cette disposition.

ERNST AUGUST VON HANNOVER c. ALLEMAGNE du 19 février 2015 requête 53649/09

Violation article 8 : l'utilisation d'un prénom d'une célébrité avec des éléments le désignant sans son autorisation est une violation de l'article 8

LES FAITS :

En janvier 2000, la presse se fit l’écho d’une autre empoignade du requérant avec le gérant d’une discothèque sur l’île de Lamu, au large des côtes kenyanes, pour laquelle le requérant fut condamné par la suite pour coups et blessures. Une publicité montre dans sa partie inférieure un paquet de cigarettes Lucky Strike, couché sur son côté le plus long et tout cabossé. Sur la partie supérieure, il était écrit en grandes lettres : « Etait-ce Ernst ? Ou August ? » Tout en bas de la publicité se trouvait la phrase « Lucky Strike. Sinon rien. »

CEDH :

44.  La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom y compris le prénom (voir paragraphe 34 ci-dessus). Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées ou utilisées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010 ; Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). La Cour estime que si la diffusion d’informations sur une personne en mentionnant le nom complet de celle-ci constitue régulièrement une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de cette personne, l’utilisation non-consentie du seul prénom d’une personne peut, dans certains cas, aussi interférer avec la vie privée de celle‑ci. Tel est le cas, comme dans la présente affaire, lorsque les prénoms sont mentionnés, dans un contexte qui permet d’identifier la personne visée et lorsqu’ils sont utilisés à des fins publicitaires.

45.  La Cour observe que le requérant ne se plaint pas d’une action de l’État, mais du manquement de celui-ci à le protéger contre l’utilisation non‑consentie de ses prénoms par la société. La présente requête appelle un examen du juste équilibre à ménager entre le droit du requérant au respect de sa vie privée sous l’angle des obligations positives qui incombent à l’État au regard de l’article 8 de la Convention, et la liberté d’expression de la société, garanti par l’article 10 de la Convention qui s’applique aussi à des déclarations faites dans le domaine commercial (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 26, série A no 165) puisqu’il garantit la liberté d’expression à « toute personne », sans distinguer selon que le but poursuivi est ou non lucratif (Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède (déc.), no 40397/12, 19 février 2013).

46.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives. Cette marge d’appréciation est en principe la même que celle dont les États disposent sur le terrain de l’article 10 de la Convention pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cet article (Von Hannover c. Allemagne (no 2), nos 40660/08 et 60641/08, § 106, 7 février 2012 précité, § 106 ; et Axel Springer AG précité, § 87). La Cour rappelle que dans le domaine commercial, la marge d’appréciation des États contractants est particulièrement large (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 61, CEDH 2012 (extraits) ; Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 39, 10 janvier 2013).

47.  Cette marge va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011 ; Von Hannover (no2), précité, § 107; Lillo-Stenberg et Sæther c. Norvège, no 13258/09, §§ 33 et 44, 16 janvier 2014).

48.  Dans ses arrêts Von Hannover (no 2) et Axel Springer AG précités, la Cour a résumé les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieure de la personne concernée, et le contenu, la forme et les répercussions de la publication (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113 ; Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 41, 19 juin 2012).

49.  En ce qui concerne l’existence d’un débat d’intérêt général, la Cour note que les juridictions allemandes ont relevé que la publicité litigieuse avait trait à un thème d’intérêt public dans la mesure où elle reprenait, sur un mode humoristique, les empoignades récentes du requérant dont la presse avait rendu compte et dont celle survenue en 2000 a abouti à une condamnation pénale du requérant. La Cour peut admettre que la publicité, considérée dans ce contexte et en tant que satire – laquelle est une forme d’expression artistique et de commentaire social reconnue dans sa jurisprudence (voir Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009 ; Eon c. France, no 26118/10, § 60, 14 mars 2013) –, a contribué, au moins dans une certaine mesure, à un débat d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 45, CEDH 2004-X ; Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, § 52, 19 septembre 2013).

50.  Pour ce qui est de la notoriété du requérant, la Cour note que les juridictions allemandes ont notamment relevé que, du fait de sa liaison avec la fille ainée du prince Rainier III de Monaco et de ses altercations commentées par la presse, le requérant était connu d’un large public. Par ailleurs, force est de constater que la société n’aurait manifestement pas utilisé ses prénoms si le requérant n’avait pas été suffisamment connu du public. La Cour en conclut que le requérant faisait partie des personnages publics qui ne peuvent pas prétendre de la même manière à une protection de leur droit au respect de leur vie privée que des personnes privées inconnues du public (Von Hannover (no 2), précité, § 110 ; Axel Springer AG, précité, § 91).

51.  Quant à l’objet de la publicité en cause, la Cour note que celle-ci faisait allusion aux empoignades du requérant, c’est-à-dire à des événements qui avaient été commentés dans la presse et pour lequel, concernant l’altercation de 2000, le requérant avait été condamné pénalement. Elle relève que la publicité litigieuse s’est limitée à rappeler l’existence de ces événements, sans rapporter un quelconque détail de la vie privée du requérant.

52.  En ce qui concerne le comportement antérieur du requérant, la Cour considère, prenant en compte, comme l’ont relevé les juridictions allemandes, la notoriété du requérant et ses altercations dont les médias s’étaient faits l’écho, que l’«espérance légitime» du requérant de voir sa vie privée effectivement protégée n’était plus que limitée (voir, mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, n12268/03, § 53, 23 juillet 2009; Axel Springer AG précité, § 101).

53.  Pour ce qui est du contenu, de la forme et des répercussions de la publicité, la Cour observe que les juridictions allemandes ont relevé que la publicité ne contenait pas d’éléments offensants ou dégradants à l’égard du requérant (cf. Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS »), précité, § 54), n’était pas dévalorisante du seul fait qu’elle promouvait une marque de cigarettes, et ne suggérait pas non plus que le requérant s’identifiât d’une manière quelconque avec le produit présenté. Le Gouvernement précise à cet égard que la publicité n’aurait nullement suggéré que le requérant fasse personnellement la publicité pour les cigarettes ou ait un lien avec celles-ci.

54.  La Cour relève que le fait de mettre le nom d’une personnalité en relation avec un produit commercialisé sans le consentement de celle-ci peut soulever des questions au regard de l’article 8 de la Convention, notamment lorsque le produit présenté n’est pas accepté socialement ou qu’il donne lieu à des interrogations éthiques ou morales sérieuses. Dans la présente affaire, elle peut cependant souscrire aux conclusions des juridictions nationales, eu notamment égard au caractère satirique de la publicité en cause. Celle-ci s’inscrivait d’ailleurs dans une campagne publicitaire de la société qui cherchait à faire un lien humoristique entre la représentation d’un paquet de sa marque de cigarettes et un événement d’actualité impliquant une personne connue du public (voir, p. ex., Bohlen c. Allemagne, no 53495/09, 19 février 2015). Par ailleurs, comme l’a relevé la Cour fédérale de justice, il n’y avait qu’un nombre restreint de personnes qui avaient été en mesure de faire le lien entre la publicité et le requérant, à savoir les personnes qui avaient entendu parler des bagarres du requérant, d’autant que celles-ci n’étaient pas mentionnées dans la publicité litigieuse mais suggérées d’une manière astucieuse.

55.  Le requérant affirme en particulier que la Cour fédérale de justice l’a débouté de sa demande avant tout parce que la liberté d’expression de la société jouissait d’une protection juridique plus élevée que son droit au respect de la vie privée. La Haute juridiction n’aurait de ce fait pas procédé à une véritable mise en balance digne de ce nom. Le Gouvernement soutient que la Cour fédérale de justice a procédé à une mise en balance lorsqu’elle s’est penchée sur la question de savoir s’il y avait lieu d’octroyer au requérant la licence réclamée.

56.  La Cour note que certains passages de l’arrêt de la Cour fédérale de justice semblent suggérer que, du seul fait de son ancrage dans le droit constitutionnel, la liberté d’expression de la société revêtait dans la présente affaire plus de poids que le droit à la protection de la personnalité et le droit au nom du requérant qui n’étaient protégés que par une loi ordinaire. Elle observe que la Cour fédérale de justice semble avoir opposé ce principe de protection échelonné aux conclusions de la cour d’appel qui, elle, avait soutenu que le droit à la protection de la personnalité l’emportait toujours sur le droit à la liberté d’expression du publicitaire dans de tels cas (voir paragraphe 24 ci-dessus).

57.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner la législation interne ou la pratique nationale pertinente dans l’abstrait, mais doit se pencher sur la manière dont celles-ci ont été appliquées au requérant dans le cas d’espèce (voir Von Hannover (no 2), précité, § 116 ; Karhuvaara et Iltalehti précité, § 49; et, mutatis mutandis, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 59, CEDH 2000‑VIII). À cet égard, elle note d’emblée que la Cour fédérale de justice a précisé que seules les composantes patrimoniales du droit à la personnalité jouissaient d’une protection par la loi ordinaire alors que les droits à la protection de la personnalité faisaient partie des droits fondamentaux garantis par le droit constitutionnel dans la mesure où ils protégeaient des intérêts moraux. La Cour relève en outre que la Cour fédérale de justice a pris en considération les circonstances de l’affaire, à savoir la nature à la fois commerciale et humoristique de la publicité en cause, la notoriété du requérant du fait notamment de sa liaison avec la princesse Caroline von Hannover, et l’absence d’éléments dégradants ou offensants à l’égard du requérant ou son image de marque.

58.  Aux yeux de la Cour, la Cour fédérale de justice a donc procédé à une mise en balance circonstanciée des droits concurrents en jeu et a conclu que, dans les circonstances de l’affaire devant elle, il y avait lieu d’accorder la priorité à la liberté d’expression de la société et de refuser d’octroyer une licence fictive au requérant qui avait déjà obtenu l’injonction du tribunal régional obligeant la société à ne plus diffuser la publicité litigieuse.

59.  Dans ces conditions, et eu égard à l’ample marge d’appréciation dont les juridictions nationales disposent en la matière (paragraphe 46 ci-dessus) lorsqu’elles mettent en balance des intérêts divergents, la Cour conclut que la Cour fédérale de justice n’a pas manqué à ses obligations positives à l’égard du requérant au titre de l’article 8 de la Convention. Partant il n’y a pas eu violation de cette disposition.

JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION FRANÇAISE

Cour de Cassation 1ere Chambre Civile arrêt du 8 juillet 2015 pourvoi n° 14-19.131 REJET

Mais attendu que le nom du mari de la mère, conféré par celui-ci par déclaration conjointe des époux, selon les dispositions du premier alinéa de l'article 334-5 du code civil, alors applicable, ne peut être modifié par le juge lorsque la filiation paternelle de l'enfant a été établie postérieurement ; que l'arrêt constate que le nom du mari de la mère a été valablement substitué au nom de l'intéressé en l'absence de filiation paternelle établie lors de la déclaration des époux, et que celui-ci n'a pas exercé, dans le délai de deux ans suivant sa majorité, le droit de reprendre le nom de sa mère, dans les conditions prévues par le second alinéa du texte précité, alors applicable ; qu'après avoir rappelé, à bon droit, que M. Z... pouvait solliciter une autorisation de changement de son nom en suivant la procédure prévue par l'article 61 du code civil, c'est, sans méconnaître les dispositions de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, que la cour d'appel a rejeté sa demande ; que le moyen n'est pas fondé ;

Cour de Cassation 1ere Chambre Civile arrêt du 15 février 2012 pourvoi n° 10-27.512/11-19.963 Cassation

Mais attendu que c’est par une appréciation souveraine qu’en une décision motivée la cour d’appel a estimé qu’il était contraire à l’intérêt de l’enfant de le prénommer Titeuf ; que le moyen qui ne tend en réalité qu’à contester cette appréciation ne peut être accueilli

L'ARTICLE 8 LA VIE INTIME ET LE VIOL

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- L'ARTICLE 8 ET LE DROIT AUX SOINS

- LA VIE SEXUELLE

- LA TRANSSEXUALITE AU SENS DE L'ARTICLE 8

-- LE VIOL

- LA FAUSSE ACCUSATION DE VIOL

- LE FICHAGE PAR LA POLICE

ARTICLE 8 ET DROIT AUX SOINS

La CEDH considère que le droit aux soins est soumise aux marges d'appréciation des Etats et prévoit peut être le fin de la sécurité sociale.

LE MANQUE DE SOINS LA NUIT AUX PERSONNES AGEES INCONTINENTES

McDonald C. Royaume Uni du 20 mai 2014 requête 4241/12

Irrecevabilité du grief tiré de l'article 8 : Il appartenait aux autorités britanniques de décider de réduire les soins de nuit offerts à une dame âgée.

Dans cette affaire, la requérante, dont la mobilité est extrêmement limitée, se plaignait qu’une autorité locale ait réduit le montant qui lui était alloué pour ses soins hebdomadaires après avoir estimé que ses besoins nocturnes en matière d’hygiène pouvaient être couverts par la fourniture de protections d’incontinence et de draps absorbants au lieu d’une personne restant avec elle la nuit pour l’aider à utiliser les toilettes. Pour la période ou cette ingérence est non prévue par la loi, il y a violation de l'article 8. Pour la période où la loi le prévoit, il n'y a pas violation puisque cette ingérence entre dans la marge de manoeuvre de l'Etat.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

La Cour juge que la réduction de l’allocation pour soins de la requérante prononcée au motif que l’intéressée pouvait utiliser des protections d’incontinence la nuit a constitué une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la Convention. Elle note que la Cour suprême a admis – et que le Gouvernement a reconnu – que toute ingérence faite dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale aurait été dépourvue de base légale du 21 novembre 2008 au 4 novembre 2009. Elle conclut donc qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention pendant cette période.

Elle constate en revanche que, à partir du 4 novembre, la décision de l’autorité locale de ne plus fournir à la requérante de garde de nuit pour l’aider à faire face à ses besoins hygiéniques était conforme au droit interne. Elle estime que cette ingérence poursuivait un but légitime, à savoir le bien-être économique de l’État et l’intérêt des autres bénéficiaires de soins. La question à trancher est donc celle de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».

Dans ce cadre, il faut en particulier mettre en balance l’intérêt de la requérante avec le bien-être économique de l’État.

Dans cette mise en balance, la Cour garde à l’esprit que les États jouissent d’une grande latitude (« une ample marge d’appréciation ») en ce qui concerne les questions de politique sociale, économique et sanitaire, en particulier lorsqu’ils doivent décider comment allouer des ressources limitées. Elle estime qu’il ne lui appartient donc pas de substituer sa propre appréciation du bien-fondé de la mesure litigieuse à celle des autorités nationales compétentes.

À cet égard, elle note que l’autorité locale, par des révisions régulières du plan de soins, comme les juridictions nationales, dont la Court of Appeal et la Cour suprême, ont mis en balance les besoins de soins de la requérante avec la responsabilité sociale de l’État consistant à assurer également le bien être des autres bénéficiaires de soins de la communauté dans son ensemble. En conséquence, elle juge que, même si la requérante se trouve dans une situation extrêmement désagréable, l’ingérence faite dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée à partir du 4 novembre 2009 était à la fois proportionnée au but poursuivi et «nécessaire dans une société démocratique ». Elle rejette donc cette partie du grief, qu’elle juge irrecevable.

LE DROIT A UNE METHODE DE SOINS EXPERIMENTALE

Décision DURISOTTO contre l’Italie du 28 mai 2014 requête 62804/13

NON VIOLATION DE L'ARTICLE 8 ET DE L'ARTICLE 14 dans cette curieuse décision une méthode expérimentale pourtant déjà accordée par des tribunaux, est refusée au requérant. La CEDH considère qu'il s'agit pour une méthode expérimentale dont les résultats ne sont pas établis et que ce refus est dans la marge d'appréciation très grande des Etats

LES FAITS

1. La procédure judiciaire entamée par le requérant

3.  Mlle M.D., fille du requérant, est affectée depuis son adolescence par une pathologie cérébrale dégénérative (leucodystrophie métachromatique).

4.  Le 8 avril 2013, le requérant déposa un recours en référé devant le tribunal d’Udine afin qu’il ordonne à l’hôpital de Brescia d’administrer à sa fille des cellules souches selon la méthode « Stamina », mise en place en 2009 par M. D.V., professeur exerçant auprès de l’université d’Udine.

5.  Le décret du 5 décembre 2006 autorisait en effet l’accès à cette méthode, en l’absence de toute alternative thérapeutique, dans des cas urgents où la vie ou la santé des patients courait un risque ainsi que dans le cas de pathologies graves à progression rapide (voir aussi la partie « Droit interne pertinent »).

6.  Par une décision du 10 avril 2013, le tribunal fit provisoirement droit à la demande du requérant. Il considéra que la pathologie touchant la fille du requérant entraînait, entre autres, une atrophie cérébrale progressive, que cette dernière s’était aggravée au courant de l’année d’avant et que, la fille du requérant courant le risque de subir des préjudices irréversibles, il y avait lieu de ne pas retarder l’administration de la thérapie en cause. Le tribunal fixa une audience au 6 mai 2013 pour faire comparaître les parties et décider ensuite de la confirmation, de la modification ou de la révocation de la mesure prise. La thérapie ne fut donc pas entamée dans l’intervalle.

7.  Le 3 mai 2013, l’hôpital de Brescia se constitua dans la procédure et demanda le rejet de la demande du requérant, estimant que les conditions prévues par le décret-loi no 24 du 25 mars 2013 (ci-après « décret-loi no 24/2013 »), entré en vigueur le 27 mars 2013 et réglementant l’accès des patients à la méthode en question, n’étaient pas remplies en l’espèce. En particulier, exposait-il, la fille du requérant n’avait pas démarré le traitement litigieux à la date d’entrée en vigueur dudit décret, comme celui-ci l’exigeait.

8.  Par une décision du 11 juillet 2013, le tribunal révoqua sa décision du 10 avril 2013 et rejeta la demande du requérant.

2. La valeur scientifique de la méthode « Stamina »

11.  La valeur scientifique de la méthode « Stamina » n’est pas établie à l’heure actuelle.

12.  Le 29 août 2013, un comité scientifique mis en place par le ministère de la Santé a rendu un avis négatif quant à l’expérimentation de cette méthode, estimant qu’elle était dépourvue de base scientifique.

13.  Cette décision a été attaquée par la « Fondation Stamina », dont M. D.V. est le président, au motif de la composition prétendument illégale du comité. La procédure judiciaire afférente est actuellement pendante.

3. Les décisions judiciaires concernant l’autorisation d’accéder à la thérapie « Stamina »

19.  Le requérant joint à sa requête une série de décisions par lesquelles les juridictions internes ont autorisé les demandeurs à accéder à la méthode « Stamina » (à titre d’exemple, les ordonnances des tribunaux de Cosenza du 18 juin 2013, de Pordenone du 5 août 2013, de Trieste du 9 août 2013, d’Ancône du 20 août 2013, de Monza du 27 août 2013, de Modène du 28 août 2013, de Venise du 18 septembre 2013 et de Vicence du 23 septembre 2013).

20.  Ces ordonnances ont en effet autorisé l’accès aux soins compassionnels prévus par la thérapie litigieuse pour des personnes affectées par des pathologies similaires à celle dont est atteinte la fille du requérant.

21.  Certaines d’entre elles concernent toutefois des situations différentes de celle de Mlle M.D. en ce que, contrairement à ce qui était le cas pour cette dernière, les thérapies en question avaient été démarrées à des dates antérieures à l’entrée en vigueur du décret-loi no 24/2013 (voir, par exemple, l’ordonnance du tribunal de Cosenza du 18 juin 2013 ou celle du tribunal de Venise du 18 septembre 2013).

22.  Dans d’autres cas (voir, par exemple, les ordonnances des tribunaux de Pordenone et de Trieste des 5 et 9 août 2013 respectivement) les juges ont autorisé l’accès des patients à la thérapie litigieuse alors même que ceux-ci ne rentraient dans aucun des deux cas de figure prévus par le décret-loi no 24/2013 (à savoir le fait d’avoir démarré ou été autorisé à démarrer la thérapie « Stamina » à une date antérieure à l’entrée en vigueur de ce décret).

23.  En particulier, le juge de Pordenone a émis des doutes quant à la constitutionnalité du décret-loi no 24/2013 dans la mesure où celui-ci établissait un critère purement temporel (à savoir, le fait d’avoir démarré le traitement en question à une date donnée) et non pas médical, ce qui apparaissait discriminatoire. Ainsi, il a estimé que le décret du ministère de la Santé du 5 décembre 2006 devait recevoir application en l’espèce et a autorisé le demandeur à accéder à la thérapie « Stamina ».

24.  Le tribunal de Trieste, de son côté, a observé, entre autres, que la valeur scientifique de la méthode « Stamina », déjà utilisée dans le cadre de l’hôpital public de Brescia, était établie.

NON VIOLATION DE L'ARTICLE 8 ET DE L'ARTICLE 14

31.  La Cour observe d’emblée que le requérant ne se plaint pas de l’absence de fonds publics pour financer le traitement en cause (contrairement aux requérants dans les affaires Penticova c. Moldova (déc.), no. 14462/03, 30 avril 2003 et Sentges c. les Pays-Bas (déc.), no. 27677/02), son grief portant spécifiquement sur le manque d’accès pour sa fille à la thérapie litigieuse.

32.  La Cour relève ensuite que l’impossibilité pour la fille du requérant d’accéder à la thérapie « Stamina » appelle clairement un examen sous l’angle de l’article 8 de la Convention, dont l’interprétation, en ce qui concerne la notion de « vie privée », est sous-tendue par les notions d’autonomie personnelle et de qualité de vie (voir Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, CEDH 2012 (extraits) et, mutatis mutandis, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, §§ 61 in fine et 65, CEDH 2002‑III et Costa et Pavan c. Italie, no 54270/10, §§ 52-57, 28 août 2012).

33.  Dans le cas d’espèce, la Cour considère que la décision du tribunal d’Udine de réfuser l’accès de la fille du requérant à la thérapie médicale en cause s’analyse en une ingérence dans le droit de celle-ci au respect de sa vie privée.

34.  Cette ingérence était prévue par la loi, à savoir le décret-loi no 24 du 25 mars 2013, et poursuivait un but légitime consistant en la protection de la santé.

35.  En ce qui concerne la proportionnalité d’une telle mesure avec l’objectif poursuivi, la question qui se pose est celle de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents de l’individu et de la collectivité (Hristozov et autres c. Bulgarie, précité, § 117).

36.  Dans ce contexte, la Cour rappelle qu’en cas d’interdiction d’accès à des soins compassionnels faite à des personnes affectées par des pathologies graves, la marge d’appréciation des États membres est ample (voir Hristozov et autres c. Bulgarie, précité, § 124 et aussi, mutatis mutandis, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 91, CEDH 2007‑I et S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 106, CEDH 2011).

37.  Dans la présente affaire, d’après le décret-loi no 24/2013, seuls les traitements à base de cellules souches démarrés ainsi que ceux autorisés par l’autorité judiciaire avant la date de son entrée en vigueur, à savoir le 27  mars 2013, pouvaient être menés à terme.

38.  C’est sur la base de cette loi que, le 30 août 2013, le tribunal d’Udine a rejeté la demande introduite par le requérant aux fins d’obtenir la possibilité pour sa fille d’accéder à la thérapie souhaitée. Dans ses motifs, le tribunal a relevé d’une part que la thérapie litigieuse était en phase d’expérimentation et que, d’autre part, la fille du requérant ne remplissait pas les conditions requises, faute d’avoir démarré le traitement en question avant la date d’entrée en vigueur dudit décret-loi ou d’avoir obtenu une autorisation judiciaire à cette fin avant la même date.

39.  La Cour relève par ailleurs que le 29 août 2013, un comité scientifique mis en place par le ministère de la Santé a rendu un avis négatif quant à l’expérimentation de la méthode « Stamina ». Cette décision a été attaquée par M. D.V., mais la procédure judiciaire afférente reste pendante à l’heure actuelle et la valeur scientifique de la thérapie litigieuse n’est donc pas établie.

40.  La Cour rappelle en outre que, en tout état de cause, il n’appartient pas au juge international de se substituer aux autorités nationales compétentes pour déterminer le niveau de risque acceptable par les patients souhaitant accéder à des soins compassionnels dans le cadre d’une thérapie expérimentale (Hristozov et autres c. Bulgarie, précité § 125).

41.  L’ingérence dans dans le droit de la fille du requérant au respect de sa vie privée peut être partant considérée nécessaire dans une société démocratique. Le grief concernant la compatibilité de l’interdiction faite à la fille du requérant d’accéder à la thérapie compassionnelle litigieuse avec l’article 8 de la Convention doit donc être rejetée en tant que manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

42.  Pour ce qui est du respect du principe de non-discrimination garanti par l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 de la Convention, la Cour rappelle d’abord que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Şahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003-VIII). L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume‑Uni, arrêt du 28 mai 1985, § 71, série A no 94, et Karlheinz Schmidt c. Allemagne, arrêt du 18 juillet 1994, § 22, série A no 291-B).

43.  Au vu des considérations concernant l’applicabilité de l’article 8 de la Convention aux faits en cause, la Cour estime donc que l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, trouve à s’appliquer en l’espèce (voir, mutatis mutandis, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 51, 22 janvier 2008).

44.  Or, quant aux décisions judiciaires citées par le requérant ayant autorisé l’accès à la thérapie litigieuse pour certaines personnes se trouvant dans un état de santé similaire à celui de sa fille, la Cour constate tout d’abord que plusieurs des ordonnances mentionnées par le requérant concernent des situations différentes de celle de Mlle M.D. dans la mesure où, dans certaines affaires, les thérapies en question avaient été démarrées à des dates antérieures à l’entrée en vigueur du décret-loi no 24/2013 (ainsi, notamment, dans l’ordonnance du tribunal de Cosenza du 18 juin 2013 ou dans celle du tribunal de Venise du 18 septembre 2013).

45.  Dans d’autres cas (par exemple, dans les ordonnances des tribunaux de Pordenone et de Trieste, des 5 et 9 août 2013 respectivement), certes, les juges ont autorisé l’accès des patients à la thérapie litigieuse alors même que ceux-ci ne rentraient dans aucun des deux cas de figure prévus par le décret-loi no 24/2013 (à savoir le fait d’avoir démarré ou été autorisé à démarrer la thérapie « Stamina » à une date antérieure à l’entrée en vigueur dudit décret).

46.  À cet égard, la Cour rappelle toutefois que pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il ne suffit pas que l’on soit en présence d’une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑IV), mais il faut aussi que la distinction litigieuse soit discriminatoire. Selon la jurisprudence, une distinction est discriminatoire au regard de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 38, série A no 87 ; Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008).

47.  Dans le cas d’espèce, même à supposer que la fille du requérant se trouve dans une situation comparable à celle des personnes concernées par les décisions judiciaires en cause, la Cour ne saurait conclure que le refus d’autoriser l’accès de celle-ci à la thérapie « Stamina » a été discriminatoire, dans le sens décrit ci-dessus.

48.  Dans ce contexte, la Cour rappelle les conclusions auxquelles elle est parvenue dans le cadre de l’article 8 de la Convention, à savoir que l’interdiction pour la fille du requérant d’accéder à la méthode « Stamina », prévue par le tribunal d’Udine dans sa décision du 30 août 2013 en application du décret-loi no 24/2013, poursuivait le but légitime de la protection de la santé et était proportionnée à celui-ci. En effet, la décision en cause a été dûment motivée et n’était pas arbitraire (voir le paragraphe 39 ci-dessus). En outre, la valeur scientifique de la méthode en question n’est pas établie à l’heure actuelle, la procédure judiciaire entamée par M. D.V. ayant pour objet l’expérimentation de la méthode « Stamina » étant à ce jour pendante.

49.  Ainsi, la circonstance que certains tribunaux internes aient autorisé l’accès à cette thérapie à d’autres personnes se trouvant dans un état de santé prétendument similaire à celui de la fille du requérant ne suffit pas, à elle seule, à caractériser une méconnaissance de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention.

50.  Par conséquent, à la lumière de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus, cette partie de la requête doit être rejetée comme manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

LA VIE SEXUELLE

K.A et A.D C. Belgique du 17 février 2005 requêtes 42758/98 et 45558/99

LE DROIT DE VIVRE SA SEXUALITE EST LIMITE PAR L'INTERDICTION de porter des coups et blessures sur autrui sans son consentement

Le sadomasochisme entre adultes consentants est protégé par la convention.

 La Cour cherche à constater que les condamnations qui poursuivaient un but légitime et qui étaient prévues par la loi, étaient bien nécessaires dans une société démocratique:

 78.  La Cour constate que les parties s’entendent à considérer qu’il y a eu ingérence dans le droit au respect de la vie privée quant aux faits sanctionnés par application de l’article 398 du code pénal. De ce fait, elle n’estime pas nécessaire d’examiner si la condamnation pour des faits constitutifs du délit d’incitation à la débauche et à la prostitution, a également constitué une ingérence dans les droits reconnus par l’article 8 de la Convention.

  79. La Cour a souvent souligné que l’expression de « vie privée » est large et ne se prête pas à une définition exhaustive. Des éléments tels que le sexe, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle sont des composantes importantes du domaine personnel protégé par l’article 8 (voir, par exemple, les arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 18-19, § 41, B. c. France du 25 mars 1992, série A no 232-C, pp. 53-54, § 63, Burghartz c. Suisse du 22 février 1994, série A no 280-B, p. 28, § 24).

  79.  Pour se concilier avec l’article 8 § 2, une ingérence dans l’exercice d’un droit garanti par l’article 8 doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (Dudgeon c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1981, série A no 45, p. 19, § 43).

  80.  Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est arrivée quant au respect de l’article 7 de la Convention, la Cour conclut que l’ingérence est sans nul doute prévue par la loi.

  81.  De l’avis de la Cour, elle poursuivait en outre un ou des buts légitimes pleinement compatibles avec la Convention. Les poursuites et la condamnation pour coups et blessures visaient la protection « des droits et libertés d’autrui » dans la mesure où les juridictions nationales ont mis en cause, en l’espèce, la question du consentement de la « victime ». Ces juridictions ont aussi visé la « protection de la santé ». Quant à l’article 380bis du code pénal la Cour constate qu’il tend à protéger la « défense de l’ordre » et la « prévention des infractions pénales ». Rien ne donne à penser qu’en visant ces divers buts, les autorités judiciaires belges aient recherché d’autres objectifs, étrangers à la Convention.

  82.  Reste donc à déterminer si la condamnation des requérants pouvait passer pour nécessaire, « dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. A cet égard, la mesure en cause doit se fonder sur un besoin social impérieux ce qui impose, notamment, qu’elle demeure proportionnée au but légitime recherché (McLeod c. Royaume-Uni, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998, § 52).

  83.  L’article 8 de la Convention protège le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], arrêt du 11 juillet 2002, Recueil 2002-VI, § 90) ou sous l’aspect de l’autonomie personnelle qui reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, arrêt du 29 avril 2002, Recueil 2002-III, § 61). Ce droit implique le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Burghartz c. Suisse, série A no 280-B, rapport de la Commission, § 47, et Friedl c. Autriche, série A no 305-B, rapport de la Commission, § 45), en ce compris dans le domaine des relations sexuelles, qui est l’un des plus intimes de la sphère privée et est à ce titre protégé par cette disposition (Smith et Grady c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1999, Recueil 1999-VI, § 89). Le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle. A cet égard, « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageables ou dangereuses pour sa personne. En d’autres termes, la notion d’autonomie personnelle peut s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps » (Pretty, précité, § 66).

  84.  Il en résulte que le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus. Il faut dès lors qu’il existe des « raisons particulièrement graves » pour que soit justifiée, aux fins de l’article 8 § 2 de la Convention, une ingérence des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité.

  85.  En l’espèce, en raison de la nature des faits incriminés, l’ingérence que constituent les condamnations prononcées n’apparaît pas disproportionnée. Si une personne peut revendiquer le droit d’exercer des pratiques sexuelles le plus librement possible, une limite qui doit trouver application est celle du respect de la volonté de la « victime » de ces pratiques, dont le propre droit au libre choix quant aux modalités d’exercice de sa sexualité doit aussi être garanti. Ceci implique que les pratiques se déroulent dans des conditions qui permettent un tel respect, ce qui ne fut pas le cas.

  En effet, à la lumière notamment des éléments retenus par la cour d’appel, il apparaît que les engagements des requérants visant à intervenir et arrêter immédiatement les pratiques en cause lorsque la « victime » n’y consentait plus n’ont pas été respectés. De surcroît, au fil du temps, toute organisation, tout contrôle de la situation étaient devenus absents. Il y a eu une escalade de violence et les requérants ont eux-mêmes avoué qu’ils ne savaient pas où elle se serait terminée.

  86.  Le quantum des peines prononcées et les conséquences résultant pour le premier requérant de sa condamnation, ne sont pas non plus de nature à convaincre la Cour que les autorités nationales sont intervenues de manière disproportionnée, eu égard notamment au fait que ce requérant pourra, en application de la loi du 5 août 1968, faire valoir ses droits pour les années prestées comme juge dans le cadre du régime général de pension du secteur privé et ne sera donc pas privé de tout moyen de subsistance (voir, a contrario et mutatis mutandis, Azinas c. Chypre, no 56679/00, §§ 44, 20 juin 2002).

  87.  Eu égard à ces circonstances, la Cour considère que les autorités nationales étaient en droit de juger que les poursuites engagées contre les requérants et leur condamnation étaient des mesures nécessaires dans une société démocratique à la protection « des droits et libertés d’autrui » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

  88.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Le consentement et l'intégrité physique priment sur la liberté sexuelle

Stübing C. Allemagne du 12 avril 2012 requête 43547/08

La condamnation pénale d’un individu en raison de sa relation incestueuse avec sa sœur cadette ne porte pas atteinte à ses droits conventionnels

La Cour ne peut exclure que la condamnation pénale de l’intéressé ait eu des conséquences sur la vie familiale de celui-ci. En tout état de cause, les parties s’accordent à reconnaître que la condamnation en question s’analyse en une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée au sens de l’article 8, disposition qui protège notamment la vie sexuelle.

Cette condamnation était fondée sur une disposition du code pénal allemand qui réprime les relations sexuelles consenties entre adultes membres d’une même fratrie et qui vise à protéger les bonnes moeurs ainsi que les droits d’autrui. En conséquence, elle poursuivait un but légitime aux fins de l’article 8.

Après une analyse minutieuse des arguments militant en faveur de la répression pénale des relations litigieuses et des arguments s’y opposant, la Cour constitutionnelle allemande a conclu que la condamnation se justifiait au regard d’un ensemble d’objectifs, notamment la protection de la famille, l’autodétermination et la santé publique, et de l’opinion générale favorable à la sanction de l’inceste. Elle a considéré que les relations sexuelles entre membres d’une même fratrie pouvaient nuire gravement aux structures familiales, et donc à la société toute entière. L’analyse minutieuse à laquelle la Cour constitutionnelle fédérale s’est livrée dans son arrêt a été renforcée par l’opinion dissidente circonstanciée qu’un juge de la Cour constitutionnelle y a jointe.

Il ressort des constats opérés par les juridictions allemandes que la sœur du requérant a eu son premier rapport sexuel avec l’intéressé, de sept ans son aîné, à l’âge de seize ans, après le décès de leur mère. La sœur de l’intéressé souffre d’un trouble de la personnalité et est très dépendante de son frère. Les tribunaux allemands ont conclu qu’elle n’était que partiellement responsable de ses actes. Dans ces conditions, la Cour estime que les buts poursuivis par les juridictions allemandes n’apparaissent pas déraisonnables.

En conséquence, la Cour estime que les tribunaux allemands n’ont pas excédé leur marge d’appréciation en condamnant le requérant. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8.

Arrêt Avram et autres C. Moldova du 5 juillet 2011 requête 41588/05

LA DIFFUSION A LA TELEVISION D'UN FILM MONTRANT DES JOURNALISTES DURANT UNE PARTIE INTIME EST CONDAMNEE

Les requérantes, Ala Avram, Elena Vrabie, Eugenia Buzu, Ana Moraru et Alina Frumusachi, sont cinq ressortissantes moldaves nées en 1979 pour quatre d’entre elles et en 1976 pour la seconde requérante. Elles résident toutes à Chişinău.

Les cinq femmes, qui sont amies, se plaignaient de la diffusion sur une chaîne de télévision nationale, le 10 mai 2003, de séquences vidéo intimes où on les voyait dans un sauna en compagnie de cinq hommes, dont quatre étaient policiers. A l’époque, trois d’entre elles étaient journalistes (les deux premières pour le magazine d’investigation Accente), une autre était professeur de français et la dernière était bibliothécaire. Selon les intéressées, leurs premiers contacts avec les policiers datent de l’arrestation pour corruption du rédacteur en chef d’Accent en octobre 2002 ; à partir de cette époque, les policiers leur auraient fourni des informations pour leurs articles. L’une des requérantes déclare même avoir eu une liaison avec l’un des policiers.

Les séquences vidéo en question furent diffusées lors d'une émission sur la corruption dans les milieux journalistiques, notamment au sein du magazine Accente. On y voyait les requérantes, en sous-vêtements et apparemment ivres, dans un sauna ; deux d’entre elles embrassaient et caressaient un homme, tandis qu’une troisième se livrait à une danse érotique. Les visages des hommes apparaissant sur la vidéo étaient floutés. Le reportage faisait également état d’un document concernant la collaboration de Mme Avram avec le ministère de l’Intérieur.

Les requérantes alléguaient en particulier que les séquences litigieuses avaient été filmées en secret par les policiers et utilisées comme moyen de chantage pour qu’elles renoncent à publier un article sur des irrégularités commises au sein du ministère moldave de l’Intérieur. Les policiers auraient transmis la vidéo au service de télévision nationale après la publication par les deux premières requérantes de leur article malgré les menaces.

Les 17 et 20 mai 2003, Mme Avram porta plainte pour chantage et abus d’autorité contre les policiers. Les requérantes et les policiers furent interrogés. Ces derniers nièrent toute implication dans le tournage secret de la vidéo ou le chantage, et même toute relation avec les cinq requérantes. En juin 2004, les autorités de poursuite rejetèrent la plainte de la première requérante au motif que la diffusion d’informations diffamatoires ne constituait pas une infraction en droit moldave. Cette décision fut confirmée à l’issue d’un pourvoi extraordinaire en octobre 2005.

Dans l’intervalle, les requérantes engagèrent également une procédure civile contre le ministère de l’intérieur (pour avoir organisé le tournage secret de la vidéo et fourni des documents de nature privée au service de télévision nationale) et contre le service de télévision nationale (pour avoir diffusé des images de nature privée). Elles demandèrent réparation pour atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale en vertu de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En août 2008, la Cour suprême de justice rendit une décision définitive dans laquelle elle rejetait pour insuffisance de preuves les griefs à l’encontre du ministère de l’Intérieur concernant le tournage secret. Elle déclara néanmoins qu’eu égard à l’article 8 de la Convention la responsabilité du ministère était engagée du fait de la fourniture au service national de télévision de documents de nature privée concernant Mme Avram et que celle du service de télévision nationale devait donc être mise en cause quant à la diffusion de la scène du sauna.

La Cour suprême condamna le service national de télévision au versement d’une indemnité de 3 600 lei moldaves (MDL – soit l’équivalent de 214 euros (EUR)) à chacune des requérantes ; elle ordonna en outre au ministère de l’Intérieur de verser une somme de 3 600 MDL à Mme Avram et à un participant à l’émission de payer une somme de 1 800 MDL (soit l’équivalent de 107 EUR) à Mme Vrabie. Ces montants constituaient les montants maximums prévus par l’article 7/1 de l’ancien code civil moldave à titre de réparation pour préjudice causé à l’honneur ou à la dignité d’une personne.

Article 8

La Cour relève que l’atteinte au droit à la vie privée des requérantes n’est pas contestée. Les juridictions nationales l’ont reconnue et ont accordé réparation aux intéressées. La question essentielle est donc celle de savoir si les sommes octroyées étaient proportionnées au préjudice subi par les requérantes et si la Cour suprême a rempli ses obligations au titre de l’article 8 de la Convention lorsqu’elle a appliqué la disposition du droit interne qui limitait le montant de la réparation à verser aux victimes de diffamation.

La Cour n’est pas convaincue que la Cour suprême n’avait pas d’autre possibilité que l’application de l’article 7/1 de l’ancien code civil pour décider de la réparation à accorder. Au contraire, il existe plusieurs exemples d’affaires où la Cour suprême s’est fondée sur la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme pour indemniser des préjudices subis du fait de violations des droits garantis par la Convention, et où les dommages intérêts accordés étaient comparables à ceux octroyés par la Cour.

Quoi qu’il en soit, les sommes octroyées étaient trop faibles pour être proportionnées à une atteinte aussi grave aux droits des requérantes au respect de leur vie privée que celle constituée par la diffusion de séquences vidéo intimes à leur sujet sur une chaîne de télévision nationale. En réalité, la Cour ne voit aucune raison de douter de l’effet dramatique que cela a pu avoir sur la vie privée, familiale et sociale des intéressées. Celles-ci peuvent donc toujours prétendre avoir la qualité de victime. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 8.

Article 41 (satisfaction équitable)

La Cour dit que la Moldova doit verser pour dommage moral 5 000 EUR à Mme Avram, 6 000 EUR à Mme Vrabie et 4 000 EUR à Mme Buzu, Mme Moraru et Mme Frumusachi. Elle ordonne en outre le versement d’une somme de 1 500 EUR au titre des frais et dépens.

GRANDE CHAMBRE

SÖDERMAN c. SUÈDE du 12 Novembre 2013 Requête 5786/08

UNE JEUNE FILLE DE 14 ANS FILMEE A SON INSU PAR SON BEAU PERE CHEZ ELLE N'A PAS ETE PROTEGEE PAR LE DROIT SUEDOIS

78.  La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif s’ajoutent des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (voir, parmi d’autres, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 32, série A no 32).

79.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Etats contractants, que les obligations à la charge de l’Etat soient positives ou négatives. Il existe en effet différentes manières d’assurer le respect de la vie privée, et la nature de l’obligation de l’Etat dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (voir, par exemple, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 104, CEDH 2012, Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 46, CEDH 2003‑III, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 109, 10 mai 2011). Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, ou que les activités en cause concernent un aspect des plus intimes de la vie privée, la marge laissée à l’Etat est d’autant plus restreinte (ibidem).

80.  Pour ce qui est de la protection de l’intégrité physique et morale d’un individu face à autrui, la Cour a déjà dit que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention, et dans d’autres cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (voir, parmi d’autres, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, §§ 128-130, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Bevacqua et S. c. Bulgarie, no 71127/01, § 65, 12 juin 2008, Sandra Janković c. Croatie, n38478/05, § 45, 5 mars 2009, A. c. Croatie, no 55164/08, § 60, 14 octobre 2010, et Đorđević c. Croatie, no 41526/10, §§ 141-143, CEDH 2012).

81.  En ce qui concerne les enfants, qui sont particulièrement vulnérables, les dispositifs créés par l’Etat pour les protéger contre des actes de violence tombant sous le coup des articles 3 et 8 doivent être efficaces et inclure des mesures raisonnables visant à empêcher les mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance ainsi qu’une prévention efficace mettant les enfants à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V, et M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 108, 15 novembre 2011). Pareilles mesures doivent viser à garantir le respect de la dignité humaine et la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant (C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 82, 20 mars 2012, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 65, CEDH 2002‑III).

82.  S’agissant plus spécifiquement d’actes aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, qui mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie privée, il appartient aux Etats membres de se doter de dispositions pénales efficaces (voir, par exemple, X et Y c. Pays‑Bas, 26 mars 1985, § 27, série A no 91, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 150). Cette obligation découle aussi d’autres dispositions internationales telles que, notamment, les articles 19 et 34 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et le chapitre VI, « Droit pénal matériel », de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (paragraphes 51 et 52 ci‑dessus).

83.  Concernant des actes d’une telle gravité, l’obligation positive qui incombe à l’Etat en vertu des articles 3 et 8 de protéger l’intégrité physique de l’individu peut s’étendre aux questions touchant à l’effectivité d’une enquête pénale (voir, parmi d’autres, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, précité, § 72, 20 mars 2012, M.P. et autres c. Bulgarie, précité, §§ 109-110, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 152) et à la possibilité d’obtenir redressement et réparation (voir, mutatis mutandis, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, précité, § 72), même s’il n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes (voir, par exemple, Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 64, 27 novembre 2007, et Szula c. Royaume-Uni (déc.), no 18727/06, 4 janvier 2007).

84.  Quant aux actes qui n’atteignent pas la gravité de ceux qui étaient en cause dans X et Y c. Pays-Bas (précité) et M.C. c. Bulgarie (précité), la Cour a examiné sous l’angle de l’article 8 l’obligation pour l’Etat de protéger, par exemple, un mineur contre la diffamation (K.U. c. Finlande, no 2872/02, §§ 45-49, CEDH 2008-V). Si, dans l’affaire K.U. c. Finlande, l’acte litigieux ne s’était accompagné d’aucune violence physique, la Cour a néanmoins estimé qu’il ne fallait pas le sous-estimer, compte tenu du risque physique et moral que la situation litigieuse avait pu comporter pour le requérant, un garçon mineur qui avait été désigné comme cible pour les pédophiles. L’acte en question constituait une infraction pénale selon le droit interne et la Cour a considéré qu’une protection pratique et efficace du requérant supposait l’existence d’un recours permettant d’identifier l’auteur des actes incriminés et de le traduire en justice.

85.  Pour ce qui est plus généralement des actes interindividuels de moindre gravité susceptibles de porter atteinte à l’intégrité morale, en revanche, l’obligation qui incombe à l’Etat, au titre de l’article 8, de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection n’implique pas toujours l’adoption de dispositions pénales efficaces visant les différents actes pouvant être en cause. Le cadre juridique peut aussi consister en des recours civils aptes à fournir une protection suffisante (voir, mutatis mutandis, X et Y c. Pays-Bas, précité, §§ 24 et 27, et K.U. c. Finlande, précité, § 47). La Cour observe, par exemple, que dans certaines affaires précédentes relatives à la protection de l’image d’une personne contre des abus de la part d’autrui, les recours existants dans les Etats membres étaient d’ordre civil, parfois combinés à des voies procédurales telles que le prononcé d’une interdiction (voir, parmi d’autres, Von Hannover c. Allemagne (no 2), précité, Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, 15 janvier 2009, et Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002).

2.  Application de ces principes au cas d’espèce

86.  La Cour observe que la cour d’appel a jugé que l’acte du beau-père était constitutif d’une atteinte à l’intégrité personnelle de la requérante (paragraphe 23 ci-dessus). Elle souscrit à ce constat et estime, d’une part, que les faits étaient d’autant plus graves que la requérante était mineure, que l’incident s’était produit à son domicile, où elle était censée se sentir en sécurité, et que l’auteur n’était autre que son beau-père, une personne à qui elle devait pouvoir faire confiance. Cet incident a touché la requérante dans des aspects extrêmement intimes de sa vie privée. La Cour observe, d’autre part, que les faits en question n’ont pas comporté de violence, de sévices ou de contact physiques. Tout en prenant note de la conclusion des juridictions internes selon laquelle l’acte du beau-père était assurément répréhensible, la Cour considère qu’il n’a pas atteint le degré de gravité des actes en cause dans la jurisprudence susmentionnée, qui se rapportaient à des viols ou des abus sexuels sur des enfants (paragraphe 81 ci-dessus) et qui ont été examinés sous l’angle de l’article 8 mais aussi de l’article 3 de la Convention.

87.  Sur ce dernier point, il convient de noter que la requérante ne se plaint pas seulement de l’absence d’un recours pénal relativement à l’interprétation de la notion d’abus et du fait que la législation suédoise n’incriminait pas en tant que telle la prise d’images en secret ou de manière illicite ; elle allègue également que l’ordre juridique suédois ne lui offrait aucun recours civil susceptible de la protéger contre les agissements de son beau-père. Plus spécifiquement, elle soutient que les juridictions nationales ont manqué à leurs obligations positives en refusant de lui allouer des dommages et intérêts sur le fondement de la loi sur la responsabilité civile ou de la Convention. La requérante ne prétend donc pas que seul le recours au droit pénal pouvait permettre à la Suède de remplir son obligation, découlant de l’article 8, de la protéger contre les actes de son beau-père.

88.  L’intéressée ne met pas en cause l’effectivité de l’enquête pénale menée par les autorités suédoises. La Cour n’a pas décelé d’éléments qui indiqueraient que les organes d’enquête et le parquet aient accompli leur tâche d’une manière impropre à protéger l’intégrité physique de la requérante, ou qu’ils aient manqué à leurs obligations positives de mener des poursuites effectives pour garantir une protection adéquate des droits de la requérante résultant de l’article 8 de la Convention.

89.  A la lumière de ces observations préliminaires, la Cour recherchera si, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire dont elle se trouve saisie, la Suède possédait à l’époque pertinente un cadre juridique propre à offrir à la requérante une protection adéquate contre les agissements concrets de son beau‑père ; à cette fin, elle évaluera chacun des recours qui étaient supposément ouverts à l’intéressée.

90.  Il convient de souligner que cette approche diffère de celle adoptée par la chambre, qui a jugé que « seuls des défauts importants dans la législation ou la pratique, ou dans leur application, emporteraient violation des obligations positives découlant pour l’Etat de l’article 8 ». La chambre renvoyait là aux termes employés dans M.C. c. Bulgarie (précité, § 167) pour définir l’étendue de l’obligation positive qu’ont les Etats en vertu des articles 3 et 8 de la Convention d’offrir une protection contre le viol et les abus sexuels. Or, dans ladite affaire, la Cour avait appliqué le critère du défaut important aux « insuffisances alléguées de l’enquête », soulignant qu’elle « n’[était] pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières » (ibidem, § 168) et considérant que les manquements étaient « significatif[s] » ou « considérables » (voir, par exemple, l’arrêt M.C. c. Bulgarie précité, §§ 179 et 184 ; voir aussi M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, §§ 112 et suiv., 27 septembre 2011 ; voir, en revanche, Siliadin c. France, no 73316/01, § 130, CEDH 2005‑VII, où des termes identiques avaient été utilisés à propos de la révision de la législation et de la pratique à la lumière de l’article 4 de la Convention).

91.  La Grande Chambre estime que ce critère du défaut important, aussi défendable soit-il dans le contexte d’une enquête, n’a pas de rôle significatif à jouer lorsqu’il s’agit de déterminer si l’Etat défendeur était ou non doté d’un cadre juridique adéquat au regard de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, car la question qui se pose à la Cour est de savoir si dans les circonstances le droit offrait à la requérante un niveau acceptable de protection.

a)  La pornographie enfantine

92.  La Cour observe d’emblée qu’une part considérable des observations soumises par les parties ont trait à l’existence en droit suédois d’une infraction de tentative de pornographie enfantine et à sa pertinence dans l’affaire ici examinée. Cela s’explique par le fait que dans l’arrêt de la cour d’appel en date du 16 octobre 2007, qui relaxait le beau-père de la requérante du chef d’abus sexuel (infraction visée au chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal), figurait un obiter dictum aux termes duquel, compte tenu de l’âge de la jeune fille, l’acte litigieux aurait pu, en théorie au moins, être réputé constitutif d’une tentative de pornographie enfantine au sens du chapitre 16, article 10 a), du code pénal (voir les dispositions citées aux paragraphes 31 et 32 ci-dessus). Dès lors toutefois qu’aucune accusation de ce type n’avait été portée contre l’intéressé, la cour d’appel n’avait pu rechercher si celui-ci pouvait être tenu pour responsable d’une telle infraction (voir paragraphe 24 ci-dessus).

93.  Le Gouvernement argue que les actes du type de celui ici en cause pouvaient, sous certaines conditions, relever non seulement des dispositions relatives à l’abus sexuel mais aussi de celles visant la tentative de pornographie enfantine.

94.  Cependant, tout en reconnaissant l’absence d’informations sur le point de savoir si à l’époque le parquet avait ou non envisagé d’inculper le beau‑père de l’intéressée de tentative de pornographie enfantine, le Gouvernement énumère un certain nombre de raisons susceptibles selon lui d’expliquer la décision du parquet de ne pas procéder de la sorte, évoquant notamment une série de circonstances qui auraient rendu malaisée la production d’éléments suffisants pour prouver qu’il y avait eu image « pornographique » (paragraphes 69 à 72 ci-dessus). Le Gouvernement indique ainsi que la mère de la requérante avait détruit le film immédiatement après l’incident de septembre 2002 et qu’elle et sa fille n’avaient signalé l’incident à la police qu’en septembre 2004, c’est-à-dire longtemps après qu’il se fut produit.

95.  La Cour prend note par ailleurs de la thèse de la requérante, fondée sur les travaux préparatoires de la disposition relative à la pornographie enfantine et sur un avis juridique (paragraphe 61 ci-dessus), selon laquelle son beau-père n’aurait pas pu être condamné pour tentative de pornographie enfantine même si le film avait été conservé, faute selon elle de l’élément constitutif essentiel de l’infraction, à savoir le caractère « pornographique » de l’image. La requérante estime en effet que les images d’une adolescente de quatorze ans se déshabillant avant de prendre sa douche dans un contexte par ailleurs ordinaire ne peuvent être considérées comme pornographiques au sens de la disposition relative à la pornographie enfantine (chapitre 16, article 10 a) du code pénal). Pour que le film pût être jugé pornographique, il eût fallu d’après elle que le beau-père le manipulât de telle façon, par exemple, qu’elle parût poser pour lui ou qu’il utilisât un autre moyen de le placer dans un contexte pornographique. La requérante plaide que si une accusation de tentative de pornographie enfantine avait été formulée en l’espèce, elle n’aurait eu aucune chance d’aboutir. Elle demande à la Cour de ne pas tenir compte, lors de l’examen de son grief, de l’existence de cette infraction dans le droit interne pertinent.

96.  La Cour observe que le terme « image pornographique » n’est pas défini dans le code pénal et que les travaux préparatoires évoqués par la requérante comportent le passage suivant : « Une certaine prudence s’imposait, afin que le champ des actes considérés comme des infractions ne devînt pas trop vaste ou trop difficile à apprécier. L’idée n’était pas d’ériger en infraction pénale toute représentation d’enfants nus ou toute image sur laquelle on pourrait distinguer les parties génitales d’un enfant, quand bien même ces images pourraient stimuler les pulsions sexuelles de certaines personnes. Pour que son utilisation soit illicite, il faut qu’une image revête un caractère pornographique au sens commun du terme et à l’aune des valeurs généralement partagées » (paragraphe 33 ci-dessus).

97.  Dans ce contexte, la thèse selon laquelle on pourrait considérer que l’incrimination de tentative de pornographie enfantine offrait à la requérante une protection contre l’acte spécifique en cause semble plutôt théorique. Non convaincue que l’acte du beau-père relevât de l’incrimination en question, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances particulières de l’espèce, de se livrer à des spéculations sur les conséquences que la formulation d’une telle accusation aurait pu avoir pour la protection du droit de l’intéressée au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.

b)  L’abus sexuel

98.  Une autre question qui se pose est de savoir si l’existence de l’incrimination d’abus sexuel offrait à la requérante la protection requise par l’article 8 de la Convention. Avant le 1er avril 2005, le passage pertinent de la disposition relative à l’abus sexuel (chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal) était ainsi libellé :

« Il en va de même pour quiconque s’exhibe de telle façon que la nature de son acte heurte autrui, ou, par des paroles ou des actes qui manquent ouvertement aux règles de la bienséance, se comporte avec une indécence manifeste vis-à-vis d’autrui. »

99.  Le tribunal de district condamna le beau-père sur la base de ce texte le 14 février 2006. Par un arrêt du 16 octobre 2007, la cour d’appel prononça toutefois sa relaxe, jugeant que l’acte litigieux n’était pas légalement constitutif d’un abus sexuel. La juridiction d’appel tint pour établi que l’intention du beau-père avait été de filmer la requérante en secret dans un but sexuel. Elle considéra donc comme certain que le beau-père n’avait pas voulu que la requérante découvrît qu’elle était filmée et ajouta qu’il n’avait pas non plus été indifférent au risque qu’elle pût le découvrir. Elle se référa ensuite à un arrêt (NJA 1996, p. 418) dans lequel la Cour suprême avait dit, notamment, que la prise d’images en secret n’était pas en soi une infraction, dès lors que le droit suédois ne frappait d’aucune interdiction générale le fait de filmer autrui sans son consentement. Suivant le même raisonnement, et tout en considérant que, compte tenu en particulier de l’âge de la requérante et de sa relation avec son beau-père, l’acte litigieux constituait une atteinte à l’intégrité de la personne, la cour d’appel conclut que la responsabilité pénale du second ne pouvait pas être engagée pour l’acte isolé ayant consisté à filmer la requérante à son insu. Elle ajouta que la jeune fille s’était en fait rendu compte de la prise d’images après coup, mais que cela n’attestait pas d’une quelconque intention du beau-père. Le 12 décembre 2007, la Cour suprême refusa à la requérante l’autorisation de la saisir.

100.  Pour que l’infraction d’abus sexuel visée au chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal, pût être établie, il fallait donc qu’en commettant l’acte en question son auteur voulût que la victime se rendît compte de l’abus sexuel ou qu’il fût indifférent au risque qu’elle pût le découvrir. Autrement dit, la victime ne pouvait passer pour avoir fait l’objet d’un abus sexuel que si elle s’était rendu compte de cet abus. La Cour rappelle que le beau-père fut de fait condamné pour abus sexuel sur le fondement de la disposition susmentionnée pour deux chefs de conduite indécente à l’égard de la cousine – alors âgée de seize ans – de la requérante, à savoir pour lui avoir caressé la cuisse et exprimé le désir d’avoir un rapport sexuel avec elle (paragraphe 14 ci-dessus).

101.  L’interprétation donnée par la cour d’appel à la disposition relative à l’abus sexuel fut confirmée par la Cour suprême dans une autre affaire le 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946 – paragraphe 40 ci-dessus). Dans l’affaire en question, la Cour suprême relaxa une personne du chef d’abus et rappela par la même occasion que le droit suédois ne contenait aucune interdiction générale visant le fait de filmer en secret. Elle releva également que, bien que la nécessité de renforcer le cadre juridique sur ce point eût été reconnue dès les années 1960 lors des travaux législatifs menés en Suède, cela n’avait pas encore abouti à des résultats concrets. Selon elle, il y avait tout lieu de se demander si l’absence totale de sanctions en droit suédois pour la prise d’images d’un individu dans une situation où pareil acte portait gravement atteinte à son intégrité personnelle était compatible avec les exigences découlant de l’article 8 de la Convention.

102.  La requérante considère quant à elle que l’interprétation donnée de la disposition relative à l’abus sexuel telle que libellée avant le 1er avril 2005 est contestable. Pour autant que les critiques qu’elle formule visent non seulement le législateur mais aussi l’interprétation livrée par la cour d’appel dans son arrêt du 16 octobre 2007 – plus tard confirmée par la juridiction suprême dans une autre affaire –, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes et que c’est au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, qu’il revient d’interpréter le droit interne (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011). Elle souscrit toutefois à l’avis de la requérante selon lequel, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la relaxe du beau-père du chef d’abus sexuel ne s’explique pas par la non-réunion des preuves requises, mais plutôt par la considération, d’ailleurs formulée par la cour d’appel, qu’à l’époque pertinente l’acte litigieux n’était pas légalement constitutif d’un abus sexuel.

103.  La disposition sur l’abus sexuel a été modifiée le 1er avril 2005, donc après la commission de l’acte litigieux (septembre 2002) et avant la relaxe du beau-père prononcée à l’issue de la procédure pénale. Elle a été étendue ultérieurement aux actes commis « d’une manière susceptible de porter atteinte à [l’]intégrité sexuelle [d’autrui] ». Par la suite, la Commission des infractions sexuelles mise en place en 2008 a déclaré qu’à son avis la disposition telle que modifiée englobait les actes visant des personnes inconscientes ou endormies et pouvait aussi s’appliquer aux situations où une personne en filme ou en photographie une autre en secret et de manière sexuellement intrusive.

104.  La Cour observe que le Gouvernement n’a renvoyé à aucune décision de justice interne dans laquelle la disposition modifiée sur l’abus sexuel aurait été appliquée à une prise d’images en secret réalisée après le 1er avril 2005. Quoi qu’il en soit, il suffit de conclure que la disposition telle que libellée avant le 1er avril 2005 et telle qu’interprétée en l’espèce par la cour d’appel dans l’arrêt du 16 octobre 2007, devenu définitif lorsque la Cour suprême refusa à la requérante l’autorisation de la saisir, ne pouvait légalement viser l’acte litigieux et qu’elle ne protégeait donc pas la requérante contre l’atteinte litigieuse à son droit au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention.

c)  La législation récente en matière de prise d’images en secret

105.  Les lacunes susmentionnées dans la protection matérielle des droits de la requérante découlant de l’article 8 ne semblent pas davantage avoir été comblées de quelque manière que ce soit par d’autres dispositions internes en vigueur à l’époque des faits. A cet égard, force est à la Cour de constater que l’absence de telles dispositions est depuis longtemps une question préoccupante en Suède et que de nombreux autres Etats membres se sont dotés d’une législation pénale ou civile qui vise en tant que tel l’acte consistant, en dehors de tout but sexuel, à filmer ou à photographier un individu (enfant ou adulte) en secret ou de manière non consensuelle (paragraphe 55 ci-dessus). La Cour suprême, dans son arrêt du 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946 – paragraphe 40 ci-dessus), a déclaré que la nécessité de renforcer le cadre juridique pour lutter contre la prise d’images en secret avait été reconnue en Suède, dans le cadre de travaux législatifs, dès les années 1960, mais que cela n’avait pas encore abouti à des résultats concrets. Selon elle, il y avait tout lieu de se demander si l’absence totale de sanctions en droit suédois pour la prise d’images d’un individu dans une situation où pareil acte portait gravement atteinte à son intégrité personnelle était compatible avec les exigences découlant de l’article 8 de la Convention (voir également le paragraphe 101 ci-dessus).

106.  La Cour note que le dernier projet du Gouvernement en la matière, daté du 20 décembre 2012 et intitulé « Photographie intrusive », a été adopté par le Parlement. Concrètement, en vertu des nouvelles dispositions, qui sont entrées en vigueur le 1er juillet 2013, le fait de filmer une personne en secret et sans son autorisation dans une douche ou une salle de bains pourra être sanctionné au titre de l’incrimination de photographie intrusive. Le fait de placer ou de « régler » une caméra dans le but de réaliser une photographie intrusive sera également punissable en tant qu’acte de préparation d’une telle infraction (paragraphe 43 ci-dessus).

107.  La Cour observe en outre que la loi est censée couvrir les actes tels que celui ici en cause. Elle relève également que les principes énoncés dans la loi sur la liberté de la presse et la loi constitutionnelle sur la liberté d’expression, qui font toutes deux partie intégrante de la Constitution suédoise, notamment pour ce qui est de la protection des personnes fournissant des informations aux médias, ont été soigneusement étudiés avant la présentation du projet de loi en question au Parlement. Cela dit, nul ne le conteste, la requérante ne pouvait pas invoquer la nouvelle loi pour un incident survenu en 2002, ni se prévaloir d’une quelconque autre protection analogue de son droit au respect de sa vie privée.

d)  Les recours civils

108.  La Cour considère qu’en l’espèce le droit pénal n’était pas forcément la seule voie apte à permettre à l’Etat défendeur de remplir ses obligations au regard de l’article 8 de la Convention. Dès lors, la question se pose de savoir si la requérante disposait d’un recours de caractère civil.

109.  Il convient d’observer à cet égard que l’intéressée a joint à la procédure pénale une action civile en réparation dirigée contre son beau‑père. Le 20 janvier 2006, en effet, la requérante, représentée par son conseil, déposa une demande de dommages et intérêts d’un montant de 25 000 SEK (15 000 SEK pour atteinte à son intégrité personnelle et 10 000 SEK pour peines et souffrances). Elle fondait son action sur « l’acte criminel pour lequel [son] beau-père [était] poursuivi ».

110.  Selon le Gouvernement, l’action reposait en partie sur l’article 1 et en partie sur l’article 3 du chapitre 2 de la loi sur la responsabilité civile (paragraphe 37 ci-dessus).

111.  Dans son jugement du 14 février 2006 condamnant le beau-père, le tribunal de district ordonna à celui-ci de verser à la requérante 20 000 SEK à titre de dommages et intérêts. Dans son arrêt du 16 octobre 2007 relaxant le beau-père au motif que l’acte litigieux n’était pas légalement constitutif d’un abus sexuel, la cour d’appel rejeta toutefois la demande de réparation formée par la jeune fille. Le Gouvernement soutient à cet égard qu’en vertu du chapitre 29, article 6, du code de procédure judiciaire, lorsqu’une action civile est jointe à la procédure pénale, la chose jugée au pénal s’impose au civil. En conséquence, selon lui, la cour d’appel n’avait pas la possibilité d’allouer des dommages et intérêts sur le fondement du chapitre 2, article 3, de la loi sur la responsabilité civile, aucune infraction visée par le code pénal n’ayant été constatée. Cette conclusion cadre avec les déclarations contenues dans un arrêt du 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946 – paragraphe 40 ci‑dessus), où la Cour suprême a dit que le droit suédois ne contenait aucune interdiction générale visant le fait de filmer en secret et que, dans les cas où cet acte n’était pas constitutif d’une infraction, il n’était pas possible d’allouer des dommages et intérêts.

112.  Le Gouvernement argue néanmoins que dans le cadre de la procédure pénale la requérante aurait pu justifier autrement sa demande de dommages et intérêts contre son beau-père, par exemple en plaidant, au regard du chapitre 2, article 1, de la loi sur la responsabilité civile, qu’il lui avait causé un dommage personnel en faisant preuve de négligence vis-à-vis d’elle, ce qui aurait englobé toute atteinte physique ou psychologique (paragraphe 73 ci-dessus).

113.  A cet égard, il faut toutefois garder à l’esprit qu’à aucun stade de l’enquête ou de la procédure pénale le beau-père n’a prétendu que c’était par mégarde qu’il avait laissé la caméra en mode enregistrement dans le panier à linge de la salle de bains. Au contraire, il a reconnu qu’il avait agi de façon délibérée quoique impulsive. On ne saurait donc reprocher à la requérante et à son conseil de ne pas avoir invoqué la négligence simplement pour s’assurer que la demande de la jeune fille serait traitée dans l’hypothèse où l’acte litigieux serait considéré comme ne relevant pas de la notion d’abus sexuel.

114.  En conséquence, la Cour n’est pas convaincue que la requérante disposât d’un recours civil dans les circonstances particulières de l’espèce, où l’acte en cause n’était pas légalement couvert par la disposition relative à l’abus sexuel et où la prise d’images en secret ne constituait pas en tant que telle une infraction.

e)  L’indemnisation fondée sur la Convention

115.  Reste à examiner l’argument de la requérante selon lequel les juridictions nationales auraient pu d’office lui allouer une réparation sur le fondement de la seule Convention dans le cadre de la procédure pénale mais ne l’ont pas fait.

116.  Ainsi que le Gouvernement le souligne, le principe, établi par la Cour suprême, selon lequel un individu peut, sans l’appui de dispositions spécifiques de la législation suédoise, se voir octroyer des dommages et intérêts par l’Etat en cas de violation de la Convention, est inapplicable aux litiges entre particuliers eu égard à la difficulté pour un particulier de déduire de la jurisprudence de la Cour les circonstances dans lesquelles il pourrait être tenu de verser des dommages et intérêts (NJA 2007, p. 747 – paragraphe 47 ci-dessus). Compte tenu de la pratique interne de la Suède en matière de réparation pour violation de la Convention (paragraphes 45 à 50 ci-dessus), et notamment de l’arrêt susmentionné de la Cour suprême, la Cour n’est pas convaincue que la voie de recours évoquée existât réellement, ni qu’elle eût pu compenser l’absence de recours civil dans la situation spécifique décrite ci-dessus.

f)  Conclusion

117.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et nonobstant la marge d’appréciation de l’Etat défendeur, la Cour estime que le droit suédois pertinent, tel qu’il était en vigueur en septembre 2002, lorsque s’est produit l’acte spécifique par lequel le beau-père de la requérante a tenté, dans un but sexuel, de filmer en secret la jeune fille nue dans sa salle de bains, n’assurait pas à l’intéressée une protection de son droit au respect de sa vie privée propre à faire conclure que les obligations positives découlant pour l’Etat défendeur de l’article 8 de la Convention se trouvaient satisfaites. L’acte en question a porté atteinte à l’intégrité de la jeune fille et était d’autant plus grave que celle-ci était mineure, que l’incident s’était produit à son domicile, où elle était censée se sentir en sécurité, et que l’auteur n’était autre que son beau-père, une personne à qui elle devait pouvoir faire confiance. Or, ainsi que la Cour l’a constaté plus haut, le droit suédois ne comportait aucun recours pénal ni aucun recours civil propres, dans les circonstances particulières de l’espèce, à assurer à la requérante une protection effective contre ladite atteinte à son intégrité.

En conséquence, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Arrêt E.S. c. Suède du 21 juin 2012 requête n° 5786/08

LA LIBERTE SEXUELLE n'implique pas que la Convention protège le droit de filmer nue sa belle fille de 14 ans, à son insu.

La Cour rappelle que, en vertu de la Convention, les Etats doivent s’abstenir de toute ingérence, mais sont également tenus d’adopter des mesures pour assurer une protection contre pareilles ingérences, jusque dans les relations des individus entre eux.

Si les Etats jouissent en principe d’une marge d’appréciation étendue dans le choix des mesures à prendre pour assurer le respect de la vie privée, le recours à des dispositions de droit pénal effectives peut s’imposer pour dissuader les individus de porter préjudice à autrui, en particulier s’agissant des aspects les plus intimes de la vie privée de la personne. En même temps, seule l’existence de lacunes importantes dans la loi et la pratique emporterait violation de l’article 8 de la Convention.

La Cour est convaincue que, bien que le droit suédois ne renfermât à l’époque des faits aucune disposition interdisant de filmer en secret, il existait des lois, en théorie au moins, applicables à des actes tels que celui en cause en l’espèce. En effet, à la suite de l’incident et de son signalement à la police, une enquête pénale avait été ouverte.

L’affaire a été examinée par les tribunaux à trois degrés de juridiction, devant lesquels la jeune fille était assistée par un avocat et a pu demander des dommages et intérêts. Le tribunal de première instance a condamné le beau-père de E.S. et celui de deuxième instance l’a acquitté.

En outre, la cour d’appel, dans son arrêt acquittant le beau-père d’agression sexuelle, a souligné que les actes de celui-ci auraient pu, pour le moins en théorie, être constitutifs d’une tentative de pédopornographie en vertu du code pénal. La Cour conclut qu’à l’époque des faits E.S. aurait pu être concrètement et effectivement protégée par le code pénal, puisque son beau-père aurait pu être condamné pour agression sexuelle ou tentative de pédopornographie.

La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche d’apprécier la législation dans l’abstrait. Elle doit se borner à examiner les questions dont elle se trouve saisie. Elle a donc examiné si, en l’espèce, l’absence de disposition dans le code pénal sur la tentative de filmer une personne à son insu a constitué une lacune importante dans la législation suédoise. Elle relève que la Suède a pris des mesures pour combattre le problème général de la prise d’images illicite ou en secret de personnes en proposant d’ériger en infraction certains actes de ce type lorsqu’ils sont commis dans des situations où ils portent atteinte à l’intégrité de la personne filmée.

A la lumière de ce qui précède et considérant qu’à l’époque des faits l’acte du beau-père était en théorie couvert par les dispositions du code pénal concernant les infractions d’agression sexuelle et de tentative de pédopornographie, la Cour conclut que la législation et la pratique suédoises n’étaient pas défaillantes au point de constituer un manquement de la Suède à ses obligations positives au regard de l’article 8.

Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 8.

TRANSSEXUALITE AU SENS DE L'ARTICLE 8

YY C. Turquie du 10 mars 2015 requête n° 14793/08

Violation de l'article 8 et changement de jurisprudence : L'État aurait dû faciliter l'opération et le changement de sexe sans rechercher si dans son état initial il avait la capacité ou non de procréer.

100.  Selon la jurisprudence constante de la Cour une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et si elle est proportionnée au but légitime poursuivi. À cet égard, il faut que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, entre autres, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 88, CEDH 2012, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 105, CEDH 2013 (extraits)).

101.  S’il appartient aux autorités nationales d’apprécier les premières si toutes ces conditions se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en dernier lieu la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention. Il faut reconnaître à cet égard une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales compétentes. L’étendue de cette marge est variable et dépend d’un certain nombre de facteurs, dont la nature du droit en cause garanti par la Convention et son importance pour la personne concernée, ainsi que la nature de l’ingérence et la finalité de celle‑ci. Cette marge est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus. Dès lors, lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation laissée à l’État est plus restreinte. En revanche, elle est plus large lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, §§ 101-102, CEDH 2008, et Fernández Martínez, précité, § 125).

102.  En l’espèce, la Cour observe que la procédure qui s’est déroulée devant les juridictions nationales mettait directement en jeu la liberté pour le requérant de définir son appartenance sexuelle, liberté qui s’analyse comme l’un des éléments les plus essentiels du droit à l’autodétermination (Van Kück, précité, § 73). À cet égard, elle rappelle s’être déclarée à maintes reprises consciente de la gravité des problèmes que rencontraient les transsexuels et avoir souligné l’importance d’examiner de manière permanente la nécessité de mesures juridiques appropriées (Christine Goodwin, précité, § 74).

103.  Elle réitère en ce sens qu’il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rendent les garanties non pas théoriques ou illusoires, mais concrètes et effectives. Si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (voir, parmi d’autres, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV).

104.  Dans le contexte de la présente affaire, la Cour estime donc opportun de tenir compte de l’évolution du droit international et européen, de même que du droit et de la pratique en vigueur dans les différents États membres du Conseil de l’Europe, afin d’apprécier les circonstances de l’espèce, « à la lumière des conditions de vies actuelles » (pour une démarche similaire, voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26).

105.  À cet égard, la Cour observe que la possibilité pour les transsexuels d’entreprendre un traitement de conversion sexuelle existe dans de nombreux États européens, tout comme la reconnaissance juridique de leur nouvelle identité sexuelle. La Cour relève en outre que la réglementation ou la pratique en vigueur dans nombre de pays qui reconnaissent le changement de sexe conditionne, implicitement ou explicitement, la reconnaissance légale du nouveau sexe de préférence à une intervention chirurgicale de conversion sexuelle et/ou à l’incapacité de procréer (paragraphe 43 ci‑dessus).

106.  Dans l’arrêt Christine Goodwin (précité, § 85), la Cour a estimé que, conformément au principe de subsidiarité, il appartenait avant tout aux États contractants de décider des mesures nécessaires pour assurer la reconnaissance des droits garantis par la Convention à toute personne relevant de leur juridiction et que, pour résoudre dans leurs ordres juridiques internes les problèmes concrets posés par la reconnaissance juridique de la condition sexuelle des transsexuels opérés, les États contractants devaient jouir d’une ample marge d’appréciation.

107.  Elle estime qu’il en va indéniablement de même lorsque sont en cause les exigences légales régissant l’accès à des moyens médicaux ou chirurgicaux pour les personnes transsexuelles désireuses de se soumettre à des modifications corporelles liées à une réassignation de sexe.

108.  Cela dit, la Cour rappelle avoir déjà considéré qu’il convenait d’attacher moins d’importance à l’absence d’éléments indiquant un consensus européen relativement à la manière de résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue non seulement vers une acceptation sociale accrue des transsexuels mais aussi vers la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés (Christine Goodwin, précité, § 85).

109.  Elle réitère en ce sens que la faculté pour les transsexuels de jouir pleinement, à l’instar de leurs concitoyens, du droit au développement personnel et à l’intégrité physique et morale ne saurait être considérée comme une question controversée exigeant du temps pour que l’on parvienne à appréhender plus clairement les problèmes en jeu (Christine Goodwin, précité, § 90).

110.  À cet égard, elle souligne que, dans son annexe à la Recommandation CM/Rec(2010)5 sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a affirmé que les conditions préalables, y compris les modifications d’ordre physique, à la reconnaissance juridique d’un changement de genre devaient être régulièrement réévaluées afin de lever celles qui seraient abusives (paragraphe 29 ci-dessus). Par ailleurs, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, dans sa Résolution 1728 (2010) relative à la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et l’identité de genre, a appelé les États membres à traiter la discrimination et les violations des droits de l’homme visant les personnes transgenres et, en particulier, à garantir dans la législation et la pratique les droits de ces personnes à des documents officiels reflétant l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération de conversion sexuelle ou une thérapie hormonale (paragraphe 30 ci-dessus).

111.  La Cour observe également que certains États membres ont récemment modifié leurs législations ou leurs pratiques en matière d’accès aux traitements de conversion sexuelle et de reconnaissance légale de celle‑ci en abolissant l’exigence d’infertilité/stérilité (paragraphe 43 ci‑dessus).

112.  À cet égard, la Cour estime utile de relever la spécificité du droit turc en la matière. En effet, dans la majeure partie des États qui imposent comme condition préalable à une reconnaissance juridique du nouveau genre choisi un traitement hormonal ou une chirurgie de conversion sexuelle, la stérilité/l’infertilité est appréciée après le processus médical ou chirurgical de conversion sexuelle (paragraphes 42-43 ci-dessus). Or, si le droit turc subordonne le changement d’état civil à une transformation physique obtenue à la suite d’une opération de changement de sexe « réalisée en conformité avec l’objectif spécifié par l’autorisation judiciaire et avec les techniques médicales », l’incapacité de procréer est une exigence qui s’est révélée devoir être satisfaite aux termes de la décision litigieuse du TGI de Mersin, en amont du processus de changement de sexe, conditionnant ainsi l’accès du requérant à la chirurgie de conversion.

113.  Au vu des pièces du dossier, et notamment des témoignages des proches du requérant devant les instances nationales (paragraphe 9 ci‑dessus), la Cour observe que celui-ci mène depuis de nombreuses années sa vie sociale en tant qu’homme. L’intéressé apparaît également avoir fait l’objet d’un suivi psychologique dès l’adolescence, avoir été diagnostiqué comme étant transsexuel par un comité d’experts en psychologie, lesquels ont par ailleurs conclu à la nécessité pour lui de poursuivre sa vie avec une identité masculine (paragraphes 7, 10 et 14 ci-dessus). En septembre 2005, au moment où il a sollicité pour la première fois l’autorisation judiciaire de recourir à une opération de changement de sexe, le requérant s’inscrivait donc déjà, depuis plusieurs années, dans un parcours de conversion sexuelle : il était suivie sur le plan psychologique et avait adopté depuis longtemps un comportement social masculin.

114.  En dépit de ces faits, les juridictions internes lui refusèrent tout d’abord l’autorisation requise pour le changement physique auquel il aspire. À cet égard, la Cour réitère qu’il peut y avoir une atteinte grave au droit au respect de la vie privée lorsque le droit interne est incompatible avec un aspect important de l’identité personnelle (Christine Goodwin, précité, § 77).

115.  Elle rappelle également avoir déjà affirmé que l’on ne saurait croire qu’il y ait quoi que ce soit d’irréfléchi dans la décision d’une personne de subir une opération de conversion sexuelle, compte tenu des interventions nombreuses et pénibles qu’entraîne une telle démarche et du degré de détermination et de conviction requis pour changer son rôle sexuel dans la société (Christine Goodwin, précité, § 81, et Schlumpf, précité, § 110).

116.  En l’espèce, elle constate que les juridictions internes ont justifié leur refus initial de faire droit à la demande de l’intéressé par la seule circonstance qu’il n’était pas dans l’incapacité de procréer. Or, la Cour ne s’explique pas pourquoi l’incapacité de procréer d’une personne souhaitant se soumettre à une opération de changement de sexe devrait être établie avant même que ne soit engagé le processus physique de changement de sexe.

117.  La Cour observe à cet égard, au vu des informations fournies par les parties, que le droit interne prévoit des procédures médicales de stérilisation volontaire (paragraphes 23-24 ci-dessus). Dans ses observations du 25 octobre 2010, le requérant soutenait quant à lui ne pas avoir accès, sauf à sortir du cadre légal existant, à ce type de traitements (paragraphes 83 et 87 ci-dessus). Il ajoutait qu’aucune disposition législative ne prévoyait la marche à suivre ou le type de traitements auxquels il pourrait se soumettre et qu’il existait dès lors un vide juridique en la matière (paragraphes 85-87 ci‑dessus). Dans des observations complémentaires du 23 octobre 2013, son avocat argüait que son client, après avoir introduit la présente requête devant la Cour, avait fait usage d’hormones en dehors de tout contrôle judiciaire et médical (paragraphe 47 ci-dessus).

118.  Tout en défendant la conformité à la loi du refus que les juridictions internes ont opposé à la demande du requérant à raison de sa capacité de procréer, le Gouvernement soutient que ni la législation contestée ni ses modalités de mise en œuvre ne requéraient que le requérant se soumette à des procédures médicales préalables de stérilisation ou de thérapie hormonale (paragraphe 91 ci-dessus). Or la Cour ne voit pas comment, sauf à se soumettre à une opération de stérilisation, le requérant aurait pu satisfaire à l’exigence d’infertilité définitive dès lors que, sur un plan biologique, il dispose de la capacité de procréer.

119.  Quoi qu’il en soit, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur la question de l’accessibilité éventuelle du requérant à des traitements médicaux qui lui auraient permis de satisfaire à cette exigence. En effet, en tout état de cause, elle considère que le respect dû à l’intégrité physique de l’intéressé s’opposerait à ce qu’il doive se soumettre à ce type de traitements.

120.  Au demeurant, dans les circonstances de l’espèce et eu égard à la formulation du grief du requérant, il suffit à la Cour de constater que l’intéressé a contesté, aussi bien devant les juridictions internes que devant la Cour, la mention dans la loi de l’incapacité définitive de procréer comme exigence préalable à une autorisation de changement de sexe.

121.  La Cour estime en effet que cette exigence n’apparaît aucunement nécessaire au regard des arguments avancés par le Gouvernement pour justifier l’encadrement des opérations de changement de sexe (paragraphes 74 et 75). En conséquence, à supposer même que le rejet de la demande initiale du requérant tendant à accéder à la chirurgie de changement de sexe reposait sur un motif pertinent, la Cour estime  qu’il ne saurait être considéré comme fondé sur un motif suffisant. L’ingérence  qui en résultât dans le droit du requérant au respect de sa vie privée ne saurait donc passer pour avoir été « nécessaire » dans une société démocratique.

Le changement d’attitude du TGI de Mersin qui, en mai 2013, a accordé au requérant l’autorisation de recourir à la chirurgie de changement de sexe en faisant abstraction des conclusions médicales selon lesquelles l’intéressé n’était pas dans l’incapacité définitive de procréer (paragraphes 24 et 25 ci‑dessus), vient assurément conforter ce constat.

122.  Ainsi, la Cour estime qu’en déniant au requérant, pendant de nombreuses années, la possibilité d’accéder à une telle opération, l’État a méconnu le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée. Elle conclut en conséquence à la violation de l’article 8 de la Convention.

ARRET SCHLUMPF c. SUISSE du 8 JANVIER 2009 REQUETE 29002/06

Le droit de vivre sa sexualité implique que l'Etat ne rajoute pas des contraintes inutiles pour rembourser les frais d'opération de changement de sexe

Après la mort de sa femme, il serait opéré et demande le remboursement à son assurance maladie. Celle ci refuse car il devait subir un suivi psychologique de deux ans avant L'opération or en l'espèce il n'a pas attendu les deux ans après les examens des médecins mais il avait attendu auparavant la mort de sa femme d'un cancer et la majorité de ses enfants. La CEDH trouve que ce délai de deux ans est en l'espèce trop long et inutile. Par conséquent, il y a violation de l'article 8.

"a)  Les principes généraux établis par la Cour

100.  Comme la Cour a déjà eu l’occasion de l’observer, la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle recouvre l’intégrité physique et morale de la personne (X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 22), mais peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). Des éléments tels que, par exemple, l’identité sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle, relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 (arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 18-19, § 41, B. c. France, 25 mars 1992, série A no 232-C, pp. 53 et suiv., § 63,  Burghartz, précité, p. 28, § 24, Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni, 19 février 1997, Recueil 1997-I, p. 131, § 36, et Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 71, CEDH 1999-VI). Comme la Cour a déjà remarqué plus haut, cette disposition protège également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (paragraphe 77 ci-dessus, avec d’autres références). Bien qu’il n’ait été établi dans aucune affaire antérieure que l’article 8 de la Convention comporte un droit à l’autodétermination en tant que tel, la Cour considère que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III).

101.  La dignité et la liberté de l’homme relevant de l’essence même de la Convention, le droit à l’épanouissement personnel et à l’intégrité physique et morale des transsexuels est garanti (I. c. Royaume-Uni [GC], no 25680/94, § 70, 11 juillet 2002, et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002-VI ; voir également, quant aux affaires ayant trait à la situation des transsexuels, Rees c. Royaume-Uni, arrêt du 17 octobre 1986, série A no 106, Cossey c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1990, série A no 184, Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, arrêt du 30 juillet 1998, Recueil 1998-V, Grant c. Royaume-Uni, no 32570/03, CEDH 2006-..., et, indirectement, X, Y et Z c. Royaume-Uni, arrêt du 22 avril 1997, Recueil 1997-II).

102.  La Cour réaffirme par ailleurs que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’Etat à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale (arrêts X et Y c. Pays-Bas, précité, p. 11, § 23, Botta c. Italie, 24 février 1998, Recueil 1998-I, p. 422, § 33, et Mikulić, précité, § 57).

103.  La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation - positive ou négative - existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu ; dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, par exemple, les arrêts Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, série A no 290, p. 19, § 49, B. c. France, précité, p. 47, § 44, Sheffield et Horsham, précité, p. 2026, § 52, Mikulić, précité, § 57, et Cossey, précité, p. 15, § 37).

104.  En ce qui concerne la mise en balance des intérêts concurrents, la Cour a souligné l’importance particulière que revêtent les questions touchant à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée, soit la définition sexuelle d’une personne (voir, mutatis mutandis, pour des affaires ayant trait aux personnes homosexuelles, Dudgeon, précité, p. 21, § 52, et Smith et Grady, § 89, précités).

b)  Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

105.  La Cour précise d’emblée que n’est pas en cause devant elle la reconnaissance, au sens juridique, du changement du sexe de la requérante (Christine Goodwin, précité, § 76, et L. c. Lituanie, no 27527/03, §§ 56-60, CEDH 2007-..., dans lesquelles la Cour a prononcé des violations de l’article 8), le président du tribunal de district d’Aarau ayant reconnu, le 14 février 2005, le changement de son identité sexuelle. Par la suite, les modifications d’état civil ont été effectuées (paragraphe 17 ci-dessus). En revanche, l’intéressée se plaint en substance que le Tribunal fédéral, en dernière instance, n’ait pas dûment tenu compte des problèmes liés à sa transsexualité dans le cadre du litige qui l’opposait à sa compagnie d’assurance.

106.  La Cour note que les griefs soulevés par la requérante sur le terrain de l’article 8 § 1 portent sur le refus de prendre en compte certains éléments de preuve relatifs à sa transsexualité, point qui a déjà été examiné sur le terrain de l’article 6 § 1. Elle souligne cependant la différence de nature entre les intérêts protégés par l’article 6 § 1, qui accorde une garantie procédurale, et ceux protégés par l’article 8, qui assure le respect de la vie privée ; cette différence peut justifier l’examen d’un même ensemble de faits sous l’angle des deux articles (arrêts McMichael c. Royaume-Uni, 24 février 1995, série A no 307-B, p. 57, § 91, Buchberger c. Autriche, no 32899/96, § 49, 20 décembre 2001, et P., C. et S. c. Royaume-Uni, n56547/00, § 120, CEDH 2002-VI).

107.  Dans ces conditions, la Cour estime qu’il convient d’examiner aussi le grief tiré par la requérante de l’article 8, selon lequel la manière dont le Tribunal fédéral des assurances a traité sa demande de remboursement de ses frais médicaux emporte violation des obligations positives qui incombaient à l’Etat (voir, mutatis mutandis, Van Kück, précité, § 75).

108.  La Cour tient à préciser que la question centrale qui se pose en l’espèce est celle de l’application faite par le Tribunal fédéral des assurances des conditions de prise en charge des frais médicaux lorsqu’il a eu à se prononcer sur la demande de la requérante de se faire reconnaître un droit au remboursement pour les frais liés à une opération de conversion sexuelle (voir, mutatis mutandis, Van Kück, précité, § 78).

109.  La Cour observe qu’en l’occurrence le Tribunal fédéral des assurances s’est fondé sur un critère établi par sa propre jurisprudence, qui ne trouve sa base dans aucune loi. Cette condition supplémentaire ne permet le remboursement des frais de l’opération de conversion sexuelle qu’après écoulement d’un délai d’observation de deux ans. Ce délai de deux ans s’explique, comme le soutient le Tribunal fédéral des assurances, par le fait qu’il garantit un équilibre entre les intérêts de la personne concernée, d’une part, et l’intérêt public visant à éviter les opérations inutiles, d’autre part.

110.  La Cour est consciente des problèmes auxquels les compagnies d’assurances sociales sont confrontées dans leurs décisions de prise en charge des prestations. Elle ne sous-estime pas non plus l’ampleur des conséquences pour l’intéressée d’une opération de conversion sexuelle – intervention coûteuse et irréversible –, et, dès lors, l’intérêt de l’assurance et de l’intéressée à éviter qu’une décision soit prise hâtivement. C’est l’objectif principal – objectif certes légitime – poursuivi par le délai de deux ans. Toutefois, la Cour rappelle ce qu’elle a déjà affirmé en 2002, à savoir que l’on ne saurait croire qu’il y ait quoi que ce soit d’irréfléchi dans la décision d’une personne de subir une opération de conversion sexuelle, compte tenu des interventions nombreuses et pénibles qu’entraîne une telle démarche et du degré de détermination et de conviction requis pour changer son rôle sexuel dans la société (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin, précité, § 81).

111.  La Cour ne méconnaît pas non plus qu’il revient au premier chef aux autorités nationales, singulièrement aux instances juridictionnelles, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir la jurisprudence citée au paragraphe 51 ci-dessus). Néanmoins, dans la mesure où la Cour est compétente pour contrôler la procédure suivie devant les tribunaux internes, elle considère qu’une application trop rigide du délai de deux ans peut s’avérer contraire à l’article 8 de la Convention.

112.  A cet égard, la Cour réitère le principe selon lequel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir la jurisprudence citée au paragraphe 57 ci-dessus). Il en découle que, pour qu’ils puissent apparaître comme légitimes, les arguments invoqués pour justifier une ingérence doivent poursuivre concrètement et effectivement les motifs mentionnés au paragraphe 2 de l’article 8. En tant qu’exceptions à l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale, ceux-ci appellent un examen attentif et soigneux par la Cour (Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 77, CEDH 2007-...). En insistant sur le respect du délai de deux ans, le Tribunal fédéral a refusé de se livrer à une analyse des circonstances spécifiques du cas d’espèce et de peser les différents intérêts en jeu. La Cour estime que les autorités internes auraient dû prendre en compte les opinions des spécialistes afin d’examiner s’il y avait lieu d’admettre une exception à la règle des deux ans, notamment sur la base de l’âge relativement avancé de la requérante et de l’intérêt à ce qu’elle subisse une intervention chirurgicale dans un bref délai.

113.  En outre, la Cour ne s’estime pas tenue de répondre définitivement à la question de savoir si ce délai de deux ans correspond aux courants actuels dans la pratique et la doctrine en matière de conversion sexuelle. En revanche, elle est convaincue que, depuis 1988, année où le Tribunal fédéral des assurances a rendu ses deux arrêts de principe, la médecine a fait des progrès dans l’établissement de la « véracité » du transsexualisme (voir, dans ce sens, Christine Goodwin, précité, §§ 81 et suiv., et § 92), ce dont le Tribunal fédéral des assurances n’a pas tenu compte. Or, la Cour a à maintes occasions souligné l’importance d’une approche évolutive dans l’interprétation de la Convention, à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui (voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, arrêt du 25 avril 1978, série A no 26, p. 15, § 31, Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, p. 19, § 41, Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14 et suiv., § 26, Vo c. France [GC], n53924/00, § 82, CEDH 2004-VIII, et Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I).

114.  La Cour a par ailleurs jugé que le fait que les services médicaux n’attendent pas, pour dispenser des soins et des traitements chirurgicaux à des transsexuels, que chacun des aspects du statut juridique de ces personnes ait été examiné et réglé bénéficie aux intéressés et contribue à leur liberté de choix (Rees, précité, p. 18, § 45). Elle a aussi jugé que la détermination dont témoignent les personnes concernées constitue un élément assez important pour entrer en ligne de compte, avec d’autres, sur le terrain de l’article 8 (B. c. France, précité, p. 51, § 55, et Van Kück, précité, § 77). A cet égard, la Cour considère comme important le fait que la décision tardive de la requérante de subir l’opération s’explique exclusivement par le respect qu’elle portait à ses enfants et à son ex-épouse, ce qui l’a conduite à reporter l’intervention jusqu’à la majorité des enfants et jusqu’au décès de son épouse. En un mot, l’application du délai d’attente de deux ans a eu pour effet de prolonger la situation insatisfaisante de la requérante (voir, dans le même sens, Christine Goodwin, précité, § 90).

115.  Le respect de la vie privée de la requérante aurait exigé la prise en compte des réalités médicale, biologique et psychologique, exprimées sans équivoque par l’avis des experts médicaux, pour éviter une application mécanique du délai de deux ans. La Cour en conclut que, eu égard à la situation très particulière dans laquelle se trouvait la requérante – âgée de plus de 67 ans au moment de sa demande de prise en charge des frais liés à l’opération –, et compte tenu de la marge d’appréciation étroite dont l’Etat défendeur bénéficiait s’agissant d’une question touchant à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée, un juste équilibre n’a pas été ménagé entre les intérêts de la compagnie d’assurance, d’une part, et les intérêts de la requérante, d’autre part.

116.  Il y a donc eu violation de l’article 8."

GRANDE CHAMBRE HÄMÄLÄINEN c. FINLANDE du 16 Juillet 2014 requête n° 37359/09

Non violation de l'article 8 : L'Etat n'a pas d'obligation positive à apporter au requérant pour faciliter la vie d'un transexuel quant à son mariage.

2.  Sur la question de savoir si l’affaire concerne une obligation positive ou une ingérence

62.  Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis par l’article 8 (voir, parmi d’autres, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013).

63.  La Cour a dit dans des affaires antérieures que l’article 8 impose aux États l’obligation positive de garantir à leurs citoyens le droit à un respect effectif de leur intégrité physique et morale (voir, par exemple, Nitecki c. Pologne (déc.), no 65653/01, 21 mars 2002, Sentges c. Pays-Bas (déc.), no 27677/02, 8 juillet 2003, Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 42, CEDH 2003‑III, Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, §§ 74-83, CEDH 2004‑II, et Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, CEDH 2005‑I). De plus, pareille obligation peut impliquer l’adoption de mesures spécifiques, notamment la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 33, série A no 32, McGinley et Egan c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 101, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 162, CEDH 2005‑X) ou la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus, ainsi que la mise en œuvre, le cas échéant, des mesures en question dans différents contextes (A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 245, CEDH 2010).

64.  La Cour observe que les parties ne contestent pas que le refus d’accorder à la requérante un nouveau numéro d’identité (féminin) s’analyse en une atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée. La chambre a également examiné l’affaire sous cet angle. La Grande Chambre, pour sa part, estime que la question à trancher par elle est celle de savoir si le respect de la vie privée et familiale de la requérante implique pour l’État l’obligation positive de mettre en place une procédure effective et accessible, propre à permettre à la requérante de faire reconnaître juridiquement son nouveau sexe tout en conservant ses liens maritaux. Partant, la Grande Chambre juge plus approprié d’analyser le grief de la requérante du point de vue des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention.

3.  Principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État

65.  Les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle (Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 42, série A no 160, et Roche, précité, § 157).

66.  La notion de « respect » manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; du fait de la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les États contractants, ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 72, CEDH 2002-VI). Néanmoins, la Cour a jugé une série d’éléments pertinents pour l’appréciation du contenu des obligations positives incombant aux États. Certains de ces éléments concernent le requérant, par exemple l’importance de l’intérêt en jeu ou la mise en cause de « valeurs fondamentales » ou d’« aspects essentiels » de sa vie privée (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 27, et Gaskin, précité, § 49), ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l’ordre interne revêtant une grande importance pour l’appréciation à effectuer sous l’angle de l’article 8 (B. c. France, 25 mars 1992, § 63, série A no 232-C, et Christine Goodwin, précité, §§ 77-78). D’autres éléments concernent l’impact sur l’État en cause de l’obligation positive alléguée, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de cette obligation (Botta c. Italie, 24 février 1998, § 35, Recueil 1998-I) ou l’ampleur de la charge que l’obligation ferait peser sur lui (Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, §§ 43-44, série A no 106, et Christine Goodwin, précité, §§ 86-88).

67.  Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Pour déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte (voir, par exemple, X et Y c. Pays-Bas, précité, §§ 24 et 27, et Christine Goodwin, précité, § 90 ; voir également Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 71, CEDH 2002‑III). En revanche, la marge d’appréciation est plus large lorsqu’il n’existe pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, (X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, §  44, Recueil 1997‑II, Fretté c. France, no 36515/97, § 41, CEDH 2002‑I, et Christine Goodwin, précité, § 85). La marge d’appréciation est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (Fretté, précité, § 42, Odièvre, précité, §§ 44-49, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007‑V, et S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011).

68.  La Cour a déjà eu à examiner plusieurs affaires se rapportant à l’absence de reconnaissance juridique des changements de sexe résultant d’opérations de conversion sexuelle (voir, par exemple, Christine Goodwin, précité, Van Kück c. Allemagne, no 35968/97, CEDH 2003‑VII, Grant, précité, et L. c. Lituanie, précité, § 56). Tout en accordant aux États une certaine marge d’appréciation en la matière, elle a jugé que, en vertu des obligations positives découlant pour eux de l’article 8, les États étaient tenus d’assurer la reconnaissance des changements de sexe des transsexuels opérés, notamment en permettant aux intéressés de faire modifier leur état civil, avec les conséquences en résultant (voir, par exemple, Christine Goodwin, précité, §§ 71-93, et Grant, précité, §§ 39-44).

4.  Application en l’espèce des principes généraux

69.  La Cour relève tout d’abord que la requérante et son épouse sont légalement mariées conformément au droit interne depuis 1996 et qu’elles souhaitent conserver leurs liens maritaux. En droit finlandais, le mariage n’est autorisé qu’entre personnes de sexe opposé. Les mariages entre personnes de même sexe sont pour l’instant interdits en Finlande, même si la question du mariage homosexuel est actuellement à l’étude devant le Parlement. Par ailleurs, les droits des couples de même sexe sont pour le moment protégés par la possibilité de contracter un partenariat enregistré.

70.  La Cour a conscience du fait que la requérante ne revendique pas le droit au mariage pour les homosexuels en général mais qu’elle souhaite simplement préserver son propre mariage. Elle constate toutefois que si l’intéressée obtenait satisfaction, il en résulterait en pratique une situation dans laquelle deux personnes de même sexe pourraient être unies par le mariage. Or actuellement, comme la Cour l’a dit ci-dessus, pareil droit n’existe pas en Finlande. Partant, la Cour doit d’abord examiner si, dans les circonstances de l’espèce, la reconnaissance d’un tel droit est requise par l’article 8 de la Convention.

71.  La Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle l’article 8 de la Convention ne peut être compris comme imposant aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels (Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 101, CEDH 2010). Elle a également dit que la question de la réglementation des effets d’un changement de sexe sur le mariage relevait dans une large mesure, mais pas entièrement, de l’appréciation de l’État contractant concerné (Christine Goodwin, précité, § 103). En outre, la Convention n’exige pas davantage que des dispositions spéciales soient prises dans des situations telles que celle de l’espèce. Dans l’affaire Parry c. Royaume-Uni (décision précitée), la Cour a estimé en 2006 que même si le droit anglais n’autorisait pas les mariages entre personnes de même sexe à l’époque des faits les requérantes pouvaient poursuivre leur relation dans tous ses aspects essentiels et lui conférer un statut juridique qui, s’il n’était pas totalement identique au mariage, y était semblable, en concluant un partenariat civil qui emportait pratiquement les mêmes droits et obligations que le mariage. Elle a donc considéré le partenariat civil comme une option valable dans cette affaire.

72.  La Cour observe que la présente espèce touche à des sujets qui sont en constante évolution dans les États membres du Conseil de l’Europe. Elle se propose donc de se pencher sur la situation qui prévaut dans d’autres pays membres relativement aux questions soulevées en l’espèce.

73.  D’après les informations dont la Cour dispose, il apparaît qu’à l’heure actuelle dix États membres autorisent le mariage entre personnes de même sexe. En outre, dans la majorité des États membres qui interdisent le mariage homosexuel il n’existe pas de cadre juridique précis réglementant la reconnaissance juridique du genre ni aucune disposition juridique traitant spécifiquement la situation des personnes mariées ayant subi une opération de conversion sexuelle. Parmi les États membres qui interdisent le mariage homosexuel, seuls six se sont dotés d’une législation applicable à la reconnaissance du genre. Dans ces pays, soit la loi pose spécifiquement une condition de célibat ou de divorce, soit des dispositions générales énoncent qu’après un changement de sexe tout mariage préexistant est annulé ou dissous. Il semble que seuls trois États membres ont ménagé des exceptions permettant à une personne mariée ayant changé de sexe d’obtenir la reconnaissance juridique de ce changement tout en conservant ses liens maritaux (paragraphes 31-33 ci-dessus).

74.  Dès lors, on ne peut pas dire qu’il existe au niveau européen un consensus sur l’autorisation du mariage homosexuel ni, dans les États qui interdisent pareil mariage, sur la façon dont il convient de réglementer la reconnaissance des changements de sexe dans les cas de mariages préexistants. La majorité des États membres n’ont adopté aucune législation sur la reconnaissance des changements de sexe. Il apparaît qu’outre la Finlande six autres États seulement se sont dotés d’une telle législation. Les exceptions ménagées pour les transsexuels mariés sont encore plus rares. Ainsi, rien n’indique que la situation dans les États membres du Conseil de l’Europe ait évolué de manière significative depuis que la Cour a rendu ses dernières décisions sur ces questions.

75.  En l’absence d’un consensus européen, et compte tenu du fait que la présente affaire soulève indubitablement des questions morales ou éthiques délicates, la Cour estime que la marge d’appréciation à accorder à l’État défendeur demeure large (X, Y et Z c. Royaume-Uni, précité, § 44). Celle-ci doit en principe s’appliquer tant à la décision de légiférer ou non sur la reconnaissance juridique des changements de sexe résultant d’opérations de conversions sexuelles que, le cas échéant, aux règles édictées pour ménager un équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés en conflit.

76.  Quant à l’ordre juridique interne, la Cour constate que le droit finlandais offre actuellement à la requérante plusieurs options. Premièrement, l’intéressée peut opter pour le statu quo sur le plan juridique en conservant ses liens maritaux et en s’accommodant des désagréments que lui vaut son numéro d’identité masculin. La Cour juge établi que dans le système finlandais un mariage légalement contracté unissant deux personnes de sexe opposé n’est pas annulé ou dissous au motif que l’un des époux, après avoir subi une opération de conversion sexuelle, se retrouve être de même sexe que son conjoint. En Finlande, contrairement à la situation qui prévaut dans d’autres pays, un mariage préexistant ne peut être annulé ou dissous unilatéralement par les autorités internes. Partant, rien ne s’oppose à la continuation du mariage de la requérante.

77.  Deuxièmement, si la requérante souhaite s’assurer à la fois la reconnaissance juridique de son nouveau sexe et une protection juridique de sa relation avec son épouse, la législation finlandaise permet la transformation de son mariage en un partenariat enregistré si son épouse y consent. En droit finlandais, dès lors qu’est obtenu le consentement du conjoint au changement de sexe, le mariage se transforme automatiquement, ex lege, en un partenariat enregistré et le partenariat enregistré en mariage, en fonction de la situation.

78.  Le droit interne offre une troisième voie, le divorce. Cette voie est ouverte à la requérante comme à toute autre personne mariée. Contrairement à la thèse de l’intéressée, la Cour n’aperçoit rien dans l’ordre juridique finlandais qui pourrait être interprété comme obligeant la requérante à divorcer contre son gré. Au contraire, elle estime que le droit finlandais laisse à celle-ci toute liberté d’user ou non de cette possibilité.

79.  Laissant de côté les options du maintien du statu quo et du divorce, la requérante s’en prend pour l’essentiel à la seconde option, celle censée lui permettre de bénéficier à la fois de la reconnaissance juridique de son nouveau sexe et d’une protection juridique de sa relation actuelle. Ainsi, la question clé en l’espèce est celle de savoir si le système dont s’est doté l’État finlandais permet aujourd’hui à celui-ci de respecter ses obligations positives en la matière ou si la requérante devrait être autorisée à conserver ses liens maritaux tout en bénéficiant de la reconnaissance juridique de son nouveau sexe, alors même que cette solution impliquerait un mariage homosexuel entre l’intéressée et son épouse.

80.  La Cour constate que, contrairement à la majorité des États membres du Conseil de l’Europe, la Finlande a mis en place un cadre juridique destiné à réglementer la reconnaissance juridique des changements de sexe. Elle observe que, comme l’explique le Gouvernement, la législation litigieuse a pour but d’unifier les diverses pratiques ayant cours dans le pays et d’établir des critères cohérents en matière de reconnaissance juridique du genre. Dès lors que le consentement du conjoint est obtenu, le système permet de concilier la reconnaissance juridique du changement de sexe et la protection juridique de la relation. Le système fonctionne dans les deux sens, et il prévoit ainsi non seulement la transformation du mariage en un partenariat enregistré mais également la transformation du partenariat enregistré en un mariage, selon que l’opération de conversion sexuelle a pour effet de transformer la relation existante en une union entre partenaires de même sexe ou en une union entre partenaires de sexe opposé. D’après les informations fournies par le Gouvernement, il y a eu jusqu’ici trente et une transformations de ce type, qui se répartissent de manière pratiquement égale entre les deux situations susmentionnées.

81.  En élaborant ce cadre juridique, le législateur finlandais a choisi de réserver le mariage aux couples hétérosexuels, cette règle ne souffrant aucune exception. Il reste donc à la Cour à déterminer si, eu égard aux circonstances de l’affaire, le système finlandais ménage actuellement un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence et s’il répond au critère de proportionnalité.

82.  L’une des préoccupations de la requérante a trait à l’obligation d’obtenir le consentement du conjoint, qui équivaut selon elle à un divorce « forcé ». La Cour estime toutefois que, eu égard à l’automaticité de la transformation du mariage en un partenariat enregistré (ou vice versa) dans le cadre du système finlandais, le consentement du conjoint à l’enregistrement d’un changement de sexe constitue une exigence élémentaire, conçue pour protéger un conjoint des effets de décisions unilatérales prises par l’autre. Cette condition représente donc clairement une protection importante pour le conjoint qui ne demande pas la reconnaissance d’un changement de sexe. À cet égard, il convient de relever que le consentement est également requis lorsqu’un partenariat enregistré doit être transformé en mariage. En conséquence, cette exigence s’applique aussi au bénéfice de l’institution du mariage.

83.  La requérante se déclare également préoccupée par les différences entre mariage et partenariat enregistré. Comme l’a expliqué le Gouvernement, ces différences concernent l’établissement de la paternité, l’adoption en dehors du cercle familial et le nom de famille. Elles se présentent toutefois uniquement dans la mesure où ces questions n’ont pas été réglées auparavant et sont donc étrangères à l’espèce. Partant, la Cour estime que les différences entre mariage et partenariat enregistré ne sont pas de nature à entraîner un changement substantiel dans la situation juridique de la requérante. En pratique, celle-ci pourrait donc continuer à bénéficier dans le cadre d’un partenariat enregistré essentiellement de la même protection juridique que celle qui lui est assurée par le mariage (voir, mutatis mutandis, Schalk et Kopf, précité, § 109).

84.  De plus, la requérante et son épouse ne perdraient aucun autre droit si leur mariage était transformé en partenariat enregistré. Comme le Gouvernement l’explique de manière convaincante, l’expression « se transforme » figurant à l’article 2 § 1 de la loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles a été délibérément choisie pour illustrer le fait que la relation juridique initiale se poursuit simplement sous une dénomination différente et avec un contenu légèrement modifié. La durée du partenariat est donc calculée à partir de la date à laquelle il a été contracté et non à partir du changement de dénomination. Cet aspect peut se révéler important dans les cas où la durée de la relation constitue une donnée à prendre en compte au regard de la législation interne, par exemple pour le calcul d’une pension de réversion. Partant, la Cour ne peut juger bien fondée l’allégation de la requérante selon laquelle la transformation de son mariage en un partenariat enregistré serait assimilable à un divorce.

85.  Par ailleurs, la Cour estime que la transformation du mariage de la requérante en un partenariat enregistré n’emporterait pas d’effets ou n’emporterait que des effets minimes sur la vie familiale de l’intéressée. Elle souligne que l’article 8 protège également la vie familiale des partenaires de même sexe et de leurs enfants (Schalk et Kopf, précité, §§ 91 et 94). Dès lors, il importe peu, du point de vue de la protection offerte à la vie familiale, que la relation de la requérante avec sa famille soit fondée sur des liens maritaux ou sur un partenariat enregistré.

86.  Les aspects relatifs à la vie familiale se retrouvent aussi dans la relation de la requérante avec sa fille. La paternité de la requérante ayant déjà été valablement établie pendant le mariage, la Cour estime qu’en vertu du droit positif finlandais une éventuelle transformation du mariage en partenariat enregistré n’aurait aucun effet sur le lien de filiation paternelle entre la requérante et sa fille. L’enfant continuerait donc à être considérée comme étant née dans le mariage. En outre, ainsi que l’expose le Gouvernement, dans le système finlandais la paternité présumée sur la base du mariage ou la paternité établie ne peuvent être annulées au motif que l’homme est ultérieurement devenu une femme à la suite d’une opération de conversion sexuelle. Cela est confirmé par le fait, évoqué par le Gouvernement, que dans aucun des cas où une conversion sexuelle a eu lieu en Finlande il n’y a eu de modification des liens de filiation préexistants. De même, le changement de sexe d’un père n’a aucun effet juridique sur sa responsabilité en ce qui concerne les obligations de soins, de garde ou d’entretien vis-à-vis de son enfant, étant donné qu’en Finlande cette responsabilité se fonde sur la parentalité, quel que soit le sexe des parents ou la forme de leur relation. Partant, la Cour juge établi que la transformation du mariage de la requérante en un partenariat enregistré n’aurait aucune incidence sur la vie familiale de l’intéressée telle que protégée par l’article 8 de la Convention.

87.  S’il est regrettable que la requérante se retrouve quotidiennement dans des situations où son numéro d’identité inapproprié lui vaut des désagréments, la Cour estime que l’intéressée dispose d’une possibilité réelle de modifier cet état de choses : son mariage peut à tout moment, sous réserve du consentement de son épouse, être transformé, ex lege, en un partenariat enregistré. À défaut d’un tel consentement, l’intéressée a toujours la possibilité, comme n’importe quelle personne mariée, de demander le divorce. La Cour considère qu’il n’est pas disproportionné de poser comme condition préalable à la reconnaissance juridique du changement de sexe de la requérante que son mariage soit transformé en partenariat enregistré, celui-ci représentant selon elle une option sérieuse offrant aux couples de même sexe une protection juridique pratiquement identique à celle du mariage (Parry, décision précitée). On ne peut donc dire que, du fait des différences mineures qui existent entre ces deux formes juridiques, le système en vigueur ne permet pas à l’État finlandais de remplir les obligations positives qui lui incombent.

88.  En conclusion, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que les effets sur la requérante du système finlandais actuel dans son ensemble soient disproportionnés, et elle considère qu’un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents en jeu.

89.  Dès lors, elle conclut à la non-violation de l’article 8.

JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION FRANCAISE

COUR DE CASSATION 1ère CHAMBRE CIVILE arrêt du 7 juin 2012 N° Pourvoi 10-26947 Rejet

Mais attendu que, pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence ; qu’après avoir examiné, sans les dénaturer, les documents produits, et relevé, d’une part, que le certificat faisant état d’une opération chirurgicale effectuée en Thaïlande était lapidaire, se bornant à une énumération d’éléments médicaux sans constater l’effectivité de l’intervention, d’autre part, que M. X... opposait un refus de principe à l’expertise ordonnée par les premiers juges, la cour d’appel a pu rejeter sa demande de rectification de la mention du sexe dans son acte de naissance ; que le moyen n’est pas fondé.

COUR DE CASSATION 1ère CHAMBRE CIVILE arrêt du 7 juin 2012 N° Pourvoi 11-22490 Rejet

Mais attendu que, pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence ; que la cour d’appel, après avoir examiné, sans les dénaturer, les documents produits par Mme X... tendant à établir qu’elle présentait le syndrome de Benjamin, qu’elle avait subi une mastectomie totale avec greffe des aréoles et suivait un traitement hormonal, a estimé que le caractère irréversible du changement de sexe n’en résultait pas ; qu’elle a pu, dès lors, constatant en outre que Mme X... refusait, par principe, de se prêter à des opérations d’expertise en vue de faire cette démonstration, rejeter la demande de celle ci ; que le moyen, qui manque en fait en sa première branche, n’est pas fondé pour le surplus

LE VIOL

J.L. c. Italie du 27 mai 2021 requête no 5671/16

Art 8 : Allégations de violences sexuelles en réunion : des passages de la décision de la cour d’appel violent la vie privée et intime de la victime alléguée

Art 8 • Obligations positives • « Victimisation secondaire » d’une victime de violences sexuelles du fait des propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes dans les motifs de l’arrêt • Autorités ayant veillé au respect de l’intégrité personnelle de la requérante durant l’enquête et les débats du procès.

L’affaire concerne une procédure pénale dirigée contre sept hommes qui furent inculpés d’avoir commis des violences sexuelles en réunion à l’encontre de la requérante et qui furent acquittés par les juridictions italiennes. La Cour juge que les droits et intérêts de la requérante résultant de l’article 8 n’ont pas été adéquatement protégés au vu du contenu de l’arrêt de la cour d’appel de Florence. En particulier, les autorités nationales n’ont pas protégé la requérante d’une victimisation secondaire durant toute la procédure, dont la rédaction de l’arrêt constitue une partie intégrante de la plus grande importance compte tenu notamment de son caractère public. Entre autres, la Cour estime injustifiées les commentaires concernant la bisexualité, les relations sentimentales et les rapports sexuels occasionnels de la requérante avant les faits. Elle considère que le langage et les arguments utilisés par la cour d’appel véhiculent les préjugés sur le rôle de la femme qui existent dans la société italienne et qui sont susceptibles de faire obstacle à une protection effective des droits des victimes de violences de genre en dépit d’un cadre législatif satisfaisant. La Cour est convaincue que les poursuites et les sanctions pénales jouent un rôle crucial dans la réponse institutionnelle à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes. Il est dès lors essentiel que les autorités judiciaires évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice.

FAITS

La requérante, J.L., est une ressortissante italienne née en 1986. Elle réside à Scandicci (Italie). À l’époque des faits, elle était étudiante en histoire de l’art et du théâtre. En juillet 2008, la requérante déposa plainte auprès des autorités italiennes pour viol en réunion. Elle allégua qu’à la fin d’une soirée où elle avait été invitée par l’un de ses agresseurs présumés (un certain L.L., avec qui elle avait tourné quelques mois auparavant un court-métrage où elle interprétait le rôle d’une prostituée qui subissait des violences), elle avait été contrainte d’avoir des rapports sexuels, dans une voiture, avec sept hommes alors qu’elle était sous l’emprise de l’alcool.

Par la suite, la requérante identifia les suspects qui furent placés en détention provisoire. Leurs téléphones portables ainsi que la voiture où l’agression était réputée avoir eu lieu furent saisis par la police aux fins de l’enquête. La requérante, les suspects ainsi que des témoins furent entendus. En mai 2010, les sept suspects furent renvoyés en jugement devant le tribunal de Florence qui condamna six d’entre eux, en janvier 2013, pour avoir induit une personne se trouvant dans un état d’infériorité physique et psychique à accomplir ou subir des actes à caractère sexuel (infraction réprimée par l’article 609bis § 1, combiné avec l’article 609octies du code pénal). Le septième prévenu fut acquitté, l’enquête ayant démontré qu’il n’avait pas participé au viol. Le tribunal releva, entre autres, que les versions des parties concordaient quant à la réalité du rapport sexuel en réunion, mais qu’en revanche elles divergeaient de manière substantielle sur la question du consentement, et qu’il y avait des incohérences dans la partie initiale des faits fournis par la requérante. Les six condamnés interjetèrent appel. Puis, en mars 2015, la cour d’appel de Florence acquitta les six prévenus, estimant que les multiples incohérences que le tribunal avait relevées dans la version des faits de la requérante ébranlaient la crédibilité de celle-ci dans sa globalité. Elle considéra dès lors que le tribunal avait eu tort d’effectuer une évaluation fragmentée des différentes déclarations de la requérante et d’admettre sa crédibilité relativement à une partie des faits. En juillet 2015, la requérante demanda au ministère public d’introduire un pourvoi en cassation, contestant les motifs de l’arrêt de la cour d’appel. Le ministère public ne se pourvut pas en cassation et l’arrêt devint définitif.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et de l’intégrité personnelle)

La Cour observe que la requérante n’allègue pas que la gestion de l’enquête ait été marquée par des lacunes et des retards manifestes ou que les autorités aient négligé des actes d’instruction. Ce que ’intéressée expose, c’est que les modalités de conduite de l’enquête et du procès ont été traumatisantes pour elle et que l’attitude des autorités à son égard a porté atteinte à son intégrité personnelle. Elle se plaint en particulier des conditions dans lesquelles elle a été interrogée tout au long de la procédure pénale et conteste les arguments sur lesquels les juges se sont fondés pour rendre leurs décisions en l’espèce. La Cour précise que la manière dont la victime présumée d’infractions à caractère sexuel est interrogée doit permettre de ménager un juste équilibre entre l’intégrité personnelle et la dignité de celle-ci et les droits de la défense garantis aux prévenus. Si l’accusé doit pouvoir se défendre en contestant la crédibilité de la victime présumée et en mettant en lumière d’éventuelles incohérences dans sa déposition, le contre-interrogatoire ne doit pas être utilisé comme un moyen d’intimider ou d’humilier celle-ci.

Concernant les auditions de la requérante, la Cour constate qu’à aucun moment, ni pendant les investigations préliminaires ni au cours du procès, il n’y a eu de confrontation directe entre la requérante et les auteurs présumés des violences qu’elle dénonçait. En outre, elle ne décèle ni attitude irrespectueuse ou intimidante de la part des autorités d’enquête, ni démarches visant à décourager la requérante ou à orienter la suite des investigations. Elle estime que les questions qui lui ont été posées étaient pertinentes et visaient à l’obtention d’une reconstitution des faits qui tînt compte de ses arguments et de ses points de vue et à permettre l’établissement d’un dossier d’instruction complet aux fins de continuation des poursuites judiciaires. Bien que sans doute douloureuses pour la requérante au vu de la situation, on ne saurait considérer que les modalités des auditions menées au cours de l’enquête aient exposé l’intéressée à un traumatisme injustifié ou à des ingérences disproportionnées dans sa vie intime et privée.

Pour ce qui est du procès, comme la requérante n’était pas mineure et qu’elle n’avait pas demandé le huis clos, les débats se sont déroulés en public. Néanmoins, le président du tribunal a décidé d’interdire aux journalistes présents dans la salle de les filmer, afin notamment de protéger l’intimité de l’intéressée. En outre, il est intervenu à plusieurs reprises au cours des contre-interrogatoires, interrompant les avocats de la défense lorsqu’ils posaient des questions redondantes ou de nature personnelle à la requérante ou lorsqu’ils abordaient des sujets sans rapport avec les faits. Il a aussi ordonné de courtes suspensions d’audience pour lui permettre de se remettre de ses émotions. La Cour ne doute pas que la procédure dans son ensemble ait été vécue par la requérante comme une épreuve particulièrement pénible, d’autant que l’intéressée a été amenée à répéter son témoignage à de multiples reprises, qui plus est sur une période supérieure à deux ans, pour répondre aux questions successives des enquêteurs, du parquet et des huit avocats de la défense. La Cour note par ailleurs que ces derniers n’ont pas hésité, pour ébranler la crédibilité de la requérante, à interroger celle-ci sur des questions personnelles concernant sa vie familiale, ses orientations sexuelles et ses choix intimes, parfois sans rapport avec les faits, ce qui est résolument contraire non seulement aux principes de droit international en matière de protection des droits des victimes de violences sexuelles mais également au droit pénal italien.

Néanmoins, compte tenu de l’attitude adoptée par le procureur et par le président du tribunal comme des mesures prises par ce dernier pour protéger l’intimité de l’intéressée dans le but d’empêcher les avocats de la défense de la dénigrer ou de la perturber inutilement pendant les contre-interrogatoires, la Cour ne peut imputer aux autorités publiques chargées de la procédure la responsabilité de l’épreuve particulièrement pénible vécue par la requérante, ni considérer que celles-ci aient omis de veiller à ce que la protection de l’intégrité personnelle de l’intéressée fût correctement protégé durant le déroulement du procès.

En ce qui concerne les décisions judiciaires, la Cour ne se substitue pas aux autorités nationales dans l’appréciation des faits de la cause, dont l’appréciation échappe à sa compétence. Néanmoins, abstraction faite de toute évaluation concernant la crédibilité des faits relatés par la requérante, la Cour relève plusieurs passages de l’arrêt de la cour d’appel de Florence qui évoquent la vie personnelle et intime de la requérante et qui portent atteinte aux droits ce celle-ci découlant de l’article 8.

La Cour estime notamment injustifiées les références faites à la lingerie rouge « montrée » par la requérante au cours de la soirée, ainsi que les commentaires concernant sa bisexualité, les relations sentimentales et les rapports sexuels occasionnels de celle-ci avant les faits. De même, la Cour juge inappropriées les considérations relatives à l’« attitude ambivalente vis-à-vis du sexe » de la requérante, que la cour d’appel déduit entre autres des décisions de l’intéressée en matière artistique. Ainsi, la cour d’appel mentionne parmi ces décisions douteuses le choix d’accepter de prendre part au court métrage de L.L. malgré son caractère violent et explicitement sexuel, sans pour autant - et à juste titre – que le fait d’avoir écrit et dirigé ledit court métrage ne soit aucunement commenté ou considéré comme révélateur de l’attitude de L.L. vis-à-vis du sexe. En outre, la Cour estime que le jugement porté sur la décision de la requérante de dénoncer les faits, qui selon la cour d’appel serait résulté d’une volonté de « stigmatiser » et de refouler un « moment critiquable de fragilité et de faiblesse », tout comme la référence à la « vie non linéaire » de l’intéressée sont également regrettables et hors de propos.

La Cour considère que lesdits arguments et considérations de la cour d’appel n’étaient ni utiles pour évaluer la crédibilité de la requérante, question qui aurait pu être examinée à la lumière des nombreux résultats objectifs de la procédure, ni déterminants pour la résolution de l’affaire. La Cour reconnaît qu’en l’espèce la question de la crédibilité de la requérante était particulièrement cruciale, et elle est prête à admettre que le fait de se référer à ses relations passées avec tel ou tel des inculpés ou à certains de ses comportements au cours de la soirée pouvait être justifié. Néanmoins, elle ne voit pas en quoi la condition familiale de la requérante, ses relations sentimentales, ses orientations sexuelles ou encore ses choix vestimentaires ainsi que l’objet de ses activités artistiques et culturelles pouvaient être pertinents pour l’appréciation de la crédibilité de l’intéressée et de la responsabilité pénale des prévenus. Ainsi, on ne saurait considérer que lesdites atteintes à la vie privée et à l’image de la requérante étaient justifiées par la nécessité de garantir les droits de la défense des prévenus. La Cour estime que les obligations positives de protéger les victimes présumées de violences sexistes imposent également un devoir de protéger l’image, la dignité et la vie privée de celles-ci, y compris par la non-divulgation d’informations et de données personnelles sans relation avec les faits. Cette obligation est par ailleurs inhérente à la fonction judiciaire et découle du droit national ainsi que de différents textes internationaux. En ce sens, la faculté pour les juges de s’exprimer librement dans les décisions, qui est une manifestation du pouvoir discrétionnaire des magistrats et du principe de l’indépendance de la justice, se trouve limitée par l’obligation de protéger l’image et la vie privée des justiciables de toute atteinte injustifiée. La Cour considère que le langage et les arguments utilisés par la cour d’appel véhiculent les préjugés sur le rôle de la femme qui existent dans la société italienne et qui sont susceptibles de faire obstacle à une protection effective des droits des victimes de violences de genre en dépit d’un cadre législatif satisfaisant. La Cour est convaincue que les poursuites et les sanctions pénales jouent un rôle crucial dans la réponse institutionnelle à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes. Il est dès lors essentiel que les autorités judiciaires évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice. En conséquence, tout en reconnaissant que les autorités nationales ont veillé en l’espèce à ce que l’enquête et les débats fussent menés dans le respect des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, la Cour considère que les droits et intérêts de la requérante résultant de l’article 8 n’ont pas été adéquatement protégés au vu du contenu de l’arrêt de la cour d’appel de Florence. Il s’ensuit que les autorités nationales n’ont pas protégé la requérante d’une victimisation secondaire durant toute la procédure, dont la rédaction de l’arrêt constitue une partie intégrante de la plus grande importance compte tenu notamment de son caractère public.

Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

CEDH

117.  La Cour observe que l’article 8, au même titre que l’article 3, impose aux États l’obligation positive d’adopter des dispositions pénales incriminant et punissant de manière effective tout acte sexuel non consensuel, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique, et de mettre concrètement ces dispositions en œuvre par l’accomplissement d’enquêtes et de poursuites effectives (M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 153 et 166).

118.  Elle rappelle en outre que l’obligation positive qui incombe à l’État en vertu de l’article 8 de protéger l’intégrité physique de l’individu appelle, dans des cas aussi graves que le viol, des dispositions pénales efficaces et peut s’étendre par conséquent aux questions touchant à l’effectivité de l’enquête pénale menée aux fins de la mise en œuvre de ces dispositions (M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, § 40, 27 novembre 2012). Pour ce qui est de l’obligation de mener une enquête effective, la Cour rappelle qu’il s’agit là d’une obligation de moyens et non de résultat. Si cette exigence n’impose pas que toute procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes, pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance d’actes illégaux. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte. Indépendamment de l’issue de la procédure, les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui sont soumises aux autorités (voir, parmi d’autres, M.N. c. Bulgarie, précité, §§ 46-49 et N.Ç. c. Turquie, no 40591/11, § 96, 9 février 2021).

119.  Par ailleurs, la Cour a déjà affirmé que les droits des victimes d’infractions parties à une procédure pénale tombent d’une manière générale sous l’empire de l’article 8 de la Convention. À cet égard, la Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91). Il s’ensuit que les États contractants doivent organiser leur procédure pénale de manière à ne pas mettre indûment en péril la vie, la liberté ou la sécurité des témoins, et en particulier celles des victimes appelées à déposer. Les intérêts de la défense doivent donc être mis en balance avec ceux des témoins ou des victimes appelés à déposer (Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 70, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II). De plus, les procédures pénales relatives à des infractions à caractère sexuel sont souvent vécues comme une épreuve par la victime, en particulier lorsque celle-ci est confrontée contre son gré au prévenu et dans une affaire impliquant un mineur (S.N. c. Suède, n34209/96, § 47, ECHR 2002‑V, et Aigner c. Autriche, no 28328/03, § 35, 10 mai 2012). Par conséquent, dans le cadre de pareilles procédures pénales, des mesures de protection particulières peuvent être prises pour protéger les victimes (Y. c. Slovenie, précité, §§ 103 et 104). Les dispositions en jeu impliquent une prise en charge adéquate de la victime durant la procédure pénale, ceci dans le but de la protéger d’une victimisation secondaire (Y. c. Slovénie, précité, §§ 97 et 101, A et B c. Croatie, no 7144/15, § 121, 20 juin 2019, et N.Ç. c. Turquie, précité, § 95).

120.  La Cour observe que l’ensemble de ces obligations positives découlent également de dispositions d’autres instruments internationaux (paragraphes 63, 64, 65 et 69 ci-dessus). La Cour rappelle en particulier que la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique fait obligation aux Parties contractantes de prendre les mesures législatives et autres nécessaires pour protéger les droits et intérêts des victimes, notamment pour mettre les victimes à l’abri des risques d’intimidation et de nouvelle victimisation, pour leur permettre d’être entendues et de présenter leurs vues, besoins et préoccupations et en obtenir l’examen, et enfin pour leur donner la possibilité, si le droit interne applicable l’autorise, de témoigner sans que l’auteur présumé de l’infraction soit présent. Par ailleurs, la directive européenne du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité dispose que les victimes de violences fondées sur le genre bénéficient de mesures spéciales de protection en raison de leur exposition particulière au risque de victimisation secondaire, d’intimidation et de représailles.

121.  Se tournant vers les circonstances de la présente affaire, la Cour observe tout d’abord que le droit italien sanctionne pénalement le viol, qu’il soit commis au moyen de la violence, de la menace, d’un abus d’autorité, d’une exploitation de l’état d’infériorité de la victime ou de la ruse. En outre, le code pénal prévoit l’infraction autonome, plus sévèrement réprimée, de violences sexuelles en réunion (paragraphes 52-54 ci-dessus). On ne saurait donc reprocher à l’État italien l’absence d’un cadre législatif de protection des droits des victimes de violences sexuelles.

122.  Il s’agit donc de déterminer si la requérante a bénéficié d’une protection effective de ses droits de victime présumée et si le mécanisme prévu par le droit pénal italien a en l’espèce été défaillant au point d’emporter violation des obligations positives qui incombaient à l’État défendeur. La Cour n’a pas à aller au-delà. Elle n’est pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête ; elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ; elle ne saurait non plus statuer sur la responsabilité pénale des agresseurs présumés (M.C. c.Bulgarie, précité, § 168).

123.  Concernant l’effectivité de l’enquête, la Cour constate d’emblée que les autorités, faisant suite au signalement du centre antiviolence de Careggi auquel la requérante s’était adressée, ont ouvert d’office une enquête quatre jours après les faits. La requérante a été entendue sans tarder et les sept hommes mis en cause par ses déclarations ont été aussitôt placés en détention provisoire, y compris D.S. dont l’implication dans les faits fut exclue par la suite de la procédure. Une procédure d’enquête s’est déroulée ensuite pendant neuf mois, au terme desquels les suspects ont été renvoyés en jugement. Les enquêteurs ont notamment organisé une procédure d’identification des suspects et effectué plusieurs expertises techniques, afin notamment de retrouver des traces biologiques dans la voiture et sur les vêtements de la requérante et de reconstituer ses déplacements et ceux des suspects par le biais, entre autres, de l’examen des relevés téléphoniques et des bornes activées par les téléphones des intéressés (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Ensuite, pendant les débats, de nombreux témoins cités par les parties ont été entendus, ainsi que des experts, les sept inculpés et la requérante. Globalement, la procédure pénale a duré environ sept ans pour deux degrés de juridiction.

124.  Compte tenu de l’ensemble des éléments de la procédure, la Cour ne peut considérer que les autorités aient fait preuve de passivité ou qu’ils aient manqué au devoir de diligence et aux exigences de célérité requises dans l’appréciation de l’ensemble des circonstances de l’affaire (voir, a contrario, parmi d’autres, M.N. c. Bulgarie, précité, § 49). A ce propos, la Cour rappelle qu’il y a lieu d’apprécier le respect de l’obligation procédurale sur la base de plusieurs paramètres essentiels, tels que l’ouverture rapide d’une enquête dès que les faits ont été portés à la connaissance des autorités, la capacité de cette enquête à analyser méticuleusement de manière objective et impartiale tous les éléments pertinents, de conduire à l’établissement des faits et à permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête (S.M. c. Croatie, [GC], no 60561/14, §§ 312-320, 25 juin 2020, et N.Ç. c. Turquie, précité, § 97).

125.  La Cour observe d’ailleurs que la requérante n’allègue pas que la gestion de l’enquête ait été marquée par des lacunes et des retards manifestes ou que les autorités aient négligé des actes d’instruction. Ce que l’intéressée expose, c’est que les modalités de conduite de l’enquête et du procès ont été traumatisantes pour elle et que l’attitude des autorités à son égard a porté atteinte à son intégrité personnelle. Elle se plaint en particulier des conditions dans lesquelles elle a été interrogée tout au long de la procédure pénale et conteste les arguments sur lesquels les juges se sont fondés pour rendre leurs décisions en l’espèce.

a) Les auditions de la requérante

126.  Concernant les auditions de la requérante, la Cour observe d’emblée que les autorités judiciaires se trouvaient en présence de deux versions contradictoires des faits et que les éléments de preuve directs dont elles disposaient résidaient essentiellement dans les déclarations faites par la requérante en qualité de témoin. Elle relève également que le compte rendu de l’examen gynécologique et les conclusions de l’ensemble des nombreuses expertises techniques menées par les enquêteurs avaient mis en évidence plusieurs contradictions dans le récit des faits livré par la requérante en sa qualité de témoin principal (paragraphes 31-32 ci-dessus).

127.  Dans ces conditions, la Cour considère que l’exigence d’équité du procès commandait de donner à la défense la possibilité de contre-interroger la requérante en sa qualité de principal témoin à charge, étant donné qu’elle n’était pas mineure et qu’elle ne se trouvait pas dans une situation de vulnérabilité particulière exigeant des mesures de protection accrue (voir, mutatis mutandis, B. c. Roumanie, no 42390/07, §§ 50 et 57, 10 janvier 2012). Elle rappelle à ce propos que l’existence de deux versions inconciliables des faits doit absolument entraîner une appréciation de la crédibilité des déclarations obtenues des uns et des autres au regard des circonstances de l’espèce, lesquelles doivent être dûment vérifiées (voir, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, précité, § 177).

128.  Il n’en reste pas moins que la Cour doit établir si les autorités internes sont parvenues à ménager un juste équilibre entre les intérêts de la défense, en particulier le droit des accusés de faire citer et d’interroger les témoins énoncés par l’article 6 § 3, et les droits garantis à la victime présumée par l’article 8. La manière dont la victime présumée d’infractions à caractère sexuel est interrogée doit permettre de ménager un juste équilibre entre l’intégrité personnelle et la dignité de celle-ci et les droits de la défense garantis aux prévenus. Si l’accusé doit pouvoir se défendre en contestant la crédibilité de la victime présumée et en mettant en lumière d’éventuelles incohérences dans sa déposition, le contre-interrogatoire ne doit pas être utilisé comme un moyen d’intimider ou d’humilier celle-ci (Y. c. Slovenie, précité, § 108).

129.  La Cour constate tout d’abord qu’à aucun moment, ni pendant les investigations préliminaires ni au cours du procès, il n’y a eu de confrontation directe entre la requérante et les auteurs présumés des violences qu’elle dénonçait. Concernant les interrogatoires auxquels la requérante a été soumise au cours des investigations préliminaires, la Cour relève que l’intéressée a été entendue par la police à deux reprises, soit le 30 juillet 2008 à Florence, lorsque les agents recueillirent ses premières déclarations et enregistrèrent sa plainte, et le 31 juillet 2008 à Ravenne, ville dans laquelle la requérante se trouvait en vacances, lorsqu’elle fut amenée à identifier les suspects à l’aide de photographies. En outre, le 16 septembre 2008 l’intéressée fut convoquée par le parquet, qui l’interrogea et ordonna ensuite des actes d’enquête supplémentaires.

130.  La Cour s’est penchée sur les comptes rendus des auditions ; elle n’y a décelé ni attitude irrespectueuse ou intimidante de la part des autorités d’enquête, ni démarches visant à décourager la requérante ou à orienter la suite des investigations. Elle estime que les questions posées à la requérante étaient pertinentes et visaient à l’obtention d’une reconstitution des faits qui tînt compte de ses arguments et de ses points de vue et à permettre l’établissement d’un dossier d’instruction complet aux fins de continuation des poursuites judiciaires. Bien que sans doute douloureuses pour la requérante au vu de la situation, on ne saurait considérer que les modalités des auditions menées au cours de l’enquête aient exposé l’intéressée à un traumatisme injustifié ou à des ingérences disproportionnées dans sa vie intime et privée.

131.  Pour ce qui est du procès, la requérante a été interrogée lors des audiences des 8 février et 13 mai 2011. La Cour note à cet égard que celle-ci aurait pu se prévaloir de l’article 392 du CPP en vigueur à l’époque des faits et demander à être interrogée dans le cadre d’un incident probatoire, à savoir une audience ad hoc tenue en chambre du conseil (paragraphe 55 ci-dessus). En revanche, comme la requérante n’était pas mineure et qu’elle n’avait pas demandé le huis clos sur le fondement de l’article 472 du CPP, les débats se sont déroulés en public. Néanmoins, le président du tribunal a décidé d’interdire aux journalistes présents dans la salle de les filmer, afin notamment de protéger l’intimité de la requérante. En outre, il est intervenu à plusieurs reprises au cours des contre-interrogatoires de l’intéressée, interrompant les avocats de la défense lorsqu’ils posaient des questions redondantes ou de nature personnelle ou lorsqu’ils abordaient des sujets sans rapport avec les faits. Il a aussi ordonné de courtes suspensions d’audience pour permettre à la requérante de se remettre de ses émotions.

132.  La Cour ne doute pas que la procédure dans son ensemble ait été vécue par la requérante comme une épreuve particulièrement pénible, d’autant que l’intéressée a été amenée à répéter son témoignage à de multiples reprises, qui plus est sur une période supérieure à deux ans, pour répondre aux questions successives des enquêteurs, du parquet et des huit avocats de la défense. La Cour note par ailleurs que ces derniers n’ont pas hésité, pour ébranler la crédibilité de la requérante, à interroger celle-ci sur des questions personnelles concernant sa vie familiale, ses orientations sexuelles et ses choix intimes, parfois sans rapport avec les faits, ce qui est résolument contraire non seulement aux principes de droit international en matière de protection des droits des victimes de violences sexuelles mais également au droit pénal italien (paragraphe 57 ci-dessus).

133.  Néanmoins, compte tenu de l’attitude adoptée par le procureur et par le président du tribunal comme des mesures prises par ce dernier pour protéger l’intimité de l’intéressée dans le but d’empêcher les avocats de la défense de la dénigrer ou de la perturber inutilement pendant les contre-interrogatoires, la Cour ne peut imputer aux autorités publiques chargées de la procédure la responsabilité de l’épreuve particulièrement pénible vécue par la requérante, ni considérer que celles-ci aient omis de veiller à ce que la protection de l’intégrité personnelle de l’intéressée fût correctement protégé durant le déroulement du procès (a contrario, Y. c. Slovénie, précité, § 109).

b) Le contenu des décisions judiciaires

134.  La Cour doit maintenant rechercher si le contenu des décisions judiciaires prises dans le cadre du procès de la requérante et le raisonnement fondant l’acquittement des prévenus ont porté atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée et à sa liberté sexuelle et s’ils l’ont exposée à une victimisation secondaire.

135.  Concernant la motivation des décisions de justice, la Cour rappelle encore une fois que son rôle n’est pas de se prononcer sur les allégations d’erreurs particulières commises par les autorités, ni de statuer sur la responsabilité pénale des agresseurs présumés. Par conséquent, elle ne se substituera pas aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause. En revanche, il lui incombe de déterminer si le raisonnement suivi par les juridictions et les arguments utilisés ont ou non abouti à une entrave au droit de la requérante au respect de sa vie privée et de son intégrité personnelle et s’il a emporté violation des obligations positives inhérentes à l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, §§ 33-39, 4 octobre 2007, et Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, no 17484/15, §§ 33-36, 25 juillet 2017).

136.  Or, la Cour a relevé plusieurs passages de l’arrêt de la cour d’appel de Florence qui évoquent la vie personnelle et intime de la requérante et qui portent atteinte aux droits ce celle-ci découlant de l’article 8. Elle estime notamment injustifiées les références faites par la cour d’appel à la lingerie rouge « montrée » par la requérante au cours de la soirée, ainsi que les commentaires concernant la bisexualité de l’intéressée, les relations sentimentales et les rapports sexuels occasionnels de celle-ci avant les faits (paragraphes 41 et 42 ci-dessus). De même, la Cour juge inappropriées les considérations relatives à l’« attitude ambivalente vis-à-vis du sexe » de la requérante, que la cour d’appel déduit entre autres des décisions de l’intéressée en matière artistique. Ainsi, la cour d’appel mentionne parmi ces décisions douteuses le choix d’accepter de prendre part au court métrage de L.L. malgré son caractère violent et explicitement sexuel (paragraphe 46 ci-dessus), sans pour autant - et à juste titre – que le fait d’avoir écrit et dirigé ledit court métrage ne soit aucunement commenté ou considéré comme révélateur de l’attitude de L.L. vis-à-vis du sexe. En outre, la Cour estime que le jugement porté sur la décision de la requérante de dénoncer les faits, qui selon la cour d’appel serait résulté d’une volonté de « stigmatiser » et de refouler un « moment critiquable de fragilité et de faiblesse », tout comme la référence à la « vie non linéaire » de l’intéressée (ibidem), sont également regrettables et hors de propos.

137.  La Cour considère, contrairement au Gouvernement, que lesdits arguments et considérations de la cour d’appel n’étaient ni utiles pour évaluer la crédibilité de la requérante, question qui aurait pu être examinée à la lumière des nombreux résultats objectifs de la procédure, ni déterminants pour la résolution de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Sanchez Cardenas, précité, § 37).

138.   La Cour reconnaît qu’en l’espèce la question de la crédibilité de la requérante était particulièrement cruciale, et elle est prête à admettre que le fait de se référer à ses relations passées avec tel ou tel des inculpés ou à certains de ses comportements au cours de la soirée pouvait être justifié. Néanmoins, elle ne voit pas en quoi la condition familiale de la requérante, ses relations sentimentales, ses orientations sexuelles ou encore ses choix vestimentaires ainsi que l’objet de ses activités artistiques et culturelles pouvaient être pertinents pour l’appréciation de la crédibilité de l’intéressée et de la responsabilité pénale des prévenus. Ainsi, on ne saurait considérer que lesdites atteintes à la vie privée et à l’image de la requérante étaient justifiées par la nécessité de garantir les droits de la défense des prévenus.

139.  La Cour estime que les obligations positives de protéger les victimes présumées de violences sexistes imposent également un devoir de protéger l’image, la dignité et la vie privée de celles-ci, y compris par la non-divulgation d’informations et de données personnelles sans relation avec les faits. Cette obligation est par ailleurs inhérente à la fonction judiciaire et découle du droit national (paragraphes 57 et 62 ci-dessus) ainsi que de différents textes internationaux (paragraphes 65, 68 et 69 ci-dessus). En ce sens, la faculté pour les juges de s’exprimer librement dans les décisions, qui est une manifestation du pouvoir discrétionnaire des magistrats et du principe de l’indépendance de la justice, se trouve limitée par l’obligation de protéger l’image et la vie privée des justiciables de toute atteinte injustifiée.

140.  La Cour observe par ailleurs que le septième rapport sur l’Italie du Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes et le rapport du GREVIO, ont constaté la persistance de stéréotypes concernant le rôle des femmes et la résistance de la société italienne à la cause de l’égalité des sexes. En outre, tant ledit Comité des Nations unies que le GREVIO ont pointé du doigt le faible taux de poursuites pénales et de condamnations en Italie, ce qui représente à la fois la cause d’un manque de confiance des victimes dans le système de la justice pénale et la raison du faible taux de signalement de ce type de délits dans le pays (paragraphes 64-66 ci-dessus). Or, la Cour considère que le langage et les arguments utilisés par la cour d’appel véhiculent les préjugés sur le rôle de la femme qui existent dans la société italienne et qui sont susceptibles de faire obstacle à une protection effective des droits des victimes de violences de genre en dépit d’un cadre législatif satisfaisant (voir, mutatis mutandis, Carvalho Pinto de Sousa Morais, précité, § 54).

141.  La Cour est convaincue que les poursuites et les sanctions pénales jouent un rôle crucial dans la réponse institutionnelle à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes. Il est dès lors essentiel que les autorités judiciaires évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice.

142.  En conséquence, tout en reconnaissant que les autorités nationales ont veillé en l’espèce à ce que l’enquête et les débats fussent menés dans le respect des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, la Cour considère que les droits et intérêts de la requérante résultant de l’article 8 n’ont pas été adéquatement protégés au vu du contenu de l’arrêt de la cour d’appel de Florence. Il s’ensuit que les autorités nationales n’ont pas protégé la requérante d’une victimisation secondaire durant toute la procédure, dont la rédaction de l’arrêt constitue une partie intégrante de la plus grande importance compte tenu notamment de son caractère public.

143.  Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime de la requérante et conclut qu’il y a eu en l’espèce violation des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention.

E.B. c. Roumanie du 19 mars 2019 requête n°49089/10

Article 3 et 8 : Le manquement des autorités roumaines à mener une enquête adéquate sur une allégation de viol soulève des doutes quant au dispositif de poursuite et de répression des infractions sexuelles

La requérante soutenait que ses accusations de viol n’avaient pas fait l’objet d’une enquête adéquate et qu’elle avait été privée de ses droits procéduraux. La Cour juge que les autorités ont manqué à leur obligation de mener une enquête adéquate et qu’elles ont trop insisté sur le fait que l’intéressée n’avait pas résisté à son agresseur allégué. Compte tenu de la légère déficience intellectuelle de celle-ci, l’enquête aurait dû davantage prendre en compte les circonstances de l’espèce, ce qu’elle n’a pas fait. L’approche suivie par les autorités a porté atteinte aux droits de la requérante en sa qualité de victime de violence, elle a privé le droit interne d’effet utile quant à la poursuite et à la répression effectives des infractions sexuelles, et elle soulève des doutes quant au dispositif mis en place par l’État roumain en application de ses obligations internationales.

LES FAITS

La requérante, E.B., est une ressortissante roumaine née en 1973. Elle réside à Mica.

LE VIOL

Mme E.B. allégua qu’en mai 2008, alors qu’elle rentrait chez elle après avoir travaillé aux champs, elle avait rencontré un homme qui avait engagé la conversation et avait essayé de la convaincre de lui pratiquer une fellation. Elle aurait refusé mais il l’aurait alors attrapée, l’aurait entraînée vers un cimetière à proximité et l’aurait menacée avec un couteau. Il lui aurait demandé de se déshabiller puis de s’allonger par terre et, en état de choc, elle aurait obéi. Il l’aurait ensuite violée et lui aurait vivement déconseillé d’en parler.

LA PROCEDURE INTERNE

Immédiatement après, elle se rendit au poste de police le plus proche mais celui-ci étant fermé, elle rentra chez elle, prit une douche et raconta à sa famille, dont son mari, ce qui s’était produit. Le lendemain, elle se rendit au poste de police de Mica et porta plainte.

La police interrogea l’homme, T.F.S., qui démentit avoir violée l’intéressée. Le jour suivant, celle-ci se rendit à l’institut de médecine légale de Târgu-Mureş pour y être examinée. Dans le rapport qu’il établit à cette occasion, l’expert releva qu’elle présentait deux contusions sur le bras droit mais aucune des lésions génitales « caractéristiques d’un viol ».

En janvier 2009, le procureur près le tribunal de première instance de Târnăveni refusa d’engager des poursuites pénales contre T.F.S. au motif que les actions de ce dernier n’étaient constitutives d’aucune infraction pénale. Il estima en particulier que Mme E.B. n’avait pas demandé d’aide avant le viol allégué, alors même qu’elle venait de passer devant une station-service. Il releva également que l’expertise n’avait révélé aucune blessure sur les organes génitaux de l’intéressée et qu’il n’avait pas été possible d’établir quand les contusions sur son bras avaient été provoquées.

En février 2009, Mme E.B. contesta la décision de classement sans suite devant le procureur général. Elle expliqua qu’elle avait obéi aux ordres de T.F.S. en raison des menaces que celui-ci avait proférées et affirma que la police ne l’avait pas informée de ses droits procéduraux en qualité de victime.

Le procureur général la débouta mais en mai 2009, le tribunal de première instance de Târnăveni renvoya l’affaire au parquet et lui ordonna de prendre diverses mesures d’enquête. Il jugea que les éléments de preuve produits n’étayaient pas la conclusion du parquet selon laquelle la relation sexuelle avait été consentie et que l’absence de lésions sur les organes génitaux était compatible avec l’usage de menaces.

En octobre 2009, le procureur fit appel de cette décision et en février 2011, le tribunal de district de Mureş rejeta le grief de la requérante par une décision définitive. Il estima notamment que les allégations de Mme E.B. n’étaient pas étayées par le rapport établi à l’issue de l’expertise pratiquée sur elle en ce qu’aucune des lésions génitales caractéristiques d’un viol n’avait été relevée et que les contusions que l’intéressée présentait sur le bras n’avaient pu être datées. Il jugea que d’autres mesures d’enquête, telle une confrontation entre Mme E.B. et T.F.S., n’étaient pas nécessaires. La requérante fut condamnée à payer des frais de justice.

CEDH

Notant qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants, la Cour décide d’examiner la requête de Mme E.B. sous l’angle des articles 3 et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale). Elle rappelle qu’en vertu de ces deux dispositions, il incombe aux États d’enquêter de manière effective sur les infractions sexuelles et d’en poursuivre les responsables. Ces obligations commandent la criminalisation et la répression effective de tout acte sexuel non consensuel, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique. Face aux versions divergentes exposées par les parties dans le cas d’espèce, il incombait aux autorités compétentes de déterminer si la relation sexuelle avait été consentie ou non. Pareilles situations requièrent que l’appréciation de la crédibilité des déclarations et l’examen des circonstances de l’affaire tiennent compte du contexte. Il peut ainsi être nécessaire d’interroger des personnes de l’entourage de chacune des parties concernées afin d’établir la fiabilité de leurs déclarations, voire de pratiquer une expertise psychologique. De telles mesures n’ont pas été prises en l’espèce.

La Cour relève que Mme E.B. avait fait l’objet d’un diagnostic de déficience intellectuelle légère et se trouvait dans un état de vulnérabilité accru qui requérait de la part des autorités une enquête particulièrement diligente. La question de la validité du consentement aurait également dû être au centre de l’affaire. Pourtant, ni les procureurs ni les tribunaux n’ont tenu compte de la situation personnelle de l’intéressée ou des circonstances de l’incident, qui s’est produit le soir à côté d’un cimetière. Il apparaît en outre que les conclusions des procureurs et des tribunaux se sont fondées sur le fait que Mme E.B. n’avait pas demandé d’aide et qu’elle ne présentait aucune blessure liée au viol.

Le code pénal roumain n’exige toutefois pas de la victime qu’elle oppose une résistance physique à son agresseur, la question cruciale en la matière étant celle de l’interprétation de termes tels que « contrainte » ou « incapacité à exprimer sa volonté ». Dans ce contexte, le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existe une jurisprudence établie ou constante en matière de viol sans blessure ou ayant entraîné des blessures légères. La Cour conclut que les autorités ont trop insisté sur l’absence de preuve de la résistance de Mme E.B. et n’ont pas tenu compte du contexte en appréciant, par exemple, les réactions de l’intéressée en fonction de ses capacités mentales, comme celle-ci l’avait par ailleurs demandé. Mme E.B. a également allégué que le fait de ne pas avoir été informée de ses droits procéduraux et de n’avoir bénéficié d’aucune assistance juridique ni d’aucun conseil gratuit lui a occasionné une souffrance supplémentaire. Les autorités n’ont pas démenti ces déclarations.

La Cour observe que la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique impose aux États de protéger les droits et les intérêts des victimes, notamment en les tenant informées de leurs droits et des services à leur disposition. L’approche adoptée par les autorités dans le cas d’espèce a privé d’effet utile le dispositif légal national en matière de lutte contre la violence à l’égard des femmes et était contraire aux normes internationales applicables en la matière. Sans se prononcer sur la culpabilité du violeur allégué, la Cour dit que le manquement des autorités à leur obligation de répondre de manière adéquate aux allégations de Mme E.B. ou de respecter de manière appropriée ses droits en sa qualité de victime de violence soulève des doutes quant à l’effectivité du dispositif mis en place par la Roumanie en application de ses obligations internationales et a vidé de tout son sens la procédure pénale en l’espèce.

Les autorités ont ainsi manqué à leur obligation d’appliquer effectivement un système pénal qui punisse toutes les formes de viol et de violence sexuelle et de protéger de manière adéquate l’intégrité physique de Mme E.B. Il y a donc eu violation des articles 3 et 8.

G.U C. Turquie du 18 octobre 2016 requête n° 16143/10

Violation de l'article 3 combiné à l'article 8 de la Conv EDH : le défaut d'enquête sur la plainte pour viol de la requérante porte atteinte aux droits de la requérante,  puisque imposer des relations sexuelles non consenties, est une attente à l'intégrité physique au sens de l'article 8 de la Convention et un acte inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la Convention.

59. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3, l’obligation imposée par l’article 1 de la Convention aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, M.C., précité, § 149, et, plus récemment, S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, § 42, 3 mars 2015).

60. Cette protection commande en particulier la mise en place d’un cadre législatif permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri de traitements contraires à l’article 3, notamment par l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique (voir notamment, en ce qui concerne des actes sexuels non consentis, M.C., précité, §§ 150‑153, et M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, §§ 36-37, 27 novembre 2012).

61. L’article 3 impose en outre aux autorités nationales, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3, le devoir de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et, le cas échéant, la punition des responsables. Ces obligations s’appliquent quelle que soit la qualité des personnes mises en cause, même lorsqu’il s’agit de particuliers (Y. c. Slovénie, no 41107/10, § 95, CEDH 2015 (extraits). Lorsque, comme en l’espèce, les investigations préliminaires effectuées ont entraîné l’ouverture de poursuites pénales devant les juridictions nationales, les exigences procédurales de l’article 3 s’étendent à l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement (S.Z., précité, § 44, et N.A. c. République de Moldova, no 13424/06, § 65, 24 septembre 2013).

62. Pour être effective, l’enquête menée doit être suffisamment approfondie et objective. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question (voir, dans le contexte de poursuites pénales pour viol, M.C., précité, § 151, M.N., précité, §§ 38-39, et P.M. c. Bulgarie, no 49669/07, §§ 63-67, 24 janvier 2012).

63. L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Si cette exigence n’impose dès lors pas que toute procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes. La prescription des poursuites pénales en raison de l’inactivité des autorités compétentes a ainsi pu amener la Cour à conclure au non-respect des obligations positives de l’État (M.N., précité, §§ 46 et 49, et Stoev et autres c. Bulgarie, no 41717/09, § 48, 11 mars 2014).

64. Enfin, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il est nécessaire qu’elle soit menée avec une célérité et une diligence raisonnables. Une réponse rapide des autorités est essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance d’actes illégaux (Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007).

65. La Cour rappelle en outre que l’obligation positive qui incombe à l’État en vertu de l’article 8 de protéger l’intégrité physique de l’individu appelle, dans des cas aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, des dispositions pénales efficaces, et peut s’étendre par conséquent aux questions concernant l’effectivité de l’enquête pénale qui a pour but de mettre en œuvre ces dispositions législatives (M.C., précité, §§ 150, 152 et 153, M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 109, 15 novembre 2011, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 72, 20 mars 2012, et M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, § 58, 15 mars 2016).

66. En l’espèce, la Cour estime que, compte tenu de la nature et de la gravité particulière des faits dénoncés par la requérante et de sa minorité, l’État avait le devoir, pour satisfaire aux obligations positives découlant des articles 3 et 8 de la Convention, d’adopter des dispositions pénales qui sanctionnent effectivement les actes dénoncés ainsi que de mettre en œuvre ces dispositions notamment par le biais d’une enquête et d’une procédure effectives (M.N., précité, § 41).

67. La Cour observe que le droit turc érige le viol et les abus sexuels en infractions pénales. Tant les dispositions de l’ancien code pénal – qui était en vigueur à l’époque des faits – que celles du nouveau code pénal répriment les agissements dénoncés par la requérante (paragraphes 45-48 ci-dessus). La requérante ne se plaint d’ailleurs pas que les autorités turques ont omis de mettre en place un cadre législatif de protection. Il reste à rechercher si l’État a satisfait à son obligation de mettre en œuvre les dispositions en question au moyen d’une enquête et d’une procédure effectives.

68. Pour ce faire, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête. Elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé (M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 113, 27 septembre 2011).

69. La Cour observe qu’une enquête a été ouverte immédiatement après le dépôt de plainte. La requérante a aussitôt été soumise à un examen médical et les déclarations de tous les protagonistes ont été recueillies par la police. M.S., qui a été mis en cause par la requérante, a été inculpé des chefs de viol, d’agression sexuelle et de séquestration, et un procès s’est ouvert devant la cour d’assises. À l’issue de ce procès, la cour d’assises a estimé que les allégations de la requérante n’étaient pas établies et a acquitté M.S.

70. La Cour reconnaît que les juridictions nationales n’avaient pas la tâche facile. En effet, l’examen médical subi par la requérante n’indiquait aucune trace physique de viol ni d’agression sexuelle, il n’existait pas de témoin direct des faits dénoncés et l’accusé M.S. a toujours nié les faits qui lui étaient reprochés. Cela étant, les autorités n’en avaient pas moins l’obligation d’examiner tous les faits et de statuer après s’être livrées à une appréciation de l’ensemble des circonstances (M.C., précité, § 181).

71. La Cour estime qu’en l’espèce, l’absence de preuve directe aurait dû conduire les juges à procéder à une appréciation scrupuleuse de la crédibilité des déclarations de la victime. Or, force est de relever que les juges n’ont pas pris les mesures requises pour mettre à l’épreuve la crédibilité de la version des faits donnée par la requérante. Ainsi, lors de la seule audience où la requérante s’est retrouvée en présence de son agresseur présumé, les juges se sont contentés de recueillir les déclarations des protagonistes, sans chercher à confronter leurs déclarations en invitant les intéressés à s’expliquer sur des faits dont ils ont donné des versions radicalement différentes. Une confrontation ne semble pas non plus avoir été organisée au stade de l’enquête. De plus, la cour d’assises n’a pas accordé foi aux déclarations de la requérante, sans s’en expliquer. Elle a simplement estimé que ses déclarations n’étaient ni sincères ni convaincantes. À cet égard, la Cour observe que le récit de la requérante n’a pas varié : les deux fois où elle a été entendue – lors de l’enquête et lors du procès – elle a décrit les faits dans les mêmes termes. S’il est vrai que son récit n’est pas détaillé et qu’il ne donne pas de description circonstanciée des faits, force est de constater qu’aucune démarche ne semble avoir été entreprise par les autorités pour entendre l’intéressée dans des conditions favorables à l’obtention d’un récit plus précis des actes dénoncés. Au cours de l’enquête, la requérante, alors mineure, a été entendue par deux policiers de sexe masculin. Il n’est pas établi ni allégué qu’il s’agissait d’agents spécialisés en matière d’abus sexuels concernant les mineurs. Pendant le procès, l’intéressée, toujours mineure, a été entendue en audience publique. Non seulement la cour d’assises ne s’est pas prononcée d’office sur la nécessité de tenir une audience à huis clos au regard de l’âge de la requérante, mais elle n’a même pas répondu à la demande formulée en ce sens par l’avocat de l’intéressée. On ne peut ignorer ici le caractère traumatisant de la publicité des débats pour la requérante, et le fait que son audition au cours d’une audience publique était de nature à porter atteinte à sa dignité et à sa vie privée. La Cour note également que la requérante n’a été accompagnée par une psychologue à aucun stade de la procédure (C.A.S. et C.S., précité, § 82).

72. Ainsi, ni les autorités d’enquête ni les juges ne semblent avoir pris en considération la vulnérabilité particulière de la requérante, mineure, ni les facteurs psychologiques propres aux viols de mineurs commis en milieu familial, particularités qui auraient pu expliquer les réticences de la victime à la fois à signaler la violence et à décrire les faits (C.A.S. et C.S., précité, § 81). La Cour rappelle en particulier que, dans le cas de personnes vulnérables, dont font partie les enfants, les autorités doivent faire preuve d’une attention particulière et assurer aux victimes une protection accrue du fait que leur capacité ou leur volonté de se plaindre se trouvent souvent affaiblies (voir, entre autres, M.C., précité, § 150, M. et C., précité, § 111, et R.I.P. et D.L.P. c. Roumanie, no 27782/10, § 58, 10 mai 2012).

73. La Cour tient également à souligner que les obligations contractées par l’État en vertu des articles 3 et 8 de la Convention exigent que, dans des cas comme celui-ci, l’intérêt supérieur de l’enfant soit respecté. Le droit à la dignité humaine et à l’intégrité psychologique requiert une attention particulière lorsque la victime des violences est un enfant (C.A.S. et C.S., précité, § 82). Cette obligation découle aussi de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, laquelle souligne l’importance primordiale qui s’attache à faire en sorte que les procédures tiennent dûment compte de la vulnérabilité particulière des enfants qui y sont confrontés, en tant que victimes ou témoins, et que les États se dotent de règles de procédure permettant de garantir et de sécuriser le recueil de la parole de l’enfant (paragraphe 51 ci‑dessus).

74. S’agissant encore de l’appréciation de la crédibilité des déclarations de la requérante, la Cour note aussi que les juges ayant procédé à cette appréciation n’ont jamais vu l’intéressée puisqu’ils n’étaient pas présents lors de son audition à l’audience du 18 novembre 2002, la composition de la cour d’assises étant alors entièrement différente.

75. La Cour relève par ailleurs que les juges du fond n’ont pas ordonné d’expertise psychologique pour rechercher l’existence de symptômes compatibles avec les allégations de l’intéressée ni pris en considération les conclusions du rapport de l’hôpital universitaire Dokuz Eylül du 27 février 2003, lequel concluait à l’existence d’un stress post-traumatique et d’une dépression majeure. Elle note que l’examen subi par la requérante à l’institut médicolégal ne visait pas, ainsi qu’il ressort du rapport du 28 mai 2004, à examiner l’état psychologique de la requérante. Cet examen visait simplement à rechercher si la requérante souffrait d’une déficience mentale de nature à altérer sa capacité à donner un consentement libre et éclairé à un acte sexuel, circonstance qui aurait alors placé la victime dans l’impossibilité de résister à l’agression sexuelle, comme prévu à l’article 416 de l’ancien code pénal (paragraphe 45 ci-dessus).

76. La Cour relève également que la corpulence du beau-père et de la requérante a été un des arguments visant à écarter les allégations de viol, bien que les articles 414 et 416 de l’ancien code pénal ne mentionnaient pas une exigence de résistance physique de la victime en matière de viol. La cour d’assises a ainsi demandé à l’institut médicolégal de rechercher si, compte tenu de la corpulence de la requérante, l’accusé était en mesure de la violer par la force, demande à laquelle l’institut n’a apporté aucune réponse. Puis dans le dispositif, la cour d’assises a fait référence, parmi d’autres éléments, à la corpulence de l’accusé et à celle de la victime pour ne pas retenir la culpabilité du beau-père. Aux yeux de la Cour, la question posée par la cour d’assises à l’institut médicolégal ainsi que la mention à la corpulence dans le dispositif démontrent que la cour d’assises entendait étayer sa démonstration de la non-culpabilité du beau-père en s’appuyant sur des notions auxquelles la loi en vigueur ne faisait pas référence et qui faisaient abstraction de « l’état de sidération » qui peut accompagner certains faits de violence sexuelles et expliquer l’absence de réaction de la victime.

77. La Cour note ensuite que, pour acquitter M.S., la cour d’assises a accordé un poids décisif au rapport médical ayant conclu à l’impuissance de l’intéressé. Or il convient de relever que les tests ont été réalisés plusieurs années après les faits dénoncés. À partir de ces tests, la cour d’assises a admis que M.S. était impuissant à la date des faits. Bien que le rapport en question ne figure pas dans le dossier, il n’est pas établi, ni allégué par le Gouvernement, que le rapport en question comporte une indication en ce sens. Les contestations formulées par l’avocat de la requérante quant au rapport médical et les demandes de clarification souhaitées par lui ont été rejetées par la cour d’assises alors même que ce rapport fut un élément pourtant essentiel du procès ayant contribué à emporter la conviction des juges. La cour d’assises n’a pas non plus prêté foi aux déclarations de la mère de la requérante quant à la capacité sexuelle de son mari.

78. La Cour tient à souligner que le fait de conclure à l’impuissance de l’accusé M.S. a conduit les juges à écarter automatiquement les allégations de viol puisque, selon le droit et la pratique en vigueur à l’époque des faits, le viol ne pouvait être commis qu’au moyen de l’organe sexuel (paragraphe 46 ci-dessus). La Cour note en outre que l’examen de la cour d’assises a porté uniquement sur le viol et nullement sur l’agression sexuelle alors même que M.S. était aussi poursuivi de ce chef. En effet, au regard du droit et de la pratique internes en vigueur à l’époque, si l’impuissance pouvait se révéler déterminante pour l’infraction de viol, elle ne l’était nullement pour l’infraction d’agression sexuelle. Or la cour d’assises n’a aucunement cherché à savoir si la conduite de M.S. avait pu constituer un délit d’agression sexuelle.

79. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les autorités compétentes n’ont pas usé de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour établir les circonstances des actes dont il s’agit.

80. Enfin, la Cour note que la procédure a connu des retards considérables. Alors que la cour d’assises avait ordonné la réalisation des tests relatifs à la puissance sexuelle de l’accusé dès la première audience, le 18 novembre 2002, le rapport définitif n’a été établi que le 18 octobre 2006 et versé aux débats lors de l’audience du 27 décembre 2006. Il a fallu ainsi attendre plus de quatre ans pour la réalisation de ces tests. De surcroît, l’examen du pourvoi en cassation a duré environ quatre ans et demi, circonstance qui a conduit à la prescription du chef d’agression sexuelle.

81. En somme, sans exprimer d’avis sur la culpabilité de M.S., la Cour estime que la procédure menée en l’espèce, et en particulier la démarche adoptée par la cour d’assises, ne sont pas de nature à satisfaire aux exigences inhérentes aux obligations positives de l’État tenant à l’adoption de dispositions pénales et à leur application effective.

82. Partant, la Cour conclut à la violation des articles 3 et 8 de la Convention.

LA FAUSSE ACCUSATION DE VIOL

Egill Einarsson c. Islande du 7 novembre 2017 requête no 24703/15

Violation de l'article 8 : Le rejet d’une action en diffamation formée par un blogueur face à une accusation de viol a porté atteinte à son droit au respect de la vie privée.

LES FAITS

Dans cette affaire, un blogueur connu se plaignait d’une décision de la Cour suprême concluant qu’il n’avait pas été diffamé par l’emploi à son égard des mots « va te faire foutre, sale violeur » dans un message sur Instagram. Le parquet avait peu auparavant abandonné les poursuites dirigées contre lui pour viol et infraction à caractère sexuel. La Cour européenne des droits de l’homme considère en particulier que les juridictions internes n’ont pas suffisamment tenu compte du fait que les propos, notamment le mot « violeur », avaient été publiés tout juste une semaine après le classement par le parquet des poursuites dirigées contre M. Einarsson pour infraction à caractère sexuel, et qu’elles ont insuffisamment motivé leur conclusion selon laquelle, dans le contexte de l’espèce, le mot « violeur » pouvait avoir été employé comme un jugement de valeur. La Cour estime, de manière générale, que les juridictions nationales n’ont pas respecté un juste équilibre entre le droit de M. Einarsson au respect de sa vie privée au regard de l’article 8 de la Convention et le droit à la liberté d’expression dont l’auteur des propos litigieux pouvait se prévaloir au titre de l’article 10.

ARTICLE 8

La Cour considère que la question cruciale qui s’est posée aux juridictions nationales était de savoir si les mots « va te faire foutre, sale violeur » énonçaient un fait ou exprimaient un jugement de valeur. Les juridictions nationales ont estimé que, placés « dans le contexte » d’un « débat public impitoyable » que M. Einarsson aurait déclenché par ses commentaires livrés au magazine sur les accusations d’infraction à caractère sexuel formulées contre lui, les propos litigieux constituaient un jugement de valeur.

La Cour note que le mot « violeur » est objectif et factuel par nature et qu’une allégation de viol doit être prouvée. Sans exclure la possibilité qu’une déclaration objective puisse, selon le contexte, être qualifiée de jugement de valeur, elle estime toutefois que les éléments contextuels menant à pareille conclusion doivent être convaincants dans le cas du mot « violeur ».

La Cour observe que les juridictions nationales ont essentiellement fondé leur conclusion sur l’implication de M. Einarsson dans un débat public comme contexte dans lequel se serait inscrit le message sur Instagram et sur la qualification des propos litigieux comme jugement de valeur. Elle estime cependant qu’elles n’ont pas suffisamment tenu compte de la chronologie des faits de l’espèce, à savoir l’abandon des poursuites concernant l’une des allégations d’infraction à caractère sexuel une semaine seulement avant ledit message.

Elle considère donc que les propos tenus s’inscrivaient dans le contexte factuel de la procédure pénale au cours de laquelle M. Einarsson était accusé de l’acte visé par le message sur Instagram, procédure qui avait été abandonnée faute de preuves. La Cour estime que les juridictions nationales n’ont pas justifié par des raisons pertinentes et suffisantes leur conclusion selon laquelle les propos litigieux constituaient un jugement de valeur. À supposer même qu’elle puisse admettre cette conclusion, la Cour note qu’en vertu de sa jurisprudence pareils propos doivent reposer sur une base factuelle suffisante. Or, les juridictions nationales n’ont pas expliqué de manière suffisante quelle était la base factuelle de la décision prise par elles malgré l’abandon des poursuites pour infraction à caractère sexuel.

La Cour souligne qu’il convient d’interpréter l’article 8 en ce sens que, même si elles ont déclenché un vif débat, les personnes publiques n’ont pas à tolérer d’être accusées d’actes criminels violents sans que pareils propos soient étayés par des faits. De manière générale, elle estime que les juridictions nationales n’ont pas respecté un juste équilibre entre les droits concurrents de M. Einarsson et de X, garantis respectivement par l’article 8 et l’article 10. Elle conclut donc à la violation de l’article 8.

LE FICHAGE PAR LA POLICE

FICHAGE DE LA POLICE D'UNE PLAINTE CLASSÉE SANS SUITE

BRUNET c. FRANCE du 18 septembre 2014 requête n° 21010/10

Le régime français de conservation dans le fichier des infractions de données de la police (STIC) sur une personne ayant bénéficié d’un classement sans suite pour conclure un conflit familial, soit une bagarre avec son épouse, était contraire à la Convention

1.  L’existence de l’ingérence

31.  La Cour constate d’emblée que l’inscription au STIC des données relatives au requérant a constitué une ingérence dans son droit à la vie privée, ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement.

2.  Justification de l’ingérence

a)  Base légale et but légitime

32.  La Cour observe que cette ingérence était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait les « buts légitimes » de défense de l’ordre, de prévention des infractions pénales, et de protection des droits d’autrui.

b)  Nécessité de l’ingérence

i.  Les principes généraux

33.  Il lui reste donc à examiner la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention, qui commandent qu’elle réponde à un « besoin social impérieux » et, en particulier, qu’elle soit proportionnée au but légitime poursuivi et que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, notamment, M.K. c. France, no 19522/09, § 33, 18 avril 2013).

34.  S’il appartient tout d’abord aux autorités nationales de juger si toutes ces conditions se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention (Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008). Une certaine marge d’appréciation, dont l’ampleur varie et dépend d’un certain nombre d’éléments, notamment de la nature des activités en jeu et des buts des restrictions, est donc laissée en principe aux États dans ce cadre (voir, notamment, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 49, série A no 28, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 88, CEDH 1999-VI, Gardel c. France, no 16428/05, B.B. c. France, no 5335/06, et M.B. c. France, no 22115/06, 17 décembre 2009, respectivement §§ 60, 59 et 51). Cette marge est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus (Connors c. Royaume-Uni, no 66746/01, § 82, 27 mai 2004, et S. et Marper, précité, § 102). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007‑XIII).

35.  La protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit donc ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues dans cet article. Cette nécessité se fait d’autant plus sentir lorsqu’il s’agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique, en particulier lorsque ces données sont utilisées à des fins policières. Le droit interne doit notamment s’assurer que ces données sont pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées, et qu’elles sont conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. Le droit interne doit aussi contenir des garanties de nature à protéger efficacement les données à caractère personnel enregistrées contre les usages impropres et abusifs (S. et Marper c. Royaume-Uni, précité, § 103, Gardel c. France, précité, § 62, CEDH 2009, et M.K. c. France, précité, § 35).

36.  Pour apprécier le caractère proportionné de la durée de conservation des informations au regard du but poursuivi par leur mémorisation, la Cour tient compte de l’existence ou non d’un contrôle indépendant de la justification de leur maintien dans le système de traitement, exercé sur la base de critères précis tels que la gravité de l’infraction, les arrestations antérieures, la force des soupçons pesant sur la personne ou toute autre circonstance particulière (S. et Marper c. Royaume-Uni, précité, § 119, et B.B. c. France, précité, § 68).

37.  Enfin, il appartient à la Cour d’être particulièrement attentive au risque de stigmatisation de personnes qui, à l’instar du requérant, n’ont été reconnues coupables d’aucune infraction et sont en droit de bénéficier de la présomption d’innocence. Si, de ce point de vue, la conservation de données privées n’équivaut pas à l’expression de soupçons, encore faut-il que les conditions de cette conservation ne leur donne pas l’impression de ne pas être considérés comme innocents (S. et Marper, précité, § 122, et M.K., précité, § 36).

ii.  L’application des principes susmentionnés au cas d’espèce

38.  La Cour observe d’emblée que le requérant se plaint d’une atteinte susceptible d’être portée à sa vie privée et familiale du fait de son inscription au fichier, dans le cadre d’une éventuelle procédure devant le juge aux affaires familiales relative au droit de garde de son enfant. Or, elle constate que ce magistrat ne figure pas parmi les personnes ayant accès au fichier concerné. La situation dénoncée par le requérant n’est donc pas susceptible de se produire.

39.  En revanche, s’agissant du caractère outrageant invoqué, la Cour note que si les informations répertoriées au STIC ne comportent ni les empreintes digitales (à la différence du fichier automatisé des empreintes digitales – voir M.K., précité) ni le profil ADN des personnes, elles présentent néanmoins un caractère intrusif non négligeable, en ce qu’elles font apparaître des éléments détaillés d’identité et de personnalité en lien avec des infractions constatées, dans un fichier destiné à la recherche des infractions.

40.  En outre, la Cour relève que le requérant a bénéficié, à la suite de la médiation pénale, d’un classement sans suite justifiant qu’il reçoive un traitement différent de celui réservé à une personne condamnée, afin d’éviter tout risque de stigmatisation (S. et Marper, précité, § 22, et M.K., précité, § 42). À ce titre, elle observe que depuis la loi du 14 mars 2011, l’article 230-8 du code de procédure pénale dispose que, dans une telle hypothèse, le classement sans suite doit faire l’objet d’une mention sur la fiche enregistrée au STIC et les données relatives à la personne concernée ne peuvent alors plus être consultées dans le cadre de certaines enquêtes administratives. En l’espèce, la Cour ignore si la décision du ministère public a été effectivement inscrite parmi les informations concernant le requérant. Néanmoins, elle constate qu’en tout état de cause cette mesure n’a pas d’effet sur la durée de conservation de la fiche, qui est de vingt ans. Or, elle considère que cette durée est importante, compte tenu de l’absence de déclaration judiciaire de culpabilité et du classement sans suite de la procédure après le succès de la médiation pénale. Il lui appartient donc de s’interroger sur le caractère proportionné d’un tel délai, en tenant compte de la possibilité pour l’intéressé de demander l’effacement anticipé des données (voir mutatis mutandis, M.K., précité, § 45).

41.  À cet égard, la Cour relève que la loi, dans sa version applicable à l’époque des faits comme dans celle en vigueur, ne donne au procureur le pouvoir d’ordonner l’effacement d’une fiche que dans l’hypothèse d’un non-lieu ou d’un classement sans suite motivé par une insuffisance des charges, outre les cas de relaxe ou d’acquittement pour lesquels l’effacement est de principe mais où il peut prescrire le maintien des données au STIC. En l’espèce, pour rejeter la demande présentée à cette fin par le requérant, le procureur de la République d’Evry a appliqué strictement ces dispositions et s’est borné à constater que la procédure concernée avait fait l’objet d’une décision de classement sans suite fondée sur une autre cause que l’absence d’infraction ou son caractère insuffisamment caractérisé. Il n’avait donc pas compétence pour vérifier la pertinence du maintien des informations concernées dans le STIC au regard de la finalité de ce fichier, ainsi que des éléments de fait et de personnalité. La Cour estime qu’un tel contrôle ne saurait passer pour effectif, l’autorité chargée de l’exercer n’ayant pas de marge d’appréciation pour évaluer l’opportunité de conserver les données.

42.  De même, elle note qu’à l’époque des faits la décision du procureur de la République n’était susceptible d’aucun recours. Certes, d’une part, le droit interne permet désormais à l’intéressé d’adresser une nouvelle demande au magistrat référent visé à l’article 230-9 du code de procédure pénale, comme le soutient le Gouvernement. La Cour observe néanmoins que le texte précise que ce magistrat « dispose des mêmes pouvoirs d’effacement, de rectification ou de maintien des données personnelles (...) que le procureur de la République». Aux yeux de la Cour, un tel recours ne présente donc pas le caractère d’effectivité nécessaire, l’autorité décisionnaire ne disposant d’aucune marge d’appréciation quant à la pertinence du maintien des informations au fichier, notamment lorsque la procédure a été classée sans suite après une médiation pénale, comme en l’espèce. D’autre part, la jurisprudence récente du Conseil d’État reconnaît la possibilité d’exercer un recours pour excès de pouvoir contre les décisions du procureur en matière d’effacement ou de rectification, qui ont pour objet la tenue à jour du STIC et sont détachables d’une procédure judiciaire (paragraphe 19 ci-dessus). Cependant, la Cour constate que cette faculté n’était pas reconnue à l’époque des faits, le requérant s’étant vu expressément notifier l’absence de toute voie de contestation ouverte contre la décision du procureur du 1er décembre 2009.

43.  Ainsi, bien que la conservation des informations insérées dans le STIC soit limitée dans le temps, il en découle que le requérant n’a pas disposé d’une possibilité réelle de demander l’effacement des données le concernant et que, dans une hypothèse telle que celle de l’espèce, la durée de vingt ans prévue est en pratique assimilable, sinon à une conservation indéfinie, du moins à une norme plutôt qu’à un maximum (M.K., précité).

44.  En conclusion, la Cour estime que l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation en la matière, le régime de conservation des fiches dans le STIC, tel qu’il a été appliqué au requérant, ne traduisant pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu. Dès lors, la conservation litigieuse s’analyse en une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée et ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique.

45.  Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

LA PROSTITUTION NE DOIT DONNER LIEU A UN FICHAGE PUBLIC

Khelili c. Suisse requête n° 16188/07 du 18 octobre 2011

Une française classée comme « prostituée » pendant cinq ans dans la base de données de police de Genève a eu son droit au respect de la vie privée atteint

La requérante, Mme Sabrina Khelili, est une ressortissante française, née en 1959 et résidant à Saint Priest (France).

Lors d’un contrôle de police en 1993 à Genève, la police trouva sur Mme Khelili des cartes de visite sur lesquelles on lisait « Gentille, jolie femme fin trentaine attend ami pour prendre un verre de temps en temps ou sortir. Tel. (…). ». Selon Mme Khelili, suite à cette découverte, la police de Genève l’aurait fichée comme prostituée, profession qu’elle a toujours contesté exercer. La police prétendit qu’elle avait appliqué la loi cantonale sur les renseignements et les dossiers, qui autorise la police à gérer des dossiers et des fichiers pouvant contenir des données personnelles pour le temps nécessaire à l’accomplissement de ses missions (notamment de répression des infractions ou de prévention des crimes et des délits). En novembre 1993, l’Office fédéral des étrangers prononça à l’encontre de Mme Khelili une interdiction de séjour en Suisse,

pour des motifs préventifs, pour une durée de deux ans.

En 2001, Mme Khelili fit l’objet de deux plaintes pénales pour injures et menaces. En 2003 elle apprit par une lettre de la police de Genève que la mention « prostituée » continuait à figurer dans les dossiers de la police. En Mai 2005, Mme Khelili fut condamnée à 20 jours d’emprisonnement avec sursis pour deux autres plaintes pour injure et utilisation abusive d’une installation télécommunication déposées à son encontre en 2002 et 2003.

En juillet 2005, le chef de la police certifia que la mention concernant sa profession avait été remplacée par « couturière » dans la base de données de la police. Après avoir appris, en 2006, pendant une conversation téléphonique, que la mention « prostituée » figurait toujours dans les fichiers informatiques de la police, Mme Khelili demanda la suppression des informations relatives à la prostitution figurant dans son dossier de police. En 2006, le chef de la police confirma dans une lettre que cela avait été fait. Mme Khelili demanda également à ce que les données concernant les plaintes pénales pour injures et menaces, déposées à son encontre en 2001, qui contenaient notamment la mention « prostituée », soient supprimées. Cette demande a été refusée au motif qu’elles devaient être conservées à titre préventif, compte tenu de ses infractions précédentes. Mme Khelili soutient que la mention litigieuse dans ses dossiers peut rendre plus difficile sa vie quotidienne, parce que cette information serait également communiquée à des futurs employeurs potentiels.

VIOLATION DE L'ARTICLE 8

La Cour accepte qu’en l’espèce l’ingérence dans les droits de Mme Khelili avait une base légale en droit interne. La Cour reconnaît, également, que la conservation des données de Mme Khelili avait pour but la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits d’autrui.

En revanche, la Cour note que la mention « prostituée » comme profession a été supprimée de la base de données informatisée de la police, mais que cette expression, jointe aux affaires pénales en relation avec les plaintes déposées contre Mme Khelili, n’a pas été corrigée. La Cour rappelle que la mention litigieuse peut nuire à la réputation de Mme Khelili et, comme elle le prétend, rendre plus difficile sa vie quotidienne, étant donné que les informations figurant dans les dossiers de police peuvent être transmises aux autorités. Cela est d’autant plus important de nos jours que des données à caractère personnel sont soumises à un traitement automatique qui facilite considérablement l’accès à celles-ci et leur diffusion. Mme Khelili avait donc un intérêt considérable à voir la mention « prostituée » biffée des fichiers et dossiers de police.

La Cour tient compte d’une part du fait que l’allégation de prostitution clandestine paraît très vague et générale et que le lien entre la condamnation de Mme Khelili pour injures et menaces, et le maintien de la mention « prostituée » n’est pas suffisamment étroit.

Par ailleurs, la Cour note le comportement contradictoire des autorités; en dépit de la confirmation de la police que la mention « prostituée » a été corrigée, Mme Khelili apprit que cette expression figurait toujours dans les fichiers informatiques de la police.

Par conséquent, la Cour conclut que la mémorisation, dans le dossier de police, d’une donnée à caractère personnel, prétendument erronée, a violé le respect de la vie privée de Mme Khelili et elle estime que le maintien de la mention « prostituée » pendant des années n’était ni justifié, ni nécessaire dans une société démocratique.

LES INFORMATIONS SUR UN FICHIER DOIVENT ÊTRE ACCESSIBLES A LA PERSONNE CONCERNEE

ANTONETA TUDOR C. ROUMANIE DU 24 SEPTEMBRE 2013 REQUETE 23445/04

LE NON ACCES AUX FICHIERS DE LA SECURITATE SUR SON PERE DECEDE EST UNE VIOLATION DE L'ARTICLE 8

32.  La requérante indique qu’en dépit de ses nombreuses démarches auprès des autorités nationales, elle n’est pas parvenue à consulter l’intégralité des dossiers et documents dressés par les anciens services secrets à l’égard de feu son père. Elle fait valoir que les juridictions nationales n’ont pas mené d’investigations approfondies pour retrouver certains dossiers et documents en possession du SRI, dont elle avait appris l’existence indirectement, en consultant d’autres dossiers auxquels elle avait eu accès. Elle souligne que ce n’est qu’après la communication de sa requête au gouvernement roumain, soit plus de dix ans après avoir fait sa première demande auprès du CNSAS, qu’elle a pu consulter une partie des dossiers en question.

33.  Le Gouvernement estime à titre principal qu’il n’y a eu en l’espèce aucune méconnaissance du droit au respect de la vie privée de la requérante. Il souligne que l’intéressée a eu accès à plusieurs reprises aux dossiers qui visaient son père et a pu en obtenir des photocopies. Il renvoie aux décisions des tribunaux nationaux, qui n’ont pas confirmé les allégations de la requérante quant au caractère incomplet des documents portés à son attention. Quant au dossier de « problème » (dosarul problema) no 129 et le dossier de fond opérationnel (dosar fond operativ) no 53172, tome 764, le Gouvernement renvoie aux informations qu’il avait reçues en octobre 2011 de la part du SRI et du CNSAS, indiquant que le premier n’avait pas été trouvé et qu’une page pertinente du second avait été transmise à l’intéressée en 2011. A titre subsidiaire, le Gouvernement estime que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la requérante a eu lieu en conformité avec le second paragraphe de l’article 8, le CNSAS ayant effectué les démarches prévues par la loi afin d’assurer l’identification de tous les documents concernant le père de la requérante.

34.  La Cour rappelle qu’elle a déjà eu par le passé l’occasion d’examiner l’effectivité des mécanismes nationaux mis à la disposition des citoyens roumains afin d’assurer l’accès des intéressés aux fichiers détenus par la Securitate. Elle avait constaté que l’Etat roumain n’avait pas satisfait à l’obligation positive qui lui incombait d’offrir aux requérants une procédure effective et accessible leur permettant d’avoir accès dans un délai raisonnable à l’ensemble des informations pertinentes les concernant qui avaient été recueillies par l’ancienne Securitate et qui se trouvaient encore en possession des autorités publiques (voir Haralambie, précité, § 96 et Jarnea c. Roumanie, no 41838/05, § 60, 19 juillet 2011). A la lumière des circonstances de la présente affaire, la Cour estime que rien ne permet d’aboutir pour celle-ci à une conclusion différente.

35.  En l’espèce, force est de constater que ce n’est que dix ans après sa première demande auprès du CNSAS que la requérante a pu avoir accès à une partie des documents dont elle avait eu connaissance de l’existence dès 2001. Alors qu’il était tenu par la loi de remettre tous les documents requis au CNSAS ou de lui donner accès à ses archives, le SRI, autorité qui détenait les archives de l’ancienne Securitate, a informé le CNSAS qu’il ne détenait plus d’autres documents concernant le père de la requérante hormis ceux qu’il lui avait déjà remis (paragraphe 11 ci-dessus). Or, il ressort des informations obtenues notamment après la communication de la requête que de tels documents existaient bel et bien dans les archives du SRI (paragraphes 18-20 ci-dessus).

36.  Pour autant que les dossiers en question entraient dans le champ d’application de la loi concernant la protection des informations classifiées, ce qui aurait justifié le refus du SRI de les transférer, force est de constater que la loi nationale prévoyait pour ce type de documents une procédure spéciale qui n’a pas, en l’espèce, été suivie. En effet, la loi nationale prévoyait, pour décider si un dossier concernait ou non la sécurité nationale, une compétence partagée entre le SRI et le CNSAS sous la forme de commissions mixtes paritaires (paragraphe 22 in fine). Or, en omettant d’informer le CNSAS de l’existence de ces dossiers, le SRI l’a empêché d’exercer ses compétences prévues par la loi.

37.  La Cour relève, de surcroît, que les juridictions nationales n’ont pas contrôlé si la requérante avait effectivement joui des droits qui lui étaient garantis par la loi. Bien que l’intéressée leur ait signalé l’existence d’autres dossiers concernant feu son père auxquels elle n’avait pas obtenu l’accès, les tribunaux nationaux la déboutèrent de sa demande sans procéder à une vérification du bien-fondé de ses allégations auprès des autorités concernées (paragraphes 15 et 17 in fine ci-dessus).

38.  La Cour relève par ailleurs que, pendant plus de dix ans, la requérante n’a obtenu aucune explication quant aux dossiers manquants, hormis la réponse élusive et lacunaire du SRI en 2003, qui laissait entrevoir qu’il était en possession d’autres documents qui auraient pu l’intéresser (paragraphe 13 ci-dessus). De plus, la requérante n’avait à sa disposition aucun moyen de contraindre cette autorité à lui fournir davantage d’informations ou à mettre à sa disposition les documents manquants car, de jurisprudence constante, les actions dirigées contre le SRI étaient irrecevables en raison de l’absence de qualité pour ester en justice du SRI (Haralambie, précité, §§ 41-43), ce qui rendait vaines toutes démarches d’insistance auprès de cette institution.

39.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’Etat n’a pas satisfait à l’obligation positive qui lui incombait d’offrir à la requérante une procédure effective et accessible lui permettant d’avoir accès dans un délai raisonnable à l’ensemble des informations recueillies à propos de feu son père par l’ancienne Securitate et qui se trouvaient encore en possession des autorités publiques.

40.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

ARTICLE 8 LE DROIT A L'IMAGE, PAROLES COMMUNICATIONS

ET D'ÊTRE PROTÉGÉ CONTRE LES ENQUÊTES PRIVÉES

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Grande Chambre Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni

du 25 mai 2021 requêtes nos 58170/13, 62322/14 et 24969/15

Art 8 : Régime britannique de surveillance de masse : quelques aspects contraires à la Convention

Art 8 • Vie privée • Conformité à la Convention d’un régime de surveillance secrète, notamment de l’interception en masse de communications et du partage de renseignements • Nécessité de développer la jurisprudence au vu des différences importantes existant entre l’interception ciblée et l’interception en masse • Critère adapté à l’examen de régimes d’interception en masse au moyen d’une appréciation globale • Accent mis sur les « garanties de bout en bout » pour tenir compte de l’intensité croissante de l’atteinte au droit au respect de la vie privée au fur et à mesure que le processus d’interception en masse franchit les différentes étapes • Défaillances essentielles présentes dans le régime d’interception en masse à raison de l’absence d’autorisation indépendante, de l’absence de mention des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat et de l’absence d’autorisation interne préalable pour les sélecteurs liés à un individu identifiable • Prévisibilité et garanties suffisantes dans le régime de réception de renseignements provenant de services de renseignement étrangers • Régime d’acquisition de données de communication auprès de fournisseurs de services de communication non « prévu par la loi »

Art 10 • Liberté d’expression • Protection insuffisante d’éléments journalistiques confidentiels visés par des programmes de surveillance électronique

à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale et des communications) de la Convention européenne des droits de l’homme à raison du régime d’interception en masse ;

à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 à raison du régime d’obtention de données de communication auprès des fournisseurs de services de communication ; par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas a eu violation de l’article 8 à raison du régime britannique de demande d’éléments interceptés auprès de gouvernements et de services de renseignement étrangers ;

à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 (liberté d’expression) à raison tant du régime d’interception en masse que du régime d’obtention de données de communication auprès des fournisseurs de services de communication ;

et par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas a eu violation de l’article 10 à raison du régime de demande d’éléments interceptés auprès de gouvernements et de services de renseignement étrangers.

Dans cette affaire, les requérantes étaient des journalistes et des organisations de défense des droits de l’homme qui se plaignaient de trois régimes de surveillance mis en place au Royaume-Uni, à savoir

1) l’interception en masse de communications,

2) la réception d’éléments interceptés obtenus auprès de gouvernements et de services de renseignement étrangers et

3) l’obtention de données de communication auprès des fournisseurs de services de communication.

À l’époque des faits, le régime d’interception en masse et d’obtention de données de communication auprès des fournisseurs de services de communication avait pour base légale la loi de 2000 portant réglementation des pouvoirs d’enquête (Regulation of Investigatory Powers Act 2000). Depuis lors, cette loi a été remplacée par la loi de 2016 sur les pouvoirs d’enquête (Investigatory Powers Act 2016). Les conclusions auxquelles la Grande Chambre est parvenue concernent uniquement les dispositions de la loi de 2000, qui formaient le cadre juridique en vigueur à l’époque des faits litigieux. La Cour considère que compte tenu des multiples menaces auxquelles les États doivent faire face dans les sociétés modernes, le recours à un régime d’interception en masse n’est pas en soi contraire à la Convention. Toutefois, elle juge que pareil régime doit être encadré par des « garanties de bout en bout », c’est-à-dire qu’au niveau national la nécessité et la proportionnalité des mesures prises devraient être appréciées à chaque étape du processus, que les activités d’interception en masse devraient être soumises à l’autorisation d’une autorité indépendante dès le départ – dès la définition de l’objet et de l’étendue de l’opération – et que les opérations devraient faire l’objet d’une supervision et d’un contrôle indépendant opéré a posteriori.

La Cour estime que le régime d’interception en masse en vigueur au Royaume-Uni à l’époque pertinente souffrait des lacunes suivantes : les interceptions en masse étaient autorisées par un ministre, et non par un organe indépendant de l’exécutif, les catégories de termes de recherche qui définissaient les types de communications susceptibles d’être examinées n’étaient pas mentionnées dans les demandes de mandat d’interception et les termes de recherche liés à un individu (c’est-à dire les identifieurs spécifiques tels que les adresses de courrier électronique) n’étaient pas soumis à une autorisation interne préalable. Elle juge également que le régime d’interception en masse emportait violation de l’article 10 en ce qu’il ne protégeait pas suffisamment les éléments journalistiques confidentiels. Elle estime par ailleurs que le dispositif d’obtention de données de communication auprès des fournisseurs de services de communication était contraire aux articles 8 et 10 en ce qu’il n’était pas prévu par la loi. En revanche, elle considère que les procédures autorisant le Royaume-Uni à demander des informations à des gouvernements et/ou à des services de renseignement étrangers présentaient des garanties suffisantes contre les abus et empêchaient les autorités britanniques d’utiliser ces demandes pour contourner leurs obligations découlant du droit interne et de la Convention.

FAITS

Les requérantes sont des organisations et des personnes militant pour la défense des libertés civiles et des droits des journalistes. Les trois requêtes (jointes par la suite) ont été introduites après qu’Edward Snowden, un ancien agent contractuel de l’Agence nationale de sécurité des États-Unis (NSA), eut révélé l’existence de programmes de surveillance et de partage de renseignements mis en place par les services de renseignement des États-Unis et du Royaume-Uni. Les requérantes estiment qu’en raison de la nature de leurs activités, leurs communications électroniques et/ou leurs données de communication ont pu être interceptées ou recueillies par les services de renseignement britanniques auprès de fournisseurs de services de communication ou de services de renseignement étrangers tels que la NSA.

Article 8

Sur le régime d’interception en masse L’examen de la Cour porte sur le régime d’interception en masse de communications découlant de l’article 8 § 4 de la loi de 2000 portant réglementation des pouvoirs d’enquête (Regulation of Investigatory Powers Act 2000 – « la RIPA »). Compte tenu de la prolifération des menaces que font aujourd’hui peser sur les États des réseaux d’acteurs internationaux qui utilisent Internet pour communiquer et échappent souvent à la détection grâce à l’utilisation de technologies sophistiquées, la Cour considère que les États jouissent d’une ample latitude (« marge d’appréciation ») pour déterminer de quel type de régime d’interception ils ont besoin pour protéger leur sécurité nationale. Le recours à un régime d’interception en masse est donc une décision qui n’est pas en soi contraire à l’article 8. La Cour estime néanmoins qu’au vu de l’évolution constante des technologies de communication modernes, son approche habituelle à l’égard des régimes de surveillance ciblée doit être adaptée aux particularités d’un régime d’interception en masse, à raison à la fois du risque d’abus inhérent à ce type d’interception et du besoin légitime, qui le caractérise, d’opérer dans le secret. En particulier, ce régime doit être encadré par des « garanties de bout en bout », c’est-à-dire qu’au niveau national la nécessité et la proportionnalité des mesures prises devraient être appréciées à chaque étape du processus, que les activités d’interception en masse devraient être soumises à l’autorisation d’une autorité indépendante dès le départ – dès la définition de l’objet et de l’étendue de l’opération – et que les opérations devraient faire l’objet d’une supervision et d’un contrôle indépendant opéré a posteriori. La Cour identifie donc plusieurs critères essentiels qui doivent être clairement définis par le droit national afin que le régime en question puisse être jugé conforme aux exigences de la Convention. Appliquant ces critères qu’elle vient d’élaborer au régime britannique d’interception en masse, la Cour conclut que celui-ci souffre de trois carences, à savoir l’absence d’autorisation indépendante des mandats d’interception en masse, l’absence de mention des catégories de termes de recherche (« sélecteurs ») dans les demandes de mandat et l’absence d’autorisation interne préalable des termes de recherche liés à un individu identifiable (c’est-à-dire des identifieurs spécifiques tels que des adresses de courrier électronique). La Cour n’en reconnaît pas moins l’utilité de la supervision exercée par le Commissaire à l’interception des communications (Interception of Communications Commissioner) en fonction à l’époque pertinente, qui était un fonctionnaire chargé d’assurer une supervision indépendante des activités des services de renseignement, et elle admet que le Tribunal des pouvoirs d’enquête (Investigatory Powers Tribunal), un organe juridictionnel institué pour examiner les allégations de citoyens s’estimant victimes d’une ingérence illicite dans leurs communications, offrait un recours juridictionnel solide. Toutefois, elle estime que ces garanties ne compensaient pas suffisamment les lacunes du régime litigieux. Ces lacunes conduisent la Cour à conclure que le régime d’interception en masse ne permettait pas de circonscrire l’« ingérence » dans le droit des citoyens au respect de leur vie privée au niveau « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

Sur la réception de renseignements obtenus auprès de gouvernements et/ou de services de renseignement étrangers

La Cour constate que le droit interne posait des normes claires et précises indiquant en quelles circonstances les services de renseignement étaient habilités à demander des éléments interceptés à des services de renseignement étrangers et dans quelles conditions les éléments ainsi obtenus pouvaient être examinés, utilisés et conservés. Elle tient également compte du rôle joué par le Commissaire à l’interception des communications et par le Tribunal des pouvoirs d’enquête. Ces éléments la conduisent à conclure que le régime de demande et de réception de renseignements faisait l’objet d’une supervision adéquate et que les activités menées dans le cadre de ce régime étaient soumises à un contrôle a posteriori effectif. Dans ces conditions, la Cour juge qu’il existait des garanties suffisantes pour prévenir d’éventuels abus et empêcher les autorités britanniques de demander des éléments interceptés à des services de renseignement alliés dans le but de contourner leurs obligations découlant du droit interne ou de la Convention.

En conséquence, la Cour conclut à la non-violation de l’article 8 à raison du régime de réception de renseignements obtenus auprès de services de renseignement étrangers.

Sur l’obtention de données auprès des fournisseurs de services de communication

La Cour relève que les requérantes de la deuxième affaire jointe soutiennent que le régime d’acquisition de données de communication découlant du chapitre II de la RIPA était incompatible avec les droits que leur garantit l’article 8 de la Convention. La Cour souscrit à la conclusion de la chambre, non contestée par le Gouvernement, selon laquelle il y a eu violation de l’article 8 de la Convention au motif que le fonctionnement de ce régime n’était pas « prévu par la loi ».

Article 10

La Cour rappelle que la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’affaiblissement de cette protection aurait des conséquences préjudiciables sur le rôle indispensable de « chien de garde » de la presse et sur l’aptitude de celle-ci à fournir des informations précises et fiables. La Cour est donc préoccupée par le fait que les dispositions de la loi britannique encadrant l’interception en masse de communications n’exigeaient pas que l’utilisation de sélecteurs ou de termes de recherche dont on savait qu’ils étaient liés à un journaliste fût autorisée par un juge ou un autre organe décisionnel indépendant et impartial. En outre, lorsqu’il apparaissait que des communications n’ayant pas été sélectionnées pour examen par l’utilisation délibérée d’un sélecteur ou d’un terme de recherche dont on savait qu’il était lié à un journaliste contenaient malgré tout des éléments journalistiques confidentiels, la prolongation de leur conservation et la poursuite de leur examen par un analyste n’étaient pas subordonnées à l’autorisation d’un juge ou d’un autre organe décisionnel indépendant. Ces lacunes conduisent la Cour à conclure à la violation de l’article 10 de la Convention. En ce qui concerne les demandes de communication de données adressées aux fournisseurs de services de communication en vertu du chapitre II de la RIPA, la Cour fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle ce régime emportait lui aussi violation de l’article 10 de la Convention en ce qu’il n’était pas « prévu par la loi ». En revanche, la Cour juge que le régime gouvernant la réception d’éléments interceptés obtenus auprès de gouvernements et/ou de fournisseurs de services de communication étrangers n’était pas contraire à l’article 10 de la Convention.

CEDH

ARTICLE 8

a)      Observations liminaires

322.  Le présent grief porte sur l’interception en masse par les services de renseignement de communications transfrontières. Même si ce n’est pas la première fois que la Cour examine ce type de surveillance (Weber et Saravia, décision précitée, et Liberty et autres, arrêt précité), il est apparu au cours de la procédure que l’appréciation d’un tel régime soulève des difficultés spécifiques. À l’époque actuelle, où le numérique est de plus en plus présent, la grande majorité des communications se font sous forme numérique et sont acheminées à travers les réseaux mondiaux de télécommunication de manière à emprunter la combinaison de chemins la plus rapide et la moins chère sans aucun rapport significatif avec les frontières nationales. La surveillance qui ne vise pas directement les individus est par conséquent susceptible d’avoir une portée très large, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire de l’État qui l’opère. Il est donc essentiel autant que difficile de définir des garanties en la matière. Contrairement aux interceptions ciblées, qui sont l’objet d’une part importante de la jurisprudence de la Cour et qui sont avant tout utilisées dans le cadre d’enquêtes pénales, l’interception en masse est également – et peut-être essentiellement – utilisée pour recueillir des informations dans le cadre du renseignement extérieur et pour détecter de nouvelles menaces provenant d’acteurs connus ou inconnus. Lorsqu’ils agissent dans ce domaine, les États contractants ont légitimement besoin d’opérer dans le secret, ce qui implique qu’ils ne rendent publiques que peu d’informations sur le fonctionnement du système, voire aucune ; en outre, les informations mises à la disposition du public peuvent être formulées en termes abscons et souvent largement différents d’un État à l’autre.

323. Si les capacités technologiques ont considérablement accru le volume des communications transitant par Internet au niveau mondial, les menaces auxquelles sont confrontés les États contractants et leurs citoyens ont également proliféré. On peut citer, sans être exhaustif, le terrorisme, le trafic de substances illicites, la traite des êtres humains ou encore l’exploitation sexuelle des enfants – activités d’échelle planétaire. Nombre de ces menaces proviennent de réseaux internationaux d’acteurs hostiles qui ont accès à une technologie de plus en plus sophistiquée grâce à laquelle ils peuvent communiquer sans être repérés. L’accès à cette technologie permet également à des acteurs étatiques ou non étatiques hostiles de perturber l’infrastructure numérique, voire le bon fonctionnement des processus démocratiques, au moyen de cyberattaques. Il y a là une menace grave pour la sécurité nationale qui, par définition, n’existe que dans le domaine numérique et ne peut donc être détectée et investiguée qu’à l’aide de moyens numériques. Ainsi, pour se prononcer sur la conformité à la Convention des régimes encadrant dans les États contractants l’interception en masse, technologie précieuse qui permet de détecter les nouvelles menaces de nature numérique, la Cour est appelée à examiner les garanties contre l’arbitraire et les abus qui y sont prévues tout en ne disposant que d’informations limitées sur la manière dont ils fonctionnent.

b)     Sur l’existence d’une ingérence

324.  Le Gouvernement ne conteste pas qu’il y ait eu ingérence dans les droits des requérantes garantis par l’article 8 de la Convention, mais il soutient que seule la sélection de communications pour examen a pu entraîner une ingérence significative dans les droits en question.

325. La Cour juge que l’interception en masse est un processus graduel dans lequel l’intensité de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure que le processus avance. Les régimes d’interception en masse ne sont pas forcément tous conçus exactement sur le même modèle, les différentes étapes du processus ne sont pas nécessairement distinctes et ne répondent pas toujours à un ordre chronologique strict. Sous réserve de ce qui précède, la Cour considère néanmoins que les étapes du processus d’interception en masse qu’il convient d’examiner peuvent être décrites comme suit :

(a)  interception et rétention initiale des communications et des données de communication associées (c’est-à-dire des données de trafic qui se rapportent aux communications interceptées) ;

(b)  application de sélecteurs spécifiques aux communications retenues et aux données de communication associées ;

(c)   examen par des analystes des communications sélectionnées et des données de communication associées ; et

(d)  rétention subséquente des données et utilisation du « produit final », notamment partage de ces données avec des tiers.

326.  Au cours de l’étape « (a) », les services de renseignement interceptent en masse des communications électroniques (ou des « paquets » de communications électroniques). Ces communications sont celles d’un grand nombre de personnes, dont la plupart ne présentent absolument aucun intérêt pour les services de renseignement. Certaines communications peu susceptibles de présenter un intérêt pour le renseignement peuvent être éliminées à ce stade.

327.  La recherche initiale, qui est en grande partie automatisée, intervient lors de l’étape « (b) » : différents types de sélecteurs, y compris des « sélecteurs forts » (tels qu’une adresse de courrier électronique) et/ou des requêtes complexes, sont appliqués aux paquets de communications retenus et aux données de communication associées. À ce stade, il est possible que le processus commence à cibler des individus par l’utilisation de sélecteurs forts.

328.  Lors de l’étape « (c) », les éléments interceptés sont examinés pour la première fois par un analyste.

329.  Enfin, l’étape « (d) » est celle où les services de renseignement utilisent concrètement les éléments interceptés. Les éléments retenus peuvent alors être inclus dans un rapport de renseignement, communiqués à d’autres services de renseignement du pays, ou même transmis à des services de renseignement étrangers.

330.  La Cour considère que l’article 8 s’applique à chacune des étapes décrites ci-dessus. Si l’interception suivie de l’élimination immédiate d’une partie des communications ne constitue pas une ingérence particulièrement importante, l’intensité de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure que le processus d’interception en masse avance. À cet égard, la Cour a clairement dit que le simple fait de conserver des données relatives à la vie privée d’un individu s’analyse en une ingérence au sens de l’article 8 (Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 48, série A no 116), et que la nécessité de disposer de garanties se fait d’autant plus sentir lorsqu’il s’agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique (S. et Marper, précité, § 103). Le fait que les données retenues soient conservées sous une forme codée intelligible uniquement à l’aide de l’informatique et ne pouvant être interprétée que par un nombre restreint de personnes ne saurait avoir d’incidence sur cette conclusion (voir Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 69, CEDH 2000‑II, et S. et Marper, précité, §§ 67 et 75). En définitive, c’est à la fin du processus, lorsque des informations relatives à une personne en particulier sont analysées ou que le contenu de communications est examiné par un analyste, que la présence de garanties est plus que jamais nécessaire. Cette approche cadre avec les conclusions de la Commission de Venise qui, dans son rapport sur le contrôle démocratique des agences de collecte de renseignements d’origine électromagnétique, a considéré que dans le processus d’interception en masse, les principales ingérences concernant la vie privée se produisent lorsque les autorités peuvent consulter les données conservées et les soumettre à un traitement (paragraphe 196 ci-dessus).

331.  Ainsi, l’intensité de l’atteinte au droit au respect de la vie privée augmente au fur et à mesure que le processus franchit les différentes étapes. Afin de déterminer si cette ingérence croissante est justifiée, la Cour appréciera le régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA en se fondant sur cette analyse de la nature de l’ingérence en cause.

Sur le caractère justifié ou non de l’ingérence

    Les principes généraux relatifs aux mesures secrètes de surveillance, y compris l’interception de communications

332.  Une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 ne peut se justifier au regard du paragraphe 2 de cet article que si elle est prévue par la loi, vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans ce paragraphe et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce ou ces buts (Roman Zakharov, précité, § 227 ; voir aussi Kennedy c. Royaume-Uni, no 26839/05, § 130, 18 mai 2010). Les termes « prévue par la loi » signifient que la mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne (et qu’il ne doit pas s’agir seulement d’une pratique ne reposant pas sur une base légale spécifique – voir Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 74, 1er mars 2007). La mesure doit aussi être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8. La loi doit donc être accessible à la personne concernée et prévisible quant à ses effets (Roman Zakharov, précité, § 228 ; voir aussi, parmi bien d’autres, Rotaru, précité, § 52, S. et Marper, précité, § 95, et Kennedy, précité, § 151).

333.  En matière de surveillance secrète, la « prévisibilité » ne peut se comprendre de la même façon que dans la plupart des autres domaines.Dans le contexte particulier des mesures de surveillance secrète, telle l’interception de communications, la « prévisibilité » ne saurait signifier qu’un individu doit se trouver à même de prévoir quand les autorités sont susceptibles de recourir à ce type de mesures de manière à ce qu’il puisse adapter sa conduite en conséquence. Cependant, le risque d’arbitraire apparaît avec netteté là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret. En matière de mesures de surveillance secrète, il est donc indispensable qu’existent des règles claires et détaillées, d’autant que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner. Le droit interne doit être suffisamment clair pour indiquer à tous de manière adéquate en quelles circonstances et sous quelles conditions la puissance publique est habilitée à recourir à pareilles mesures (Roman Zakharov, précité, § 229 ; voir aussi Malone, précité, § 67, Leander, précité, § 51, Huvig, précité, § 29, Kruslin, précité, § 30, Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V, Rotaru, précité, § 55, Weber et Saravia, décision précitée, § 93, et Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev c. Bulgarie, no 62540/00, § 75, 28 juin 2007). En outre, la loi doit définir l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation accordé aux autorités compétentes avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Roman Zakharov, précité, § 230 ; voir aussi, entre autres, Malone, précité, § 68, Leander, précité, § 51, Huvig, précité, § 29, Kruslin, précité, § 30, et Weber et Saravia, décision précitée, § 94).

334.  Dans les affaires où la législation autorisant la surveillance secrète est contestée devant la Cour, la question de la légalité de l’ingérence est étroitement liée à celle de savoir s’il a été satisfait au critère de la « nécessité », raison pour laquelle la Cour doit vérifier en même temps que la mesure était « prévue par la loi » et qu’elle était « nécessaire ». La « qualité de la loi » en ce sens implique que le droit national doit non seulement être accessible et prévisible dans son application, mais aussi garantir que les mesures de surveillance secrète soient appliquées uniquement lorsqu’elles sont « nécessaires dans une société démocratique », notamment en offrant des garanties et des garde-fous suffisants et effectifs contre les abus (Roman Zakharov, précité, § 236, et Kennedy, précité, § 155).

335.  À cet égard, il convient de rappeler qu’au fil de sa jurisprudence relative à l’interception de communications dans le cadre d’enquêtes pénales, la Cour a déterminé que pour prévenir les abus de pouvoir, la loi doit au minimum énoncer les éléments suivants : i) la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception ; ii) la définition des catégories de personnes dont les communications sont susceptibles d’être interceptées ; iii) la limite à la durée d’exécution de la mesure ; iv) la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies ; v) les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties ; et vi) les circonstances dans lesquelles les données interceptées peuvent ou doivent être effacées ou détruites (Huvig, précité, § 34, Kruslin, précité, § 35, Valenzuela Contreras, précité, § 46, Weber et Saravia, décision précitée, § 95, et Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 76). Dans l’arrêt Roman Zakharov (précité, § 231), elle a confirmé que ces mêmes garanties minimales, au nombre de six, s’appliquaient aussi dans les cas où l’interception était faite pour des raisons de sécurité nationale ; toutefois, pour déterminer si la loi litigieuse était contraire à l’article 8, elle a tenu compte également des éléments suivants : les modalités du contrôle de l’application de mesures de surveillance secrète, l’existence éventuelle d’un mécanisme de notification et les recours prévus en droit interne (Roman Zakharov, précité, § 238).

336.  Le contrôle et la supervision des mesures de surveillance secrète peuvent intervenir à trois stades : lorsqu’on ordonne la surveillance, pendant qu’on la mène ou après qu’elle a cessé. En ce qui concerne les deux premières phases, la Cour note que la nature et la logique mêmes de la surveillance secrète commandent d’exercer à l’insu de l’intéressé non seulement la surveillance comme telle, mais aussi le contrôle qui l’accompagne. Puisque la personne concernée sera donc nécessairement dans l’impossibilité d’introduire de son propre chef un recours effectif ou de prendre une part directe à quelque procédure de contrôle que ce soit, il est indispensable que les mécanismes existants procurent en eux-mêmes des garanties appropriées et équivalentes sauvegardant les droits de l’individu. En un domaine où les abus sont potentiellement si aisés dans des cas individuels et pourraient entraîner des conséquences préjudiciables pour la société démocratique tout entière, il est en principe souhaitable que le contrôle soit confié à un juge, car le contrôle juridictionnel offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière (Roman Zakharov, précité, § 233 ; voir aussi Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 55 et 56, série A no 28).

337.  Au troisième stade, c’est-à-dire lorsque la surveillance a cessé, la question de la notification a posteriori de mesures de surveillance est un élément pertinent pour apprécier l’effectivité des recours judiciaires et donc l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. La personne concernée ne peut guère, en principe, contester rétrospectivement devant la justice la légalité des mesures prises à son insu, sauf si on l’avise de celles-ci (Roman Zakharov, précité, § 234 ; voir aussi Klass et autres, précité, § 57, et Weber et Saravia, décision précitée, § 135) ou si – autre cas de figure – toute personne pensant avoir fait l’objet d’une surveillance a la faculté de saisir les tribunaux, ceux-ci étant compétents même si le sujet de la surveillance n’a pas été informé des mesures prises (voir Roman Zakharov, précité, § 234 ; voir aussi Kennedy, précité, § 167).

338.  Pour ce qui est de la question de savoir si une ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation d’un but légitime, la Cour a reconnu que les autorités nationales disposent d’une ample marge d’appréciation pour choisir les moyens de sauvegarder au mieux la sécurité nationale (Weber et Saravia, décision précitée, § 106).

339.  Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et effectives contre les abus car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale (ou tout autre intérêt national essentiel) risque de saper, voire de détruire, les processus démocratiques sous couvert de les défendre. L’appréciation de cette question est fonction de toutes les circonstances de la cause, telles que par exemple la nature, la portée et la durée des mesures pouvant être prises, les raisons requises pour les ordonner, les autorités compétentes pour les permettre, les exécuter et les contrôler, et le type de recours fourni par le droit interne. La Cour doit rechercher si les procédures de supervision de la décision et de la mise en œuvre de mesures restrictives sont de nature à circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Roman Zakharov, précité, § 232 ; voir aussi Klass et autres, précité, §§ 49, 50 et 59, Weber et Saravia, décision précitée, § 106, et Kennedy, précité, §§ 153 et 154).

  1. Sur la nécessité de développer la jurisprudence

340.  Dans la décision Weber et Saravia et dans l’arrêt Liberty et autres (tous deux précités), la Cour a admis que les régimes d’interception en masse n’étaient pas nécessairement exclus de la marge d’appréciation des États. Compte tenu, d’une part, de la prolifération des menaces que font aujourd’hui peser sur les États des réseaux d’acteurs internationaux qui utilisent Internet à la fois pour communiquer et comme outil et, d’autre part, de l’existence de technologies sophistiquées qui peuvent permettre à ces acteurs d’échapper à la détection (paragraphe 323 ci-dessus), elle considère que le recours à un régime d’interception en masse afin de repérer les menaces pesant sur la sécurité nationale ou sur des intérêts nationaux essentiels est une décision qui relève de cette marge d’appréciation.

341.  Tant dans la décision Weber et Saravia que dans l’arrêt Liberty et autres (précités), la Cour a appliqué les six garanties minimales (mentionnées ci-dessus) énoncées dans sa jurisprudence relative aux interceptions ciblées (paragraphe 335 ci-dessus). Cependant, même si les régimes d’interception en masse qu’elle y a examinés étaient à première vue similaires à celui contesté dans le cas d’espèce, ces deux affaires remontent à plus de dix ans et, depuis, les progrès technologiques ont significativement modifié la manière dont on communique. On vit de plus en plus en ligne, ce qui génère un volume bien plus important de communications électroniques que celui qui pouvait être généré il y a dix ans, et les communications ont nettement évolué dans leur nature et leur qualité (paragraphe 322 ci-dessus). Par conséquent, l’étendue de l’activité de surveillance examinée dans ces deux affaires aurait été bien plus restreinte.

342.  Il en va de même pour les données de communication associées. Comme indiqué dans le rapport établi à l’issue du contrôle des activités de surveillance, pour chaque individu, le volume de données de communication actuellement disponible est normalement supérieur au volume de données de contenu, car chaque contenu s’accompagne de multiples données de communication (paragraphe 159 ci-dessus). Si le contenu d’une communication, crypté ou non, peut ne rien révéler d’utile sur son expéditeur ou son destinataire, les données de communication associées, en revanche, peuvent révéler un grand nombre d’informations personnelles telles que l’identité et la localisation de l’expéditeur et du destinataire, ou encore l’équipement par lequel la communication a été acheminée. De plus, toute intrusion occasionnée par l’acquisition de données de communication associées est démultipliée par l’interception en masse, car ces données peuvent désormais faire l’objet d’analyses et de recherches qui permettent de brosser un portrait intime de la personne concernée par le suivi de ses activités sur les réseaux sociaux, de ses déplacements, de ses navigations sur Internet ainsi que de ses habitudes de communication, et par la connaissance de ses contacts (paragraphe 317 ci‑dessus).

343.  Un autre élément est plus important encore : dans la décision Weber et Saravia et dans l’arrêt Liberty et autres (tous deux précités), la Cour n’a pas expressément tenu compte du fait qu’il s’agissait d’une surveillance dont la nature et l’échelle étaient différentes de celles examinées dans les affaires précédentes. Or les interceptions ciblées et l’interception en masse présentent un certain nombre de différences importantes.

344.  Pour commencer, l’interception en masse vise généralement les communications internationales (c’est-à-dire les communications qui traversent physiquement les frontières de l’État), et si l’on ne peut exclure que les communications de personnes qui se trouvent dans l’État qui opère la surveillance soient interceptées et même examinées, dans bien des cas le but déclaré de l’interception en masse est de contrôler des communications qui ne peuvent être contrôlées par d’autres formes de surveillance car elles sont échangées par des personnes se trouvant hors de la compétence territoriale de l’État. Le système allemand, par exemple, ne vise que le contrôle des télécommunications passées hors du territoire allemand (paragraphe 248 ci-dessus). En Suède, l’interception ne peut viser des données provenant de signaux échangés entre un expéditeur et un destinataire se trouvant tous deux sur le territoire suédois (voir l’arrêt rendu ce jour dans l’affaire Centrum för rättvisa c. Suède (requête no 35252/08)).

345.  Par ailleurs, comme cela a déjà été relevé, les buts dans lesquels on peut recourir à l’interception en masse sont en principe différents. Dans les affaires où la Cour a été amenée à examiner des interceptions ciblées, celles-ci étaient, pour la plupart d’entre elles, employées par les États défendeurs aux fins d’une enquête pénale. En revanche, si l’interception en masse peut elle aussi être employée pour enquêter sur certaines infractions graves, les États membres du Conseil de l’Europe qui mettent en œuvre un régime d’interception en masse le font apparemment à des fins de collecte de renseignement extérieur, de détection précoce des cyberattaques et d’enquête sur celles-ci, de contre-espionnage et de lutte contre le terrorisme (paragraphes 303, 308 et 323 ci-dessus).

346.  Si l’interception en masse n’est pas nécessairement utilisée pour cibler un individu en particulier, il est évident qu’elle peut être employée dans ce but – et qu’elle l’est. Lorsque c’est le cas, on ne surveille pas les appareils utilisés par les individus ciblés. On cible plutôt les individus par l’application de sélecteurs forts (tels que leur adresse de courrier électronique) aux communications interceptées en masse par les services de renseignement. Seuls les « paquets » de communications des individus ciblés qui sont passés par les canaux de transmission sélectionnés par les services de renseignement sont interceptés de cette manière, et seules les communications interceptées qui répondaient soit à un sélecteur fort soit à une requête complexe sont susceptibles d’être examinées par un analyste.

347.  Comme tout système d’interception, l’interception en masse recèle à l’évidence un potentiel considérable d’abus susceptibles de porter atteinte au droit des individus au respect de leur vie privée. Certes, l’article 8 de la Convention n’interdit pas de recourir à l’interception en masse afin de protéger la sécurité nationale ou d’ autres intérêts nationaux essentiels contre des menaces extérieures graves, et les États jouissent d’une ample marge d’appréciation pour déterminer de quel type de régime d’interception ils ont besoin à cet effet, cependant la latitude qui leur est accordée pour la mise en œuvre de ce régime doit être plus restreinte et un certain nombre de garanties doivent être mises en place. La Cour a déjà énoncé les garanties qui devraient caractériser un régime d’interceptions ciblées conforme à la Convention. Ces principes fournissent un cadre utile pour examiner la présente affaire, mais il y a lieu de les adapter pour prendre en compte les caractéristiques particulières de l’interception en masse et, en particulier, l’intensité croissante de l’ingérence dans l’exercice par l’individu de ses droits protégés par l’article 8 au fur et à mesure que l’opération passe par les étapes décrites au paragraphe 325 ci-dessus.

  1. L’approche à adopter dans les affaires relatives à l’interception en masse

348.  À l’évidence, il n’est pas aisé d’appliquer à un régime d’interception en masse les deux premières des six « garanties minimales » (à savoir la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception et la définition des catégories de personnes dont les communications sont susceptibles d’être interceptées, voir le paragraphe 335 ci-dessus), dont la Cour a dit, dans le contexte des interceptions ciblées, qu’elles devaient être clairement définies en droit interne pour prévenir les abus de pouvoir. De même, l’exigence d’un « soupçon raisonnable », que l’on trouve dans la jurisprudence de la Cour relative aux interceptions ciblées pratiquées dans le cadre d’une enquête pénale, est moins pertinente dans le contexte des interceptions en masse, qui ont en principe un but préventif, que dans le contexte d’une enquête portant sur une cible précise et/ou une infraction identifiable. La Cour considère néanmoins qu’il est impératif que lorsqu’un État met en œuvre un tel système, le droit interne contienne des règles détaillées prévoyant les circonstances dans lesquelles les autorités peuvent avoir recours à de telles mesures. Le cadre juridique devrait, en particulier, énoncer avec suffisamment de clarté les motifs pour lesquels une interception en masse pourrait être autorisée et les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu pourraient être interceptées. Les quatre autres garanties minimales définies par la Cour dans ses précédents arrêts – le droit interne doit définir la limite de la durée d’exécution de la mesure, la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies, les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties et les circonstances dans lesquelles les données interceptées peuvent ou doivent être effacées ou détruites – sont quant à elles tout aussi pertinentes pour l’interception en masse.

349.  Dans sa jurisprudence sur les interceptions ciblées, la Cour a tenu compte des dispositifs de supervision et de contrôle de l’application de mesures d’interception (Roman Zakharov, précité, §§ 233-234). Dans le contexte de l’interception en masse, la supervision et le contrôle des mesures revêtent une importance d’autant plus grande que le risque d’abus est inhérent à ce type d’interception et que le besoin légitime d’opérer dans le secret signifie inévitablement que, pour des raisons tenant à la sécurité nationale, les États ne sont souvent pas libres de divulguer des informations sur le fonctionnement du système en cause.

350.  En conséquence, la Cour considère qu’afin de réduire autant que possible le risque d’abus du pouvoir d’interception en masse, le processus doit être encadré par des « garanties de bout en bout », c’est à dire qu’au niveau national, la nécessité et la proportionnalité des mesures prises devraient être appréciées à chaque étape du processus, que les activités d’interception en masse devraient être soumises à l’autorisation d’une autorité indépendante dès le départ – dès la définition de l’objet et de l’étendue de l’opération – et que les opérations devraient faire l’objet d’une supervision et d’un contrôle indépendant opéré a posteriori. Ces facteurs sont, de l’avis de la Cour, des garanties fondamentales, qui constituent la pierre angulaire de tout régime d’interception en masse conforme aux exigences de l’article 8 (voir aussi, dans le même sens, au paragraphe 197 ci-dessus, le rapport de la Commission de Venise, selon lequel deux des garanties les plus importantes dans un régime d’interception en masse sont l’autorisation et le contrôle du processus).

351.  Pour ce qui est, tout d’abord, de l’autorisation, la Grande Chambre considère comme la chambre que si l’autorisation judiciaire constitue une « importante garantie contre l’arbitraire », elle n’est pas une « exigence nécessaire » (voir les paragraphes 318 à 320 de l’arrêt de la chambre). L’interception en masse devrait néanmoins être autorisée par un organe indépendant, c’est-à-dire un organe indépendant du pouvoir exécutif.

352.  Par ailleurs, afin de constituer une garantie effective contre les abus, l’organe indépendant chargé d’accorder les autorisations devrait être informé à la fois du but poursuivi par l’interception et des canaux de transmission ou des voies de communication susceptibles d’être interceptés. Cela lui permettrait d’apprécier la nécessité et la proportionnalité de l’opération d’interception en masse ainsi que de vérifier si la sélection des canaux est nécessaire et proportionnée aux buts dans lesquels les activités d’interception sont menées.

353.  L’utilisation de sélecteurs – et en particulier de sélecteurs forts – est l’une des étapes les plus importantes du processus d’interception en masse puisqu’il s’agit du moment où les communications d’un individu déterminé sont susceptibles d’être ciblées par les services de renseignement. Toutefois, bien que certains régimes prévoient l’autorisation préalable des catégories de sélecteurs dont l’utilisation est envisagée (voir, par exemple, le régime en vigueur en Suède, décrit en détail dans l’arrêt Centrum för rättvisa c. Suède (requête no 35252/08)), la Cour note que les gouvernements britannique et néerlandais ont soutenu que toute obligation d’expliquer ou de justifier les sélecteurs ou les critères de recherche dans l’autorisation restreindrait gravement l’effectivité de l’interception en masse (paragraphes 292 et 307 ci-dessus). L’IPT a retenu cet argument, jugeant que l’inclusion des sélecteurs dans l’autorisation aurait « inutilement compromis et limité la mise en œuvre des mandats tout en risquant de s’avérer illusoire » (paragraphe 49 ci-dessus).

354.  Compte tenu des caractéristiques de l’interception en masse (paragraphes 344-345 ci-dessus), du grand nombre de sélecteurs et du besoin inhérent de flexibilité dans le choix des sélecteurs, qui peut en pratique s’exprimer par des combinaisons techniques de chiffres et de lettres, la Cour est disposée à admettre qu’inclure tous les sélecteurs dans l’autorisation ne serait probablement pas faisable en pratique. Toutefois, étant donné que le choix des sélecteurs et des termes de recherche détermine quelles sont les communications susceptibles d’être examinées par un analyste, l’autorisation devrait à tout le moins indiquer les types ou catégories de sélecteurs à utiliser.

355.  Par ailleurs, des garanties renforcées devraient s’appliquer lorsque les services de renseignement emploient des sélecteurs forts se rapportant à des personnes identifiables. Les services de renseignement devraient être tenus de justifier – au regard des principes de nécessité et de proportionnalité – l’utilisation de chaque sélecteur fort, et cette justification devrait être consignée scrupuleusement et soumise à une procédure d’autorisation interne préalable comportant une vérification distincte et objective de la conformité de la justification avancée aux principes susmentionnés.

356.  Chaque stade du processus d’interception en masse – notamment l’autorisation initiale et ses éventuels renouvellements, la sélection des canaux de transmission, le choix et l’application de sélecteurs et de termes de recherche, l’utilisation, la conservation, la transmission à des tiers et la suppression des éléments interceptés – devrait également être soumis à la supervision d’une autorité indépendante, et cette supervision devrait être suffisamment solide pour circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Roman Zakharov, précité, § 232 ; voir aussi Klass et autres, précité, §§ 49, 50 et 59, Weber et Saravia, décision précitée, § 106, et Kennedy, précité, §§ 153 et 154). L’organe de supervision devrait, en particulier, être en mesure d’apprécier la nécessité et la proportionnalité de la mesure prise, en tenant dûment compte du degré d’intrusion dans l’exercice par les personnes susceptibles d’être affectées de leurs droits protégés par la Convention. Afin de faciliter cette supervision, les services de renseignement devraient tenir des archives détaillées à chaque étape du processus.

357.  Enfin, toute personne qui soupçonne que ses communications ont été interceptées par les services de renseignement devrait disposer d’un recours effectif permettant de contester la légalité de l’interception soupçonnée ou la conformité à la Convention du régime d’interception. Dans le contexte des interceptions ciblées, la Cour a considéré à plusieurs reprises que la notification ultérieure des mesures de surveillance était un facteur à prendre en compte pour apprécier le caractère effectif des recours judiciaires et donc l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. Elle a toutefois admis que la notification n’est pas nécessaire si le système de recours internes permet à toute personne soupçonnant que ses communications sont ou ont été interceptées de saisir les tribunaux, c’est-à-dire lorsque ceux-ci sont compétents même si l’intéressé n’a pas été informé de l’interception de ses communications (Roman Zakharov, précité, § 234, et Kennedy, précité, § 167).

358.  La Cour considère qu’un recours qui ne dépend pas de la notification de l’interception à la personne concernée peut également constituer un recours effectif dans le contexte de l’interception en masse. Selon les circonstances, un tel recours pourrait même offrir de meilleures garanties de procédure régulière qu’un système fondé sur la notification. En effet, que les données aient été obtenues au moyen d’interceptions ciblées ou en masse, l’existence d’une exception de sécurité nationale pourrait priver l’obligation de notification de tout effet pratique réel. Il est plus probable qu’une obligation de notification ait peu d’effet pratique, voire en soit totalement dépourvue, dans le contexte de l’interception en masse, puisque pareille surveillance peut être utilisée dans le cadre d’activités de renseignement extérieur et cible, pour l’essentiel, les communications de personnes ne relevant pas de la compétence territoriale de l’État. Ainsi, même si l’identité d’une cible est connue, les autorités peuvent ne pas connaître sa localisation.

359.  Les pouvoirs dont dispose l’autorité et les garanties procédurales qu’elle offre sont des éléments à prendre en compte pour déterminer si le recours est effectif. Par conséquent, en l’absence de toute obligation de notification, il est impératif que le recours relève de la compétence d’un organe qui, sans être nécessairement judiciaire, soit indépendant de l’exécutif, assure l’équité de la procédure et offre, dans la mesure du possible, une procédure contradictoire. Les décisions de cet organe doivent être motivées et juridiquement contraignantes, notamment pour ce qui est d’ordonner la cessation d’une interception irrégulière et la destruction des éléments interceptés obtenus et/ou conservés de manière illégale (voir, mutatis mutandis, Segerstedt-Wiberg et autres c. Suède, no 62332/00, § 120, CEDH 2006‑VII, et Leander, précité, §§ 81-83, où l’absence de pouvoir de rendre une décision juridiquement contraignante représentait la principale faiblesse du contrôle offert).

360.  Au vu de ce qui précède, la Cour devra, pour se prononcer sur la conformité à la Convention d’un régime d’interception en masse, en apprécier globalement le fonctionnement ; à cet effet, elle recherchera principalement si le cadre juridique interne contient des garanties suffisantes contre les abus et si le processus est assujetti à des « garanties de bout en bout » (paragraphe 350 ci-dessus). Ce faisant, elle tiendra compte de la mise en œuvre effective du système d’interception, notamment des freins et contrepoids à l’exercice du pouvoir et de l’existence ou de l’absence de signes d’abus réels (Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 92).

361.  Pour déterminer si l’État défendeur a agi dans les limites de sa marge d’appréciation (paragraphe 347 ci-dessus), la Cour devra prendre en compte un groupe plus large de critères que les six garanties Weber. Plus précisément, en examinant conjointement les critères selon lesquels la mesure doit être « prévue par la loi » et « nécessaire », conformément à l’approche établie dans ce domaine (Roman Zakharov, précité, § 236, et Kennedy, précité, § 155), elle recherchera si le cadre juridique national définit clairement :

  1. Les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée ;

  2. Les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu peuvent être interceptées ;

  3. La procédure d’octroi d’une autorisation ;

  4. Les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation des éléments interceptés ;

  5. Les précautions à prendre pour la communication de ces éléments à d’autres parties ;

  6. Les limites posées à la durée de l’interception et de la conservation des éléments interceptés, et les circonstances dans lesquelles ces éléments doivent être effacés ou détruits ;

  7. Les procédures et modalités de supervision, par une autorité indépendante, du respect des garanties énoncées ci-dessus, et les pouvoirs de cette autorité en cas de manquement ;

  8. Les procédures de contrôle indépendant a posteriori du respect des garanties et les pouvoirs conférés à l’organe compétent pour traiter les cas de manquement.

362.  Bien qu’il s’agisse de l’un des six critères Weber, la Cour n’a, à ce jour, fourni aucune indication spécifique concernant les précautions à prendre pour la communication d’éléments interceptés à d’autres parties. Or il est clair aujourd’hui que certains États partagent régulièrement des informations avec leurs partenaires du renseignement et, parfois même, leur donnent un accès direct à leur propre système. Dès lors, la Cour considère que la transmission, par un État contractant, d’informations obtenues au moyen d’une interception en masse à des États étrangers ou à des organisations internationales devrait être limitée aux éléments recueillis et conservés d’une manière conforme à la Convention, et qu’elle devrait être soumise à certaines garanties supplémentaires relatives au transfert lui‑même. Premièrement, les circonstances dans lesquelles pareil transfert peut avoir lieu doivent être clairement énoncées dans le droit interne. Deuxièmement, l’État qui transfère les informations en question doit s’assurer que l’État destinataire a mis en place, pour la gestion des données, des garanties de nature à prévenir les abus et les ingérences disproportionnées. L’État destinataire doit, en particulier, garantir la conservation sécurisée des données et restreindre leur divulgation à d’autres parties. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il doive garantir une protection comparable à celle de l’État qui transfère les informations, ni qu’une assurance doive être donnée avant chaque transfert. Troisièmement, des garanties renforcées sont nécessaires lorsqu’il est clair que les éléments transférés appellent une confidentialité particulière – par exemple s’il s’agit de communications journalistiques confidentielles. Enfin, la Cour considère que le transfert d’informations à des partenaires de renseignement étrangers doit également être soumis à un contrôle indépendant.

363.  Pour les raisons exposées au paragraphe 342 ci-dessus, la Cour n’est pas convaincue que l’acquisition des données de communication associées dans le cadre d’une interception en masse soit nécessairement moins intrusive que l’acquisition du contenu des communications. Elle considère donc que l’interception et la conservation des données de communication associées, ainsi que les recherches effectuées sur celles-ci, doivent être analysées au regard des mêmes garanties que celles applicables au contenu des communications.

.  Cela étant, même si l’interception des données de communication associées est normalement autorisée en même temps que l’interception du contenu des communications, une fois qu’elles ont été obtenues, ces données peuvent faire l’objet d’un traitement différent par les services de renseignement (voir, par exemple, les paragraphes 153-154 ci-dessus). Compte tenu de la nature différente des données de communication associées et des différentes façons dont elles sont utilisées par les services de renseignement, la Cour est d’avis que, à condition que les garanties énoncées ci-dessus soient en place, il n’est pas nécessaire que les dispositions juridiques régissant le traitement des données de communication associées soient identiques en tous points à celles régissant le traitement du contenu des communications.

  1. Appréciation par la Cour du cas d’espèce

1) Observations préliminaires

365.  à l’époque pertinente, l’interception en masse avait une base légale en droit interne, à savoir le chapitre I de la RIPA. En outre, la Cour estime que le régime qui en découlait avait pour buts légitimes la protection de la sécurité nationale, le maintien de l’ordre, la prévention des infractions et la protection des droits et libertés d’autrui. Dans ces conditions, et conformément à la méthodologie exposée au paragraphe 334 ci-dessus, il reste à rechercher si le droit interne était accessible et s’il offrait des garanties et des garde-fous effectifs et suffisants pour satisfaire aux exigences de « prévisibilité » et de « nécessité dans une société démocratique ».

366.  Les dispositions législatives qui régissaient le fonctionnement du régime d’interception en masse étaient assurément complexes. De fait, la plupart des rapports établis sur les régimes de surveillance secrète mis en œuvre au Royaume-Uni ont critiqué leur manque de clarté (paragraphes 143, 152 et 157 ci-dessus). Toutefois, ces dispositions étaient clarifiées dans le code de conduite en matière d’interception de communications qui les complétait (paragraphe 96 ci-dessus). Le paragraphe 6.4 de ce code reconnaissait clairement l’existence d’opérations d’interception en masse et fournissait davantage de précisions sur le fonctionnement pratique de ce régime de surveillance (paragraphe 96 ci‑dessus). Ce code était un document public approuvé par les deux chambres du Parlement et publié en ligne et en version imprimée par le gouvernement britannique. Tant les personnes exerçant des fonctions liées à l’interception de communications que les tribunaux devaient tenir compte de ses dispositions (paragraphes 93-94 ci-dessus). En conséquence, la Cour a admis que les dispositions en question pouvaient être prises en considération pour apprécier la prévisibilité de la RIPA (Kennedy, précité, § 157). Partant, elle reconnaît que le droit interne pertinent était suffisamment « accessible ».

367.  En ce qui concerne le point de savoir si le droit interne contenait des garanties et des garde-fous effectifs et suffisants pour satisfaire aux exigences de « prévisibilité » et de « nécessité dans une société démocratique », la Cour examinera, dans la section β), l’interception du contenu de communications électroniques au regard de chacun des huit critères énumérés au paragraphe 361 ci-dessus. Dans la section γ), elle se penchera plus particulièrement sur l’interception des données de communication associées.

2)        L’interception du contenu de communications

    1.  Les motifs pour lesquels une interception en masse de communications pouvait être autorisée

368.  L’article 5 § 3 de la RIPA et le paragraphe 6.11 du code de conduite en matière d’interception de communications (paragraphes 62 et 96 ci-dessus) disposaient que pour pouvoir émettre un mandat d’interception en masse, le ministre compétent devait s’assurer que cette mesure était nécessaire dans l’intérêt de la sécurité nationale, aux fins de la prévention ou de la détection des infractions graves ou aux fins de la sauvegarde de la prospérité économique du Royaume-Uni dans la mesure où celle-ci relevait aussi de l’intérêt de la sécurité nationale.

369.  Ces motifs étaient soumis à un certain nombre de limites. Premièrement, le Commissaire à l’interception des communications a précisé qu’en pratique, la protection de la « sécurité nationale » autorisait la surveillance d’activités menaçant la sécurité ou la prospérité de l’état ou visant à saper ou à renverser la démocratie parlementaire par des moyens politiques, par des actions collectives ou par la violence (Kennedy, précité, § 333). Deuxièmement, l’article 81 § 2 b) de la RIPA définissait l’infraction grave comme étant une infraction dont l’auteur (âgé d’au moins vingt et un an et sans antécédents judiciaires) pouvait raisonnablement s’attendre à être condamné à une peine d’emprisonnement d’une durée égale ou supérieure à trois ans, ou une infraction constituée par un acte caractérisé par l’usage de la violence, par un gain pécuniaire important ou par sa commission par une multiplicité de personnes poursuivant un objectif commun (paragraphe 63 ci-dessus). Troisièmement, l’article 17 de la RIPA et le paragraphe 8.3 du code de conduite en matière d’interception de communications prévoyaient qu’en règle générale, l’existence éventuelle d’une interception et les éléments interceptés eux-mêmes ne pouvaient jouer aucun rôle dans les procédures judiciaires (paragraphes 83 et 96 ci-dessus). Il s’ensuit que si l’interception pouvait servir à prévenir et à détecter les infractions graves, les éléments interceptés ne pouvaient être utilisés dans le cadre de poursuites pénales. En outre, le paragraphe 6.8 du code de conduite en matière d’interception de communications énonçait que le but d’un mandat émis en vertu de l’article 8 § 4 la RIPA devait « en général correspondre à une ou plusieurs des priorités en matière de renseignement fixées par le Conseil de sécurité nationale » (paragraphes 96 et 98 ci-dessus).

370.  En principe, plus les motifs sont étendus, plus le risque d’abus est important. Toutefois, le fait de restreindre les motifs et/ou de les définir plus étroitement ne peut constituer une garantie effective contre les abus que s’il existe d’autres garde-fous garantissant que l’interception en masse ne sera permise que pour des motifs autorisés et seulement si elle est nécessaire et proportionnée au but à atteindre. La question connexe de savoir s’il existe des garde-fous suffisants pour garantir que l’interception est nécessaire et justifiée est donc aussi importante que le degré de précision de la définition des motifs pour lesquels une interception peut être autorisée. En conséquence, la Cour estime qu’un régime qui autorise la mise en œuvre d’une interception pour des motifs relativement étendus peut néanmoins satisfaire aux exigences de l’article 8 de la Convention à condition que le système adopté comporte des garanties contre les abus qui, prises dans leur ensemble, soient suffisantes pour compenser cette déficience.

371.  Si les motifs pour lesquels une interception en masse pouvait être autorisée au Royaume-Uni étaient formulés en termes relativement généraux, ils étaient axés sur la sécurité nationale ainsi que sur les infractions graves et la prospérité économique du Royaume-Uni dans la mesure où celle-ci relevait aussi de l’intérêt de la sécurité nationale (paragraphe 368 ci-dessus). En conséquence, pour statuer sur la question de savoir si, pris dans son ensemble, ce régime satisfaisait aux exigences de l’article 8 de la Convention, la Cour doit à présent examiner les autres garanties prévues par le régime découlant de l’article 8 § 4.

    2.  Les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu pouvaient être interceptées

372.  Le paragraphe 6.2 du code de conduite en matière d’interception de communications (paragraphe 96 ci-dessus) énonçait clairement que « [c]ontrairement aux mandats relevant de l’article 8 § 1, les mandats relevant de l’article 8 § 4 ne [devaient] pas obligatoirement désigner nommément ou décrire le sujet de l’interception ou les lieux auxquels [devait] s’appliquer l’interception. L’article 8 § 4 n’impos[ait] pas non plus de limite expresse au nombre de communications extérieures pouvant être interceptées ». En d’autres termes, l’interception ciblait les canaux de transmission des communications, et non les appareils servant à envoyer les communications ou les expéditeurs ou destinataires de celles-ci. Le nombre de communications pouvant être interceptées n’étant pas limité, il semble que tous les paquets de communication acheminés par les canaux de transmission ciblés étaient interceptés pendant la durée de validité des mandats.

373.  Cela étant, les mandats émis en vertu de l’article 8 § 4 étaient des mandats d’interception de communications extérieures (paragraphe 72 ci‑dessus), et le paragraphe 6.7 du code de conduite en matière d’interception de communications (paragraphe 96 ci-dessus) imposait à l’agence interceptrice qui procédait à une interception dans le cadre de tels mandats d’utiliser sa connaissance de l’acheminement des communications internationales ainsi que des études régulières des différentes liaisons de communication pour identifier les canaux de transmission les plus susceptibles de contenir des communications extérieures répondant à la description des éléments mentionnés dans le certificat ministériel. L’agence interceptrice devait aussi intercepter les données de manière à limiter la collecte de communications non extérieures au minimum compatible avec le but assigné à l’interception des communications extérieures visées. Les canaux de transmission de communications n’étaient donc pas choisis au hasard, mais au contraire parce qu’ils étaient considérés comme étant les plus susceptibles d’acheminer des communications extérieures présentant un intérêt pour le renseignement.

374.  Le paragraphe 6.5 du code de conduite en matière d’interception de communications définissait les « communications extérieures » comme étant celles envoyées ou reçues hors des îles Britanniques (paragraphe 96 ci‑dessus). Les communications échangées entre un expéditeur et un destinataire se trouvant tous deux dans les îles Britanniques étaient en revanche des communications intérieures. La question de savoir si une communication était ou non « extérieure » dépendait donc du lieu où se trouvaient l’expéditeur et le destinataire de celle-ci, et non du chemin emprunté par elle pour arriver à destination. Les communications traversant les frontières du Royaume-Uni (les communications internationales) pouvaient cependant relever de la catégorie des communications « intérieures » puisqu’une communication (ou des paquets d’une communication) envoyée depuis le Royaume-Uni et reçue au Royaume-Uni pouvait avoir transité par un ou plusieurs autres pays.

375.  La distinction entre les communications intérieures et les communications extérieures n’empêchait donc pas l’interception de communications intérieures ayant circulé à travers les frontières du Royaume-Uni. D’ailleurs, le fait que pareilles communications puissent se trouver accidentellement « prises dans les filets » d’une interception était expressément reconnu par l’article 5 § 6 de la RIPA, qui disposait que l’opération autorisée par un mandat d’interception couvrait l’interception de communications non indiquées dans le mandat si cette interception était nécessaire pour l’accomplissement d’actes que le mandat autorisait expressément (paragraphe 68 ci-dessus). En outre, la définition des communications « extérieures » était elle-même suffisamment large pour englober le stockage de données dans le « Cloud » ainsi que les activités de navigation sur Internet et d’utilisation des médias sociaux effectuées par une personne se trouvant au Royaume-Uni (paragraphes 75 et 76 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins, comme la chambre l’a reconnu, que la garantie limitant l’interception aux « communications extérieures » jouait un rôle au niveau macroscopique de la sélection des canaux de transmission sur lesquels les interceptions devaient être réalisées (voir le paragraphe 337 de l’arrêt de la chambre). Les agences interceptrices étant tenues d’utiliser leur connaissance de l’acheminement des communications internationales pour déterminer les canaux de transmission les plus susceptibles de contenir des communications extérieures utiles à l’opération envisagée, cette garantie restreignait – dans une mesure certes limitée – les catégories de personnes dont les communications étaient susceptibles d’être interceptées. Cette garantie était également pertinente en ce qui concerne la question de la proportionnalité, car les États pouvaient disposer de moyens moins intrusifs pour obtenir les communications des personnes relevant de leur compétence territoriale.

376.  Au vu de ce qui précède, la Cour constate que le régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA autorisait manifestement l’interception de communications internationales (c’est-à-dire transfrontières) et que les services de renseignement ne devaient exercer leur pouvoir d’interception que sur les canaux de transmission les plus susceptibles d’acheminer des communications extérieures présentant un intérêt pour le renseignement. Dans le domaine de l’interception en masse, il est difficile d’imaginer, dans l’abstrait, comment il aurait été possible de circonscrire davantage les circonstances dans lesquelles les communications d’une personne étaient susceptibles d’être interceptées. En tout état de cause, dès lors que ni l’expéditeur ni le destinataire d’une communication électronique ne peuvent contrôler le chemin emprunté par celle-ci pour parvenir à destination, des restrictions supplémentaires à la sélection des canaux de transmission n’auraient en pratique pas rendu le droit interne plus prévisible quant à ses effets. En conséquence, la Cour admet que les circonstances dans lesquelles les communications d’une personne étaient susceptibles d’être interceptées en application du régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA étaient suffisamment « prévisibles » aux fins de l’article 8 de la Convention.

    3.  La procédure d’octroi d’une autorisation

377.  Les demandes de mandat relevant de l’article 8 § 4 de la RIPA devaient être adressées au ministre compétent, qui était seul habilité à délivrer des mandats de ce type. Avant d’être déposée, chaque demande faisait l’objet d’un contrôle au sein de l’agence dont elle émanait. Dans ce cadre, elle était examinée par plusieurs personnes, qui devaient vérifier si elle visait un but relevant de l’article 5 § 3 de la RIPA et si l’interception envisagée satisfaisait aux exigences de nécessité et de proportionnalité posées par la Convention (voir le paragraphe 6.9 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduit au paragraphe 96 ci‑dessus). Si ce niveau supplémentaire de contrôle interne était incontestablement utile, il n’en demeure pas moins que les interceptions en masse réalisées à l’époque pertinente selon les modalités prévues par le régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA étaient autorisées par le ministre compétent, et non par organe indépendant de l’exécutif. Dans ces conditions, force est de constater qu’il manquait au régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA une garantie fondamentale, à savoir la nécessité d’une autorisation indépendante et préalable des activités d’interception en masse (paragraphe 350 ci-dessus).

378.  En ce qui concerne le degré de contrôle exercé par le ministre compétent, le paragraphe 6.10 du code de conduite en matière d’interception de communications énumérait de manière détaillée les informations qui devaient figurer dans les demandes de mandat (paragraphe 96 ci-dessus). Celles-ci devaient comporter une description des communications à intercepter, des informations relatives au(x) fournisseur(s) de services de communication, une évaluation de la faisabilité de l’opération – le cas échéant, une description de l’opération à autoriser, le certificat régissant l’examen des éléments interceptés (paragraphes 378 et 379 ci-dessous), un exposé des motifs pour lesquels l’interception était jugée nécessaire dans l’un ou plusieurs des buts énoncés à l’article 5 § 3 de la RIPA, un exposé des motifs pour lesquels l’opération que le mandat devait autoriser était proportionnée au but visé, l’assurance que les éléments interceptés ne seraient lus, consultés ou écoutés que dans la mesure où ils faisaient l’objet d’un certificat et répondaient aux conditions énoncées aux articles 16 § 2 à 16 § 6 de la RIPA et l’assurance que les éléments interceptés seraient traités dans le respect des garanties posées aux articles 15 et 16 de la RIPA.

379.  Le ministre compétent était donc informé du but de l’opération (qui devait correspondre à l’un de ceux autorisés par l’article 5 § 3 de la RIPA) et il devait s’assurer, avant de délivrer un mandat, que cette mesure était nécessaire et proportionnée au but visé (voir les paragraphes 6.11 et 6.13 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduits au paragraphe 96 ci-dessus). Pour évaluer la proportionnalité de l’interception, le ministre devait vérifier si le mandat n’était pas excessif eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce et s’il n’était pas raisonnablement possible d’obtenir par d’autres moyens moins intrusifs les informations recherchées (voir le paragraphe 3.6 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduit au paragraphe 96 ci‑dessus). Pour ce faire, il devait mettre en balance l’ampleur et la portée de l’ingérence envisagée avec le but recherché, expliquer comment et pourquoi les méthodes à adopter causeraient l’intrusion la plus réduite possible pour le sujet et pour les tiers, rechercher, après examen de toutes les autres possibilités raisonnables, si la mesure envisagée constituait un moyen approprié d’obtenir le résultat nécessaire et préciser, autant qu’il était raisonnablement possible de le faire, quelles autres méthodes avaient été envisagées et jugées insuffisantes pour parvenir aux objectifs opérationnels visés (voir le paragraphe 3.7 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduit au paragraphe 96 ci-dessus).

380.  Les demandes de mandat relevant de l’article 8 § 4 de la RIPA devaient comporter « une description des communications à intercepter » ainsi que « des informations relatives au(x) fournisseur(s) de services de communication », mais le Gouvernement a confirmé à l’audience que les mandats ne précisaient pas quels étaient les canaux de transmission ciblés par l’interception, expliquant que pareille exigence se serait heurtée à de « sérieuses difficultés d’ordre pratique ». Il a toutefois indiqué que les implications de l’interception envisagée devaient faire l’objet d’une description appropriée, que les « catégories de canaux de transmission » ciblés devaient être précisées et que ces informations entraient en ligne de compte dans l’appréciation, par le ministre compétent, de la nécessité et de la proportionnalité des opérations mentionnées dans les demandes de mandat. En outre, il a confirmé, dans ses observations devant la Grande Chambre, que le GCHQ tenait le Commissaire à l’interception des communications régulièrement informé de la base sur laquelle il sélectionnait pour interception des canaux de transmission (paragraphe 290 ci-dessus).

381.  La mention des catégories de sélecteurs à utiliser ne devait pas non plus obligatoirement figurer dans les demandes de mandat relevant de l’article 8 § 4 de la RIPA. Il n’était donc pas possible d’évaluer la nécessité et la proportionnalité des sélecteurs en question au stade de l’autorisation, mais le choix des sélecteurs faisait par la suite l’objet d’un contrôle indépendant. Dans ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement a confirmé qu’à chaque fois qu’un analyste ajoutait un nouveau sélecteur au système, il devait le mentionner par écrit en expliquant pourquoi l’application de ce sélecteur était nécessaire et proportionnée aux buts énoncés dans le certificat ministériel, et qu’il réalisait cette opération en choisissant, dans un menu déroulant, un libellé auquel il ajoutait un texte libre expliquant pourquoi la recherche était nécessaire et proportionnée. En outre, le Gouvernement a précisé que l’utilisation de sélecteurs devait être enregistrée dans un emplacement autorisé pour que ceux-ci puissent faire l’objet d’une vérification ultérieure et qu’un registre permettant de rechercher les sélecteurs utilisés devait être créé, afin que le Commissaire à l’interception des communications puisse exercer son contrôle (paragraphes 291-292 ci-dessus). Le choix des sélecteurs était donc contrôlé par le Commissaire qui, dans son rapport annuel 2016, s’est déclaré « impressionné par la qualité » des explications relatives à la nécessité et à la proportionnalité des ajouts de sélecteurs formulées par les analystes (paragraphe 177 ci-dessus).

382. Le choix des sélecteurs et des termes de recherche déterminant les communications susceptibles d’être examinées par les analystes, la Cour a indiqué qu’il est d’une importance fondamentale qu’au moins les catégories de sélecteurs soient identifiées dans l’autorisation et que l’utilisation de sélecteurs forts se rapportant à des personnes identifiables soit soumise à une autorisation interne préalable comportant une vérification séparée et objective de la conformité de la justification avancée aux principes susmentionnés (paragraphes 353-355 ci-dessus).

383.  En l’espèce, l’absence de toute supervision de catégories de sélecteurs au stade de l’autorisation représentait une lacune du régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA. Le contrôle ultérieur de l’ensemble des sélecteurs individuels ne satisfaisait pas non plus à l’exigence d’un renforcement des garanties encadrant l’utilisation de sélecteurs forts liés à des individus identifiables et à la nécessité de mettre en place une procédure d’autorisation interne préalable comportant une vérification séparée et objective de la conformité de la justification avancée aux principes susmentionnés (paragraphe 355 ci‑dessus). Si les analystes devaient enregistrer chacun des sélecteurs et justifier leur utilisation au regard des principes de nécessité et de proportionnalité posés par la Convention, et si les motifs justifiant cette utilisation étaient soumis à la supervision indépendante du Commissaire à l’interception des communications, il n’en demeure pas moins que les sélecteurs forts liés à des individus identifiables ne faisaient pas l’objet d’une autorisation interne préalable.

    4.  Les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation d’éléments interceptés

384. Le paragraphe 6.4 du code de conduite en matière d’interception de communications disposait que lorsqu’un mandat émis en vertu de l’article 8 § 4 de la RIPA aboutissait à l’acquisition d’un gros volume de communications, les personnes autorisées de l’agence interceptrice pouvaient utiliser des sélecteurs forts et des recherches complexes pour générer un index (paragraphe 96 ci-dessus). Ce processus de sélection était encadré par l’article 16 § 2 de la RIPA et le paragraphe 7.19 du code de conduite en matière d’interception de communications, qui interdisaient l’utilisation d’un sélecteur lié à une personne dont on savait qu’elle se trouvait dans les îles Britanniques et ayant pour but la découverte d’éléments contenus dans les communications que cette personne envoyait ou qui lui étaient destinées, sauf si le ministre compétent avait personnellement autorisé l’emploi d’un tel sélecteur après s’être assuré que celui-ci était nécessaire dans l’intérêt de la sécurité nationale, aux fins de la prévention ou de la détection des infractions graves ou aux fins de la sauvegarde de la prospérité économique du Royaume-Uni – dans la mesure où celle-ci relevait aussi de l’intérêt de la sécurité nationale – et qu’il était proportionné (paragraphes 85 et 96 ci-dessus).

385.  Seuls les éléments figurant dans l’index pouvaient être consultés par un analyste (paragraphes 96 et 289 ci-dessus) et aucun rapport de renseignement ne pouvait être établi sur une communication ou des données de communication sans qu’elles n’aient été consultées par un analyste (paragraphe 289 ci-dessus). En outre, le paragraphe 7.13 du code de conduite en matière d’interception de communications disposait que seuls les éléments décrits dans le certificat délivré par le ministre compétent pouvaient être examinés par un être humain, et qu’aucun agent ne pouvait accéder aux éléments interceptés autrement que dans la limite prévue par le certificat (paragraphe 96 ci-dessus). Par ailleurs, le paragraphe 6.4 prévoyait que pour pouvoir accéder à une communication, une personne autorisée de l’agence interceptrice devait au préalable expliquer pourquoi cet accès était nécessaire au regard de l’un des motifs énoncés dans le certificat accompagnant le mandat, et pourquoi l’accès constituait une mesure proportionnée dans le cas d’espèce, après avoir recherché s’il aurait été raisonnablement possible d’obtenir par d’autres moyens moins intrusifs les informations qu’elle visait à recueillir (paragraphe 96 ci-dessus).

386.  Le certificat délivré par le ministre compétent en même temps que le mandat visait à garantir que les éléments interceptés feraient l’objet d’une sélection de manière à ce que seuls les éléments qu’il décrivait puissent être examinés par un être humain (voir les paragraphes 6.3 et 6.14 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduits au paragraphe 96 ci-dessus). Si les certificats jouaient un rôle important dans la réglementation de l’accès aux éléments interceptés, les rapports de la commission parlementaire sur le renseignement et du contrôleur indépendant de la législation sur le terrorisme ont critiqué le fait que les éléments mentionnés dans les certificats étaient désignés en termes très généraux (par exemple, « des éléments fournissant des renseignements sur le terrorisme (conformément à la définition figurant dans la loi de 2000 sur le terrorisme (version modifiée) ») (voir le paragraphe 342 de l’arrêt de la chambre et les paragraphes 146 et 155 ci-dessus). La Cour souscrit à la conclusion de la chambre selon laquelle il s’agissait là d’une lacune dans le système de garanties mis en place par le régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA.

387.  Toutefois, la commission parlementaire a observé que même si le certificat précisait les catégories générales d’informations susceptibles d’être examinées, c’étaient en pratique la sélection des canaux de transmission, l’application de sélecteurs simples et des critères de recherches initiaux, puis des recherches complexes, qui déterminaient quelles communications étaient examinées (paragraphes 146-147 ci-dessus). En d’autres termes, si les certificats encadraient la sélection, par les analystes, d’éléments figurant dans un index généré par ordinateur, c’était d’abord le choix des canaux de transmission et des sélecteurs et termes de recherche qui déterminait quelles étaient les communications susceptibles de figurer dans cet index (et qui pouvaient donc faire l’objet d’un examen). Or la Cour a déjà indiqué que l’absence d’identification des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat et l’absence d’autorisation interne préalable des sélecteurs forts liés à un individu identifiable représentaient des lacunes du régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA (paragraphe 382 ci-dessus). Ces lacunes étaient aggravées par le caractère général des certificats ministériels. Non seulement il n’existait pas d’autorisation préalable indépendante des catégories de sélecteurs utilisés pour générer l’index et pas davantage d’autorisation interne ou indépendante des sélecteurs forts liés à un individu identifiable, mais les certificats régissant l’accès aux éléments figurant dans cet index n’étaient pas formulés de manière suffisamment précise pour fixer de véritables limites.

388.  Le paragraphe 7.16 du code de conduite en matière d’interception de communications imposait aux analystes qui souhaitaient accéder à des éléments figurant dans l’index de mentionner au préalable les circonstances susceptibles de donner lieu à une atteinte collatérale à la vie privée, et toutes les mesures prises pour réduire l’ampleur de cette intrusion (paragraphe 96 ci-dessus). Par la suite, l’accès à ces éléments était accordé aux analystes pour une durée limitée, et si celle-ci était renouvelée, l’enregistrement correspondant devait être mis à jour avec les motifs du renouvellement (voir le paragraphe 7.17 du code de conduite, reproduit au paragraphe 96 ci‑dessus). En vertu du paragraphe 7.18 du code de conduite, des audits devaient être réalisés périodiquement par des personnes chargées de s’assurer de la bonne tenue des enregistrements des demandes d’accès aux éléments et de vérifier que les éléments demandés relevaient des questions pour lesquelles le ministre compétent avait émis un certificat (paragraphe 96 ci-dessus).

389.  En outre, le paragraphe 7.15 du code de conduite disposait que les éléments recueillis dans le cadre d’un mandat émis en vertu de l’article 8 § 4 de la RIPA ne pouvaient être lus, consultés ou écoutés que par des personnes autorisées (des analystes) qui suivaient régulièrement une formation obligatoire sur les dispositions de la RIPA ainsi que sur les exigences de nécessité et de proportionnalité, et qui disposaient du niveau d’habilitation adéquat (paragraphe 96 ci-dessus). En vertu du paragraphe 7.10, l’habilitation de chaque membre du personnel devait faire l’objet d’un réexamen périodique (paragraphe 96 ci-dessus).

390.  Le paragraphe 7.6 du code de conduite disposait que les éléments interceptés ne pouvaient être copiés que dans la mesure nécessaire à la réalisation des buts autorisés et dans la stricte application du principe du « besoin d’en connaître », qui impliquait que seuls des extraits ou des résumés des éléments interceptés devaient être diffusés s’ils suffisaient à la personne qui avait besoin d’en avoir connaissance. L’article 15 § 5 de la RIPA imposait la mise en place de procédures garantissant que chaque copie d’éléments interceptés ou de données soit stockée de manière sécurisée pendant toute la durée de sa conservation (paragraphe 81 ci‑dessus), et le paragraphe 7.7 du code de conduite exigeait en outre qu’avant d’être détruits, les éléments interceptés et la totalité des copies, extraits et résumés qui en avaient été faits devaient être stockés de manière sécurisée, afin d’être inaccessibles aux personnes n’ayant pas le niveau d’habilitation requis (paragraphe 96 ci-dessus).

391.  à l’exception des lacunes déjà signalées en ce qui concerne l’autorisation des sélecteurs (paragraphes 381 et 382 ci-dessus) et le caractère général des certificats ministériels (paragraphe 386 ci-dessus), la Cour estime que les conditions dans lesquelles des éléments interceptés pouvaient être sélectionnés, utilisés et conservés en vertu du régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA étaient suffisamment « prévisibles » aux fins de l’article 8 de la Convention, et qu’elles offraient des garanties adéquates contre les abus.

    5.  Les précautions à prendre pour la communication d’éléments interceptés à d’autres parties

392.  L’article 15 § 2 de la RIPA imposait de limiter au minimum nécessaire à la réalisation des « buts autorisés » le nombre de personnes auxquelles les éléments ou les données étaient divulgués ou accessibles, la mesure dans laquelle les éléments ou les données étaient divulgués ou accessibles, la mesure dans laquelle les éléments ou les données étaient copiés et le nombre de copies réalisées (paragraphe 78 ci-dessus). En vertu de l’article 15 § 4 de la RIPA et du paragraphe 7.2 du code de conduite, une chose était nécessaire pour les buts autorisés si et seulement si elle restait nécessaire ou était susceptible de le devenir pour les buts énumérés à l’article 5 § 3 de la RIPA, pour faciliter l’accomplissement de l’une quelconque des missions d’interception du ministre compétent, pour qu’une personne en charge de poursuites pénales dispose des informations dont elle avait besoin pour déterminer ce qu’elle était tenue de faire en vertu de son obligation d’assurer l’équité de la procédure (étant entendu que les éléments interceptés eux-mêmes ne pouvaient jouer aucun rôle dans la poursuite des infractions, voir le paragraphe 8.3 du code de conduite reproduit au paragraphe 96 ci-dessus) ou pour l’exécution de toute obligation imposée à toute personne par la législation relative aux archives publiques (paragraphes 80 et 96 ci-dessus).

393.  Le paragraphe 7.3 du code de conduite interdisait la divulgation d’éléments interceptés à des personnes qui ne disposaient pas de l’habilitation requise et imposait l’application du principe du « besoin d’en connaître », selon lequel les éléments en question ne pouvaient être divulgués qu’aux personnes dont les fonctions se rattachaient à l’un des buts autorisés et qui avaient besoin d’en avoir connaissance pour accomplir ces fonctions. De même, les destinataires des éléments interceptés ne devaient en recevoir que la partie qu’ils avaient besoin de connaître (paragraphe 96 ci-dessus). Le paragraphe 7.3 s’appliquait aussi bien à la divulgation aux personnes appartenant à l’agence interceptrice qu’à la divulgation hors de l’agence (paragraphe 96 ci-dessus). En vertu du paragraphe 7.4, les obligations énoncées au paragraphe 7.3 s’appliquaient non seulement à la personne qui avait intercepté les éléments mais aussi à toutes les personnes à qui ils étaient ensuite divulgués (paragraphe 96 ci-dessus).

394.  Comme la chambre l’a observé, l’expression « susceptible de devenir nécessaire » n’ayant été définie ni dans la RIPA ni dans le code de conduite en matière d’interception de communications, ni d’ailleurs nulle part, l’article 15 § 4 de la RIPA et le paragraphe 7.2 du code auraient pu en pratique conférer aux autorités un large pouvoir de divulgation et de copie des éléments interceptés. Cependant, les éléments interceptés ne pouvaient de toute façon être divulgués qu’à une personne ayant le niveau d’habilitation requis et le « besoin d’en connaître », et seuls ceux que dont elle avait besoin de prendre connaissance pouvaient lui être communiqués. En conséquence, la Cour souscrit à la conclusion de la chambre selon laquelle l’expression « susceptible de devenir nécessaire » ne réduisait pas de manière significative les garanties protégeant les données obtenues au moyen d’une interception en masse (voir les paragraphes 368 et 369 de l’arrêt de la chambre).

395.  S’agissant du transfert hors du Royaume-Uni d’éléments interceptés, la Cour considère que lorsque ces éléments avaient été interceptés conformément au droit interne, leur transmission à un service de renseignement étranger allié ou à une organisation internationale ne pouvait poser problème au regard de l’article 8 de la Convention que si l’état qui avait procédé à l’interception ne s’était pas assuré au préalable que son partenaire avait mis en place, pour le traitement de ces éléments interceptés, des garanties propres à prévenir tout abus ou ingérence disproportionnée et, en particulier, que celui-ci était en mesure de garantir la conservation sécurisée de ces éléments et de restreindre leur divulgation à d’autres parties (paragraphe 362 ci-dessus).

396.  Il semble qu’au Royaume-Uni, les partenaires du réseau Five Eyes pouvaient accéder depuis leurs propres systèmes aux éléments obtenus en vertu des mandats d’interception délivrés au GCHQ (paragraphe 180 ci‑dessus). En pareil cas, l’interception des éléments en question par les services de renseignement britanniques était censée avoir été réalisée conformément aux dispositions pertinentes droit interne, notamment l’article 8 § 4 de la RIPA pour ce qui importe en l’espèce. En vertu du paragraphe 7.5 du code de conduite en matière d’interception de communications, lorsque des éléments interceptés étaient divulgués à des autorités d’un pays ou territoire non britannique, les services de renseignement devaient prendre des mesures raisonnables pour s’assurer que ces autorités avaient mis en place et appliquaient les procédures nécessaires pour protéger les éléments interceptés et pour garantir qu’ils ne seraient divulgués, copiés, distribués et conservés que dans la stricte mesure du nécessaire. Les éléments interceptés ne pouvaient pas être de nouveau divulgués aux autorités d’un autre pays ou territoire sans l’accord exprès de l’agence dont ils émanaient, et ils devaient être restitués à celle-ci ou détruits de manière sécurisée lorsqu’ils n’étaient plus nécessaires (paragraphe 96 ci-dessus). En outre, l’article 15 § 7 de la RIPA imposait la mise en place de restrictions empêchant que soit réalisée, dans le cadre d’une procédure menée hors du Royaume-Uni, une quelconque opération qui aurait abouti à la divulgation du contenu d’une communication ou des données de communication associées lorsque cette divulgation aurait été interdite au Royaume-Uni (paragraphe 82 ci-dessus).

397.  En ce qui concerne les éléments confidentiels, le paragraphe 4.30 du code de conduite en matière d’interception de communications disposait que lorsque des informations confidentielles étaient transmises à un organe externe, des mesures raisonnables devaient être prises pour signaler leur caractère confidentiel, et qu’en cas de doute quant à la licéité de la transmission envisagée d’informations confidentielles, un conseiller juridique de l’agence interceptrice concernée devait être consulté avant la poursuite de la transmission (paragraphe 96 ci-dessus).

398.  Force est donc de constater que des garanties avaient été mises en place pour assurer que les services de renseignement étrangers alliés veilleraient à conserver de manière sécurisée les éléments transmis et pour limiter leur divulgation à d’autres parties. La dernière garantie, à laquelle la Cour attache une importance particulière, résidait dans la supervision exercée par le Commissaire à l’interception des communications et l’IPT (paragraphes 411 et 414 ci-dessous).

399.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les précautions à prendre lors de la communication d’éléments interceptés à des tiers étaient suffisamment claires et offraient des garanties suffisamment solides contre les abus.

    6.  Les limites posées à la durée de l’interception et de la conservation des éléments interceptés, et les circonstances dans lesquelles ces éléments devaient être effacés ou détruits

400.  En vertu de l’article 9 de la RIPA, les mandats émis sur le fondement de l’article 8 § 4 dans l’intérêt de la sécurité nationale ou pour la sauvegarde de la prospérité économique du Royaume-Uni – dans la mesure où celle-ci relevait aussi de l’intérêt de la sécurité nationale – étaient valables six mois, mais ils pouvaient être renouvelés. La validité des mandats relevant de l’article 8 § 4 émis par le ministre compétent aux fins de la prévention des infractions graves était limitée à trois mois, sauf renouvellement. Ces mandats pouvaient être renouvelés à tout moment avant leur date d’expiration sur demande adressée au ministre, pour des durées de six et trois mois respectivement. La demande de renouvellement devait contenir les mêmes informations que la demande initiale, ainsi qu’une évaluation de l’utilité qu’avait eue l’interception jusqu’alors et un exposé des raisons pour lesquelles elle restait nécessaire, au sens de l’article 5 § 3 de la RIPA, et proportionnée au but visé (voir l’article 9 de la RIPA, reproduit au paragraphe 67 ci-dessus, et les paragraphes 6.22 à 6.24 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduits au paragraphe 96 ci-dessus). Le ministre devait annuler les mandats – avant même leur date d’expiration initiale – s’il estimait que ceux-ci n’étaient plus nécessaires au regard de l’un des motifs énoncés à l’article 5 § 3 de la RIPA (voir l’article 9 de la RIPA, reproduit au paragraphe 67 ci-dessus).

401.  Compte tenu des limites claires imposées à la durée des mandats émis en vertu de l’article 8 § 4 de la RIPA et de l’obligation faite aux autorités de les soumettre à une vérification permanente, la Cour considère que les règles relatives à la durée des interceptions prévues par le régime découlant de cet article étaient suffisamment claires et fournissaient des garanties adéquates contre les abus.

402.  Le paragraphe 7.9 du code de conduite en matière d’interception de communications disposait que lorsqu’un service de renseignement recevait des éléments interceptés non analysés et les données de communication associées provenant d’une interception réalisée en application d’un mandat émis en vertu de l’article 8 § 4 de la RIPA, il devait fixer une durée maximale de conservation pour les différentes catégories d’éléments, en fonction de leur nature et du degré de l’intrusion dans la vie privée résultant de leur collecte. Les durées ainsi fixées ne devaient normalement pas dépasser deux ans, et elles devaient être convenues avec le Commissaire à l’interception des communications. Dans la mesure du possible, le respect des durées de conservation des éléments devait être assuré par un processus de suppression automatisée qui se déclenchait lorsque la durée maximale de conservation applicable aux éléments en question était atteinte (paragraphe 96 ci-dessus). Le paragraphe 7.8 du code de conduite imposait aux autorités de contrôler régulièrement les éléments interceptés conservés afin de vérifier que la raison justifiant leur conservation demeurait valable au regard de l’article 15 § 3 de la RIPA (paragraphe 96 ci-dessus).

403.  Dans ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement a apporté des explications complémentaires au sujet des durées de conservation. Il a indiqué que les communications auxquelles seul un « sélecteur fort » était appliqué étaient immédiatement écartées si elle n’y correspondaient pas, que les communications qui faisaient aussi l’objet d’une « requête complexe » étaient conservées quelques jours, le temps d’exécuter cette procédure, et qu’elles étaient ensuite effacées automatiquement, sauf si elles avaient été sélectionnées pour examen, et que les communications sélectionnées pour examen ne pouvaient être conservées que tant que cette mesure était nécessaire et proportionnée. Il a expliqué que par défaut, la durée de conservation d’une communication sélectionnée ne pouvait dépasser quelques mois, après quoi celle-ci était automatiquement supprimée (étant précisé que les éventuels rapports de renseignement mentionnant des éléments figurant dans la communication en question étaient conservés), mais qu’il était possible, dans des cas exceptionnels, de solliciter par une demande motivée la prolongation de la durée de conservation (paragraphe 293 ci-dessus). Il ressort de ces explications que les durées de conservation étaient en pratique nettement plus courtes que la durée maximale autorisée, à savoir deux ans.

404.  Enfin, l’article 15 § 3 de la RIPA et le paragraphe 7.8 du code de conduite en matière d’interception de communications exigeaient que la totalité des copies, extraits et résumés d’éléments interceptés soient détruits de manière sécurisée dès que leur conservation n’était plus nécessaire à la réalisation d’un but énoncé à l’article 5 § 3 (paragraphes 79 et 96 ci-dessus).

405. Dans l’affaire Liberty, l’IPT a examiné les procédures qui régissaient la conservation des éléments et leur destruction, et les a jugées adéquates (paragraphe 50 ci-dessus). La Cour considère elle aussi que les procédures « publiques » qui fixaient les conditions dans lesquelles les éléments interceptés devaient être effacés ou détruits étaient suffisamment claires. Elle estime toutefois qu’il aurait été souhaitable que les durées de conservation plus courtes indiquées par le Gouvernement au cours de la présente procédure soient reflétées dans des dispositions législatives et/ou d’autres mesures d’ordre général.

    7.  La supervision

406.  La supervision du régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA relevait au premier chef de la responsabilité du Commissaire à l’interception des communications, quoique celui-ci ait souligné « le rôle capital de contrôle de la qualité exercé en amont par le personnel et les juristes de l’agence interceptrice ou du service de délivrance des mandats » qui fournissaient au ministre compétent des conseils indépendants et effectuaient un important travail d’analyse préalable des demandes de mandats et des demandes de renouvellement pour veiller à ce que les mesures sollicitées soient (et demeurent) nécessaires et proportionnées au but visé (paragraphe 170 ci-dessus).

407.  Le Commissaire à l’interception des communications était indépendant de l’exécutif et du législateur, et devait exercer ou avoir exercé de hautes fonctions judiciaires. Il avait pour principale mission de contrôler la mise en œuvre, par les ministres et les pouvoirs publics concernés, des pouvoirs découlant de la partie I – et, dans une moindre mesure, de la partie III – de la RIPA et de diriger un mécanisme d’inspection qui lui permettait de superviser de manière indépendante la manière dont la loi était appliquée. Il rendait régulièrement compte de ses activités au Premier ministre sur une base semestrielle, et préparait un rapport annuel remis aux deux chambres du Parlement. En outre, à l’issue de chaque inspection, un rapport contenant des recommandations officielles était adressé au chef de l’autorité publique concernée, laquelle était tenue de confirmer dans un délai de deux mois que ces recommandations avaient été mises en œuvre ou de rendre compte des progrès accomplis. Les rapports périodiques du Commissaire à l’interception des communications ont été publiés à partir de 2002, et dans leur intégralité – sans annexes confidentielles – à partir de 2013. En outre, l’article 58 § 1 de la RIPA imposait à tous les fonctionnaires appartenant aux services qui relevaient de la compétence du Commissaire de lui présenter ou de lui remettre tous les documents ou informations qui pouvaient s’avérer nécessaires pour l’exercice de ses fonctions (paragraphes 135 et 136 ci-dessus).

408.  Le rapport annuel 2016 du Commissaire témoigne de l’ampleur des pouvoirs de supervision exercés par celui-ci. En résumé, au cours de ses inspections, le Commissaire a évalué les systèmes mis en place pour l’interception de communications en s’assurant que toutes les informations pertinentes avaient été enregistrées, il a examiné plusieurs demandes d’interception afin de vérifier qu’elles étaient nécessaires et qu’elles répondaient aux exigences de nécessité et de proportionnalité, il s’est entretenu avec des agents chargés du traitement des affaires et avec des analystes afin de déterminer si les interceptions et la justification de l’acquisition des éléments interceptés répondaient aux exigences de proportionnalité, il a examiné les éventuelles approbations orales urgentes, afin de vérifier que le recours à la procédure d’urgence avait été justifié et approprié, il a contrôlé les cas d’interception et de conservation de communications protégées par le secret professionnel ou la confidentialité, ainsi que tous les cas où un avocat avait fait l’objet d’une enquête, il a vérifié que les garanties et procédures mises en place en vertu des articles 15 et 16 de la RIPA étaient adéquates, il a étudié les procédures mises en place pour la conservation, le stockage et la destruction des éléments interceptés et des données de communication associées et il a analysé les erreurs signalées, vérifiant que les mesures instaurées pour empêcher que ces erreurs ne se reproduisent étaient suffisantes (paragraphe 171 ci-dessus).

409.  En 2016, le commissariat a inspecté les neuf agences interceptrices une fois et les quatre principaux services de délivrance de mandats deux fois. Au cours de ces inspections, 970 mandats ont été examinés, soit 61 % du nombre de mandats en vigueur à la fin de l’année et 32 % du total des nouveaux mandats émis en 2016 (paragraphes 173 et 175 ci-dessus).

410.  Les inspections se déroulaient normalement en trois étapes. D’abord, pour disposer d’un échantillon représentatif de mandats, les inspecteurs sélectionnaient des mandats visant différents types d’infractions et différents types de menaces pour la sécurité nationale, en recherchant en priorité des mandats d’un intérêt particulier ou particulièrement sensibles. Ensuite, au cours des jours d’analyse qui précédaient les inspections, ils examinaient en détail les mandats sélectionnés et les documents associés. à ce stade, les inspecteurs pouvaient contrôler les déclarations relatives à la nécessité et à la proportionnalité de l’accès aux données formulées par les analystes lors de l’ajout de sélecteurs au système de collecte de données pour examen. Chaque déclaration devait se suffire à elle-même et répondre à l’exigence générale de respect des priorités en matière de collecte de renseignement. Enfin, les inspecteurs identifiaient les mandats, opérations ou parties de la procédure appelant des informations ou des précisions complémentaires, et ils organisaient un entretien avec le personnel opérationnel, juridique ou technique concerné. Si nécessaire, ils examinaient plus avant la documentation ou les systèmes concernant ces mandats (paragraphe 174 ci-dessus).

411.  Le Commissaire à l’interception des communications supervisait aussi l’échange d’éléments interceptés avec les services de renseignement alliés. Dans son rapport 2016, il a indiqué que « le GCHQ a[vait] fourni des détails exhaustifs sur les modalités d’échange permettant aux partenaires du réseau Five Eyes d’accéder depuis leurs propres systèmes aux résultats de ses mandats ». Il a ajouté que ses inspecteurs avaient rencontré des représentants du réseau Five Eyes et assisté à une démonstration de la manière dont les autres membres de ce réseau pouvaient demander l’accès aux éléments interceptés en possession du GCHQ. Il a relevé, d’une part, que « [l]’accès à ces éléments interceptés [était] strictement contrôlé et [devait] être justifié dans les conditions prévues par la législation du pays hôte et les consignes de traitement énoncées dans les garanties prévues aux articles 15 et 16 » et, d’autre part, que pour pouvoir accéder aux éléments interceptés en possession du GCHQ, les analystes du réseau Five Eyes devaient suivre la même formation juridique que les agents du GCHQ (paragraphe 180 ci-dessus).

412.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le Commissaire à l’interception des communications exerçait une supervision indépendante et effective sur le fonctionnement du régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA. Le Commissaire et ses inspecteurs pouvaient notamment évaluer la nécessité et la proportionnalité d’un grand nombre de demandes de mandat et du choix ultérieur des sélecteurs, et examiner les procédures mises en place pour la conservation, le stockage ainsi que la destruction des communications interceptées et des données de communication associées. Ils pouvaient également adresser des recommandations officielles aux chefs des autorités publiques concernées, lesquelles étaient tenues de rendre compte dans un délai de deux mois des progrès accomplis dans la mise en œuvre de ces recommandations. En outre, dans ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement a indiqué que le GCHQ tenait le Commissaire à l’interception régulièrement informé de la base sur laquelle il sélectionnait pour interception des canaux de transmission (paragraphes 136 et 290 ci-dessus). Les services de renseignement étaient tenus d’enregistrer chacune des étapes du processus d’interception en masse et de laisser les inspecteurs accéder aux enregistrements en question (voir les paragraphes 6.27 et 6.28 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduits au paragraphe 96 ci-dessus). Enfin, le Commissaire avait aussi pour mission de superviser les échanges d’éléments interceptés avec les services de renseignement alliés (paragraphe 180 ci‑dessus).

    8.  Le contrôle a posteriori

413.  Le contrôle a posteriori était assuré par l’IPT, qui a toujours été présidé, pendant la période sous examen, par un juge de la High Court. La chambre a conclu – et les requérantes n’ont pas contesté – que l’IPT offrait un recours effectif propre à remédier aux griefs des requérants portant soit sur des cas spécifiques de surveillance soit sur la conformité générale à la Convention d’un régime de surveillance (voir le paragraphe 265 de l’arrêt de la chambre). À cet égard, la chambre a accordé du poids au fait que l’IPT disposait d’une compétence étendue pour connaître des allégations d’interception illicite nonobstant l’absence de notification de l’interception alléguée à la personne concernée (paragraphe 122 ci-dessus). De ce fait, toute personne qui pensait avoir fait l’objet d’une surveillance secrète pouvait saisir l’IPT. Les membres de l’IPT devaient exercer ou avoir exercé de hautes fonctions judiciaires et être des juristes diplômés ayant au moins dix ans d’expérience (paragraphe 123 ci-dessus). Les personnes ayant pris part à l’autorisation ou à l’exécution d’un mandat d’interception étaient tenues de divulguer à l’IPT tous les documents qu’il jugeait utile de leur demander, y compris les documents « non publics », c’est-à-dire ceux qui, pour des raisons de sécurité nationale, ne pouvaient pas être rendus publics (paragraphe 125 ci-dessus). En outre, l’IPT pouvait tenir des audiences publiques, dans la mesure du possible (paragraphe 129 ci-dessus), et lors des audiences à huis clos, il pouvait inviter le Conseil près le Tribunal à lui soumettre des observations au nom des plaignants qui ne pouvaient pas être représentés (paragraphe 132 ci-dessus). Lorsqu’il statuait en faveur d’un plaignant, l’IPT pouvait octroyer une indemnité et ordonner toute mesure qu’il jugeait appropriée, notamment l’annulation rétroactive ou non d’un mandat et la destruction de tous les éléments obtenus dans le cadre de celui‑ci (paragraphe 126 ci-dessus). Enfin, la publication des décisions de l’IPT sur son propre site internet dédié accroissait le degré de contrôle exercé sur les activités de surveillance secrète au Royaume-Uni (voir Kennedy, précité, § 167).

414.  En outre, l’IPT était compétent pour connaître des griefs portant sur la conformité à la Convention des transferts d’éléments interceptés à des tiers ou du régime gouvernant les transferts d’éléments interceptés. En l’espèce, toutefois, les requérantes de la troisième affaire n’ont pas formulé de grief spécifique sur ce point dans le cadre de la procédure interne. Leurs griefs à l’égard de l’échange de renseignements portaient uniquement sur le régime applicable à la réception de renseignements provenant de pays tiers (paragraphes 467-516 ci-dessous).

415. Dans ces conditions, la Cour estime que l’IPT offrait un recours juridictionnel solide à toutes les personnes qui pensaient que leurs communications avaient été interceptées par les services de renseignement.

3) Les données de communication associées

416. La Cour a déjà indiqué qu’en ce qui concerne l’interception en masse, l’interception et la conservation des données de communication associées, ainsi que les recherches effectuées sur celles-ci, doivent être analysées au regard des mêmes garanties que celles applicables au contenu des communications, mais qu’il n’est pas nécessaire que les dispositions juridiques régissant le traitement des données de communication associées soient identiques en tous points à celles régissant le traitement du contenu des communications (paragraphes 363-364 ci-dessus). Au Royaume-Uni, les mandats émis en vertu de l’article 8 § 4 de la RIPA autorisaient l’interception à la fois du contenu des communications et des données de communication associées. Dans le régime découlant de l’article 8 § 4, ces dernières étaient pour l’essentiel traitées de la même manière que le contenu des communications. Il s’ensuit que le régime applicable aux données de communication souffrait des mêmes carences que celles déjà constatées au sujet du régime qui gouvernait l’interception des données de contenu (paragraphes 377, 381 et 382 ci-dessus), à savoir l’absence d’autorisation indépendante (paragraphe 377 ci-dessus), l’absence de mention des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat (paragraphes 381 et 382 ci-dessus), le fait que les sélecteurs liés à un individu identifiable n’étaient pas soumis à une autorisation interne préalable et le manque de prévisibilité des conditions dans lesquelles les communications pouvaient être examinées (paragraphe 391 ci-dessus) en raison à la fois de l’absence de mention des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat (paragraphes 381 et 382 ci-dessus) et du caractère général des certificats ministériels (paragraphe 386 ci-dessus).

417.  Cependant, le traitement des données de communication bénéficiait pour l’essentiel des mêmes garanties que celles applicables aux données de contenu. Comme ces dernières, les données de communication étaient soumises à un processus de filtrage automatisé quasi instantané, à l’issue duquel une grande partie d’entre elles étaient aussitôt effacées, puis à des requêtes simples ou complexes visant à isoler celles qui étaient susceptibles de présenter un intérêt pour le renseignement. En outre, les sélecteurs utilisés pour le traitement des données de communication associées étaient encadrés par les mêmes garanties que celles applicables aux données de contenu. En particulier, les analystes avaient l’obligation de consigner les raisons pour lesquelles l’ajout d’un nouveau sélecteur au système était nécessaire et proportionné, ces mentions écrites étaient vérifiées par le Commissaire à l’interception des communications, les sélecteurs devaient être retirés au cas où il aurait été établi qu’ils n’avaient pas été utilisés par la cible visée, et la durée pendant laquelle ils pouvaient continuer d’être utilisés avant qu’un contrôle ne soit nécessaire était limitée (paragraphe 298 ci-dessus).

418.  Les données de contenu et les données de communication associées faisaient dans une large mesure l’objet des mêmes procédures en matière de conservation, d’accès, d’examen et d’utilisation, des mêmes précautions pour ce qui était de leur communication à des tiers et des mêmes procédures concernant leur effacement et leur destruction. À cet égard, les données de contenu et les données de communication associées étaient encadrées par les garanties posées par l’article 15 de la RIPA, lesquelles imposaient aux analystes qui souhaitaient accéder à des données de communication associées de rédiger une notice susceptible de contrôle expliquant pourquoi l’accès était nécessaire et proportionné au but du visé et interdisaient l’établissement de rapports de renseignement sur la base de données de communication associées tant que celles-ci n’avaient pas été examinées.

419.  Toutefois, il existait deux grandes différences dans la manière dont le régime d’interception en masse traitait les données de contenu et les données de communication associées. D’abord, les données de communication associées étaient exclues de la garantie prévue à l’article 16 § 2 de la RIPA, ce qui évitait aux analystes qui souhaitaient utiliser un sélecteur lié à un individu dont on savait qu’il se trouvait dans les îles Britanniques de faire certifier par le ministre compétent que l’usage de ce sélecteur était nécessaire et proportionné au but visé. Ensuite, les données de communication associées qui ne correspondaient ni à un sélecteur fort ni à une requête complexe n’étaient pas immédiatement détruites mais étaient au contraire conservées pendant une période qui pouvait durer plusieurs mois (paragraphes 296-298 ci-dessus). La Cour doit donc rechercher si le droit interne définissait clairement les procédures à suivre en matière de sélection pour examen des données de communication associées ainsi que les limites à la durée de conservation de ces données.

420.  Dans le régime institué par l’article 8 § 4, l’article 16 § 2 était la principale garantie légale encadrant le processus de sélection pour examen d’éléments interceptés, mais elle n’était pas la seule. Comme indiqué au paragraphe 417 ci-dessus, l’ajout de tout nouveau sélecteur au système devait être justifié par les analystes dans une notice expliquant pourquoi le choix du sélecteur en question était nécessaire et proportionné au but visé (paragraphes 291-292 et 298 ci-dessus), et les analystes qui souhaitaient examiner des données de communication associées devaient en plus consigner les raisons pour lesquelles cet accès était nécessaire et proportionné au but visé en vue de l’accomplissement des fonctions assignées au GCHQ par la loi (voir le paragraphe 6.4 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduit au paragraphe 96 ci-dessus). Ces notices étaient soumises à l’inspection et au contrôle du Commissaire à l’interception des communications (paragraphes 135-136 et 381 ci-dessus). Le Gouvernement a indiqué qu’il aurait été irréaliste d’étendre la garantie prévue à l’article 16 § 2 de la RIPA aux données de communication associées, car cela aurait contraint le ministre compétent à certifier dans chaque cas la nécessité et la proportionnalité du ciblage d’un individu. Il a ajouté que le nombre de requêtes portant sur des données de communication était bien supérieur à celui des requêtes portant sur des données de contenu (peut-être des milliers par semaine concernant des individus dont on savait ou dont on pensait qu’ils se trouvaient au Royaume-Uni) et que l’identité des individus concernés était dans bien des cas inconnue. En outre, il a précisé que les données de communication n’avaient bien souvent qu’une valeur temporaire, et que s’il avait fallu attendre l’obtention d’un mandat spécifique pour y effectuer des recherches, leur utilité du point de vue du renseignement aurait pu s’en trouver sérieusement amoindrie (paragraphe 296 ci-dessus).

421.  La Cour admet que les données de communication associées constituent pour les services de renseignement un outil essentiel aux fins de la lutte contre le terrorisme et les infractions graves, et qu’en certaines circonstances, la recherche de données de communication associées liées à des personnes dont on savait qu’elles se trouvaient au Royaume-Uni et l’accès aux données en question étaient des mesures nécessaires et proportionnées. En outre, si l’article 16 § 2 de la RIPA constituait une importante garantie encadrant le processus de sélection pour examen d’éléments interceptés, il convient de relever que dans son appréciation du régime d’interception en masse de données de contenu, la Cour a accordé beaucoup plus de poids à la question de savoir s’il existait ou non un mécanisme effectif propre à garantir que le choix des sélecteurs répondait aux exigences de nécessité et de proportionnalité posées par la Convention et si ce choix faisait l’objet d’une supervision interne et externe. En conséquence, tout en rappelant les préoccupations qu’elle a exprimées aux paragraphes 381 et 382 ci-dessus au sujet du choix et de la supervision des sélecteurs, la Cour considère que l’exclusion des données de communication associées de la garantie prévue à l’article 16 § 2 de la RIPA ne revêt pas un poids décisif dans son appréciation globale.

422.  En ce qui concerne la durée de conservation, le Gouvernement a avancé que les données de communication associées « exige[aient] un travail d’analyse plus important, sur une longue période, destiné à détecter des « inconnues inconnues ». Il a précisé que ce travail de détection pouvait impliquer l’agrégation de fragments de données de communication disparates en vue de la reconstitution d’un « puzzle » révélant une menace, opération qui, selon lui, nécessitait parfois l’examen d’éléments à première vue dénués d’intérêt pour le renseignement. Selon lui, ces tâches auraient été irréalisables si les données de communication non sélectionnées avaient dû être écartées immédiatement, ou au bout de quelques jours seulement (paragraphe 297 ci-dessus).

423.  Au vu de ce qui précède, et compte tenu de l’existence d’une durée maximale de conservation n’excédant pas « quelques mois » ainsi que du caractère objectivement et raisonnablement justifié de la différence de traitement, la Cour admet que les dispositions relatives à la conservation des données de communication associées étaient suffisamment sûres, même si elles différaient en substance des dispositions applicables aux données de contenu. Toutefois, les durées de conservation ici en cause n’ont été mentionnées que dans le cadre de la procédure suivie devant la Cour, si bien que l’existence de durées de conservation plus courtes n’apparaissait pas de manière évidente aux lecteurs du code de conduite en matière d’interception de communications, et il n’y était indiqué nulle part que les durées de conservation des données de communication associées différaient de celles applicables aux données de contenu. De l’avis de la Cour, pour satisfaire à l’exigence de « prévisibilité » posée par l’article 8 de la Convention, les durées de conservation mentionnées dans le cadre de la procédure suivie devant elle devraient figurer dans des dispositions législatives et/ou d’autres mesures d’ordre général.

4) Conclusion

424.  La Cour admet que l’interception en masse revêt pour les États contractants une importance vitale pour détecter les menaces contre leur sécurité nationale. La Commission de Venise l’a reconnu (paragraphe 196 ci-dessus) et le gouvernement défendeur a défendu cette position, de même que les gouvernements français et néerlandais dans leurs tierces interventions (paragraphes 300 et 303 ci-dessus). Le Contrôleur indépendant de la législation sur le terrorisme est parvenu à la même conclusion. Après avoir examiné de nombreux éléments confidentiels, il a estimé que l’interception en masse constituait un moyen d’action essentiel, d’une part parce que les terroristes, les criminels et les services de renseignement étrangers hostiles disposaient de capacités de plus en plus sophistiquées pour échapper à la détection opérée par des moyens classiques et, d’autre part, parce que la nature mondiale d’Internet avait pour conséquence que la voie empruntée par une communication donnée était devenue fortement imprévisible. Après examen d’autres techniques que l’interception en masse (notamment les interceptions ciblées, le recours au renseignement humain et l’utilisation d’outils de cyberdéfense commerciaux), le Contrôleur et son équipe ont conclu qu’aucune d’entre elles, prises isolément ou combinées, n’aurait été suffisante pour remplacer l’interception en masse (paragraphe 166 ci-dessus).

425.  Cela étant, la Cour rappelle que l’interception en masse recèle un potentiel considérable d’abus susceptibles de porter atteinte au droit des individus au respect de leur vie privée (paragraphe 347 ci-dessus). Elle estime en conséquence que dans un État régi par la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8 (Roman Zakharov, précité, § 228), le régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA, considéré dans son ensemble, ne renfermait pas suffisamment de garanties « de bout en bout » pour offrir une protection adéquate et effective contre l’arbitraire et le risque d’abus, en dépit des garde-fous qu’il comportait, dont certains ont été jugés solides (voir, par exemple, les paragraphes 412 et 415 ci-dessus). Elle relève notamment que ce régime présentait des lacunes fondamentales, à savoir l’absence d’autorisation indépendante, l’absence de mention des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat et le fait que les sélecteurs liés à un individu n’étaient pas soumis à une autorisation interne préalable (paragraphes 377-382 ci-dessus). Ces insuffisances affectaient non seulement l’interception du contenu des communications, mais aussi l’interception des données de communication associées (paragraphe 416 ci‑dessus). Si la supervision indépendante et effective exercée sur le régime par le Commissaire à l’interception des communications et le recours juridictionnel solide que l’IPT offrait à toutes les personnes pensant que leurs communications avaient été interceptées par les services de renseignement constituaient des garanties importantes, celles-ci n’étaient pas suffisantes pour contrebalancer les lacunes mises en évidence aux paragraphes 377-382 ci-dessus.

426.  Eu égard aux lacunes constatées ci-dessus, la Cour conclut que l’article 8 § 4 de la RIPA ne répondait pas à l’exigence de « qualité de la loi » et ne permettait donc pas de circonscrire l’« ingérence » au niveau « nécessaire dans une société démocratique ».

427.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à cet égard.

ARTICLE 10

Principes généraux relatifs à la protection des sources des journalistes

442.  La liberté d’expression constituant l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, la Cour a toujours soumis à un examen particulièrement vigilant les garanties du respect de la liberté d’expression dans les affaires relevant de l’article 10 de la Convention. Les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière, et la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, entre autres, Goodwin c. Royaume-Uni, no 17488/90, § 39, 27 mars 1996, Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 50, et Weber et Saravia, décision précitée, § 143).

443.  Une injonction de divulgation des sources peut avoir un impact préjudiciable non seulement sur les sources, dont l’identité peut être révélée, mais également sur le journal ou toute autre publication visés par l’injonction, dont la réputation auprès des sources potentielles futures peut être affectée négativement par la divulgation, et sur les membres du public, qui ont un intérêt à recevoir les informations communiquées par des sources anonymes. Toutefois, il y a « une différence fondamentale » entre le fait pour les autorités d’ordonner à un journaliste de révéler l’identité de ses sources et le fait qu’elles mènent des perquisitions au domicile et sur le lieu de travail de celui-ci afin de découvrir ses sources (comparer Goodwin, précité, § 39, avec Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 57, CEDH 2003-IV). Même si elle reste sans résultat, la perquisition constitue un acte plus grave qu’une sommation de divulgation de l’identité de la source, car les enquêteurs qui investissent le lieu de travail d’un journaliste ont accès à toute la documentation détenue par celui-ci (Roemen et Schmit, précité, § 57).

444.  Une atteinte à la protection des sources journalistiques ne peut être jugée compatible avec l’article 10 de la Convention que si elle est justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public (voir Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 51, Goodwin, précité, § 39, Roemen et Schmit, précité, § 46, et Voskuil c. Pays-Bas, no 64752/01, § 65, 22 novembre 2007). En outre, toute atteinte au droit à la protection des sources journalistiques doit être entourée de garanties procédurales, définies par la loi, en rapport avec l’importance du principe en jeu (Sanoma Uitgevers B.V., précité, §§ 88-89). Au premier rang des garanties exigées doit figurer la possibilité de faire contrôler la mesure par un juge ou tout autre organe décisionnel indépendant et impartial investi du pouvoir de dire, avant la remise des éléments réclamés, s’il existe un impératif d’intérêt public l’emportant sur le principe de protection des sources des journalistes et, dans le cas contraire, d’empêcher tout accès non indispensable aux informations susceptibles de conduire à la divulgation de l’identité des sources (Sanoma Uitgevers B.V., précité, §§ 88-90).

445.  Eu égard à la nécessité d’un contrôle de nature préventive, le juge ou autre organe indépendant et impartial doit donc être en mesure d’effectuer avant toute divulgation cette mise en balance des risques potentiels et des intérêts respectifs relativement aux éléments dont la divulgation est demandée, de sorte que les arguments des autorités désireuses d’obtenir la divulgation puissent être correctement appréciés. La décision à prendre doit être régie par des critères clairs, notamment quant au point de savoir si une mesure moins intrusive peut suffire pour servir les intérêts publics prépondérants ayant été établis. Le juge ou autre organe compétent doit avoir la faculté de refuser de délivrer une injonction de divulgation ou d’émettre une injonction de portée plus limitée ou plus encadrée, de manière à ce que les sources concernées puissent échapper à la divulgation de leur identité, qu’elles soient ou non spécifiquement nommées dans les éléments dont la remise est demandée, au motif que la communication de pareils éléments créerait un risque sérieux de compromettre l’identité de sources de journalistes (voir Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 92, et Nordisk Film & TV A/S v. Danemark (déc.), no 40485/02, CEDH 2005‑XIII). En cas d’urgence, une procédure doit pouvoir être suivie qui permette d’identifier et d’isoler, avant qu’elles ne soient exploitées par les autorités, les informations susceptibles de permettre l’identification des sources de celles qui n’emportent pas semblable risque (voir, mutatis mutandis, Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c. Autriche, no 74336/01, §§ 62-66, CEDH 2007‑XI).

b)     L’article 10 dans le contexte de l’interception en masse

446.  Dans l’affaire Weber et Saravia, la Cour a estimé que le régime de « surveillance stratégique » litigieux avait porté atteinte au droit à la liberté d’expression dont la première requérante jouissait en qualité de journaliste, mais elle a jugé que le fait que les mesures de surveillance ne visaient pas à surveiller les journalistes ni à découvrir des sources journalistiques était déterminant. Elle en a conclu que l’ingérence dans la liberté d’expression de la première requérante ne pouvait être qualifiée de particulièrement grave, et que les griefs de l’intéressée devaient être rejetés pour défaut manifeste de fondement (Weber et Saravia, décision précitée, §§ 143 à 145 et 151).

c)      L’approche à adopter en l’espèce

447.  Le régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA permettait aux services de renseignement d’accéder à des éléments journalistiques confidentiels de manière intentionnelle, en utilisant délibérément des sélecteurs ou des termes de recherche liés à un journaliste ou à un organe de presse, ou de manière fortuite, en prenant accidentellement de tels éléments dans les « filets » d’une interception en masse.

448.  Lorsque les services de renseignement cherchent à accéder à des éléments journalistiques confidentiels, par exemple en utilisant délibérément un sélecteur fort lié à un journaliste, ou qu’il est très probable, compte tenu des sélecteurs forts qui ont été choisis, que de tels éléments seront sélectionnés pour examen, la Cour estime que l’ingérence qui en découle est comparable à celle qui résulterait d’une perquisition au domicile ou sur le lieu de travail d’un journaliste. En effet, indépendamment de la question de savoir si les services de renseignement cherchent ou non à identifier une source, il est très probable que l’utilisation de sélecteurs forts ou de termes de recherche liés à un journaliste aboutira à la collecte de très nombreux éléments journalistiques confidentiels, mesure plus attentatoire encore à la protection des sources qu’une injonction de divulgation de l’identité d’une source (Roemen et Schmit, précité, § 57). En conséquence, la Cour estime qu’avant que les services de renseignement ne puissent utiliser des sélecteurs ou des termes de recherche dont on sait qu’ils sont liés à un journaliste ou qui aboutiront en toute probabilité à la sélection pour examen d’éléments journalistiques confidentiels, ces sélecteurs ou termes de recherche doivent avoir été autorisés par un juge ou un autre organe décisionnel indépendant et impartial habilité à déterminer si cette mesure est « justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public » et, en particulier, si une mesure moins intrusive suffirait à satisfaire un tel impératif (Sanoma Uitgevers B.V., précité, §§ 90 à 92).

449.  Même en l’absence d’intention d’accéder à des éléments journalistiques confidentiels, et même en l’absence de sélecteurs ou de termes de recherche rendant très probable la sélection pour examen d’éléments journalistiques confidentiels, il existe néanmoins un risque que de tels éléments soient interceptés, voire examinés, en se trouvant accidentellement « pris dans les filets » d’une interception de masse. La Cour estime que pareille situation diffère matériellement de la mise en place d’une surveillance ciblée d’un journaliste en vertu du régime découlant de l’article 8 § 1 ou de l’article 8 § 4 de la RIPA. L’interception éventuelle de communications journalistiques étant en pareil cas involontaire, il est impossible de prévoir d’emblée l’importance de l’atteinte portée à ces communications et/ou sources journalistiques. Dans ces conditions, un juge ou un autre organe indépendant ne serait pas en mesure de déterminer, au stade de l’autorisation, si une telle atteinte est ou non « justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public » et, en particulier, si une mesure moins intrusive suffirait à satisfaire un tel impératif.

450.  Dans l’affaire Weber et Saravia, la Cour a jugé que l’ingérence dans la liberté d’expression résultant de la surveillance stratégique litigieuse ne pouvait être qualifiée de particulièrement grave dès lors qu’elle ne visait pas à surveiller des journalistes et que les autorités ne pouvaient découvrir que les conversations d’un journaliste avaient été surveillées qu’au moment où elles examinaient, le cas échéant, les télécommunications interceptées (Weber et Saravia, décision précitée, § 151). En conséquence, elle a conclu que l’interception initiale, sans examen des éléments interceptés, ne portait pas gravement atteinte à l’article 10 de la Convention. Toutefois, comme la Cour l’a constaté plus haut, à l’époque actuelle, où le numérique est de plus en plus présent, les capacités technologiques ont considérablement accru le volume des communications transitant par Internet au niveau mondial, si bien que la surveillance qui ne vise pas directement les individus est susceptible d’avoir une portée très large, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire de l’État qui l’opère (paragraphes 322-323 ci-dessus). L’examen de communications journalistiques ou de données de communication associées par un analyste pouvant conduire à l’identification d’une source, la Cour estime que le droit interne doit impérativement comporter des garanties solides en ce qui concerne la conservation, l’examen, l’utilisation, la transmission à des tiers et la destruction de ces éléments confidentiels. En outre, lorsqu’il apparaît que des communications journalistiques ou des données de communication associées n’ayant pas été sélectionnées pour examen par l’utilisation délibérée d’un sélecteur ou d’un terme de recherche dont on sait qu’il est lié à un journaliste contiennent malgré tout des éléments journalistiques confidentiels, la prolongation de leur conservation et la poursuite de leur examen par un analyste ne devraient être possibles qu’à la condition d’être autorisées par un juge ou un autre organe décisionnel indépendant et impartial habilité à déterminer si ces mesures sont « justifiées par un impératif prépondérant d’intérêt public ».

d)     Application des critères susmentionnés aux faits de l’espèce

451.  Dans l’affaire Weber et Saravia, la Cour a expressément reconnu que le régime de surveillance litigieux avait porté atteinte au droit à la liberté d’expression dont la première requérante jouissait en qualité de journaliste (Weber et Saravia, décision précitée, §§ 143-145). Dans la présente affaire, la Cour a conclu que le fonctionnement du régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA s’analysait en une ingérence dans les droits de l’ensemble des requérantes tels que garantis par l’article 8 de la Convention (paragraphes 324-331 ci-dessus). Les requérantes de la deuxième affaire ayant respectivement la qualité d’association de journalistes et de journaliste, la Cour conclut que le régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA s’analysait aussi en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression dont les intéressées jouissaient en qualité de journalistes en vertu de l’article 10 de la Convention.

452.  Comme indiqué ci-dessus, le régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA avait une base claire en droit interne (paragraphes 365 et 366 ci‑dessus). Toutefois, au cours de son examen de la prévisibilité et de la nécessité de régime sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la Cour a constaté que celui-ci et les garanties qu’il comportait présentaient un certain nombre de lacunes, à savoir l’absence d’autorisation indépendante (paragraphe 377 ci-dessus), l’absence d’identification des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat (paragraphes 381-382 ci-dessus) et l’absence d’autorisation interne préalable des sélecteurs liés à un individu identifiable (paragraphe 382 ci-dessus).

453.  Néanmoins, les éléments journalistiques confidentiels étaient protégés par plusieurs garanties supplémentaires énoncées aux paragraphes 4.1 à 4.3 et 4.26 à 4.31 du code de conduite en matière d’interception de communications (paragraphe 96 ci-dessus). En vertu du paragraphe 4.1, les demandes de mandat d’interception devaient préciser si l’interception comportait un risque d’atteinte collatérale au droit à la vie privée – notamment lorsqu’étaient en cause des communications journalistiques – et, dans la mesure du possible, les mesures à prendre en vue de réduire la portée de l’intrusion collatérale. Toutefois, ce paragraphe n’obligeait le ministre compétent à tenir compte de ces circonstances et de ces mesures que dans le cadre de l’examen des demandes de mandat relevant de l’article 8 § 1 de la RIPA, c’est-à-dire d’un mandat autorisant une interception ciblée. Par ailleurs, le paragraphe 4.2 lui imposait d’« apporter une attention particulière » aux communications pouvant porter sur des éléments journalistiques confidentiels, et le paragraphe 4.26 indiquait que l’interception de communications portant sur des éléments journalistiques confidentiels appelait une « attention particulière ».

454.  Le Gouvernement indique que les éléments journalistiques confidentiels relevaient également du champ d’application du paragraphe 4.28 du code de conduite en matière d’interception de communications, lequel énonçait que lorsque la mesure envisagée visait à permettre l’acquisition d’informations personnelles confidentielles, les motifs sur lesquels elle reposait, sa nécessité et sa proportionnalité devaient être clairement précisés. Cette disposition prévoyait également que si l’acquisition de telles informations était probable mais non recherchée, toutes les possibilités d’atténuation de ce risque devaient être envisagées, et que s’il n’en existait aucune, il fallait réfléchir à la nécessité de mettre en place des procédures spéciales pour le traitement de ces informations au sein de l’agence interceptrice (paragraphe 96 ci-dessus). Toutefois, la Cour relève que dans le paragraphe 4.26 du même code, les « informations personnelles confidentielles » semblent se différencier des « éléments journalistiques confidentiels » (paragraphe 96 ci-dessus).

455.  En ce qui concerne la conservation d’éléments confidentiels, le paragraphe 4.29 du code de conduite en matière d’interception de communications prévoyait que ces éléments ne pouvaient être conservés que lorsque cette mesure était nécessaire et proportionnée à l’un des buts autorisés visés à l’article 15 § 4 de la RIPA, et qu’ils devaient être détruits de manière sécurisée lorsqu’ils n’étaient plus nécessaires dans l’un de ces buts (paragraphe 96 ci-dessus). De plus, le paragraphe 4.30 énonçait que si ces éléments étaient conservés ou transmis à un organe externe, il fallait prendre des mesures raisonnables pour signaler leur caractère confidentiel, et qu’en cas de doute quant à la licéité de la transmission envisagée d’informations confidentielles, un conseiller juridique de l’agence interceptrice concernée devait être consulté avant la poursuite de la transmission (paragraphe 96 ci-dessus). Enfin, le paragraphe 4.31 imposait de signaler au Commissaire à l’interception des communications que de tels éléments avaient été conservés dès qu’il était raisonnablement possible de le faire, et de mettre ces éléments à sa disposition à sa demande (paragraphe 96 ci-dessus).

456.  Au vu de ce qui précède, la Cour admet que les garanties relatives à la conservation, à la transmission à des tiers et à la destruction des éléments journalistiques confidentiels prévues par le code de conduite en matière d’interception de communications étaient adéquates. Toutefois, les garanties supplémentaires énoncées dans ce code ne remédiaient pas aux lacunes mises en évidence par la Cour dans son analyse du régime litigieux sous l’angle de l’article 8 de la Convention, et elles ne satisfaisaient pas non plus aux exigences posées par elle aux paragraphes 448-450 ci-dessus. En particulier, elles ne prévoyaient nullement que l’utilisation de sélecteurs ou de termes de recherche dont on savait qu’ils étaient liés à un journaliste devait être autorisée par un juge ou un autre organe décisionnel indépendant et impartial habilité à déterminer si cette mesure était « justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public » et si une mesure moins intrusive aurait suffi à satisfaire un tel impératif. Au contraire, lorsque la mesure envisagée visait à permettre l’accès à des éléments journalistiques confidentiels, ou que l’accès à de tels éléments était hautement probable compte tenu de l’utilisation de sélecteurs liés à un journaliste, il était seulement exigé que les motifs sur lesquels elle reposait, sa nécessité et sa proportionnalité soient clairement précisés.

457.  En outre, le régime litigieux ne comportait pas de garde-fous suffisants garantissant que, lorsqu’il apparaissait que des communications n’ayant pas été sélectionnées pour examen par l’utilisation délibérée d’un sélecteur ou d’un terme de recherche dont on savait qu’il était lié à un journaliste contenaient malgré tout des éléments journalistiques confidentiels, la prolongation de leur conservation et la poursuite de leur examen par un analyste ne seraient possibles qu’à la condition d’être autorisées par un juge ou un autre organe décisionnel indépendant et impartial habilité à déterminer si ces mesures étaient « justifiées par un impératif prépondérant d’intérêt public ». Au lieu de cela, le paragraphe 4.2 du code de conduite en matière d’interception de communications se bornait à exiger qu’une « attention particulière » soit apportée à l’interception de communications qui risquaient de contenir des éléments journalistiques confidentiels, et que toutes les possibilités d’atténuation de ce risque soient envisagées (paragraphe 96 ci-dessus).

458.  Eu égard à ces lacunes et à celles mises en évidence par la Cour dans son analyse du grief de violation de l’article 8 de la Convention, force est de conclure que le fonctionnement du régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA emportait également violation de l’article 10 de la Convention.

Grande Chambre CENTRUM FÖR RÄTTVISA c. SUÈDE du 25 mai 2021 Requête no 35252/08

Art 8 : Garanties insuffisantes dans la collecte en masse de renseignements d’origine électromagnétique : risque d’arbitraire et d’abus

Art 8 • Vie privée • Conformité à la Convention d’un régime de surveillance secrète, notamment de l’interception en masse de communications et du partage de renseignements • Nécessité de développer la jurisprudence au vu des différences importantes existant entre l’interception ciblée et l’interception en masse • Critère adapté à l’examen de régimes d’interception en masse au moyen d’une appréciation globale • Accent mis sur les « garanties de bout en bout » pour tenir compte de l’intensité croissante de l’atteinte au droit au respect de la vie privée au fur et à mesure que le processus d’interception en masse franchit les différentes étapes • Carences à raison de l’absence de règle claire concernant la destruction des éléments interceptés qui ne contiennent pas de données à caractère personnel, de l’absence d’obligation de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée lorsqu’une décision de partage de renseignements avec des partenaires étrangers est adoptée, du double rôle de l’Inspection du renseignement extérieur et de l’absence de décisions motivées lors du contrôle a posteriori, non suffisamment compensées par des garanties

L’affaire portait sur le risque, allégué par la fondation requérante, que les communications que celle-ci entretient quotidiennement avec des particuliers, des organisations et des entreprises en Suède et à l’étranger par courrier électronique, par téléphone et par télécopie, souvent sur des sujets sensibles, aient pu ou puissent être interceptées et examinées dans le cadre d’activités de renseignement d’origine électromagnétique. La Cour juge en particulier que même si les caractéristiques principales du régime suédois d’interception en masse répondent aux exigences de la Convention relatives à la qualité de la loi, ledit régime souffre néanmoins de trois carences : l’absence de règle claire concernant la destruction des éléments interceptés qui ne contiennent pas de données à caractère personnel, le fait que ni la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique ni aucun autre texte n’énonce l’obligation de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée lorsqu’une décision de partage de renseignements avec des partenaires étrangers est adoptée, et l’absence de contrôle a posteriori effectif. Les carences susmentionnées font que le régime en cause ne satisfait pas à l’exigence de « garanties de bout en bout », qu’il excède la marge d’appréciation accordée aux autorités de l’État défendeur à cet égard et, considéré dans son ensemble, n’offre pas une protection adéquate et effective contre l’arbitraire et le risque d’abus. Elle conclut donc à la violation de l’article 8 de la Convention.

FAITS

La requérante, Centrum för rättvisa, est une organisation sans but lucratif créée en 2002 dont le siège se trouve à Stockholm. Elle représente ses clients dans des litiges, contre l’État notamment, portant sur le respect des droits et libertés. Selon ses allégations, il existerait un risque que les communications qu’elle entretient quotidiennement avec des particuliers, des organisations et des entreprises en Suède et à l’étranger par courrier électronique, par téléphone et par télécopie, souvent sur des sujets sensibles, aient pu ou puissent être interceptées et examinées dans le cadre d’activités de renseignement d’origine électromagnétique. La requérante n’a engagé aucune procédure au niveau interne et plaide à cet égard qu’il n’existe pas en Suède de recours effectif pour ses griefs fondés sur la Convention.

Le renseignement d’origine électromagnétique (ROEM) peut être défini comme l’activité consistant à intercepter, traiter, analyser et rapporter des informations transmises par signaux électroniques qui peuvent être convertis en texte, en image ou en son. En Suède, la collecte de signaux électroniques est une forme de renseignement extérieur encadrée par la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique. La législation autorise l’Institut national de la défense radio (« le FRA »), une agence gouvernementale placée sous l’autorité du ministère de la Défense, à mener des activités de ROEM au moyen de l’interception en masse. Le FRA doit demander une autorisation au tribunal pour le renseignement extérieur pour toutes les activités de ROEM qu’il entend mener. Ce tribunal est composé d’un juge permanent et d’autres membres nommés pour un mandat de quatre ans. Il statue sur les demandes d’autorisation d’activités de ROEM dont il est saisi. Ses activités sont en pratique entourées d’un secret total. L'Inspection du renseignement extérieur, dont le conseil est présidé par des juges permanents ou d’anciens juges, donne au FRA l’accès aux communications dans la mesure permise par l’autorisation de ROEM et supervise les activités du FRA du début à la fin. Elle contrôle, en particulier, l’interception, l’analyse, l’utilisation et la destruction des données recueillies. Elle peut vérifier les termes de recherche utilisés et a accès à tous les documents pertinents du FRA. L’autorité de protection des données joue également un rôle en la matière. Les médiateurs parlementaires et le chancelier de la Justice peuvent aussi émettre un avis sur les activités du FRA et du tribunal pour le renseignement extérieur.

Article 8

Compte tenu de la prolifération des menaces que font aujourd’hui peser sur les États des réseaux d’acteurs internationaux qui utilisent Internet pour communiquer et échappent souvent à la détection grâce à l’utilisation de technologies sophistiquées, la Cour considère que les États jouissent d’une ample marge d’appréciation pour déterminer de quel type de régime d’interception ils ont besoin pour protéger leur sécurité nationale. Le recours à un régime d’interception en masse est donc une décision qui n’est pas en soi contraire à l’article 8. La Cour estime néanmoins qu’au vu de l’évolution constante des technologies de communication modernes, son approche habituelle à l’égard des régimes de surveillance ciblée doit être adaptée aux particularités d’un régime d’interception en masse, à raison à la fois du risque d’abus inhérent à ce type d’interception et du besoin légitime, qui le caractérise, d’opérer dans le secret. En particulier, le processus doit être encadré par des « garanties de bout en bout », c’est-à-dire qu’au niveau national la nécessité et la proportionnalité des mesures prises devraient être appréciées à chaque étape du processus, que les activités d’interception en masse devraient être soumises à l’autorisation d’une autorité indépendante dès le départ – dès la définition de l’objet et de l’étendue de l’opération – et que les opérations devraient faire l’objet d’une supervision et d’un contrôle indépendant opéré a posteriori. La Cour identifie donc plusieurs critères essentiels qui doivent être clairement définis par le droit national afin que le régime en question puisse être jugé conforme aux exigences de la Convention. Appliquant ces critères qu’elle vient d’élaborer au régime suédois d’interception en masse, la Cour observe que les services de renseignement suédois ont pris grand soin de s’acquitter des obligations que la Convention fait peser sur eux et que les caractéristiques principales du régime suédois d’interception en masse répondent aux exigences de la Convention. Elle estime toutefois que ce régime souffre de trois carences, à savoir l’absence de règle claire concernant la destruction des éléments interceptés qui ne contiennent pas de données à caractère personnel, le fait que ni la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique ni aucun autre texte n’énonce l’obligation de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée lorsqu’une décision de partage de renseignements avec des partenaires étrangers est adoptée, et l’absence de contrôle a posteriori effectif. Ces carences font que le régime suédois d’interception en masse excède la marge d’appréciation accordée aux autorités de l’État défendeur à cet égard et n’offre pas une protection adéquate et effective contre l’arbitraire et le risque d’abus. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

RECEVABILITE : examen in abstrato de la CEDH

166.  Comme la Cour l’a observé dans les arrêts Kennedy et Roman Zakharov (précités), il existe, dans les affaires où sont en cause des mesures de surveillance secrète, des considérations particulières justifiant qu’elle déroge à son approche générale déniant aux particuliers le droit de se plaindre in abstracto d’une loi. La principale d’entre elles tient à ce qu’il importe de s’assurer que le caractère secret de pareilles mesures ne conduise pas à ce qu’elles soient en pratique inattaquables et échappent au contrôle des autorités judiciaires nationales et de la Cour (Roman Zakharov, précité, § 169).

167.  Selon une jurisprudence désormais bien établie, il y a lieu d’appliquer plusieurs critères pour déterminer si un requérant peut se prétendre victime d’une violation de ses droits découlant de la Convention qui aurait été entraînée par la simple existence de mesures de surveillance secrète ou d’une législation permettant de telles mesures. Ces critères ont été formulés comme suit dans l’arrêt Roman Zakharov (précité, § 171) :

« Premièrement, la Cour prendra en considération la portée de la législation autorisant les mesures de surveillance secrète et recherchera pour cela si le requérant peut éventuellement être touché par la législation litigieuse, soit parce qu’il appartient à un groupe de personnes visées par elle, soit parce qu’elle concerne directement l’ensemble des usagers des services de communication en instaurant un système dans lequel tout un chacun peut voir intercepter ses communications.

Deuxièmement, la Cour tiendra compte de la disponibilité de recours au niveau national et ajustera le niveau de son contrôle en fonction de l’effectivité de ces recours. (...) [L]orsque l’ordre interne n’offre pas de recours effectif à la personne qui pense avoir fait l’objet d’une surveillance secrète, les soupçons et les craintes de la population quant à l’usage abusif qui pourrait être fait des pouvoirs de surveillance secrète ne sont pas injustifiés (...). Dans ces circonstances, on est fondé à alléguer que la menace de surveillance restreint par elle-même la liberté de communiquer au moyen des services des postes et télécommunications et constitue donc, pour chaque usager ou usager potentiel, une atteinte directe au droit garanti par l’article 8. Un contrôle accru par la Cour s’avère donc nécessaire, et il se justifie de déroger à la règle selon laquelle les particuliers n’ont pas le droit de se plaindre d’une loi in abstracto. En pareil cas, la personne concernée n’a pas besoin d’établir l’existence d’un risque que des mesures de surveillance secrète lui aient été appliquées.

Si en revanche l’ordre interne comporte des recours effectifs, des soupçons généralisés d’abus sont plus difficiles à justifier. Dans ce cas de figure, l’intéressé peut se prétendre victime d’une violation entraînée par la simple existence de mesures secrètes ou d’une législation permettant de telles mesures uniquement s’il est à même de montrer qu’en raison de sa situation personnelle il est potentiellement exposé au risque de subir pareilles mesures. »

168.  Appliquant ces critères au cas d’espèce, la Cour observe d’abord que, comme le fait valoir le Gouvernement, la requérante n’appartient pas à un groupe de personnes ou d’entités visées par les mesures et la législation suédoises adoptées en matière de ROEM. La requérante n’a d’ailleurs rien allégué de tel.

169.  Il convient donc d’examiner le point de savoir si, comme le soutient l’intéressée, la législation litigieuse instaure un système de surveillance secrète susceptible de toucher toute personne qui communique par téléphone ou qui utilise Internet.

170.  À cet égard, il est clair que les communications ou données de communication de toute personne physique ou morale se trouvant en Suède peuvent être transmises par des canaux de transmission faisant l’objet d’interceptions et être ainsi soumises, en vertu de la législation contestée, tout au moins aux stades initiaux du traitement automatique opéré par le FRA.

171.  Le Gouvernement avance que les activités de ROEM ne concernent que les menaces et les circonstances extérieures et que, par conséquent, le risque que les communications de la requérante soient retenues pour un contrôle plus approfondi au-delà du stade de traitement automatique du processus d’interception en masse est pratiquement inexistant. Cette argumentation est pertinente pour l’appréciation de l’intensité et de la proportionnalité de l’atteinte portée aux droits protégés par l’article 8, compte tenu des garanties que présente le système incriminé d’interception des signaux, mais elle n’est pas déterminante pour ce qui est de la qualité de victime de la requérante au sens de l’article 34 de la Convention. Toute autre interprétation risquerait de subordonner l’accès au mécanisme de recours prévu par la Convention à la possibilité de prouver que les communications d’une personne présentent un intérêt pour les services en charge du renseignement extérieur –tâche pratiquement irréalisable étant donné le secret inhérent aux activités de renseignement extérieur.

172.  Dans ces conditions, la Cour doit tenir compte des voies de recours ouvertes en Suède aux personnes qui pensent avoir fait l’objet de mesures prises en application de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique pour déterminer si, comme le soutient la requérante, le risque d’être soumis à une surveillance peut être jugé constitutif en lui‑même d’une restriction de la liberté de communiquer et ainsi, pour chaque utilisateur réel ou potentiel, d’une atteinte directe au droit garanti par l’article 8.

173.  À cet égard, la Cour observe qu’en pratique les personnes touchées par des activités d’interception en masse ne reçoivent aucune notification. D’un autre côté, toute personne, quels que soient sa nationalité et son lieu de résidence, peut saisir l’Inspection du renseignement extérieur. Celle-ci doit alors rechercher si les communications de cette personne ont été interceptées dans le cadre d’activités de ROEM et, si tel a été le cas, vérifier si l’interception et le traitement des informations correspondantes ont été effectués dans le respect du droit applicable. Elle peut décider de mettre fin à une opération de ROEM ou ordonner la destruction des renseignements recueillis. Toute personne peut également saisir les médiateurs parlementaires et le chancelier de la Justice dans un certain nombre de circonstances.

174.  La requérante allègue toutefois que l’Inspection ne peut donner d’autre information que le fait qu’il y a eu une irrégularité, et qu’elle se prononce par une décision définitive non susceptible de recours dans laquelle elle ne motive pas les conclusions auxquelles elle est parvenue. Aucune autre voie de recours ne permettrait au demandeur d’obtenir des informations supplémentaires sur les circonstances d’une éventuelle interception, sur l’utilisation qui a été faite de ses communications ou des données qui s’y rapportent, ni, le cas échéant, sur la nature de la surveillance illégale.

175.  En ce qui concerne la question relative à la qualité de victime de la requérante, la Cour observe, sans préjudice des conclusions qui seront tirées relativement aux exigences matérielles des articles 8 § 2 et 13 dans le cas d’espèce, qu’un certain nombre de restrictions s’appliquent aux recours internes ouverts en Suède aux personnes qui pensent être concernées par des mesures d’interception en masse. Elle considère que, même si ces restrictions doivent être considérées comme inévitables ou justifiées, le résultat pratique en est que les recours existants ne sont pas de nature à suffisamment dissiper les craintes de la population quant au risque d’une surveillance secrète.

176.  Il s’ensuit qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si, en raison de sa situation personnelle, la requérante est potentiellement exposée au risque de voir ses communications ou les données qui s’y rapportent interceptées et analysées.

177.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner in abstracto la législation pertinente. Elle rejette donc l’exception du Gouvernement selon laquelle la requérante ne pourrait se prétendre victime d’une violation des droits protégés par la Convention du simple fait de l’existence de la législation et des mesures d’interception en masse adoptées en Suède.

SUR LE FOND

a) Observations liminaires

236.  Le présent grief porte sur l’interception en masse par les services de renseignement de communications transfrontières. Même si ce n’est pas la première fois que la Cour examine ce type de surveillance (Weber et Saravia, décision précitée, et Liberty et autres, arrêt précité), il est apparu au cours de la procédure que l’appréciation d’un tel régime soulève des difficultés spécifiques. À l’époque actuelle, où le numérique est de plus en plus présent, la grande majorité des communications se font sous forme numérique et sont acheminées à travers les réseaux mondiaux de télécommunication de manière à emprunter la combinaison de chemins la plus rapide et la moins chère sans aucun rapport significatif avec les frontières nationales. La surveillance qui ne vise pas directement les individus est par conséquent susceptible d’avoir une portée très large, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire de l’État qui l’opère. Il est donc essentiel autant que difficile de définir des garanties en la matière. Contrairement aux interceptions ciblées, qui sont l’objet d’une part importante de la jurisprudence de la Cour et qui sont avant tout utilisées dans le cadre d’enquêtes pénales, l’interception en masse est également – et peut‑être essentiellement – utilisée pour recueillir des informations dans le cadre du renseignement extérieur et pour détecter de nouvelles menaces provenant d’acteurs connus ou inconnus. Lorsqu’ils agissent dans ce domaine, les États contractants ont légitimement besoin d’opérer dans le secret, ce qui implique qu’ils ne rendent publiques que peu d’informations sur le fonctionnement du système, voire aucune ; en outre, les informations mises à la disposition du public peuvent être formulées en termes abscons et souvent largement différents d’un État à l’autre.

237.  Si les capacités technologiques ont considérablement accru le volume des communications transitant par Internet au niveau mondial, les menaces auxquelles sont confrontés les États contractants et leurs citoyens ont également proliféré. On peut citer, sans être exhaustif, le terrorisme, le trafic de substances illicites, la traite des êtres humains ou encore l’exploitation sexuelle des enfants – activités d’échelle planétaire. Nombre de ces menaces proviennent de réseaux internationaux d’acteurs hostiles qui ont accès à une technologie de plus en plus sophistiquée grâce à laquelle ils peuvent communiquer sans être repérés. L’accès à cette technologie permet également à des acteurs étatiques ou non étatiques hostiles de perturber l’infrastructure numérique, voire le bon fonctionnement des processus démocratiques, au moyen de cyberattaques. Il y a là une menace grave pour la sécurité nationale qui, par définition, n’existe que dans le domaine numérique et ne peut donc être détectée et investiguée qu’à l’aide de moyens numériques. Ainsi, pour se prononcer sur la conformité à la Convention des régimes encadrant dans les États contractants l’interception en masse, technologie précieuse qui permet de détecter les nouvelles menaces de nature numérique, la Cour est appelée à examiner les garanties contre l’arbitraire et les abus qui y sont prévues tout en ne disposant que d’informations limitées sur la manière dont ils fonctionnent.

b)  Sur l’existence d’une ingérence

238.  Le Gouvernement soutient que la requérante n’a subi aucune ingérence dans l’exercice de ses droits protégés par l’article 8. À cet égard, il argue que, d’une part, elle n’appartient pas à un groupe de personnes ou d’entités visées par la législation pertinente et il est hautement improbable que ses communications fassent l’objet d’un examen analytique et, d’autre part, les stades antérieurs de l’interception en masse de communications telle qu’elle est opérée en Suède ne constituent pas une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8.

239.  La Cour juge que l’interception en masse est un processus graduel dans lequel l’intensité de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure que le processus avance. Les régimes d’interception en masse ne sont pas forcément tous conçus exactement sur le même modèle, les différentes étapes du processus ne sont pas nécessairement distinctes et ne répondent pas toujours à un ordre chronologique strict. Sous réserve de ce qui précède, la Cour considère néanmoins que les étapes du processus d’interception en masse qu’il convient d’examiner peuvent être décrites comme suit :

a)    interception et rétention initiale des communications et des données de communication associées (c’est-à-dire des données de trafic qui se rapportent aux communications interceptées) ;

b)    application de sélecteurs spécifiques aux communications retenues et aux données de communication associées ;

c)     examen par des analystes des communications sélectionnées et des données de communication associées ; et

d)    rétention subséquente des données et utilisation du « produit final », notamment partage de ces données avec des tiers.

240.  Au cours de l’étape « a) », les services de renseignement interceptent en masse des communications électroniques (ou des « paquets » de communications électroniques). Ces communications sont celles d’un grand nombre de personnes, dont la plupart ne présentent absolument aucun intérêt pour les services de renseignement. Certaines communications peu susceptibles de présenter un intérêt pour le renseignement peuvent être éliminées à ce stade.

241.  La recherche initiale, qui est en grande partie automatisée, intervient lors de l’étape « b » : différents types de sélecteurs, y compris des « sélecteurs forts » (tels qu’une adresse de courrier électronique) et/ou des requêtes complexes, sont appliqués aux paquets de communications retenus et aux données de communication associées. À ce stade, il est possible que le processus commence à cibler des individus par l’utilisation de sélecteurs forts.

242.  Lors de l’étape « c) », les éléments interceptés sont examinés pour la première fois par un analyste.

243.  Enfin, l’étape « d) » est celle où les services de renseignement utilisent concrètement les éléments interceptés. Les éléments retenus peuvent alors être inclus dans un rapport de renseignement, communiqués à d’autres services de renseignement du pays, ou même transmis à des services de renseignement étrangers.

244.  La Cour considère que l’article 8 s’applique à chacune des étapes décrites ci-dessus. Si l’interception intiale suivie de l’élimination immédiate d’une partie des communications ne constitue pas une ingérence particulièrement importante, l’intensité de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure que le processus d’interception en masse avance. À cet égard, la Cour a clairement dit que le simple fait de conserver des données relatives à la vie privée d’un individu s’analyse en une ingérence au sens de l’article 8 (Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 48, série A no 116), et que la nécessité de disposer de garanties se fait d’autant plus sentir lorsqu’il s’agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique (S. et Marper, précité, § 103). Le fait que les données retenues soient conservées sous une forme codée intelligible uniquement à l’aide de l’informatique et ne pouvant être interprétée que par un nombre restreint de personnes ne saurait avoir d’incidence sur cette conclusion (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 69, CEDH 2000‑II, et S. et Marper, précité, §§ 67 et 75). En définitive, c’est à la fin du processus, lorsque des informations relatives à une personne en particulier sont analysées ou que le contenu des communications est examiné par un analyste, que la présence de garanties est plus que jamais nécessaire. Cette approche cadre avec les conclusions de la Commission de Venise, qui, dans son rapport sur le contrôle démocratique des agences de collecte de renseignements d’origine électromagnétique, a considéré que dans le processus d’interception en masse, les principales ingérences concernant la vie privée se produisent lorsque les autorités peuvent consulter les données conservées et les soumettre à un traitement (paragraphes 86-91 ci-dessus).

245.  Ainsi, l’intensité de l’atteinte au droit au respect de la vie privée augmente au fur et à mesure que le processus franchit les différentes étapes. Afin de déterminer si cette ingérence croissante est justifiée, la Cour appréciera le régime suédois pertinent en se fondant sur cette analyse de la nature de l’ingérence en cause.

c)  Sur le caractère justifié ou non de l’ingérence<

  1. Les principes généraux relatifs aux mesures secrètes de surveillance, y compris l’interception de communications

246.  Une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 ne peut se justifier au regard du paragraphe 2 de cet article que si elle est prévue par la loi, vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans ce paragraphe et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce ou ces buts (Roman Zakharov, précité, § 227 ; voir aussi Kennedy, précité, § 130). Les termes « prévue par la loi » signifient que la mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne (et qu’il ne doit pas s’agir seulement d’une pratique ne reposant pas sur une base légale spécifique – voir Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 74, 1er mars 2007). La mesure doit aussi être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8. La loi doit donc être accessible à la personne concernée et prévisible quant à ses effets (Roman Zakharov, précité, § 228 ; voir aussi, parmi bien d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, S. et Marper, précité, § 95, et Kennedy, précité, § 151).

247.   En matière de surveillance secrète, la « prévisibilité » ne peut se comprendre de la même façon que dans la plupart des autres domaines.Dans le contexte particulier des mesures de surveillance secrète, telle l’interception de communications, la « prévisibilité » ne saurait signifier qu’un individu doit se trouver à même de prévoir quand les autorités sont susceptibles de recourir à ce type de mesures de manière à ce qu’il puisse adapter sa conduite en conséquence. Cependant, le risque d’arbitraire apparaît avec netteté là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret.En matière de mesures de surveillance secrète, il est donc indispensable qu’existent des règles claires et détaillées, d’autant que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner. Le droit interne doit être suffisamment clair pour indiquer à tous de manière adéquate en quelles circonstances et sous quelles conditions la puissance publique est habilitée à recourir à pareilles mesures (Roman Zakharov, précité, § 229 ; voir aussi Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82, Leander, précité, § 51, Huvig c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑B, Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V, Rotaru, précité, § 55, Weber et Saravia, décision précitée, § 93, et Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev c. Bulgarie, no 62540/00, § 75, 28 juin 2007). En outre, la loi doit définir l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation accordé aux autorités compétentes avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Roman Zakharov, précité, § 230 ; voir aussi, entre autres, Malone, précité, § 68, Leander, précité, § 51, Huvig, précité, § 29, et Weber et Saravia, décision précitée, § 94).

248.  Dans les affaires où la législation autorisant la surveillance secrète est contestée devant la Cour, la question de la légalité de l’ingérence est étroitement liée à celle de savoir s’il a été satisfait au critère de la « nécessité », raison pour laquelle la Cour doit vérifier en même temps que la mesure était « prévue par la loi » et qu’elle était « nécessaire ». La « qualité de la loi » en ce sens implique que le droit national doit non seulement être accessible et prévisible dans son application, mais aussi garantir que les mesures de surveillance secrète soient appliquées uniquement lorsqu’elles sont « nécessaires dans une société démocratique », notamment en offrant des garanties et des garde-fous suffisants et effectifs contre les abus (Roman Zakharov, précité, § 236, et Kennedy, précité, § 155).

249.  À cet égard, il convient de rappeler qu’au fil de sa jurisprudence relative à l’interception de communications dans le cadre d’enquêtes pénales, la Cour a déterminé que pour prévenir les abus de pouvoir, la loi doit au minimum énoncer les éléments suivants : 1)  la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception ; 2)  la définition des catégories de personnes dont les communications sont susceptibles d’être interceptées ; 3)  la limite à la durée d’exécution de la mesure ; 4)  la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies ; 5)  les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties ; et 6)  les circonstances dans lesquelles les données interceptées peuvent ou doivent être effacées ou détruites (Huvig, précité, § 34, Valenzuela Contreras, précité, § 46, Weber et Saravia, décision précitée, § 95, et Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 76). Dans l’arrêt Roman Zakharov (précité, § 231), elle a confirmé que ces mêmes garanties minimales, au nombre de six, s’appliquaient aussi dans les cas où l’interception était faite pour des raisons de sécurité nationale ; toutefois, pour déterminer si la loi litigieuse était contraire à l’article 8, elle a tenu compte également des éléments suivants : les modalités du contrôle de l’application de mesures de surveillance secrète, l’existence éventuelle d’un mécanisme de notification et les recours prévus en droit interne (Roman Zakharov, précité, § 238).

250.  Le contrôle et la supervision des mesures de surveillance secrète peuvent intervenir à trois stades : lorsqu’on ordonne la surveillance, pendant qu’on la mène ou après qu’elle a cessé. En ce qui concerne les deux premières phases, la Cour note que la nature et la logique mêmes de la surveillance secrète commandent d’exercer à l’insu de l’intéressé non seulement la surveillance comme telle, mais aussi le contrôle qui l’accompagne. Puisque la personne concernée sera donc nécessairement dans l’impossibilité d’introduire de son propre chef un recours effectif ou de prendre une part directe à quelque procédure de contrôle que ce soit, il est indispensable que les mécanismes existants procurent en eux-mêmes des garanties appropriées et équivalentes sauvegardant les droits de l’individu. En un domaine où les abus sont potentiellement si aisés dans des cas individuels et pourraient entraîner des conséquences préjudiciables pour la société démocratique tout entière, il est en principe souhaitable que le contrôle soit confié à un juge, car le contrôle juridictionnel offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière (Roman Zakharov, précité, § 233 ; voir aussi Klass et autres, précité, §§ 55 et 56).

251.  Au troisième stade, c’est-à-dire lorsque la surveillance a cessé, la question de la notification a posteriori de mesures de surveillance est un élément pertinent pour apprécier l’effectivité des recours judiciaires et donc l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. La personne concernée ne peut guère, en principe, contester rétrospectivement devant la justice la légalité des mesures prises à son insu, sauf si on l’avise de celles-ci (Roman Zakharov, précité, § 234 ; voir aussi Klass et autres, précité, § 57, et Weber et Saravia, décision précitée, § 135) ou si – autre cas de figure – toute personne pensant avoir fait l’objet d’une surveillance a la faculté de saisir les tribunaux, ceux-ci étant compétents même si le sujet de la surveillance n’a pas été informé des mesures prises (Roman Zakharov, précité, § 234 ; voir aussi Kennedy, précité, § 167).

252.  Pour ce qui est de la question de savoir si une ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation d’un but légitime, la Cour a reconnu que les autorités nationales disposent d’une ample marge d’appréciation pour choisir les moyens de sauvegarder au mieux la sécurité nationale (Weber et Saravia, décision précitée, § 106).

253.   Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et effectives contre les abus car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale (ou tout autre intérêt national essentiel) risque de saper, voire de détruire, les processus démocratiques sous couvert de les défendre. L’appréciation de cette question est fonction de toutes les circonstances de la cause, telles que par exemple la nature, la portée et la durée des mesures pouvant être prises, les raisons requises pour les ordonner, les autorités compétentes pour les permettre, les exécuter et les contrôler, et le type de recours fourni par le droit interne. La Cour doit rechercher si les procédures de supervision de la décision et de la mise en œuvre de mesures restrictives sont de nature à circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Roman Zakharov, précité, § 232 ; voir aussi Klass et autres, précité, §§ 49, 50 et 59, Weber et Saravia, décision précitée, § 106, et Kennedy, précité, §§ 153 et 154).

  1. Sur la nécessité de développer la jurisprudence

254.  Dans la décision Weber et Saravia et dans l’arrêt Liberty et autres (tous deux précités), la Cour a admis que les régimes d’interception en masse n’étaient pas nécessairement exclus de la marge d’appréciation des États. Compte tenu, d’une part, de la prolifération des menaces que font aujourd’hui peser sur les États des réseaux d’acteurs internationaux qui utilisent Internet à la fois pour communiquer et comme outil et, d’autre part, de l’existence de technologies sophistiquées qui peuvent permettre à ces acteurs d’échapper à la détection, elle considère que le recours à un régime d’interception en masse afin de repérer les menaces pesant sur la sécurité nationale ou sur des intérêts nationaux essentiels est une décision qui relève de cette marge d’appréciation.

255.  Tant dans la décision Weber et Saravia que dans l’arrêt Liberty et autres (précités), la Cour a appliqué les six garanties minimales (mentionnées ci-dessus) énoncées dans sa jurisprudence relative aux interceptions ciblées. Cependant, même si les régimes d’interception en masse qu’elle y a examinés étaient à première vue similaires à celui contesté dans le cas d’espèce, ces deux affaires remontent à plus de dix ans et, depuis, les progrès technologiques ont significativement modifié la manière dont on communique. On vit de plus en plus en ligne, ce qui génère un volume bien plus important de communications électroniques que celui qui pouvait être généré il y a dix ans, et les communications ont nettement évolué dans leur nature et leur qualité. Par conséquent, l’étendue de l’activité de surveillance examinée dans ces deux affaires aurait été bien plus restreinte.

256.  Il en va de même pour les données de communication associées. Pour chaque individu, le volume de données de communication actuellement disponible est normalement supérieur au volume de données de contenu, car chaque contenu s’accompagne de multiples données de communication. Si le contenu d’une communication, crypté ou non, peut ne rien révéler d’utile sur son expéditeur ou son destinataire, les données de communication associées, en revanche, peuvent révéler un grand nombre d’informations personnelles, telles que l’identité et la localisation de l’expéditeur et du destinataire, ou encore l’équipement par lequel la communication a été acheminée. De plus, toute intrusion occasionnée par l’acquisition de données de communication associées est démultipliée par l’interception en masse, car ces données peuvent désormais faire l’objet d’analyses et de recherches qui permettent de brosser un portrait intime de la personne concernée par le suivi de ses activités sur les réseaux sociaux, de ses déplacements, de ses navigations sur Internet ainsi que de ses habitudes de communication, et par la connaissance de ses contacts.

257.  Un autre élément est plus important encore : dans la décision Weber et Saravia et dans l’arrêt Liberty et autres (tous deux précités), la Cour n’a pas expressément tenu compte du fait qu’il s’agissait d’une surveillance dont la nature et l’échelle étaient différentes de celles examinées dans les affaires précédentes. Or les interceptions ciblées et l’interception en masse présentent un certain nombre de différences importantes.

258.  Pour commencer, l’interception en masse vise généralement les communications internationales (c’est-à-dire les communications qui traversent physiquement les frontières de l’État), et si l’on ne peut exclure que les communications de personnes qui se trouvent dans l’État qui opère la surveillance soient interceptées et même examinées, dans bien des cas le but déclaré de l’interception en masse est de contrôler des communications qui ne peuvent être contrôlées par d’autres formes de surveillance car elles sont échangées par des personnes se trouvant hors de la compétence territoriale de l’État. Le système allemand, par exemple, ne vise que le contrôle des télécommunications passées hors du territoire allemand (paragraphe 137 ci-dessus).

259.  Par ailleurs, comme cela a déjà été relevé, les buts dans lesquels on peut recourir à l’interception en masse sont en principe différents. Dans les affaires où la Cour a été amenée à examiner des interceptions ciblées, celles-ci étaient, pour la plupart d’entre elles, employées par les États défendeurs aux fins d’une enquête pénale. En revanche, si l’interception en masse peut elle aussi être employée pour enquêter sur certaines infractions graves, les États membres du Conseil de l’Europe qui mettent en œuvre un régime d’interception en masse le font apparemment à des fins de collecte de renseignement extérieur, de détection précoce des cyberattaques et d’enquête sur celles-ci, de contre-espionnage et de lutte contre le terrorisme (paragraphes 131-146 ci-dessus).

260.  Si l’interception en masse n’est pas nécessairement utilisée pour cibler un individu en particulier, il est évident qu’elle peut être employée dans ce but – et qu’elle l’est. Lorsque c’est le cas, on ne surveille pas les appareils utilisés par les individus ciblés. On cible plutôt les individus par l’application de sélecteurs forts (tels que leur adresse de courrier électronique) aux communications interceptées en masse par les services de renseignement. Seuls les « paquets » de communications des individus ciblés qui sont passés par les canaux de transmission sélectionnés par les services de renseignement sont interceptés de cette manière, et seules les communications interceptées qui répondaient soit à un sélecteur fort soit à une requête complexe sont susceptibles d’être examinées par un analyste.

261.  Comme tout système d’interception, l’interception en masse recèle à l’évidence un potentiel considérable d’abus susceptibles de porter atteinte au droit des individus au respect de leur vie privée. Certes, l’article 8 de la Convention n’interdit pas de recourir à l’interception en masse afin de protéger la sécurité nationale ou d’autres intérêts nationaux essentiels contre des menaces extérieures graves, et les États jouissent d’une ample marge d’appréciation pour déterminer de quel type de régime d’interception ils ont besoin à cet effet, cependant la latitude qui leur est accordée pour la mise en œuvre de ce régime doit être plus restreinte et un certain nombre de garanties doivent être mises en place. La Cour a déjà énoncé les garanties qui devraient caractériser un régime d’interceptions ciblées conforme à la Convention. Ces principes fournissent un cadre utile pour examiner la présente affaire, mais il y a lieu de les adapter pour prendre en compte les caractéristiques particulières de l’interception en masse et, en particulier, l’intensité croissante de l’ingérence dans l’exercice par l’individu de ses droits protégés par l’article 8 au fur et à mesure que l’opération passe par les étapes décrites au paragraphe 239 ci-dessus.

  1. L’approche à adopter dans les affaires relatives à l’interception en masse

262.  À l’évidence, il n’est pas aisé d’appliquer à un régime d’interception en masse les deux premières détruites – sont quant à elles tout aussi pertinentes pour l’interception en masse.

263.  Dans sa jurisprudence sur les interceptions ciblées, la Cour a tenu compte des dispositifs de supervision et de contrôle de l’application de mesures d’interception (Roman Zakharov, précité, §§ 233-234). Dans le contexte de l’interception en masse, la supervision et le contrôle des mesures revêtent une importance d’autant plus grande que le risque d’abus est inhérent à ce type d’interception et que le besoin légitime d’opérer dans le secret signifie inévitablement que, pour des raisons tenant à la sécurité nationale, les États ne sont souvent pas libres de divulguer des informations sur le fonctionnement du système en cause.

264. En conséquence, la Cour considère qu’afin de réduire autant que possible le risque d’abus du pouvoir d’interception en masse, le processus doit être encadré par des « garanties de bout en bout », c’est‑à‑dire qu’au niveau national, la nécessité et la proportionnalité des mesures prises devraient être appréciées à chaque étape du processus, que les activités d’interception en masse devraient être soumises à l’autorisation d’une autorité indépendante dès le départ – dès la définition de l’objet et de l’étendue de l’opération – et que les opérations devraient faire l’objet d’une supervision et d’un contrôle indépendant opéré a posteriori. Ces facteurs sont, de l’avis de la Cour, des garanties fondamentales, qui constituent la pierre angulaire de tout régime d’interception en masse conforme aux exigences de l’article 8 (voir aussi, dans le même sens, au paragraphe 86 ci‑dessus, le rapport de la Commission de Venise, selon lequel deux des garanties les plus importantes dans un régime d’interception en masse sont l’autorisation et le contrôle du processus).

265.  Pour ce qui est, tout d’abord, de l’autorisation, la Grande Chambre considère que si l’autorisation judiciaire constitue une « importante garantie contre l’arbitraire », elle n’est pas une « exigence nécessaire ». L’interception en masse devrait néanmoins être autorisée par un organe indépendant, c’est-à-dire un organe indépendant du pouvoir exécutif.

266.  Par ailleurs, afin de constituer une garantie effective contre les abus, l’organe indépendant chargé d’accorder les autorisations devrait être informé à la fois du but poursuivi par l’interception et des canaux de transmission ou des voies de communication susceptibles d’être interceptés. Cela lui permettrait d’apprécier la nécessité et la proportionnalité de l’opération d’interception en masse ainsi que de vérifier si la sélection des canaux est nécessaire et proportionnée aux buts dans lesquels les activités d’interception sont menées.

267.  L’utilisation de sélecteurs – et en particulier de sélecteurs forts – est l’une des étapes les plus importantes du processus d’interception en masse puisqu’il s’agit du moment où les communications d’un individu déterminé sont susceptibles d’être ciblées par les services de renseignement. La Cour note toutefois que le gouvernement néerlandais a soutenu, dans sa tierce intervention, que toute obligation d’expliquer ou de justifier les sélecteurs ou les critères de recherche dans l’autorisation restreindrait gravement l’effectivité de l’interception en masse (paragraphes 228-232 ci‑dessus). Au Royaume-Uni, l’IPT a jugé que l’inclusion des sélecteurs dans l’autorisation « aurait inutilement compromis et limité la mise en œuvre des mandats tout en risquant de s’avérer illusoire » (Big Brother Watch et autres, précité, § 49).

268.  Compte tenu des caractéristiques de l’interception en masse (paragraphes 258 et 259 ci-dessus), du grand nombre de sélecteurs employés et du besoin inhérent de flexibilité dans le choix des sélecteurs, qui peut en pratique s’exprimer par des combinaisons techniques de chiffres et de lettres, la Cour est disposée à admettre qu’inclure tous les sélecteurs dans l’autorisation ne serait probablement pas faisable en pratique. Toutefois, étant donné que le choix des sélecteurs et des termes de recherche détermine quelles sont les communications susceptibles d’être examinées par un analyste, l’autorisation devrait à tout le moins indiquer les types ou catégories de sélecteurs à utiliser.

269.  Par ailleurs, des garanties renforcées devraient s’appliquer lorsque les services de renseignement emploient des sélecteurs forts se rapportant à des personnes identifiables. Les services de renseignement devraient être tenus de justifier – au regard des principes de nécessité et de proportionnalité – l’utilisation de chaque sélecteur fort, et cette justification devrait être consignée scrupuleusement et soumise à une procédure d’autorisation interne préalable comportant une vérification distincte et objective de la conformité de la justification avancée aux principes susmentionnés.

270.  Chaque stade du processus d’interception en masse – notamment l’autorisation initiale et ses éventuels renouvellements, la sélection des canaux de transmission, le choix et l’application de sélecteurs et de termes de recherche, l’utilisation, la conservation, la transmission à des tiers et la suppression des éléments interceptés – devrait également être soumis à la supervision d’une autorité indépendante, et cette supervision devrait être suffisamment solide pour circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Roman Zakharov, précité, § 232 ; voir aussi Klass et autres, précité, §§ 49, 50 et 59, Weber et Saravia, décision précitée, § 106, et Kennedy, précité, §§ 153 et 154). L’organe de supervision devrait, en particulier, être en mesure d’apprécier la nécessité et la proportionnalité de la mesure prise, en tenant dûment compte du degré d’intrusion dans l’exercice par les personnes susceptibles d’être affectées de leurs droits protégés par la Convention. Afin de faciliter cette supervision, les services de renseignement devraient tenir des archives détaillées à chaque étape du processus.

271.  Enfin, toute personne qui soupçonne que ses communications ont été interceptées par les services de renseignement devrait disposer d’un recours effectif permettant de contester la légalité de l’interception soupçonnée ou la conformité à la Convention du régime d’interception. Dans le contexte des interceptions ciblées, la Cour a considéré à plusieurs reprises que la notification ultérieure des mesures de surveillance était un facteur à prendre en compte pour apprécier le caractère effectif des recours judiciaires et donc l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. Elle a toutefois admis que la notification n’est pas nécessaire si le système de recours internes permet à toute personne soupçonnant que ses communications sont ou ont été interceptées de saisir les tribunaux, c’est-à-dire lorsque ceux-ci sont compétents même si l’intéressé n’a pas été informé de l’interception de ses communications (Roman Zakharov, précité, § 234, et Kennedy, précité, § 167).

272. La Cour considère qu’un recours qui ne dépend pas de la notification de l’interception à la personne concernée peut également constituer un recours effectif dans le contexte de l’interception en masse. Selon les circonstances, un tel recours pourrait même offrir de meilleures garanties de procédure régulière qu’un système fondé sur la notification. En effet, que les données aient été obtenues au moyen d’interceptions ciblées ou en masse, l’existence d’une exception de sécurité nationale pourrait priver l’obligation de notification de tout effet pratique réel. Il est plus probable qu’une obligation de notification ait peu d’effet pratique, voire en soit totalement dépourvue, dans le contexte de l’interception en masse, puisque pareille surveillance peut être utilisée dans le cadre d’activités de renseignement extérieur et cible, pour l’essentiel, les communications de personnes ne relevant pas de la compétence territoriale de l’État. Ainsi, même si l’identité d’une cible est connue, les autorités peuvent ne pas connaître sa localisation.

273.  Les pouvoirs dont dispose l’autorité et les garanties procédurales qu’elle offre sont des éléments à prendre en compte pour déterminer si le recours est effectif. Par conséquent, en l’absence de toute obligation de notification, il est impératif que le recours relève de la compétence d’un organe qui, sans être nécessairement judiciaire, soit indépendant de l’exécutif, assure l’équité de la procédure et offre, dans la mesure du possible, une procédure contradictoire. Les décisions de cet organe doivent être motivées et juridiquement contraignantes, notamment pour ce qui est d’ordonner la cessation d’une interception irrégulière et la destruction des éléments interceptés obtenus et/ou conservés de manière illégale (voir, mutatis mutandis, Segerstedt-Wiberg et autres c. Suède, no 62332/00, § 120, CEDH 2006‑VII, et Leander, précité, §§ 81-83, où l’absence de pouvoir de rendre une décision juridiquement contraignante représentait la principale faiblesse du contrôle offert).

274.  Au vu de ce qui précède, la Cour devra, pour se prononcer sur la conformité à la Convention d’un régime d’interception en masse, en apprécier globalement le fonctionnement. À cet effet, elle recherchera principalement si le cadre juridique interne contient des garanties suffisantes contre les abus et si le processus est assujetti à des « garanties de bout en bout » (paragraphe 264 ci-dessus). Ce faisant, elle tiendra compte de la mise en œuvre effective du système d’interception, notamment des freins et contrepoids à l’exercice du pouvoir et de l’existence ou de l’absence de signes d’abus réels (Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 92).

275.  Pour déterminer si l’État défendeur a agi dans les limites de sa marge d’appréciation (paragraphe 256 ci-dessus), la Cour devra prendre en compte un groupe plus large de critères que les six garanties Weber. Plus précisément, en examinant conjointement les critères selon lesquels la mesure doit être « prévue par la loi » et « nécessaire », en vertu de l’approche établie dans ce domaine (Roman Zakharov, précité, § 236, et Kennedy, précité, § 155), elle recherchera si le cadre juridique national définit clairement :

  1. Les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée ;

  2. Les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu peuvent être interceptées ;

  3. La procédure d’octroi d’une autorisation ;

  4. Les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation des éléments interceptés ;

  5. Les précautions à prendre pour la communication de ces éléments à d’autres parties ;

  6. Les limites posées à la durée de l’interception et de la conservation des éléments interceptés, et les circonstances dans lesquelles ces éléments doivent être effacés ou détruits ;

  7. Les procédures et modalités de supervision, par une autorité indépendante, du respect des garanties énoncées ci-dessus, et les pouvoirs de cette autorité en cas de manquement ;

  8. Les procédures de contrôle indépendant a posteriori du respect des garanties et les pouvoirs conférés à l’organe compétent pour traiter les cas de manquement.

276.  Bien qu’il s’agisse de l’un des six critères Weber, la Cour n’a, à ce jour, fourni aucune indication spécifique concernant les précautions à prendre pour la communication des éléments interceptés à d’autres parties. Or il est clair aujourd’hui que certains États partagent régulièrement des informations avec leurs partenaires du renseignement et, parfois même, leur donnent un accès direct à leur propre système. Dès lors, la Cour considère que la transmission, par un État contractant, d’informations obtenues au moyen d’une interception en masse à des États étrangers ou à des organisations internationales devrait être limitée aux éléments recueillis et conservés d’une manière conforme à la Convention, et qu’elle devrait être soumise à certaines garanties supplémentaires relatives au transfert lui‑même. Premièrement, les circonstances dans lesquelles pareil transfert peut avoir lieu doivent être clairement énoncées dans le droit interne. Deuxièmement, l’État qui transfère les informations en question doit s’assurer que l’État destinataire a mis en place, pour la gestion des données, des garanties de nature à prévenir les abus et les ingérences disproportionnées. L’État destinataire doit, en particulier, garantir la conservation sécurisée des données et restreindre leur divulgation à d’autres parties. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il doive garantir une protection comparable à celle de l’État qui transfère les informations, ni qu’une assurance doive être donnée avant chaque transfert. Troisièmement, des garanties renforcées sont nécessaires lorsqu’il est clair que les éléments transférés appellent une confidentialité particulière – par exemple s’il s’agit de communications journalistiques confidentielles. Enfin, la Cour considère que le transfert d’informations à des partenaires de renseignement étrangers doit également être soumis à un contrôle indépendant.

277.  Pour les raisons exposées au paragraphe 256 ci-dessus, la Cour n’est pas convaincue que l’acquisition des données de communication associées dans le cadre d’une interception en masse soit nécessairement moins intrusive que l’acquisition du contenu des communications. Elle considère donc que l’interception et la conservation des données de communication associées, ainsi que les recherches effectuées sur celles-ci, doivent être analysées au regard des mêmes garanties que celles applicables au contenu des communications.

278.  Cela étant, même si l’interception des données de communication associées est normalement autorisée en même temps que l’interception du contenu des communications, une fois qu’elles ont été obtenues ces données peuvent faire l’objet d’un traitement différent par les services de renseignement. Compte tenu de la nature différente des données de communication associées et des différentes façons dont elles sont utilisées par les services de renseignement, la Cour est d’avis que, à condition que les garanties énoncées ci‑dessus soient en place, il n’est pas nécessaire que les dispositions juridiques régissant le traitement des données de communication associées soient identiques en tous points à celles régissant le traitement du contenu des communications.

  1. Appréciation par la Cour du cas d’espèce

1) Observations liminaires

279.  Comme l’a constaté la chambre, les parties ne contestent pas que les activités de ROEM telles qu’elles sont actuellement organisées en Suède ont une base en droit interne (paragraphe 111 de l’arrêt de la chambre). Il n’est pas non plus contesté que le régime de ROEM litigieux poursuit des buts légitimes répondant à l’intérêt de la sécurité nationale puisqu’il vise à soutenir la politique étrangère, la politique de défense et la politique de sécurité de la Suède et à repérer les menaces extérieures qui pèsent sur le pays. Selon l’approche exposée ci-dessus, il reste donc à vérifier si le droit interne était accessible lorsque la chambre a examiné l’affaire et s’il contenait des garanties et des garde-fous effectifs et suffisants pour satisfaire aux exigences de « prévisibilité » et de « nécessité dans une société démocratique ».

280.  L’interception en masse de signaux électroniques aux fins du renseignement extérieur est encadrée en Suède par différents textes législatifs, dont les principaux sont la loi relative au renseignement extérieur et l’ordonnance qui y est associée, la loi et l’ordonnance relatives au renseignement d’origine électromagnétique, la loi sur le tribunal pour le renseignement extérieur, ainsi que la loi et l’ordonnance sur le traitement des données à caractère personnel dans le cadre des activités du FRA. D’autres dispositions pertinentes concernant, en particulier, certains aspects du fonctionnement des mécanismes de supervision et des recours applicables se trouvent dans l’ordonnance portant instructions pour l’Inspection du renseignement extérieur, la loi portant instructions pour les médiateurs parlementaires et la loi sur la supervision assurée par le chancelier de la Justice (paragraphes 14-74 ci-dessus).

281.  Il n’est pas contesté que toutes ces dispositions sont accessibles au public. Partant, la Cour admet que le droit interne est suffisamment « accessible ».

282.  Pour ce qui est de la question de savoir si le droit interne contient des garanties et des garde-fous effectifs et suffisants pour satisfaire aux exigences de « prévisibilité » et de « nécessité dans une société démocratique », la Cour examinera aux paragraphes β) à ) ci-dessous chacune des huit exigences énoncées au paragraphe 275 ci-dessus.

283.  Dans la présente affaire, elle examinera en même temps les exigences concernant l’interception du contenu de communications électroniques et les exigences concernant l’interception des données de communication associées. Cette approche est justifiée par le fait, non contesté par les parties, qu’en vertu du régime suédois de ROEM, les mêmes dispositions, procédures et garanties relatives à l’interception de signaux électroniques et à la conservation, à l’examen, à l’utilisation et au stockage des éléments ainsi obtenus s’appliquent indistinctement aux données de communication et au contenu des communications. Le régime suédois ne soulève donc aucune question distincte concernant l’utilisation des données de communication dans les opérations d’interception en masse.

2) Les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée

284.  Comme l’a relevé la chambre, la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique dispose qu’il ne peut être mené d’activités de ROEM qu’afin de recueillir des informations :

  1. sur des menaces militaires extérieures pesant sur le pays ;

  2. sur les conditions de la contribution de la Suède à des missions internationales humanitaires ou de maintien de la paix ou sur les menaces qui pourraient peser sur des intérêts suédois dans le cadre de telles opérations ;

  3. sur le contexte stratégique en matière de terrorisme international ou d’autres formes graves de criminalité transfrontière risquant de menacer des intérêts nationaux essentiels ;

  4. sur le développement et la prolifération d’armes de destruction massive, d’équipements militaires ou d’autres produits similaires déterminés ;

  5. sur des risques extérieurs menaçant gravement l’infrastructure sociale ;

  6. sur des conflits à l’étranger susceptibles d’avoir des répercussions sur la sécurité internationale ;

  7. sur des opérations de services de renseignement étrangers dirigées contre des intérêts suédois ; et

  8. sur les actes ou les intentions d’une puissance étrangère qui revêtent une importance particulière pour la politique étrangère, la politique de défense ou la politique de sécurité de la Suède (paragraphe 22 ci‑dessus).

285.  Les travaux préparatoires de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique détaillent ces huit buts (paragraphe 23 ci‑dessus). De l’avis de la Cour, le niveau de détail et les termes employés délimitent avec une clarté suffisante le domaine dans lequel il peut être recouru à l’interception en masse, compte tenu notamment du fait que le régime litigieux vise à détecter des menaces extérieures inconnues dont la nature peut varier et évoluer avec le temps.

286.  La Cour observe que si l’article 4 de la loi relative au renseignement extérieur exclut que les activités de ROEM menées dans le cadre du renseignement extérieur puissent servir à accomplir des missions de répression ou de prévention des infractions, l’un des huit buts énumérés ci‑dessus concerne les « formes graves de criminalité transfrontière », telles que, selon les travaux préparatoires, « le trafic de stupéfiants ou la traite d’êtres humains, susceptibles par leur échelle de menacer d’importants intérêts nationaux » (paragraphe 23 ci-dessus).

287.  Les travaux préparatoires précisent que l’objectif poursuivi à cet égard est la collecte d’informations stratégiques sur le terrorisme ou d’autres formes graves de criminalité transfrontière du point de vue de la politique étrangère et de la politique de sécurité de la Suède, et non la lutte opérationnelle contre l’activité criminelle (ibidem). Il est incontesté que les informations obtenues dans le cadre du régime de ROEM litigieux ne peuvent pas être utilisées dans le cadre d’une procédure pénale. Comme l’a expliqué le Gouvernement, aucune directive d’attribution de tâches de ROEM ne peut être émise pour enquêter sur des infractions pénales et, lorsque le FRA transmet des renseignements à d’autres services, il précise qu’ils ne peuvent être utilisés dans le cadre d’une enquête pénale. Au vu de ce qui précède, la Cour ne partage pas les préoccupations exprimées par la requérante quant au fait que certains services de police peuvent depuis le 1er mars 2018 adopter des directives d’attribution de tâches pour des activités de ROEM et que la Sûreté peut se voir accorder un accès direct aux éléments analysés du FRA (paragraphes 193 in fine et 196 in fine ci‑dessus). À cet égard, elle juge convaincantes les précisions apportées par le Gouvernement, qui a expliqué que ces deux autorités peuvent seulement accéder à des « données qui constituent des résultats d’analyse » afin d’opérer des évaluations stratégiques, et que l’interdiction d’avoir recours au ROEM, branche du renseignement extérieur, aux fins d’une enquête pénale est pleinement appliquée (paragraphe 214 ci-dessus).

288.  En bref, les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée en Suède sont clairement délimités de manière à permettre le contrôle nécessaire au stade de l’autorisation et lors de la phase opérationnelle, ainsi que la supervision a posteriori.

3) Les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu peuvent être interceptées

289.  Dans un système d’interception en masse, les circonstances dans lesquelles les communications peuvent être interceptées sont très larges, puisque ce sont les canaux de transmission qui sont ciblés, plutôt que les appareils à partir desquels les communications sont envoyées ou que les expéditeurs et les destinataires des communications. Les circonstances dans lesquelles les communications peuvent être examinées sont plus restreintes, mais elles s’appliquent néanmoins à un nombre de communications relativement important par rapport à celui des communications examinées dans le cadre d’une interception ciblée, puisque l’interception en masse peut être utilisée pour la poursuite de buts plus variés et que la sélection des communications en vue de leur examen est fonction de critères autres que celui de l’identité de l’expéditeur ou du destinataire.

290.  Pour ce qui est de l’interception, les activités de ROEM menées sur des signaux transmis par fibre optique ne peuvent concerner que les communications traversant la frontière suédoise. Par ailleurs, les communications entre un émetteur et un destinataire qui se trouvent tous deux en Suède ne peuvent pas être interceptées, que la transmission ait lieu par la voie aérienne ou par câble (paragraphe 25 ci-dessus). Le Gouvernement a toutefois admis qu’il n’est pas toujours possible de séparer les communications « intérieures » des communications « extérieures » aux premiers stades de l’interception, comme le comité sur le renseignement d’origine électromagnétique l’a confirmé dans son rapport de 2011 (paragraphes 77-80 ci‑dessus ; voir également les rapports de l’autorité de protection des données, aux paragraphes 75-76 ci-dessus).

291.  Il est vrai que le FRA peut également intercepter, dans le cadre de ses activités de développement, des signaux contenant des données non pertinentes aux fins des activités ordinaires de renseignement extérieur. Il ressort du rapport du comité sur le renseignement d’origine électromagnétique (paragraphes 77‑80 ci‑dessus) que les données interceptées dans le cadre des activités de développement du FRA peuvent être utilisées, notamment « lues » et conservées, à des fins de développement technologique, qu’elles relèvent ou non de l’une des catégories définies dans le cadre des huit buts du renseignement extérieur.

292.  La Cour observe toutefois que l’intérêt pour les autorités des signaux interceptés dans le contexte des activités de développement du FRA ne réside pas dans les données qu’ils peuvent contenir mais uniquement dans la possibilité qu’ils offrent d’analyser les systèmes et les voies par lesquels les informations sont transmises. Elle juge satisfaisante l’explication donnée par le gouvernement défendeur quant à la nécessité d’un tel dispositif (paragraphe 207 ci-dessus). Les exemples fournis (la nécessité de surveiller le trafic entre certains pays afin de déterminer les canaux par lesquels transite le trafic pertinent, la nécessité de repérer de nouvelles tendances telles que de nouveaux types de signaux ou de protection des signaux) paraissent convaincants : les autorités doivent être en mesure de réagir à l’évolution des pratiques en matière de technologie et de communication et, pour cette raison, elles peuvent avoir besoin de surveiller de très larges segments du trafic international de signaux. L’atteinte aux droits protégés par l’article 8 qu’engendre de telles activités paraît très faible compte tenu du fait que les données ainsi obtenues ne sont pas sous une forme destinée à générer du renseignement.

293.  Il est de surcroît incontesté que les informations qui pourraient ressortir des signaux interceptés à des fins de développement technologique ne peuvent être utilisées dans le cadre des activités de renseignement que de manière conforme aux huit buts fixés par la loi et aux directives d’attribution de tâches pertinentes (paragraphe 79 ci‑dessus). Par ailleurs, les activités de développement requièrent une autorisation délivrée par le tribunal pour le renseignement extérieur et sont soumises à la supervision de l’Inspection, notamment quant au respect de la loi et des directives d’attribution de tâches approuvées par le tribunal pour le renseignement extérieur. Dans ces conditions, la Cour estime que le cadre juridique dans lequel sont menées les activités de développement du FRA renferme des garanties propres à prévenir les tentatives de contournement des restrictions légales relatives aux motifs pour lesquels le ROEM peut être utilisé.

294.  Au vu de ce qui précède, la Cour peut admettre que les dispositions juridiques relatives à l’interception en masse en Suède définissent avec une clarté suffisante les circonstances dans lesquelles des communications peuvent être interceptées.

4) La procédure d’octroi d’une autorisation

295.  En vertu du droit suédois, toute mission de ROEM menée par le FRA doit être au préalable autorisée par le tribunal pour le renseignement extérieur. Le FRA peut accorder lui-même une autorisation si le fait de demander l’autorisation au tribunal risque d’engendrer des délais ou d’autres obstacles susceptibles d’avoir un impact d’une importance essentielle sur la réalisation de l’un des buts spécifiés du ROEM. Il doit alors en informer immédiatement le tribunal. Celui-ci statue sans délai sur l’autorisation ; il peut l’annuler ou la modifier si nécessaire (paragraphes 30-33 ci-dessus).

296.  Il ne fait aucun doute que le tribunal pour le renseignement extérieur satisfait à l’exigence d’indépendance par rapport au pouvoir exécutif. En particulier, son président et ses viceprésidents sont des juges permanents ; tous ses membres sont certes nommés par le gouvernement, mais pour un mandat dont la loi fixe la durée à quatre ans. Il est par ailleurs incontesté que ni le gouvernement ni le parlement ni aucune autre autorité ne peuvent intervenir dans la décision du tribunal, laquelle est juridiquement contraignante.

297.  Comme l’a constaté la chambre, le secret fait que le tribunal pour le renseignement extérieur n’a jamais tenu aucune audience publique et que toutes ses décisions sont confidentielles. Le droit suédois prévoit toutefois la présence obligatoire d’un représentant chargé de la protection de la vie privée aux audiences de ce tribunal, sauf en cas d’urgence. Ce représentant, qui doit être ou avoir été juge ou avocat, agit de manière indépendante. Il ne représente pas la personne concernée par une mesure de renseignement mais défend l’intérêt public. Il a accès à tout le dossier de l’affaire et peut faire des déclarations (paragraphe 34 ci-dessus). De l’avis de la Cour, compte tenu de la nécessité impérative de maintenir le secret, en particulier au stade de l’autorisation initiale et pendant le déroulement des activités de ROEM, le dispositif décrit ci-dessus contient des garanties pertinentes contre l’arbitraire et doit être considéré comme une limitation inévitable à la transparence de la procédure d’autorisation.

298.  La Cour observe par ailleurs que lorsqu’il demande une autorisation, le FRA doit préciser pourquoi les renseignements recherchés sont nécessaires, et quels sont les canaux de transmission auxquels il a besoin d’accéder et les sélecteurs – ou au moins les catégories de sélecteurs – qu’il entend utiliser. Ces éléments devraient permettre de déterminer si la mission est conforme à la législation applicable, notamment aux huit buts pour lesquels des activités de ROEM peuvent être menées, et si les renseignements qu’elle permettra de recueillir justifient l’atteinte à la vie privée qui en résulte (paragraphes 30-33 ci-dessus).

299.  Il est à noter que l’article 3 de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique exige que les sélecteurs soient formulés de manière à limiter autant que possible les atteintes à l’intégrité personnelle (paragraphe 26 ci-dessus), ce qui suppose une analyse de la nécessité et de la proportionnalité. L’examen de la conformité à cette exigence au stade de l’autorisation relève de la compétence du tribunal pour le renseignement extérieur. Cette juridiction adopte, au terme d’une procédure à laquelle participe un représentant chargé de la protection de la vie privée, une décision contraignante. Il y a là une garantie importante prévue par le système suédois d’interception en masse.

300.  La Cour observe par ailleurs que le droit suédois prévoit une forme d’autorisation préalable spéciale des sélecteurs forts puisque le tribunal pour le renseignement intérieur vérifie si, comme l’exige l’article 3 de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique, l’utilisation de sélecteurs se rapportant directement à une personne physique donnée revêt une « importance exceptionnelle » pour les activités de renseignement. Aucune explication n’a été produite devant la Cour quant à l’interprétation de cette disposition dans la pratique du tribunal pour le renseignement extérieur ni quant à la manière dont l’article 3 s’articule avec l’article 5 de la même loi, selon lequel l’autorisation judiciaire peut, au moins dans certains cas, porter sur des « catégories de sélecteurs » plutôt que sur des sélecteurs individuels. La question se pose ainsi de savoir si, dans ce cas, c’est-à-dire lorsque des sélecteurs individuels n’auraient pas été approuvés par le tribunal pour le renseignement extérieur, on pourrait considérer qu’il existe une procédure d’autorisation interne préalable comportant une vérification distincte et objective (paragraphe 269 ci-dessus). Toutefois, compte tenu de l’indépendance du tribunal pour le renseignement extérieur et des garanties procédurales applicables à la procédure menée devant lui, le critère de l’« importance exceptionnelle » au stade de l’autorisation est de nature à offrir une protection renforcée pertinente contre l’utilisation arbitraire de sélecteurs se rapportant à une personne donnée.

301.  Le système suédois d’autorisation a ses limites. Par exemple, il peut être difficile pour le tribunal pour le renseignement extérieur d’apprécier la question de la proportionnalité lorsque la demande d’autorisation formulée par le FRA indique seulement des catégories de sélecteurs, qu’elle en indique plusieurs milliers ou que les sélecteurs sont exprimés sous forme de combinaisons techniques de chiffres et de lettres.

302.  Aux fins de l’examen de la Cour, l’élément à retenir à ce stade est toutefois que le système suédois d’autorisation offre un contrôle juridictionnel en amont des demandes d’autorisation qui est étendu – en ce sens que le tribunal examine le but de la mission, les canaux de transmission et les catégories de sélecteurs qui seront utilisés – et dans le cadre duquel le juge vérifie suffisamment en détail la régularité des activités secrètes d’interception en masse de données aux fins du ROEM menées dans le cadre du renseignement extérieur. Ce contrôle constitue une garantie importante, notamment contre la mise en œuvre d’opérations d’interception en masse abusives ou clairement disproportionnées. Caractéristique importante, il définit également le cadre dans lequel une opération concrète doit se dérouler et les limites dont le respect fait ensuite l’objet de la supervision et des mécanismes de contrôle a posteriori applicables.

5) Les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation des éléments interceptés

303.  Il ressort des éléments dont dispose la Cour qu’en Suède l’interception des signaux transmis par câble est automatisée, alors qu’elle peut être automatisée ou manuelle lorsqu’il s’agit de signaux transmis par la voie aérienne. Lorsqu’il est automatisé, le processus d’interception des signaux transmis par voie aérienne est identique au processus d’interception des signaux transmis par des câbles transfrontaliers.

304.  En ce qui concerne l’interception et les recherches non automatisées de signaux électroniques transmis par voie aérienne, le gouvernement suédois a précisé devant la Grande Chambre qu’elles sont utilisées principalement pour rendre compte pratiquement en temps réel d’activités militaires étrangères et qu’elles sont effectuées par un opérateur qui écoute en temps réel les transmissions radio militaires sur des radiofréquences sélectionnées ou qui visualise sur un écran l’énergie d’un signal sous forme électronique, avant d’enregistrer les parties pertinentes, qui seront ensuite utilisées pour établir des analyses et des rapports. La requérante n’a pas fait de commentaires en réponse.

305.  Même en admettant que l’interception de radiofréquences militaires étrangères puisse, dans de rares cas, porter atteinte à des droits protégés par l’article 8, la Cour observe que cet aspect du régime suédois de ROEM est soumis aux mêmes procédures et garanties que celles applicables à l’interception et à l’utilisation des communications transmises par câble.

306.  Pour en revenir à la procédure d’examen des éléments interceptés, la Cour observe que, comme l’a expliqué le gouvernement défendeur, le FRA procède à un traitement automatique et manuel des données qui peut prendre la forme, par exemple, d’une cryptanalyse, d’une structuration ou encore d’une traduction. Les informations traitées sont ensuite étudiées par un analyste dont la tâche consiste à y repérer les éléments utiles pour le renseignement. L’étape suivante consiste en l’élaboration d’un rapport de renseignement extérieur qui est distribué à des destinataires précis (paragraphes 18 et 29 ci-dessus).

307.  La Cour juge important qu’au stade de l’examen le FRA soit tenu d’écarter immédiatement les communications intérieures interceptées dès qu’elles ont été identifiées comme telles (paragraphe 38 ci-dessus).

308.  Même si la distinction entre communications intérieures et communications extérieures n’est pas toujours étanche et si l’interdiction d’intercepter les communications intérieures ne semble pas pouvoir empêcher que cela se produise au stade de l’interception automatique de signaux, l’exclusion du trafic intérieur du champ du ROEM doit être considérée comme une limitation importante de la marge de manœuvre des autorités et une garantie contre les abus. Cette limitation définit le cadre dans lequel les autorités sont habilitées à agir et offre aux mécanismes existants d’autorisation préalable, de supervision et de contrôle un critère important pour l’appréciation de la légalité de l’opération et la protection des droits des individus. Il est clair en particulier que le choix des canaux de transmission et des catégories de sélecteurs – qui fait l’objet d’un contrôle du tribunal pour le renseignement extérieur (paragraphe 30 ci-dessus) – doit être conforme à l’exclusion susmentionnée des communications intérieures.

309.  Comme cela a déjà été observé (paragraphe 300 ci-dessus), la pratique du tribunal pour le renseignement extérieur en ce qui concerne l’autorisation préalable des sélecteurs ou catégories de sélecteurs se rapportant directement à des personnes identifiables n’a pas été exposée devant la Cour. Celle-ci note toutefois que le Gouvernement affirme que le FRA conserve systématiquement des journaux d’historique et des archives retraçant tout le déroulement du processus, depuis la collecte des données jusqu’au rapport final, en passant par la communication à des tiers et la destruction des données. Toutes les recherches effectuées par des analystes sont consignées. Lorsque la recherche est faite dans une compilation de données qui contient des données à caractère personnel, l’archive indique les sélecteurs utilisés, l’heure, le nom de l’analyste et le motif justifiant la recherche, notamment la directive détaillée d’attribution de tâches dont elle relève. Le FRA conserve non seulement les journaux d’historique, mais aussi des archives où sont consignées les décisions prises au cours du processus de ROEM.

310.  La requérante ne conteste pas ce qui précède mais soutient, premièrement, qu’il n’a pas été démontré que les journaux d’historique soient suffisamment détaillés et, deuxièmement, que, n’étant pas prévues par la loi, les pratiques de tenue des archives du FRA dépendent entièrement des procédures internes et du pouvoir d’appréciation de cet organisme.

311.  La Cour considère que l’obligation de conserver les journaux d’historique et une archive détaillée de chaque étape des opérations d’interception en masse, y compris l’ensemble des sélecteurs utilisés, doit être énoncée dans le droit national. Le fait qu’elle ne figure en Suède que dans des instructions internes est indubitablement une carence. Toutefois, compte tenu, notamment, de l’existence de mécanismes de contrôle applicables à tous les aspects des activités du FRA, il n’y a pas de raison de considérer qu’il n’est pas conservé en pratique des journaux d’historique et des archives détaillés ou que le FRA pourrait modifier arbitrairement ses instructions internes et supprimer ainsi son obligation à cet égard. S’il est vrai qu’en 2010 et en 2016 l’autorité suédoise de protection des données a critiqué un aspect des pratiques du FRA concernant la conservation des journaux d’historique, cette critique ne portait que sur la manière dont l’organisme contrôlait les journaux d’historique afin de détecter l’utilisation injustifiée de données à caractère personnel (paragraphe 76 ci-dessus). Par ailleurs, le Gouvernement a précisé que, depuis le 1er janvier 2018, les journaux d’historique, qui étaient auparavant conservés par des « responsables de système » individuels au sein du FRA, sont désormais envoyés à un groupe fonctionnel central, ce qui permet une meilleure surveillance. Cette modification a été portée à la connaissance de l’autorité suédoise de protection des données, qui a classé le dossier sans demander la prise d’autres mesures.

312.  Le droit suédois offre une protection spécifique pour les données à caractère personnel, notamment les données susceptibles de révéler certains aspects de la vie privée ou des communications de personnes physiques. Dans le contexte du ROEM, la loi sur le traitement des données à caractère personnel dans le cadre des activités du FRA fait peser sur celui-ci l’obligation de veiller à ce que les données personnelles ne soient collectées que dans des buts expressément autorisés par les directives d’attribution de tâches et dans les limites de l’autorisation accordée par le tribunal pour le renseignement extérieur. Comme l’a noté la chambre, les données personnelles traitées doivent également être adéquates et pertinentes au regard de la finalité du traitement. Il ne peut être traité plus de données personnelles que nécessaire pour atteindre le but visé. Toutes les mesures raisonnables doivent être prises pour corriger, bloquer et détruire complètement les données personnelles incorrectes ou incomplètes au regard de la finalité (paragraphe 40 ci‑dessus). Les employés du FRA qui traitent des données à caractère personnel sont soumis à une procédure officielle d’habilitation de sécurité et à une obligation de confidentialité. Ils sont tenus de gérer les données personnelles de manière sûre et s’exposent à des sanctions pénales s’ils ne s’acquittent pas correctement des tâches relatives au traitement des données à caractère personnel (paragraphe 42 ci-dessus).

313.  La requérante critique le fait que les garanties mentionnées au paragraphe précédent ne s’appliquent qu’aux éléments interceptés qui contiennent des « informations se rapportant directement ou indirectement à une personne physique vivante ». Elle en déduit que les personnes morales ne bénéficient d’aucune protection.

314.  La Cour observe toutefois que rien ne laisse penser que la protection offerte par la loi et l’ordonnance sur le traitement des données à caractère personnel dans le cadre des activités du FRA ne s’applique pas au contenu des communications échangées par des personnes morales telles que la requérante lorsque ces communications contiennent des « informations se rapportant directement ou indirectement à une personne physique vivante ». Il convient, par ailleurs, de noter que la plupart des obligations et garanties imposées par la législation susmentionnée n’ont normalement de valeur que pour les personnes physiques. Par exemple, la loi en question interdit de traiter les données à caractère personnel uniquement sur la base des informations concernant la race ou l’origine ethnique de la personne, ses convictions politiques, religieuses ou philosophiques, son appartenance à un syndicat, son état de santé ou sa sexualité. Elle prévoit une obligation spécifique limitant la conservation d’éléments contenant des données à caractère personnel, ainsi que des sanctions en cas de mauvaise gestion de ces données. Elle garantit une surveillance particulière du traitement des données à caractère personnel et définit les pouvoirs de l’autorité de protection des données à cet égard. En d’autres termes, cette loi ajoute aux garanties qui sont déjà applicables aux informations concernant tant les personnes physiques que les personnes morales un niveau de protection supplémentaire, adapté aux spécificités des données à caractère personnel.

315.  Cette approche, qui tient compte de la sensibilité particulière des données à caractère personnel, ne semble pas problématique et ne signifie pas que les communications des personnes morales ne sont protégées par aucune garantie. Contrairement à ce que soutient la requérante, rien dans la législation pertinente ne laisse penser que les éléments interceptés qui ne contiennent pas de données à caractère personnel puissent être utilisées dans un but incompatible avec le but initial de l’interception, tel qu’approuvé par le tribunal pour le renseignement extérieur.

316. En somme, la Cour estime que la législation relative à la sélection, l’examen et l’utilisation des données interceptées prévoit des garanties adéquates contre le risque d’abus portant atteinte aux droits protégés par l’article 8.

6)  Les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties

317.  Pour ce qui est de la communication de données par le FRA à d’autres autorités suédoises, la Cour observe que l’objectif même du ROEM est d’obtenir des informations utiles pour la mission des services de l’État correspondants. Le cercle des autorités nationales qui peuvent se voir remettre de telles informations en Suède est restreint et comprend surtout la Sûreté et les forces armées. Le FRA peut donner à ces deux autorités un accès direct à des données qui constituent le résultat d’analyses réalisées dans une compilation de données, afin de leur permettre d’opérer des évaluations stratégiques des menaces terroristes. Il le fait en particulier dans le cadre d’un groupe de travail tripartite, le Centre national d’évaluation des menaces terroristes, composé d’analystes de ses services, de la Sûreté et des forces armées. La Cour considère que le régime décrit ci-dessus est clairement délimité et ne paraît pas générer un risque d’abus particulier.

318.  La Cour note par ailleurs que la chambre a exprimé des préoccupations quant au dispositif suédois de communication de données à d’autres États ou à des organisations internationales, à trois égards : a)  le fait que la législation n’impose pas de tenir compte, lorsqu’est prise la décision de communication des données, du préjudice que cela pourrait causer à l’individu concerné, b)   l’absence de disposition obligeant l’État ou l’organisation destinataire à protéger les données par des garanties identiques ou similaires à celles applicables en droit suédois, et c)  la latitude relativement importante laissée à l’État par la possibilité de communiquer des données lorsque cette démarche est nécessaire à la « coopération internationale en matière de défense et de sécurité ». La chambre a néanmoins considéré que les mécanismes de supervision existants contrebalançaient de manière suffisante ces lacunes du cadre juridique (paragraphe 150 de l’arrêt de la chambre).

319.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement conteste essentiellement l’existence de motifs de préoccupation, arguant que la coopération internationale est limitée aux échanges avec des partenaires étrangers fiables et qu’elle est contrôlée par l’Inspection, alors que la requérante soutient que la latitude accordée au FRA est trop large et que les mécanismes de supervision existants ne contrebalancent pas les lacunes constatées, compte tenu de l’absence d’obligations juridiques dont le respect pourrait être contrôlé (voir le détail des positions des parties aux paragraphes 200, 201, 215 et 216 ci-dessus).

320.  La Cour souligne d’emblée qu’en l’espèce, il ne s’agit pas de statuer sur un cas concret, tel un cas de divulgation ou d’utilisation par une organisation ou un gouvernement étranger de données à caractère personnel qui lui auraient été transmises par les autorités suédoises. Aucun exemple de ce type n’a d’ailleurs été produit devant elle. Toutefois, dans la mesure où la possibilité de transmettre des renseignements à des tiers étrangers est présente dans les activités et le régime suédois d’interception en masse dont l’existence même peut être considérée comme une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8, la Cour doit, eu égard aux griefs de la requérante, vérifier la conformité du régime suédois de transmission de renseignements et de son fonctionnement aux exigences de qualité de la loi et de nécessité dans une société démocratique. Elle note que les griefs de la requérante ne portent que sur l’envoi de renseignements à des tiers étrangers et ne concernent pas la réception de renseignements de l’étranger et leur utilisation par les autorités suédoises.

321.  Il est incontesté que diverses raisons peuvent conduire les États contractants à devoir transmettre à des services étrangers des renseignements obtenus par l’interception en masse de communications. Il peut s’agir, par exemple, d’avertir des gouvernements étrangers de menaces existantes, de solliciter leur aide pour repérer et affronter ces menaces, ou encore de permettre à des organisations internationales d’exercer leur mandat. La coopération internationale est essentielle pour l’efficacité des efforts déployés par les autorités pour détecter et contrecarrer les menaces potentielles à la sécurité nationale des États contractants.

322.  La Cour observe que la possibilité pour le FRA de transmettre à des partenaires étrangers les renseignements qu’il a recueillis est prévue par le droit suédois, qui définit également le but général de cette transmission (paragraphes 49 et 74 ci‑dessus). Il convient de relever, toutefois, que le niveau de généralité des termes employés ne peut qu’amener à conclure que le FRA peut envoyer des renseignements à l’étranger dès lors que cette transmission est considérée comme étant dans l’intérêt du pays.

323.  Compte tenu du caractère imprévisible des situations susceptibles de justifier une coopération avec des services de renseignement étrangers, il est compréhensible que l’étendue précise du partage de renseignements ne puisse être délimitée par un texte qui établirait, par exemple, des listes exhaustives et détaillées des situations, types de renseignements ou contenus susceptibles d’être partagés. Le cadre et la pratique juridiques applicables doivent toutefois opérer d’une manière propre à limiter le risque d’abus et d’atteinte disproportionnée aux droits protégés par l’article 8.

324.  À cet égard, la Cour observe, tout d’abord, que dans la mesure où les renseignements transmis à des services étrangers sont des informations que le FRA a obtenues dans le cadre de ses activités d’interception en masse, ils sont nécessairement le produit de procédures régies par la loi auxquelles s’appliquent toutes les garanties pertinentes : d’une part, les garanties procédurales, dont l’octroi d’une autorisation par le tribunal pour le renseignement extérieur et la supervision par l’Inspection (paragraphes 295-302 ci-dessus et 345-353 ci-dessous), et d’autre part, les restrictions matérielles, notamment celles relatives aux motifs pour lesquels l’interception de signaux peut être ordonnée, aux recherches faites sur les données interceptées, notamment au moyen de sélecteurs identifiant un individu, et à tout examen ultérieur (paragraphes 284-288 et 303-316 ci‑dessus). Comme cela a déjà été exposé, les procédures mentionnées ci‑dessus supposent l’appréciation de la nécessité et de la proportionnalité des mesures en cause, notamment au regard des droits protégés par l’article 8 de la Convention. Ainsi, les garanties applicables au niveau national en Suède dans le cadre du processus d’obtention de renseignements qui pourraient ensuite être transmis à des partenaires étrangers limitent également, dans une certaine mesure, le risque que la transmission ait des conséquences négatives.

325.  La Cour observe également que les mécanismes de supervision prévus par la loi sur le traitement des données à caractère personnel dans le cadre des activités du FRA, mécanismes qui sont spécifiquement adaptés à la protection des données à caractère personnel, s’appliquent à toutes les activités de cet organisme (paragraphe 56 ci-dessus).

326.  Elle considère, malgré ce qui précède, que l’absence dans la législation relative au ROEM d’une obligation expresse qui imposerait au FRA d’apprécier la nécessité et la proportionnalité du partage de renseignements au regard de son possible impact sur les droits garantis par l’article 8 est une importante lacune du régime qui régit en Suède les activités d’interception en masse. Il apparaît qu’en conséquence de cet état du droit, le FRA n’est tenu de prendre aucune mesure même lorsque, par exemple, des informations compromettant gravement le droit à la vie privée sont transmises à l’étranger alors que cela ne présente aucun intérêt particulier pour le renseignement. Par ailleurs, alors même que les autorités suédoises perdent, évidemment, le contrôle des éléments partagés une fois qu’elles les ont transmis, aucune obligation juridiquement contraignante n’impose au FRA d’analyser les garanties appliquées par le destinataire étranger des renseignements afin de déterminer si elles sont d’un niveau minimum acceptable (paragraphe 276 ci‑dessus).

327.  La réponse du Gouvernement à ces préoccupations est essentiellement que la coopération avec des services de renseignement étrangers fonctionne inévitablement sur la base d’un intérêt mutuel à la préservation du secret des informations et que cette réalité pratique limite les risques d’abus.

328.  La Cour estime que cet élément constitue une garantie insuffisante. Le Gouvernement n’a indiqué aucun obstacle s’opposant à ce que le droit interne énonce clairement une obligation imposant au FRA ou à une autre autorité compétente de mettre en balance la nécessité de transmettre des renseignements à l’étranger et le besoin de protéger le droit au respect de la vie privée. À titre de comparaison, la Cour observe que le régime applicable au Royaume-Uni, par exemple, pose l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer que les autorités étrangères continueront d’appliquer les procédures nécessaires pour protéger les éléments interceptés et pour garantir qu’ils ne seront divulgués, copiés, distribués et conservés que dans la stricte mesure du nécessaire (paragraphe 7.5 du code de conduite en matière d’interception de communications en vigueur au Royaume-Uni, cité dans Big Brother Watch et autres, précité, § 96).

329.  Il est vrai qu’en 2014, l’Inspection a effectué un contrôle général de la coopération du FRA avec ses partenaires étrangers et que, entre 2009 et 2017, elle a inspecté à plusieurs reprises d’autres aspects pertinents de ses activités, notamment le traitement qu’il faisait des données à caractère personnel et la manière dont il communiquait ses rapports (paragraphe 53 ci-dessus). Toutefois, étant donné qu’aucune disposition n’oblige expressément le FRA à prendre en compte les questions liées au respect de la vie privée ou à demander au moins des garanties à cet égard à ses partenaires étrangers avant de leur envoyer des renseignements, il n’est pas déraisonnable de considérer, comme la requérante, que l’Inspection, dont le rôle est d’exercer un contrôle de légalité, n’examine pas le partage de renseignements sous l’angle des risques ou des conséquences disproportionnées qui peuvent en découler pour les droits protégés par l’article 8 de la Convention ; et le gouvernement défendeur n’a pas convaincu la Cour qu’un tel examen soit opéré en pratique sur le fondement, par exemple, de dispositions constitutionnelles ou d’autres dispositions générales relatives aux droits fondamentaux. Il s’ensuit que, contrairement à la chambre, la Grande Chambre ne peut conclure que les lacunes constatées dans le cadre réglementaire sont suffisamment contrebalancées par les mécanismes de supervision prévus par le régime suédois.

330. En bref, le fait que ni la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique ni aucun autre texte n’impose de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée de l’individu concerné au moment de décider de partager des renseignements constitue une lacune importante du régime suédois, dont la Cour doit tenir compte au moment d’apprécier la compatibilité dudit régime avec l’article 8 de la Convention.

7)  Les limites posées à la durée de l’interception et de la conservation des éléments ainsi obtenus, et les circonstances dans lesquelles ceux-ci doivent être effacés ou détruits

331.  Il appartient bien entendu aux autorités nationales de décider de la durée des opérations d’interception en masse. Il doit toutefois exister des garanties suffisantes, telles que des indications claires dans le droit interne sur le délai d’expiration de l’autorisation d’interception, les conditions dans lesquelles celle-ci peut être renouvelée et les circonstances dans lesquelles elle doit être annulée (Roman Zakharov, précité, § 250).

332.  En vertu de l’article 5 a) de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique, une autorisation peut être accordée pour une durée maximale de six mois. Elle peut ensuite être prolongée par périodes de six mois, après réexamen complet de la demande par le tribunal pour le renseignement extérieur, qui vérifie si les conditions pertinentes sont réunies. Comme l’a observé la chambre, la loi suédoise donne donc des indications claires quant au délai d’expiration et aux conditions du renouvellement de l’autorisation.

333.  La chambre a toutefois relevé également qu’aucune disposition n’impose au FRA, aux autorités compétentes pour adopter des directives détaillées d’attribution de tâches ou au tribunal pour le renseignement extérieur de mettre fin à une mission de ROEM si les conditions qui la justifiaient ont cessé d’exister ou si les mesures ne sont plus nécessaires.

334.  Devant la Grande Chambre, la requérante soutient que l’absence de disposition prévoyant l’annulation d’une autorisation lorsque celle-ci n’est plus nécessaire ouvre la porte à l’exercice pendant plusieurs mois d’une surveillance excessive et inappropriée qui ne cesse pas jusqu’à ce que le mandat arrive à son terme. Elle plaide que cette carence est très importante compte tenu du volume considérable d’informations qui peuvent être obtenues par une interception en masse dans ce laps de temps. Le Gouvernement argue pour sa part qu’il est mis un terme à toute opération d’interception qui n’est plus nécessaire, qui se fonde sur une directive d’attribution des tâches qui a été annulée ou qui n’est pas conforme à l’autorisation dont elle relève.

335.  La Cour est d’avis qu’une disposition expresse prévoyant la cessation de toute interception en masse qui n’est plus nécessaire aurait été plus claire que le dispositif existant en Suède selon lequel, semble-t-il, lorsque des circonstances justifiant l’annulation d’une autorisation apparaissent avant l’expiration de sa validité de six mois, l’autorisation peut être annulée mais ne l’est pas nécessairement.

336.  Elle estime toutefois qu’il ne faut pas surestimer l’importance de cette carence, et ce principalement pour deux raisons. Premièrement, le droit suédois prévoit des mécanismes pertinents, tels que la possibilité pour l’autorité dont émane la demande d’annuler une directive d’attribution de tâches ou encore la supervision exercée par l’Inspection, qui peuvent l’une comme l’autre aboutir à la cessation d’une mission d’interception en masse lorsque les conditions qui la justifiaient ont cessé d’exister ou que les mesures ne sont plus nécessaires. Deuxièmement, par la force des choses, dans le contexte des activités de ROEM menées aux fins du renseignement extérieur, la mise en œuvre d’une obligation juridique d’annuler une autorisation qui n’est plus nécessaire doit, selon toute probabilité, largement dépendre d’évaluations opérationnelles internes impliquant le secret. Partant, dans le contexte particulier de l’interception en masse réalisée aux fins du renseignement extérieur, l’existence de mécanismes de supervision ayant accès à toutes les informations internes doit en général être considérée comme offrant des garanties législatives similaires contre les abus relatifs à la durée des opérations d’interception.

337.  Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour considère que le droit suédois satisfait aux exigences concernant la durée de l’interception en masse de communications.

338.  Pour ce qui est des circonstances dans lesquelles les données interceptées doivent être effacées ou détruites, la chambre est parvenue, aux paragraphes 145 et 146 de son arrêt, aux conclusions suivantes :

« 145.  Contrairement à ce qu’affirme la requérante, plusieurs dispositions réglementent les situations dans lesquelles les données interceptées doivent être détruites, notamment lorsque 1)  elles concernent une personne physique déterminée et revêtent une faible importance pour le ROEM, 2)  elles sont protégées par les dispositions constitutionnelles relatives au secret protégeant l’anonymat des auteurs et des sources journalistiques, 3)  elles contiennent des informations échangées entre un suspect et son avocat, et sont donc protégées par le principe de la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client, ou 4)  elles contiennent des informations données dans un contexte religieux (confession ou conseil individuel), sauf raisons exceptionnelles justifiant leur examen (...). Par ailleurs, si, malgré l’interdiction de telles interceptions, des communications entre un émetteur et un destinataire qui se trouvent tous deux en Suède ont été interceptées, les données ainsi collectées doivent être détruites dès qu’il apparaît qu’il s’agit de communications internes (...). De même, si une autorisation accordée en urgence par le FRA est annulée ou modifiée par le tribunal pour le renseignement extérieur, tous les renseignements recueillis par des moyens qui ne sont dès lors plus autorisés doivent être immédiatement détruits (...).

146.  Même si le FRA peut tenir des bases de données brutes contenant des informations à caractère personnel pendant un délai maximal d’un an, il convient de garder à l’esprit que les données brutes sont des informations non traitées, c’est-à-dire qu’elles doivent encore être soumises à un traitement manuel. La Cour admet que le FRA a besoin de conserver des données brutes avant qu’elles ne puissent être traitées manuellement. Elle souligne toutefois qu’il est important que ces données soient supprimées dès qu’il apparaît qu’elles n’ont plus d’importance aux fins d’une mission de renseignement. »

339.  Si la Grande Chambre souscrit en principe à cette analyse, elle estime important de souligner qu’elle ne dispose pas d’informations suffisantes quant à l’application pratique de certains aspects des règles relatives à la destruction des éléments interceptés.

340.  Les pouvoirs de supervision de l’Inspection englobent certes le contrôle des pratiques du FRA en matière de destruction des éléments interceptés et cet aspect des activités du FRA a déjà fait l’objet d’inspections (paragraphe 53 ci-dessus). Il s’agit d’une garantie importante de la bonne application des règles existantes.

341.  Devant la Grande Chambre, la requérante soutient toutefois que les limites posées à la conservation des éléments interceptés et les exigences concernant leur destruction mentionnées par la chambre ne s’appliquent pas aux éléments qui ne contiennent pas de données à caractère personnel. Le Gouvernement ne s’est pas exprimé sur ce point.

342.  La Cour admet qu’il est clairement justifié que des exigences spécifiques s’appliquent à la destruction d’éléments contenant des données à caractère personnel. Pour autant, il faut aussi qu’il existe une règle générale régissant la destruction des autres éléments obtenus au moyen de l’interception en masse de communications lorsque leur conservation peut affecter, par exemple, le droit au respect de la correspondance au sens de l’article 8, y compris celui des personnes morales, telles que la requérante. Au minimum, comme l’a également souligné la chambre, le droit interne devrait imposer d’effacer les données interceptées lorsqu’elles ne sont plus pertinentes aux fins du ROEM. Le Gouvernement n’a pas montré que cette obligation figure dans le cadre réglementaire suédois. Tout en observant que les circonstances dans lesquelles il pourrait se produire qu’aucune des règles spécifiques sur la destruction des éléments interceptés mentionnées dans les paragraphes précédents ne s’applique sont très limitées, la Cour considère toutefois qu’il y a là une lacune procédurale dans le cadre réglementaire.

343.  Enfin, la Cour ne dispose pas d’informations suffisantes quant à la manière dont la nécessité de conserver ou de détruire les éléments contenant des données à caractère personnel est appréciée dans la pratique, ni sur le point de savoir si les éléments interceptés non traités sont toujours conservés pendant la durée maximale d’un an ou si la nécessité de leur conservation est régulièrement examinée, comme cela devrait être le cas. Il lui est ainsi difficile d’aboutir à des conclusions exhaustives portant sur tous les aspects de la conservation et de la destruction des éléments interceptés. Elle reviendra lorsqu’elle analysera la question du contrôle a posteriori dans le régime suédois d’interception en masse sur la question des conclusions qui peuvent être tirées du fait qu’elle ne dispose pas d’informations suffisantes sur ce point ni sur d’autres aspects du fonctionnement du système suédois.

344.  En somme, aux fins de la présente étape de l’analyse, si la Cour a relevé au paragraphe précédent une lacune procédurale qu’il convient de combler, elle considère que, dans l’ensemble, les circonstances dans lesquelles les éléments interceptés doivent être détruits sont claires en droit suédois.

8)  La supervision

345.  En vertu du droit suédois, la tâche de supervision des activités de renseignement extérieur en général et de ROEM en particulier est confiée principalement à l’Inspection du renseignement extérieur. D’autres fonctions de supervision sont exercées par l’autorité de protection des données, qui dispose toutefois de moins de pouvoirs.

346.  Observant que le conseil de l’Inspection est présidé par des juges permanents ou d’anciens juges et que ses membres, nommés par le gouvernement pour un mandat d’au moins quatre ans, sont choisis parmi des candidats proposés par les groupes parlementaires, la Cour estime établi que le rôle de l’Inspection est celui d’un mécanisme de contrôle indépendant.

347.  L’Inspection dispose de pouvoirs étendus qui portent sur le déroulement des opérations de ROEM du début à la fin. Elle est en particulier chargée de donner au FRA l’accès aux canaux de transmission après avoir vérifié que l’accès demandé correspond à l’autorisation délivrée par le tribunal pour le renseignement extérieur (chapitre 6, article 19a de la loi sur les communications électroniques). Elle contrôle tous les autres aspects des activités du FRA, notamment l’interception, l’analyse, l’utilisation et la destruction des éléments recueillis. Il est important de noter qu’elle peut examiner les sélecteurs utilisés (article 10 de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique) et qu’elle a accès à tous les documents pertinents du FRA (paragraphes 50-53 ci-dessus).

348.  Il apparaît donc que l’Inspection a les pouvoirs et les outils nécessaires non seulement pour vérifier le respect des exigences formelles du droit suédois, mais aussi pour examiner les aspects relatifs à la proportionnalité de l’atteinte aux droits individuels qui peut être occasionnée par les activités de ROEM. Il convient de relever à cet égard qu’au cours de ses inspections elle a procédé à de nombreuses vérifications détaillées, notamment quant aux sélecteurs employés (paragraphe 53 ci‑dessus).

349.  La requérante a souligné que certains des actes adoptés par l’Inspection revêtent la forme d’avis et de recommandations, plutôt que de décisions juridiquement contraignantes. Elle semble considérer que cela affaiblit considérablement l’impact réel du travail de l’Inspection.

350.  La Cour observe qu’en vertu de l’article 10 de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique, l’Inspection peut, si elle constate que des signaux ont été indûment interceptés, ordonner par une décision juridiquement contraignante qu’il soit mis un terme à la collecte ou que les enregistrements ou notes concernant les données recueillies soient détruits. Sur certaines autres questions, telles que l’engagement potentiel de la responsabilité civile de l’État à l’égard d’une personne ou d’une organisation donnée, ou lorsque des éléments indiquent qu’une infraction pénale a peut-être été commise, l’Inspection est tenue de signaler les faits aux autorités compétentes pour prendre des décisions juridiquement contraignantes. La Cour juge ce dispositif satisfaisant. Elle observe que, s’il est vrai qu’il semble n’exister en droit suédois aucune possibilité juridique d’obtenir l’exécution des recommandations par lesquelles l’Inspection demande une évolution ou une rectification des pratiques du FRA, la Direction nationale du contrôle de la gestion publique, qui a vérifié les activités de supervision de l’Inspection en 2015, a constaté que le FRA disposait de procédures de prise en compte des avis rendus par l’Inspection et que les suggestions émises par celle-ci avaient été traitées avec sérieux et, si nécessaire, avaient donné lieu à des réformes. À l’exception d’un cas où il a déféré la question au gouvernement, le FRA a toujours pris les mesures demandées par l’Inspection (paragraphe 54 ci-dessus).

351.  Par ailleurs, les informations dont dispose la Cour quant aux inspections menées par l’Inspection confirment que celle-ci contrôle activement les activités du FRA, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sur un plan tant général et systématique que thématique. Ainsi, sur une période de huit ans, l’Inspection a réalisé 102 inspections, au cours desquelles elle a procédé à des vérifications détaillées des sélecteurs employés, de la destruction des renseignements, de la communication des rapports, de la coopération avec d’autres États et avec des organisations internationales, du traitement des données à caractère personnel et du respect général de la législation, des directives et des autorisations relatives aux activités de ROEM. Ces inspections ont donné lieu à plusieurs avis et suggestions adressés au FRA et à un avis remis au gouvernement. L’utilité de l’activité de l’Inspection est illustrée par le fait, par exemple, que lorsque, en 2011, celle-ci a invité le FRA à modifier ses règles internes concernant la destruction des données, la modification a été faite avant la fin de l’année (paragraphe 53 ci-dessus).

352.  Enfin, l’Inspection rend des rapports annuels qui sont publics, et ses activités ont été contrôlées à plusieurs reprises par la Direction nationale du contrôle de la gestion publique (paragraphes 53 et 54 ci-dessus).

353. Dans ces conditions, il n’y a pas de raison de douter que le droit et la pratique nationaux garantissent une supervision effective des activités de ROEM en Suède. De l’avis de la Cour, le rôle de l’Inspection, d’une part, et la procédure judiciaire d’autorisation préalable par le tribunal pour le renseignement extérieur, d’autre part, constituent ensemble une garantie efficace contre les abus aux stades essentiels du processus de ROEM : avant et pendant l’interception, l’analyse, l’utilisation et la destruction des informations obtenues.

9) Le contrôle a posteriori

354.  Il apparaît qu’il n’est pas contesté qu’en raison du secret, il n’a jamais été fait usage en pratique de la possibilité offerte en théorie par la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique d’aviser les personnes physiques concernées lorsque des sélecteurs les visant directement ont été employés (paragraphes 58, 59, 75 in fine et 80 ci‑dessus).

355.  De l’avis de la Cour, il est clair que, à supposer qu’elle soit techniquement possible, la notification aux personnes concernées d’activités menées dans le contexte du système suédois de ROEM aux fins du renseignement extérieur pourrait avoir des conséquences qui seraient d’une portée considérable et qu’il est difficile de prévoir à l’avance. Comme cela a déjà été observé (paragraphe 272 ci-dessus), un recours ne dépendant pas de la notification à la personne qui a fait l’objet de l’interception pourrait constituer un recours effectif dans le contexte de l’interception en masse. La Cour admet donc que l’approche de l’État défendeur à cet égard est légitime. Cependant, l’absence d’un mécanisme de notification efficace devrait être contrebalancée par des recours effectifs, ouverts à toute personne pensant que ses communications ont été interceptées et analysées.

356.  La Cour note à cet égard que la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique permet aux personnes physiques ou morales qui le souhaitent d’obtenir un contrôle a posteriori sans avoir à démontrer qu’elles ont probablement été concernées par une opération d’interception en masse. Toute personne, quels que soient sa nationalité et son lieu de résidence, peut saisir l’Inspection du renseignement extérieur. Celle-ci doit alors rechercher si les communications de cette personne ont été interceptées dans le cadre d’activités de ROEM et, si tel a été le cas, vérifier si l’interception et le traitement des informations correspondantes ont été effectués dans le respect du droit applicable. Comme cela a déjà été mentionné (paragraphe 350 ci-dessus), l’Inspection peut décider de mettre fin à une opération de ROEM ou ordonner la destruction des renseignements recueillis.

357.  Selon la requérante, il est impossible pour un particulier de savoir si ses communications ont réellement été interceptées et, de manière générale, d’obtenir une décision motivée. En vertu du droit interne pertinent, l’Inspection informe simplement la personne qui l’a saisie qu’elle a procédé au contrôle sollicité (paragraphe 61 ci-dessus).

358.  Il ressort des éléments dont dispose la Cour (voir, en particulier, les paragraphes 61 et 203 ci-dessus) que l’Inspection examine régulièrement les demandes dont la saisissent des particuliers.

359.  La Cour observe cependant que, même s’il est vrai que l’Inspection est un organe indépendant, elle a notamment pour mission de superviser et de contrôler les activités du FRA et, dans ce cadre, de prendre ou d’approuver des décisions opérationnelles concernant pour certaines l’accès aux canaux de transmission, l’utilisation de sélecteurs, ainsi que l’analyse, l’utilisation et la destruction des éléments interceptés (paragraphes 50-53 ci‑dessus). Ainsi, lorsque l’Inspection est amenée à exercer son rôle supplémentaire de contrôle a posteriori à la demande d’un particulier, elle peut se trouver dans une situation où il lui incombe de contrôler ses propres activités de supervision des mesures d’interception en masse mises en œuvre par le FRA. Compte tenu du secret qui entoure, légitimement, les procédures pertinentes, et en l’absence d’obligation juridique imposant à l’Inspection de rendre à la personne concernée une décision motivée, des doutes peuvent surgir sur le point de savoir si l’examen qu’elle fait des demandes dont elle est saisie en pareil cas offre des garanties adéquates d’objectivité et de minutie. On ne peut exclure que ce double rôle de l’Inspection risque de générer des conflits d’intérêts et, par conséquent, la tentation de passer sous silence une omission ou une faute afin d’éviter les critiques ou d’autres conséquences.

360.  La Cour ne méconnaît pas, à cet égard, le fait que l’Inspection est elle‑même soumise à des audits (paragraphe 54 ci-dessus), qui pourraient en principe être considérés comme une garantie pertinente. Elle constate cependant que le Gouvernement n’a fourni aucune information démontrant que les audits menés jusqu’à présent aient porté sur les contrôles effectués par l’Inspection à la demande d’une personne cherchant à savoir si ses communications avaient été interceptées par le FRA. Il apparaît que la Direction nationale du contrôle de la gestion publique – qui est chargée de vérifier un nombre important d’organes administratifs dans différents secteurs – n’est nullement tenue d’effectuer des vérifications aussi spécifiques et de le faire régulièrement. Dans ces conditions, et compte tenu du problème structurel relevé au paragraphe précédent, la Cour n’est pas convaincue que la simple possibilité pour la Direction nationale du contrôle de la gestion publique d’examiner le traitement fait par l’Inspection des demandes dont elle est saisie soit suffisante.

361.  Par ailleurs, la Cour considère qu’un système de contrôle a posteriori dans lequel l’autorité saisie ne rend pas des décisions motivées communiquées aux intéressés, ou au moins des décisions contenant une motivation accessible à un avocat spécial titulaire d’une habilitation de sécurité, dépend trop largement de l’initiative et de la persévérance de fonctionnaires opérant à l’abri des regards. Elle observe que dans le système suédois, aucun détail n’est communiqué au demandeur quant à la teneur et à l’issue du contrôle effectué par l’Inspection, laquelle semble ainsi bénéficier d’une grande latitude. Une décision motivée présente l’avantage indéniable de mettre à la disposition du public des indications quant à l’interprétation des règles juridiques applicables, aux limites à respecter et à la manière dont l’intérêt public et les droits individuels doivent être mis en balance dans le contexte spécifique de l’interception en masse de communications. Comme la Cour l’a noté dans l’arrêt Kennedy (précité, § 167), la publication de telles conclusions juridiques accroît le degré de contrôle exercé en la matière. Ces observations amènent la Cour à considérer que les caractéristiques susmentionnées du système suédois n’offrent pas une base suffisante pour que le public soit assuré que, si des abus devaient se produire, ils seraient dévoilés et réparés.

362.  Il est vrai que les particuliers peuvent saisir les médiateurs parlementaires et le chancelier de la Justice et que ceux-ci peuvent examiner la conduite des autorités afin, notamment, d’en contrôler la légalité et de s’assurer qu’il n’a pas été porté atteinte à des droits et libertés fondamentaux. Le chancelier et les médiateurs peuvent engager des procédures pénales ou disciplinaires (paragraphes 66-68 ci‑dessus). S’il s’agit là de mécanismes de plainte pertinents, la Cour observe qu’ils semblent ne pas avoir été utilisés fréquemment dans le contexte de l’interception en masse de communications (paragraphe 67 in fine ci‑dessus). En tout état de cause, elle estime qu’une procédure juridique menée devant un organe indépendant qui, dans la mesure du possible, examine l’affaire de manière contradictoire et rende des décisions motivées et juridiquement contraignantes est un élément essentiel de l’effectivité d’un contrôle a posteriori. Or ni la plainte au chancelier ni la plainte aux médiateurs ne répondent à ces conditions.

363.  Enfin, la Cour souscrit à l’argument de la requérante selon lequel le recours ouvert devant l’IPT au Royaume-Uni (Big Brother Watch et autres, précité, §§ 413-415) montre qu’il est possible de concilier les impératifs légitimes de sécurité et la nécessité d’assurer un contrôle a posteriori fiable des activités d’interception en masse.

364.  En bref, le double rôle de l’Inspection et l’impossibilité pour les particuliers d’obtenir des décisions motivées sous quelque forme que ce soit en réponse à leurs plaintes ou questionnements concernant l’interception en masse de communications – éléments qui sont l’un et l’autre contraires aux exigences d’un contrôle a posteriori effectif – doivent être considérés comme une carence du régime suédois, dont il faut tenir compte pour apprécier la compatibilité de ce régime avec l’article 8 de la Convention. Compte tenu du fait qu’elle ne dispose d’informations suffisantes ni quant à la pratique du tribunal pour le renseignement extérieur relativement à l’autorisation judiciaire préalable de catégories de sélecteurs ou de sélecteurs forts (paragraphe 300 ci-dessus) ni quant à la manière dont les normes relatives à la destruction des éléments interceptés sont appliquées dans la pratique (paragraphe 343 ci-dessus), la Cour juge cette carence particulièrement significative. Les éléments susmentionnés exacerbent indubitablement les craintes des individus concernés quant au point de savoir s’ils ont pu faire l’objet d’agissements arbitraires abusifs.

10)    Conclusion

365.  Il ne fait aucun doute pour la Cour que l’interception en masse est d’une importance vitale pour les États contractants, qui en ont besoin pour détecter les menaces pesant sur leur sécurité nationale. Cela a en particulier été reconnu par la Commission de Venise (paragraphe 86 ci-dessus). Il apparaît que, dans les conditions actuelles, aucune autre solution ou combinaison de solutions ne serait suffisante pour remplacer cette activité.

366.  La Cour rappelle par ailleurs qu’elle n’a pas pour tâche de prescrire un modèle idéal pour le ROEM mais de contrôler la conformité à la Convention des dispositifs juridiques et pratiques existants, lesquels varient dans leur conception et dans leur fonctionnement d’une Partie contractante à l’autre. Elle doit pour ce faire considérer comme un tout le modèle de ROEM – en l’espèce le modèle suédois – et ses garanties contre les abus.

367.  Dans le cas présent, l’examen du système suédois d’interception en masse a révélé que celui-ci est fondé sur des règles juridiques détaillées, que sa portée est clairement délimitée et qu’il offre des garanties. Les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée en Suède sont clairement définis, les circonstances dans lesquelles les communications peuvent être interceptées et examinées sont énoncées avec une clarté suffisante, la durée de l’interception est juridiquement encadrée et contrôlée, et les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation des éléments interceptés sont assorties de garanties adéquates contre les abus. Les mêmes protections s’appliquent au contenu des communications interceptées et aux données de communication.

368.  Surtout, la procédure judiciaire d’autorisation préalable telle qu’elle existe en Suède et la supervision exercée par un organe indépendant permettent en principe de garantir en pratique l’application des règles du droit interne et des standards de la Convention et de limiter le risque de conséquences disproportionnées portant atteinte aux droits protégés par l’article 8. Il convient notamment de tenir compte du fait qu’en Suède, les limites à respecter pour chaque mission d’interception en masse ainsi que la légalité et la proportionnalité de la mission font l’objet d’une procédure judiciaire d’autorisation préalable devant le tribunal pour le renseignement extérieur, qui siège en présence d’un représentant chargé de la protection de la vie privée défendant l’intérêt public.

369.  La Cour a constaté trois carences dans le régime suédois d’interception en masse : l’absence de règle claire concernant la destruction des éléments interceptés qui ne contiennent pas de données à caractère personnel (paragraphe 342 ci-dessus), le fait que ni la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique ni aucun autre texte n’énonce l’obligation de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée lorsqu’une décision de partage de renseignements avec des partenaires étrangers est adoptée (paragraphes 326-330 ci-dessus) et l’absence de contrôle a posteriori effectif (paragraphes 359-364 ci-dessus).

370.  Le potentiel de conséquences négatives sur l’exercice des droits protégés par l’article 8 qui découle de la première de ces carences est limité par le fait que le droit suédois renferme des règles claires prévoyant la destruction des éléments interceptés dans un certain nombre de circonstances et, en particulier, lorsqu’ils contiennent des données à caractère personnel.

371.  La Cour considère en revanche que la deuxième carence pourrait entraîner des conséquences négatives très importantes pour les personnes physiques ou morales concernées. Comme elle l’a relevé, cette carence pourrait en effet permettre la transmission mécanique vers l’étranger d’informations, dont la communication porte gravement atteinte au droit au respect de la vie privée ou au droit au respect de la correspondance, qui ne présenteraient pourtant que très peu d’intérêt pour le renseignement. Une telle transmission peut ainsi engendrer des risques manifestement disproportionnés d’atteinte aux droits protégés par l’article 8 de la Convention. Par ailleurs, aucune obligation juridiquement contraignante n’impose au FRA d’analyser les garanties offertes par le destinataire étranger des renseignements afin de déterminer si elles sont d’un niveau minimum acceptable.

372.  Enfin, le double rôle de l’Inspection et l’impossibilité pour les particuliers d’obtenir des décisions motivées sous quelque forme que ce soit en réponse à leurs plaintes ou interrogations concernant l’interception en masse de communications affaiblissent le mécanisme de contrôle a posteriori dans une mesure qui engendre des risques pour le respect des droits fondamentaux des personnes concernées. Par ailleurs, l’absence de contrôle effectif au dernier stade de l’interception n’est pas conciliable avec la situation constatée par la Cour, où l’intensité de l’ingérence faite dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure que le processus avance (paragraphes 239 et 245 ci‑dessus), et elle ne satisfait pas à l’exigence de « garanties de bout en bout » (paragraphe 264 ci‑dessus).

373.  La Cour est convaincue que les caractéristiques principales du régime suédois d’interception en masse répondent aux exigences de la Convention relatives à la qualité de la loi, et elle considère que tel qu’il fonctionnait au moment où la chambre l’a examiné, ce régime demeurait dans la plupart de ses aspects dans les limites de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». Elle juge en revanche que les carences mentionnées aux paragraphes précédents ne sont pas suffisamment compensées par les garanties existantes et que, partant, le régime suédois d’interception en masse excède la marge d’appréciation accordée aux autorités de l’État défendeur à cet égard. Elle rappelle que l’interception en masse recèle un potentiel considérable d’abus susceptibles de porter atteinte au droit des individus au respect de leur vie privée (paragraphe 261 ci‑dessus).Eu égard au principe de la prééminence du droit, laquelle est expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8 (Roman Zakharov, précité, § 228), la Cour estime donc que le régime suédois d’interception en masse, considéré dans son ensemble, ne contient pas de « garanties de bout en bout » suffisantes pour offrir une protection adéquate et effective contre l’arbitraire et le risque d’abus.

d)     Conclusion sur l’article 8

374.  Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci-dessus quant à la légalité et au caractère justifié du régime d’interception en masse contesté, la Cour conclut qu’en l’espèce il y a eu violation de l’article 8 de la Convention

Elvir et Eldina MEHMEDOVIC contre la Suisse du 17 janvier 2019 requête n° 17331/11

Non violation de l'article 8 : La Cour déclare mal fondée une requête portant sur la surveillance d’un assuré par les détectives d’une assurance privée dans des lieux publics.

L’affaire concerne la surveillance d’un assuré (M. Mehmedovic), et par ricochet de son épouse, dans des lieux publics par des détectives d’une assurance dans le but de vérifier si la demande en réparation de l’intéressé, qui faisait suite à la survenance d’un accident, était justifiée. Les époux Mehmedovic se plaignaient d’avoir été surveillés, invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention. La Cour ne relève aucune apparence de violation de l’article 8 de la Convention et estime que la requête est manifestement mal fondée.

D’une part, la Cour constate que les investigations de l’assureur, effectuées à partir du domaine public et limitées à la constatation de la mobilité de M. Mehmedovic, visaient uniquement à préserver les droits patrimoniaux de l’assurance. À cet égard, la Cour estime que, comme dans sa jurisprudence Verliere c. Suisse1 , les juges nationaux ont reconnu un intérêt prépondérant à l’assureur et en ont conclu que l’atteinte à la personnalité de l’intéressé n’était pas illicite. D’autre part, la Cour note que les informations éparses, recueillies par hasard à propos de Mme Mehmedovic et sans aucune pertinence pour l’investigation, étaient loin de constituer une collecte systématique ou permanente. Selon la Cour, une ingérence dans la vie privée de l’intéressée n’a donc pas eu lieu.

LES FAITS

2. Le 28 octobre 2001, Elvir Mehmedovic (« le requérant ») subit des lésions corporelles lors d’un accident de la circulation en tant que passager d’un véhicule automobile. Il se plaignit notamment de crises d’épilepsie et de douleurs dans le bras gauche. Chiffrant ses revendications à deux millions de francs suisses (CHF), soit (actuellement) environ 1 777 353 euros (EUR), il ouvrit deux actions en réparation de son dommage ménager contre les deux conducteurs et leurs assurances de responsabilité civile.

3. Afin de constater l’existence du dommage ménager, l’assurance de responsabilité civile du requérant mandata une agence de détectives privés pour surveiller le requérant pendant une période déterminée. Le mandat d’observation et le rapport de surveillance portaient exclusivement sur le requérant. Toutes ses activités furent filmées dans des lieux accessibles au public. Les photos, les vidéos et le rapport de surveillance y relatifs montrent comment le requérant pouvait, sans grandes difficultés, porter des charges, faire ses achats, passer l’aspirateur (dans la voiture) ainsi que nettoyer et astiquer sa voiture.

4. Par hasard, Eldina Mehmedovic (« la requérante ») apparaissait notamment sur six photographies, mais elle n’y était que partiellement reconnaissable et difficilement identifiable.

5. Les résultats de cette observation furent versés à la procédure interne.

6. Dans le premier procès en responsabilité civile ayant trait à l’action partielle pour la période du 28 octobre 2001 au 31 décembre 2004, le Tribunal fédéral retint qu’une indemnité pour dommage ménager ne pouvait être exigée que par celui qui, sans accident, aurait exercé une activité ménagère, et qu’il était indispensable d’étayer le dommage ménager par des indications concrètes sur le ménage dans lequel vit la victime et sur les tâches qui lui auraient incombé sans l’accident. Il fut établi que le requérant n’avait pas satisfait à son devoir de collaboration en vue de l’établissement de l’état de fait à la base de ses prétentions d’assurance et qu’il avait donné des affirmations contradictoires, peu vraisemblables et insuffisantes sur les conséquences de son atteinte à la santé.

7. Dans le cadre du deuxième procès en responsabilité civile portant sur la réparation du dommage ménager couru dès le 1er janvier 2005, le Tribunal fédéral confirma également que la surveillance était d’autant plus justifiée que le comportement allégué par le requérant ne pouvait pas être lié à l’accident et que ses affirmations sur les tâches ménagères pouvant être accomplies avant et après l’accident devaient être considérées comme peu vraisemblables.

8. Le 15 mai 2007, devant le Tribunal cantonal de Zoug, les requérants intentèrent une action pour atteinte à leur personnalité découlant de la surveillance par des détectives dont ils avaient fait l’objet les 6, 17, 18 et 26 octobre 2006, contre l’avocat qui avait défendu l’assurance dans le procès en responsabilité civile, trois collaborateurs de l’assurance, l’assurance, ainsi que le propriétaire de l’agence de détectives privés et ses trois collaborateurs.

9. Le Tribunal cantonal de Zoug et – sur appel des requérants – le Tribunal supérieur (Obergericht) du Canton de Zoug rejetèrent la demande.

10. Par l’arrêt 5A_57/2011 du 2 juillet 2011, publié dans le Recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral suisse (ATF) sous le numéro de référence 136 III 410, la Cour suprême rejeta le recours en matière civile. En substance, le Tribunal fédéral déduisit de l’ensemble des circonstances du cas d’espèce que les prises de vues pouvaient porter atteinte non seulement au droit du requérant à sa propre image mais également à son droit au respect de sa vie privée. Pourtant, selon le Tribunal fédéral, la violation des droits de la personnalité du recourant était justifiée par un intérêt prépondérant, ce qui fut motivé par le Tribunal fédéral comme suit (cité d’après la traduction reprise du Journal des tribunaux (JdT) 2010 I, pages 553 et suivantes [références omises]) :

« (...) 2.2.3 Une atteinte à la personnalité découlant d’une surveillance de la personne assurée par un détective privé peut répondre à des intérêts prépondérants d’ordre public ou privé, c’est-à-dire être justifiée par le fait que ni l’assurance ni l’ensemble de la collectivité de ses assurés (« die dahinter stehende Versichertengemeinschaft ») ne doivent être amenées à effectuer des prestations indues. L’intérêt à lutter efficacement contre les abus ainsi qu’à démasquer et à prévenir l’escroquerie à l’assurance doit être comparé à l’intérêt du lésé à l’intégralité de sa personne. Cette pesée d’intérêts fait appel au pouvoir d’appréciation du juge. Il faut considérer à cet égard que la personne touchée par la surveillance soulève une prétention envers l’assurance et qu’elle doit par conséquent collaborer à la constatation de son état de santé, de sa capacité de travail, etc. Elle doit donc tolérer que les investigations objectivement requises soient, le cas échéant, effectuées à son insu. L’admissibilité de la surveillance dépend en outre de l’intensité de l’atteinte et des droits de la personnalité qui sont touchés. À cet égard, il peut notamment être déterminant de savoir dans quelle mesure la surveillance se justifie au regard du type de prestations d’assurance concerné (par ex. en fonction du montant de la prétention, ou selon qu’il s’agit d’un cas-pilote ou d’un cas-bagatelle), où se déroule la surveillance (par ex. dans des lieux publics), combien de temps dure la surveillance (par ex. durant la journée ou pendant une seule semaine), quel est le contenu de la surveillance (par ex. des événements qui peuvent être observés par tout un chacun) et si les moyens utilisés dans le cadre de la surveillance (par ex. des films) sont adéquats et nécessaires pour atteindre le but poursuivi (...). »

4.4 Le recourant ne s’exprime que marginalement sur la pesée des intérêts décisive. Le point de départ est clair. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure l’atteinte à la sphère privée du recourant et la violation de son droit à sa propre image peuvent être justifiées par le fait que [l’assurance], en sa qualité d’assureur de la responsabilité civile, ne doit pas fournir, au détriment de la communauté des assurés, des prestations que le recourant réclame, le cas échéant, à tort. Il faut tenir compte à cet égard du montant élevé de la revendication formulée par le recourant, qui a été chiffrée à deux millions de francs dans l’acte de non-conciliation et dans la demande. La surveillance a eu lieu en public, elle s’est étalée sur deux à trois semaines, deux à trois jours par semaine et a concerné les activités quotidiennes du recourant. Les moyens de surveillance engagés (rapports, photographies et films) peuvent être qualifiés de nécessaires et d’appropriés, le recourant n’ayant pas satisfait à son devoir de collaboration en rapport avec la clarification objectivement nécessaire de son état de santé. (...). La surveillance et les moyens engagés à cette occasion apparaissent donc appropriés pour répondre à la question de savoir si le recourant a droit à des prestations d’assurance. En définitive, on ne saurait reprocher au Tribunal cantonal d’être parti de l’idée que les intimés pouvaient se prévaloir d’un intérêt élevé et d’avoir considéré que les atteintes à la personnalité constatées étaient justifiées par un intérêt prépondérant.

 11. Quant à l’objection de la requérante que la surveillance avait également violé ses droits protégés par l’article 28 du code civil, le Tribunal fédéral rejeta, en substance, toute atteinte à la personnalité à l’encontre de celle-ci.

DROIT

15. La Cour constate d’emblée que le cas en présence se distingue de l’affaire Vukota-Bojić c. Suisse, no 61838/10, 18 octobre 2016, où, l’assureur étant une entité publique en droit suisse, l’action de la requérante avait engagé la responsabilité de l’État sur le terrain de la Convention. En l’espèce, contrairement à ce les requérants soutiennent, l’assurance de responsabilité civile, qui est soumise à la surveillance des assurances, ne peut pas être considérée comme une assurance qui assume des tâches de droit public. La surveillance de la LSA concerne les assurances privées, c’est-à-dire les entreprises d’assurance qui ont pour but de conclure des contrats d’assurance soumis au droit privé. La surveillance étatique ne modifie pas le fait que la relation nouée entre l’assurance de responsabilité civile et l’assuré relève du droit privé.

16. La Cour rappelle que si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée (X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 23). Dans l’affaire Verlière c. Suisse ((déc.), no 41953/98, CEDH 2001‑VII), la Cour avait déjà constaté que la Suisse avait rempli l’obligation positive lui incombant parce que la requérante avait à disposition des voies de recours sur le plan pénal et civil pour se plaindre des atteintes à sa personnalité et que les tribunaux avaient rejeté son action civile après une analyse approfondie des intérêts concurrents en présence (voir également Minelli c. Suisse (déc.), no 14991/02, du 14 juin 2005).

17. En ce qui concerne la violation de l’article 8 de la Convention alléguée par le requérant, la Cour note que les juges nationaux ont fait une analyse approfondie des intérêts concurrents existant entre l’assureur et le requérant. Ils ont retenu notamment que l’assurance a l’obligation de vérifier si la demande en réparation du lésé est justifiée, sachant qu’elle agit également dans l’intérêt de l’ensemble de la collectivité de ses assurés. Ils en ont déduit que l’assureur a le droit de faire des enquêtes privées et que le lésé, de son côté, doit collaborer à l’établissement des faits et tolérer que des investigations soient effectuées par l’assurance, même à son insu, lorsque cette méthode est imposée par l’objectif poursuivi (voir également Dahlberg c. Suède (déc.), no 75201/11, 9 décembre 2014). Ils ont retenu qu’en l’espèce, les investigations de l’assureur, effectuées à partir du domaine public et limitées à la constatation de la mobilité du requérant, visaient uniquement à préserver les droits patrimoniaux de l’assurance. Comme dans l’affaire Verlière, précitée, les juges ont ainsi reconnu un intérêt prépondérant à l’assureur et en ont conclu que l’atteinte à la personnalité de la requérante n’était pas illicite.

18. Quant aux allégations de la requérante, la Cour estime que celle-ci sont manifestement mal fondées dans le présent contexte. En l’espèce, les informations éparses, recueillies par hasard et sans aucune pertinence pour l’investigation, étaient loin de constituer une collecte systématique ou permanente (voir, avec références, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, §§ 59-60, CEDH 2001‑IX, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 59, CEDH 2003‑I, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 83, CEDH 2008). Ainsi, une ingérence dans la vie privée de la requérante n’a pas eu lieu.

19. Dans ces circonstances, la Cour ne constate aucune apparence de violation de l’article 8 de la Convention.

20. Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle doit être rejetée, conformément à l’article 35 § 4 de la Convention.

Antović et Mirković c. Monténégro du 28 novembre 2017 requête n o 70838/13

Article 8 : La chambre considère par 4 voix contre 3 que la vidéosurveillance d’amphithéâtres au Monténégro méconnaissait le droit des professeurs à la vie privée. Il est important que l'État du Montenegro fasse appel devant la Grande Chambre, car cet arrêt risque d'interdire de filmer des cours d'amphithéâtre pour les diffuser sur Internet.

Article 8

La Cour commence par rejeter l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement. À cet égard, celui-ci arguait qu’aucune question relative à la vie privée des deux professeurs ne se posait, parce que la zone sous surveillance serait un lieu public de travail. La Cour note qu’elle a considéré auparavant que la « vie privée » pouvait inclure les activités professionnelles. Elle estime que c’est le cas dans la situation de Mme Antović et M. Mirković. L’article 8 est donc applicable et la requête recevable. La Cour rappelle ensuite qu’elle a considéré dans sa jurisprudence antérieure que la notion de vie privée pouvait inclure les activités professionnelles ou les activités qui ont lieu dans un contexte public. Elle observe que les amphithéâtres universitaires sont les lieux de travail des professeurs, où ceux-ci non seulement enseignent, mais aussi interagissent avec les étudiants, développent des relations avec autrui et forgent leur identité sociale. Elle a déjà jugé auparavant que la vidéosurveillance secrète au travail constituait une intrusion dans la vie privée de l’employé et elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion dans le cas d’une surveillance non secrète sur le lieu de travail. Par conséquent, la vie privée de Mme Antović et M. Mirković était en jeu et la vidéosurveillance était une ingérence dans l’exercice de leurs droits. De plus, les tribunaux internes n’ont pas examiné la légalité de la mesure, puisque, dès le départ, ils ont estimé qu’aucune question relative à la vie privée ne se posait. Pourtant, l’Agence de protection des données avait été d’avis qu’il y avait ingérence et que celle-ci n’était pas prévue par la loi. Par exemple, la législation interne disposait que des caméras vidéo pouvaient être utilisées pour surveiller les zones d’accès à des locaux officiels, alors qu’en l’espèce de telles caméras avaient été installées dans des amphithéâtres. La législation interne prévoyait aussi que la surveillance pouvait avoir lieu si le but de la mesure, par exemple la prévention des dangers pour la propriété ou les personnes, ne pouvait pas être atteint autrement. L’Agence de protection des données n’avait pas établi l’existence d’un tel danger et l’autre motif cité à l’appui de la mesure, la surveillance de l’enseignement, n’était pas du tout une des justifications prévues par la loi. Partant, la Cour conclut que la vidéosurveillance en cause n’était pas prévue par la loi et qu’il y a donc eu violation de l’article 8. Satisfaction équitable

(article 41)

La Cour dit, par quatre voix contre trois, que le Monténégro doit verser 1 000 euros (EUR) à chacun des requérants pour dommage moral et 1 669,50 EUR aux requérants pour frais et dépens.

PETRIE c. ITALIE du 18 mai 2017 Requête 25322/12

Non Violation de l'article 8 :  Le requérant reproche que des adversaires politiques lui ont fait tenir des propos qu'ils n'auraient jamais dits, dans une conférence nationale. Il s'agit d'une affaire qui est dans la marge d'appréciation des États non soumise au respect de la Conv EDH.

38. La Cour note, tout d’abord, que la présente requête appelle un examen du juste équilibre à ménager entre le droit du requérant au respect de sa vie privée, protégé par l’article 8 de la Convention, et le droit de X et Y à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Elle estime donc utile de rappeler les principes généraux pertinents.

a) Principes généraux relatifs à la protection de la vie privée et à la liberté d’expression

39. La notion de vie privée est une notion large, qui comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, son image et son intégrité physique et morale. Il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée ». Il est admis dans la jurisprudence de la Cour que le droit d’une personne à la protection de sa réputation est couvert par l’article 8 de la Convention en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée (Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 40, 21 septembre 2010, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012). La Cour a déjà jugé que la réputation d’une personne fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale, qui relèvent de sa vie privée même si cette personne fait l’objet de critiques dans le cadre d’un débat public (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007). Les mêmes considérations s’appliquent à l’honneur d’une personne (Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, § 38, 4 octobre 2007, et A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). Cependant, pour que l’article 8 trouve à s’appliquer, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, et Karakó c. Hongrie, no 39311/05, § 23, 28 avril 2009).

40. La Cour rappelle également que, dans les affaires comme celle de l’espèce, il lui incombe de déterminer si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Le paragraphe 2 de l’article 10 reconnaît que la liberté d’expression peut être soumise à certaines restrictions nécessaires à la protection de la vie privée ou de la réputation d’autrui (voir, parmi d’autres, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV).

41. La Cour rappelle encore que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 46, CEDH 2003‑III). De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001‑I).

42. Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 105, CEDH 2012). Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (ibidem ; voir également Polanco Torres et Movilla Polanco, précité, § 41).

43. Dans des affaires comme la présente, qui nécessitent une mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle sous l’angle de l’article 8 de la Convention ou sous l’angle de l’article 10. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, CEDH 2015 (extraits)).

44. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 57, CEDH 2011, et Von Hannover (no 2), précité, § 107). En d’autres termes, dans pareilles circonstances la Cour reconnaît de façon générale à l’État une ample marge d’appréciation (Delfi AS, précité, § 139).

45. Dans ses arrêts Von Hannover (no 2) et Axel Springer AG (précités), la Cour a résumé les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113, et Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).

b) Application à la présente espèce

46. La présente requête porte sur l’attribution au requérant, par X et Y, de certains propos que l’intéressé nie avoir tenus et qu’il estime susceptibles d’affecter sa réputation et son honneur.

47. La Cour observe que les propos attribués au requérant pouvaient contribuer à présenter celui-ci comme une personne peu avisée, ayant une tendance à formuler des accusations graves et généralisées. Compte tenu également du rôle que le requérant jouait en tant que président de l’ALLSI, la Cour observe que les déclarations de X et Y pouvaient porter atteinte à la réputation et à l’honneur de l’intéressé. Toutefois, elle n’est pas persuadée qu’elles constituaient une atteinte à la vie privée du requérant d’une gravité suffisante pour rendre l’article 8 de la Convention applicable. Elle observe en effet que X et Y ont rapporté de manière non littérale des propos que le requérant aurait tenus, sans lui adresser de paroles offensantes, injurieuses ou propres à nuire à sa jouissance du droit au respect de la vie privée.

48. La Cour estime toutefois qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer formellement sur la question de l’applicabilité de l’article 8 en l’espèce. Même en admettant que la gravité des déclarations de X et Y atteigne le seuil justifiant l’entrée en jeu de cette disposition, elle considère néanmoins qu’il n’y a pas eu violation de celle-ci pour les raisons qui suivent.

49. La Cour rappelle que la présente requête appelle un examen, sur la base des critères identifiés dans sa jurisprudence (paragraphe 45 ci-dessus), du juste équilibre à ménager entre les intérêts en cause.

50. Elle observe, tout d’abord, que le débat dans lequel X et Y ont fait leurs affirmations litigieuses avait comme objet les revendications syndicales de la catégorie professionnelle des lecteurs de langue étrangère. Il ressort du dossier que ce débat était particulièrement vif à l’époque des faits et que la négociation syndicale se déroulait même au niveau international au sein des institutions communautaires. En outre, la Cour observe que les affirmations de X et Y concernaient en particulier des déclarations formulées par le requérant à l’égard de probables irrégularités dans l’évaluation des titres académiques de deux lecteurs britanniques par l’université de Venise (paragraphe 7 ci-dessus). Pour la Cour, les propos de X et Y s’inscrivaient donc dans le cadre d’un débat d’intérêt public, ce qui n’est d’ailleurs pas contesté par le requérant (paragraphe 34 ci-dessus).

51. La Cour observe ensuite que, même si le requérant n’était pas connu du grand public, son activité syndicale faisait de lui un personnage connu dans son secteur professionnel. Le fait qu’il avait été invité à intervenir devant la commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen atteste de la notoriété dont il jouissait dans ledit secteur. De plus, la Cour relève que, en intervenant ainsi au sein d’un débat d’intérêt public dans un cadre institutionnel international, le requérant s’était volontairement exposé à la critique et qu’il se devait de se montrer plus tolérant à l’égard de celle-ci.

52. Quant au contenu et à la forme des propos litigieux, ainsi que plus globalement aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que la cour d’appel a analysé de manière approfondie le contexte factuel et les différents propos en cause. En premier lieu, la cour d’appel a mis l’accent sur les circonstances dans lesquelles X et Y ont prononcé les déclarations litigieuses, en soulignant qu’il s’agissait d’un évènement organisé par un syndicat, avec la participation de personnalités porteuses d’intérêts opposés, et organisé dans le but d’amorcer plusieurs débats (paragraphe 22 ci-dessus). Elle a conclu que le climat de discussion constructive qui animait les travaux tendait à exclure l’existence d’un dol de la part de X et Y (paragraphe 22 ci-dessus). En deuxième lieu, elle a effectué une analyse détaillée de la signification des affirmations faites par X et Y, en concluant que ceux-ci avaient relaté de manière correcte la substance des propos tenus par le requérant (paragraphe 24 ci-dessus). Elle a, d’une part, indiqué que, dans le langage courant, l’emploi du mot « mafia » faisait souvent fi des origines « ethniques » et historiques de ce terme. Elle a, d’autre part, exposé que ce terme, comme celui de « raccomandazioni », pouvait être employé pour évoquer l’idée d’un centre de pouvoir élitaire, dépourvu de transparence et favorisant ses membres en méconnaissance de tout critère méritocratique (paragraphe 23 ci-dessus).

53. La Cour estime que, eu égard à la marge d’appréciation de l’État, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier le contexte factuel dans le cadre duquel se placent les affirmations en cause.

54. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que les juridictions nationales ont procédé à une évaluation circonstanciée de l’équilibre à ménager entre le droit de X et Y à la liberté d’expression et le droit du requérant au respect de sa vie privée. Rien ne permet de conclure que, dans cette évaluation des intérêts divergents, elles aient outrepassé la marge d’appréciation qui leur est reconnue et qu’elles aient manqué à leurs obligations positives à l’égard du requérant au titre de l’article 8 de la Convention. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.

Vukota-Bojic c. Suisse du 18 octobre 2016 requête no 61838/10

Violation des articles 6-1 et 8 de la Conv EDH : La surveillance illicite d’une victime d’accident de la route par une compagnie d’assurances était contraire à son droit à la vie privée.

La Cour estime que la surveillance mise en place par l’assureur s’analyse en une violation du droit à la vie privée de Mme Vukota-Bojić. Elle constate tout d’abord que, l’assureur étant un acteur d’un régime d’assurance public, considéré en droit interne comme une entité publique, son action est imputable à l’État. De plus, bien que la surveillance ait été seulement conduite dans des lieux publics, l'article 8 § 1 était applicable étant donné que les enquêteurs ont agi de manière systématique, qu’ils ont compilé des données permanentes sur Mme Vukota-Bojić et que celles-ci ont été sollicitées afin de régler un litige en matière d’assurance. Il y a donc eu ingérence dans la vie privée de Mme Vukota-Bojić. De plus, cette ingérence n’était pas « prévue par la loi » comme le prescrit l'article 8 § 2. Si la législation suisse permettait bien aux compagnies d’assurances de prendre les « mesures d’enquête nécessaires » et de recueillir les « informations nécessaires » en cas de réticence d’un assuré à livrer des informations, ces dispositions étaient insuffisamment précises. En particulier, elles n’indiquaient pas à quel moment et pendant quelle durée la surveillance pouvait être conduite ni ne prévoyaient des garanties contre les abus, par exemple des procédures à suivre lorsque les compagnies stockent, consultent, examinent, utilisent, communiquent ou détruisent des informations. Il en avait résulté un risque d’accès et de divulgation non autorisés d’informations. La surveillance de Mme Vukota-Bojić était donc contraire à l’article 8. Article 6 (droit à un procès équitable) La Cour juge que la production au prétoire des preuves recueillies au moyen de la surveillance, ainsi que de l’avis d’expert du Dr H. fondé sur ces pièces, n’était pas contraire à l’article 6. Considérée dans son ensemble, la procédure a été conduite équitablement. Mme Vukota-Bojić a eu la possibilité de contester l’admissibilité du rapport de surveillance et des preuves y associées, et le Tribunal fédéral a motivé sa décision autorisant leur admission. De plus, les données recueillies au moyen de la surveillance et l’avis du Dr H. n’étaient pas les seules preuves sur lesquelles la décision du Tribunal fédéral était fondée, celui-ci ayant également souligné l’existence d’autres rapports médicaux contradictoires.

BREMNER c. TURQUIE du 13 octobre 2015 requête n° 37428/06

Violation de l'article 8, le requérant est pris par des journalistes, en "flagrant délit" de prosélytisme chrétien en Turquie, État musulman. La vidéo est diffusée à la télévision et il subit les sarcasmes et les insultes de "bons musulmans".  Les tribunaux ne le protègent pas. Il y a non respect du devoir positif de protection de la vie privée.

a) Les principes généraux

59. La Cour note que le requérant ne se plaint pas d’un acte de l’État, mais d’une absence de protection suffisante de la part de celui-ci, de sa vie privée face aux atteintes commises par des tiers.

60. Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 114, CEDH 2014 (extraits)).

61. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (ibidem).

62. La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom ou des éléments se rapportant au droit à l’image. Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement. La publication d’une photo interfère dès lors avec la vie privée d’une personne. Il en va de même pour un enregistrement vidéo (De La Flor Cabrera c. Espagne, no 10764/09, § 30, 27 mai 2014).

63. Dans des affaires, comme la présente, où cette protection de la vie privée doit être mise en balance avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention, l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011, et Axel Springer AG c. Allemagne (no 2), no 48311/10, § 56, 10 juillet 2014). En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 87, 7 février 2012, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012).

64. La Cour estime par conséquent utile de rappeler également sa jurisprudence relative à la liberté d’expression.

65. Cette liberté constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique. Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir, parmi d’autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42, CEDH 2004‑IV, ou encore, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24).

66. La Cour a par ailleurs souligné à de nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, §§ 59 et 62, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH 2004‑XI).

67. L’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à ladite liberté dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 125, 23 avril 2015).

68. La liberté journalistique comprend le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 148, CEDH 2007‑V). Il n’appartient pas à la Cour, ni d’ailleurs aux juridictions internes, de se substituer à la presse dans le choix du mode de compte rendu à adopter dans un cas donné (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Eerikäinen et autres c. Finlande, no 3514/02, § 65, 10 février 2009).

69. Dans ses arrêts de Grande Chambre Axel Springer et Von Hannover, précités, la Cour a résumé les critères pertinents pour la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée : ils comprennent notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, la forme et les répercussions de la publication et la gravité de la sanction imposée.

70. Enfin, la Cour rappelle ensuite que peuvent entrer en ligne de compte la façon dont un reportage ou une photo sont publiés et la manière dont la personne visée y est représentée (voir Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, §§ 63 et 65, CEDH 2015, ainsi que les références qui y figurent).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

71. La Cour relève que la question des obligations positives de l’État défendeur se pose au niveau des décisions des juridictions internes – qui, selon le requérant, ne lui ont pas offert de protection contre l’ingérence des journalistes dans sa vie privée. C’est donc en ayant égard à la mise en balance par les juridictions internes du droit découlant de l’article 8 avec le droit à la liberté d’expression au regard de l’article 10, dont les journalistes concernés sont titulaires, que la Cour devra apprécier le degré satisfaisant ou non de la protection offerte à l’intéressé (Von Hannover, précité, § 58).

72. La Cour observe que le reportage concernait le prosélytisme religieux, qui est, à l’évidence, un sujet d’intérêt général, domaine où la liberté journalistique bénéficie d’une protection accrue.

73. Elle relève que le reportage était critique et que des termes offensants tels que « marchand de religion » y étaient utilisés pour caractériser le requérant. Quant au terme de « bigoterie », s’il n’est guère flatteur, la Cour note qu’il n’a pas été utilisé en relation avec le requérant mais pour qualifier les pratiques de certaines confréries.

74. La Cour estime que l’utilisation du vocable « marchand de religion » relevait d’un jugement de valeur. Or, de tels jugements ne se prêtent pas à la démonstration de leur véracité. Par ailleurs, la Cour rappelle que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation.

75. Elle considère que le reportage litigieux ne contenait pas d’attaque personnelle gratuite à l’encontre du requérant (voir Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, §§ 9 et 30, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, pour l’utilisation du terme imbécile et, a contrario, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 46, 22 février 2005). Elle estime par ailleurs qu’il ne relevait pas non plus du discours de haine, étant donné qu’il n’incitait pas à la haine ou à la violence envers un groupe religieux ni ne dénigrait les convictions et croyances d’un tel groupe (comparer avec Pavel Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007).

76. En ce qui concerne la méthode utilisée pour réaliser le reportage, la Cour considère que l’usage d’une technique aussi intrusive et aussi attentatoire à la vie privée que celle de la caméra cachée doit en principe être restreint. Néanmoins, la Cour n’ignore pas l’importance des moyens d’investigation secrets pour l’élaboration de certains types de reportage. En effet, dans certains cas, l’usage de la caméra cachée peut s’avérer nécessaire pour le journaliste, par exemple lorsque les informations sont difficiles à obtenir par un autre moyen (comparer avec l’affaire De La Flor Cabrera, précitée, § 40, qui portait sur la réalisation d’un enregistrement vidéo sans le consentement de la personne filmée à des fins d’administration de la preuve dans un débat judiciaire). Toutefois, cet outil de dernier ressort doit être utilisé dans le respect des règles déontologiques et en faisant preuve de retenue.

77. Quant à la balance des droits en jeu, la Cour réitère les critères mentionnés au paragraphe 69 plus haut, dont notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage ainsi que la forme et les répercussions de la publication.

78. Dans ce cadre, elle observe en premier lieu que le requérant ne s’était pas lui-même exposé au public si ce n’est en passant une annonce dans un journal. Il ne pouvait pas soupçonner qu’en discutant avec la personne qui l’avait contacté et ses amis, il risquait de se voir critiquer publiquement. Il pensait tout à fait légitimement avoir affaire à de simples particuliers intéressés par le christianisme.

79. Sur ce point, l’argument du Gouvernement consistant à dire que le requérant était lui-même journaliste et que les limites de la liberté d’expression à son égard étaient plus larges que pour un simple particulier n’est pas recevable. En effet, si le requérant était effectivement le correspondant d’un journal australien en Turquie, il était totalement inconnu du public turc et n’agissait pas en cette qualité.

80. En ce qui concerne la contribution que la diffusion de l’image du requérant pouvait apporter à un débat d’intérêt général, la Cour ne discerne aucun élément, ni dans le reportage litigieux ni dans les observations des parties, pouvant expliquer les éventuelles raisons d’intérêt général pour lesquelles les journalistes décidèrent de diffuser l’image du requérant sans précaution particulière, telle par exemple un voilage (voir, à cet égard, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 80, CEDH 2003‑I). Eu égard notamment à l’absence de notoriété du requérant, rien ne laisse supposer que ladite diffusion ait eu une valeur d’information en tant que telle ou qu’elle ait été utilisée à bon escient (voir, mutatis mutandis, Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, §§ 59 et 60, 17 octobre 2006)

81. Dans ces conditions, la diffusion de l’image du requérant sans précaution ne saurait être regardée comme une contribution à un quelconque débat d’intérêt général pour la société, quel que soit le degré d’intérêt de celle-ci envers la question du prosélytisme religieux

82. À cet égard, la Cour rappelle que dans l’affaire Haldimann, précitée, qui concernait les sanctions infligées à des journalistes en raison de la diffusion de l’enregistrement, réalisé en caméra caché, d’une prétendue négociation entre un courtier en assurance et un journaliste, la Cour avait conclu à la violation du droit à la liberté d’expression des requérants. Pour ce faire, elle avait considéré comme déterminante la circonstance que les requérants avait pixélisé le visage du courtier et modifié sa voie (voir le paragraphe 65 de l’arrêt en question).

83. De surcroît, la Cour note qu’aucune des juridictions internes ne semble avoir procédé à une évaluation de ce dernier point, celui de la contribution au débat d’intérêt général de la diffusion de l’image du requérant sans floutage.

84. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, et malgré la marge d’appréciation dont l’État dispose en la matière, la Cour estime que, concernant la diffusion sans floutage ou voilage de l’image du requérant, les juridictions turques n’ont pas établi un juste équilibre entre les intérêts en conflit. La manière dont elles ont traité l’affaire n’a donc pas assuré au requérant une protection suffisante et effective de son droit à l’image et, partant, de sa vie privée.

85. Dès lors, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

FLOR CABRERA c. ESPAGNE du 27 mai 2014 requête 10764/09

Non violation de l'article 8 : Les images qui devaient servir de preuve dans un procès ont été prises par des détectives privés, sur la voix publique, pendant que le requérant conduisait sa moto alors qu'il alléguait que l'accident subi lui avait provoqué des craintes et peurs qui l'empêchaient de conduire.

LES FAITS

5.  Le 19 septembre 1997, le requérant, résidant à Séville, fut renversé par une voiture alors qu’il se promenait à vélo. Après l’accident, il engagea une action civile en dommages et intérêts à l’encontre du conducteur et de la compagnie d’assurances M. en raison des séquelles prétendument subies, à savoir une névrose post-traumatique qui entraînait pour lui, selon ses dires, une peur intense de conduire des véhicules.

6.  Lors du procès devant le juge de première instance no 4 de Séville, la compagnie d’assurances M. fournit comme éléments de preuve des vidéos de scènes de la vie quotidienne du requérant dans des espaces publics, censées démentir l’existence de la peur invoquée. En particulier, les images montraient le requérant conduisant une moto. Les vidéos avaient été enregistrées par un cabinet de détectives privés engagés par l’assureur, à l’insu du requérant.

7.  Par un jugement du 15 mars 1999, le juge de première instance no 4 de Séville, faisant partiellement droit aux prétentions du requérant, condamna les défendeurs à lui payer une indemnité, mais d’un montant inférieur à celui qu’il réclamait.

8.  Tant les défendeurs que le requérant firent appel. Par un arrêt du 19 février 2001, l’Audiencia Provincial de Séville considéra que les prétentions du requérant étaient abusives dans la mesure où ses affirmations n’étaient appuyées par aucun élément de preuve. Elle se prononça en outre en faveur de la validité du rapport des détectives privés. En effet, les circonstances dans lesquelles avaient été prises les images ne constituaient pas une interférence dans le comportement du requérant ni un conditionnement de celui-ci.

9.  Contre cet arrêt le requérant se pourvut en cassation. Par une décision du 27 juillet 2004, le Tribunal suprême déclara le pourvoi irrecevable.

NON VIOLATION ARTICLE 8

a)  Principes généraux

30.  La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom ou des éléments se rapportant au droit à l’image (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 95-96, CEDH 2012). Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010, Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). La publication d’une photo interfère dès lors avec la vie privée d’une personne, même si cette personne est une personne publique (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002). À plus forte raison, la Cour est d’avis que l’enregistrement d’images vidéo constitue également une ingérence dans la vie privée d’un individu.

31.  Par ailleurs, la Cour a eu l’occasion d’indiquer que l’image d’un individu est l’un des attributs principaux de sa personnalité, du fait qu’elle dégage son originalité et lui permet de se différencier de ses congénères. Le droit de la personne à la protection de son image constitue ainsi l’une des composantes essentielles de son épanouissement personnel et présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image. Si pareille maîtrise implique dans la plupart des cas la possibilité pour l’individu de refuser la diffusion de son image, elle comprend en même temps le droit pour lui de s’opposer à la captation, la conservation et la reproduction de celle-ci par autrui. En effet, l’image étant l’une des caractéristiques attachées à la personnalité de chacun, sa protection effective présuppose, en principe, le consentement de l’individu dès sa captation et non pas seulement au moment de son éventuelle diffusion au public. Dans le cas contraire, un attribut essentiel de la personnalité pourrait être détenu par autrui sans que l’intéressé ait la maîtrise sur son éventuel usage ultérieur (voir, mutatis mutandis, Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 40, 15 janvier 2009).

32.  La Cour réaffirme en outre que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013). Elles peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. Cela vaut également pour la protection du droit à l’image contre des abus de la part de tiers (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 57, CEDH 2004‑VI).

33.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives. Il existe en effet plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie privée. La nature de l’obligation de l’État dépendra de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 24, série A no 91 et Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 46, CEDH 2003-III).

34.  Dans ce sens, dans des affaires relatives à la divulgation de données à caractère personnel, la Cour a reconnu qu’il convenait d’accorder aux autorités nationales compétentes une certaine latitude pour établir un juste équilibre entre les intérêts publics et privés qui se trouvent en concurrence. Cependant, cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen (Funke c. France, arrêt du 25 février 1993, série A no 256-A, § 55) et son ampleur est fonction de facteurs tels que la nature et l’importance des intérêts en jeu et la gravité de l’ingérence (Z c. Finlande, arrêt du 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 348, § 99).

b)  Application de ces principes en l’espèce

35.  La Cour note que la présente affaire ne porte pas sur la diffusion d’images relatives à la vie quotidienne du requérant, mais exclusivement sur la prise et l’utilisation ultérieure de telles images en tant que moyen de preuve dans le cadre d’un procès civil (voir a contrario, Sciacca c. Italie (no 50774/99, CEDH 2005‑I). De même, les images litigieuses n’avaient pas vocation à être publiées (voir a contrario, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 9, CEDH 2003‑I), leur prise n’ayant pas été effectuée d’une manière systématique ou permanente (voir, a contrario, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 43-44, CEDH 2000‑V).

36.  La Cour doit par conséquent examiner la question de savoir si, en l’absence de diffusion des images litigieuses, il y a ou non eu atteinte au droit à la protection de la vie privée du requérant (voir mutatis mutandis Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 38, 15 janvier 2009). Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Petrenco c. Moldova, no 20928/05, § 54, 30 mars 2010, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 41, 21 septembre 2010, et Petrov c. Bulgarie (déc.), no 27103/04, 2 novembre 2010).

37.  En l’espèce, il n’est pas contesté que le requérant se trouvait sur la voie publique lorsque les scènes furent enregistrées, et qu’il n’y a eu aucune interférence dans son comportement.

38.  La Cour ne voit pas de raisons valables de s’écarter de l’approche des tribunaux nationaux. En effet, elle constate que les images litigieuses ont été prises alors que le requérant se livrait à une activité susceptible d’être enregistrée, en l’occurrence la conduite d’une moto pour des déplacements sur la voie publique. De plus, les images furent utilisées exclusivement en tant que moyen de preuve devant un juge. Il n’y avait donc aucun risque d’exploitation ultérieure.

39.  La Cour relève par ailleurs que les images du requérant ont été filmées par une agence de détectives privés qui respectait l’ensemble des exigences légales prévues en droit interne pour ce type d’activités : l’agence en question était dûment agréée par l’État et inscrite comme telle dans un registre administratif, et la prise d’images en vue de leur utilisation dans le cadre d’un procès était prévue par l’article 265 du code de procédure civile.

40.  Quant au but poursuivi par l’utilisation de la cassette vidéo, la Cour juge raisonnable de considérer que les images enregistrées avaient vocation à contribuer de façon légitime au débat judiciaire, afin de permettre à l’assureur de mettre à la disposition du juge l’ensemble des éléments pertinents. En effet, les images litigieuses contredisaient les affirmations du requérant selon lesquelles il était devenu incapable, à la suite de son accident, de conduire des véhicules à moteur. Dans la mesure où sa demande d’indemnisation était fondée sur cette incapacité, il était nécessaire, de l’avis de la Cour, que tout élément prouvant le contraire pût être soumis au juge. Il y allait de l’intérêt public de garantir à tout justiciable un procès équitable.

41.  En ce qui concerne plus particulièrement la non-restitution des cassettes, la Cour constate que, comme le relève le Gouvernement, celles-ci ont été incorporées au dossier judiciaire comme éléments de preuve au procès civil (paragraphe 6 ci-dessus) et rappelle que l’utilisation de ces éléments, dont faisaient partie les enregistrements, resta limitée aux fins du procès et ne donna nullement lieu à leur diffusion publique (voir a contrario, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 57, CEDH 2001‑IX).

42.  Par conséquent, l’ingérence dans le droit du requérant à sa vie privée n’a pas été disproportionnée à la lumière des exigences de l’article 8 de la Convention. En conséquence, il n’y a pas eu de violation de cette disposition de la Convention.

COUR DE CASSATION FRANCAISE

COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, 10 mai 2023 Pourvoi n° 22-86.186 rejet

4. Pour rejeter le moyen de nullité de la captation d'images de personnes se trouvant sur la voie publique, l'arrêt attaqué commence par rappeler que le 19 novembre 2020 à 14 heures, les enquêteurs, ayant localisé un véhicule recherché, ont mis en place un dispositif de surveillance et, à un moment, ont décidé d'enregistrer les scènes qu'ils observaient avec un camescope en vue d'extraire des images qu'ils ont ensuite annexées au procès-verbal de surveillance.

5. Les juges énoncent que les prises de vue ont été réalisées sur la voie publique de manière non continue, l'appareil en cause n'étant pas fixé ou installé durablement sur place et ne fonctionnant pas en permanence compte tenu de la présence intermittente des enquêteurs.

6. Ils ajoutent que les prises d'images et leur exploitation ne constituent ni un recueil systématique de données ni une ingérence dans la vie privée.

7. En l'état de ces seuls motifs, la chambre de l'instruction n'a méconnu aucun des textes visés au moyen.

8. En effet, la captation et la fixation, par une autorité publique, de l'image d'une personne se trouvant dans un lieu public ne constituent pas en elles-mêmes une ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée de cette personne, seul l'enregistrement permanent ou systématique de données visuelles la concernant pouvant entraîner une atteinte au droit en cause.

9. En l'espèce, l'enregistrement, à l'aide d'un camescope, pour les besoins de leur enquête, d'une scène observée par les policiers, n'est pas assimilable à la mise en oeuvre d'un dispositif de vidéosurveillance et, ne présentant pas de caractère permanent ou systématique dans le recueil et la mémorisation des faits et gestes de la personne concernée lorsqu'elle se trouve dans un lieu public, ne saurait caractériser une telle ingérence.


10. Dès lors, le moyen doit être écarté.

LES TÉLÉCOMMUNICATIONS PRIVÉES INTERCEPTÉES

SUR LES LIEUX DU TRAVAIL

Grande Chambre López Ribalda et autres c. Espagne du 17 octobre 2019

requêtes nos 1874/13 et 8567/13

Non violation de l'article 8 et de l'article 6-1 : L’affaire concernait la mise sous vidéosurveillance secrète d’employées, à l’origine de leur licenciement.

La Cour a jugé en particulier que les tribunaux espagnols avaient minutieusement mis en balance les droits des requérantes – des employées d’un supermarché soupçonnées de vols – et ceux de l’employeur, et qu’ils avaient examiné en détail la justification de la vidéosurveillance. Un des arguments des requérantes était qu’elles n’avaient pas été averties au préalable de leur mise sous surveillance, malgré une obligation légale, mais la Cour a jugé qu’une telle mesure était clairement justifiée en raison des soupçons légitimes d’irrégularités graves et des pertes constatées, considérant l’étendue et les conséquences de cette mesure. Les tribunaux internes avaient donc conclu, sans outrepasser leur marge d’appréciation, que cette surveillance était proportionnée et légitime.

LES FAITS

Les requérantes, Isabel López Ribalda, María Ángeles Gancedo Giménez, María Del Carmen Ramos Busquets, Pilar Saborido Apresa et Carmen Isabel Pozo Barroso, sont cinq ressortissantes espagnoles qui sont nées en 1963, 1967, 1969 et 1974 et résident à Sant Celoni et Sant Pere de Vilamajor (Mme Pozo Barroso), en Espagne. Mme Gancedo Giménez étant décédée en 2018, son époux a poursuivi sa requête. En 2009, les requérantes occupaient toutes un emploi de caissière ou d’assistante de vente chez M., une chaîne de supermarchés. Ayant constaté des disparités entre les stocks du magasin et ses ventes, ainsi que des pertes pendant plus de cinq mois, le directeur du supermarché installa des caméras de vidéosurveillance visibles ou cachées au mois de juin cette année-là. Peu après avoir installé les caméras, il montra à un représentant syndical des images des requérantes et d’autres membres du personnel participant à des vols de marchandises dans le magasin. Quatorze employés, dont les requérantes, furent licenciés pour motif disciplinaire. Les lettres de licenciement indiquèrent que les caméras avaient filmé les requérantes en train d’aider des clients et des collègues à voler des articles et d’en voler elles-mêmes.

Trois des cinq requérantes signèrent un accord par lequel elles reconnurent leur participation aux vols et renoncèrent à contester leur licenciement devant les juridictions du travail, tandis que l’entreprise qui les avait employées s’engagea à ne pas ouvrir de procédures pénales contre elles. Toutes les requérantes finirent par saisir le juge du travail pour licenciement abusif, voyant en particulier dans le recours à la vidéosurveillance cachée une violation de leur droit à la vie privée et estimant que les enregistrements ne pouvaient être versés au dossier. Concernant les deux premières requérantes, qui n’avaient pas signé l’accord transactionnel, le juge du travail examina le dossier à la lumière des principes établis par la Cour constitutionnelle sur l’impératif de proportionnalité en ce qui concerne l’usage de la vidéo surveillance sur le lieu de travail. Il conclut qu’il n’y avait pas eu d’atteinte aux droits des requérantes au respect de leur vie privée, que les enregistrements étaient des preuves valables et que leur licenciement était régulier. Le juge du travail débouta les trois autres requérantes, donnant raison à l’employeur qui s’opposait à leurs actions parce qu’elles avaient signé des accords transactionnels. En appel, le Tribunal supérieur confirma les jugements de première instance. Sur l’argument expressément tiré par la première requérante de l’obligation de notification préalable de la surveillance découlant de la législation interne, il jugea qu’il fallait plutôt soumettre de telles mesures à un examen de proportionnalité en vertu des critères dégagés par la Cour constitutionnelle. Il estima que la surveillance opérée par le supermarché avait satisfait à ces critères au motif qu’elle était justifiée par les soupçons d’irrégularités, qu’elle était appropriée à l’aune du but poursuivi, et qu’elle était nécessaire.

ARTICLE 8

Principes tirés de la jurisprudence

La Cour estime que les principes tirés de l’arrêt Barbelescu c. Roumanie, qui concernent la surveillance par un employeur du compte e-mail d’un employé, sont transposables à la vidéosurveillance sur le lieu de travail. À cette fin, les tribunaux internes devaient examiner si les employées avaient été informées de ces mesures de surveillance ; l’ampleur de la surveillance et le degré d’intrusion ; la justification de cette mesure par des motifs légitimes ; la possibilité d’adopter des mesures moins intrusives ; les conséquences de la surveillance pour les employées ; et l’existence de garanties appropriées, notamment l’information fournie ou la possibilité d’introduire une réclamation. La Cour constate que les requérantes soutiennent que, en vertu du droit espagnol, elles auraient dû être informées de leur mise sous surveillance et que la décision des juridictions internes était erronée. Elle vérifie donc de quelle manière les tribunaux sont parvenus à leurs conclusions. Contrôle de la décision des juridictions internes La Cour relève d’emblée que les tribunaux ont bien cerné les différents intérêts en jeu, en se référant explicitement au droit des requérantes au respect de leur vie privée et à l’équilibre à rechercher entre ce droit et l’intérêt de l’employeur d’assurer la protection de ses biens et la bonne marche de l’entreprise. Les tribunaux ont examiné ensuite les autres critères, notamment celui des motifs légitimes justifiant la surveillance, et ils ont jugé que celle-ci était justifiée en raison des soupçons de vol. Ils se sont également penchés sur l’ampleur de la mesure, constatant qu’elle se limitait aux caisses et n’avait pas excédé ce qui était nécessaire, une conclusion que la Cour n’estime pas déraisonnable. Relevant par ailleurs que les requérantes travaillaient dans une zone ouverte au public, la Cour opère une distinction entre le degré d’intimité qu’un employé peut attendre selon le lieu : cette attente est très élevée dans les endroits relevant de l’intimité, tels que des toilettes ou des vestiaires, où peut se justifier une interdiction totale de procéder à une vidéosurveillance, et elle est forte dans les espaces de travail fermés, tels que les bureaux. En revanche, elle est manifestement réduite dans les endroits visibles ou accessibles aux collègues ou à un large public. La surveillance n’ayant duré que dix jours et les enregistrements n’ayant été vus que par un nombre réduit de personnes, la Cour considère que l’intrusion dans la vie privée des requérantes ne revêtait pas un degré de gravité élevé. De plus, si les conséquences de la surveillance pour les requérantes ont été importantes puisque celles-ci ont été licenciées, les enregistrements n’ont pas été utilisés par l’employeur à d’autres fins que celle de trouver les responsables des pertes de produits constatées et aucune mesure n’aurait permis d’atteindre le but légitime poursuivi.

Par ailleurs, le droit espagnol – en l’occurrence la loi sur les protections des données – prévoyait des garanties visant à empêcher l’usage abusif des données personnelles, tandis que le Tribunal constitutionnel imposait aux juridictions ordinaires de contrôler la constitutionnalité des mesures de vidéosurveillance.

Notification préalable des mesures de vidéosurveillance

Sur l’argument précisément tiré par les requérantes d’un défaut de notification de la surveillance, la Cour constate l’existence d’un ample consensus international autour de l’obligation d’une telle notification, même de manière générale. Si cette notification fait défaut, les garanties tirées des autres critères de protection de la vie privée revêtent d’autant plus d’importance.

La Cour estime que, si seul un impératif prépondérant relatif à la protection d’intérêts publics ou privés importants pourrait justifier l’absence d’information préalable, les juridictions internes ont pu, sans dépasser leur marge d’appréciation, considérer que l’atteinte à la vie privée des requérantes était proportionnée. Si la Cour ne saurait accepter que le moindre soupçon que des irrégularités aient été perpétrées par des employés puisse justifier la mise en place d’une vidéosurveillance secrète par l’employeur, l’existence de soupçons raisonnables que des irrégularités graves avaient été commises et l’ampleur des manques constatés en l’espèce peuvent apparaître comme des justifications sérieuses. Cela est d’autant plus vrai dans un cas où une action concertée de plusieurs employés était soupçonnée.

Par ailleurs, les requérantes disposaient d’autres voies de recours, par exemple la saisine de l’Agence de protection des données ou une action en justice pour obtenir réparation de la violation alléguée de leurs droits au titre de la loi sur la protection des données. Or elles n’en ont pas fait usage. Eu égard aux garanties offertes par le droit interne, y compris les voies de recours que les requérantes n’ont pas empruntées, ainsi qu’au poids des considérations, prises en compte par les juridictions internes, ayant justifié la vidéosurveillance, la Cour conclut que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8.

Article 6-1

La Cour recherche si l’utilisation des enregistrements vidéo comme preuves a nui à l’équité du procès dans son ensemble. La Cour relève en particulier que les requérantes ont eu la possibilité de s’opposer à l’utilisation des enregistrements en tant que preuves et que les juridictions ont amplement motivé leurs décisions. Les enregistrements n’étaient pas les seuls éléments du dossier, les requérantes n’ont pas contesté l’authenticité ni l’exactitude et la Cour estime qu’il s’agissait de preuves solides qui n’avaient pas besoin d’être corroborées. En outre, les tribunaux ont versé au dossier d’autres éléments, par exemple les dépositions des parties. La Cour en conclut que l’utilisation comme preuves des images obtenues par vidéosurveillance n’a pas porté atteinte au caractère équitable de la procédure. La Cour note que les troisième, quatrième et cinquième requérantes ont eu la possibilité de contester la validité des accords transactionnels et de s’opposer à leur admission à titre de preuve. Les constats des juridictions internes selon lesquels il n’y a eu ni contrainte ni intimidation n’apparaissent ni arbitraires ni manifestement déraisonnables. La Cour ne voit aucune raison de remettre en cause les conclusions des tribunaux sur la validité et le poids des accords transactionnels et elle estime qu’il n’y a pas eu non plus de violation de l’article 6 à cet égard.

CEDH

SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 8

a) Principes tirés de la jurisprudence de la Cour

87.  La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, qui ne se prête pas à une définition exhaustive. Elle recouvre l’intégrité physique et morale d’une personne ainsi que de multiples aspects de son identité physique et sociale (voir, récemment, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). Elle englobe notamment des éléments d’identification d’un individu tels que son nom ou sa photographie (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 95, CEDH 2012).

88.  La notion de vie privée ne se limite pas à un « cercle intime », où chacun peut mener sa vie personnelle sans intervention extérieure, mais englobe également le droit de mener une « vie privée sociale », à savoir la possibilité pour l’individu de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, 5 septembre 2017). À ce titre, elle n’exclut pas les activités professionnelles (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 110, CEDH 2014 (extraits), Köpke c. Allemagne (déc.), no 420/07, 5 octobre 2010, Bărbulescu, précité, § 71, Antović et Mirković c. Monténégro, no 70838/13, § 42, 28 novembre 2017, et Denisov, précité, § 100) ni les activités qui ont lieu dans un contexte public (Von Hannover (no 2), précité, § 95). Il existe en effet une zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la vie privée (P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 56, CEDH 2001‑IX, Perry c. Royaume-Uni, no 63737/00, § 36, CEDH 2003‑IX (extraits), et Von Hannover (no 2), précité, § 95).

89.  Un certain nombre d’éléments entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer si la vie privée d’une personne est touchée par des mesures prises en dehors de son domicile ou de ses locaux privés. Puisqu’à certaines occasions les gens se livrent sciemment ou intentionnellement à des activités qui sont ou peuvent être enregistrées ou rapportées publiquement, ce qu’un individu est raisonnablement en droit d’attendre quant au respect de sa vie privée peut constituer un facteur significatif, quoique pas nécessairement décisif (P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, précité, § 57, Bărbulescu, précité, § 73, et Antović et Mirković, précité, § 43). S’agissant de la surveillance des actions d’un individu au moyen de matériel photo ou vidéo, les organes de la Convention ont ainsi estimé que la surveillance des faits et gestes d’une personne dans un lieu public au moyen d’un dispositif photographique ne mémorisant pas les données visuelles ne constituait pas en elle-même une forme d’ingérence dans la vie privée (Herbecq et Association « Ligue des droits de l’homme » c. Belgique, nos 32200/96 et 32201/96, décision de la Commission du 14 janvier 1998, Décisions et rapports 92-A, p. 92, et Perry, précité, § 41). En revanche, des considérations tenant à la vie privée peuvent surgir dès lors que des données à caractère personnel, notamment les images d’une personne identifiée, sont recueillies et enregistrés de manière systématique ou permanente (Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, §§ 58-59, CEDH 2003‑I, Perry, précité, §§ 38 et 41, et Vukota-Bojić c. Suisse, no 61838/10, §§ 55 et 59, 18 octobre 2016). Comme la Cour l’a souligné à cet égard, l’image d’un individu est l’un des attributs principaux de sa personnalité, parce qu’elle exprime son originalité et lui permet de se différencier de ses pairs. Le droit de chaque personne à la protection de son image constitue ainsi l’une des conditions essentielles de son épanouissement personnel et présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image. Si pareille maîtrise implique dans la plupart des cas la possibilité pour l’individu de refuser la diffusion de son image, elle comprend en même temps le droit pour lui de s’opposer à la captation, la conservation et la reproduction de celle-ci par autrui (Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 40, 15 janvier 2009, et De La Flor Cabrera c. Espagne, no 10764/09, § 31, 27 mai 2014).

90.  Pour déterminer si l’article 8 trouve à s’appliquer, la Cour estime également pertinente la question de savoir si l’individu en cause a été ciblé par la mesure de surveillance (Perry, précité, § 40, Köpke, décision précitée, et Vukota-Bojić, précité, §§ 56 et 58) ou si des informations à caractère personnel ont été traitées, utilisées ou rendues publiques d’une manière ou dans une mesure excédant ce à quoi les intéressés pouvaient raisonnablement s’attendre (Peck, précité, §§ 62-63, Perry, précité, §§ 40-41, et Vukota-Bojić, précité, § 56).

91.  En ce qui concerne plus particulièrement la vidéosurveillance sur le lieu de travail, la Cour a jugé que la vidéosurveillance effectuée par l’employeur à l’insu d’une salariée, pendant environ cinquante heures sur une période de deux semaines et l’utilisation de l’enregistrement obtenu dans la procédure devant les juridictions du travail pour justifier son licenciement, constituaient une atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée (Köpke, décision précitée). La vidéosurveillance non dissimulée de professeurs d’université pendant qu’ils dispensaient leurs cours, dont les enregistrements étaient conservés pendant un mois et consultables par le doyen de la faculté, a également été jugée attentatoire à la vie privée des intéressés (Antović et Mirković, précité, §§ 44-45).

b) Application de ces principes en l’espèce

92.  La Cour relève qu’en l’espèce les requérantes ont fait l’objet d’une vidéosurveillance, mise en place par leur employeur sur leur lieu de travail pendant une durée de dix jours et dirigée vers les caisses du supermarché et leurs alentours. Ainsi, si les requérantes n’étaient pas individuellement ciblées par la vidéosurveillance, il n’est pas contesté que les trois premières d’entre elles, qui travaillaient aux caisses, ont pu être filmées tout le long de leur journée de travail, alors que les quatrième et cinquième requérantes l’ont été au moment où elles y passaient.

93.  S’agissant de l’attente raisonnable que les requérantes pouvaient avoir concernant la protection et le respect de leur vie privée, la Cour relève que leur lieu de travail, un supermarché, était ouvert au public et que les activités filmées, à savoir l’encaissement des achats effectués par les clients, n’étaient pas de nature intime ou privée. L’attente qu’elles pouvaient avoir s’agissant de la protection de leur vie privée était donc nécessairement réduite. Cependant, même dans des espaces publics, la création d’un enregistrement systématique ou permanent d’images de personnes identifiées et le traitement subséquent des images ainsi recueillies peut soulever des questions touchant à la vie privée des individus concernés (voir le paragraphe 89 ci-dessus et la jurisprudence citée). La Cour relève qu’en l’espèce le droit interne prévoyait un cadre légal explicite qui obligeait le responsable d’un système de vidéosurveillance, même situé dans un espace public, à avertir au préalable les personnes faisant l’objet d’une telle surveillance (paragraphes 47 et 50 ci-dessus). Les requérantes avaient au demeurant été informées de l’installation par leur employeur d’autres caméras, celles-ci visibles, qui étaient dirigées vers les entrées et sorties du magasin. Dans ces circonstances, elles pouvaient raisonnablement s’attendre à ne pas faire l’objet d’une vidéosurveillance dans les autres espaces du magasin sans en avoir été préalablement informées.

94.  En ce qui concerne le traitement et l’utilisation des enregistrements vidéo, la Cour note que ceux-ci ont été visionnés par plusieurs personnes travaillant pour l’employeur des requérantes, avant même que ces dernières ne soient informées de leur existence. En outre, ils ont servi de base pour leur licenciement et ils ont été utilisés comme moyens de preuve dans la procédure devant le juge du travail.

95.  Au vu de l’ensemble de ces considérations, la Cour estime que l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce.

ARTICLE 8

a) Sur les obligations positives qui incombent à l’État défendeur

109.  La Cour observe qu’en l’espèce la mesure de vidéosurveillance dont se plaignent les requérantes a été prise par leur employeur, une entreprise privée, et ne saurait dès lors s’analyser en une « ingérence », par une autorité de l’État, dans l’exercice des droits protégés par la Convention. Les intéressées n’en estiment pas moins que, en confirmant leurs licenciements fondés sur cette surveillance, les juridictions internes n’ont pas effectivement protégé leur droit au respect de leur vie privée.

110.  La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013, et Von Hannover (no 2), précité, § 98). La responsabilité de l’État peut ainsi se trouver engagée si les faits litigieux résultaient d’un manquement de sa part à garantir aux personnes concernées la jouissance des droits consacrés par l’article 8 de la Convention (Bărbulescu, précité, § 110, et Schüth c. Allemagne, no 1620/03, §§ 54 et 57, CEDH 2010).

111.  Dès lors, à l’instar de l’approche qu’elle a suivi dans des affaires similaires, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner le grief des requérantes sous l’angle des obligations positives incombant à l’État sur le terrain de l’article 8 de la Convention (Bărbulescu, précité, § 110, Köpke, décision précitée, et De La Flor Cabrera, précité, § 32). Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre les différents intérêts privés et publics en jeu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 62, CEDH 2011, et Bărbulescu, précité, § 112). Cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si leurs décisions se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées (Peck, précité, § 77, et Von Hannover (no 2), précité, § 105).

112.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants. Il existe en effet plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie privée, et la nature de l’obligation de l’État dépendra de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Von Hannover (no 2), précité, § 104, Söderman, précité, § 79, et Bărbulescu, précité, § 113).

113.  La Cour a déjà jugé que, dans certaines circonstances, le respect des obligations positives qu’impose l’article 8 exige de l’État qu’il adopte un cadre législatif propre à protéger le droit en cause (voir X et Y c. Pays‑Bas, 26 mars 1985, §§ 23, 24 et 27, série A no 91, et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 150, CEDH 2003‑XII, en ce qui concerne des cas d’agression sexuelle sur des mineurs, et Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, §§ 102‑104, 2 juin 2009, pour ce qui est des négligences médicales). Concernant les atteintes les plus graves, telles que le viol, cette obligation peut aller jusqu’à exiger l’adoption de normes en matière pénale (M.C. c. Bulgarie, loc. cit.). Pour les actes interindividuels de moindre gravité susceptibles de porter atteinte aux droits protégés par l’article 8, la Cour estime que l’article 8 laisse à l’appréciation des États le choix d’adopter ou non une législation spécifique et elle vérifie si les recours existants étaient aptes à offrir une protection suffisante aux droits en cause (voir, concernant la protection de l’intégrité personnelle d’une mineure, Söderman, précité, §§ 86-91, et, concernant le droit à l’image, Von Hannover (no 2), précité, §§ 95-126, et Reklos et Davourlis, précité, §§ 34-43).

114.  S’agissant plus particulièrement de la surveillance des employés sur le lieu de travail, elle a estimé que l’article 8 laissait à l’appréciation des États le choix d’adopter ou non une législation spécifique concernant la vidéosurveillance (Köpke, décision précitée) ou la surveillance de la correspondance et des communications non professionnelles des employés (Bărbulescu, précité, § 119). Elle a néanmoins rappelé que, quelle que soit la latitude dont jouissent les États dans le choix des moyens propres à protéger les droits en cause, les juridictions internes doivent s’assurer que la mise en place par un employeur de mesures de surveillance portant atteinte au droit au respect de la vie privée ou de la correspondance des employés est proportionnée et s’accompagne de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (Bărbulescu, précité, § 120, et Köpke, décision précitée).

115.  Dans l’arrêt Bărbulescu, la Cour a défini un certain nombre de critères auxquels les mesures de contrôle de la correspondance et des communications des employés doivent se conformer pour ne pas enfreindre l’article 8 de la Convention (arrêt précité, § 121). Elle y a par ailleurs dit que, pour assurer le respect effectif de ces exigences, les employés concernés doivent bénéficier d’une voie de recours devant un organe juridictionnel indépendant ayant compétence pour examiner, au moins en substance, le respect de ces critères (arrêt précité, § 122).

116.  La Cour estime que les principes établis dans l’arrêt Bărbulescu, dont plusieurs sont tirés de la décision Köpke qui traitait de faits similaires à la présente espèce, sont transposables, mutatis mutandis, aux circonstances dans lesquelles un employeur peut mettre en place une mesure de vidéosurveillance sur le lieu de travail. Il faut appliquer ces critères en tenant compte de la spécificité des relations de travail et du développement des nouvelles technologies, qui peut permettre des mesures de surveillance de plus en plus intrusives dans la vie privée des salariés. Dans ce contexte, pour s’assurer de la proportionnalité de mesures de vidéosurveillance sur le lieu de travail, les juridictions nationales devraient tenir compte des facteurs suivants lorsqu’elles procèdent à la mise en balance des différents intérêts en jeu :

i)  L’employé a-t-il été informé de la possibilité que l’employeur prenne des mesures de vidéosurveillance ainsi que de la mise en place de telles mesures ? Si, en pratique, cette information peut être concrètement communiquée au personnel de diverses manières, en fonction des spécificités factuelles de chaque cas, l’avertissement doit en principe être clair quant à la nature de la surveillance et préalable à sa mise en place.

ii)  Quels ont été l’ampleur de la surveillance opérée par l’employeur et le degré d’intrusion dans la vie privée de l’employé ? À cet égard, il convient de prendre en compte notamment le caractère plus ou moins privé du lieu dans lequel intervient la surveillance, les limites spatiales et temporelles de celle-ci, ainsi que le nombre de personnes ayant accès à ses résultats.

iii)  L’employeur a-t-il justifié par des motifs légitimes le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci ? Sur ce point, plus la surveillance est intrusive, plus les justifications requises doivent être sérieuses.

iv)  Était-il possible de mettre en place un système de surveillance reposant sur des moyens et des mesures moins intrusifs ? À cet égard, il convient d’apprécier en fonction des circonstances particulières de chaque espèce si le but légitime poursuivi par l’employeur pouvait être atteint en portant une atteinte moindre à la vie privée du salarié.

v)  Quelles ont été les conséquences de la surveillance pour l’employé qui en a fait l’objet ? Il convient notamment de vérifier de quelle manière l’employeur a utilisé les résultats de la mesure de surveillance et s’ils ont servi à atteindre le but déclaré de la mesure.

vi)  L’employé s’est-il vu offrir des garanties adéquates, notamment lorsque les mesures de surveillance de l’employeur avaient un caractère intrusif ? Ces garanties peuvent être mises en œuvre, parmi d’autres moyens, par l’information fournie aux employés concernés ou aux représentants du personnel sur la mise en place et sur l’ampleur de la vidéosurveillance, par la déclaration de l’adoption d’une telle mesure à un organisme indépendant ou par la possibilité d’introduire une réclamation.

117.  La Cour vérifiera donc si, en l’espèce, le droit interne et en particulier l’application qui en a été faite par les juridictions du travail saisies par les requérantes ont offert, dans leur mise en balance des intérêts en jeu, une protection suffisante à leur droit au respect de leur vie privée.

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

118.  En l’espèce, les obligations positives que fait peser sur l’État l’article 8 de la Convention imposaient aux autorités nationales de ménager un juste équilibre entre deux intérêts divergents, à savoir, d’une part, le droit des requérantes au respect de leur vie privée et, d’autre part, la faculté pour leur employeur d’assurer la protection de ses biens et le bon fonctionnement de son entreprise, notamment en exerçant son pouvoir disciplinaire.

119.  La Cour relève d’emblée que, à l’époque des faits, le droit espagnol avait fixé un cadre normatif destiné à protéger la vie privée des salariés dans une situation comme celle en l’espèce. Ainsi, la loi sur la protection des données à caractère personnel et l’instruction no 1/2006 portant spécifiquement sur la vidéosurveillance prévoyaient un certain nombre de garanties et de conditions auxquelles devaient satisfaire toute mesure de vidéosurveillance et le traitement de données personnelles y afférent. Le non-respect de ces garanties pouvait donner lieu à des sanctions administratives et à l’engagement de la responsabilité civile du responsable du traitement des données (paragraphes 46 et 48 ci-dessus). En outre, l’article 20 § 3 du Statut des travailleurs limitait le pouvoir de surveillance par l’employeur de l’accomplissement des obligations professionnelles des salariés en exigeant que les mesures prises à ce titre ne portent pas atteinte à la dignité humaine. Par ailleurs, les règles de procédure applicables imposaient aux juridictions internes d’écarter tout moyen de preuve obtenu en violation d’un droit fondamental. Enfin, il existait une jurisprudence des juridictions ordinaires et du Tribunal constitutionnel exigeant que les mesures attentatoires à la vie privée des salariés poursuivent un but légitime (« critère de l’adéquation »), soient nécessaires au but poursuivi (« critère de la nécessité ») et soient proportionnées aux circonstances de chaque espèce (« critère de la stricte proportionnalité ») (paragraphes 54 et suivants ci-dessus).

120.  Dans ces circonstances, la Cour estime que le cadre normatif existant en droit interne n’est pas en cause en l’espèce. Les requérantes n’en contestent d’ailleurs pas la pertinence (paragraphe 97 ci-dessus), mais elles soutiennent que c’est précisément le refus des juridictions du travail de tirer les conséquences du non-respect par l’employeur de l’obligation d’information prévue par le droit interne qui a enfreint la Convention.

121.  Dès lors, la Cour se penchera sur la manière dont les juridictions internes saisies par les requérantes ont examiné leur grief de violation de leur droit au respect de leur vie privée sur le lieu de travail et si, comme le soutient le Gouvernement, d’autres voies de recours prévues par le droit interne étaient susceptibles de leur offrir une protection adéquate.

122.  La Cour relève d’emblée que les juridictions du travail ont cerné les différents intérêts en jeu, en se référant explicitement au droit des requérantes au respect de leur vie privée et à l’équilibre à rechercher entre ce droit et l’intérêt de l’employeur d’assurer la bonne marche de l’entreprise par l’exercice de son pouvoir de direction. Elle vérifiera donc la manière dont ces juridictions ont pris en compte les critères qu’elle a énoncés ci-dessus lorsqu’elles ont procédé à la mise en balance de ces intérêts.

123.  Les juridictions internes ont tout d’abord constaté, conformément aux exigences posées par la jurisprudence du Tribunal constitutionnel, que la mise en place de la vidéosurveillance se justifiait par des raisons légitimes, à savoir les soupçons, nourris par le directeur du magasin en raison des pertes importantes constatées sur plusieurs mois, que des vols avaient été commis. Elles ont également tenu compte de l’intérêt légitime pour l’employeur d’adopter des mesures afin de découvrir les responsables des pertes constatées et de les sanctionner, dans le but d’assurer la protection de ses biens et le bon fonctionnement de l’entreprise.

124.  Les juridictions internes ont ensuite examiné l’ampleur de la mesure de surveillance et le degré d’intrusion dans la vie privée des requérantes et ont retenu que la mesure était limitée en ce qui concernait les espaces et le personnel surveillés – puisque les caméras ne couvraient que les caisses, susceptibles d’être à l’origine des pertes constatées –, et que sa durée dans le temps n’avait pas dépassé ce qui était nécessaire pour confirmer les soupçons de vol. De l’avis de la Cour, cette appréciation ne peut passer pour déraisonnable. Elle relève en effet que la surveillance ne couvrait pas l’ensemble du magasin mais ciblait les espaces autour des caisses, où des vols étaient susceptibles d’être commis. Les trois requérantes qui occupaient des postes de caissières ont effectivement été l’objet d’une surveillance filmée pendant toute leur journée de travail. En raison de leur affectation au sein de l’entreprise, elles ne pouvaient échapper à ces enregistrements qui visaient tout le personnel travaillant aux caisses et étaient effectués de manière permanente et sans limitation (voir, a contrario, Köpke, décision précité, concernant une requérante qui était à la fois assistante et caissière de magasin, pour laquelle la mesure de vidéosurveillance n’avait pas couvert l’intégralité de son lieu de travail). D’une certaine façon, elles se trouvaient ainsi dans des espaces limités (voir, mutatis mutandis, Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 35, CEDH 2002‑IX et Perry, précité, §§ 39-43). Quant aux quatrième et cinquième requérantes, les caméras les avaient captées lors de leurs passages en caisse.

125.  En même temps, il faut souligner que les fonctions des requérantes étaient accomplies dans un lieu ouvert au public et impliquaient un contact permanent avec des clients. La Cour estime à cet égard qu’il est nécessaire de distinguer, dans l’analyse de la proportionnalité d’une mesure de vidéosurveillance, les différents lieux dans lesquels celle-ci est réalisée à l’aune de l’attente en matière de protection de la vie privée que le salarié peut raisonnablement avoir. Cette attente est très importante dans les endroits relevant de l’intimité, tels que des toilettes ou des vestiaires, où se justifie une protection accrue, voire une interdiction de procéder à une vidéosurveillance (voir, en ce sens, les instruments internationaux pertinents cités aux paragraphes 61 et 65 ci-dessus). Elle demeure forte dans les espaces de travail fermés, tels que les bureaux. Elle est manifestement réduite dans les endroits visibles ou accessibles aux collègues ou, comme en l’espèce, à un large public.

126.  En ce qui concerne l’ampleur de la mesure dans le temps, la Cour relève que si, comme l’avancent les requérantes, l’employeur n’avait pas au préalable fixé la durée de la vidéosurveillance, dans les faits celle-ci a duré dix jours et a cessé dès que les employés responsables ont été identifiés. La durée de la surveillance n’apparaît dès lors pas en soi excessive (comparer avec la décision Köpke précitée, dans laquelle une durée de quatorze jours n’avait pas été jugée disproportionnée). Enfin, seuls le responsable du magasin, la représentante légale de l’entreprise et la déléguée syndicale ont visionné les enregistrements obtenus au moyen de la vidéosurveillance litigieuse avant que les requérantes n’en soient informées. Compte tenu de ces éléments, la Cour considère que l’intrusion dans la vie privée des requérantes ne revêtait pas un degré de gravité élevé.

127.  Pour ce qui est des conséquences de la surveillance litigieuse pour les requérantes, la Cour constate que celles-ci ont été importantes puisque les intéressées ont été licenciées sur la base des enregistrements obtenus par ce moyen. Elle observe néanmoins, comme l’ont également relevé les juridictions internes, que la vidéosurveillance et les enregistrements n’ont pas été utilisés par l’employeur à d’autres fins que celle de trouver les responsables des pertes de produits constatées et de les sanctionner (comparer avec Peck, précité, §§ 62-63, où les images captées par un dispositif de vidéosurveillance des lieux publics montrant la tentative de suicide du requérant avaient été diffusées aux médias).

128.  Les juridictions internes ont par ailleurs considéré que, dans les circonstances de l’espèce, il n’existait pas d’autre moyen permettant d’atteindre le but légitime poursuivi et que la mesure devait dès lors être jugée « nécessaire », au sens de la jurisprudence du Tribunal constitutionnel (paragraphe 33 ci-dessus). Même s’il aurait été souhaitable que les juridictions internes examinent de manière plus approfondie la possibilité pour l’employeur de recourir à d’autres mesures, moins intrusives pour la vie privée des salariés, la Cour ne peut que relever que l’ampleur des pertes constatées par l’employeur pouvaient donner à penser que des vols avaient été commis par plusieurs personnes et qu’informer l’un quelconque des membres du personnel risquait effectivement de compromettre le but de la vidéosurveillance qui était, comme l’ont relevé ces juridictions, de découvrir d’éventuels responsables de vols mais aussi de s’assurer des preuves permettant de prendre des mesures disciplinaire à leur égard.

129.  La Cour relève ensuite que le droit interne prévoyait un certain nombre de garanties visant à prévenir les ingérences abusives dans les droits des personnes dont les données personnelles faisaient l’objet d’une collecte ou d’un traitement. La loi sur la protection des données donnaient notamment à ces personnes le droit d’en être informées de manière préalable selon les modalités fixées à l’article 5 de la loi, ainsi qu’un droit d’accès, de rectification et de suppression des données récoltées. Une exigence de proportionnalité dans la collecte et l’utilisation des images obtenues au moyen de la vidéosurveillance était expressément posée par l’instruction no 1/2006 et, selon la jurisprudence du Tribunal constitutionnel, les juridictions internes devaient contrôler le caractère adéquat, nécessaire et proportionné de telles mesures au regard des droits fondamentaux garantis par la Constitution (paragraphes 47, 50 et 54 ci-dessus).

130.  S’agissant enfin de savoir si les requérantes avaient été informées de la mise en place de la vidéosurveillance, la Cour note qu’il n’est pas contesté que deux types de caméras avaient été installées dans le supermarché où travaillaient les intéressées : d’une part, des caméras visibles dirigées vers les entrées et sorties du magasin, dont l’employeur avait informé le personnel et, d’autre part, des caméras cachées orientées vers les caisses, dont ni les requérantes ni les autres membres du personnel n’avaient été informés. Il ressort par ailleurs des observations des parties qu’un ou plusieurs panneaux d’information avaient été placés dans le supermarché pour signaler la présence de caméras de surveillance au public mais la teneur exacte des informations indiquées sur ces panneaux n’est pas connue.

131.  La Cour observe que si tant la loi espagnole que les normes internationales et européennes pertinentes semblent ne pas exiger le consentement préalable des personnes qui font l’objet d’une vidéosurveillance ou, plus généralement, dont les données personnelles sont collectées, ces normes établissent qu’il est, en principe, nécessaire d’informer ces personnes de façon claire et préalable de l’existence et des modalités d’une telle collecte, ne serait-ce que de manière générale (paragraphes 47, 60 et 63 ci-dessus). Elle considère que l’exigence de transparence et le droit à l’information qui en découle revêtent un caractère fondamental, en particulier dans le contexte des relations de travail, où l’employeur dispose à l’égard des salariés de pouvoirs importants dont il convient d’éviter tout abus (paragraphes 61-62 et 64-65 ci-dessus). Elle rappelle cependant que l’information donnée à la personne faisant l’objet d’une surveillance et son ampleur ne sont que l’un des critères à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité d’une telle mesure dans un cas donné. Toutefois, si une telle information fait défaut, les garanties découlant des autres critères revêtiront d’autant plus d’importance.

132.  En l’espèce, la Cour constate que les juridictions du travail saisies par les requérantes ont procédé à une mise en balance circonstanciée entre, d’une part, le droit des intéressées au respect de leur vie privée et, d’autre part, l’intérêt pour l’employeur d’assurer la protection de ses biens et le bon fonctionnement de l’entreprise. Elle relève que les critères de proportionnalité établis par la jurisprudence du Tribunal constitutionnel et suivis en l’espèce sont proches de ceux qu’elle a dégagés dans sa propre jurisprudence. Les juridictions internes ont ainsi vérifié si un motif légitime justifiait la mesure de vidéosurveillance et si les mesures adoptées à cette fin étaient adéquates et proportionnées, ayant notamment constaté que le but légitime poursuivi par l’employeur ne pouvait être atteint par des mesures moins intrusives pour les droits des requérantes.

133.  Certes, les juridictions du travail n’ont pas tenu compte du manquement de l’employeur, allégué par les requérantes, à leur fournir les informations préalables visées à l’article 5 de la loi sur la protection des données, ayant jugé la question sans pertinence et non susceptible de remettre en cause la proportionnalité, au sens constitutionnel, de la mesure, dès lors que les autres critères établis par le Tribunal constitutionnel étaient satisfaits. Compte tenu de l’importance que revêt le droit à l’information dans pareil cas, la Cour estime que seul un impératif prépondérant relatif à la protection d’intérêts publics ou privés importants pourrait justifier l’absence d’information préalable.

134.  Toutefois, dans les circonstances particulières de l’espèce, eu égard notamment au degré d’intrusion dans la vie privée des requérantes (paragraphes 125-126 ci-dessus) et aux raisons légitimes ayant motivé la mise en place de la vidéosurveillance, la Cour estime que les juridictions du travail ont pu, sans dépasser la marge d’appréciation dont disposent les autorités nationales, considérer que l’atteinte à la vie privée des requérantes était proportionnée (voir, pour une situation similaire, Köpke, décision précitée). En effet, si elle ne saurait accepter que, de manière générale, le moindre soupçon que des détournements ou d’autres irrégularités aient été commis par des employés puisse justifier la mise en place d’une vidéosurveillance secrète par l’employeur, l’existence de soupçons raisonnables que des irrégularités graves avaient été commises et l’ampleur des manques constatés en l’espèce peuvent apparaître comme des justifications sérieuses. Cela est d’autant plus vrai dans une situation où le bon fonctionnement d’une entreprise est mis à mal par des soupçons d’irrégularités commises non par un seul employé mais par l’action concertée de plusieurs employés, dans la mesure où cette situation a pu créer un climat général de méfiance dans l’entreprise.

135.  Par ailleurs, comme le fait valoir le Gouvernement, les requérantes disposaient d’autres voies de recours, prévues par la loi sur la protection des données, spécifiquement destinées à sanctionner le non-respect de cette loi. Les requérantes pouvaient ainsi saisir l’Agence de protection des données d’un manquement par l’employeur à l’obligation d’information préalable prévue à l’article 5 de la loi, cette agence ayant compétence pour enquêter sur la violation alléguée de la loi et en sanctionner pécuniairement le responsable. Elles pouvaient également saisir les juridictions ordinaires pour obtenir réparation de la violation alléguée de leurs droits au titre de la loi sur la protection des données. La Cour relève à cet égard que si la jurisprudence citée par le Gouvernement (paragraphe 49 ci-dessus) concerne effectivement une situation qui n’est pas identique à celle de l’espèce, le droit d’obtenir réparation du préjudice causé par une violation de la loi sur la protection des données était expressément prévu en son article 19 et rien ne permet en l’occurrence de douter de l’efficacité de cette voie de droit.

136.  Le droit interne avait ainsi ouvert aux requérantes d’autres voies de recours qui visaient à garantir la mise en œuvre de la protection spécifique des données personnelles, que les intéressées ont choisi de ne pas emprunter. La Cour rappelle à cet égard que la protection effective du droit au respect à la vie privée dans le cadre de la vidéosurveillance sur le lieu de travail peut être assurée par différents moyens qui peuvent relever du droit du travail mais aussi du droit civil, administratif ou pénal (voir, mutatis mutandis, Bărbulescu, précité, § 116).

137.  Dans ces conditions, eu égard aux garanties importantes offertes par le cadre normatif espagnol, y compris les voies de recours que les requérantes n’ont pas empruntées, ainsi qu’au poids des considérations, prises en compte par les juridictions internes, ayant justifié la vidéosurveillance, la Cour conclut que les autorités nationales n’ont pas manqué à leurs obligations positives au titre de l’article 8 de la Convention de manière à outrepasser leur marge d’appréciation. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

ARTICLE 6

1. Principes généraux

149.  La Cour rappelle qu’elle a pour seule tâche, aux termes de l’article 19 de la Convention, d’assurer le respect des engagements résultant pour les États contractants de la Convention. Il ne lui appartient pas, en particulier, de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si l’article 6 garantit le droit à un procès équitable, il ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telles, matière qui relève au premier chef du droit interne (Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, § 45, série A no 140, et García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I). En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et ne remet pas en cause, sous l’angle de l’article 6 § 1, l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015).

150.  La Cour n’a donc pas à se prononcer, par principe, sur l’admissibilité de certaines sortes d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale au regard du droit interne. Elle doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, a été équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’illégalité en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, de la nature de cette violation (P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, précité, § 76, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 163, CEDH 2010).

151.  Pour ce qui est de la nature de l’illégalité ou de la violation de la Convention constatée, si l’utilisation d’éléments de preuve obtenus au moyen d’une mesure jugée contraire à l’article 3 suscite toujours de graves doutes quant à l’équité de la procédure (Gäfgen, précité, § 165), pour déterminer si l’utilisation comme preuves d’informations obtenues au mépris de l’article 8 ou en violation du droit interne a privé le procès du caractère équitable voulu par l’article 6, il faut prendre en compte toutes les circonstances de la cause et se demander en particulier si les droits de la défense ont été respectés et quelles sont la qualité et l’importance des éléments en question. Il convient de rechercher en particulier si le requérant s’est vu offrir la possibilité de remettre en question l’authenticité de l’élément de preuve et de s’opposer à son utilisation. Il faut prendre également en compte la qualité de l’élément de preuve, y compris le point de savoir si les circonstances dans lesquelles il a été recueilli font douter de sa fiabilité ou de son exactitude (Schenk, précité, §§ 46-48, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, précité, §§ 77-79, et Gäfgen, précité, § 164). Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre (Gäfgen, loc. cit.).

152.  La Cour note que les principes exposés ci-dessus concernant l’admissibilité des preuves ont été élaborés dans un contexte pénal, même si elle a déjà eu l’occasion d’en faire application dans une affaire concernant l’équité d’une procédure civile (Vukota-Bojić, précité, §§ 92-100). Elle observe que, si les garanties du « procès équitable » ne sont pas nécessairement les mêmes dans les domaines pénal et civil, les États disposant d’une marge d’appréciation plus ample dans le deuxième cas, elle peut néanmoins s’inspirer, pour l’examen de l’équité d’une procédure civile, des principes développés sous l’angle du volet pénal de l’article 6 (Carmel Saliba c. Malte, no 24221/13, § 67, 29 novembre 2016). En l’occurrence, elle considère que les principes en question sont applicables pour l’examen du caractère équitable de la procédure civile en cause.

2. Application en l’espèce

153.  La Cour examinera le grief de violation de l’article 6 tiré par les cinq requérantes de l’admission comme preuves des enregistrements recueillis au moyen de la vidéosurveillance, puis le grief de violation de cette disposition tiré par les troisième, quatrième et cinquième requérantes de la validation des accords transactionnels signés par elles.

a)  Sur la prise en compte des images de vidéosurveillance comme éléments de preuve

154.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas constaté de violation de l’article 8 de la Convention à raison de la vidéosurveillance dont les requérantes avaient fait l’objet (paragraphe 137 ci-dessus). Elle relève cependant que les intéressées soutiennent que la vidéosurveillance avait été mise en place en méconnaissance de l’obligation d’information prévue par le droit interne et que les juridictions du travail ne se sont pas penchées sur cette question, l’ayant jugée sans pertinence (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour examinera donc si l’utilisation comme preuve des images obtenues au moyen de la vidéosurveillance en cause a méconnu l’équité de la procédure dans son ensemble.

155.  La Cour relève d’emblée que, dans le cadre de la procédure devant les juridictions du travail, les requérantes ont eu accès aux enregistrements recueillis au moyen de la vidéosurveillance litigieuse et ont eu la possibilité d’en contester l’authenticité et de s’opposer à leur utilisation en tant que preuves. Les juridictions internes ont examiné la thèse des requérantes selon laquelle les enregistrements devaient être écartés du dossier parce qu’ils avaient été obtenus en violation d’un droit fondamental et elles ont amplement motivé leurs décisions sur ce point. Elles ont ainsi jugé que, selon la jurisprudence du Tribunal constitutionnel, la vidéosurveillance n’avait pas été réalisée en violation du droit des requérantes au respect de leur vie privée. Elles ont par ailleurs constaté que les images tirées de la vidéosurveillance n’étaient pas les seuls éléments du dossier.

156.  En ce qui concerne la qualité de la preuve, la Cour note que les requérantes n’ont à aucun moment contesté l’authenticité ou l’exactitude des images enregistrées au moyen de la vidéosurveillance, leur principal grief étant tiré du défaut d’information préalable sur la mise en place de la surveillance. Les juridictions internes ont quant à elles jugé que les enregistrements présentaient des garanties suffisantes d’authenticité. Compte tenu des circonstances dans lesquelles ces enregistrements ont été obtenus, la Cour ne voit aucun élément permettant de douter de leur authenticité ou de leur fiabilité. Elle considère dès lors qu’il s’agissait de preuves solides qui n’avaient pas nécessairement besoin d’être corroborées par d’autres éléments.

157.  La Cour relève néanmoins que les enregistrements en cause n’étaient pas les seuls éléments sur lesquels les juridictions internes se sont appuyées. Il ressort en effet de leurs décisions qu’elles ont également pris en compte les dépositions des requérantes, les témoignages du directeur du magasin, de la représentante de l’entreprise et de la déléguée syndicale, devant lesquelles les intéressées avaient admis les faits, ainsi que le rapport d’expertise qui avait comparé les images captées par la vidéosurveillance et les tickets de caisse émis. La Cour observe que les tickets de caisse, qui constituent des éléments de preuve objectifs non susceptibles d’être « viciés » par la visualisation des enregistrements, faisaient ressortir un nombre important d’achats annulés et non réglés. En ce qui concerne les troisième, quatrième et cinquième requérantes, les juridictions se sont par ailleurs fondées sur la reconnaissance des faits qu’elles avaient faite dans les accords transactionnels signés. Ayant examiné ces éléments dans leur ensemble, elles ont estimé les faits amplement établis.

158.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’utilisation comme preuves des images obtenues par vidéosurveillance n’a pas porté atteinte au caractère équitable de la procédure en l’espèce.

b) Sur la prise en compte des accords transactionnels signés par les troisième, quatrième et cinquième requérantes

159.  La Cour observe d’emblée que les juridictions internes ont validé les accords transactionnels signés par ces trois requérantes, ayant considéré que leur consentement n’avait pas été vicié. Cependant, contrairement au juge du travail qui avait estimé que, en signant ces accords, elles avaient renoncé à leur droit d’agir en justice, le Tribunal supérieur, statuant en appel, a jugé que ces accords ne valaient pas renonciation de la part des requérantes à leur droit d’accès à un tribunal et il a examiné l’affaire au fond. Sur le fond, il a considéré que les accords signés actaient l’acceptation non équivoque par les intéressées de la décision de l’employeur de mettre fin au contrat de travail pour les motifs exposés dans la lettre de licenciement. Dans ces circonstances, la Cour estime que le grief, tel que formulé par les requérantes, se rapporte à l’évaluation de la validité et à l’appréciation d’un élément de preuve par les juridictions internes.

160.  Elle relève à cet égard que les trois requérantes ont eu la possibilité de contester la validité des accords transactionnels et de s’opposer à leur admission à titre de preuve. Les juridictions internes ont analysé tous les arguments avancés par les intéressées et ont considéré que les circonstances de l’espèce ne faisaient ressortir ni intimidation ni dol de la part de l’employeur. Elles ont examiné les circonstances dans lesquelles les accords avaient été signés et ont jugé que la présence de la déléguée syndicale au moment de la signature, la reconnaissance préalable des faits par les requérantes au cours d’une réunion avec la déléguée et le fait que d’autres salariées licenciées n’avaient pas signé l’accord proposé par l’employeur excluaient tout indice de contrainte. Leurs constats à cet égard n’apparaissent ni arbitraires ni manifestement déraisonnables. Enfin, comme il a été relevé ci-dessus, les juridictions internes ont fondé leurs décisions sur plusieurs éléments de preuve (paragraphe 157 ci-dessus).

161.  À la lumière de ces observations, rien ne permet à la Cour de remettre en cause les conclusions des juridictions internes en ce qui concerne la validité et la portée des accords transactionnels signés par les troisième, quatrième et cinquième requérantes. Elle conclut dès lors à l’absence de violation de l’article 6 sur ce point également.

Libert c. France du 22 février 2018 requête n° 588/13

Article 8 : L’employeur peut consulter les fichiers d’un ordinateur professionnel lorsqu’ils ne sont pas dûment identifiés par l’employé comme étant « privés »

Non-violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’affaire concerne le licenciement d’un employé de la SNCF après que la saisie de son ordinateur professionnel a révélé le stockage de fichiers à caractère pornographique et de fausses attestations réalisées au bénéfice de tiers. La Cour constate que la consultation des fichiers par l’employeur de M. Libert répondait à un but légitime de protection des droits de l’employeur, qui peut légitimement vouloir s’assurer que ses salariés utilisent les équipements informatiques qu’il met à leur disposition en conformité avec leurs obligations contractuelles et la réglementation applicable.

La Cour observe que le droit français contient un principe visant à la protection de la vie privée suivant lequel si l’employeur peut ouvrir les fichiers professionnels, il ne peut subrepticement ouvrir les fichiers identifiés comme étant personnels. Il ne peut procéder à leur ouverture qu’en présence de l’employé. Les juridictions internes ont jugé que ce principe ne faisait pas obstacle à ce que l’employeur ouvre les fichiers litigieux, ceux-ci n’ayant pas été dûment identifiés comme étant privés.

La Cour considère enfin que les juridictions internes ont correctement examiné le moyen du requérant tiré d’une violation de son droit au respect de sa vie privée et estime que la décision de ces juridictions se fonde sur des motifs pertinents et suffisants.

ARTICLE 8

En ce qui concerne l’applicabilité de l’article 8, la Cour peut admettre que, dans certaines circonstances, des données non professionnelles, par exemple des données clairement identifiées comme étant privées et stockées par un employé sur un ordinateur mis à sa disposition par son employeur pour l’accomplissement de ses fonctions, sont susceptibles de relever de sa « vie privée ».

Elle note que la SCNF tolère que ses agents utilisent ponctuellement à titre privé les moyens informatiques mis à leur disposition tout en précisant des règles à suivre. Le Gouvernement ne conteste pas que des fichiers du requérant ont été ouverts sur son ordinateur professionnel sans qu’il en ait été informé ou ne fût présent.

Il y a donc eu ingérence dans le droit de M. Libert au respect de sa vie privée.

La SNCF est une personne morale de droit public placée sous la tutelle de l’État, dont la direction est nommée par lui, qui assure un service public, qui détient un monopole et qui bénéficie d’une garantie implicite de l’État. Ces éléments lui confèrent la qualité d’autorité publique au sens de l’article 8.

La présente affaire se distingue donc de l’affaire Bărbulescu dans laquelle l’atteinte à l’exercice du droit au respect de la vie privée et de la correspondance était le fait d’un employeur relevant strictement du secteur privé.

L’ingérence étant le fait d’une autorité publique, il convient d’analyser le grief non sous l’angle des obligations positives de l’État mais sous celui des obligations négatives. À l’époque des faits, il ressortait du droit positif que l’employeur pouvait ouvrir les fichiers figurant sur l’ordinateur professionnel d’un employé sauf s’ils étaient identifiés comme personnels. L’ingérence avait donc une base légale et le droit positif précisait suffisamment en quelles circonstances et sous quelles conditions une telle mesure était permise. L’ingérence visait donc à garantir la protection des « droit (...) d’autrui », soit ceux de l’employeur, qui peut légitimement vouloir s’assurer que ses salariés utilisent les équipements informatiques qu’il met à leur disposition en conformité avec leurs obligations contractuelles et la réglementation applicable.

Le droit français contient un dispositif visant à la protection de la vie privée : si l’employeur peut ouvrir les fichiers professionnels qui se trouvent sur le disque dur des ordinateurs qu’il met à la disposition de ses employés dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, il ne peut, « sauf risque ou événement particulier », ouvrir subrepticement les fichiers identifiés comme étant personnels ; il ne peut procéder à l’ouverture de fichiers ainsi identifiés qu’en présence de l’employé concerné ou après que celui-ci a été dûment appelé.

Les juridictions internes ont fait application de ce principe. Elles ont jugé que, en l’espèce, ce principe ne faisait pas obstacle à ce que l’employeur ouvre les fichiers litigieux, ceux-ci n’ayant pas été dûment identifiés comme étant privés.

La cour d’appel s’est fondée sur le constat que les photographies et les vidéos litigieuses figuraient dans un dossier contenu sur un disque dur nommé par défaut « D:/données » qui servait aux agents à stocker leurs documents professionnels et qui, sur l’ordinateur du requérant, était dénommé « D:/données personnelles ».

Elle a ensuite considéré qu’un salarié ne pouvait utiliser l’intégralité d’un disque dur censé enregistrer des données professionnelles pour un usage privé et que le terme générique de « données personnelles » pouvait se rapporter à des dossiers professionnels traités personnellement par le salarié et ne désignait donc pas explicitement des éléments relevant de la vie privée. La cour d’appel a retenu l’argument de la SNCF selon lequel la charte d’utilisateur prévoyait que les informations à caractère privé devaient être clairement identifiées comme telles « (option « privée » dans les critères outlook) » et qu’il en allait de même des « supports recevant ces informations (répertoire « privé ») ».

De plus, la cour d’appel a estimé que la mesure de radiation des cadres prise contre M. Libert n’était pas disproportionnée étant donné que l’intéressé avait massivement contrevenu au code déontologique de la SNCF et aux référentiels internes. Selon la cour d’appel, ces agissements étaient d’autant plus graves que sa qualité d’agent chargé de la surveillance générale aurait dû le conduire à avoir un comportement exemplaire.

La Cour observe donc que les juridictions internes ont dûment examiné le moyen du requérant tiré d’une violation de son droit au respect de la vie privée et ces motifs sont pertinents et suffisants. Certes, en faisant usage du mot « personnel » plutôt que du mot « privé », M. Libert a utilisé le même terme que celui que l’on trouve dans la jurisprudence de la Cour de cassation, selon laquelle un employeur ne peut en principe ouvrir les fichiers identifiés par le salarié comme étant « personnels ».

Toutefois, cela ne suffit pas à mettre en cause la pertinence des motifs retenus par les juridictions internes, du fait que la charte de l’utilisateur indiquait spécifiquement que « les informations à caractère privé doivent être clairement identifiées comme telles ».

Les autorités internes n’ont pas excédé la marge d’appréciation dont elles disposaient et il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Article 6 § 1

La Cour de cassation avait précédemment jugé que l’employeur ne pouvait ouvrir les fichiers identifiés par le salarié comme étant personnels qu’en présence de ce dernier ou après l’avoir averti.

Elle avait toutefois ajouté que les dossiers ou fichiers créés par un salarié étaient présumés, sauf si ce dernier les identifiait comme étant personnels, avoir un caractère professionnel, de sorte que l’employeur pouvait y avoir accès hors de sa présence.

La Cour constate en conséquence qu’à l’époque des faits, il ressortait déjà du droit positif que l’employeur pouvait dans cette limite ouvrir les fichiers figurant sur l’ordinateur professionnel d’un employé. La Cour conclut en conséquence que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et la déclare irrecevable.

CEDH

ARTICLE 8

a) Sur l’existence d’une « ingérence d’une autorité publique » et sur la question de savoir si l’affaire concerne une obligation négative ou une obligation positive

37. La Cour n’est pas convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle il n’y aurait pas eu d’« ingérence » dans le droit au respect de la vie privée du requérant parce que ce dernier n’aurait pas correctement marqué les fichiers ouverts par sa hiérarchie comme étant privés. Elle constate que le Gouvernement ne conteste pas que des fichiers du requérant ont été ouverts sur l’ordinateur professionnel de ce dernier sans qu’il en ait été informé et en dehors sa présence. Compte tenu des circonstances particulières de la cause, la Cour est prête à accepter qu’il y a eu ingérence dans son droit au respect de la vie privée.

38. La Cour n’est pas non plus convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle la SNCF n’est pas une « autorité publique », au sens du second paragraphe de l’article 8 de la Convention. Certes, comme il le souligne, la SNCF exerce une activité « à caractère industriel et commercial », son personnel relève du droit privé, les décisions non règlementaires qu’elle prend à l’égard de celui-ci sont des actes de droit privé et les litiges du travail auxquels elle est partie relèvent du juge judiciaire. Il s’agit cependant d’une personne morale de droit public (un « établissement public à caractère industriel et commercial »), placée sous la tutelle de l’État, dont la direction est nommée par lui, qui assure un service public, qui détient un monopole et qui bénéficie d’une garantie implicite de l’État. Au vu de la jurisprudence de la Cour relative à la notion d’ « autorité publique » (voir en particulier Kotov c. Russie [GC] (no 54522/00, §§ 92-107, 3 avril 2012), Liseytseva et Maslov c. Russie (nos 39483/05 et 40527/10, §§ 183-192, 9 octobre 2014) et Samsonov c. Russie (déc.) (no 2880/10, §§ 63-66, 16 septembre 2014)), ces éléments conduisent à conférer à la SNCF cette qualité au sens de l’article 8 de la Convention.

39. Il faut de plus rapprocher la présente affaire des affaires RENFE c. Espagne (déc.) (no 35216/17, 8 septembre 1997) et Copland (précitée, §§ 43-44). Dans la première, la Commission européenne des droits de l’homme a considéré que la société nationale des chemins de fer espagnole était une « organisation gouvernementale » dès lors qu’elle était sous la tutelle du gouvernement et bénéficiait d’un monopole d’exploitation (sans méconnaître les différences entre les notions d’« organisation gouvernementale » et d’« autorité publique », la Cour a retenu un mode de raisonnement similaire dans un cas comme dans l’autre ; voir, par exemple, Kotov, précité, § 95). Dans la seconde, la Cour a jugé qu’une mesure prise par un employeur public à l’égard d’un de ses employés pouvait constituer une ingérence d’une autorité publique dans le droit au respect de la vie privée et familiale de ce dernier (il s’agissait de la surveillance de la correspondance d’une employée d’un collège public par l’administration de l’établissement).

40. La présente affaire se distingue donc de l’affaire Bărbulescu précitée (§§ 108-111), dans laquelle l’atteinte à l’exercice du droit au respect de la vie privée et de la correspondance dénoncée par un employé était le fait d’un employeur relevant strictement du secteur privé.

41. L’ingérence étant le fait d’une autorité publique, il convient d’analyser le grief non sous l’angle des obligations positives de l’État, comme dans l’affaire Bărbulescu précitée, mais sous celui des obligations négatives.

42. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

b) Prévue par la loi

43. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’expression « prévue par la loi » implique – et cela ressort de l’objet et du but de l’article 8 – que le droit interne doit offrir une certaine protection contre les atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par le paragraphe 1. Cette expression non seulement impose le respect du droit interne, mais concerne aussi la qualité de la loi, qui doit être conforme aux principes caractérisant l’État de droit. Pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité, la loi doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à prendre pareilles mesures (voir, par exemple, Copland, précité, §§ 45-46).

44. Le Gouvernement renvoie aux articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail, qui se bornent toutefois à indiquer de manière générale qu’au sein de l’entreprise, nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnée au but recherché, et que le règlement intérieur établi par l’employeur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour constate cependant que la Cour de cassation – saisie d’un grief tiré de l’article 8 – avait déjà jugé à l’époque des faits de la cause que, sauf risque ou événement particulier, l’employeur ne pouvait ouvrir les fichiers identifiés par le salarié comme personnels contenus sur le disque dur de l’ordinateur mis à sa disposition qu’en présence de ce dernier ou après que celui-ci ait été dûment appelé. Elle avait ajouté que les dossiers et fichiers créés par un salarié grâce à l’outil informatique mis à sa disposition par son employeur pour l’exécution de son travail étaient présumés, sauf si le salarié les identifiait comme étant personnels, avoir un caractère professionnel, de sorte que l’employeur pouvait y avoir accès hors sa présence (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour en déduit qu’à l’époque des faits de la cause, il ressortait du droit positif que l’employeur pouvait dans cette limite ouvrir les fichiers figurant sur l’ordinateur professionnel d’un employé. Elle admet en conséquence que l’ingérence dénoncée par le requérant avait une base légale et que le droit positif précisait suffisamment en quelles circonstances et sous quelles conditions une telle mesure était permise pour qu’il puisse être considéré qu’elle était « prévue par la loi ».

c) But légitime

45. Si une ingérence dans des fichiers figurant sur l’ordinateur d’un salarié peut avoir pour but légitime la « prévention des infractions pénales », la Cour ne peut souscrire à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle il en était ainsi en l’espèce. Elle relève que le Gouvernement souligne à cet égard que le requérant avait été suspendu de ses fonctions début 2007 en raison de sa mise en examen et que c’est à la suite de la découverte de documents suspects sur son ordinateur par son remplaçant provisoire que la SNCF avait mené des investigations plus complètes. La Cour constate cependant que l’ouverture des fichiers litigieux ne relevait pas de la procédure pénale dirigée contre le requérant et qu’il ne ressort pas des décisions internes ou d’autres pièces du dossier qu’il ait été considéré à un stade quelconque de la procédure interne que le contenu des fichiers litigieux pouvait être susceptible de caractériser une infraction pénale.

46. La Cour admet en revanche que, comme le soutient aussi le Gouvernement, l’ingérence visait à garantir la protection des « droits (...) d’autrui ». Il s’agit de ceux de l’employeur, qui peut légitimement vouloir s’assurer que ses salariés utilisent les équipements informatiques qu’il met à leur disposition pour l’exécution de leurs fonctions en conformité avec leurs obligations contractuelles et la règlementation applicable. Elle rappelle à cet égard qu’elle a indiqué dans l’arrêt Bărbulescu précité (§ 127) que l’employeur a un intérêt légitime à assurer le bon fonctionnement de l’entreprise, ce qu’il peut faire en mettant en place des mécanismes lui permettant de vérifier que ses employés accomplissent leurs tâches professionnelles de manière adéquate et avec la célérité requise.

d) Nécessité dans une société démocratique

47. La notion de nécessité implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et notamment proportionnée au but légitime recherché. Si, pour se prononcer sur la « nécessité » d’une ingérence « dans une société démocratique », la Cour doit tenir compte de la marge d’appréciation laissée aux États contractants, elle ne se borne toutefois pas à se demander si l’État défendeur a usé de son pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de manière sensée. Dans l’exercice de son contrôle, il lui faut considérer les décisions critiquées à la lumière de l’ensemble de l’affaire et déterminer si les motifs invoqués à l’appui des ingérences en cause sont pertinents et suffisants. Elle doit aussi vérifier si la législation et la pratique internes offraient des garanties adéquates et suffisantes contre les abus et l’arbitraire. Dans ce sens, elle renvoie mutatis mutandis au récent arrêt Bărbulescu (précité, §§ 120-121), dans lequel elle a jugé dans le contexte de l’application de l’article 8 aux relations entre les employeurs privés et leurs employés, que les juridictions internes devaient s’assurer que la mise en place par un employeur de mesures de surveillance de la correspondance et des autres communications, quelles qu’en soient l’étendue et la durée, s’accompagne de garanties adéquates et suffisantes contre les abus. Elle a souligné que, dans ce cadre, la proportionnalité et les garanties procédurales contre l’arbitraire étaient des éléments essentiels.

48. Cela étant souligné, la Cour constate que le droit positif français contient un dispositif visant à la protection de la vie privée. Le principe est en effet que, si l’employeur peut ouvrir les fichiers professionnels qui se trouvent sur le disque dur des ordinateurs qu’il met à la disposition de ses employés dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, il ne peut, « sauf risque ou événement particulier », ouvrir subrepticement les fichiers identifiés comme étant personnels. Il ne peut procéder à l’ouverture de fichiers ainsi identifiés qu’en présence de l’employé concerné ou après que celui-ci ait été dûment appelé.

49. La Cour constate que les juridictions internes ont fait application de ce principe en l’espèce. La cour d’appel d’Amiens (paragraphe 14 ci-dessus) comme la Cour de cassation (paragraphe 16 ci-dessus) l’ont d’ailleurs explicitement rappelé, la Cour de cassation ayant en particulier souligné que « les fichiers créées par le salarié à l’aide de l’outil informatique mis à sa disposition par l’employeur pour le besoin de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel, de sorte que l’employeur est en droit de les ouvrir en dehors de sa présence, sauf s’ils sont identifiés comme étant personnels ».

50. Répondant au moyen du requérant tiré d’une violation de son droit au respect de sa vie privé, elles ont jugé que, dans les circonstances de la cause, ce principe ne faisait pas obstacle à ce que son employeur ouvre les fichiers litigieux, ceux-ci n’ayant pas été dûment identifiés comme étant privés.

51. La Cour rappelle tout d’abord que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter le droit interne ; sous réserve d’une interprétation arbitraire ou manifestement déraisonnable (voir, par exemple, Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 86, CEDH 2007‑I), son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (voir, par exemple, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015). Elle observe ensuite que, pour parvenir à la conclusion résumée ci-dessus, la cour d’appel d’Amiens (paragraphe 14-15 ci-dessus) s’est fondée sur le constat que les photographies et vidéos pornographiques litigieuses figuraient dans un fichier dénommé « rires » contenu dans un disque dur dénommé « D:/données personnelles », et sur l’explication de la SNCF selon laquelle « le disque « D » [était] dénommé par défaut « D:/données » et ser[vai]t traditionnellement aux agents à stocker leurs documents professionnels ». Elle a ensuite considéré qu’un salarié ne pouvait « utiliser l’intégralité d’un disque dur, censé enregistrer des données professionnelles, pour un usage privé » et qu’ « en tout état de cause, le terme générique de « données personnelles » pouvait se rapporter à des dossiers professionnels traités personnellement par le salarié et ne désignait donc pas de façon explicite des éléments relevant de la vie privée ». Plus spécifiquement, la cour d’appel a retenu que « le terme « rire » ne conf[érait] pas d’évidence au fichier ainsi désigné un caractère nécessairement privé, cette désignation [pouvant] se rapporter à des échanges entre collègues de travail ou à des documents professionnels, conservés à titre de « bêtisier », par le salarié ». La cour d’appel a de plus jugé pertinent l’argument de la SNCF selon lequel la « charte utilisateur prévoyait que « les informations à caractère privé [devaient] être clairement identifiées comme telles (option « privée » dans les critères outlook) » et qu’il en allait de même des « supports recevant ces informations (répertoire « privé ») ». Elle a de plus estimé que la mesure prise contre le requérant – sa radiation des cadres – n’était pas disproportionnée, étant donné que le requérant avait « massivement contrevenu » au code de déontologie de la SNCF et aux référentiels internes, qui rappellent que les agents doivent utiliser les moyens informatiques mis à leur disposition à des fins exclusivement professionnelles, une utilisation ponctuelle à titre privée étant seulement tolérée. Selon la cour d’appel, les agissements du requérant étaient d’autant plus graves que sa qualité d’agent chargé de la surveillance générale aurait dû le conduire à avoir un comportement exemplaire.

52. La Cour, qui observe que les juridictions internes ont ainsi dûment examiné le moyen du requérant tiré d’une violation de son droit au respect de sa vie privée, juge ces motifs pertinents et suffisants. Certes, en usant du mot « personnel » plutôt que du mot « privé », le requérant a utilisé le même terme que celui que l’on trouve dans la jurisprudence de la Cour de cassation, selon laquelle l’employeur ne peut en principe ouvrir les fichiers identifiés par le salarié comme étant « personnels » (paragraphe 18 ci‑dessus). Toutefois, au regard de l’appréciation de compatibilité des mesures litigieuses avec l’article 8 de la Convention qu’il revient à la Cour d’effectuer, cela ne suffit pas pour mettre en cause la pertinence ou la suffisance des motifs retenus par les juridictions internes, eu égard au fait que la charte de l’utilisateur pour l’usage du système d’information de la SNCF indique spécifiquement que « les informations à caractère privé doivent être clairement identifiées comme telles (option « Privé » dans les critères OUTLOOK, notamment) [et qu’]il en est de même des supports recevant ces informations (répertoire « PRIVÉ ») ». La Cour conçoit en outre qu’ayant constaté que le requérant avait utilisé une partie importante des capacités de son ordinateur professionnel pour stocker les fichiers litigieux (1 562 fichiers représentant un volume de 787 mégaoctets), la SNCF et les juridictions internes aient jugé nécessaire d’examiner sa cause avec rigueur.

53. En conséquence, la Cour, qui rappelle par ailleurs qu’il lui faut considérer les décisions critiquées à la lumière de l’ensemble de l’affaire, estime que les autorités internes n’ont pas excédé la marge d’appréciation dont elles disposaient, et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

ARTICLE 6-1

55. Comme la Cour l’a précédemment constaté (paragraphe 44 ci-dessus), la Cour de cassation – saisie d’un grief tiré de l’article 8 – avait jugé avant les faits de la cause que, sauf risque ou événement particulier, l’employeur ne pouvait ouvrir les fichiers identifiés par le salarié comme personnels contenus sur le disque dur de l’ordinateur mis à sa disposition qu’en présence de ce dernier ou après que celui-ci ait été dûment appelé. Elle avait toutefois ajouté que les dossiers et fichiers créés par un salarié grâce à l’outil informatique mis à sa disposition par son employeur pour l’exécution de son travail étaient présumés, sauf si le salarié les identifiait comme étant personnels, avoir un caractère professionnel, de sorte que l’employeur pouvait y avoir accès hors sa présence. Il ressortait donc du droit positif tel qu’il était établi à l’époque des faits de la cause que l’employeur pouvait dans cette limite ouvrir les fichiers figurant sur l’ordinateur professionnel d’un employé. La Cour constate par ailleurs que le grief selon lequel l’impartialité de la Cour de cassation aurait été affectée par le fait qu’un ancien directeur juridique de la SNCF figurait parmi les avocats généraux n’est pas étayé, le requérant ne prétendant pas même que cet avocat général aurait participé au traitement de son pourvoi.

56. La Cour conclut en conséquence que cette partie de la requête est manifestement mal fondée. Elle la déclare donc irrecevable et la rejette en application de l’article 35 § 3 a) et 4 de la Convention.

López Ribalda et autres c. Espagne du 9 janvier 2018 requête n o 1874/13

Article 8 : La vidéosurveillance secrète de caissières dans un supermarché espagnol méconnaît le droit au respect de la vie privée. En dehors de conditions prévues par la loi, les employeurs auraient dû prévenir de la vidéo surveillance. Ce ne fut pas le cas. Les États doivent réglementer la videosurveillance au travail.

L’affaire concerne la vidéosurveillance dissimulée d’employées d’une chaîne espagnole de supermarchés, mesure qui était destinée à faire la lumière sur des soupçons de vol. Les requérantes furent licenciées principalement sur le fondement d’enregistrements vidéo qui avaient selon elles été obtenus en violation de leur droit à la vie privée. Les juridictions espagnoles admirent les enregistrements comme preuves et confirmèrent les décisions de licenciement.

La Cour conclut en particulier qu’en vertu de la législation espagnole sur la protection des données, il aurait fallu faire savoir aux requérantes qu’elles avaient été placées sous surveillance, mais que ce ne fut pas le cas. Elle estime qu’il existait d’autres moyens de protéger les droits de l’employeur et que celui-ci aurait pu à tout le moins communiquer aux requérantes des informations générales concernant la surveillance. Les juridictions nationales n’ont donc pas ménagé un juste équilibre entre le droit des requérantes au respect de leur vie privée et les droits patrimoniaux de l’employeur. La Cour considère toutefois que la procédure dans son ensemble a été équitable car les enregistrements vidéo n’ont pas constitué les seuls éléments de preuve sur lesquels se sont appuyées les juridictions nationales pour confirmer les décisions de licenciement et les requérantes ont été en mesure de contester ces enregistrements devant les tribunaux.

Article 8

La Cour observe tout d’abord que le gouvernement espagnol alléguait que l’État n’était pas responsable dans cette affaire car les actes litigieux avaient été accomplis par une entreprise privée. La Cour rappelle toutefois que les pays sont, en vertu de la Convention européenne, tenus par l’obligation positive de prendre des mesures visant à assurer le respect de la vie privée et elle doit donc rechercher si l’État a ménagé un juste équilibre entre les droits des requérantes et ceux de l’employeur. Le droit espagnol impose d’informer clairement les individus sur le stockage et le traitement des données personnelles mais les requérantes n’ont pas été dûment informées. Les juridictions nationales ont conclu que ce manquement était justifié par l’existence de soupçons raisonnables de vol et par l’absence d’autre moyen qui aurait permis de protéger suffisamment les droits de l’employeur tout en portant moins atteinte à ceux des requérantes. La Cour note qu’elle n’a pas conclu à une violation dans l’affaire Köpke c. Allemagne, qui concernait également la vidéosurveillance secrète d’une salariée. Cependant, dans cette affaire, le droit interne ne contenait pas de disposition claire sur la question et la surveillance avait été limitée. Dans la présente espèce, tous les salariés ont été surveillés pendant plusieurs semaines, pendant toute leur journée de travail. La Cour ne partage pas l’appréciation des juridictions nationales quant à la proportionnalité de la mesure. Elle estime que la surveillance n’était pas prévue par le droit espagnol, en particulier s’agissant de la notification, et qu’il aurait été possible de protéger au moins dans une certaine mesure les droits de l’employeur en recourant à d’autres moyens. L’entreprise aurait par exemple pu communiquer aux requérantes des informations générales sur la surveillance et procéder à la notification requise au titre de la loi sur la protection des données personnelles. La Cour conclut que les juridictions nationales n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les droits en jeu et qu’il y a eu violation de l’article 8 à l’égard des requérantes.

Article 6 § 1

La Cour examine si l’utilisation des enregistrements vidéo obtenus en violation de la Convention européenne a compromis l’équité de la procédure interne dans son ensemble. Elle note que les requérantes ont été en mesure de contester l’authenticité des enregistrements dans le contexte d’une procédure contradictoire et que ces enregistrements n’ont pas constitué l’unique élément de preuve ayant appuyé les décisions rendues par les tribunaux, lesquelles se sont également fondées sur les dépositions de témoins. La Cour ne voit pas non plus de raison de contester la conclusion des juridictions nationales selon laquelle il était possible d’utiliser les accords signés par la troisième, la quatrième et la cinquième requérantes comme éléments de preuve, même si la signature de ces accords a été obtenue après que lesdites requérantes ont visionné les enregistrements vidéo. Les juridictions nationales ont examiné la validité des documents et les requérantes ont eu amplement l’occasion de les contester. Dans l’ensemble, la Cour ne décèle aucun manquement à l’exigence d’un procès équitable. Elle rejette aussi pour défaut manifeste de fondement le grief soulevé par la première requérante, qui reproche aux tribunaux une absence de motivation ou de prise en compte des spécificités de son cas.

Grande Chambre BĂRBULESCU c. ROUMANIE du 5 septembre 2017 requête 61496/08

Questions Réponses sur l'arrêt BĂRBULESCU c. ROUMANIE

Non respect de l'article 8 sur les télécommunications de l'employé interceptées par l'employeur pour le licencier sous le motif de l'usage à titre privé des moyens de l'entreprise. La France a été tiers intervenante au profit des employeurs.

LE RAISONNEMENT DE LA CEDH S'ATTACHE AUX FORMES DE LA PROCÉDURE

La mesure contestée par le requérant, à savoir la surveillance des communications échangées sur Yahoo Messenger qui a entraîné l’ouverture contre lui d’une procédure disciplinaire, puis son licenciement, pour non-respect des règles internes prohibant l’usage des ressources de l’entreprise à des fins personnelles fixées par son employeur, a été prise non pas par une autorité étatique, mais par une société commerciale de droit privé. La mesure prise par l’employeur a été validée par les juridictions nationales.

La responsabilité de ces autorités serait engagée si les faits litigieux résultaient d’un manquement de leur part à garantir au requérant la jouissance d’un droit consacré par l’article 8 de la Convention. Il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation

Les États contractants doivent se voir accorder une marge d’appréciation étendue pour évaluer la nécessité d’adopter un cadre juridique régissant les conditions dans lesquelles un employeur peut adopter une politique encadrant les communications non professionnelles, électroniques ou autres, de ses employés sur leur lieu de travail.

Néanmoins, la latitude dont jouissent les États dans ce domaine ne saurait être illimitée. Les juridictions internes doivent s’assurer que la mise en place par un employeur de mesures de surveillance de la correspondance et des autres communications, quelles qu’en soient l’étendue et la durée, s’accompagne de garanties adéquates et suffisantes contre les abus.

Dans ce contexte, il est opportun de rappeler que pour pouvoir prospérer, les relations de travail doivent se fonder sur la confiance entre les personnes.

Par conséqunets, les facteurs suivants doivent être considérés :

i) L’employé a-t-il été informé de la possibilité que l’employeur prenne des mesures de surveillance de sa correspondance et de ses autres communications ainsi que de la mise en place de telles mesures ? Si, en pratique, cette information peut être concrètement communiquée au personnel de diverses manières, en fonction des spécificités factuelles de chaque affaire, la Cour estime que, afin que les mesures puissent être jugées conformes aux exigences de l’article 8 de la Convention, l’avertissement doit en principe être clair quant à la nature de la surveillance et préalable à la mise en place de celle-ci.

ii) Quels ont été l’étendue de la surveillance opérée par l’employeur et le degré d’intrusion dans la vie privée de l’employé ? À cet égard, une distinction doit être faite entre la surveillance du flux des communications et celle de leur contenu. Il faut également prendre en compte les questions de savoir si la surveillance des communications a porté sur leur intégralité ou seulement sur une partie d’entre elles et si elle a ou non été limitée dans le temps ainsi que le nombre de personnes ayant eu accès à ses résultats (voir, en ce sens, Köpke, décision précitée). Il en va de même des limites spatiales de la surveillance.

iii) L’employeur a-t-il avancé des motifs légitimes pour justifier la surveillance de ces communications et l’accès à leur contenu même (voir, aux paragraphes 38, 43 et 45 ci‑dessus, l’état du droit international et européen en la matière) ? La surveillance du contenu des communications étant de par sa nature une méthode nettement plus invasive, elle requiert des justifications plus sérieuses.

iv) Aurait-il été possible de mettre en place un système de surveillance reposant sur des moyens et des mesures moins intrusifs que l’accès direct au contenu des communications de l’employé ? À cet égard, il convient d’apprécier en fonction des circonstances particulières de chaque espèce le point de savoir si le but poursuivi par l’employeur pouvait être atteint sans que celui-ci n’accède directement et en intégralité au contenu des communications de l’employé.

v) Quelles ont été les conséquences de la surveillance pour l’employé qui en a fait l’objet (voir, mutatis mutandis, le critère similaire appliqué pour l’examen de la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention dans Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 95, 7 février 2012, avec les références citées) ? De quelle manière l’employeur a-t-il utilisé les résultats de la mesure de surveillance, notamment ces résultats ont-ils été utilisés pour atteindre le but déclaré de la mesure (voir, en ce sens, Köpke, décision précitée) ?

vi) L’employé s’est-il vu offrir des garanties adéquates, notamment lorsque les mesures de surveillance de l’employeur avaient un caractère intrusif ? Ces garanties doivent notamment permettre d’empêcher que l’employeur n’ait accès au contenu même des communications en cause sans que l’employé n’ait été préalablement averti d’une telle éventualité.

En l'espèce, les juridictions nationales ont manqué, d’une part, à vérifier, en particulier, si le requérant avait été préalablement averti par son employeur de la possibilité que ses communications sur Yahoo Messenger soient surveillées et, d’autre part, à tenir compte du fait qu’il n’avait été informé ni de la nature ni de l’étendue de la surveillance dont il avait fait l’objet, ainsi que du degré d’intrusion dans sa vie privée et sa correspondance. De surcroît, elles ont failli à déterminer, premièrement, quelles raisons concrètes avaient justifié la mise en place des mesures de surveillance, deuxièmement, si l’employeur aurait pu faire usage de mesures moins intrusives pour la vie privée et la correspondance du requérant et, troisièmement, si l’accès au contenu des communications avait été possible à son insu.

L'ARTICLE 8 EST APPLICABLE SUR L'INTERCEPTION DES MESSAGES PRIVÉS ÉCHANGÉS AU TRAVAIL SUR LE NET OU AU TÉLÉPHONE

69. La Cour note que se pose en l’espèce la question de savoir si les faits dont se plaint le requérant relèvent du champ d’application de l’article 8 de la Convention.

70. À ce stade de son examen, elle estime utile de rappeler que la notion de « vie privée » est une notion large, qui ne se prête pas à une définition exhaustive (Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 43, CEDH 2004‑VIII). L’article 8 de la Convention protège le droit à l’épanouissement personnel (K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 83, 17 février 2005), que ce soit sous la forme du développement personnel (Christine Goodwin c. Royaume‑Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI) ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important sous-jacent dans l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III). La Cour reconnaît que chacun a le droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003‑IX (extraits)). Elle considère par ailleurs qu’il serait trop restrictif de limiter la notion de « vie privée » à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’en écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). Ainsi, l’article 8 garantit un droit à la « vie privée » au sens large, qui comprend le droit de mener une « vie privée sociale », à savoir la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale. Sous cet aspect, ledit droit consacre la possibilité d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Bigaeva c. Grèce, no 26713/05, § 22, 28 mai 2009, et Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 45 in fine, 19 octobre 2010).

71. La Cour considère que la notion de « vie privée » peut inclure les activités professionnelles (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 110, CEDH 2014 (extraits), et Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, §§ 165-166, CEDH 2013) ou les activités qui ont lieu dans un contexte public (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 95, CEDH 2012). Des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8 lorsqu’elles se répercutent sur la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement de relations avec autrui. Il convient sur ce point de noter que c’est dans le cadre de leur travail que la majorité des gens ont beaucoup, voire le maximum, d’occasions de resserrer leurs liens avec le monde extérieur (Niemietz, précité, § 29).

72. Par ailleurs, pour ce qui est de la notion de « correspondance », il est à noter que, dans la rédaction de l’article 8 de la Convention, ce mot ne s’accompagne d’aucun adjectif, contrairement au terme « vie ». La Cour a du reste déjà constaté qu’il n’y avait pas lieu de qualifier cette notion dans le cas de la correspondance téléphonique. Dans plusieurs affaires relatives à la correspondance avec un avocat, elle n’a pas même envisagé la possibilité que l’article 8 soit inapplicable du fait du caractère professionnel de la correspondance (voir en ce sens Niemietz, précité, § 32, avec les références citées). Elle a d’ailleurs conclu que les communications téléphoniques relèvent des notions de « vie privée » et de « correspondance » au sens de l’article 8 (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 173, CEDH 2015). En principe, cela est également vrai lorsque ces communications émanent de locaux professionnels ou sont reçues dans de tels locaux (Halford, précité, § 44, et Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 44, CEDH 2000‑II). Il en va de même pour les messages électroniques envoyés depuis le lieu de travail : ils relèvent aussi de la protection de l’article 8, tout comme les éléments recueillis au moyen d’une surveillance de l’usage qu’une personne fait d’internet (Copland, précité, § 41 in fine).

73. Il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que les communications émanant de locaux professionnels, tout comme celles provenant du domicile, peuvent se trouver comprises dans les notions de « vie privée » et de « correspondance » visées à l’article 8 de la Convention (Halford, précité, § 44 et Copland, précité, § 41). Afin de déterminer si les notions de « vie privée » et de « correspondance » sont applicables, la Cour a en plusieurs occasions recherché si l’individu pouvait raisonnablement s’attendre à ce que sa vie privée soit protégée et respectée (ibidem ; en ce qui concerne la « vie privée », voir Köpke c. Allemagne (déc.), no 420/07, 5 octobre 2010). Dans ce contexte, elle a indiqué que l’attente raisonnable en matière de protection et de respect de la vie privée était un critère important, mais pas nécessairement décisif (Köpke, décision précitée).

74. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour relève d’emblée que le type de messagerie instantanée sur internet en question n’est autre qu’une forme de communications faisant partie de l’exercice d’une vie privée sociale. Par ailleurs, la notion de « correspondance » s’applique à l’envoi et à la réception de messages, même depuis l’ordinateur de l’employeur. La Cour note toutefois que l’employeur du requérant attendait de ce dernier, ainsi que des autres employés, qu’ils s’abstiennent de toute activité personnelle sur leur lieu de travail. Cette exigence de l’employeur se traduisait notamment par une interdiction d’utiliser les ressources de l’entreprise à des fins personnelles (paragraphe 12 cidessus).

75. La Cour note ensuite que, en vue de s’assurer du respect de cette exigence, l’employeur a mis en place un système de surveillance de l’usage que ses employés faisaient d’internet (paragraphes 17 et 18 cidessus). Il ressort des documents versés au dossier, notamment de ceux relatifs à la procédure disciplinaire dirigée contre le requérant, que lors de cette activité de surveillance, tant les flux que le contenu des communications du requérant ont été enregistrés et sauvegardés (paragraphes 18 et 20 cidessus).

76. La Cour remarque également que, malgré cette exigence de l’employeur, le requérant a échangé des communications de nature personnelle avec sa fiancée et son frère (paragraphe 21 ci-dessus). Certaines de ces communications avaient un caractère intime (ibidem).

77. La Cour est d’avis qu’il ressort clairement du dossier que le requérant avait bien été informé de l’interdiction d’utiliser internet à des fins personnelles posée par le règlement intérieur de son employeur (paragraphe 14 ci-dessus). Toutefois, il n’est pas aussi clair qu’il ait été informé que ses communications étaient surveillées avant que l’activité de surveillance ne soit mise en place. Ainsi, le Gouvernement soutient que le requérant a pris connaissance de la note d’information de l’employeur à une date non précisée entre le 3 et le 13 juillet 2007 (paragraphe 16 ci-dessus). Or les autorités nationales ont omis de rechercher si le requérant avait été informé de l’activité de surveillance à une date antérieure à la date de la mise en place de celle-ci étant donné que l’employeur a enregistré les communications en temps réel du 5 au 13 juillet 2007 (paragraphe 17 ci‑dessus).

78. Quoi qu’il en soit, il n’apparaît pas que le requérant ait été informé à l’avance de l’étendue et de la nature de la surveillance opérée par son employeur ni de la possibilité que celui-ci ait accès à la teneur même de ses communications.

79. La Cour prend note également de l’argument du requérant selon lequel il avait créé lui-même le compte Yahoo Messenger en question et était seul à en connaître le mot de passe (paragraphe 68 ci-dessus). De plus, elle constate qu’il ressort des éléments versés au dossier que l’employeur a également eu accès au compte Yahoo Messenger personnel du requérant (paragraphe 21 ci-dessus). Cela étant, le requérant avait créé le compte Yahoo Messenger en question sur les instructions de son employeur pour répondre aux questions des clients (paragraphe 11 ci‑dessus), et l’employeur y a eu accès.

80. Il n’est pas certain que les règles restrictives de l’employeur aient laissé au requérant une attente raisonnable en matière de vie privée – attente dont la mesure resterait à déterminer. Cela étant, les instructions d’un employeur ne peuvent pas réduire à néant l’exercice de la vie privée sociale sur le lieu de travail. Le respect de la vie privée et de la confidentialité des communications continue à s’imposer, même si ces dernières peuvent être limitées dans la mesure du nécessaire.

81. À la lumière de l’ensemble de ces considérations, la Cour conclut que les communications que le requérant a effectuées depuis son lieu de travail étaient couvertes par les notions de « vie privée » et de « correspondance ». Il s’ensuit que, compte tenu des circonstances, l’article 8 de la Convention est applicable en l’espèce.

L'ARTICLE 8 A ÉTÉ VIOLÉ MALGRÉ LA GRANDE MARGE D'APPRÉCIATION DES ÉTATS

c) Les tiers intervenants

i. Le gouvernement français

105. Le gouvernement français expose, en particulier, sa conception de l’étendue de l’obligation positive pour les autorités nationales d’assurer le respect de la vie privée et de la correspondance des employés. Il procède à une présentation exhaustive des dispositions de droit civil, de droit du travail et de droit pénal français applicables en la matière. À son avis, l’article 8 de la Convention n’est applicable que pour les données, correspondances et activités électroniques strictement personnelles. À cet égard, il se fonde sur une jurisprudence constante de la Cour de cassation française, selon laquelle les données traitées, adressées et reçues par la voie d’un matériel électronique professionnel sont présumées avoir un caractère professionnel, sauf si l’employé les désigne, de manière claire et précise, comme personnelles.

106. Le gouvernement français est d’avis que la marge d’appréciation dont jouissent les États en cette matière doit être ample, puisqu’il s’agit de ménager un équilibre entre des intérêts privés concurrents. Il estime que l’employeur peut exercer une surveillance raisonnable des données et correspondances professionnelles des employés, pour autant qu’elle poursuive un but légitime, et utiliser le résultat de cette surveillance dans le cadre d’une procédure disciplinaire. Il souligne que la surveillance doit s’accompagner d’une information préalable des employés à cet égard. Enfin, il indique que lorsque sont en jeu des données clairement désignées par l’employé comme personnelles, l’employeur peut saisir les tribunaux afin que ceux-ci ordonnent des mesures d’instruction et qu’ils mandatent un huissier de justice pour accéder aux données en question et consigner leur contenu.

ii. La Confédération européenne des syndicats

107. La Confédération européenne des syndicats estime qu’il est crucial de protéger le droit au respect de la vie privée dans le cadre des relations de travail, compte tenu notamment de la dépendance structurelle des employés vis-à-vis des employeurs. Après avoir rappelé les principes de droit international et européen applicables, elle indique que l’accès à internet devrait être considéré comme un droit de l’homme et que le droit au respect de la correspondance devrait être renforcé. À son avis, le consentement des employés ou au moins leur information préalable, ainsi que l’information de leurs représentants, sont requis pour que l’employeur puisse traiter leurs données personnelles.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la question de savoir si l’affaire concerne une obligation négative ou une obligation positive

108. La Cour doit rechercher si la présente affaire doit être examinée sous l’angle des obligations négatives ou des obligations positives de l’État. Elle rappelle qu’aux termes de l’article 1 de la Convention, les États contractants « reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis (...) [dans] la (...) Convention ». Si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits qu’il garantit (voir, parmi d’autres, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, Von Hannover (no 2), précité, § 98, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 62, CEDH 2014).

109. En l’espèce, la Cour observe que la mesure contestée par le requérant, à savoir la surveillance des communications échangées sur Yahoo Messenger qui a entraîné l’ouverture contre lui d’une procédure disciplinaire, puis son licenciement, pour non-respect des règles internes prohibant l’usage des ressources de l’entreprise à des fins personnelles fixées par son employeur, a été prise non pas par une autorité étatique, mais par une société commerciale de droit privé. La surveillance des communications du requérant par l’employeur et la consultation que ce dernier a faite de leur contenu en vue de justifier le licenciement de l’intéressé ne sauraient donc s’analyser en une « ingérence » dans le droit de celui-ci par une autorité de l’État.

110. Néanmoins, la Cour note que la mesure prise par l’employeur a été validée par les juridictions nationales. Il est vrai que la surveillance des communications du requérant ne résultait pas d’une intervention directe des autorités nationales mais pour autant, la responsabilité de ces autorités serait engagée si les faits litigieux résultaient d’un manquement de leur part à garantir au requérant la jouissance d’un droit consacré par l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Obst c. Allemagne, no 425/03, §§ 40 et 43, 23 septembre 2010, et Schüth c. Allemagne, no 1620/03, §§ 54 et 57, CEDH 2010).

111. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, telles que décrites au paragraphe 109 ci-dessus, la Cour juge, à la lumière de sa conclusion relative à l’applicabilité de l’article 8 de la Convention (paragraphe 81 ci-dessus) et compte tenu de ce que l’atteinte à l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance a été le fait d’un employeur privé, qu’il y a lieu d’analyser le grief sous l’angle des obligations positives de l’État.

112. Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 62, CEDH 2011).

b) Les principes généraux applicables à l’appréciation de l’obligation positive pour l’État d’assurer le respect de la vie privée et de la correspondance dans le cadre des relations de travail

113. La Cour rappelle que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants. Il existe en effet différentes manières d’assurer le respect de la vie privée, et la nature de l’obligation de l’État dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 79, CEDH 2013, avec les références citées).

114. En l’espèce, il revient donc à la Cour de préciser la nature et l’étendue des obligations positives de l’État défendeur, auquel il incombait de protéger le droit du requérant au respect de sa vie privée et de sa correspondance dans le cadre de ses relations de travail.

115. La Cour rappelle qu’elle a conclu que, dans certaines circonstances, l’État ne s’acquitte de manière adéquate des obligations positives que lui impose l’article 8 de la Convention que s’il assure le respect de la vie privée dans les relations entre individus en établissant un cadre normatif qui prenne en considération les divers intérêts à protéger dans un contexte donné (X et Y c. Pays-Bas, précité, §§ 23, 24 et 27, et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 150, CEDH 2003‑XII, affaires concernant toutes deux des agressions sexuelles sur des mineurs ; voir également K.U. c. Finlande, no 2872/02, §§ 43 et 49, CEDH 2008, affaire relative à une annonce de nature sexuelle publiée au nom d’un mineur sur un site de rencontres par internet, Söderman, précité, § 85, concernant l’effectivité des voies de recours au sujet d’une plainte pour atteinte à l’intégrité personnelle commise par un parent proche, et Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, §§ 102‑104, 2 juin 2009, concernant des négligences médicales).

116. La Cour admet que des mesures protectrices peuvent être prévues tant par le droit du travail que par le droit civil et le droit pénal. En ce qui concerne le droit du travail, elle doit rechercher si, en l’espèce, l’État défendeur était tenu d’adopter un cadre normatif visant à protéger le droit du requérant au respect de sa vie privée et de sa correspondance dans le contexte de ses relations de travail avec un employeur privé.

117. À cet égard, elle relève que le droit du travail présente des caractéristiques spécifiques qui doivent être prises en compte. La relation entre un employeur et son employé est une relation contractuelle, assortie pour chacun de droits et d’obligations particulières, et caractérisée par un lien de subordination légale. Elle est régie par un régime juridique propre, qui se distingue nettement du régime général des relations entre individus (Saumier c. France, no 74734/14, § 60, 12 janvier 2017).

118. D’un point de vue normatif, le droit du travail ménage une marge de négociation pour les parties au contrat de travail. Ainsi, il revient en général aux parties elles-mêmes de déterminer une partie importante du contenu de leurs relations (voir, mutatis mutandis, Wretlund c. Suède (déc.), no 46210/99, 9 mars 2004, affaire relative à la compatibilité avec l’article 8 de la Convention de l’obligation faite à la requérante, employée d’une centrale nucléaire, de se soumettre à des tests de dépistage des drogues ; en ce qui concerne l’action syndicale vue sous l’angle de l’article 11, voir Gustafsson c. Suède, 25 avril 1996, § 45, Recueil 1996‑II, et, mutatis mutandis, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 140‑146, CEDH 2008, pour le cas particulier des fonctionnaires). Il ressort d’ailleurs des éléments de droit comparé dont dispose la Cour qu’il n’existe pas de consensus européen en la matière. En effet, peu d’États membres ont encadré de manière explicite la question de l’exercice par les employés de leur droit au respect de leur vie privée et de leur correspondance sur leur lieu de travail (paragraphe 52 ci-dessus).

119. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que les États contractants doivent se voir accorder une marge d’appréciation étendue pour évaluer la nécessité d’adopter un cadre juridique régissant les conditions dans lesquelles un employeur peut adopter une politique encadrant les communications non professionnelles, électroniques ou autres, de ses employés sur leur lieu de travail.

120. Néanmoins, la latitude dont jouissent les États dans ce domaine ne saurait être illimitée. Les juridictions internes doivent s’assurer que la mise en place par un employeur de mesures de surveillance de la correspondance et des autres communications, quelles qu’en soient l’étendue et la durée, s’accompagne de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (voir, mutatis mutandis, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 50, série A no 28, et Roman Zakharov, précité, §§ 232‑234).

121. La Cour est consciente que la situation évolue rapidement dans ce domaine. Toutefois, elle estime que la proportionnalité et les garanties procédurales contre l’arbitraire sont des éléments essentiels. Dans ce contexte, les autorités nationales devraient tenir compte des facteurs suivants.

i) L’employé a-t-il été informé de la possibilité que l’employeur prenne des mesures de surveillance de sa correspondance et de ses autres communications ainsi que de la mise en place de telles mesures ? Si, en pratique, cette information peut être concrètement communiquée au personnel de diverses manières, en fonction des spécificités factuelles de chaque affaire, la Cour estime que, afin que les mesures puissent être jugées conformes aux exigences de l’article 8 de la Convention, l’avertissement doit en principe être clair quant à la nature de la surveillance et préalable à la mise en place de celle-ci.

ii) Quels ont été l’étendue de la surveillance opérée par l’employeur et le degré d’intrusion dans la vie privée de l’employé ? À cet égard, une distinction doit être faite entre la surveillance du flux des communications et celle de leur contenu. Il faut également prendre en compte les questions de savoir si la surveillance des communications a porté sur leur intégralité ou seulement sur une partie d’entre elles et si elle a ou non été limitée dans le temps ainsi que le nombre de personnes ayant eu accès à ses résultats (voir, en ce sens, Köpke, décision précitée). Il en va de même des limites spatiales de la surveillance.

iii) L’employeur a-t-il avancé des motifs légitimes pour justifier la surveillance de ces communications et l’accès à leur contenu même (voir, aux paragraphes 38, 43 et 45 ci‑dessus, l’état du droit international et européen en la matière) ? La surveillance du contenu des communications étant de par sa nature une méthode nettement plus invasive, elle requiert des justifications plus sérieuses.

iv) Aurait-il été possible de mettre en place un système de surveillance reposant sur des moyens et des mesures moins intrusifs que l’accès direct au contenu des communications de l’employé ? À cet égard, il convient d’apprécier en fonction des circonstances particulières de chaque espèce le point de savoir si le but poursuivi par l’employeur pouvait être atteint sans que celui-ci n’accède directement et en intégralité au contenu des communications de l’employé.

v) Quelles ont été les conséquences de la surveillance pour l’employé qui en a fait l’objet (voir, mutatis mutandis, le critère similaire appliqué pour l’examen de la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention dans Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 95, 7 février 2012, avec les références citées) ? De quelle manière l’employeur a-t-il utilisé les résultats de la mesure de surveillance, notamment ces résultats ont-ils été utilisés pour atteindre le but déclaré de la mesure (voir, en ce sens, Köpke, décision précitée) ?

vi) L’employé s’est-il vu offrir des garanties adéquates, notamment lorsque les mesures de surveillance de l’employeur avaient un caractère intrusif ? Ces garanties doivent notamment permettre d’empêcher que l’employeur n’ait accès au contenu même des communications en cause sans que l’employé n’ait été préalablement averti d’une telle éventualité.

Dans ce contexte, il est opportun de rappeler que pour pouvoir prospérer, les relations de travail doivent se fonder sur la confiance entre les personnes (Palomo Sánchez et autres, précité, § 76).

122. Enfin, les autorités internes devraient veiller à ce que les employés dont les communications ont été surveillées puissent bénéficier d’une voie de recours devant un organe juridictionnel ayant compétence pour statuer, du moins en substance, sur le respect des critères énoncés ci-dessus ainsi que sur la licéité des mesures contestées (Obst, précité, § 45 ; et Köpke, décision précitée).

123. En l’espèce, la Cour vérifiera la manière dont les juridictions internes saisies par le requérant ont examiné le grief qu’il tirait de l’atteinte portée selon lui par son employeur à son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance dans le cadre des relations de travail.

c) Application en l’espèce des principes généraux

124. La Cour constate que les juridictions nationales ont déterminé qu’entraient en jeu en l’espèce, d’un côté, le droit du requérant au respect de sa vie privée et, de l’autre, le droit de contrôle, y compris les prérogatives disciplinaires, exercé par l’employeur en vue d’assurer le bon fonctionnement de l’entreprise (paragraphes 28 et 30 ci-dessus). Elle estime que, en vertu des obligations positives de l’État au titre de l’article 8 de la Convention, les autorités nationales étaient tenues de mettre en balance ces intérêts divergents.

125. La Cour rappelle que l’objet précis du grief porté devant elle est le manquement allégué des juridictions nationales, saisies dans le cadre d’une procédure de droit du travail, à protéger, conformément à l’article 8 de la Convention, le droit du requérant au respect de sa vie privée et de sa correspondance dans le cadre de sa relation de travail. Tout au long de la procédure, le requérant s’est plaint notamment, tant devant les juridictions internes que devant la Cour, de la surveillance faite par son employeur de ses communications sur les comptes Yahoo Messenger en question et de l’utilisation du contenu de ces communications dans le cadre de la procédure disciplinaire dont il a fait l’objet.

126. Sur la question de savoir si l’employeur a divulgué le contenu de ces communications aux collègues du requérant (paragraphe 26 ci-dessus), la Cour observe que cet argument n’est pas suffisamment étayé par les éléments de preuve versés au dossier et que le requérant n’a pas fourni davantage d’éléments lors de l’audience devant la Grande Chambre (paragraphe 91 ci-dessus).

127. Elle estime donc que le grief dont elle est saisie porte sur le licenciement du requérant par suite de la surveillance exercée par l’employeur. Plus précisément, elle doit rechercher en l’espèce si les autorités nationales ont, conformément aux exigences de l’article 8 de la Convention, mis en balance le droit du requérant au respect de sa vie privée et de sa correspondance et les intérêts de l’employeur. Elle a donc pour tâche de déterminer si, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les autorités nationales compétentes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts divergents en jeu lorsqu’elles ont validé les mesures de surveillance imposées au requérant (voir, mutatis mutandis, Palomo Sánchez et autres, précité, § 62). Elle reconnaît que l’employeur a un intérêt légitime à assurer le bon fonctionnement de l’entreprise, ce qu’il peut faire en mettant en place des mécanismes lui permettant de vérifier que ses employés accomplissent leurs tâches professionnelles de manière adéquate et avec la célérité requise.

128. À la lumière de ces considérations, elle examinera en premier lieu la façon dont les juridictions nationales ont établi les faits pertinents en l’espèce – tant le tribunal départemental que la cour d’appel ont jugé que le requérant avait reçu un avertissement préalable de la part de son employeur (paragraphes 28 et 30 ci-dessus) – puis elle recherchera si les juridictions nationales ont respecté les exigences de la Convention dans leur examen de l’affaire.

129. À ce stade, la Cour estime utile de rappeler que lorsqu’il s’agit d’établir les faits, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 182, 14 avril 2015). Lorsque des procédures internes ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi d’autres, Edwards c. Royaume‑Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247‑B). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 180, CEDH 2011 (extraits), et Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 69, 12 mars 2013).

130. Il ressort des éléments produits devant la Cour que le requérant avait été informé du règlement intérieur de son employeur, qui prohibait l’usage des ressources de l’entreprise à des fins personnelles (paragraphe 12 ci‑dessus). Il avait pris connaissance du contenu de ce document et l’avait signé, le 20 décembre 2006 (paragraphe 14 ci-dessus). De plus, l’employeur avait fait circuler parmi tous les employés une note d’information, datée du 26 juin 2007, qui rappelait l’interdiction d’utiliser les ressources de l’entreprise à des fins personnelles et précisait qu’une employée avait été licenciée pour avoir enfreint cette interdiction (paragraphe 15 ci‑dessus). Le requérant a pris connaissance de cette note et l’a signée à une date qui n’est pas précisée mais qui se situe entre le 3 et le 13 juillet 2007 (paragraphe 16 ci‑dessus). La Cour rappelle enfin que, le 13 juillet 2007, le requérant a été convoqué à deux reprises par son employeur pour donner des explications sur l’usage personnel qu’il avait fait d’internet (paragraphes 18 et 20 ci‑dessus). Dans un premier temps, lorsqu’on lui a montré les graphiques présentant son trafic internet et celui de ses collègues, il a affirmé n’avoir utilisé son compte Yahoo Messenger qu’à des fins professionnelles (paragraphes 18 et 19 ci‑dessus). Puis, lorsque, cinquante minutes plus tard, on lui a présenté une transcription de 45 pages où figuraient les communications qu’il avait eues avec son frère et sa fiancée, il a informé son employeur qu’il l’estimait responsable de la commission d’une infraction pénale, à savoir la violation du secret de la correspondance (paragraphe 22 ci-dessus).

131. La Cour note que les juridictions nationales ont correctement cerné les intérêts en jeu, en se référant explicitement au droit du requérant au respect de sa vie privée, ainsi que les principes de droit applicables (paragraphes 28 et 30 ci-dessus). En particulier, la cour d’appel s’est référée expressément aux principes de nécessité, de finalité, de transparence, de légitimité, de proportionnalité et de sécurité énoncés dans la directive 95/46/CE, et elle a rappelé que la surveillance de l’utilisation faite d’internet et des communications électroniques sur le lieu de travail était régie par ces principes (paragraphe 30 ci‑dessus). Les tribunaux internes ont en outre recherché si la procédure disciplinaire avait été menée dans le respect du principe du contradictoire et si le requérant s’était vu offrir la possibilité de présenter ses arguments.

132. Il reste à vérifier la manière dont les autorités nationales ont pris en compte dans leur raisonnement les critères déjà énoncés ci‑dessus (au paragraphe 121) lorsqu’elles ont mis en balance le droit du requérant au respect de sa vie privée et de sa correspondance et le droit de contrôle exercé par l’employeur en vue d’assurer le bon fonctionnement de l’entreprise, y compris les prérogatives disciplinaires correspondantes.

133. En ce qui concerne la question de savoir si le requérant avait reçu un avertissement préalable de la part de son employeur, la Cour rappelle qu’elle a déjà conclu qu’il n’apparaissait pas que l’intéressé eût été informé à l’avance de l’étendue et de la nature de la surveillance opérée par l’entreprise ni de la possibilité que celle‑ci ait accès au contenu même de ses communications (paragraphe 78 ci-dessus). Sur la possibilité de la surveillance, elle note que le tribunal départemental s’est borné à constater que « l’attention des employés avait été appelée sur le fait que, peu avant que le requérant ne fasse l’objet d’une sanction disciplinaire, une autre employée avait été licenciée » (paragraphe 28 ci-dessus) et que la cour d’appel a constaté que le requérant avait été averti qu’il ne devait pas utiliser les ressources de l’entreprise à des fins personnelles (paragraphe 30 ci‑dessus). Ainsi, les juridictions nationales ont omis de rechercher si le requérant avait été averti préalablement de la possibilité que l’employeur mette en place des mesures de surveillance ainsi que de l’étendue et de la nature de ces mesures. La Cour estime que pour pouvoir être considéré comme préalable, l’avertissement de l’employeur doit être donné avant que celui‑ci ne commence son activité de surveillance, a fortiori lorsque la surveillance implique également l’accès au contenu des communications des employés. Les normes internationales et européennes vont dans ce sens et exigent que l’information soit communiquée à la personne concernée avant que celle-ci ne fasse l’objet d’une surveillance (paragraphes 38 et 43 ci‑dessus ; voir aussi, pour une perspective de droit comparé, le paragraphe 53 ci-dessus).

134. Quant à l’étendue de la surveillance opérée et du degré d’intrusion dans la vie privée du requérant, la Cour relève que cette question n’a été examinée ni par le tribunal départemental ni par la cour d’appel (paragraphes 28 et 30 ci-dessus), alors qu’il apparaît que l’employeur a enregistré en temps réel l’intégralité des communications passées par le requérant pendant la période de surveillance, qu’il y a eu accès et qu’il en a imprimé le contenu (paragraphes 17 et 21 ci-dessus).

135. Il n’apparaît pas que les juridictions nationales aient suffisamment vérifié la présence de raisons légitimes justifiant la mise en place de la surveillance des communications du requérant. La Cour ne peut que constater que la cour d’appel n’a pas déterminé quel était concrètement dans la présente affaire le but pouvant justifier une surveillance aussi stricte. Il est vrai que cette question avait été évoquée par le tribunal départemental, qui avait mentionné la nécessité d’éviter une atteinte aux systèmes informatiques de l’entreprise, la mise en cause de la responsabilité de l’entreprise en cas d’activité illicite dans l’espace virtuel, ainsi que la révélation de ses secrets commerciaux (paragraphe 28 ci‑dessus). Cependant, de l’avis de la Cour, ces exemples ne peuvent être que des indications théoriques puisqu’il n’a été concrètement reproché au requérant d’avoir exposé l’entreprise à aucun de ces risques. Par ailleurs, la cour d’appel ne s’est nullement prononcée sur cette question.

136. Qui plus est, ni le tribunal départemental ni la cour d’appel n’ont examiné de manière suffisante la question de savoir si le but poursuivi par l’employeur aurait pu être atteint par des méthodes moins intrusives que l’accès au contenu même des communications du requérant.

137. De surcroît, ni l’un ni l’autre n’ont examiné la gravité des conséquences de la mesure de surveillance et de la procédure disciplinaire qui s’est ensuivie. À cet égard, la Cour note que le requérant avait fait l’objet de la mesure disciplinaire la plus sévère possible, à savoir un licenciement.

138. Enfin, la Cour relève que les juges nationaux n’ont pas vérifié si, lorsqu’il a convoqué le requérant pour qu’il donne des explications sur l’usage qu’il avait fait des ressources de l’entreprise, et notamment d’internet (paragraphes 18 et 20 ci‑dessus), l’employeur n’avait pas déjà eu accès au contenu des communications en cause. Elle observe que les autorités nationales n’ont nullement établi à quel moment de la procédure disciplinaire l’employeur avait eu accès à ce contenu. Elle considère qu’admettre que l’accès au contenu des communications puisse se faire à n’importe quel moment de la procédure disciplinaire va à l’encontre du principe de transparence (voir, en ce sens, la Recommandation CM/Rec(2015)5 au paragraphe 43 ci‑dessus ; pour une perspective de droit comparé, voir le paragraphe 54 ci-dessus).

139. À cet égard, la Cour estime sujette à caution la conclusion de la cour d’appel selon laquelle un juste équilibre entre les intérêts en jeu aurait été ménagé (paragraphe 30 ci-dessus). Ce constat paraît plutôt formel et théorique. En effet, la cour d’appel n’a pas expliqué quelles étaient les raisons concrètes, découlant de la situation spécifique du requérant et de son employeur, qui lui permettaient d’aboutir à ce constat.

140. Dans ces conditions, il apparaît que les juridictions nationales ont manqué, d’une part, à vérifier, en particulier, si le requérant avait été préalablement averti par son employeur de la possibilité que ses communications sur Yahoo Messenger soient surveillées et, d’autre part, à tenir compte du fait qu’il n’avait été informé ni de la nature ni de l’étendue de la surveillance dont il avait fait l’objet, ainsi que du degré d’intrusion dans sa vie privée et sa correspondance. De surcroît, elles ont failli à déterminer, premièrement, quelles raisons concrètes avaient justifié la mise en place des mesures de surveillance, deuxièmement, si l’employeur aurait pu faire usage de mesures moins intrusives pour la vie privée et la correspondance du requérant et, troisièmement, si l’accès au contenu des communications avait été possible à son insu (paragraphes 120 et 121 ci‑dessus).

141. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur, la Cour estime que les autorités internes n’ont pas protégé de manière adéquate le droit du requérant au respect de sa vie privée et de sa correspondance et que, dès lors, elles n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

LES TÉLÉCOMMUNICATIONS PRIVÉES INTERCEPTÉES

DANS LES DOMICILES

SÂRBU c. ROUMANIE du 28 mars 2023 Requête no 34467/15

Art 8 • Vie privée • Contrôle efficace de l’utilisation dans la procédure pénale contre le requérant d’enregistrements réalisés à son insu avec une caméra vidéo miniature attachée à un stylo par son coïnculpé dans le cadre professionnel • Art 8 applicable • Autorités ayant découvert les enregistrements à la suite d’une perquisition informatique autorisée dans un autre dossier pénal contre le requérant • Versement au dossier en cause comme élément de preuve à charge conformément à la loi • Utilisation limitée à la procédure pénale ayant offert des garanties au requérant • Enregistrements visant deux incidents ponctuels, limités dans le temps et non obtenus par une surveillance constante ou prolongée sur une longue période • Expertises scientifique et criminalistique des enregistrements

CEDH

48.  La Cour renvoie à ses conclusions quant à l’applicabilité de l’article 8 de la Convention (paragraphe 42 ci-dessus). Dans les circonstances de l’espèce, elle estime que l’utilisation des enregistrements litigieux dans la procédure pénale dirigée contre le requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres et mutatis mutandis, Panarisi c. Italie, no 46794/99, § 65, 10 avril 2007, et Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, no 49176/11, §§ 49-50, 16 juin 2016).

a) L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

49.  Les parties exposent devant la Cour des thèses divergentes. Le requérant allègue que le droit interne ne prévoyait pas l’hypothèse d’une utilisation des enregistrements découverts de manière accidentelle par les autorités de poursuite et réalisés en l’absence d’une autorisation judiciaire (paragraphe 44 ci-dessus). En revanche, le Gouvernement estime que l’ingérence découlait des dispositions du CPP (paragraphe 46 ci-dessus).

50.  Toutefois, la Cour note que la question de la légalité des enregistrements a fait l’objet d’un examen détaillé par les juridictions internes. Les trois juridictions saisies en l’espèce ont jugé que le CPP autorisait l’utilisation des enregistrements réalisés par un tiers lorsque de tels enregistrements visaient les conversations de ce dernier et que cette condition était remplie en l’espèce (paragraphes 16, 19 et 22 ci-dessus). Le tribunal départemental et la cour d’appel ont aussi estimé que l’autorisation judiciaire n’était pas requise dans ce cas (paragraphes 16 et 19 ci-dessus). Compte tenu du libellé de l’article 916 § 2 du CPP (paragraphe 25 ci-dessus), la Cour ne saurait censurer l’analyse opérée par les tribunaux internes. Elle note d’ailleurs que les dispositions du CPP visées en l’espèce avaient fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité exercé par la Cour constitutionnelle, qui avait conclu que le droit au respect de la vie privée pouvait être soumis à des restrictions, pourvu que des conditions similaires que celles découlant du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention fussent remplies (paragraphe 26 ci‑dessus). Dans les circonstances de l’espèce, il ne fait donc aucun doute que le CPP remplissait les conditions d’accessibilité et de prévisibilité exigées par la jurisprudence de la Cour.

51.  En outre, la Cour observe que l’intéressé ne remet pas en cause la qualité de la loi, plus précisément la question de savoir si elle offrait des garanties suffisantes contre l’arbitraire (voir, en ce sens, Kruslin c. France, 24 avril 1990, §§ 30-36, série A no 176‑A). En tout état de cause, elle a déjà précisé que la loi interne ne doit pas aller jusqu’à permettre à un individu de prévoir quand les autorités sont susceptibles de recourir à des mesures de surveillance de manière à ce qu’il puisse adapter sa conduite en conséquence (Adomaitis c. Lituanie, no 14833/18, § 83, 18 janvier 2022). Ces considérations s’appliquent à plus forte raison dans la présente espèce où les enregistrements ont été réalisés par un tiers, sans l’intervention des autorités. Ensuite, quant à l’utilisation des enregistrements dans la procédure pénale, la loi roumaine précise les conditions dans lesquelles ces enregistrements peuvent être considérés comme des éléments de preuve (paragraphe 25 ci‑dessus). La Cour reviendra sur les garanties entourant cette utilisation lorsqu’elle examinera la proportionnalité de l’ingérence alléguée en l’espèce (paragraphe 57 ci-dessous).

52.  Dès lors, la Cour conclut que l’ingérence était prévue par le droit interne.

b) L’ingérence poursuivait-elle un but légitime ?

53.  Les thèses soutenues par les parties à cet égard sont également divergentes. Alors que le requérant considère que l’ingérence était dépourvue de but légitime en raison de l’absence de base légale (paragraphe 45 ci‑dessus), le Gouvernement soutient que l’ingérence visait le « bon déroulement de l’instruction pénale » (paragraphe 47 ci-dessus).

54.  La Cour note que les enregistrements en cause ont été utilisés dans une procédure pénale visant des faits de corruption, alors que deux inculpés, dont le requérant, exerçaient des fonctions publiques et étaient chargés de contrôler les sommes dues par les sociétés commerciales dans le cadre de leurs obligations fiscales. La procédure pénale visait donc un intérêt public important. Dès lors, la Cour estime, comme le lui suggère le Gouvernement, que l’ingérence en cause visait la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Pruteanu c. Roumanie, no 30181/05, § 46, 3 février 2015, et Panarisi, précité, § 73).

c)  L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?

55.  Il reste donc à examiner si l’ingérence en question était « nécessaire dans une société démocratique ». Selon la jurisprudence constante de la Cour, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de pareille nécessité, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante (Pruteanu, précité, § 47). Dans le cadre de l’examen de la nécessité de l’ingérence, la Cour doit notamment se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (Panarisi, précité, § 74).

56.  Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour observe que les enregistrements en cause ont été réalisés par les propres moyens techniques de L.E. Celui-ci a agi spontanément et le requérant n’a d’ailleurs pas allégué que les autorités d’enquête soient intervenues d’une quelconque manière ou aient facilité la réalisation de ces enregistrements (voir, a contrario, Van Vondel c. Pays-Bas, no 38258/03, § 49, 25 octobre 2007, et Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 14, 10 mars 2009). Les autorités ont découvert ces enregistrements à la suite d’une perquisition informatique autorisée qui avait eu lieu dans un autre dossier pénal dirigée contre le requérant (paragraphe 12 ci-dessus) et les ont versés au dossier en cause, comme le leur permettait le CPP (paragraphe 24 ci-dessus).

57.  La Cour note ensuite que l’utilisation de ces éléments a été limitée à la procédure pénale. Les enregistrements visaient deux incidents ponctuels, limités dans le temps (paragraphe 10 ci-dessus), et ils n’avaient pas été obtenus par le biais d’une surveillance constante ou prolongée sur une longue période. Qui plus est, la procédure pénale a offert des garanties suffisantes au requérant (voir, mutatis mutandis et sous l’angle de l’article 6 de la Convention, Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 46-48, série A no 140). L’intéressé a soulevé des arguments tirés de la légalité des enregistrements, que les tribunaux ont dûment examinés et écartés de manière motivée (paragraphes 16, 19 et 22 ci-dessus). Les enregistrements ont fait l’objet d’une expertise scientifique et d’une expertise criminalistique (paragraphes 13 et 15 ci‑dessus) et le requérant a pu présenter ses arguments à cet égard. Il ne semble pas en outre à la Cour que l’intéressé ait invoqué devant les tribunaux internes des arguments tirés expressément d’une éventuelle atteinte à son droit au respect de sa vie privée, que les tribunaux n’auraient pas examinés.

58.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’intéressé a bénéficié d’un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter l’ingérence litigieuse à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique ». À la lumière des principes dégagés par la jurisprudence des organes de la Convention, la Cour estime que rien dans le dossier ne permet de déceler une violation par les juridictions roumaines du droit au respect de la vie privée tel que reconnu par l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Panarisi, précité, §§ 75-77).

59.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

TÜZÜNATAÇ c. TÜRKİYE du 7 mars 2023 Requête no 14852/18

Art 8 • Obligations positives • Manquement des juridictions nationales de protéger le droit au respect de la vie privée d’une actrice célèbre suite à la diffusion par une chaîne de télévision nationale d’un enregistrement vidéo, filmé à l’insu de l’intéressée, dans lequel elle embrasse un acteur connu sur la terrasse de son domicile

CEDH

a) Principes généraux

30.  La Cour rappelle que la notion de vie privée est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, et qu’elle recouvre des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, sa photographie et son intégrité physique et morale. Elle implique également le droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003‑IX). La garantie offerte à cet égard par l’article 8 de la Convention est principalement destinée à assurer le développement, sans ingérences extérieures, de la personnalité de chaque individu dans ses relations avec ses semblables. Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la vie privée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], n 40454/07, § 83, CEDH 2015 (extraits)).

31.  Par ailleurs, si une personne privée inconnue du public peut prétendre à une protection particulière de son droit à la vie privée, il n’en va pas de même des personnes publiques (Minelli c. Suisse (déc.), no14991/02, 14 juin 2005). Cela étant, dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (voir, entre autres, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 97, 7 février 2012).

32.  La publication d’une photographie interfère dès lors avec la vie privée d’un individu même s’il s’agit d’une personne publique (ibidem, § 95). La Cour a en effet jugé, à de nombreuses reprises, qu’un cliché pouvait contenir des « informations » très personnelles, voire intimes, sur un individu ou sa famille (ibidem, § 103). Aussi a-t-elle reconnu le droit de toute personne à son image, soulignant que l’image d’un individu est l’un des attributs principaux de sa personnalité, en raison du fait qu’elle exprime son originalité et lui permet de se différencier de ses pairs. Le droit de la personne à la protection de son image constitue ainsi l’une des conditions essentielles de son épanouissement personnel. Il présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image, ce qui comprend notamment la possibilité d’en refuser la diffusion (ibidem, § 96), mais aussi le droit pour lui de s’opposer à la captation, la conservation et la reproduction de celle-ci par autrui (López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 89, 17 octobre 2019).

33.  Pour déterminer si une publication porte atteinte au droit à la vie privée de l’intéressé, la Cour tient compte de la manière dont l’information ou la photographie a été obtenue. En particulier, elle accorde de l’importance au fait que le consentement des personnes concernées a été recueilli ou qu’une photographie suscite un sentiment plus ou moins fort d’intrusion (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 59, CEDH 2004‑VI, Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, §§ 55-60, 17 octobre 2006, et Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 48, 14 juin 2007). Elle a ainsi eu l’occasion d’observer que les photographies paraissant dans la presse dite « à sensation », ou « presse du cœur », qui a habituellement pour objet de satisfaire la curiosité du public pour les détails de la vie strictement privée d’autrui (Société Prisma Presse c. France (déc.), no 66910/01, 1er juillet 2003, Société Prisma Presse c. France (déc.), no 71612/01, 1er juillet 2003, et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 40, 23 juillet 2009), sont souvent réalisées dans un climat de harcèlement continu, pouvant entraîner pour la personne concernée un sentiment très fort d’intrusion dans sa vie privée, voire de persécution (Von Hannover, précité, § 59). Entre également en jeu dans l’appréciation de la Cour le but dans lequel une photographie a été utilisée et pourra être utilisée à l’avenir (Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 42, 15 janvier 2009, et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 52).

34.  Ces facteurs ne sont toutefois pas limitatifs. D’autres critères peuvent être pris en compte selon les circonstances particulières de l’espèce. Ici, la Cour réitère l’importance d’avoir égard à la gravité de l’intrusion dans la vie privée et des répercussions de la publication pour la personne visée (Gourguénidzé, précité, § 41). Est également pertinent aux fins de cette appréciation le fait que les médias audiovisuels ont souvent un effet beaucoup plus immédiat et puissant que la presse écrite (voir Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 79, ECHR 2004-XI).

35.  La Cour rappelle en outre que si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. Ainsi, la mission d’information comporte nécessairement des « devoirs et des responsabilités », ainsi que des limites, que les organes de presse doivent s’imposer spontanément (Mater c. Turquie, no 54997/08, § 55, 16 juillet 2013). À la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt général, s’ajoute le droit pour le public d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999‑III, Pedersen et Baadsgaard, précité, § 71, et Von Hannover (no 2), précité, § 102). De plus, il n’appartient pas à la Cour, ni d’ailleurs aux juridictions internes, de se substituer à la presse dans le choix du mode de compte rendu à adopter dans un cas donné (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 146, CEDH 2007‑V).

36.  Même si la divulgation d’informations sur la vie privée des personnes publiques poursuit généralement un but de divertissement et non d’éducation, elle contribue à la variété de l’information mise à la disposition du public et bénéficie indubitablement de la protection de l’article 10 de la Convention. Cette protection peut toutefois céder devant les exigences de l’article 8 lorsque l’information en cause est de nature privée et intime et qu’il n’y a pas d’intérêt public à sa diffusion (Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 131, 10 mai 2011). En effet, lorsque la situation ne relève d’aucun débat politique ou public et que les photographies publiées et les commentaires qui les accompagnent se rapportent exclusivement à des détails de la vie privée de la personne dans le seul but de satisfaire la curiosité d’un certain public, la liberté d’expression appelle une interprétation plus restrictive (Hájovský c. Slovaquie, no 7796/16, § 31, 1er juillet 2021).

37.  La Cour observe encore que, lorsqu’elle est amenée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, elle doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet des propos litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de ces propos. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 41, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley, précité, § 111, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91). Dès lors, la marge d’appréciation reconnue aux États devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover (no 2), précité, § 106, Axel Springer AG, précité, § 87, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91).

38.  La Cour rappelle de surcroît que, dans les affaires comme celle de l’espèce, il lui incombe de déterminer si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégé par l’article 10 (Petrie, précité, § 40). Elle a résumé dans plusieurs arrêts les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui comprennent les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113, et Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93). Si la mise en balance de ces deux droits s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011).

b) Application de ces principes en l’espèce

39.  La Cour note que la présente requête porte sur la diffusion par une chaîne de télévision nationale d’un enregistrement vidéo contenant des images de moments intimes que la requérante partageait avec son partenaire, et qui avaient été filmées alors que les deux protagonistes étaient sur la terrasse de l’appartement de l’intéressée. La requérante se plaint du rejet par les autorités nationales de sa demande de dommages et intérêts dans le cadre de l’action civile qu’elle avait intentée relativement à cet enregistrement vidéo.

40.  La requérante reproche à l’État non pas une action, mais une absence de protection de sa réputation contre l’atteinte qui y a été portée, selon elle, par la diffusion litigieuse. En l’espèce, la Cour doit donc déterminer si, au regard des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée dans les rapports interindividuels, les juridictions nationales sont restées en défaut de protéger la requérante contre l’atteinte dont elle estime avoir été victime. À cet effet, elle procédera à une appréciation des circonstances litigieuses à la lumière des critères pertinents qui se dégagent de sa jurisprudence, notamment en ce qui concerne le juste équilibre à ménager entre le droit de chacun au respect de la vie privée, d’une part, et la liberté de la presse, d’autre part (paragraphe 38 ci-dessus).

41.  La Cour observe d’emblée que la requérante est une actrice bénéficiant d’une notoriété considérable auprès du public. Étant donné la célébrité que lui avaient apportée ses rôles dans des films et des séries télévisées, elle était sans aucun doute suivie de la presse spécialisée et bien connue du public intéressé par la culture audiovisuelle. La Cour rappelle à cet égard que le caractère public ou notoire d’une personne influe sur la protection dont sa vie privée peut bénéficier. Elle a ainsi reconnu à maintes reprises que le public avait le droit d’être informé de certains aspects de la vie privée des personnes publiques (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 117). Cela étant, dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Von Hannover (no 2), précité, § 97). Ainsi, l’appartenance d’un individu à la catégorie des personnalités publiques ne saurait aucunement, même dans le cas de personnes exerçant des fonctions officielles, autoriser les médias à transgresser les principes déontologiques et éthiques qui devraient s’imposer à eux, ni légitimer des intrusions dans la vie privée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 122).

42.  La Cour observe ensuite que l’enregistrement vidéo litigieux portait exclusivement sur la vie strictement privée de la requérante dans le cadre d’une relation qu’elle aurait eue à l’époque des faits avec un acteur connu du public. En effet, il contenait des images de l’intéressée en train de passer du temps avec son partenaire sur la terrasse de son domicile. On y voyait le couple discuter, se rapprocher l’un de l’autre et s’embrasser. La diffusion de la vidéo avait été annoncée par le présentateur de l’émission avec des expressions de nature à éveiller l’intérêt et l’attention du public comme « la bombe amoureuse de l’année », « la révélation de la relation très secrète » de l’intéressée et « la joie anormale du couple ». En outre, lors de la diffusion de la vidéo, un journaliste commentait les images en décrivant en détail chaque geste des protagonistes y apparaissant.

43.  La Cour rappelle, dans ce contexte, que même si elle a admis par le passé que des éléments de la vie privée pouvaient être révélés en raison de l’intérêt que le public pouvait avoir à prendre connaissance de certains traits de la personnalité d’une personne publique (voir les affaires Ojala et Etukeno Oy c. Finlande, no 69939/10, §§ 54-55, 14 janvier 2014, et Ruusunen c. Finlande, no 73579/10, §§ 49-50, 14 janvier 2014), la vie amoureuse et sentimentale d’une personne présente en principe un caractère strictement privé. Dès lors, en général, les détails afférents à la vie sexuelle ou aux moments intimes d’un couple ne devraient pouvoir être portés à la connaissance du public sans consentement préalable pour ce faire, que dans des circonstances exceptionnelles (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 99).

44.  La Cour observe qu’eu égard au contenu susdécrit de la vidéo litigieuse, sa diffusion semble avoir eu pour seul objet de satisfaire la curiosité d’une certaine audience pour les détails de la vie privée de la requérante. Cette vidéo ne saurait en tant que telle, quelle que soit la notoriété de l’intéressée, passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (Von Hannover, précité, § 65, MGN Limited c. Royaume‑Uni, no 39401/04, § 143, 18 janvier 2011, et Alkaya c. Turquie, no 42811/06, § 35, 9 octobre 2012). La Cour réaffirme à cet égard que l’intérêt général ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel voire, parfois, pour le voyeurisme (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 101).

45.  Examinant en outre les circonstances dans lesquelles les images en question ont été obtenues par les journalistes, la Cour note que ces derniers, alors qu’ils étaient à la poursuite de Ş.G., ont remarqué que celui-ci se trouvait en compagnie de la requérante sur la terrasse de l’appartement de celle-ci. Les journalistes ont alors filmé toute la scène au téléobjectif afin de capter les détails des interactions du couple. Les images ainsi filmées ont ensuite été diffusées avec des explications les décrivant par le menu et des commentaires éditoriaux propres à susciter l’intérêt et la curiosité des spectateurs. La Cour rappelle que la loyauté des moyens mis en œuvre pour obtenir une information et la restituer au public, ainsi que le respect de la personne faisant l’objet d’une information (Egeland et Hanseid c. Norvège, no 34438/04, § 61, 16 avril 2009), sont des critères essentiels à prendre en compte en ce qui concerne les circonstances d’obtention et de traitement d’informations litigieuses. En effet, dès lors qu’une information mettant en jeu la vie privée d’autrui est en cause, il incombe aux journalistes de prendre en compte, dans la mesure du possible, l’impact de cette information et des images concernées avant leur diffusion. En particulier, certains événements de la vie privée et familiale font l’objet d’une protection renforcée au regard de l’article 8 de la Convention et doivent donc conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution lors de leur traitement (Éditions Plon c. France, no 58148/00, §§ 47 et 53, CEDH 2004-IV et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 46-49).

46.  La Cour tient à souligner que dans les circonstances particulières de la cause la requérante ne pouvait s’attendre à être filmée ou à faire l’objet d’un reportage public, et qu’elle n’a pas coopéré avec les médias. En conséquence, il convient d’accorder un poids important au facteur tenant à ses attentes raisonnables en matière de vie privée (Hájovský, précité, § 49). En effet, même si la terrasse de l’appartement de la requérante était visible depuis la voie publique où les journalistes se trouvaient, les propos que ceux‑ci échangent dans la vidéo laissent penser qu’ils ont réalisé l’enregistrement secrètement. Ils ont ainsi cherché à se cacher pour ne pas être vu de la requérante et de son partenaire au moment où ils filmaient (paragraphe 5 ci-dessus). Il importe tout particulièrement d’avoir à l’esprit que la vidéo a été réalisée à 5 heures du matin, et non pas à un moment de la journée où le public afflue dans les rues et où la requérante aurait pu anticiper la présence des journalistes à l’extérieur (ibidem). En tout état de cause, il est indiscutable que les images litigieuses ont été prises à l’insu de la requérante et qu’elles ont été diffusées sans son consentement.

47.  La Cour réaffirme ainsi que la notoriété ou les fonctions d’une personne ne peuvent en aucun cas justifier le harcèlement médiatique ni la publication de photographies obtenues par des manœuvres frauduleuses ou clandestines, ou révélant des détails de la vie privée des personnes et constituant une intrusion dans leur intimité (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 123).

48.  Quant aux décisions rendues par les juridictions nationales, la Cour note que le tribunal de grande instance a motivé le rejet de la demande de réparation introduite par la requérante en mettant l’accent sur l’attention que le public portait à celle-ci en raison de sa célébrité, et sur le fait que les images litigieuses avaient été filmées depuis une voie publique (paragraphe 9 ci‑dessus). La Cour de cassation a confirmé la décision des premiers juges sans motiver davantage sa conclusion (paragraphes 10 et 11 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a quant à elle jugé dans le cadre du recours individuel de la requérante qu’il n’y avait pas eu violation du droit de celle-ci au respect de la vie privée, considérant notamment que l’intéressée n’avait pas été assez attentive à protéger son intimité en choisissant de s’approcher de son partenaire à un endroit de sa terrasse visible de l’extérieur, et que les images qui avaient été diffusées n’étaient pas de nature à causer une gêne inacceptable aux protagonistes (paragraphe 13 ci-dessus).

49.  La Cour constate que dans la présente affaire les juridictions nationales ne peuvent passer pour avoir dûment mis en balance le droit de la requérante au respect de sa vie privée d’un côté et la liberté de la presse de l’autre, conformément aux critères pertinents précédemment rappelés (paragraphes 36-38 ci-dessus). Elle est d’avis qu’eu égard, d’une part, au contenu de la vidéo diffusée, qui portait sur des détails de la vie amoureuse et intime de la requérante et ne relevait aucunement d’un sujet d’intérêt général et, d’autre part, aux circonstances, non conformes aux normes d’un journalisme responsable, dans lesquelles ces images ont été obtenues et diffusées par les journalistes, sans le consentement de l’intéressée, les juridictions internes auraient dû faire preuve d’une plus grande rigueur lorsqu’elles ont soupesé les différents intérêts en présence. En particulier, l’argument selon lequel la requérante n’aurait pas été assez attentive à la protection de son intimité en s’approchant de son compagnon à un endroit de la terrasse de son appartement visible de l’extérieur ne saurait être retenu. L’acceptation de ce critère d’« isolement spatial » reviendrait à dire que, à moins qu’elle ne se trouve dans un endroit isolé à l’abri du public, la requérante doit accepter d’être filmée presque à tout moment, de manière systématique, et que ces images soient ensuite très largement diffusées, même si, comme ce fut le cas en l’espèce, ces images se rapportent exclusivement à des détails de sa vie privée ; ce qui ne serait pas conforme à la jurisprudence de la Cour (voir, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, §§ 74 et 75, CEDH 2004‑VI). En outre, le désarroi émotionnel et les conséquences sur la vie privée et professionnelle de la requérante que la diffusion des images litigieuses a pu causer à l’intéressée ne semblent pas avoir été suffisamment pris en considération par les autorités nationales.

50.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’en l’espèce les juridictions nationales ont manqué à leur obligation de protéger le droit de la requérante au respect de sa vie privée contre l’atteinte qui y avait été portée par la diffusion des images litigieuses.

51.  Partant, elle juge qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Société Editrice de Mediapart et autres c. France du 14 janvier 2021

requêtes nos 281/15 et n° 34445/15

Article 10 : L’injonction faite à Mediapart de retirer de son site des extraits d’enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt n’a pas violé la Convention, au sens de l'article 8.

Les deux affaires concernent l’injonction faite à Mediapart, site d’information d’actualités en ligne, son directeur et un journaliste, de retirer du site du journal la publication d’extraits d’enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt, principale actionnaire du groupe l’Oréal. La Cour rappelle que l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. L’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités » qui valent aussi pour la presse. Les requérants n’ignoraient pas que la divulgation des enregistrements réalisés à l’insu de Mme Bettencourt constituait un délit, ce qui devait les conduire à faire preuve de prudence et de précaution. La Cour réitère le principe selon lequel lesjournalistes auteurs d’une infraction ne peuventse prévaloir d’une immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté d’expression – du seul fait que l’infraction a été commise dans l’exercice de leur fonction journalistique. Dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée. L’appartenance d’un individu à la catégorie des personnalités publiques ne saurait, a fortiori lorsqu’elles n’exercent pas de fonctions officielles, comme c’était le cas de Mme Bettencourt, autoriser les médias à transgresser les principes déontologiques et éthiques qui devraients’imposer à eux ni légitimer desintrusions dansla vie privée. Les juridictions nationales ont sanctionné les requérants pour faire cesser le trouble causé à une femme qui, bien qu’étant un personnage public, n’avait jamais consenti à la divulgation des propos publiés, était vulnérable et avait une espérance légitime de voir disparaître du site du journal les publications illicites dont elle n’avait jamais pu débattre, contrairement à ce qu’elle a pu faire lors du procès pénal. La Cour ne voit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui des juridictions internes et d’écarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci. Elle estime que les motifs invoqués étaient pertinents et suffisants pour démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », et que l’injonction prononcée n’allait pas au-delà de ce qui était nécessaire pour protéger Mme Bettencourt et P.D.M. de l’atteinte à leur droit au respect de leur vie privée.

Art 10 • Liberté d’expression • Injonction justifiée de retirer sur un site les enregistrements illicites de conversation privées d’une personne publique vulnérable, malgré la reprise de leur contenu par d’autres médias • Divulgation étant constitutive d’un délit et devant amener les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution • Sensibilité des informations attentatoires à la vie privée et caractère continu du dommage causé appelant une mesure faisant cesser le trouble constaté • Sanction sans effet dissuasif sur les requérants • Motifs pertinents et suffisants

FAITS

Dansla requête n o 281/15, lesrequérantssont la société éditrice de Mediapart, M. Hervé Edwy Plenel, président et directeur de cette publication et M. Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart. MM. Plenel et Arfi sont des ressortissants français, nés respectivement en 1952 et 1981 et résident à Paris. Dans la requête n o 34445/15, les requérants sont Edwy Plenel et Mediapart. Dansle courant de l’année 2009, un conflit opposa MmeBettencourt à sa fille, à l’occasion de donations importantes au profit notamment de B., un photographe et écrivain. De nombreux organes de presse rendirent compte de l’affaire. Informés que la fille de Mme Bettencourt avait remis à la brigade financière de la police nationale, des CD-ROMs contenant des enregistrements de conversations tenues au domicile de sa mère entre mai 2009 et mai 2010 par l’ancien maître d’hôtel de cette dernière, P.B., les requérants décidèrent de publier en ligne, entre le 14 et le 21 juin 2010, des extraits de ces enregistrements.

Requête n° 281/15 – l’assignation en référé des requérants par P.D.M.

Le 21 juin 2010, P.D.M. – chargé de gérer la fortune de Mme Bettencourt – assigna en référé les requérants aux fins de voir, sur le fondement de l’article 809 du code de procédure civile (CPC) et des articles 226-1 et 226-2 du code pénal (CP), ordonné la suppression du site internet de Mediapart de tous les extraits des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt et de faire injonction à la société Mediapart de ne pas publier ces enregistrements, sous astreinte de 10 000 EUR par heure de publication et par extrait publié. Il demanda également la condamnation solidaire des défendeurs à lui payer la somme de 20 000 EUR. Le 1 er juillet 2010, la présidente du tribunal de grande instance (TGI) de Paris le débouta de ses demandes, indiquant que les verbatims publiés concernaient le comportement de B. et ses liens avec Mme Bettencourt, ce qui constituait la genèse de l’affaire Bettencourt mais également et surtout la gestion du patrimoine de cette dernière et les liens qu’elle avait pu entretenir avec le pouvoir politique. La présidente du TGI conclut qu’ordonner le retrait de documents relevant de la publication d’informations légitimes et intéressant l’intérêt général reviendrait à exercer une censure contraire à l’intérêt public. Par un arrêt du 23 juillet 2010, la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance du 1 er juillet 2010 rendue par la présidente du TGI de Paris, considérant que le seul fait que les propos diffusés aient été enregistrés sans le consentement de leur auteur n’était pas en luimême suffisant pour qualifier de manifestement illicite le trouble causé par leur diffusion, mais qu’ils devaient porter « atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui » comme l’énonce l’article 226-1 du CP. P.D.M. forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Le 6 octobre 2011, la Cour de cassation cassa l’arrêt d’appel et renvoya la cause devant la cour d’appel de Versailles. Par un arrêt du 4 juillet 2013, la cour d’appel de Versailles infirma l’ordonnance du 1 er juillet 2010 et condamna lesrequérants à retirer du site Mediapart toute retranscription des enregistrementsillicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt ainsi qu’à verser 1 000 EUR à P.D.M à titre de provision à valoir sur la réparation de son préjudice moral. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. Par un arrêt rendu le 2 juillet 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle considéra, d’une part, que les constatations de l’arrêt d’appel établissaient que les propos ici publiés étaient constitutifs d’une atteinte à l’intimité de la vie privée, et ajouta, d’autre part, « (...) attendu que l’arrêt [de la cour d’appel], après avoir rappelé que l’article 10 de la Convention (...) dispose que la liberté de recevoir et communiquer des informations peut être soumise à des restrictions prévues par la loi et nécessaires, dans une société démocratique, à la protection des droits d’autrui afin d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, retient exactement qu’il en va particulièrement ainsi du droit au respect de la vie privée, lui-même expressément affirmé par l’article 8 de la même Convention, lequel, en outre, étend sa protection au domicile de chacun (…) » Elle considéra que la divulgation des enregistrements par les requérants ne pouvait être justifiée par « la liberté de la presse ou sa contribution alléguée à un débat d’intérêt général, ni [par] la préoccupation de crédibiliser particulièrement une information, au demeurant susceptible d’être établie par un travail d’investigation et d’analyse couvert par le secret des sources journalistiques ». Elle a finalement estimé que la sanction était proportionnée à l’infraction commise, malgré la diffusion du contenu des enregistrements par d’autres organes de presse.

Requête n° 34445/15 – Assignation en référé des requérants par Mme Bettencourt

Le 22 juin 2010, Mme Bettencourt saisit le juge des référés, sur le même fondement que P.D.M. dans la requête n o 281/15, aux fins d’obtenir le retrait des extraits des enregistrements illicites et leur nonpublication ultérieure. Elle demanda la condamnation des requérants à lui payer la somme de 50 000 euros. Par une ordonnance du 1 er juillet 2010, confirmée par la cour d’appel de Paris le 23 juillet 2010, la présidente du TGI de Paris débouta Mme Bettencourt de ses demandes pour les mêmes raisons que celles précitées dans la requête n° 281/15. Saisie d’un pourvoi par Mme Bettencourt, la Cour de cassation, par un arrêt du 6 octobre 2011, cassa l’arrêt d’appel et renvoya l’affaire devant la cour d’appel de Versailles. Par un arrêt rendu le 4 juillet 2013, la cour d’appel de Versailles infirma l’ordonnance de la présidente du TGI de Paris du 1 er juillet 2010, pour l’essentiel dans les mêmes termes que ceux de la précédente requête, et ordonna le retrait des publications litigieuses, et fit injonction de ne plus publier tout ou partie des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt. Elle condamna in solidum les requérants à verser la somme de 20 000 EUR à Mme Bettencourt à titre de provision à valoir sur la réparation de son préjudice moral. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. Par un arrêt du 15 janvier 2015, la Cour de cassation indiqua que l’atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme Bettencourt, « que ne légitime pas l’information du public » était constituée, comme l’arrêt d’appel le relevait, par le fait que les enregistrements publiés, outre leur réalisation pendant une année, l’avaient été au domicile de Mme Bettencourt, à son insu et en pleine conscience de leur origine illicite.

Procédure pénale dirigée contre les requérants

Le 30 août 2013, P.B., l’auteur des enregistrements, fut renvoyé par le juge d’instruction devant le tribunal correctionnel de Bordeaux sur le fondement de l’article 226-1 du CP. M. Plenel, M. Arfi ainsi que d’autres journalistes du journal Le Point, furent renvoyés devant ce même tribunal sur le fondement de l’article 226-2 du CP. Par un jugement du 12 janvier 2016, ils furent tous relaxés. Par un arrêt rendu le 21 septembre 2017, sur appel du procureur de la République, la cour d’appel de Bordeaux confirma le jugement. Elle conclut qu’en publiant les extraits litigieux et les commentaires de contextualisation les accompagnant, les requérants n’avaient pas eu l’intention de porter atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme Bettencourt.

Article 10

La Cour considère que l’injonction de retrait des enregistrements illicites et d’interdiction de les publier à l’avenir doit s’analyser en une ingérence des autorités publiques dans l’exercice du droit à la liberté d’expression de la société éditrice requérante et des requérants. La Cour estime que l’ingérence était prévue par la loi, au sens de l’article 10 de la Convention, en l’absence de toute contestation par lesrequérants du fondement légal de leur condamnation, à savoir les articles 809 du CPC et les articles 226-1 et 226-2 du CP. La Cour constate que l’ingérence poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui, à savoir ceux de P.D.M. et de Mme Bettencourt. Les publications litigieuses provenaient d’enregistrements réalisés à l’insu de ces derniers pendant près d’une année, soit à l’issue d’une interception clandestine susceptible de constituer un délit. Un tel procédé, indépendamment des éléments constitutifs de sa répression par la loi française, constituait à n’en pas douter une intrusion suffisamment grave pour faire entrer en jeu leur droit au respect de la vie privée au titre de l’article 8 de la Convention. La Cour réaffirme que les journalistes qui exercent leur liberté d’expression assument « des devoirs et des responsabilités ». Le paragraphe 2 de l’article 10 ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun au motif que l’article 10 leur offrirait une protection inattaquable. En d’autres termes, un journaliste auteur d’une infraction ne peut se prévaloir d’une immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté d’expression – du seul fait que l’infraction en question a été commise dans l’exercice de ses fonctions journalistiques. En effet, les atteintes à la vie privée résultant d’une intrusion dans l’intimité des individus commises par des dispositifs techniques d’écoutes, de vidéo ou de photographies clandestines doivent faire l’objet d’une protection particulièrement attentive. En l’espèce, la Cour constate que la publication des articles litigieux est intervenue alors que la fille de Mme Bettencourt venait de déposer les CD-ROMs contenant les enregistrements clandestins auprès des services de police. Les requérants les ont retranscrits sur le site du journal alors qu’ils contenaient des données portant atteinte à l’intimité de la vie privée des intéressés. Les requérants n’ignoraient pas que la divulgation des enregistrements réalisés à l’insu de Mme Bettencourt constituait un délit, ce qui devait les conduire à faire preuve de prudence et de précaution, indépendamment du fait qu’ils auraient agi en vue, entre autres, de dénoncer l’abus de faiblesse dont était victime Mme Bettencourt. La Cour de cassation a estimé que l’information du public sur ces questions aurait pu se faire autrement qu’en divulguant les enregistrements illicites. La cour d’appel de Bordeaux, tout en relaxant les requérants à l’issue de la procédure pénale engagée contre eux, a souligné la « dimension spectaculaire inutile » de leur choix de donner accès à une partie des enregistrements eux-mêmes. La Cour rappelle que, dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée. L’appartenance d’un individu à la catégorie des personnalités publiques ne saurait, a fortiori lorsqu’elles n’exercent pas de fonctions officielles, comme c’était le cas de Mme Bettencourt, autoriser les médias à transgresser les principes déontologiques et éthiques qui devraient s’imposer à eux ni légitimer des intrusions dans la vie privée. Eu égard à la portée des publications sur le site de Mediapart, les juridictions internes pouvaient légitimement conclure que l’intérêt public devait s’effacer devant le droit de Mme Bettencourt et de P.D.M. au respect de leur vie privée. Même si l’accès au site n’est pas gratuit, les propos retranscrits étaient visibles par beaucoup et sont demeurés en ligne sur une période de temps importante. Les sites Internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, et que les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse écrite de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée. Quant au caractère dissuasif des mesures ordonnées aux requérants, lesjuridictions nationales ont pu légitimement estimer que le passage du temps n’avait pas fait disparaître l’atteinte à la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt compte tenu de l’ampleur de l’impact des publications qu’elles ont apprécié au regard de la manière dont les propos retranscrits avaient été enregistrés, de la vulnérabilité de la seconde, et, plus généralement, de l’importance de leurs conséquences dommageables pour les intéressés. La Cour relève ensuite que la Cour de cassation a estimé que le fait que les informations litigieuses aient été reprises sur d’autres sites ou dans la presse écrite ne devait pas être pris en considération. Cela étant, dansles circonstances de l’espèce, lesjuridictions nationales ontsanctionné lesrequérants pour faire cesser le trouble causé à une femme qui, bien qu’étant un personnage public, n’avait jamais consenti à la divulgation des propos publiés, était vulnérable et avait une espérance légitime de voir disparaître du site du journal les publications illicites dont elle n’avait jamais pu débattre, contrairement à ce qu’elle a pu faire lors du procès pénal. Si le contenu des enregistrements était largement diffusé au moment du prononcé de l’injonction, leur publication littérale était dès l’origine illicite et restait prohibée pour l’ensemble des organes de presse. En outre, la Cour relève que les requérants, qui ont été relaxés dans le cadre de la procédure pénale, n’ont pas été privés de la possibilité d’exercer leur mission d’information en ce qui concerne le volet public de l’affaire Bettencourt. La Cour estime dans ces conditions que les requérants n’ont pas démontré, dans les circonstances de l’espèce, que le retrait et l’interdiction de publier le contenu des enregistrements a effectivement pu avoir un effet dissuasif sur la manière dont ils ont exercé et exercent encore leur droit à la liberté d’expression. La Cour ne voit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui des juridictions internes et d’écarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci. Elle estime que les motifs invoqués étaient pertinents et suffisants pour démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », et que l’injonction prononcée n’allait pas au-delà de ce qui était nécessaire pour protéger Mme Bettencourt et P.D.M. de l’atteinte à leur droit au respect de leur vie privée. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

  1. Sur l’existence d’une ingérence

72.  La Cour considère que l’injonction de retrait des enregistrements illicites et d’interdiction de les publier à l’avenir doit s’analyser en une ingérence des autorités publiques dans l’exercice du droit à la liberté d’expression de la société éditrice requérante et des requérants. Le Gouvernement ne le conteste du reste pas.

  1. Sur la justification de l’ingérence

a) « Prévue par la loi »

73.  La Cour estime que l’ingérence était prévue par la loi, au sens de l’article 10 de la Convention, en l’absence de toute contestation par les requérants du fondement légal de leur condamnation, à savoir les articles 809 du CPC et les articles 226-1 et 226-2 du CP.

b)  « But légitime »

74.  La Cour constate que, comme le soutient le Gouvernement, l’ingérence poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui, à savoir ceux de P.D.M. et de Mme Bettencourt, but légitime énuméré au second paragraphe de l’article 10 (paragraphe 60 ci-dessus). Elle observe à cet égard que les publications litigieuses provenaient d’enregistrements réalisés à l’insu de ces derniers pendant près d’une année, soit à l’issue d’une interception clandestine susceptible de constituer un délit. Un tel procédé, indépendamment des éléments constitutifs de sa répression par la loi française, constituait à n’en pas douter une intrusion suffisamment grave pour faire entrer en jeu leur droit au respect de la vie privée au titre de l’article 8 de la Convention (mutatis mutandis, Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, § 42, CEDH 2015).

c)  « Nécessaire dans une société démocratique »

i)  Principes généraux

75.  Maintes fois saisie de litiges appelant un examen du juste équilibre à ménager entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour a développé une jurisprudence abondante en la matière. Concernant le droit au respect de la vie privée, le droit au respect de la liberté d’expression, la liberté de la presse en particulier, et la mise en balance de ces droits, elle renvoie aux principes généraux tels qu’ils sont rappelés dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité (§§ 82 à 93), Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine ([GC], no 17224/11, § 75, 27 juin 2017) et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, 27 juin 2017).

76.  En particulier, la Cour rappelle les principes pertinents qui doivent guider son appréciation, et surtout celle des juridictions internes, dans ce domaine. Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence. Les critères pertinents qui ont été jusqu’ici définis sont la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication. Dans le cadre d’une requête introduite sous l’angle de l’article 10, la Cour vérifie en outre le mode d’obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).

77.  La Cour rappelle également que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. Ce dernier, activité professionnelle protégée par l’article 10 de la Convention, est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques. Elle englobe aussi, entre autres, la licéité du comportement des journalistes, du point de vue notamment – ce qui est pertinent en l’espèce – de leurs rapports publics avec les autorités dans l’exercice de leurs fonctions journalistiques. Le fait qu’un journaliste a enfreint la loi à cet égard doit être pris en compte, mais il n’est pas déterminant pour établir s’il a agi de manière responsable.

Dans ce contexte, la Cour réaffirme que les journalistes qui exercent leur liberté d’expression assument « des devoirs et des responsabilités ». Elle rappelle que le paragraphe 2 de l’article 10 ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun au motif que l’article 10 leur offrirait une protection inattaquable. En d’autres termes, un journaliste auteur d’une infraction ne peut se prévaloir d’une immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté d’expression – du seul fait que l’infraction en question a été commise dans l’exercice de ses fonctions journalistiques (Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, §§ 90 et 91, CEDH 2015).

78.  Enfin, la Cour rappelle qu’elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) » (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). Si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle‑ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 92, Bédat, précité, § 54).

ii)  Application dans les espèces

79.  La Cour rappelle d’emblée que les présentes requêtes portent sur l’injonction faite aux requérants de retirer et de ne plus publier la retranscription des enregistrements effectuées à l’insu de P.D.M. et de Mme Bettencourt, et les effets prétendument dissuasifs de cette mesure réparatrice ordonnée par le juge des référés. Elle ne saurait donc pas porter son examen sur la procédure pénale menée parallèlement à l’encontre des requérants quand bien même il y a lieu de la prendre en considération dans l’appréciation du contexte général des affaires. Elle estime toutefois que les requérants ne sauraient se fonder sur la décision de relaxe rendue à leur encontre par les juridictions pénales pour justifier du caractère disproportionné de l’ingérence qu’ils dénoncent devant elle. Les procédures civile et pénale diligentées en l’espèce visaient en effet des objectifs différents, alors même que la caractérisation du trouble manifestement illicite invoqué par Mme Bettencourt et P.D.M. dans la première procédure supposait la vérification des éléments constitutifs de l’incrimination prévue à l’article 226-2 du code pénal.

80.  Cela étant dit, la Cour constate que les juridictions civiles ont apprécié de manière différente les litiges qui leur étaient soumis.

81.  La Cour de cassation a dans un premier temps jugé en 2011 que l’atteinte à l’intimité de la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt était constituée par le seul fait de la captation, de l’enregistrement ou de la transmission sans leur consentement des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel (paragraphes 23 et 31 ci-dessus). Elle a alors cassé les arrêts de la cour d’appel de Paris qui avait jugé que le contenu des conversations devait être également pris en compte pour établir l’atteinte à la vie privée des demandeurs en référé et la mettre en balance avec l’exercice de la liberté d’expression des requérants (paragraphes 21 et 31 ci-dessus).

Les cours d’appel de renvoi, puis la Cour de cassation dans son arrêt du 2 juillet 2014 (mais pas dans celui du 15 janvier 2015) ont ensuite retenu que pour établir l’existence d’un trouble manifestement illicite dans le chef de Mme Bettencourt et de P.D.M, il convenait de prendre en considération, outre le procédé de captation des conversations, l’effectivité de l’atteinte à la vie privée des intéressés. Elles ont considéré à cet égard que les enregistrements illicites avaient trait « aux utilisations que Mme Bettencourt décidait de sa fortune (...) à des sentiments, jugements de valeur et attentes personnelles de P.D.M à son endroit » (paragraphes 25 et 29 ci-dessus) et à « la capacité de [Mme Bettencourt] à se remémorer certains évènements ou certaines personnes ainsi qu’à suivre des conversations sur un mode allusif, [et à son état de santé] » (paragraphe 32 ci-dessus).

Après avoir estimé l’atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. établie, la Cour de cassation a considéré dans ses arrêts des 2 juillet 2014 et 15 janvier 2015, que la divulgation des enregistrements par les requérants ne pouvait être justifiée par « la liberté de la presse ou sa contribution alléguée à un débat d’intérêt général, ni [par] la préoccupation de crédibiliser particulièrement une information, au demeurant susceptible d’être établie par un travail d’investigation et d’analyse couvert par le secret des sources journalistiques ». Elle a finalement estimé que la sanction était proportionnée à l’infraction commise, malgré la diffusion du contenu des enregistrements par d’autres organes de presse (paragraphes 29 et 35 ci-dessus). Auparavant, dans ses arrêts de rejet des demandes de renvoi de QPC formulées par les requérants, la Cour de cassation avait considéré que les articles 226-1 et 226-2 du code pénal invoqués à l’appui des référés engagés par Mme Bettencourt et P.D.M. n’étaient pas des dispositions qui interdisent, de manière générale et absolue, toutes les interceptions clandestines des paroles d’autrui : elles s’appliquent, de « façon équilibrée », uniquement lorsqu’elles contiennent des propos relatifs à la vie privée ou qu’elles sont effectuées selon des modalités qui ont nécessairement conduit à pénétrer dans la vie privée (paragraphes 28 et 34 ci-dessus).

82.  La Cour note que la cour d’appel de renvoi et la Cour de cassation ont abordé la question du conflit de droits précité au regard du mode d’obtention des enregistrements publiés sur le site de Mediapart. L’injonction prononcée à l’égard de cette dernière et des autres requérants a, de ce fait, été considérée par les juridictions nationales comme une restriction à leur liberté d’informer nécessaire au respect de la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. La Cour constate que cette mise en balance des droits aboutit à faire primer le respect de la vie privée sur la liberté d’expression alors même que les publications se rapportent à un débat d’intérêt général, en raison non seulement de l’origine illicite des publications mais aussi de l’ampleur de leur impact et donc de la gravité de l’atteinte à la vie privée des intéressés. Comme le Gouvernement (paragraphe 62 ci-dessus), elle n’entend pas revenir sur la contribution des publications à un débat d’intérêt général dès lors que cette dernière n’a pas été sérieusement contestée. Elle se concentrera donc sur les éléments pris en considération par le juge des référés pour caractériser le trouble illicite dans le chef de Mme Bettencourt et de P.D.M. et décider de le faire cesser. Dans cette perspective, aux fins d’examen de la nécessité des mesures ordonnées par les juridictions internes dans une société démocratique, la Cour aura égard aux « devoirs et responsabilités » des journalistes inhérents à l’exercice de la liberté d’expression (paragraphe 77 ci-dessus) ainsi qu’à l’effet potentiellement dissuasif de la sanction prononcée (mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés c. France, n71111/01, § 45, 14 juin 2007).

83.  La Cour rappelle que l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. Le paragraphe 2 de cet article précise que l’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour la presse. Ces « devoirs et responsabilités » peuvent revêtir de l’importance lorsque, comme en l’espèce, l’on risque de mettre en péril les « droits d’autrui » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III et l’arrêt cité au paragraphe 77 ci-dessus).

84.  La Cour a, par ailleurs, déjà eu l’occasion de souligner, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, que les atteintes à la vie privée résultant d’une intrusion dans l’intimité des individus commises par des dispositifs techniques d’écoutes, de vidéo ou de photographies clandestines doivent faire l’objet d’une protection particulièrement attentive (Von Hannover, précité, Couderc et Hachette Filipacci Associés, précité, Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, CEDH 2015, Alpha Doryforiki Tileorasi Anonymi Etairia c. Grèce, no 72562/10, 22 février 2018 et Khadija Ismayilova c. Azerbaïdjan, nos 65286/13 et 57270/14, 10 janvier 2019). La Cour relève à cet égard que Mme Bettencourt et PDM ont saisi le juge des référés, non pas en vertu de l’article 9 du code civil considéré comme le référé spécifique aux droits de la personnalité, mais sur le fondement du référé de droit commun combiné aux dispositions pénales qui ont vocation à protéger l’intimité de la vie privée contre les atteintes les plus graves commises par des techniques d’écoutes clandestines.

85.  En l’espèce, la Cour constate que la publication des articles litigieux est intervenue alors que la fille de Mme Bettencourt venait de déposer les CD-ROMs contenant les enregistrements clandestins auprès des services de police. Ces enregistrements avaient été effectués à l’aide d’un magnétophone sur une durée de près d’un an par le majordome de Mme Bettencourt, dans son bureau et à l’insu de cette dernière et de celui des différentes personnes ayant pris part aux conversations. Les requérants les ont retranscrits sur le site du journal alors qu’ils contenaient des données portant atteinte à l’intimité de la vie privée des intéressés et ils ont donné accès à leurs abonnés à des extraits sonores qui témoignaient de la dégradation de l’état de santé et du discernement de Mme Bettencourt (paragraphe 40 ci-dessus).

86.  La Cour estime qu’une telle divulgation, dont les requérants n’ignoraient pas qu’elle constitue un délit (a contrario, Radio Twist a.s. c. Slovaquie, no 62202/00, § 60, CEDH 2006‑XV), devait les conduire à faire preuve de prudence et de précaution, indépendamment du fait qu’ils auraient agi en vue, entre autres, de dénoncer l’abus de faiblesse dont était victime Mme Bettencourt. Si les requérants indiquent avoir procédé à un tri des propos pour ne garder que ceux portant sur des questions d’intérêt général, la Cour de cassation a jugé que cet élément n’était pas suffisant au regard de leurs devoirs et responsabilités de journalistes. Elle a estimé que l’information du public sur ces questions aurait pu se faire autrement qu’en divulguant les enregistrements illicites. Il convient de relever que la cour d’appel de Bordeaux, tout en relaxant les requérants à l’issue de la procédure pénale engagée contre eux, a en outre souligné la « dimension spectaculaire inutile » de leur choix de donner accès à une partie des enregistrements eux-mêmes (paragraphe 41 ci-dessus).

87.  La Cour réitère le principe selon lequel les journalistes auteurs d’une infraction ne peuvent se prévaloir d’une immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté d’expression – du seul fait que l’infraction a été commise dans l’exercice de leur fonction journalistique (Pentikäinen précité, § 91). Elle relève à cet égard que le Conseil constitutionnel a rendu postérieurement aux arrêts de la Cour de cassation une décision censurant une disposition législative instituant une immunité pénale des journalistes pour les actes visés à l’article 226-2 du code pénal au motif qu’elle n’assurait pas une conciliation équilibrée entre la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée (paragraphe 45 ci-dessus). Elle rappelle surtout, que dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Von Hannover (no 2), précité, § 97). L’appartenance d’un individu à la catégorie des personnalités publiques ne saurait, a fortiori lorsqu’elles n’exercent pas de fonctions officielles comme c’était le cas de Mme Bettencourt et des personnes qui prenaient part à ses conversations à son domicile, autoriser les médias à transgresser les principes déontologiques et éthiques qui devraient s’imposer à eux ni légitimer des intrusions dans la vie privée (Couderc et Hachette Filipacci Associés, précité, § 122).

88.  Eu égard à la portée des publications sur le site de Mediapart, à la divulgation des propos par extraits en ligne, avec un accès direct audio à certains d’entre eux, la Cour est d’avis que malgré le travail de vérification opéré par les requérants (paragraphes 20 et 41 ci-dessus), les juridictions internes pouvaient légitimement conclure dans les circonstances de l’espèce que l’intérêt public devait s’effacer devant le droit de Mme Bettencourt et de P.D.M. au respect de leur vie privée (mutatis mutandis, Alpha Doryforiki Tileorasi Anonymi Etairia, précité, § 66). Même si l’accès au site n’est pas gratuit, les propos retranscrits étaient visibles d’un grand nombre de personnes et sont demeurés en ligne sur une période de temps importante. La Cour estime utile de rappeler dans ce contexte que les sites Internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, et que les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse écrite de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits), M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018). Dans ces circonstances, elle estime également que les juridictions internes pouvaient raisonnablement estimer en l’espèce que l’information était susceptible d’être établie par un travail d’investigation et d’analyse mené sous le bénéfice du droit au secret des sources (paragraphes 25, 29, 32 et 35 ci-dessus).

89.  Quant au caractère dissuasif des mesures ordonnées aux requérants, la Cour rappelle que ces derniers contestent une procédure civile en référé au terme de laquelle les juridictions nationales leur ont ordonné de retirer du site du journal toute publication de tout ou partie de la retranscription des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt et de ne plus publier tout ou partie de ces enregistrements. Pour justifier une telle injonction, la cour d’appel a estimé que l’accès aux enregistrements via le site du journal constituait un trouble persistant à l’intimité de la vie privée des intéressés. La Cour de cassation a considéré que cette sanction était proportionnée à l’infraction commise même si le contenu des enregistrements révélé initialement par les requérants avait été repris ultérieurement par d’autres organes de presse (paragraphes 29 et 35 ci-dessus).

90.   La Cour considère pour sa part que les juridictions nationales ont pu légitimement estimer que le passage du temps n’avait pas fait disparaître l’atteinte à la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt compte tenu de l’ampleur de l’impact des publications qu’elles ont apprécié au regard de la manière dont les propos retranscrits avaient été enregistrés, de la vulnérabilité de la seconde, et, plus généralement, de l’importance de leurs conséquences dommageables pour les intéressés. La sensibilité des informations attentatoires à la vie privée et le caractère continu du dommage causé par l’accès aux retranscriptions écrite et audio sur le site du journal appelait une mesure susceptible de faire cesser le trouble constaté ce que ne permettait pas la possibilité d’obtenir des dommages et intérêts. La Cour admet, avec les juridictions nationales, qu’une autre mesure que celle ordonnée aurait été insuffisante pour protéger efficacement la vie privée des intéressés. Les requérants n’ont pas indiqué comment il eut été possible de ne pas retirer les articles dans leur intégralité ni comment la poursuite des publications des enregistrements aurait pu prévenir le renouvellement de l’atteinte à la vie privée des personnes concernées.

91.  La Cour relève ensuite que la Cour de cassation a estimé que le fait que les informations litigieuses aient été reprises sur d’autres sites ou dans la presse écrite ne devait pas être pris en considération. La Cour a certes déjà souligné à plusieurs occasions qu’il n’est pas admissible au regard de l’article 10 d’empêcher la divulgation d’une information déjà rendue publique ou dépouillée de son caractère confidentiel (Vereniging Weekblad Bluf! c. Pays-Bas, 9 février 1995, § 45, série A no 306‑A et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 53, CEDH 1999‑I, Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 45, 7 juin 2007 et Ressiot et autres c. France, nos 15054/07 et 15066/07, § 122, 28 juin 2012). Cela étant, dans les circonstances de l’espèce, les juridictions nationales ont sanctionné les requérants pour faire cesser le trouble causé à une femme qui, bien qu’étant un personnage public, n’avait jamais consenti à la divulgation des propos publiés, était vulnérable et avait une espérance légitime de voir disparaître du site du journal les publications illicites dont elle n’avait jamais pu débattre, contrairement à ce qu’elle a pu faire lors du procès pénal. Dans ces conditions, la Cour admet également que l’injonction entendait réparer l’ingérence initiale dans la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. Si le contenu des enregistrements était largement diffusé au moment du prononcé de l’injonction, leur publication littérale était dès l’origine illicite (a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 116) et restait prohibée pour l’ensemble des organes de presse. En outre, la Cour relève que les requérants, qui ont été relaxés dans le cadre de la procédure pénale (paragraphe 79 ci-dessus), n’ont pas été privés de la possibilité d’exercer leur mission d’information en ce qui concerne le volet public de l’affaire Bettencourt. Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants n’ont pas démontré, dans les circonstances de l’espèce, que le retrait et l’interdiction de publier le contenu des enregistrements a effectivement pu avoir un effet dissuasif sur la manière dont ils ont exercé et exercent encore leur droit à la liberté d’expression.

92.  Eu égard à tout ce qui précède et compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, la Cour ne voit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui des juridictions internes et d’écarter le résultat de la mise en balance effectuée par celles-ci. Elle estime que les motifs invoqués étaient pertinents et suffisants pour démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », et que l’injonction prononcée n’allait pas au-delà de ce qui était nécessaire pour protéger Mme Bettencourt et P.D.M. de l’atteinte à leur droit au respect de leur vie privée.

93.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

COUR DE CASSATION FRANÇAISE

LA PRISE DE PHOTOS PAR LA POLICE SUR LA VOIE PUBLIQUE N'A PAS BESOIN D'AUTORISATION PREALABLE DU MAGISTRAT

Cour de Cassation chambre criminelle arrêt du 28 mars 2023, pourvoi n° 22-83.874 rejet

10. Pour dire n'y avoir lieu à annulation des photographies prises sur la voie publique, l'arrêt attaqué énonce notamment que les actes critiqués par M. [O] relatent la mise en place sur la voie publique de dispositifs de surveillance pendant quelques heures par les policiers qui ont pris des clichés photographiques de ce qu'ils constataient.

11. Les juges relèvent que les enquêteurs n'ont procédé à aucune vidéosurveillance ni prises de photographies dans des lieux privés mais que seules des images de personnes déambulant sur la voie publique ont été captées.

12. Ils en déduisent que ces actes ne constituent pas une ingérence dans la vie privée et ne nécessitaient pas une autorisation préalable d'un magistrat.

13. En se déterminant ainsi, la chambre de l'instruction n'a méconnu aucun des textes visés au moyen pour les motifs qui suivent.

14. En premier lieu, M. [O], qui n'a pas été photographié à l'occasion des surveillances retracées en cote D7, était sans qualité pour en contester la régularité.

15. En second lieu, il résulte de l'examen des pièces du dossier, dont la Cour de cassation a le contrôle, que M. [O] a été photographié sur la voie publique à l'occasion de surveillances policières, le 12 mai 2020 à 15 heures 20, le 14 mai 2020 à 15 heures 50 et 16 heures 53, le 18 mai 2020 à 17 heures 25, le 20 mai 2020 à 13 heures 02, le 28 mai 2020 à 13 heures 02 et 13 heures 55 ainsi que le 9 juin 2020 à 15 heures 50.

16. Il s'en déduit que la prise de ces clichés photographiques, qui n'ont pas été recueillis de manière permanente ou systématique, ne peut être assimilée à la mise en place d'un dispositif de captation et d'enregistrement continu d'images de personnes se trouvant dans un lieu public nécessitant une autorisation du procureur de la République.

17. Dès lors, le moyen doit être écarté.

UNE ENQUÊTE PRIVÉE D'ASSURANCE NE PEUT PAS ÊTRE TROP LONGUE ET TROP INSISTANTE

Cour de Cassation chambre civile 1 arrêt du 25 février 2016, pourvoi n° 15-12403 cassation partiel

Vu l’article 9 du code civil, ensemble les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 9 du code de procédure civile ;

Attendu que le droit à la preuve ne peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée qu’à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi;

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que M. X... a été victime, le 23 septembre 2001, d’un accident corporel, la charpente surplombant le puits qu’il réparait au domicile de Mme Y... s’étant effondrée sur lui ; qu’il a invoqué, au cours des opérations d’expertise judiciaire diligentées à sa demande, des troubles de la locomotion ; que, contestant la réalité de ces troubles, Mme Y... et son assureur, la société Mutuelles du Mans assurances, ont, à l’occasion de l’instance en indemnisation du préjudice en résultant, produit quatre rapports d’enquête privée ;

Attendu que, pour rejeter la demande tendant à voir écarter des débats ces rapports, après avoir considéré comme irrecevables ou non probants certains des éléments d’information recueillis par l’enquêteur auprès de tiers, l’arrêt relève que chacune des quatre enquêtes privées a été de courte durée et que les opérations de surveillance et de filature n’ont pas, au total, dépassé quelques jours, de sorte qu’il ne saurait en résulter une atteinte disproportionnée au respect dû à la vie privée de M. X...;

Qu’en statuant ainsi, tout en relevant que les investigations, qui s’étaient déroulées sur plusieurs années, avaient eu une durée allant de quelques jours à près de deux mois et avaient consisté en des vérifications administratives, un recueil d’informations auprès de nombreux tiers, ainsi qu’en la mise en place d’opérations de filature et de surveillance à proximité du domicile de l’intéressé et lors de ses déplacements, ce dont il résultait que, par leur durée et leur ampleur, les enquêtes litigieuses, considérées dans leur ensemble, portaient une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de M. X..., la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et violé les textes susvisés

UNE ASSIGNATION SUR UNE DOUBLE QUALIFICATION EST NULLE

Cour de Cassation chambre civile 1 arrêt du 4 février 2015, pourvoi n° 13-16263 cassation sans renvoi

Vu l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 ;

Attendu que, selon ce texte, l'assignation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé et énoncer le texte de loi applicable ; qu'est nulle une assignation qui retient pour les mêmes faits une double qualification fondée sur la loi du 29 juillet 1881 et sur l'article 9 du code civil ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. X..., qui avait créé sans le consentement de M. Y... un site Internet ouvert au nom de celui-ci et faisant apparaître sa photographie assortie de commentaires désobligeants, a été assigné en référé sur le fondement des articles 35 à 55 de la loi du 29 juillet 1881 ainsi que de l'article 9 du code civil, en indemnisation de son préjudice ;

Qu'en statuant sur les mérites de l'assignation, alors que celle-ci, fondée sur une double qualification, était nulle, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

Vu l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire

LE DON D'ORGANE ET L'ARTICLE 8

ELBERTE C. LETTONIE du 13 janvier 2015 requête 61243/08

Article 8 et 3 de la Convention : Le prélèvement de tissus sur le corps du défunt mari de la requérante à l’insu et sans le consentement de celle-ci a constitué un traitement dégradant.

Article 8

La Cour note que la question litigieuse a trait au droit de Mme Elberte d’exprimer son souhait concernant le prélèvement de tissus sur le corps de son défunt mari et l’allégation selon laquelle les autorités lettonnes n’auraient pas garanti les conditions légales et pratiques de l’exercice de ce droit.

La Cour observe que les autorités chargées de la mise en oeuvre de la loi applicable – en particulier la police de sécurité et les procureurs responsables – étaient elles-mêmes en désaccord sur le champ d’application de la loi. Ce désaccord indique inévitablement un manque de clarté de cette loi. En fait, bien que la loi lettonne expose le cadre juridique permettant aux plus proches parents d’exprimer leur consentement ou leur refus relativement à un prélèvement de tissus, elle ne définit pas clairement l’étendue de l’obligation ou de la latitude correspondante des experts ou des autres autorités à cet égard. La Cour note que les textes pertinents européens et internationaux à ce sujet attachent une importance particulière à l’établissement de la position des proches au travers d’investigations raisonnables.

Eu égard au grand nombre de personnes sur lesquelles des tissus ont été prélevés, l’existence de mécanismes adéquats permettant de mettre en balance d’une part, le droit des proches d’exprimer leurs souhaits, d’autre part la grande latitude des experts de prendre des décisions en la matière était particulièrement importante. Compte tenu de l’absence de réglementation administrative ou juridique, Mme Elberte n’a pas pu prévoir comment exercer son droit d’exprimer son souhait concernant le prélèvement de tissus sur le corps de son défunt mari. La Cour conclut que le droit letton pertinent manque de clarté et ne renferme pas des garanties juridiques suffisantes contre l’arbitraire, en violation de l’article 8.

La Cour estime que les souffrances de Mme Elberte dépassent le chagrin causé par le décès d’un membre proche de la famille. En fait, Mme Elberte n’a découvert la nature et l’ampleur du prélèvement de tissus réalisé sur le corps de son défunt mari que pendant la procédure devant la Cour européenne. Si l’on ne peut pas dire qu’elle s’est trouvée dans une incertitude prolongée en ce qui concerne le sort de son mari, elle a été pendant une longue période dans l’incertitude et en proie à la détresse relativement à l’ampleur et au but des prélèvements d’organes et de tissus, ainsi qu’à la manière dont ils avaient été pratiqués.

De plus, la révélation, à la suite de l’enquête générale, que des tissus avaient été prélevés sur des centaines d’autres personnes pendant neuf ans a causé un surcroît de souffrance à Mme Elberte. La Cour note en outre que celle-ci est demeurée pendant une période considérable en proie à l’angoisse au sujet des raisons pour lesquelles le corps de son mari lui avait été rendu avec les jambes ligotées et que, en l’absence de poursuites, elle a été privée d’une réparation pour une violation de ses droits personnels se rapportant à un aspect très sensible de sa vie privée, à savoir consentir ou s’opposer au prélèvement de tissus sur le corps de son défunt mari.

La Cour souligne que, dans le domaine particulier de la transplantation d’organes et de tissus, il est reconnu que le corps humain doit être traité avec respect, même après le décès. A cet égard, des traités internationaux, notamment la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine et ses protocoles, visent à protéger la dignité, l’identité et l’intégrité de « toute personne », qu’elle soit vivante ou décédée. La Cour souligne que le respect de la dignité humaine est au coeur même de la Convention européenne. Par conséquent, les souffrances causées à Mme Elberte s’analysent incontestablement en un traitement dégradant contraire à l’article 3 de la Convention.

Petrova c. Lettonie du 24 juin 2014 requête 4605/05

Violation de l'article 8 : La transplantation d’organes, effectuée sans consentement express dans un hôpital public était illégale. Une vie a été sauvée mais la mère du défunt aurait dû être avertie et des explications auraient dû lui être données. Le consentement tacite a été présumé car il n'y a pas eu d'opposition du défunt. Cette interprétation est insuffisante.

La Cour estime que les circonstances de la cause de Mme Petrova, à savoir le fait qu’elle n’a pas été informée de l’éventuel prélèvement des organes de son fils à des fins de transplantation et n’a pas pu exercer certains droits établis par la législation interne, s’analyse en une atteinte à son droit au respect de sa vie privée.

De plus, la législation lettonne à l’époque des faits prévoyait expressément, en cas de décès, le droit pour la personne concernée mais aussi pour les très proches – y compris ses parents – d’exprimer leur volonté relativement au prélèvement d’organes. La question est donc de déterminer si cette législation était suffisamment claire concernant la mise en oeuvre de ce droit.

Selon Mme Petrova, il n’y avait pas de mécanisme qui lui eût permis d’exercer son droit d’exprimer sa volonté quant au prélèvement d’organes. Le Gouvernement estime au contraire qu’un tel mécanisme était en place et qu’il appartenait aux plus proches parents de réagir s’ils souhaitaient s’opposer à un prélèvement d’organes. Il soutient en particulier que lorsque les plus proches parents du défunt étaient absents de l’hôpital, ce qui aurait été le cas en l’espèce, le droit interne n’imposait pas au médecin ou à l’établissement médical lui-même de faire des recherches spécifiques pour déterminer s’il y avait une quelconque objection à un prélèvement d’organes. En pareille situation, selon le Gouvernement, le consentement à la transplantation pouvait donc être présumé.

La Cour considère cependant que la manière dont ce « système de consentement présumé » a opéré en pratique était dénuée de clarté et a abouti à la situation dans laquelle Mme Petrova, bien qu’ayant certains droits du fait qu’elle était la plus proche parente, n’a pas été informée – et a encore moins reçu d' explications – sur la manière et le moment d’exercer ces droits. Le temps pris pour effectuer divers examens médicaux destinés à établir la compatibilité entre les organes de son fils et le receveur potentiel aurait pu suffire à lui donner une possibilité réelle d’exprimer sa volonté, à défaut de celle de son fils.

En effet, même le ministre de la Santé, pendant la procédure devant les autorités chargées de l’enquête, a estimé que Mme Petrova aurait dû être informée et, suite à une proposition d’un groupe de travail établi au sein du ministère, des amendements ont été apportés au droit pertinent puis ont été adoptés par le Parlement (ils sont entrés en vigueur le 30 juin 2004).

La Cour juge dès lors que la législation lettonne, telle qu’appliquée à l’époque du décès du fils de Mme Petrova, n’était pas formulée de manière suffisamment précise et n’offrait pas une protection juridique adéquate contre l’arbitraire. La transplantation des organes du fils de Mme Petrova, effectuée à son insu, était donc incompatible avec la loi. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

Eu égard à ce constat sur le terrain de l’article 8, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a également eu violation de l’article 3 en l’espèce.

TRANSSEXUALITE ET ARTICLE 8

O.H. et G.H. c. ALLEMAGNE du 4 avril 2023 Requêtes nos 53568/18 et 54741/18

Art 8 • Obligations positives • Vie privée • Impossibilité légale pour un parent transgenre d’indiquer son genre actuel, sans lien avec sa fonction procréatrice, sur l’acte de naissance de son enfant conçu après le changement de genre • Homme transgenre indiqué comme mère, du fait d’avoir donné naissance • Absence de consensus européen • Ample marge d’appréciation • Droit de l’enfant de connaître ses origines et son rattachement à ses père et mère de manière stable et immuable • •Possibilité de réduire des situations révélant l’identité transgenre d’un parent • Lien de filiation entre le parent transgenre et son enfant non remis en cause • Juste équilibre ménagé entre le droit à l’autodétermination du parent transgenre, les intérêts publics de sécurité juridique et de fiabilité et cohérence de l’état civil, et les intérêts et le bien-être de l’enfant

Décisions rendues récemment dans d’autres pays

  1. France

70.  Par un arrêt du 16 septembre 2020 (ECLI:FR:CCAS :2020:C100519), la Cour de cassation française a confirmé l’arrêt de la cour d’appel de Montpellier du 14 novembre 2018, qui avait rejeté la demande formée par une femme transgenre qui souhaitait être inscrite en tant que mère sur l’acte de naissance de son enfant. Celle‑ci, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l’état civil, avait procréé avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles. La Cour de cassation a notamment estimé que l’intéressée n’était pas privée du droit de faire reconnaître un lien de filiation biologique avec l’enfant, mais ne pouvait le faire qu’en ayant recours aux modes d’établissement de la filiation réservée au père. Elle a ajouté que les dispositions du droit français applicables étaient conformes à l’intérêt supérieur de l’enfant, d’une part, en ce qu’elles permettaient l’établissement d’un lien de filiation à l’égard de ses parents, élément essentiel de son identité et qui correspondait à la réalité des conditions de sa conception et de sa naissance, garantissant ainsi son droit à la connaissance de ses origines personnelles, et, d’autre part, en ce qu’elles conféraient à l’enfant né après la modification de la mention du sexe de son parent à l’état civil la même filiation que celle de ses frère et sœur, nés avant cette modification, évitant ainsi les discriminations au sein de la fratrie, dont tous les membres seraient élevés par deux mères, tout en ayant à l’état civil l’indication d’une filiation paternelle à l’égard de leur géniteur, laquelle n’était au demeurant pas révélée aux tiers dans les extraits d’actes de naissance qui leur étaient communiqués.

71.  La Cour de cassation a en revanche cassé l’arrêt de la cour d’appel de Montpellier en ce qu’il indiquait que, au nom de l’intérêt de l’enfant, l’intéressée devait être inscrite sur l’acte de naissance en tant que « parent biologique ». Sur ce point, la Cour de cassation a souligné que la loi française ne permettait pas de désigner, dans les actes de l’état civil, le père ou la mère de l’enfant comme « parent biologique ».

72.  Par un arrêt du 9 février 2022, la cour d’appel de Toulouse, statuant en tant que juridiction de renvoi, a décidé d’établir judiciairement la filiation maternelle non gestatrice et a ordonné l’inscription du lien de filiation maternelle de la femme transgenre sur l’acte de naissance de l’enfant. Elle a relevé que la reconnaissance de paternité ne pouvait plus être retenue parce qu’elle contraindrait la mère non gestatrice de nier sa nouvelle identité de genre et serait contraire aux droits au respect de sa vie privée et à l’autodétermination de genre garantis par les articles 8 et 14 de la Convention. Examinant dès lors la possibilité d’établir une reconnaissance de maternité elle a observé que celle‑ci ne pouvait pas se faire par voie d’adoption en raison du refus de la mère gestatrice de l’enfant, ni par reconnaissance volontaire qui avait été rendue impossible par l’autorité de chose jugée s’attachant à l’arrêt de la Cour de cassation. Se fondant alors sur le silence du législateur relatif à la filiation des enfants nés postérieurement à la modification de la mention du sexe à l’état civil dans la loi du 18 novembre 2016 (autorisant le changement de sexe sans réassignation sexuelle), interprété à la lumière de la loi de bioéthique du 2 août 2021 (postérieur à l’arrêt de la Cour de cassation et qui consacrait une double filiation maternelle pour les couples de femmes recourant à l’assistance médicale à la procréation), la cour d’appel a conclu que, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant et de l’importance que la Cour européenne des droits de l’homme accordait à la dimension biologique de la filiation, et en l’absence de tout conflit et de toute contradiction entre les filiations des deux parents biologiques qui étaient tous deux de sexe féminin à l’état civil, la filiation maternelle pouvait être établie par voie judiciaire (voir C.V. et M.E.D. c. France (déc.), nos 13948/21 et 14333/21, §§ 3‑15, 30 juin 2022).

  1. Angleterre et pays de Galles

73.  Par un arrêt du 29 avril 2020 rendu dans l’affaire McConnell v. The Registrar General for England and Wales ([2020] EWCA Civ 559), la cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles a décidé qu’un homme transgenre qui avait donné naissance à un enfant, conçu (avec le sperme d’un donneur) et né après son changement de sexe, devait être inscrit sur l’acte de naissance de l’enfant comme étant la mère de celui‑ci. Examinant l’affaire à la lumière de la Convention, la cour d’appel a notamment relevé que cette façon de faire figurer l’intéressé sur l’acte de naissance visait à protéger les droits d’autrui, y compris ceux des enfants nés de parents transsexuels, et à maintenir une manière claire et cohérente d’enregistrer les naissances. Elle a estimé que les problèmes soulevés par l’affaire dépassaient le cas qui lui était soumis et revêtaient un caractère général puisque la question n’était pas tant celle de savoir s’il était dans l’intérêt de l’enfant que la personne l’ayant mis au monde fût enregistrée comme mère dans l’acte de naissance, mais de déterminer si les droits des enfants incluaient d’une manière générale le droit de savoir qui leur avait donné naissance et quel statut avait eu cette personne. Examinant la proportionnalité de la mesure, la cour d’appel releva entre autres que, selon la loi sur les enfants (Children Act), seule la mère détenait automatiquement l’autorité parentale sur l’enfant dès la naissance de celui‑ci, sans qu’il y ait besoin d’un document d’enregistrement quelconque. Elle souligna qu’il était important qu’une personne eût la responsabilité parentale à l’égard de l’enfant dès la naissance de celui‑ci, par exemple pour autoriser un traitement médical. Dans son raisonnement la cour d’appel s’appuya en outre sur les conclusions de la Cour fédérale de justice dans l’arrêt rendu dans les présentes requêtes.

74.  Le 9 novembre 2020, la Cour suprême britannique a refusé l’autorisation de faire appel de cet arrêt au motif que la demande ne soulevait pas de question de droit défendable (communication du 16 novembre 2020).

CEDH

a)  Sur la question de savoir si l’affaire concerne une obligation positive ou une ingérence

109.  La Cour rappelle que, si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif s’ajoutent des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 8 de la Convention ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation – positive ou négative – existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013, et X, Y et Z c. Royaume‑Uni, 22 avril 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II).

110.  Dans des affaires comparables, la Cour a jugé plus approprié d’examiner des allégations liées au refus de réassignation de genre sous l’angle des obligations positives de garantir le respect de l’identité de genre des individus (voir, par exemple, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, §§ 62‑64, CEDH 2014 ; A.P., Garçon et Nicot, précité, § 99 ; S.V. c. Italie, précité, §§ 60‑75). Compte tenu des faits et des observations des parties, la Cour estime qu’en l’occurrence la question principale à trancher est celle de savoir si le dispositif réglementaire en place et les décisions prises à l’égard des requérants permettent de constater que l’État s’est acquitté de ses obligations positives de respect de la vie privée des requérants.

111.  Les principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives de l’État ont été résumés dans l’arrêt Hämäläinen (précité, §§ 65‑67, ainsi que dans les affaires qui y sont citées). La Cour rappelle en particulier qu’elle a établi un certain nombre d’éléments pertinents pour apprécier le contenu de ces obligations positives, notamment l’importance de l’intérêt en jeu pour un requérant ou la mise en cause de valeurs fondamentales ou d’aspects essentiels de la vie privée de celui‑ci, ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, et l’impact sur l’État en cause du caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de l’obligation positive alléguée (ibid., § 66).

b) Sur la marge d’appréciation

112.  Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Pour déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011 ; L.D. et P.K. c. Bulgarie, nos 7949/11 et 45522/13, § 59, 8 décembre 2016 ; et Mennesson c. France, no 65192/11, § 77, CEDH 2014 (extraits)). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large. La marge d’appréciation est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (Hämäläinen, précité, § 67 ; S.H. et autres c. Autriche, précité, § 94 ; et Evans c. Royaume-Uni [GC], n6339/05, § 77, CEDH 2007‑I).

113.  La Cour relève que les requérants soutiennent que les droits invoqués par eux touchent notamment à l’identité de genre et à la filiation, qui constituent un aspect fondamental du droit au respect de la vie privée et relèvent d’un domaine dans lequel les États ne disposent en règle générale que d’une marge d’appréciation restreinte (A.P., Garçon et Nicot, précité, § 123, et Mandet c. France, n30955/12, § 52, 14 janvier 2016). Elle observe que, pour ce qui est du premier requérant, ce ne sont pas les inscriptions contenues dans les documents officiels le concernant, mais les informations figurant dans le registre des naissances de son enfant, c’est‑à‑dire d’une autre personne, qui sont à l’origine de son grief. Pour ce qui est du second requérant, le droit à l’autodétermination n’est pas remis en cause par la possible divulgation d’un fait concernant sa propre identité de genre mais par celle de l’identité transgenre de son parent. La Cour relève par ailleurs que si le droit de connaître sa filiation du second requérant est concerné, en l’espèce ce droit est de nature à limiter les droits invoqués par le premier requérant. Il s’ensuit que la marge d’appréciation ne s’en trouve pas restreinte par les droits invoqués en jeu.

114.  La Cour observe ensuite qu’il n’y a pas de consensus parmi les États européens sur la question de savoir comment indiquer, dans les registres de l’état civil concernant un enfant, que l’une des personnes ayant la qualité de parent est transgenre. En effet, ainsi que cela ressort des données publiées par l’organisation Transgender Europe (paragraphe 69 ci‑dessus), seuls cinq États membre du Conseil de l’Europe ont prévu une mention dans ces registres du sexe reconnu, tandis que la majorité des États continuent à désigner la personne ayant accouché d’un enfant comme étant la mère de celui‑ci. Les commentaires de certains tiers intervenants et les éléments de droit comparé que le Gouvernement a présentés (paragraphe 99 ci‑dessus) corroborent ce constat. Cette absence de consensus reflète le fait que le changement de genre combiné avec la qualité de parent suscite de délicates interrogations d’ordre éthique, et confirme que les États doivent en principe se voir accorder une ample marge d’appréciation.

115.  La Cour note enfin que les autorités allemandes ont été appelées à mettre en balance plusieurs intérêts privés et publics et plusieurs droits divergents : d’abord les droits du premier requérant ; ensuite, les droits fondamentaux et les intérêts du second requérant, c’est‑à‑dire son droit de connaître sa filiation, son droit à recevoir soins et éducation de ses deux parents, ainsi que son intérêt à un rattachement stable à ses parents, droits et intérêts qui, selon les considérations formulées par la Cour fédérale de justice, ne se trouvaient pas tant là où les requérants les voyaient (voir, mutatis mutandis, Mandet, précité, §§ 57 et 59) ; enfin, l’intérêt public résidant dans la cohérence de l’ordre juridique et dans l’exactitude et l’exhaustivité des registres de l’état civil, qui ont une force probante particulière. Cette circonstance plaide également pour l’existence d’une ample marge d’appréciation.

116. Dès lors, au vu de l’ensemble de ces circonstances, la Cour estime que les autorités allemandes disposaient en l’espèce d’une ample marge d’appréciation.

117.  La Cour rappelle cependant que les choix opérés par l’État, même dans les limites de cette marge, n’échappent pas à son contrôle. Il lui incombe d’examiner attentivement les arguments dont il a été tenu compte pour parvenir à la solution retenue et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par cette solution. Ce faisant, elle doit avoir égard au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer (Mennesson, précité, § 81 ; Mandet, précité, § 53 ; et L.D. et P.K. c. Bulgarie, précité, § 61).

c)  Sur le droit des requérants au respect de leur vie privée

118. La Cour note que, contrairement aux requérants dans d’autres affaires qu’elle a examinées par le passé, le premier requérant ne se plaint pas de l’absence de reconnaissance de son changement de genre dans les documents officiels le concernant (voir, par exemple et parmi beaucoup d’autres, Christine Goodwin c. Royaume‑Uni [GC], no 28957/95, CEDH 2002‑VI), mais de la portée selon lui insuffisante de cette reconnaissance de son identité de genre du fait de la mention de son ancien genre et de ses anciens prénoms dans un registre officiel concernant son fils.

119.  La Cour relève que, selon l’intention du législateur allemand, l’ancien sexe et l’ancien prénom du parent transgenre devaient être indiqués non seulement en cas de naissance survenue avant que la reconnaissance du changement de genre du parent fût devenue définitive, mais aussi lorsque, comme en l’espèce, la conception ou la naissance de l’enfant était postérieure au changement de genre. En effet, le texte de l’article 11 § 1 de la loi TSG avait été explicitement modifié en ce sens au cours du processus législatif au motif que, selon les connaissances médicales d’alors, il n’était pas exclu que des personnes présumées incapables de procréer pussent néanmoins concevoir ou mettre au monde un enfant après une opération de changement de sexe (paragraphes 43 et 44 ci‑dessus).

120.  La Cour observe que la présente situation a été rendue possible notamment après que la Cour constitutionnelle fédérale, dans son arrêt du 11 janvier 2011 (paragraphes 54‑56 ci‑dessus), eut déclaré contraires à la Loi fondamentale l’obligation, pour une personne désireuse d’obtenir une reconnaissance de changement de genre, de subir une opération chirurgicale, ainsi que la condition d’une stérilité irréversible. La juridiction constitutionnelle avait en effet estimé que le droit des personnes transgenres à l’autodétermination l’emportait sur les raisons qui avaient amené le législateur à poser de telles conditions préalables à la reconnaissance d’un changement de genre. La Cour note que cet arrêt visait à renforcer les droits des personnes transgenres et à assurer leur protection à un niveau qu’elle a elle-même demandé ultérieurement, comme découlant des obligations positives au regard de l’article 8 de la Convention (voir, notamment, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 135). Elle relève qu’il ressort de l’arrêt en question que la Cour constitutionnelle fédérale était consciente que des situations telles que celle de l’espèce étaient susceptibles de se produire dans le futur, mais qu’elle a estimé qu’il existait des possibilités légales de garantir que les enfants ayant un parent transgenre préserveraient leur rattachement à leur père et à leur mère (paragraphe 56 ci‑dessus).

121.  La Cour note que la Cour fédérale de justice a relevé que la mention du sexe d’origine du premier requérant dans le registre des naissances concernant le second requérant pouvait porter atteinte notamment au droit du premier requérant à l’autodétermination en raison du risque de divulgation de son ancien genre et de ses anciens prénoms. La haute juridiction a cependant rappelé que ce droit n’était pas garanti de manière illimitée et devait être mis en balance avec, d’une part, des intérêts publics, en particulier la cohérence de l’ordre juridique et la tenue de registres de l’état civil complets et exacts et, d’autre part, les droits et intérêts de l’enfant, notamment le droit de connaître ses origines, le droit à recevoir soins et éducation de ses deux parents et l’intérêt à faire l’objet dès sa naissance d’un rattachement juridique stable, fondé sur les fonctions dans le cadre de la procréation biologique, à une mère et à un père. Dans ce contexte, elle a souligné que la maternité et la paternité, en tant que catégories juridiques, n’étaient pas interchangeables et se distinguaient aussi bien par les conditions préalables à leur justification que par les conséquences juridiques qui en découlaient (voir le paragraphe 17 ci‑dessus).

122.  En ce qui concerne les intérêts publics invoqués par la Cour fédérale de justice, la Cour a admis dans le passé que la cohérence de l’ordre juridique pouvait revêtir une certaine importance dans la pesée des intérêts (Christine Goodwin, précité, §§ 86‑88 et 91 ; X, Y et Z c. Royaume-Uni, précité, § 47 ; Rees c. Royaume‑Uni, 17 octobre 1986, §§ 43‑44, série A n106). Elle a notamment reconnu que la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique, relèvent de l’intérêt public (Y.T. c. Bulgarie, n41701/16, § 70, 9 juillet 2020 ; X et Y c. Roumanie, nos 2145/16 et 20607/16, § 158, 19 janvier 2021 ; A.P., Garçon et Nicot, précité, § 132 ; et S.V. c. Italie, précité, § 69). Dans ce contexte, elle relève aussi que les transcriptions dans les registres de l’état civil revêtent une fonction de preuve particulière dans le système juridique allemand (paragraphe 26 ci‑dessus).

123.  Pour ce qui est des droits de l’enfant, la Cour note que les requérants critiquent la Cour fédérale de justice pour ne s’être pas penchée sur les droits individuels du second requérant mais avoir considéré ceux‑ci uniquement comme limitant les droits invoqués par le premier requérant. Elle rappelle d’une manière générale qu’un État peut, sans enfreindre l’article 8 de la Convention, adopter une législation régissant des aspects importants de la vie privée qui ne prévoit pas de mise en balance des intérêts concurrents dans chaque cas, mais qui édicte une règle à caractère absolu visant à promouvoir la sécurité juridique (S.H. et autres c. Autriche, précité, § 110 ; Evans, précité, § 89 ; voir aussi l’Observation générale no 14 du Comité des droits de l’enfant des Nations unies sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale, paragraphe 32, cité au paragraphe 67 ci‑dessus). Elle considère par ailleurs, sans mettre en question les droits parentaux (voir l’article 3 § 2 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant – paragraphe 66 ci‑dessus), que la Cour fédérale de justice n’était pas limitée à prendre en considération les intérêts du second requérant tels qu’ils ont été présentés par le premier requérant, mais devait, au contraire, les examiner d’une manière exhaustive et notamment tenir compte des conflits d’intérêts entre les deux requérants.

124.  Cela étant, la Cour note que la Cour fédérale de justice a explicitement examiné la question de savoir si l’attribution aux parents d’un statut juridique sans lien avec les fonctions dans le cadre de la procréation biologique était de nature à porter atteinte aux droits fondamentaux de l’enfant, et qu’elle a d’ailleurs souligné, en réponse aux griefs que les requérants avaient soulevés dans leur recours en audition, qu’elle n’avait pas relevé d’indications suffisantes quant à l’existence d’une violation des droits fondamentaux de l’enfant. Par ailleurs, si les conclusions que la Cour fédérale de justice a formulées à cet égard contiennent des considérations générales qui n’abordent pas explicitement les droits individuels invoqués par le second requérant, cela tient au fait que les juridictions nationales saisies par l’un des parents (ou les deux) et son (leur) enfant ne peuvent pas tenir compte uniquement des intérêts invoqués par le(s) parent(s), mais doivent donner la priorité à l’intérêt supérieur de l’enfant (voir notamment l’article 3 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant – paragraphe 66 ci‑dessus) et aussi prendre en considération les possibles intérêts futurs de celui‑ci ainsi que les intérêts des enfants qui se trouvent dans une situation comparable et auxquels les dispositions législatives régissant l’affaire devant elles s’appliquent également (voir, mutatis mutandis, X, Y et Z c. Royaume‑Uni, précité, § 51).

125.  La Cour note en l’espèce que la divergence entre les intérêts du premier requérant et ceux du second requérant est naturellement apparue peu après la naissance de l’enfant, lorsqu’il a fallu déterminer quelles informations consigner dans le registre des naissances, autrement dit à un moment où le bien‑être du second requérant ne pouvait être examiné de manière individualisée en raison de son bas âge. Par ailleurs, pour la Cour fédérale de justice, les intérêts du second requérant se confondaient dans une certaine mesure avec l’intérêt général attaché à la fiabilité et à la cohérence de l’état civil, ainsi qu’à la sécurité juridique (voir, mutatis mutandis, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 142).

126.  La Cour note que le droit de l’enfant de connaître ses origines, que la Cour fédérale de justice a mis en avant pour limiter le droit à l’identité de genre du premier requérant, est également protégé par la Convention (Mikulić c. Croatie, n53176/99, § 54, CEDH 2002‑I ; Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 29, CEDH 2003‑III ; et Godelli c. Italie, no 33783/09, §§ 45‑46, 25 septembre 2012) et englobe notamment le droit d’établir les détails de sa filiation (Mennesson, précité, § 46, et Labassee c. France, no 65941/11, § 38, 26 juin 2014). En ce qui concerne le droit de l’enfant à être élevé par ses deux parents, la Cour observe que la Cour fédérale de justice a identifié derrière ce droit notamment l’intérêt de l’enfant à pouvoir établir et faire enregistrer, le cas échéant, la paternité de son père biologique. En effet, en cas d’inscription du premier requérant comme père dans le registre des naissances, le père biologique du second requérant ne pourrait être inscrit comme père qu’à condition que le second requérant conteste au préalable la paternité du premier requérant, option que la Cour fédérale de justice a jugée inacceptable pour l’enfant.

127.  La Cour relève enfin que la Cour fédérale de justice a souligné que le rattachement juridique de l’enfant à ses parents suivant leurs fonctions procréatrices permettait à l’enfant d’être rattaché de manière stable et immuable à une mère et à un père qui ne changeraient pas, même dans l’hypothèse que la haute juridiction a considérée comme n’étant pas seulement théorique, où le parent transgenre demanderait l’annulation de la décision de changement de genre. Le Gouvernement a par ailleurs déclaré que ce rattachement de principe vise aussi à empêcher la gestation pour autrui, qui est prohibée en Allemagne (paragraphe 94 ci‑dessus), interdiction que la Cour a reconnue comme correspondant à un intérêt général légitime (Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, §§ 203‑204, 24 janvier 2017 ; Mennesson, précité, § 62 ; et Valdís Fjölnisdóttir et autres c. Islande, no 71552/17, § 65, 18 mai 2021).

128. En ce qui concerne l’indication des anciens prénoms du requérant dans le registre des naissances, la Cour observe que, d’après la Cour fédérale de justice, elle correspondait au but visé par la seule possibilité prévue par la loi, à savoir l’inscription du premier requérant en tant que mère du second requérant et servait par ailleurs à éviter à celui-ci d’avoir à révéler que son parent était transgenre.

129.  Dans la mesure où les requérants affirment (paragraphe 88 ci‑dessus) que le droit d’un enfant de connaître sa filiation et l’intérêt des autorités publiques à garder une trace de la réalité biologique d’un accouchement par un parent transgenre pourraient être satisfaits d’une manière différente, comme l’a par exemple montré le tribunal d’instance de Münster (paragraphes 60‑61 ci‑dessus), la Cour rappelle que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants. Il existe à cet égard différentes manières d’assurer le respect de la vie privée et la nature de l’obligation de l’État dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Odièvre, précité, § 46 ; Godelli, précité, § 65 ; Evans, précité, § 91 ; S.H. et autres c. Autriche, précité, § 106 ; et, mutatis mutandis, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 273, 8 avril 2021).

130.  La Cour note d’abord que, pour la Cour fédérale de justice, la solution proposée par le tribunal d’instance de Münster n’était pas seulement incompatible avec le libellé de l’article 5 § 3 de la loi TSG (paragraphe 40 ci‑dessus), mais s’opposait aussi à l’objectif de cette disposition qui était de garder secret le caractère transgenre d’un parent afin de ne pas obliger l’enfant à présenter un acte de naissance qui permettait la conclusion que le parent était transgenre (paragraphe 14 ci‑dessus ; voir aussi l’arrêt de la cour d’appel de Berlin du 14 février 2019 – paragraphes 62‑63 ci‑dessus).

131.  La Cour relève ensuite que, si la présentation, par le premier requérant, d’un acte de naissance du second requérant est susceptible de révéler l’identité transgenre du premier requérant, la Cour fédérale de justice a indiqué qu’il était possible d’obtenir un acte de naissance dépourvu de toute mention des parents (paragraphe 27 ci‑dessus). La haute juridiction a en outre précisé que seul un nombre restreint de personnes, ayant généralement connaissance du caractère transgenre de l’intéressé (paragraphe 26 ci‑dessus), étaient habilitées à demander une copie intégrale de l’acte de naissance, toute autre personne devant faire valoir un intérêt légitime pour en obtenir une (voir, mutatis mutandis, Y. c. Pologne, précité, § 79, et S.W. et autres c. Autriche (déc), no 1928/19, § 50, 6 septembre 2022). De plus, comme le Gouvernement l’a indiqué, d’autres documents que l’acte de naissance complet ne contenant pas d’indications du changement de genre du premier requérant peuvent être utilisés, par exemple pour un employeur, afin de prévenir tout risque de divulgation de cette information (paragraphe 100 ci‑dessus).

132.  La Cour observe que les précautions susmentionnées sont de nature à réduire les désagréments auxquels le premier requérant, notamment, pourrait être exposé en se trouvant contraint de prouver sa qualité de parent vis‑à‑vis de son fils. Elle note par ailleurs que les requérants se sont limités à soutenir qu’ils doivent fréquemment présenter un acte de naissance complet du second requérant pour faire un certain nombre de démarches administratives (paragraphe 86 ci‑dessus), sans toutefois préciser si une version abrégée de l’acte de naissance ou un autre document pouvaient suffire aux administrations et établissements concernés, dont certains en règle générale ont déjà connaissance du caractère transgenre d’une personne et sont tenus de garder cette information confidentielle.

133.  La Cour relève enfin, à l’instar de la Cour fédérale de justice, que dans la situation particulière où se trouve le premier requérant en tant que père célibataire, la mention de celui‑ci comme père du second requérant dans le registre des naissances concernant ce dernier ne semble pas pouvoir avoir l’effet escompté, car l’absence de mention d’une mère dans l’acte de naissance est également de nature à soulever des questions sur le statut du premier requérant. De la même façon, comme l’a fait remarquer le Gouvernement (paragraphe 100 ci‑dessus), le remplacement, proposé par les requérants, des termes « mère » et « père » par « parent 1 » et « parent 2 » ne protégerait pas davantage les requérants contre une divulgation, dans la mesure où le « parent 1 » resterait associé à la personne qui a donné naissance à l’enfant.

134.  Dès lors, eu égard, d’une part, au fait que le lien de filiation entre les requérants n’a pas été mis en cause en soi et au nombre limité de situations pouvant mener, lors de la présentation d’un acte de naissance du second requérant, à la révélation de l’identité transgenre du premier requérant et, d’autre part, à la marge d’appréciation étendue dont dispose l’État défendeur (paragraphe 116 ci‑dessus), la Cour estime que les juridictions allemandes ont ménagé un juste équilibre entre les droits du premier requérant, les intérêts du second requérant, les considérations relatives au bien‑être de l’enfant et les intérêts publics.

A.H. ET AUTRES c. ALLEMAGNE du 4 avril 2023 Requête no 7246/20

Art 8 • Obligations positives • Vie privée • Impossibilité légale pour un parent transgenre d’indiquer son genre actuel, sans lien avec sa fonction procréatrice, sur l’acte de naissance de son enfant conçu après le changement de genre • Femme transgenre indiquée comme père, du fait d’avoir donné son sperme pour la fécondation • Absence de consensus européen • Ample marge d’appréciation • Droit de l’enfant de connaître ses origines et son rattachement à ses père et mère de manière stable et immuable • Possibilité de réduire des situations révélant l’identité transgenre d’un parent • Lien de filiation entre le parent transgenre et son enfant non remis en cause • Juste équilibre ménagé entre le droit à l’autodétermination du parent transgenre, les intérêts publics de sécurité juridique et de fiabilité et cohérence de l’état civil, et les intérêts et le bien-être de l’enfant

a)  Sur la question de savoir si l’affaire porte sur une obligation positive ou sur une ingérence

109.  La Cour rappelle que, si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif s’ajoutent des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 8 de la Convention ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation – positive ou négative – existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013, et X, Y et Z c. Royaume‑Uni, 22 avril 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II).

110.  Dans des affaires comparables, la Cour a jugé plus approprié d’examiner des allégations liées au refus de réassignation de genre sous l’angle des obligations positives de garantir le respect de l’identité de genre des individus (voir, par exemple, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, §§ 62‑64, CEDH 2014 ; A.P., Garçon et Nicot, précité, § 99 ; S.V. c. Italie, précité, §§ 60‑75). Compte tenu des faits et des observations des parties, la Cour estime qu’en l’occurrence la question principale à trancher est celle de savoir si le dispositif réglementaire en place et les décisions prises à l’égard des requérants permettent de constater que l’État s’est acquitté de ses obligations positives de respect de la vie privée des requérants.

111.  Les principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives de l’État ont été résumés dans l’arrêt Hämäläinen (précité, §§ 65‑67, ainsi que dans les affaires qui y sont citées). La Cour rappelle en particulier qu’elle a établi un certain nombre d’éléments pertinents pour apprécier le contenu de ces obligations positives, notamment l’importance de l’intérêt en jeu pour un requérant ou la mise en cause de valeurs fondamentales ou d’aspects essentiels de la vie privée de celui‑ci, ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, et l’impact sur l’État en cause du caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de l’obligation positive alléguée (ibid., § 66).

b)  Sur la marge d’appréciation

112.  Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Pour déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011 ; L.D. et P.K. c. Bulgarie, nos 7949/11 et 45522/13, § 59, 8 décembre 2016 ; et Mennesson c. France, no 65192/11, § 77, CEDH 2014 (extraits)). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large. La marge d’appréciation est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (Hämäläinen, précité, § 67 ; S.H. et autres c. Autriche, précité, § 94 ; et Evans c. Royaume‑Uni [GC], n6339/05, § 77, CEDH 2007‑I).

113.  La Cour relève que les requérants soutiennent que les droits invoqués par eux touchent notamment à l’identité de genre et à la filiation, qui constituent un aspect fondamental du droit au respect de la vie privée et relèvent d’un domaine dans lequel les États ne disposent en règle générale que d’une marge d’appréciation restreinte (A.P., Garçon et Nicot, précité, § 123, et Mandet, c. France, no 30955/12, § 52, 14 janvier 2016). Elle observe que, pour ce qui est des requérantes, et en particulier de la première d’entre elles dans l’hypothèse où celle‑ci viendrait à être inscrite dans le registre des naissances en tant que père du requérant, ce ne sont pas les inscriptions contenues dans les documents officiels les concernant, mais les informations figurant dans le registre des naissances du requérant, c’est‑à‑dire d’une autre personne, qui sont à l’origine de leur grief. Pour ce qui est du requérant, le droit à l’autodétermination n’est pas remis en cause par la possible divulgation d’un fait concernant sa propre identité de genre mais par celle de l’identité transgenre d’un de ses parents. La Cour relève par ailleurs que si le droit de connaître sa filiation du requérant est concerné, en l’espèce ce droit est de nature à limiter les droits invoqués par les requérantes. Il s’ensuit que la marge d’appréciation ne s’en trouve pas restreinte par les droits invoqués en jeu.

114.  La Cour observe ensuite qu’il n’y a pas de consensus parmi les États européens sur la question de savoir comment indiquer, dans les registres de l’état civil concernant un enfant, que l’une des personnes ayant la qualité de parent est transgenre. En effet, ainsi que cela ressort des données publiées par l’organisation Transgender Europe (paragraphe 69 ci‑dessus), seuls cinq États ont prévu la possibilité de faire figurer dans ces registres une mention du sexe reconnu, tandis que la majorité des États continuent à désigner la personne ayant accouché d’un enfant comme étant la mère de celui‑ci et à permettre à la personne ayant contribué à la fécondation par son sperme de reconnaître sa paternité à l’égard de l’enfant. Cette absence de consensus reflète le fait que la parentalité d’une personne qui a changé de genre suscite de délicates interrogations d’ordre éthique, et confirme que les États doivent en principe se voir accorder une ample marge d’appréciation.

115.  La Cour note enfin que les autorités allemandes ont été appelées à mettre en balance plusieurs intérêts privés et publics et plusieurs droits divergents : tout d’abord, les droits des requérantes ; ensuite, les droits fondamentaux et les intérêts du requérant, c’est‑à‑dire son droit de connaître sa filiation ainsi que son intérêt à être rattaché de manière stable à ses parents, droits et intérêts qui, selon les considérations formulées par la Cour fédérale de justice dans sa décision de principe du 6 septembre 2017, à laquelle cette haute juridiction a largement fait référence dans la décision qu’elle a rendue dans la présente affaire (paragraphes 49‑58 ci‑dessus), ne se trouvaient pas là où les requérants les voyaient (Mandet, précité, §§ 57 et 59) ; enfin, l’intérêt public résidant dans la cohérence de l’ordre juridique et dans l’exactitude et l’exhaustivité des registres de l’état civil, qui ont une force probante particulière. Cette circonstance plaide également en faveur de l’existence d’une ample marge d’appréciation.

116.  Dès lors, au vu de l’ensemble de ces circonstances, la Cour estime que les autorités allemandes disposaient en l’espèce d’une ample marge d’appréciation.

117.  La Cour rappelle toutefois que les choix opérés par l’État, même dans les limites de cette marge d’appréciation, n’échappent pas à son contrôle. Il lui incombe en effet d’examiner attentivement les arguments dont il a été tenu compte pour parvenir à la solution retenue et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par cette solution. Ce faisant, elle doit avoir égard au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui‑ci doit primer (Mennesson, précité, § 81 ; Mandet, précité, § 53 ; et L.D. et P.K. c. Bulgarie, précité, § 61).

c) Sur le droit des requérants au respect de leur vie privée

118.  La Cour note que, contrairement aux requérants dans d’autres affaires qu’elle a examinées par le passé, la première requérante ne se plaint pas de l’absence de reconnaissance de son changement de genre dans les documents officiels la concernant (voir, par exemple et parmi beaucoup d’autres, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], n28957/95, CEDH 2002‑VI), mais du refus des autorités d’indiquer son genre et ses prénoms actuels dans un acte officiel concernant son fils et du fait qu’il ne lui est proposé qu’une seule manière d’établir un lien de filiation juridique avec lui, qui consiste à effectuer une reconnaissance de paternité puis à se faire inscrire dans le registre des naissances en tant que père du requérant.

119.  La Cour relève que, selon l’intention du législateur allemand, l’ancien sexe et l’ancien prénom du parent transgenre devaient être indiqués non seulement en cas de naissance survenue avant que la reconnaissance du changement de genre du parent fût devenue définitive, mais aussi lorsque, comme en l’espèce, la conception ou la naissance de l’enfant était postérieure au changement de genre. En effet, le texte de l’article 11 § 1 de la loi TSG avait été explicitement modifié en ce sens au cours du processus législatif au motif que, selon les connaissances médicales d’alors, il n’était pas exclu que des personnes présumées incapables de procréer pussent néanmoins concevoir ou mettre au monde un enfant après une opération de changement de sexe (paragraphe 31 ci‑dessus).

120.  La Cour observe que la présente situation a été rendue possible notamment après que la Cour constitutionnelle fédérale, dans son arrêt du 11 janvier 2011 (paragraphes 41‑43 ci-dessus), eut déclaré contraires à la Loi fondamentale l’obligation, pour une personne désireuse d’obtenir une reconnaissance de changement de genre, de subir une opération chirurgicale, ainsi que la condition d’une stérilité irréversible. La juridiction constitutionnelle a en effet estimé que le droit des personnes transgenres à l’autodétermination l’emportait sur les raisons qui avaient amené le législateur à poser de telles conditions préalables à la reconnaissance d’un changement de genre. La Cour note que cet arrêt visait à renforcer les droits des personnes transgenres et à assurer leur protection à un niveau qu’elle a elle‑même demandé ultérieurement, comme découlant des obligations positives au regard de l’article 8 de la Convention (A.P., Garçon et Nicot, précité, § 135). Elle relève qu’il ressort de l’arrêt en question que la Cour constitutionnelle fédérale était consciente que des situations telles que celle de l’espèce étaient susceptibles de se produire dans le futur, mais qu’elle a estimé qu’il existait des possibilités légales de garantir que les enfants ayant un parent transgenre préserveraient leur rattachement à leur père et à leur mère (paragraphe 43 ci‑dessus).

121.  La Cour note que la Cour fédérale de justice a reconnu que le fait que la première requérante ne pouvait être inscrite dans le registre des naissances comme parent du requérant que sous son sexe d’origine était de nature à porter atteinte à la reconnaissance de son identité de genre. La haute juridiction a cependant rappelé que le droit à l’épanouissement de la personnalité était limité, entre autres, par les articles 1591 et 1592 du CC ainsi que par la première phrase de l’article 11 de la loi TSG (paragraphes 22, 23 et 30 ci‑dessus) telle qu’elle l’avait interprétée dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49-58 ci-dessus). Dans cet arrêt, qu’elle avait rendu quelques semaines avant de se prononcer dans la cause des présents requérants, la Cour fédérale de justice avait estimé que les droits du parent transgenre dans l’affaire dont elle était saisie devaient être mis en balance avec, d’une part, des intérêts publics, en particulier la cohérence de l’ordre juridique et la tenue de registres de l’état civil complets et exacts et, d’autre part, les droits et intérêts de l’enfant, notamment le droit de connaître ses origines, le droit à recevoir soins et éducation de ses deux parents et l’intérêt à faire l’objet dès sa naissance d’un rattachement juridique stable, fondé sur les fonctions dans le cadre de la procréation biologique, à une mère et à un père. Dans ce contexte, elle a souligné que la maternité et la paternité, en tant que catégories juridiques, n’étaient pas interchangeables et se distinguaient aussi bien par les conditions préalables à leur justification que par les conséquences juridiques qui en découlaient.

122.  En ce qui concerne les intérêts publics invoqués par la Cour fédérale de justice dans son arrêt du 6 septembre 2017, la Cour a admis dans le passé que la cohérence de l’ordre juridique pouvait revêtir une certaine importance dans la pesée des intérêts (Christine Goodwin, précité, §§ 86‑88 et 91 ; X, Y et Z c. Royaume‑Uni, 22 avril 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II ; et Rees c. Royaume‑Uni, 17 octobre 1986, §§ 43‑44, série A no 106). Elle a notamment reconnu que la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique, relèvent de l’intérêt public (Y.T. c. Bulgarie, no 41701/16, § 70, 9 juillet 2020 ; X et Y c. Roumanie, nos 2145/16 et 20607/16, § 158, 19 janvier 2021 ; A.P., Garçon et Nicot, précité, § 132 ; et S.V. c. Italie, précité, § 69). Dans ce contexte, elle relève aussi que, comme l’a souligné la Cour fédérale de justice dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci‑dessus), les transcriptions dans les registres de l’état civil revêtent une fonction de preuve particulière dans le système juridique allemand.

123.  Pour ce qui est des droits de l’enfant, la Cour note que les requérants affirment que leurs intérêts sont étroitement liés entre eux et que, partant, les limitations apportées aux droits des requérantes ne peuvent être justifiées par les intérêts prétendument opposés du requérant, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 101 ci‑dessus). À cet égard, la Cour rappelle d’une manière générale qu’un État peut, sans enfreindre l’article 8 de la Convention, adopter une législation régissant des aspects importants de la vie privée qui ne prévoit pas de mise en balance des intérêts concurrents dans chaque cas, mais qui édicte une règle à caractère absolu visant à promouvoir la sécurité juridique (S.H. et autres, précité, § 110, et Evans, précité, § 89; voir aussi l’Observation générale n14 du Comité des droits de l’enfant des Nations unies sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale, paragraphe 32, cité au paragraphe 67 ci‑dessus). Elle considère par ailleurs, sans mettre en question les droits parentaux (voir l’article 3 § 2 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant – paragraphe 66 ci‑dessus), que la Cour fédérale de justice n’était pas limitée à prendre en considération les intérêts du requérant tels qu’ils ont été présentés par les requérantes, mais devait, au contraire, les examiner d’une manière exhaustive et notamment tenir compte des conflits d’intérêts entre les requérants.

124.  Cela étant, la Cour note que, dans son arrêt du 6 septembre 2017, la Cour fédérale de justice a examiné la question de savoir si l’attribution aux parents d’un statut juridique sans lien avec leur fonction dans le cadre de la procréation biologique était de nature à porter atteinte aux droits fondamentaux de l’enfant. Par ailleurs, si les conclusions que la Cour fédérale de justice a formulées à cet égard dans sa décision de principe contiennent des considérations générales qui n’abordent pas explicitement les droits individuels de l’enfant, cela tient au fait que les juridictions nationales saisies par l’un des parents (ou les deux) et son (leur) enfant ne peuvent pas tenir compte uniquement des intérêts invoqués par le(s) parent(s), mais doivent donner la priorité à l’intérêt supérieur de l’enfant (voir notamment l’article 3 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant – paragraphe 66 ci‑dessus) et aussi prendre en considération les possibles intérêts futurs de celui‑ci, ainsi que les intérêts des enfants qui se trouvent dans une situation comparable et auxquels les dispositions législatives régissant l’affaire devant elle concernée s’appliquent également (voir aussi X, Y et Z c. Royaume‑Uni, précité, § 51).

125.  La Cour note qu’en l’espèce la divergence entre les intérêts des requérantes et ceux du requérant est naturellement apparue peu après la naissance de l’enfant, lorsqu’il a fallu déterminer quelles informations consigner dans le registre des naissances, autrement dit à un moment où le bien‑être du requérant ne pouvait être examiné de manière individualisée en raison de son bas âge. Par ailleurs, pour la Cour fédérale de justice, comme cela ressort de sa décision de principe, les intérêts de l’enfant se confondaient dans une certaine mesure avec l’intérêt général attaché à la fiabilité et à la cohérence de l’état civil ainsi qu’à la sécurité juridique (voir, mutatis mutandis, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 142).

126.  La Cour note que le droit de l’enfant de connaître ses origines, que la Cour fédérale de justice a mis en avant dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci‑dessus) pour limiter le droit à l’identité de genre du père de l’enfant, est également protégé par la Convention (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 54, CEDH 2002‑I ; Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 29, CEDH 2003‑III ; et Godelli c. Italie, no 33783/09, §§ 45‑46, 25 septembre 2012) et englobe notamment le droit d’établir les détails de sa filiation (Mennesson, précité, § 46, et Labassee, précité, § 38).

127.  La Cour relève aussi que la Cour fédérale de justice a souligné que le rattachement juridique de l’enfant à ses parents suivant leurs fonctions procréatrices respectives permettait à l’enfant d’être rattaché de manière stable et immuable à une mère et à un père qui ne changeraient pas, même dans l’hypothèse, que la haute juridiction a considérée dans sa décision de principe comme n’étant pas seulement théorique, où le parent transgenre demanderait l’annulation de la décision de changement de genre. Le Gouvernement a par ailleurs déclaré que ce rattachement de principe vise aussi à empêcher la gestation pour autrui, qui est prohibée en Allemagne (paragraphe 98 ci‑dessus), interdiction que la Cour a reconnue comme correspondant à un intérêt général légitime (Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, §§ 203‑204, 24 janvier 2017 ; Mennesson, précité, § 62 ; et Valdís Fjölnisdóttir et autres c. Islande, no 71552/17, § 65, 18 mai 2021).

128.  En ce qui concerne l’indication des anciens prénoms de la première requérante dans le registre des naissances, la Cour déduit des constats que la Cour fédérale de justice a livrés dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci-dessus) que cette indication correspondait au but visé par la seule possibilité prévue par la loi, à savoir l’inscription de la première requérante dans le registre des naissances en tant que père du requérant, et qu’elle servait par ailleurs à éviter à celui‑ci d’avoir à révéler que son parent est transgenre.

129.  Pour autant que les requérants arguent (paragraphe 91 ci‑dessus) que le droit d’un enfant de connaître sa filiation et l’intérêt des autorités publiques à garder une trace de la réalité biologique d’une fécondation par un parent transgenre pourraient être satisfaits par l’inscription de deux mères dans le registre des naissances, la Cour rappelle que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants. Il existe à cet égard différentes manières d’assurer le respect de la vie privée et la nature de l’obligation de l’État dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Odièvre, précité, § 46 ; Godelli, précité, § 65 ; Evans, précité, § 91 ; S.H. et autres c. Autriche, précité, § 106 ; et, mutatis mutandis, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 273, 8 avril 2021).

130.  La Cour observe par ailleurs que si la première requérante était inscrite en tant que père du requérant dans le registre des naissances, la présentation d’une copie de l’acte de naissance du requérant risquerait certes de révéler son identité transgenre, mais que la Cour fédérale de justice a indiqué dans son arrêt du 6 septembre 2017 (paragraphes 49‑58 ci‑dessus) qu’il était possible d’obtenir un extrait d’acte de naissance dépourvu de toute mention des parents. La haute juridiction a en outre précisé que seule un nombre restreint de personnes ayant généralement connaissance du caractère transgenre de l’intéressé, étaient habilitées à demander une copie intégrale de l’acte de naissance, toute autre personne devant faire valoir un intérêt légitime pour en obtenir une (voir, mutatis mutandis, Y. c. Pologne, précité, § 79, et S.W. et autres c. Autriche (déc.), no 1928/19, § 50, 6 septembre 2022).

131.  La Cour observe que les précautions susmentionnées sont de nature à réduire les désagréments auxquels la première requérante, notamment, pourrait être exposée en se trouvant contrainte de prouver sa qualité de parent vis‑à‑vis de son fils si elle venait à être inscrite dans le registre des naissances en tant que père. Elle note par ailleurs que les requérantes n’ont pas allégué qu’il leur fallait souvent présenter un acte de naissance complet du requérant lors de démarches administratives, ni qu’une version abrégée de l’acte ou un autre document étaient insuffisants pour les administrations et établissements concernés, dont certains en règle générale ont déjà connaissance du caractère transgenre d’une personne ou sont tenus de garder cette information confidentielle.

132.  Dès lors, eu égard, d’une part, au fait que le lien de filiation entre la première requérante et le requérant n’a pas été mis en cause en soi et au nombre limité de situations pouvant mener, lors de la présentation de l’acte de naissance du requérant, à la révélation de l’identité transgenre de la première requérante, si elle était inscrite en tant que père du requérant dans le registre des naissances, et, d’autre part, à la marge d’appréciation étendue dont dispose l’État défendeur (paragraphe 116 ci‑dessus), la Cour estime que les juridictions allemandes ont ménagé un juste équilibre entre les droits des requérantes, les intérêts du requérant, les considérations relatives au bien‑être de l’enfant et les intérêts publics.

d)  Conclusion

133.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Y c. France du 31 janvier 2023 requête no 76888/17

Le refus des autorités de remplacer la mention « sexe masculin » par la mention « sexe neutre » ou « intersexe » sur l’acte de naissance du requérant n’a pas violé l’article 8 de la Convention

Le requérant, qui est une personne biologiquement intersexuée, se plaint du rejet par les juridictions internes de sa demande tendant à ce que la mention « neutre » ou « intersexe » soit inscrite sur son acte de naissance à la place de celle « sexe masculin ». Examinant l’affaire au regard de l’obligation positive de l’État défendeur de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée, la Cour vérifie si ont été dûment mis en balance l’intérêt général et les intérêts de celui-ci. La Cour relève tout d’abord qu’un aspect essentiel de l’intimité de la personne se trouve au cœur même de l’affaire dans la mesure où l’identité de genre y est en cause et reconnaît que la discordance entre l’identité biologique du requérant et son identité juridique est de nature à provoquer chez lui souffrance et anxiété. La Cour reconnaît ensuite que les motifs tirés du respect du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, avancés par les autorités nationales pour refuser la demande du requérant, sont pertinents. Elle prend également en considération le motif tiré de ce que la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. Après avoir relevé que la cour d’appel a considéré qu’accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle et donc à exercer une fonction normative, qui relève en principe du pouvoir législatif et non du pouvoir judiciaire, la Cour note que le respect du principe de séparation des pouvoirs, sans lequel il n’y a pas de démocratie, se trouvait donc au cœur des considérations des juridictions internes. Reconnaissant que, même si le requérant précise qu’il ne réclame pas la consécration d’un droit général à la reconnaissance d’un troisième genre mais seulement la rectification de son état civil, faire droit à sa demande aurait nécessairement pour conséquence que l’État défendeur serait appelé, en vertu de ses obligations au titre de l’article 46 de la Convention, à modifier en ce sens son droit interne, la Cour considère qu’elle doit elle aussi faire preuve de réserve en l’espèce. En effet, lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national. Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question qui relève d’un choix de société. En l’absence de consensus européen en la matière, il convient donc de laisser à l’État défendeur le soin de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées, telles que le requérant, en matière d’état civil, en tenant dûment compte de la difficile situation dans laquelle elles se trouvent au regard du droit au respect de la vie privée en particulier du fait de l’inadéquation entre le cadre juridique et leur réalité biologique. La Cour conclut que l’État défendeur, compte tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, n’a pas méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée, et qu’il n’y a donc pas en violation de l’article 8 de la Convention.

Art 8 • Obligations positives • Refus des autorités nationales d’inscrire la mention « neutre » ou « intersexe » sur l’acte de naissance d’une personne intersexuée à la place de « masculin » • Discordance entre l’identité biologique et juridique du requérant source de souffrance et d’anxiété • Absence de consensus européen • Marge d’appréciation élargie • Importance des enjeux d’intérêt général • Choix de société à la discrétion de l’État défendeur devant déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées en matière d’état civil, compte tenu de leur situation difficile

LES FAITS

Le requérant est un ressortissant français, né en 1951 et réside à Strasbourg (France). Il est marié et son épouse et lui ont adopté un enfant. Le requérant, dont l’acte de naissance indique qu’il est « de sexe masculin », déclare être une personne intersexuée. Il produit des certificats médicaux dont il ressort que sa situation biologique intersexuée était établie dès ses premiers jours et qu’elle n’avait pas évolué lorsque, alors qu’il avait 63 ans, il a engagé une procédure interne pour demander le remplacement sur son acte de naissance de la mention « sexe masculin » par la mention « sexe neutre » ou, à défaut, « intersexe ».

Outre son « intersexuation biologique », le requérant fait état de son « intersexuation psychologique » et de son « intersexuation sociale ». Il indique que, malgré la mention, dans son acte de naissance, du sexe masculin, il a gardé une identité de genre intersexuée, ni homme, ni femme, et que jamais il ne s’est pensé autrement qu’intersexe. Par une requête du 12 janvier 2015, le requérant demanda au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Tours de saisir le président de cette juridiction afin qu’il remplace sur son acte de naissance la mention « sexe masculin » par la mention « sexe neutre » ou, à défaut, « intersexe ».

 Le président du tribunal de grande instance de Tours donna gain de cause au requérant par un jugement du 20 août 2015.

Saisie par la procureure générale près le tribunal de grande instance de Tours, la cour d’appel d’Orléans infirma le jugement du 20 août 2015 par un arrêt du 22 mars 2016.

Le 4 mai 2017, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant.

Article 8

La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, en rejetant la demande du requérant tendant à la modification de son état civil, sur le fondement du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, l’État défendeur a ou non méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée. La Cour relève tout d’abord qu’un aspect essentiel de l’intimité de la personne se trouve au cœur même de l’affaire dans la mesure où l’identité de genre y est en cause et reconnaît que la discordance entre l’identité biologique du requérant et son identité juridique, est de nature à provoquer chez lui souffrance et anxiété. La Cour vérifie ensuite si, au regard des motifs retenus par les juge internes et de ceux avancés par le Gouvernement, l’État défendeur a dûment mis en balance l’intérêt général et les intérêts du requérant. S’agissant de la mise en balance de l’intérêt général et des intérêts du requérant, la Cour relève en premier lieu qu’après avoir constaté que, sur le plan biologique, le requérant présentait depuis sa naissance une ambiguïté sexuelle, la cour d’appel d’Orléans a souligné qu’attribuer le sexe masculin ou le sexe féminin à un nouveau-né qui présente une telle ambiguïté fait encourir le risque d’une contrariété entre cette attribution et l’identité sexuelle vécue à l’âge adulte. Elle a ajouté que le juste équilibre qu’exige l’article 8 de la Convention « entre la protection de l’état des personnes qui est d’ordre public et le respect de la vie privée des personnes présentant une variation du développement sexuel » conduisait à devoir permettre à ces dernières d’obtenir soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que le sexe qui leur a été assigné soit modifié. Elle a cependant précisé qu’il n’en allait ainsi que lorsque le sexe assigné « n’est pas en correspondance avec leur apparence physique et leur comportement social ». Elle a ensuite rejeté la demande du requérant au motif que cette dernière condition n’était pas remplie, après avoir relevé qu’il présentait une apparence physique masculine, qu’il était marié et que son épouse et lui avaient adopté un enfant. En deuxième lieu, la Cour note que la cour d’appel d’Orléans a jugé « au surplus » qu’en l’état du droit français, accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle que « masculin » et « féminin », ce qui relèverait de l’appréciation non du juge mais du législateur dès lors qu’une telle reconnaissance soulève des questions biologiques, morales ou éthiques délicates. Pour sa part, la Cour de cassation a précisé que la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime, nécessaire à l’organisation sociale et juridique, et que la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français et impliquerait de nombreuses modifications législatives. Elle a ensuite jugé que la cour d’appel avait dûment déduit du fait que le requérant avait, aux yeux des tiers, l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin, conformément à l’indication portés dans son acte de naissance, que l’atteinte au droit au respect de la vie privée du requérant n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi.

La Cour se sépare d’un tel raisonnement en tant qu’il revient à faire primer l’apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. En tant qu’élément de la vie privée, l’identité d’une personne ne saurait se réduire à l’apparence que cette personne revêt aux yeux des autres. Il ressort néanmoins des autres motifs sur lesquels se sont fondées les juridictions internes qu’elles ont pleinement reconnu que l’attribution du sexe masculin ou du sexe féminin aux personnes qui, tel le requérant, sont biologiquement intersexuées, met en cause leur droit au respect à leur vie privée. Si elles ont estimé qu’il ne pouvait en résulter, en l’état du droit français, que le juge autorise l’inscription des personnes intersexuées à l’état civil dans une autre catégorie que « masculin » ou « féminin », c’est en considération de l’importance des enjeux d’intérêt général qui étaient en cause. La Cour reconnaît que les motifs tirés du respect du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, avancés par les autorités nationales, sont pertinents. Par ailleurs, elle prend en considération le motif retenu par la Cour de cassation selon lequel la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. La Cour relève aussi que la cour d’appel d’Orléans a considéré qu’accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle et donc à exercer une fonction normative, qui relève en principe du pouvoir législatif et non du pouvoir judiciaire. Le respect du principe de séparation des pouvoirs, sans lequel il n’y a pas de démocratie, se trouvait donc au cœur des considérations des juridictions internes. La Cour considère, qu’elle doit elle aussi, pour sa part, faire preuve en l’espèce de réserve. Elle reconnaît que, même si le requérant précise qu’il ne réclame pas la consécration d’un droit général à la reconnaissance d’un troisième genre mais seulement la rectification de son état civil afin qu’il reflète la réalité de son identité, faire droit à sa demande et déclarer que le refus d’inscrire la mention « neutre » ou « intersexe » sur son acte de naissance à la place de « masculin » est constitutif d’une violation de l’article 8, aurait nécessairement pour conséquence que l’État défendeur serait appelé, en vertu de ses obligations au titre de l’article 46 de la Convention, à modifier en ce sens son droit interne. Or, lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national. Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question qui relève d’un choix de société. De plus, en l’absence de consensus européen en la matière, il convient de laisser à l’État défendeur le soin de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées, telles que le requérant, en matière d’état civil, en tenant dûment compte de la difficile situation dans laquelle elles se trouvent au regard du droit au respect de la vie privée. Elle rappelle sur ce point que la Convention est un instrument vivant, qui doit toujours s’interpréter et s’appliquer à la lumière des conditions actuelles, et que la nécessité de mesures juridiques appropriées doit donc donner lieu à un examen constant eu égard, notamment, à l’évolution de la société et de l’état des consciences. Compte tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, la Cour conclut que l’État défendeur n’a pas méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée, et qu’il n’y a donc pas en violation de l’article 8 de la Convention.

Le juge Mits a exprimé une opinion concordante et la juge Šimáčková une opinion dissidente. Le texte de ces opinions est joint à l’arrêt.

CEDH

a)  Sur la question de savoir si l’affaire concerne une obligation négative ou une obligation positive

69.  À l’instar du Gouvernement, la Cour considère qu’il y a lieu d’examiner l’affaire sous l’angle de l’obligation positive des États parties à la Convention de garantir aux personnes relevant de leur juridiction le respect effectif de leur vie privée plutôt que sous l’angle de leur obligation de ne pas s’ingérer dans l’exercice de ce droit. Elle relève en effet que le grief tiré de l’article 8 ne tend pas à se plaindre d’un acte d’une autorité publique à l’encontre du requérant mais à dénoncer une lacune du droit français qui aurait entraîné une situation attentatoire à sa vie privée.

70.  Elle rappelle à cet égard, mutatis mutandis, qu’elle a procédé ainsi dans plusieurs affaires relatives à l’identité de genre de personnes transgenres (voir X et Y c. Roumanie, précité, § 145, Y.T. c. Bulgarie, précité, § 61, X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, n29683/16, § 65, 17 janvier 2019, S.V. c. Italie, no 55216/08, § 60, 11 octobre 2018, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 99, Hämäläinen, précité, § 64, Christine Goodwin, précité, § 71, et Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, 30 juillet 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).

b) Principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État

71.  Les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle (voir, par exemple, Hämäläinen, précité, § 65, ainsi que les références qui y sont indiquées).

72.  La notion de « respect », qui figure à l’article 8, manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; du fait de la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les États contractants, ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre. Néanmoins, la Cour a identifié une série d’éléments pertinents pour l’appréciation du contenu des obligations positives incombant aux États. Certains de ces éléments concernent le requérant, par exemple l’importance de l’intérêt en jeu ou la mise en cause de « valeurs fondamentales » ou d’« aspects essentiels » de sa vie privée, ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l’ordre interne revêtant une grande importance pour l’appréciation à effectuer sous l’angle de l’article 8. D’autres éléments concernent l’impact sur l’État en cause de l’obligation positive alléguée, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de cette obligation ou l’ampleur de la charge que l’obligation ferait peser sur lui (voir, par exemple, Hämäläinen, précité, § 66, ainsi que les références qui y sont indiquées).

73.  Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Pour déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte. En revanche, la marge d’appréciation est plus large lorsqu’il n’existe pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates. La marge d’appréciation est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (voir, par exemple, Hämäläinen, précité, § 67, ainsi que les références qui y sont indiquées).

74  Il faut en effet rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir, par exemple, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005‑IX).

c) Application en l’espèce des principes généraux

  1. Sur la marge nationale d’appréciation

75.  La Cour relève, tout d’abord, qu’un aspect essentiel de l’intimité de la personne se trouve au cœur même de la présente affaire dans la mesure où l’identité de genre y est en cause, le requérant dénonçant une discordance entre son identité biologique et son identité juridique. Elle rappelle à ce titre qu’elle a souligné, dans d’autres contextes, que « la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 » (voir A.P., Garçon et Nicot, précité, § 123, Schlumpf c. Suisse, no 29002/06, § 100, 8 janvier 2009, Van Kück c. Allemagne, no 35968/97, § 69, CEDH 2003‑VII, et Pretty c. Royaume-Uni, n2346/02, § 61, CEDH 2002‑III) et que le droit à l’identité sexuelle et à l’épanouissement personnel est un aspect fondamental du droit au respect de la vie privée (voir, précités, A.P., Garçon et Nicot, ibidem, et Van Kück, § 75).

76.  De tels enjeux militent en faveur d’une marge d’appréciation restreinte (comparer mutatis mutandis avec A.P., Garçon et Nicot, précité, §§ 122-125).

77.  Néanmoins la Cour constate ensuite que les questions en litige portent sur un sujet de société qui se prête au débat voire à la controverse, de nature à susciter de profondes divergences dans un État démocratique. Elle relève par ailleurs qu’il ressort de l’étude de droit comparé qu’elle a réalisée et qui couvre trente-sept États parties autres que la France, que la grande majorité de ces États prévoit la spécification du genre sur les certificats de naissance ou les documents d’identification, sans donner la possibilité d’opter pour l’inscription d’un autre marqueur de genre que « masculin » ou « féminin » (paragraphes 34-37 ci-dessus). Même s’il apparaît que la question de la reconnaissance non binaire du genre a récemment été ou est à l’étude dans certains d’entre eux (paragraphe 38 ci-dessus), il en résulte qu’il n’existe pas, à la date du présent arrêt, de consensus européen en la matière.

78.  En outre, la Cour reconnaît que des intérêts publics sont en jeu. Elle note sur ce point qu’à la nécessité de préserver l’organisation sociale et juridique française retenue par la Cour de cassation, le Gouvernement ajoute celle de préserver le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de garantir la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil. Elle rappelle qu’elle reconnaît pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique, relèvent de l’intérêt général (voir en particulier, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 132).

79.  Enfin, il convient, pour la détermination de l’ampleur de la marge d’appréciation dont dispose l’État défendeur, de tenir compte de la circonstance que sont en cause, dans la présente affaire, des obligations positives, et que, dès lors, il ne s’agit pas d’apprécier la « nécessité, dans une société démocratique », d’une ingérence dans l’exercice d’un droit ou d’une liberté, mais d’adopter, eu égard au contexte interne, des mesures de nature à en garantir le respect effectif.

80.  De l’ensemble de ces considérations, la Cour déduit que, dans les circonstances de l’espèce, l’État défendeur jouissait d’une marge d’appréciation élargie en ce qui concerne la mise en œuvre de son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée.

  1. Sur la mise en balance des intérêts en présence

81.  La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, en rejetant la demande du requérant tendant à la modification de son état civil, sur le fondement du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, l’État défendeur, compte-tenu de la marge d’appréciation élargie dont il disposait, a ou non méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée. À ce titre, la Cour doit vérifier si, au regard des motifs retenus par les juge internes et de ceux avancés par le Gouvernement, l’État défendeur a dûment mis en balance l’intérêt général et les intérêts du requérant.

82.  En ce qui concerne les intérêts du requérant, d’une part, la Cour rappelle que, comme précédemment indiqué, il existe une discordance entre son identité biologique, dont il revendique la reconnaissance, et l’identité juridique masculine qui lui a été attribuée (paragraphe 42-43 ci-dessus).

83.  Elle ne doute pas que cette discordance entre l’identité biologique du requérant et son identité juridique, est de nature à provoquer chez lui souffrance et anxiété. Cela ressort non seulement de ses déclarations mais aussi des témoignages qu’il produit. La Cour relève en particulier celui du psychopraticien du requérant qui, évoquant une « blessure identitaire », souligne que, « depuis toujours, il est contraint de dissimuler sa réalité physiologique aux yeux de ses concitoyens et de vivre en s’abritant derrière une identité d’emprunt », qu’il « souffre de « devoir faire semblant d’être un homme », et qu’il « vit ainsi depuis toujours avec l’indicible souffrance d’être exclu, de ne faire jamais partie de notre société en tant que ce qu’il est, le troisième genre » (paragraphe 11 ci-dessus).

84.  En ce qui concerne, d’autre part, l’intérêt général invoqué par l’État défendeur, la Cour relève que la Cour de cassation a considéré que la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil est un élément fondateur de l’organisation sociale et juridique française, et que la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination (paragraphe 16 ci-dessus). Le Gouvernement invoque en outre la nécessité de préserver le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de garantir la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil (paragraphe 57 ci-dessus).

85.  S’agissant de la mise en balance de l’intérêt général et des intérêts du requérant, la Cour relève en premier lieu qu’après avoir constaté que, sur le plan biologique, le requérant présentait depuis sa naissance une ambiguïté sexuelle, la cour d’appel d’Orléans a souligné qu’attribuer le sexe masculin ou le sexe féminin à un nouveau-né qui présente une telle ambiguïté, en contradiction avec les constatations médicales selon lesquelles le sexe ne peut être déterminé de façon univoque, fait encourir le risque d’une contrariété entre cette attribution et l’identité sexuelle vécue à l’âge adulte. Elle a ajouté que le juste équilibre qu’exige l’article 8 de la Convention « entre la protection de l’état des personnes qui est d’ordre public et le respect de la vie privée des personnes présentant une variation du développement sexuel » conduisait à devoir permettre à ces dernières d’obtenir soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que le sexe qui leur a été assigné soit modifié. Elle a cependant précisé qu’il n’en allait ainsi que lorsque le sexe assigné « n’est pas en correspondance avec leur apparence physique et leur comportement social ». Elle a ensuite rejeté la demande du requérant au motif que cette dernière condition n’était pas remplie, après avoir relevé qu’il présentait une apparence physique masculine, qu’il était marié et que son épouse et lui avaient adopté un enfant.

86.  En deuxième lieu, la Cour note que la cour d’appel d’Orléans a jugé « au surplus » qu’en l’état du droit français, accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle que « masculin » et « féminin », ce qui relèverait de l’appréciation non du juge mais du législateur dès lors qu’une telle reconnaissance soulève des questions biologiques, morales ou éthiques délicates, et que « les personnes présentant une variation du développement sexuel doivent être protégées pendant leur minorité de stigmatisations, y compris de celles que pourrait susciter leur assignation dans une nouvelle catégorie ».

87.  Pour sa part, ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, la Cour de cassation a précisé que la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur, et que la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. Elle a ensuite jugé que la cour d’appel avait dûment déduit du fait que le requérant avait, aux yeux des tiers, l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin, conformément à l’indication portés dans son acte de naissance, que l’atteinte au droit au respect de la vie privée du requérant n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi.

88.  La Cour se sépare d’un tel raisonnement en tant qu’il revient à faire primer l’apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. Il procède en effet à une confusion entre la notion d’identité et la notion d’apparence, alors qu’en tant qu’élément de la vie privée, l’identité d’une personne ne saurait se réduire à l’apparence que cette personne revêt aux yeux des autres. Au cas d’espèce, il ignore en outre la réalité du parcours de vie du requérant qui, désigné à la naissance comme appartenant au sexe masculin et ayant en conséquence été socialement identifié comme tel, n’a eu d’autre possibilité, selon les termes de son psychopraticien, que de « faire semblant d’être un homme », et dont la virilisation partielle et tardive de l’apparence physique ne résulte pas de son choix mais du fait que, souffrant d’ostéoporose, il s’est vu, compte tenu de l’attribution qui lui avait été faite du genre masculin, administrer un traitement à base de testostérone prévu pour les hommes (paragraphe 5 ci-dessus).

89.  Il ressort néanmoins des autres motifs sur lesquels se sont fondées les juridictions internes qu’elles ont pleinement reconnu que l’attribution du sexe masculin ou du sexe féminin aux personnes qui, tel le requérant, sont biologiquement intersexuées, met en cause leur droit au respect de leur vie privée. Si elles ont estimé qu’il ne pouvait en résulter, en l’état du droit français, que le juge autorise l’inscription des personnes intersexuées à l’état civil dans une autre catégorie que les catégories « masculin » ou « féminin », comme le demandait le requérant, c’est en considération de l’importance des enjeux d’intérêt général qui étaient en cause. À ce titre, la Cour reconnaît que les motifs tirés du respect du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, avancés par les autorités nationales, sont pertinents (voir, en particulier, A.P., Garçon et Nicot précités, § 132). Par ailleurs, la Cour prend en considération le motif retenu par la Cour de cassation selon lequel la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. Elle note à ce titre que le rapport d’information du Sénat intitulé « variations du développement sexuel : lever un tabou, lutter contre la stigmatisation et les exclusions », qui examine notamment les « enjeux et défis posés à l’ordre juridique français par l’éventuel reconnaissance d’un « sexe neutre » ou « indéterminé » », souligne qu’une telle reconnaissance entraînerait de profondes répercussions juridiques, sur le droit de la famille, de la filiation, de la procréation, et de l’égalité femme-homme, et conclut que, s’il est indispensable de garantir le droit au respect de la vie privée des personnes intersexuées, toute réforme de leur statut juridique devrait exiger une réflexion approfondie (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour relève aussi que la cour d’appel d’Orléans a considéré qu’accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle et donc à exercer une fonction normative, qui relève en principe du pouvoir législatif et non du pouvoir judiciaire. Le respect du principe de séparation des pouvoirs, sans lequel il n’y a pas de démocratie, se trouvait donc au cœur des considérations des juridictions internes.

90.  Pour sa part, la Cour considère, qu’elle doit elle aussi faire preuve en l’espèce de réserve. Elle reconnaît en effet que, même si le requérant précise qu’il ne réclame pas la consécration d’un droit général à la reconnaissance d’un troisième genre mais seulement la rectification de son état civil de manière à ce qu’il reflète la réalité de son identité (paragraphe 50 ci-dessus), faire droit à sa demande et déclarer que le refus d’inscrire la mention « neutre » ou « intersexe » sur son acte de naissance à la place de « masculin » est constitutif d’une violation de l’article 8, aurait nécessairement pour conséquence que l’État défendeur serait appelé, en vertu de ses obligations au titre de l’article 46 de la Convention, à modifier en ce sens son droit interne. Or, comme la Cour l’a rappelé au paragraphe 74 ci‑dessus, lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national. Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question qui relève d’un choix de société (comparer, mutatis mutandis, avec S.A.S. c. France [GC], n43835/11, §§ 153-154, CEDH 2014 (extraits)).

91.  A fortiori en l’absence de consensus européen en la matière, il convient donc de laisser à l’État défendeur le soin de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées, tel que le requérant, en matière d’état civil, en tenant dûment compte de la difficile situation dans laquelle elles se trouvent au regard du droit au respect de la vie privée en particulier du fait de l’inadéquation entre le cadre juridique et leur réalité biologique. Elle rappelle sur ce point que la Convention est un instrument vivant, qui doit toujours s’interpréter et s’appliquer à la lumière des conditions actuelles, et que la nécessité de mesures juridiques appropriées doit donc donner lieu à un examen constant eu égard, notamment, à l’évolution de la société et de l’état des consciences (comparer avec Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, § 47, série A no 106).

92.  Au bénéfice de l’ensemble des considérations qui précèdent et compte tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, la Cour conclut que l’État défendeur n’a pas méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée, et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

  1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

  2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE ŠIMÁČKOVÁ

1.  Je regrette de ne pouvoir souscrire au constat par la majorité de la non‑violation des droits du requérant. À mon avis l’on ne peut pas faire abstraction de la situation concrète d’un être humain concret – ici, le requérant et ses conditions de vie. Nous nous penchons sur les humiliations et les souffrances physiques subies par un être humain né avec un corps qui ne présente des caractères sexués ni féminins ni masculins. Pour cette raison, et pour que son corps ressemble davantage à un corps masculin, le requérant a été soumis à une médication. Et l’État l’a amené, par le biais de sa réglementation, à ce qu’il se déclare homme, alors que ni son corps ni ses sentiments n’y correspondaient. Et quels sont les arguments de l’État ? Tu n’es né ni homme ni femme, certes, mais la loi ne le permet pas. C’est pourquoi tu dois adapter ton corps (même si tu en souffriras) et ton âme (même si tu te sentiras humilié) pour correspondre aux lois adoptées par l’État. Je trouve cette ingérence tellement grave qu’elle emporte selon moi violation du droit du requérant au respect de sa vie privée.

2.  Je comprends entièrement les raisons qui ont amené mes collègues à ne pas accueillir les prétentions du requérant. Je comprends notamment l’argument tiré de l’absence d’un consensus européen sur cette question ou celui tiré de l’impossibilité de déceler une tendance claire en faveur des personnes non binaires, et donc, de manière générale, les préoccupations concernant la légitimité de cette décision. L’argument tiré du devoir de réserve d’une cour internationale, qui reflète les moyens de droit interne reposant sur la séparation des pouvoirs, est également très puissant.

3.  En ce qui concerne la conclusion selon laquelle il n’incombe pas à la Cour mais au législateur de réglementer les droits des personnes intersexuées, ma position est qu’il faudrait se pencher davantage sur l’histoire personnelle spécifique du requérant et prendre en compte le fait que la problématique qui est soulevée est rare et ne concerne pas un groupe de personnes d’une importance telle qu’elle aurait une pertinence politique. Il faut souligner également que, en l’espèce, nous ne cherchons pas une solution globale à la question de la non-binarité mais seulement une réponse à la question de savoir si les pouvoirs publics devraient respecter une réalité biologique créée naturellement et l’état psychique d’une personne intersexuée concrète.

4.  Bien que l’argument principal en faveur de la nécessité, largement mise en avant, de la binarité des sexes dans l’ordre juridique repose sur un accord avec la nature et la tradition, la présente affaire montre justement qu’un tel accord n’existe pas toujours. Notre requérant a été naturellement créé comme une personne que ses caractéristiques biologiques et psychiques ne permettent d’identifier ni comme un homme ni comme une femme. La tradition de reconnaissance des personnes intersexuées peut se retrouver même dans le passé lointain : dans la mythologie grecque antique Hermaphrodite est le fils de Hermès (Mercure en mythologie romaine) et d’Aphrodite (Vénus), évoqué aussi par Ovide ; au XIIème siècle le Decretum Gratiani mentionne le cas des hermaphrodites. Au XVIIème siècle le juriste et juge anglais Edward Coke (Lord Coke) traite dans ses Institutes of the Lawes of England des droits de succession des dits hermaphrodites ou androgynus. Il existe dans l’histoire des personnes intersexuées célèbres qui ont abordé ce sujet, par exemple le général vietnamien Lê Văn Duyêt (XVIII-XIXème siècle) qui a contribué à unifier le Vietnam ; Gottlieb Göttlich, connu au XIXème siècle en Allemagne comme étant un cas médical itinérant ; et Levi Suydam, une personne intersexuée aux USA du XIXème siècle dont la capacité à participer aux élections réservées seulement aux hommes fit l’objet de discussions. Dans le domaine de la philosophie française les droits des personnes intersexuées ont été traités par Michel Foucault (voir Les Anormaux, Cours au Collège de France 1974-1975, publiés en 1999). Il existe donc une tradition historique de reconnaissance des besoins, intérêts et droits des personnes intersexuées. Récemment, nous avons eu l’occasion de connaître les tristes destins de personnes qui avaient été forcées de se conformer à une perception binaire du genre, même si ni leur corps ni leur âme n’y correspondaient (voir, par exemple, Davis, G. Contesting intersex : The dubious diagnosis, New York University Press, 2015).

5.  En effet, la présente affaire a pour origine non pas un acte contre nature, mais au contraire, une simple réaction à la réalité telle qu’elle a été créée : celle d’une personne qui à la fois possède des caractéristiques biologiques particulières mais qui, dans le même temps ne supporte pas, même psychologiquement, d’être placée dans une seule « case » créée par la loi.

6.  En l’espèce, la Cour aurait dû se contenter de répondre à la problématique née de la situation spécifique du requérant, dans un pays spécifique, et de la solution juridique et des arguments spécifiques que ce pays a avancés.

7.  Cette approche plus restreinte pourrait se justifier par un argument supplémentaire. Dans la loi française, je vois une reconnaissance de la possibilité, pendant une courte période, de ne faire aucune mention du sexe sur l’acte de naissance (voir paragraphes 18-20 de l’arrêt). La loi française admet donc, dans cette mesure limitée, qu’il existe des personnes qui n’ont aucun des deux sexes inscrit sur leur acte de naissance.

8.  L’obligation de déclarer l’appartenance à un sexe particulier touche à un aspect central et sensible de la vie personnelle du requérant en tant qu’être humain et rend cette caractéristique personnelle très visible aux yeux du public. Par conséquent, l’État doit également veiller à ce que les informations relatives au sexe reflètent l’identité sexuelle individuelle d’une personne avec ses caractéristiques biologiques et psychiques spécifiques. En outre, dans le cas des personnes intersexuées, il arrive encore qu’elles subissent des souffrances inutiles dans leur enfance par le biais d’une série d’opérations et d’une médication constante sans aucun bénéfice réel pour leur qualité de vie (ce dont nous avons été récemment informés dans le contexte de l’affaire M. c. France, no 42821/18, § 62). Par conséquent, afin de prévenir ces mauvais traitements, l’intersexualité doit être reconnue comme une option officielle afin de protéger les personnes des pratiques décrites.

9.  Au cœur de l’argumentation juridique se trouve la question de savoir si le fait de délivrer à une personne intersexuée des documents correspondant à son corps et à son état psychique mental (c’est-à-dire des documents qui n’insisteront pas sur son identification au sexe masculin ou féminin) est une obligation positive de l’État ou si, à l’inverse, insister pour qu’une personne ait de faux documents qui ne reflètent ni la réalité ni le droit à l’autodétermination est une violation d’une obligation négative de l’État. Même en tenant compte du fait que l’existence d’une binarité nécessaire dans le système juridique implique la pratique d’opérations chirurgicales mutilantes dans l’enfance et une médication à vie (c’est l’obligation de prendre des médicaments à base de testostérone qui a causé au requérant un préjudice important à sa santé), le devoir de reconnaître la neutralité du genre doit être considéré en l’espèce comme un devoir de ne pas s’ingérer dans la vie privée de la personne concernée (similaire aux cas des personnes transgenres). C’est précisément parce que je ne partage pas la conviction qu’il s’agit d’une obligation positive de l’État, mais que j’y vois une obligation négative de l’État de ne pas s’ingérer, que je ne peux pas non plus être d’accord avec la conclusion selon laquelle l’État dispose d’une large marge d’appréciation dans cette affaire.

10.  Pour conclure, j’estime que la Cour n’aurait pas dû en l’espèce permettre la perpétuation de la souffrance d’une personne que l’État a mise de force dans une case qui ne convient ni à son corps ni à son âme.

P.H. c. BULGARIE du 27 septembre 2022 Requête n° 46509/20

Art 8 non reconnaissance de la transsexualité : L’absence de mise en balance des intérêts individuels de la requérante avec l’intérêt public, dans un contexte de pratique divergente de la haute juridiction bulgare démontre, à l’instar de l’affaire Y.T. c. Bulgarie, précitée, une rigidité de raisonnement sur la reconnaissance de l’identité sexuelle. En l’espèce, cette rigidité a placé la requérante, pendant une période déraisonnable et continue, dans une situation perturbante lui inspirant inutilement des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, §§ 77‑78, CEDH 2002-VI, et Y.T. c. Bulgarie, précité, § 72).

La Cour note, par ailleurs, que la procédure de décision interprétative dans le domaine du changement légal du sexe est toujours pendante devant la CSC (paragraphe 6 ci-dessus). Elle rappelle à cet égard la nécessité de se référer aux recommandations émises par des organes internationaux, notamment le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi que le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de sexe, parmi lesquelles se trouve la recommandation faite aux États visant à permettre le changement de nom et de sexe dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible (Y.T. c. Bulgarie, précité, § 73).

LA CEDH

8.  La Cour note d’emblée que l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce (Y.T. c. Bulgarie, no 41701/16, §§ 38-39, 9 juillet 2020, avec les références qui s’y trouvent citées).

9.  Elle constate ensuite qu’il convient de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement. Celui-ci plaide, premièrement, que la requérante aurait dû formuler une demande de dommages et intérêts sur le fondement de l’article 2c, alinéa 1, point 2 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages, qui prévoit une action en réparation pour les dommages causés par des violations graves au droit de l’Union européenne. La Cour observe que la requérante se plaint, sur le terrain de l’article 8 de la Convention, du refus des autorités bulgares de reconnaître juridiquement son changement de sexe. Or le Gouvernement, qui a formulé en termes vagues cette branche de l’exception, n’a pas précisé s’il existait des dispositions du droit de l’Union européenne dont cette situation aurait emporté violation. La Cour estime dès lors que la requérante n’était pas tenue d’utiliser le recours suggéré. Le Gouvernement soutient, deuxièmement, que la requérante aurait pu obtenir le redressement de ses griefs en engageant la procédure prévue par la loi sur la protection contre la discrimination. Or la requérante n’a pas invoqué devant la Cour l’article 14 de la Convention. Il ne peut donc pas lui être reproché de ne pas avoir exercé cette voie de droit. La Cour rejette dès lors l’exception de non-épuisement du Gouvernement.

10.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

11.  La Cour juge approprié d’examiner les allégations liées au refus de reconnaissance du changement de sexe de la requérante sous l’angle des obligations positives qu’a l’État de garantir le respect de l’identité sexuelle des individus (Y.T. c. Bulgarie, précité, § 61, avec les références qui s’y trouvent citées).

12.  Les principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives de l’État en la matière ont été résumés dans l’arrêt Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, §§ 65-67, CEDH 2014, avec les références citées). Par ailleurs, dans l’arrêt Y.T. c. Bulgarie (précité), la Cour a conclu qu’en refusant de reconnaître légalement la réassignation de sexe du requérant sans avancer pour cela de motivation suffisante et pertinente et sans expliquer pourquoi dans d’autres affaires jugées par des tribunaux nationaux une telle réassignation avait été reconnue, les autorités internes avaient porté une atteinte injustifiée au droit du requérant au respect de sa vie privée (arrêt précité, §§ 69-74).

13.  Tout comme dans l’affaire Y.T. c. Bulgarie (précitée), la question principale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, compte tenu de la marge d’appréciation dont elle disposait, la Bulgarie a ménagé un juste équilibre dans la mise en balance de l’intérêt général avec l’intérêt privé qu’avait la requérante à obtenir la modification de son état civil. À cet égard, la Cour observe que, même s’il ressort des affirmations de la requérante comme du raisonnement des juridictions internes que la législation applicable ne permettait pas le changement de sexe (paragraphes 1, 3 et 4 ci-dessus), le cadre légal tel qu’il existait et qu’il a été appliqué en l’espèce a permis à l’intéressée d’introduire et de faire examiner sa demande en ce sens (pour un exposé du droit interne applicable, voir Y.T. c. Bulgarie, précité, §§ 15-18 et 24-30, ainsi que paragraphe 6 ci-dessus 66). Elle est donc appelée à déterminer si le refus de la part des juridictions internes de faire droit à la demande de la requérante visant la modification de son état civil a constitué une atteinte disproportionnée au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée.

14.  Elle note que les juridictions internes ont constaté que le sexe revendiqué de la requérante ne correspondait pas à son sexe biologique (paragraphes 3 et 4 ci-dessus). Le tribunal régional a toutefois refusé, dans sa décision définitive infirmant la décision de première instance, d’autoriser la modification de l’état civil de l’intéressée. La Cour rappelle que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, de l’exigence de sécurité juridique relève de l’intérêt général et justifie la mise en place de procédures rigoureuses dans le but notamment de vérifier les motivations profondes d’une demande de changement légal d’identité (voir, mutatis mutandis, A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, § 142, 6 avril 2017, S.V. c. Italie, no 55216/08, § 69, 11 octobre 2018, et Y.T. c. Bulgarie, précité, § 70).

15.  La Cour observe que le tribunal de district a fait droit à la demande de la requérante à la suite d’une analyse de sa situation individuelle et de ses motivations, en appliquant le droit interne à la lumière de l’article 8 de la Convention (paragraphe 3 ci-dessus), ce qui semble correspondre à une pratique répandue parmi les juridictions de première et de deuxième instance (Y.T. c. Bulgarie, précité, §§ 24-30). Elle constate néanmoins que, lorsque le tribunal régional a annulé cette décision et rejeté les prétentions de la requérante, il n’a accordé aucun poids aux motivations de l’intéressée : il a simplement estimé que l’on ne pouvait pas considérer juridiquement qu’une personne fut du sexe opposé à celui dont elle présentait les caractéristiques physiologiques à la naissance, que l’aspiration socio‑psychologique d’un individu ne pouvait à elle seule motiver une modification de l’état civil, et que le droit interne ne permettait pas d’interpréter la notion de sexe autrement que comme un état biologique constaté à la naissance (paragraphe 4 ci‑dessus). Ainsi, tout en constatant, sur la base des certificats médicaux, que la requérante s’était engagée dans un parcours de transition sexuelle modifiant son apparence physique et qu’elle se définissait comme une personne de sexe féminin depuis plusieurs années, il a estimé en substance que l’intérêt général exigeait de ne pas permettre le changement juridique du sexe (paragraphe 4 ci-dessus). Il n’a nullement développé son raisonnement quant à la nature exacte de cet intérêt général, mais s’est borné à invoquer la base légale existante et les traditions chrétiennes bulgares. Il n’a pas véritablement mis en balance, dans le respect de la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales, l’intérêt général d’une part, et le droit de la requérante à la reconnaissance de son identité sexuelle d’autre part. Dans ces conditions, la Cour ne peut conclure qu’il ait justifié par des raisons solides d’intérêt général son refus de mettre en adéquation les données pertinentes des registres civils avec l’état féminin éprouvé par la requérante.

16.  La Cour relève que la CSC a déclaré le pourvoi de la requérante non admissible, estimant que le refus du tribunal régional était conforme à sa jurisprudence récente, s’appuyant notamment sur une seule décision adoptée en 2019 et affirmant l’impossibilité de modifier juridiquement le sexe d’une personne (paragraphe 5 ci-dessus). Toutefois, il apparaît à la Cour que la CSC a rendu au moins cinq décisions allant dans le sens de la reconnaissance juridique de la réassignation sexuelle, dont trois sont postérieures à celle citée par la CSC (paragraphes 5 et 6 ci-dessus). Par la suite, la CSC a relevé l’incohérence dans ses propres décisions et a ouvert une procédure de décision interprétative le 27 avril 2020, soit quatorze jours seulement après la décision de non admission du pourvoi rendue en l’espèce (paragraphe 6 ci‑dessus). La Cour note ainsi que la CSC a pris sa décision à l’égard de l’intéressée dans un climat de jurisprudence divergente au sein de cette haute juridiction et que la requérante peut légitimement prétendre pâtir de cette situation. La Cour remarque par ailleurs que, formulant une obiter dicta qui parait contredire sa propre conclusion de non admission du pourvoi de l’intéressée, la CSC a indiqué que même si celui-ci devait être examiné, la modification physiologique de ses caractéristiques sexuelles n’était pas acquise de manière définitive et objective et que la reconnaissance juridique du changement de son sexe était donc prématurée (paragraphe 5 ci-dessus). Cependant, cette observation de la CSC n’apporte pas non plus une analyse de la situation individuelle de la requérante et, en tout état de cause, elle semble outrepasser ses compétences dans la procédure d’admission du pourvoi qui n’a pas pour objet d’examiner les circonstances factuelles, ni les preuves concrètes de l’espèce. Partant, cette observation de la CSC n’ayant pas été décisive en l’espèce et n’ayant pas permis l’examen de l’affaire en cassation, elle ne change en rien l’analyse qui précède (paragraphes 13-15 ci‑dessus) et la Cour n’estime pas nécessaire de s’y pencher plus avant.

17.  L’absence de mise en balance des intérêts individuels de la requérante avec l’intérêt public, dans un contexte de pratique divergente de la haute juridiction bulgare démontre, à l’instar de l’affaire Y.T. c. Bulgarie, précitée, une rigidité de raisonnement sur la reconnaissance de l’identité sexuelle. En l’espèce, cette rigidité a placé la requérante, pendant une période déraisonnable et continue, dans une situation perturbante lui inspirant inutilement des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, §§ 77‑78, CEDH 2002-VI, et Y.T. c. Bulgarie, précité, § 72).

18.  La Cour note, par ailleurs, que la procédure de décision interprétative dans le domaine du changement légal du sexe est toujours pendante devant la CSC (paragraphe 6 ci-dessus). Elle rappelle à cet égard la nécessité de se référer aux recommandations émises par des organes internationaux, notamment le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi que le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de sexe, parmi lesquelles se trouve la recommandation faite aux États visant à permettre le changement de nom et de sexe dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible (Y.T. c. Bulgarie, précité, § 73).

19.  Ces éléments suffisent pour conclure qu’en refusant de reconnaître juridiquement le sexe revendiqué de la requérante sans avancer pour cela de motivation suffisante et pertinente, le tribunal régional a porté une atteinte injustifiée au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée.

20.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

A.M. et autres c. Russie du 6 juillet 2021 requête no 47220/19

Art 8 : Violations manifestes en raison de la suppression des droits de visite d’un parent subissant un changement de sexe

Violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme, et Violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8.

L’affaire concerne une décision de justice mettant fin aux droits de visite de A.M. à l’égard de ses enfants parce qu’elle était alors en cours de réassignation sexuelle. La Cour juge en particulier qu’il n’y a pas eu de preuve d’un préjudice potentiel pour les enfants du fait de la réassignation. En outre, elle estime que la décision était clairement fondée sur l’identité de genre de la requérante et qu’elle était donc discriminatoire.

FAITS

La requérante, A.M., est une ressortissante russe née en 1972. Elle vit à Moscou. Elle est la mère de M.M. et K.M., qui sont nés respectivement en 2009 et 2012. Elle est une transsexuelle opérée passée du sexe masculin au sexe féminin. En 2008, A.M., qui était alors enregistrée comme « homme », épousa une certaine Mme N. En 2015, elle donna l’appartement où ils résidaient à N. Ils divorcèrent, la requérante acceptant de payer une pension alimentaire. Plus tard, en 2015, la requérante fut légalement reconnue comme femme. À partir de décembre 2016, N. commença à s’opposer aux visites de la requérante auprès de leurs enfants, affirmant que ces visites leur causaient un préjudice psychologique. Le 9 janvier 2017, N. entama une procédure visant à restreindre l’accès de la requérante aux enfants. Elle fit notamment valoir que le statut de genre d’A.M. avait causé un préjudice irréparable à la santé mentale et à la moralité des enfants ; qu’il pouvait altérer leur perception de la famille ; qu’il pouvait entraîner un complexe d’infériorité et du harcèlement à l’école ; et qu’il pouvait les exposer à des informations sur les " relations sexuelles non traditionnelles ", ces informations étant interdites de diffusion aux mineurs. A.M. déposa une demande reconventionnelle, sollicitant des droits de visite. En 2017, un rapport d’expertise confirma le diagnostic de « transsexualisme » de la requérante. Il indiqua qu’un « impact négatif [serait] produit non pas par le profil individuel et psychologique de [A.M.] ou son style parental, mais par la réaction anticipée des enfants à la réassignation de genre de leur père », mais il nota un manque de recherches dans ce domaine. Le 19 mars 2018, le tribunal de district Lyublinskiy de Moscou ordonna la restriction des droits parentaux de A.M. et rejeta sa demande reconventionnelle. Le tribunal déclara, en prenant également note des conclusions des experts, que la réassignation de genre d’A.M. allait "créer des circonstances psycho-traumatiques à long terme pour les enfants et produire des effets négatifs sur leur santé mentale et leur développement psychologique". Le tribunal ordonna que la question soit réexaminée lorsque les enfants seraient plus âgés, sans fournir de calendrier précis. Une contre-expertise ultérieure, commandée par A.M., était très critique à l’égard du raisonnement qui sous-tendait le jugement, déclarant que le rapport d’expertise précédent était « de nature non scientifique ». Les appels et les pourvois en cassation ultérieurs de la requérante furent rejetés par les juridictions internes. Selon la requérante, à une date non précisée, Mme N. a changé de lieu de résidence avec les enfants et A.M. ne dispose d’aucune information sur le lieu de résidence actuel des enfants. Actuellement, elle est privée de toute possibilité de recevoir des informations sur leur vie et leur santé.

Recevabilité

La requête a été introduite par A.M. au nom de ses enfants. La Cour estime qu’elle n’avait pas qualité pour ce faire. Elle déclare la requête recevable en ce qui la concerne uniquement.

Article 8

La Cour constate que les décisions des juridictions russes ont porté atteinte au droit de A.M. au respect de sa vie familiale. Les décisions ont été prises conformément au droit interne et poursuivent des buts légitimes (« protection de la santé ou de la moralité » et « protection des droits et libertés » des enfants). La Cour doit déterminer si les décisions étaient « nécessaires dans une société démocratique ». Les parties n’ont pas contesté que les restrictions résultaient du changement de sexe d’A.M. et des effets négatifs allégués de ce processus sur les enfants. La Cour doit évaluer si cette décision a été raisonnable et équilibrée. Elle note que les juridictions internes ont largement fondé leur décision sur le rapport d’expertise, mais que ce rapport n’a pas exposé en quoi exactement la transition de genre d’A.M. avait représenté un risque pour ses enfants. Cela est particulièrement préoccupant étant donné que les experts ont reconnu l’absence de preuves scientifiques fiables sur la question et n’ont cité qu’un seul article, largement critiqué. La Cour estime que les juridictions internes n’ont pas tenu compte de la situation familiale spécifique de A.M. dans leur raisonnement. En outre, la décision de priver entièrement un parent de contact ne devrait être prise que dans les situations les plus extrêmes, ce qui ne fut pas le cas étant donné l’absence de préjudice démontré pour les enfants en l’espèce. Les juridictions internes n’ont pas procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable de l’affaire. La Cour conclut donc que la restriction des droits parentaux d’A.M. et de ses contacts avec ses enfants n’était pas « nécessaire dans une société démocratique », entraînant une violation de la Convention à l’égard de A.M.

Article 14

La Cour rappelle que l’identité de genre est couverte par l’interdiction de la discrimination énoncée à l’article 14. Elle considère que l’identité de genre d’A.M. a joué un rôle important – voire a été le facteur décisif – dans les décisions des juridictions internes. La requérante a été traitée différemment des autres parents en matière de droit de visite. La Cour estime que ce traitement fondé sur l’identité sexuelle n’était pas proportionné, était partial et contraire à la Convention. Il y a eu violation des droits d’A.M.

X et Y c. Roumanie du 19 janvier 2020 requêtes no 2145/16 et n° 20607/16

Article 8 : Le refus des autorités de reconnaître juridiquement un changement d’identité sexuelle sans passer par une intervention chirurgicale viole la Convention.

L’affaire concerne la situation de deux personnes transgenres dont les demandes de reconnaissance de leur identité sexuelle et de corrections administratives afférentes ont été rejetées au motif que pour justifier cette demande, le demandeur devait établir avoir subi une intervention chirurgicale de changement de sexe. La Cour observe que les tribunaux nationaux ont mis les requérants, qui ne souhaitaient pas une intervention chirurgicale de conversion sexuelle, devant un dilemme insoluble : soit subir malgré eux cette intervention – et renoncer au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique –, soit renoncer à la reconnaissance de leur identité sexuelle qui relève également du droit au respect de la vie privée. La Cour considère qu’il y a une rupture du juste équilibre que les États parties sont tenus de maintenir entre l’intérêt général et les intérêts des personnes concernées. La Cour conclut que le refus des autorités internes de reconnaître juridiquement la réassignation sexuelle des requérants faute d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle a porté une atteinte injustifiée au droit des requérants au respect de leur vie privée.

Art 8 • Vie privée • Obligations positives • Refus des autorités nationales de reconnaître l’identité masculine de personnes transgenres faute d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle • Intégrité physique de la personne en jeu • Absence d’une procédure claire et prévisible de reconnaissance juridique de l’identité de genre permettant le changement de sexe, et donc de prénom ou de code numérique personnel, dans les documents officiels, de manière rapide, transparente et accessible • Rupture du juste équilibre entre l’intérêt général non clairement identifié et les intérêts des requérants.

FAITS

Les requérants, M. X et M. Y,sont des ressortissants roumains, nés respectivement en 1976 et en 1982 résidant au Royaume-Uni et à Bucarest (Roumanie). A la date d’introduction de leurs requêtes, ils étaient inscrits à l’état civil comme étant de sexe féminin. Le 21 juillet 2013, M. X (requête n° 2145/16) assigna en justice le conseil local du premier arrondissement de Bucarest devant le tribunal de première instance, demandant à cette juridiction d’autoriser son changement de sexe du féminin vers le masculin, le changement administratif de son prénom et la modification de son code d’identification numérique personnel et d’ordonner audit conseil d’effectuer les modifications nécessaires au registre d’état civil et lui délivrer un certificat de naissance mentionnant son nouveau prénom et son sexe masculin. Il produisit à l’appui de son assignation trois certificats médicaux établissant et confirmant un trouble de l’identité sexuelle. Le tribunal souleva une exception d’irrecevabilité du premier moyen et une exception de prématurité pour les autres moyens. Dans ses observations, X plaida que l’objet de son action n’était pas d’obtenir l’autorisation de subir un traitement de conversion sexuelle, voire une opération de conversion sexuelle – qui, à ses yeux, constituait une intrusion massive dans l’intégrité physique de la personne – mais une autorisation de modification des mentions de l’état civil. Il indiquait aussi qu’en Roumanie, aucun médecin n’était prêt à pratiquer une opération de conversion sexuelle en l’absence d’une décision de justice l’y autorisant. S’agissant de l’exception de prématurité des autres moyens, il soutenait que le fait d’exiger la preuve d’une opération de conversion sexuelle afin d’autoriser la modification de mentions d’état civil constituait une ingérence non justifiée dans l’exercice de l’autonomie sexuelle et le respect de l’intégrité physique de la personne. Le 12 juin 2014, le tribunal de première instance rejeta l’action. X interjeta appel du jugement. Le 9 mars 2015, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l’appel, entérinant l’ensemble des conclusions du tribunal de première instance. En août 2014, X partit s’installer au Royaume-Uni et en avril 2015, il reçut des prénoms masculins par un « acte unilatéral » (deed poll). X affirme devoir toujours subir les désagréments provoqués par la non-concordance entre ses identifiants féminins figurant sur les documents délivrés par les autorités roumaines et ses identifiants masculins repris dans différents documents obtenus au Royaume-Uni. Le 14 décembre 2011, M. Y (requête n° 20607/16) assigna en justice le conseil local du troisième arrondissement de Bucarest devant le tribunal de première instance demandant d’autoriser l’opération de conversion sexuelle, le changement de sexe du féminin vers le masculin, le changement administratif du prénom, la modification du code numérique d’identification personnelle et d’intimer au conseil local d’effectuer les modifications nécessaires au registre d’état civil et de délivrer un nouveau certificat de naissance mentionnant le nouveau prénom et le sexe masculin. Le 23 mai 2013, le tribunal indiqua qu’une fois l’opération de conversion sexuelle réalisée, l’intéressé serait en droit de solliciter le changement de prénom auprès de l’administration. Le 3 juillet 2014, Y réitéra une action en justice semblable à la première, hormis l’autorisation de l’opération de conversion sexuelle. Le tribunal rejeta son action, en raison de l’absence d’opération de conversion sexuelle. Y interjeta appel devant le tribunal départemental qui rejeta l’appel. En juin 2017, Y subit une intervention chirurgicale d’ablation des organes génitaux féminins internes suivie, le 17 octobre 2017, d’une intervention de transformation des organes génitaux féminins externes en organes génitaux masculins. Le 7 août 2017, il saisit les tribunaux d’une nouvelle action. Le 21 novembre 2017, le tribunal accueillit l’action, autorisa le changement de la mention du sexe dans les documents d’identité, le changement du prénom et la modification du code d’identification numérique ; il ordonna enfin au conseil local d’effectuer les modifications nécessaires au registre d’état civil et de délivrer un nouveau certificat de naissance. Le tribunal constata également que le requérant, diagnostiqué médicalement comme étant transsexuel, avait accompli l’opération de conversion sexuelle. Le 3 mai 2018, Y reçut une nouvelle carte d’identité comportant son prénom masculin, la mention du sexe masculin et un code numérique personnel d’identification correspondant au sexe masculin et le 6 juin 2018, il reçut un nouveau certificat de naissance reflétant les mentions de sa nouvelle carte d’identité.

Article 8

La Cour note que le grief des requérants concerne le refus des autorités nationales de reconnaître juridiquement leur appartenance au sexe masculin et de faire modifier leur état civil avec les conséquences en résultant. Les intéressés soutiennent que l’absence d’un cadre légal approprié a permis aux autorités d’exiger d’eux une condition supplémentaire pour faire droit à leurs demandes, à savoir une intervention chirurgicale de conversion sexuelle. La Cour remarque également que les parties laissent entendre que ce grief concerne aussi bien une « ingérence » qu’une obligation positive de l’État. La Cour rappelle avoir dit dans des affaires antérieures que l’article 8 impose aux États l’obligation positive de garantir à leurs citoyens le droit à un respect effectif de leur intégrité physique et morale. La Cour estime que la question principale à trancher est celle de savoir si le dispositif réglementaire en place et les décisions prises à l’égard des requérants permettent de constater que l’État s’est acquitté de son obligation positive de respecter leur vie privée. La Cour observe tout d’abord que la loi roumaine ne consacre pas de procédure spécifique aux demandes de reconnaissance juridique de la réassignation sexuelle. Les tribunaux internes ont noté eux-mêmes que le droit roumain ne prévoit pas de procédure spécifique pour « le changement de sexe d’une personne ». Toutefois, la Cour constitutionnelle, dans sa décision de 2008, a admis la possibilité de changement de sexe en suivant la voie judiciaire et les juridictions civiles ayant tranché les demandes des requérants ont considéré que la législation roumaine permet la reconnaissance du changement de sexe. La Cour est donc prête à admettre qu’il y avait en droit roumain une base légale qui permettait d’introduire des actions en justice afin de faire examiner en substance des demandes relatives à la réassignation sexuelle. La Cour rappelle ensuite les recommandations émises par des organismes internationaux, notamment le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi que le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme ou l’Expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, qui invitent les États à adopter des procédures visant à permettre le changement de nom et de sexe dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible. La Cour note, sur un plan général, que les parties divergent quant au caractère clair et prévisible du droit roumain en matière de reconnaissance juridique du genre. La Cour observe que les exemples de décisions fournis par le Gouvernement ou le premier requérant montrent des hésitations quant à la procédure à suivre pour la reconnaissance de la réassignation sexuelle. De plus, pour ce qui est des conditions à remplir pour obtenir la reconnaissance juridique de la réassignation sexuelle et la modification de l’état civil, la Cour note qu’une jurisprudence divergente s’est développée quant à l’exigence d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle préalable, à tout le moins à l’époque des actions des requérants. Il est vrai que dans d’autres affaires les tribunaux ont accueilli les demandes dont ils étaient saisis malgré l’absence d’intervention chirurgicale de conversion sexuelle. La Cour estime en conséquence que le cadre légal roumain en matière de reconnaissance juridique du genre n’était pas clair ni, dès lors, prévisible. En ce qui concerne l’exigence d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle avant la modification de l’état civil, il ressort des éléments du dossier que les tribunaux internes ont constaté que les requérants étaient transgenres sur la base d’informations détaillées. Les tribunaux ont notamment constaté que les requérants avaient subi un traitement hormonal et avaient subi des mastectomies. Ils ont toutefois refusé de reconnaître la réassignation sexuelle au motif que les intéressés n’avaient pas effectué d’interventions chirurgicales de conversion sexuelle sur leurs organes génitaux. Les tribunaux ont ainsi considéré que le principe de l’autodétermination n’était pas suffisant pour faire droit aux demandes de conversion sexuelle. La Cour observe que les requérants ne souhaitaient pas subir de telles interventions avant la reconnaissance juridique de leur réassignation sexuelle, et dans ce seul but, et invoquaient en substance leur droit à l’autodétermination. La Cour fait aussi remarquer que les requérants de la présente affaire n’insistent pas particulièrement sur l’aspect stérilisant de l’intervention exigée, bien qu’ils reconnaissent qu’elle peut aboutir à un tel résultat. Toujours est-t-il que l’intervention chirurgicale de conversion sexuelle touche manifestement à l’intégrité physique des intéressés.

La Cour note que les tribunaux n’ont aucunement étayé leur raisonnement quant à la nature exacte de l’intérêt général exigeant de ne pas permettre le changement juridique du sexe, et n’ont pas réalisé un exercice de mise en balance de cet intérêt avec le droit des requérants à la reconnaissance de leur identité sexuelle. La Cour ne peut déceler quelles sont les raisons d’intérêt général ayant conduit au refus de mettre en adéquation l’identité sexuelle des requérants et la mention correspondant à celle-ci sur les registres civils. La Cour voit là une rigidité de raisonnement sur la reconnaissance de l’identité sexuelle des requérants qui a placé ces derniers, pendant une période déraisonnable et continue, dans une situation troublante leur inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété. Les tribunaux nationaux ont mis les requérants, qui ne souhaitaient pas une intervention chirurgicale de conversion sexuelle, devant un dilemme insoluble : soit subir malgré eux cette intervention – et renoncer au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique –,soit renoncer à la reconnaissance de leur identité sexuelle qui relève également du droit au respect de la vie privée. La Cour considère qu’il y a une rupture du juste équilibre que les États parties sont tenus de maintenir entre l’intérêt général et les intérêts des personnes concernées.

Par ailleurs, la Cour observe que la présente espèce touche à des sujets qui sont en constante évolution dans les États membres du Conseil de l’Europe. Le nombre de pays qui exigent une intervention chirurgicale de conversion sexuelle comme condition préalable à la reconnaissance juridique de l’identité de genre ne cesse de diminuer. La Cour conclut donc que le refus des autorités internes de reconnaître juridiquement la réassignation sexuelle des requérants faute d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle a porté une atteinte injustifiée au droit des requérants au respect de leur vie privée. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’absence d’une procédure claire et prévisible de reconnaissance juridique de l’identité de genre permettant le changement de sexe, et donc de nom ou de code numérique personnel, dans les documents officiels, de manière rapide, transparente et accessible. De plus, le refus des autorités nationales de reconnaître l’identité masculine des requérants faute d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle a conduit en l’occurrence à une rupture du juste équilibre que l’État est tenu de maintenir entre l’intérêt général et les intérêts des requérants. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner les arguments des requérants liés à l’impossibilité de réaliser en Roumanie une intervention chirurgicale de conversion sexuelle sur les organes génitaux en Roumanie.

CEDH

  1. Observations des tiers intervenants

Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies (UNHCHR – « le Haut-Commissariat »)

132.  Le Haut-Commissariat souligne que le droit à une reconnaissance efficace de l’identité de genre dérive, entre autres, du principe de l’égalité devant la loi, du droit à l’égale protection par la loi sans distinction, du droit à une capacité juridique sans discrimination et du droit à une reconnaissance par la loi. Il rappelle que, dans ses travaux, il a exprimé des inquiétudes quant au fait que les personnes transgenres sont en règle générale dans l’impossibilité d’obtenir la reconnaissance juridique de la réassignation de leur genre, y compris la modification dans les registres et les documents délivrés par l’État de leur sexe ou prénoms, ce qui implique des obstacles dans l’exercice d’une grande variété de leurs droits. Il ajoute qu’il a en outre mis en exergue les exigences abusives imposées dans certains États en vue de la reconnaissance du genre, comme par exemple le fait de ne pas être marié, la stérilisation forcée, l’opération de conversion sexuelle forcée, le diagnostic médical ou d’autres procédures médicales.

133.  Le Haut-Commissariat indique qu’au vu de l’obligation légale de non‑discrimination, des recommandations des mécanismes de protection des droits de l’homme des Nations unies et de l’étude des bonnes pratiques internationales, la reconnaissance juridique de l’identité de genre des personnes transgenres dans les documents officiels doit : a)  reposer sur l’autodétermination du demandeur ; b)  être une simple procédure administrative ; c)  ne pas exiger des demandeurs qu’ils se plient à des conditions abusives arbitraires et indument pénibles (délivrance d’un certificat médical, opération chirurgicale, traitement médical, stérilisation ou divorce, par exemple) ; d)  reconnaître les identités non binaires, telles que les identités de genre ni « hommes » ni « femmes » ; e)  veiller à ce que les mineurs aient accès à la reconnaissance de leur identité de genre.

134.  Le Haut-Commissariat souligne également les démarches effectuées par l’Organisation mondiale de la santé afin de supprimer le « trouble de l’identité sexuelle » de son manuel officiel de diagnostic, à savoir la Classification internationale des maladies (CIM-11), et de requalifier ainsi l’identification comme transgenre en termes de sexualité et non de « trouble mental ». Enfin, il met en exergue les préoccupations des mécanismes de protection des droits de l’homme des Nations unies quant à la situation des personnes transgenres en Roumanie (le cinquième rapport périodique de la Roumanie du Comité des droits de l’homme (paragraphe 89 ci-dessus), les observations finales du Comité des droits de l’enfant de 2017 (CRC/C/ROU/CO/5) ou les recommandations transmises par différents États lors de l’examen périodique universel de 2018 concernant la Roumanie (A/HRC/38/6)).

b) Transgender EUROPE (TGEU) et ILGA Europe

135.  Les associations intervenantes rappellent tout d’abord l’évolution du contexte légal et politique au niveau international qui montre une amélioration continue de la reconnaissance des droits des personnes trans et une dépathologisation des identités trans. Elles affirment ensuite que les procédures de reconnaissance juridique de l’identité de genre identifiées au niveau européen et basées sur des exigences médicales ou de diagnostic dans lesquelles le pouvoir judiciaire joue un rôle important ne sont pas conformes aux standards des droits de l’homme et au principe d’égalité.

136.  S’agissant, en premier lieu, du contexte international, les intervenantes énumèrent les appels des différents mécanismes de défense des droits de l’homme invitant les États à assurer la reconnaissance juridique du genre au moyen de procédures rapides, transparentes et accessibles, qui ne soient pas assorties d’exigences excessives, mais qui soient en revanche respectueuses du droit de choisir librement et en connaissance de cause, de l’intégrité de la personne et du droit à l’autodétermination.

137.  S’agissant, en deuxième lieu, du contexte européen, les parties intervenantes soulignent que la nécessité de mettre en place des procédures de reconnaissance juridique rapides, transparentes et accessibles, tout comme le droit à l’autodétermination, a été depuis longtemps consacrée dans le « droit » du Conseil de l’Europe. Elles exposent que plusieurs États contractants ont d’ailleurs adopté des dispositions législatives qui mettent en œuvre le principe de l’autodétermination en matière d’identité de genre. Dans ce contexte, elles notent l’impact positif de l’arrêt A.P., Garcon et Nicot c. France adopté par la Cour en 2017 sur les normes et la jurisprudence des juridictions nationales en matière de reconnaissance du genre. De plus, elles considèrent que la conclusion de la Cour dans ledit arrêt devrait connaître une applicabilité générale interdisant toute exigence d’intervention chirurgicale ou traitement médical aussi longtemps que la personne concernée n’y a pas donné son consentement libre et éclairé.

138.  Les intervenantes observent toutefois que si le consensus contre des exigences médicales obligatoires pour la reconnaissance de l’identité de genre est en train de se consolider, plusieurs États, dont la Roumanie, continuent à prévoir la stérilisation comme condition préalable à cette reconnaissance. Or, indiquent-elles, les opérations de conversion sexuelle sont parfois difficilement réalisables, voire indisponibles, dans certains pays. Dans ce contexte, l’absence de protocoles médicaux ou de professionnels formés en matière d’opérations de conversion sexuelle – à laquelle s’ajoutent une assurance médicale la plupart du temps insuffisante, des périodes d’attente trop longues ou des traitements humiliants – pourrait soulever un problème par rapport au respect de la dignité de la personne sur le terrain de l’article 3 de la Convention.

139.  Enfin, d’après les intervenantes, l’exigence d’un diagnostic ou d’un traitement médical dans le seul but d’attester et de reconnaître ensuite le genre d’une personne, en l’absence d’une nécessite médicale, et cela parce que son identité de genre diffère des rôles et attentes principaux attribués aux genres, constitue une discrimination de la personne en cause sur la base de l’identité de genre.

c)  Association Accept

140.  L’intervenante observe que le droit roumain contient des dispositions relatives au changement de nom dans les documents de l’état civil, lesquelles sont appliquées aux personnes transgenres. Elle allègue toutefois que ces dispositions sont déclaratives, qu’elles subordonnent tout changement à une procédure judiciaire aboutissant à une décision de justice définitive et qu’elles ne prévoient ni les conditions à remplir par les intéressés ni le type d’action à formuler. Elle plaide que, dans ces conditions, les tribunaux nationaux ont été amenés à définir dans quelles conditions accueillir les actions tendant au changement de genre et à la modification des identifiants de la personne. Selon l’intervenante, l’examen de soixante-trois décisions de justice pertinentes (rendues dans quarante‑huit procédures judiciaires de 2006 à 2017) permet de conclure que l’absence de clarté de la législation a conduit à des interprétations arbitraires et à une jurisprudence divergente.

141.  Dans ce contexte, l’intervenante dénonce ce qu’elle appelle « le pouvoir démesuré des juges », qui ne se bornent pas à constater l’existence d’un état civil et à ordonner la modification des registres dans ce sens, mais s’arrogent un pouvoir décisionnel par rapport à l’identité sexuelle de la personne, et cela sur la base de leurs propres convictions personnelles relatives à l’appartenance à un certain sexe. Il en découle, selon elle, que les juges ont eu à l’égard des requérants des attentes différentes, mais aussi non réalistes, compte tenu du contexte socio-économique et médical en Roumanie. Leurs arguments seraient basés sur des définitions terminologiques issues des dictionnaires, de préceptes religieux ou de la tradition.

142.  Eu égard à ce qui précède, le caractère judiciaire de la procédure de reconnaissance juridique représente en lui‑même, d’après l’intervenante, un obstacle à la protection effective du droit à l’autodétermination (article 8 de la Convention) qui porte atteinte à la dignité des personnes transgenres (article 3 de la Convention), d’autant que les procédures judiciaires connaissent une durée excessive, en général de quelques mois à un an et demi, mais pouvant aller dans certains cas jusqu’à quatre ans.

143.  De plus, sur le plan de la preuve, l’intervenante note le formalisme des procédures, le demandeur étant censé apporter des preuves « extérieures » de son genre – ce qui rend son droit à l’autodétermination insignifiant – ou se soumettre, dans presque la moitié des affaires, à des expertises médico‑légales invasives et affectant sa vie privée et sa dignité ou mettant en cause sa capacité mentale. Elle souligne que si les certificats médicaux (psychiatriques, psychologiques ou endocrinologiques) suffisent en principe à établir la réalité du transsexualisme, les expertises médico‑légales sont déterminantes dans le rejet d’une action si aucune opération de conversion sexuelle sur les organes génitaux n’a été effectuée. Elle ajoute qu’une partie des juridictions renvoient, en effet, aux dispositions de l’OG no 41/2003 qui requièrent une décision définitive de justice et une expertise médico-légale, et que la référence à cette dernière a été interprétée par certains juges comme exigeant une opération de conversion sexuelle préalable à tout changement d’état civil.

144.  L’intervenante souligne que parmi les quarante-huit différentes affaires recensées, les demandes de modification des identifiants n’ont été accueillies que dans seize d’entre elles sans qu’une opération de changement de sexe ait au préalable été imposée aux demandeurs, alors que dans huit autres affaires l’opération avait déjà été réalisée. Elle ajoute que dans les autres affaires, faute d’opération, les actions ont été rejetées (notamment au motif que le demandeur n’avait pas sollicité auparavant auprès des tribunaux l’autorisation d’une intervention chirurgicale de changement de sexe), déclarées prématurées ou requalifiées en action visant à obtenir l’autorisation de l’opération de conversion sexuelle, en dépit de l’opposition du demandeur. Elle précise, en outre, que dans quelques affaires les tribunaux ont conclu que ces actions ne relevaient pas de la compétence des juridictions et que, dès lors, les demandeurs devaient s’adresser aux autorités administratives munis d’un certificat médico‑légal attestant le changement de sexe. Elle soutient que la requalification des actions ou la déclaration d’incompétence des tribunaux s’apparentent à un vrai déni de justice, d’autant que les juridictions nationales ont, selon elle, procédé à une mauvaise interprétation des conclusions de la Cour constitutionnelle – qui avait considéré, dans sa décision de 2008, que le changement de sexe était un choix de la personne concernée (paragraphe 65 ci‑dessus) – ou même de la jurisprudence de la Cour.

  1. L’appréciation de la Cour

a) Sur la question de savoir si l’affaire concerne une obligation positive ou une ingérence

145.  La Cour note que le grief des requérants concerne le refus des autorités nationales de reconnaître juridiquement leur appartenance au sexe masculin et de faire modifier leur état civil avec les conséquences en résultant. À cet égard, les intéressés soutiennent que l’absence d’un cadre légal approprié, conforme à l’article 8 de la Convention, a permis aux autorités d’exiger d’eux une condition supplémentaire pour faire droit à leurs demandes, à savoir une intervention chirurgicale de conversion sexuelle. La Cour remarque également que les parties laissent entendre que ce grief concerne aussi bien une « ingérence » qu’une obligation positive de l’État (paragraphes 117 et 124 ci-dessus).

146.  La Cour rappelle que, si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif s’ajoutent des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013). En effet, la Cour a dit dans des affaires antérieures que l’article 8 impose aux États l’obligation positive de garantir à leurs citoyens le droit à un respect effectif de leur intégrité physique et morale. De plus, pareille obligation peut impliquer l’adoption de mesures spécifiques, notamment la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée ou la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus, ainsi que la mise en œuvre, le cas échéant, des mesures en question dans différents contextes (Hämäläinen, précité, § 63, et les affaires qui y sont citées).

147.  Dans des affaires similaires, la Cour a jugé plus approprié d’examiner des allégations liées au refus de réassignation de genre sous l’angle des obligations positives de garantir le respect de l’identité sexuelle des individus (voir, par exemple, Hämäläinen, §§ 62-64, A.P., Garçon et Nicot, § 99, S.V. c. Italie, §§ 60-75, et X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, §§ 63-65 arrêts précités).

148.  Les principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives de l’État sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives et ils ont été résumés dans l’arrêt Hämäläinen (précité, §§ 65-67, et les affaires qui y sont citées). Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné. Par ailleurs, en ce qui concerne la mise en balance des intérêts concurrents, la Cour a souligné l’importance particulière que revêtent les questions touchant à l’un des aspects les plus importants de la vie privée, à savoir le droit à l’identité sexuelle, domaine dans lequel les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation restreinte (A.P., Garçon et Nicot, § 123, et S.V. c. Italie, § 62, arrêts précités).

149.  Compte tenu de la portée du grief des requérants ainsi que des faits et des observations des parties dans la présente affaire, la Cour estime qu’en l’occurrence la question principale à trancher est celle de savoir si le dispositif réglementaire en place et les décisions prises à l’égard des requérants permettent de constater que l’État s’est acquitté de son obligation positive de respecter leur vie privée.

b)  Sur l’existence d’un cadre légal approprié pour la reconnaissance juridique de la réassignation de genre

150. Pour ce qui est de l’existence d’une procédure de reconnaissance juridique de la réassignation de genre permettant aux requérants de faire valoir leur droits, le Gouvernement soutient qu’il existe en Roumanie un cadre légal clair – déduit des dispositions de l’article 43 i) de la loi no 119/1996 et de l’article 4 § 2 l) de l’OG no 41/2003 – qui requiert uniquement que toute modification d’une mention relative au sexe dans les actes d’état civil soit réalisée sur la base d’une décision de justice. Ce cadre légal serait formulé d’une manière suffisamment généreuse afin de permettre aux tribunaux, suivant le développement des standards conventionnels, d’accueillir des actions en justice similaires à celles des requérants (paragraphe 124 ci-dessus). Les requérants allèguent, pour leur part, que le cadre normatif est manifestement insuffisant et dépourvu de clarté et de prévisibilité, et qu’il a conduit à une jurisprudence divergente en matière de reconnaissance juridique de l’identité de genre.

151.  La Cour observe tout d’abord que la loi roumaine ne consacre pas de procédure spécifique aux demandes de reconnaissance juridique de la réassignation sexuelle, comme c’est par exemple le cas en Italie (S.V. c. Italie, précité, § 64). Les tribunaux internes ont d’ailleurs noté eux‑mêmes que le droit roumain ne prévoit pas de procédure spécifique pour « le changement de sexe d’une personne », ou qu’il la prévoit uniquement d’une manière implicite en régissant ses effets (paragraphe 67 ci‑dessus). Toutefois, il convient de noter que les dispositions invoquées par le Gouvernement et citées au paragraphe précédent ont permis à des personnes transgenres d’obtenir la reconnaissance de leur réassignation sexuelle et la modification de leur état civil. Qui plus est, la Cour constitutionnelle, dans sa décision de 2008, a admis la possibilité de changement de sexe en suivant la voie judiciaire (paragraphe 65 ci‑dessus). Enfin, les juridictions civiles ayant tranché les demandes des requérants ont considéré que la législation roumaine permet la reconnaissance du changement de sexe (paragraphes 21, 25, 47 et 53 ci-dessus).

152.  Eu égard à ce qui précède, la Cour est prête à admettre qu’il y avait en droit roumain une base légale qui permettait d’introduire des actions en justice afin de faire examiner en substance des demandes relatives à la réassignation sexuelle (voir, mutatis mutandis, Y.T. c. Bulgarie, précité, § 66, où l’absence d’une procédure dédiée uniquement à la réassignation de genre n’a pas permis à la Cour de conclure que les tribunaux avaient été empêchés d’examiner la demande du requérant, et, a contrario, X c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine, précité, § 68, où la Cour a tenu compte du fait que le Gouvernement n’avait pas présenté de preuves permettant de conclure à l’établissement d’une pratique judiciaire en matière de réassignation de genre pour combler le vide législatif).

153.  La Cour rappelle ensuite les recommandations émises par des organismes internationaux, notamment le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi que le Haut‑Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme ou l’Expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, qui invitent les États à adopter des procédures visant à permettre le changement de nom et de sexe dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible (paragraphes 79-81 ci-dessus ; voir aussi, X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, § 70, et Y.T. c. Bulgarie § 73, arrêts précités). À cet égard, la Cour souligne qu’elle n’a pas mis en cause le choix des législateurs en soi de confier à l’autorité judiciaire plutôt qu’à l’autorité administrative les décisions en matière de changement de registre d’état civil des personnes transsexuelles (S.V. c. Italie, précité, § 69).

154.  La Cour note, sur un plan général, que les parties divergent quant au caractère clair et prévisible du droit roumain en matière de reconnaissance juridique du genre (paragraphe 150 ci-dessus). Par ailleurs, de nombreux acteurs du secteur non gouvernemental national (voir le rapport publié en 2014, paragraphe 78 ci-dessus) ou du secteur institutionnel international ou européen (voir les observations finales du 6 novembre 2017 du Comité des droits de l’homme des Nations unies, paragraphe 89 ci‑dessus, et le rapport sur la Roumanie publié par l’ECRI le 5 juin 2019, paragraphe 90 ci-dessus) ont évoqué leurs préoccupations quant au manque de clarté de la législation et des procédures concernant le changement d’identité de genre à l’état civil en Roumanie. La Cour reconnaît toutefois les difficultés rencontrées par les tribunaux nationaux appelés à trancher des questions sensibles et en évolution continue.

155.  La Cour observe également que les exemples de décisions fournis par le Gouvernement ou le premier requérant montrent des hésitations quant à la procédure à suivre pour la reconnaissance de la réassignation sexuelle, ainsi qu’au tribunal compétent ou à la partie défenderesse contre laquelle l’action doit être dirigée (paragraphes 67-72 ci-dessus). De plus, pour ce qui est des conditions à remplir pour obtenir la reconnaissance juridique de la réassignation sexuelle et la modification de l’état civil, la Cour note qu’une jurisprudence divergente s’est développée quant à l’exigence d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle préalable, à tout le moins à l’époque des actions des requérants. Ainsi, il apparaît que certains tribunaux ont considéré que les dispositions législatives (la loi no 119/1996 et l’OG no 41/2003) exigeaient impérativement une décision préalable autorisant une intervention chirurgicale sur les organes génitaux (paragraphe 74 ci-dessus). Les requérants allèguent d’ailleurs que la pratique des médecins était de subordonner la réalisation de toute intervention chirurgicale à une décision judiciaire autorisant soit la réalisation de l’intervention soit le changement de l’état civil (paragraphes 17 et 123 in fine ci-dessus). Il est, certes, vrai que dans d’autres affaires les tribunaux ont accueilli les demandes dont ils étaient saisis malgré l’absence d’intervention chirurgicale de conversion sexuelle (paragraphes 74 et 77 ci-dessus).

156.  La divergence de jurisprudence et les hésitations de nature procédurale peuvent d’ailleurs expliquer l’attitude des juges qui ont fini par requalifier les moyens des requérants en dépit des clarifications apportées par eux quant à la nature de leurs demandes (paragraphes 18, 22 et 48 ci‑dessus).

157.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le cadre légal roumain en matière de reconnaissance juridique du genre n’était pas clair et, dès lors, prévisible.

c) Sur l’exigence d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle avant la modification de l’état civil

158.  La Cour rappelle d’emblée qu’elle admet pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, de l’exigence de sécurité juridique relève de l’intérêt général et justifie la mise en place de procédures rigoureuses dans le but notamment de vérifier les motivations profondes d’une demande de changement légal d’identité (voir, mutatis mutandis, A.P., Garçon et Nicot, § 132, et S.V. c. Italie, § 69, arrêts précités).

159.  En l’espèce, il ressort des éléments du dossier que les tribunaux internes ont constaté que les requérants étaient transgenres sur la base d’informations détaillées relatives à leur état psychologique et médical ainsi qu’à leur mode de vie social. Ils ont notamment constaté que les requérants avaient subi un traitement hormonal et qu’avant ou au cours des procédures, ils avaient subi des mastectomies. Ils ont toutefois refusé de reconnaître la réassignation sexuelle ou d’autoriser la modification de la mention du sexe et d’autres données sur les registres civils au motif que les intéressés n’avaient pas effectué d’interventions chirurgicales de conversion sexuelle sur leurs organes génitaux (paragraphes 21, 25, 47 et 53 ci-dessus). Les tribunaux ont ainsi considéré que le principe de l’autodétermination n’était pas suffisant pour faire droit aux demandes de conversion sexuelle dont ils avaient été saisis.

160.  Or, la Cour observe que les requérants ne souhaitaient pas subir de telles interventions avant la reconnaissance juridique de leur réassignation sexuelle, et dans ce seul but, et invoquaient en substance leur droit à l’autodétermination. En cela, la présente affaire diffère de la situation des requérants dans les affaires récentes S.V. c. Italie et Y.T. c. Bulgarie (arrêts précités), dans lesquelles les requérants souhaitaient subir de telles interventions chirurgicales pour, selon eux, achever le processus de conversion sexuelle. En revanche, elle se rapproche de la situation des requérants dans l’affaire A.P., Garçon et Nicot, dans laquelle la reconnaissance de la réassignation sexuelle était assujettie à la réalisation d’une opération ou d’un traitement stérilisant que les intéressés ne souhaitaient pas subir. Dans cette dernière affaire, la Cour était partie du principe qu’à l’époque des faits, c’était le droit positif français qui imposait cette condition.

161.  La Cour fait remarquer d’emblée que, contrairement à l’affaire A.P., Garçon et Nicot, les requérants de la présente affaire n’insistent pas particulièrement sur l’aspect stérilisant de l’intervention exigée, bien qu’ils reconnaissent qu’elle peut aboutir à un tel résultat. Toujours est-t-il que, tout comme l’opération ou le traitement stérilisant en cause dans l’affaire A.P., Garçon et Nicot, l’intervention chirurgicale de conversion sexuelle sur les organes génitaux que les tribunaux roumains exigeaient des requérants, qui ne souhaitaient pas la subir, touche manifestement à l’intégrité physique des intéressés. Or, dans le contexte français, la Cour a déjà jugé que toute ambiguïté dans les procédures de reconnaissance juridique du genre est problématique dès lors que l’intégrité physique de la personne est en jeu sur le terrain de l’article 8 de la Convention (idem, §§ 116-117).

162.  À cet égard, la Cour rappelle qu’une jurisprudence divergente s’est développée quant à l’exigence d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle préalable, à tout le moins à l’époque des actions des requérants (paragraphe 155 ci-dessus).

163.  En outre, la Cour note l’argument des requérants selon lequel le Gouvernement reconnaît lui-même que le droit interne ne prévoyait pas l’exigence de subir une opération de conversion sexuelle pour obtenir la reconnaissance juridique du genre, exigence qui a néanmoins justifié le rejet de leurs demandes (paragraphe 124 ci-dessous).

164.  Ensuite, la Cour note que, dans le cadre des procédures engagées par les requérants, les tribunaux n’ont aucunement étayé leur raisonnement quant à la nature exacte de l’intérêt général exigeant de ne pas permettre le changement juridique du sexe, et n’ont pas réalisé, dans le respect de la marge d’appréciation accordée, aussi étroite soit-elle, un exercice de mise en balance de cet intérêt avec le droit des requérants à la reconnaissance de leur identité sexuelle. Dans ces conditions, la Cour ne peut déceler quelles sont les raisons d’intérêt général ayant conduit au refus de mettre en adéquation l’identité sexuelle des requérants et la mention correspondant à celle‑ci sur les registres civils. Certes, dans ses observations écrites à la Cour, le Gouvernement a indiqué les raisons d’intérêt général qui pouvaient s’appliquer en l’espèce (paragraphe 128 ci-dessus). Cependant, il ne les a avancées que dans le seul but de justifier la nécessité d’une décision de justice et donc le caractère judiciaire de la procédure, et non pour justifier l’exigence d’une opération de conversion sexuelle. Dès lors, la Cour considère que, dans les circonstances de la présente affaire, ces motifs ne sauraient pallier l’omission des tribunaux nationaux.

165.  La Cour voit là une rigidité de raisonnement sur la reconnaissance de l’identité sexuelle des requérants qui a placé ces derniers, pendant une période déraisonnable et continue, dans une situation troublante leur inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin, précité, §§ 77‑78). En effet, tout comme dans l’affaire A.P., Garçon et Nicot (précitée), les tribunaux nationaux ont mis les requérants, qui ne souhaitaient pas une intervention chirurgicale de conversion sexuelle, devant un dilemme insoluble : soit subir malgré eux cette intervention, et renoncer au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique, qui relève notamment du droit au respect de la vie privée que garantit l’article 8 de la Convention, mais aussi l’article 3 de la Convention ; soit renoncer à la reconnaissance de leur identité sexuelle qui relève également du droit au respect de la vie privée. Elle voit là une rupture du juste équilibre que les États parties sont tenus de maintenir entre l’intérêt général et les intérêts des personnes concernées (§ 132).

166.  En outre, la Cour observe que la présente espèce touche à des sujets qui sont en constante évolution dans les États membres du Conseil de l’Europe. Elle relève que le nombre de pays qui exigent une intervention chirurgicale de conversion sexuelle comme condition préalable à la reconnaissance juridique de l’identité de genre ne cesse de diminuer. D’après les informations disponibles, en 2020, vingt-six États membres du Conseil de l’Europe n’exigent plus la chirurgie pour la réassignation sexuelle (paragraphe 86 ci-dessus).

167.  Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que le refus des autorités internes de reconnaître juridiquement la réassignation sexuelle des requérants faute d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle a porté une atteinte injustifiée au droit des requérants au respect de leur vie privée.

d) Conclusion

168.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’absence d’une procédure claire et prévisible de reconnaissance juridique de l’identité de genre permettant le changement de sexe, et donc de nom ou de code numérique personnel, dans les documents officiels, de manière rapide, transparente et accessible (paragraphe 157 ci-dessus). De plus, le refus des autorités nationales de reconnaître l’identité masculine des requérants faute d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle a conduit en l’occurrence à une rupture du juste équilibre que l’État est tenu de maintenir entre l’intérêt général et les intérêts des requérants (paragraphe 165 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour n’estime plus nécessaire d’examiner les arguments des requérants liés à l’impossibilité de réaliser une intervention chirurgicale de conversion sexuelle sur les organes génitaux en Roumanie (paragraphe 122 ci-dessus).

Rana c. Hongrie du 16 juillet 2020 requête n° 40888/17

Article 8 : Le fait qu’un homme transsexuel n’ait pas eu accès à une procédure de reconnaissance de changement de sexe constitue une violation de la Convention

L’affaire concerne un homme transsexuel iranien qui a obtenu l’asile en Hongrie mais n’a pas pu légalement changer de genre et de nom dans ce pays. La Cour observe que le système national de reconnaissance du genre a exclu le requérant au seul motif qu’il n’avait pas d’acte de naissance hongrois, un changement dans le registre des naissances étant la manière dont les changements de nom et de genre sont légalement reconnus. La Cour conclut qu’un juste équilibre n’a pas été trouvé entre l’intérêt public et le droit du requérant au respect de sa vie privée en raison du refus de lui donner accès à la procédure de reconnaissance juridique du genre. Cet arrêt est définitif.

FAITS

Né de sexe féminin en Iran, il s’est dès son plus jeune âge perçu comme étant de sexe masculin. En 2015, il demanda l’asile en Hongrie et, en décembre de la même année, sa demande fut acceptée au motif qu’il avait été persécuté en Iran du fait de son identité sexuelle (transsexualité). En mars 2016, il sollicita auprès de l’Office hongrois de l’immigration et de la nationalité un changement de genre et de nom étant donné que ses documents iraniens le désignaient comme étant de sexe féminin. L’Office l’informa que la conversion sexuelle devait en principe être enregistrée par les services de l’état-civil et, en juillet 2016, il rejeta formellement pour incompétence sa demande, sans l’examiner sur le fond. Il estima que la naissance de l’intéressé n’ayant pas été enregistrée en Hongrie, sa demande ne pouvait pas être transmise à l’officier d’état-civil. En novembre 2016, le requérant fut débouté de son recours par le tribunal administratif et du travail de Budapest et en février 2017, il forma un recours constitutionnel. En juin 2018, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours estimant que le juge de première instance ne pouvait pas statuer différemment en l’espèce à raison de l’absence de loi relative au changement de nom des citoyens non hongrois. Elle souligna toutefois que le droit au changement de nom était un droit fondamental et qu’un tel changement allait de pair avec un changement de sexe. Elle jugea que la lacune législative en question emportait une restriction disproportionnée et anticonstitutionnelle et invita le parlement à trouver une solution pour permettre aux personnes légalement établies en Hongrie mais sans certificat de naissance hongrois de changer de nom, par exemple en consignant ledit changement sur les autres documents officiels délivrés par les autorités hongroises. La réforme législative demandée par la Cour constitutionnelle n’a pas encore été entreprise.

CEDH

La Cour examine l’affaire sous l’angle de l’obligation positive de l’État de garantir le droit du requérant au respect de sa vie privée, en rappelant sa jurisprudence sur cette question. La Cour ne remet pas en cause le choix des autorités hongroises de réglementer la reconnaissance juridique du changement de genre comme une procédure de changement de nom d’un type particulier effectuée par un officier d’état civil tenant le registre des naissances. Toutefois, dans la mise en balance des intérêts concurrents, les États disposent d’une marge d’appréciation étroite lorsqu’un aspect essentiel de l’identité intime des personnes est en jeu, comme l’identité de genre dans le cas du requérant. La Cour prend note du constat par la Cour constitutionnelle d’une lacune législative, qui exclut tous les non-Hongrois résidant légalement en Hongrie de l’accès à la procédure de changement de nom et de reconnaissance du genre, indépendamment de leur situation, ce qui constitue une restriction disproportionnée de leur droit à la dignité humaine. En outre, les autorités ont rejeté la demande du requérant pour des raisons purement formelles, sans examiner sa situation, ne mettant ainsi pas en balance les intérêts concurrents en jeu. En particulier, elles n’ont pas tenu compte du fait qu’il avait obtenu l’asile précisément parce qu’il était persécuté dans son pays d’origine en raison de son transsexualisme. La Cour estime qu’on ne pouvait raisonnablement attendre de lui qu’il cherche à faire reconnaître son changement de genre en Iran. La Cour note que l’accès à une procédure de reconnaissance juridique du genre pour les personnes ne disposant pas d’un certificat de naissance hongrois, ainsi que l’examen de leurs demandes au fond, pourrait constituer un travail administratif supplémentaire pour les autorités. Toutefois, cela ne saurait en soi justifier un refus inconditionnel de la demande du requérant. De plus, l’obligation positive énoncée par la Cour constitutionnelle est relativement limitée et l’impact éventuel sur l’État ne semble pas être grave. La Cour estime que le refus d’accès à la procédure de reconnaissance juridique du genre n’a pas ménagé un juste équilibre entre l’intérêt public et le droit du requérant au respect de sa vie privée. Il y a donc eu violation de l’article 8.

Y.T. c. Bulgarie du 9 juillet 2020 requête n°41701/16

Article 8 : Violation du droit à la vie privée d’un transsexuel d’apparence masculine dont la demande de réassignation de sexe a été rejetée sans motif

L’affaire concerne un transsexuel (Y.T.) ayant entamé une modification de son apparence physique et dont la demande de réassignation de sexe (masculin au lieu de féminin) a été refusée par les juridictions bulgares. Il affirme avoir pris conscience de son identité sexuelle masculine dès son adolescence et avoir mené une vie sociale en tant qu’homme. La Cour constate que les autorités judiciaires ont établi que Y.T. s’était engagé dans un parcours de transition sexuelle modifiant son apparence physique et que son identité sociale et familiale était déjà masculine depuis longtemps. Elles ont toutefois considéré que l’intérêt général exigeait de ne pas permettre le changement juridique du sexe, sans préciser la nature exacte de cet intérêt général et sans le mettre en balance avec le droit de Y.T. à la reconnaissance de son identité sexuelle. La Cour voit là une rigidité de raisonnement qui a placé Y.T., pendant une période déraisonnable et continue, dans une situation troublante lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété. Le refus des autorités internes de reconnaître légalement la réassignation de sexe de Y.T. sans avancer pour cela de motivation suffisante et pertinente, et sans expliquer pourquoi dans d’autres affaires une telle réassignation pouvait être reconnue, a donc porté une atteinte injustifiée au droit de Y.T. au respect de sa vie privée.

Art 8 • Respect de la vie privée • Refus injustifié d’accorder à un transsexuel sa réassignation du sexe sur le registre d’état civil malgré son physique et son identité sociale et familiale modifiés depuis longtemps • Cadre légal permettant de faire examiner en substance la demande de conversion sexuelle, même en l’absence de procédure spécifique à cet égard • Pas d’atteinte au respect de l’intégrité physique du requérant du fait qu’il ne pouvait pas réaliser une intervention chirurgicale sans la reconnaissance préalable de sa conversion sexuelle par une décision de justice • Préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil justifiant la mise en place de procédures rigoureuses pour vérifier les motivations profondes d’une demande de changement légal d’identité • Absence de raisonnement des tribunaux quant à la nature exacte de l’intérêt général justifiant le refus et la mise en balance de cet intérêt avec le droit du requérant à la reconnaissance de son identité sexuelle • Recommandations émises par des organes internationaux sur des mesures visant à permettre le changement de nom et de sexe dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible

FAITS

À sa naissance, Y.T. fut inscrit sur les registres d’état civil comme étant de sexe féminin, avec un prénom à consonance féminine. Il affirme cependant avoir pris conscience de son identité sexuelle masculine dès son adolescence et avoir mené une vie sociale en tant qu’homme sous un nom et un prénom masculins. Depuis 2008, Y.T. vit en concubinat avec une femme qui a donné naissance à un enfant en 2010 à l’aide d’une insémination artificielle avec donneur. Y.T. et l’enfant s’identifient mutuellement comme père et fils. Sur la photographie de sa carte d’identité, éditée en 2011, l’apparence de Y.T. est celle d’un homme. En 2014, dans le cadre de son parcours de transition sexuelle, Y.T se soumit volontairement à une opération chirurgicale d’enlèvement des glandes mammaires et du tissu parenchymateux.

En 2015, il saisit le tribunal de district pour demander le changement de ses prénoms, patronyme et nom de famille ainsi que son sexe et son numéro d’identification civil dans les registres électroniques, estimant que les données qui y figuraient ne correspondaient pas à la réalité. Sa demande fut rejetée par le tribunal de district et Y.T. fit appel. En 2016, le tribunal régional confirma le jugement rendu en première instance. Il considéra, entre autres, que les interventions chirurgicales ne modifient pas le véritable sexe de la personne mais uniquement son apparence et sa morphologie sexuelle.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

La Cour constate tout d’abord que le cadre légal, appliqué en l’espèce, a permis à Y.T. d’introduire et de faire examiner en substance sa demande relative à sa réassignation sexuelle. Ce dernier souhaitait subir une intervention chirurgicale pour terminer le processus de conversion sexuelle mais il ne pouvait réaliser cette démarche qu’après la reconnaissance préalable de cette conversion par une décision de justice. Y.T. n’allègue pas avoir été amené à se soumettre à une telle intervention contre sa volonté et dans le seul but d’obtenir la reconnaissance légale de son identité sexuelle. Au contraire, il désirait recourir à la chirurgie afin d’harmoniser son aspect physique avec son identité sexuelle. Une atteinte au respect de son intégrité physique n’est donc pas en jeu. La Cour estime ensuite qu’elle doit déterminer si le refus des juridictions de faire droit à la demande du requérant de changement de la mention de son sexe sur les registres civils a constitué une atteinte disproportionnée au droit de celui-ci au respect de sa vie privée. Elle relève, en l’espèce, que les tribunaux internes ont constaté que Y.T. était transsexuel sur la base d’informations détaillées relatives à son état psychologique et médical ainsi qu’à son mode de vie social et familial. Ils ont toutefois refusé d’autoriser la modification de la mention du sexe sur les registres civils. La motivation de leurs décisions faisait référence à des arguments disparates et se basait sur trois éléments principaux. Premièrement, les tribunaux ont exprimé la conviction que la conversion sexuelle n’était pas possible dès lors que la personne présentait des caractéristiques physiologiques sexuelles opposées à la naissance. Deuxièmement, ils ont considéré que la seule aspiration socio-psychologique d’une personne n’était pas suffisante pour faire droit à une demande de conversion sexuelle. Enfin, le droit interne ne prévoyait pas de critères permettant une telle conversion sur le plan juridique. Sur ce dernier point, le tribunal régional a explicitement déclaré qu’il n’accordait pas d’importance à la tendance jurisprudentielle selon laquelle il y avait lieu de reconnaître la réassignation de sexe indépendamment du suivi d’un traitement médical préalable. Ainsi, les autorités judiciaires ont établi que Y.T. s’était engagé dans un parcours de transition sexuelle modifiant son apparence physique et que son identité sociale et familiale était déjà masculine depuis longtemps. Pourtant, elles ont considéré en substance que l’intérêt général exigeait de ne pas permettre le changement juridique du sexe, puis rejeté la demande. Cependant, les tribunaux n’ont aucunement élaboré leur raisonnement quant à la nature exacte de cet intérêt général et n’ont pas réalisé un exercice de mise en balance de cet intérêt avec le droit du requérant à la reconnaissance de son identité sexuelle. Dans ces conditions, la Cour ne peut déceler quelles sont les raisons d’intérêt général ayant conduit au refus de mettre en adéquation l’état masculin de Y.T. et la mention correspondant à cet état sur les registres civils. La Cour voit là une rigidité de raisonnement sur la reconnaissance de l’identité sexuelle de Y.T. qui a placé ce dernier, pendant une période déraisonnable et continue, dans une situation troublante lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété. Par conséquent, la Cour conclut que le refus des autorités internes de reconnaître légalement la réassignation de sexe de Y.T. sans avancer pour cela de motivation suffisante et pertinente, et sans expliquer pourquoi dans d’autres affaires une telle réassignation pouvait être reconnue, a porté une atteinte injustifiée au droit du requérant au respect de sa vie privée. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

CEDH

59.  La Cour note que le grief formulé par le requérant en l’espèce est tiré du refus des juridictions de modifier notamment la mention relative au sexe à son égard sur les registres d’état civil et de reconnaître ainsi légalement son appartenance au sexe masculin. Elle note également que le requérant avance que la raison principale de ce refus est l’absence d’un cadre légal approprié, conforme à l’article 8 de la Convention, permettant aux tribunaux de faire droit à sa demande. Elle remarque également que les parties laissent entendre que ce grief concerne aussi bien une « ingérence » qu’une obligation positive.

60.  La Cour rappelle à cet égard que, si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’État à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 8 de la Convention ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation – positive ou négative – existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013).

61.  Dans des affaires similaires, la Cour a jugé plus approprié d’examiner des allégations liées au refus de réassignation de genre sous l’angle des obligations positives de garantir le respect de l’identité sexuelle des individus (voir, par exemple, Hämäläinen, précité, §§ 62-64, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 99, S.V. c. Italie, no 55216/08, §§ 60-75, 11 octobre 2018, et X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, précité, §§ 66-71). Compte tenu des faits et des observations des parties, la Cour estime qu’en l’occurrence la question principale à trancher est celle de savoir si le dispositif réglementaire en place et les décisions prises à l’égard du requérant permettent de constater que l’État s’est acquitté de son obligation positive de respect de la vie privée du requérant, notamment dans son aspect relatif à l’identité sexuelle.

62.  Les principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives ont été résumés dans l’arrêt Hämäläinen (précité, §§ 65-67, avec les références qui y sont citées).

63.  Par ailleurs, en ce qui concerne la mise en balance des intérêts concurrents, la Cour a souligné l’importance particulière que revêtent les questions touchant à l’un des aspects les plus importants de la vie privée, soit le droit à l’identité sexuelle, domaine dans lequel les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation restreinte (Hämäläinen, précité, § 67, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 123, et S.V. c. Italie, précité, § 62).

64.  La question principale qui se pose dès lors est celle de savoir si, compte tenu de la marge d’appréciation dont elle disposait, la Bulgarie a ménagé un juste équilibre dans la mise en balance entre l’intérêt général et l’intérêt privé du requérant d’obtenir le changement de la mention de son sexe dans les documents officiels.

65.  La Cour observe tout d’abord que, même si la loi bulgare ne consacre pas de procédure spécifique unique aux demandes de conversion sexuelle, l’accès à l’ouverture d’une procédure permettant de demander la modification de la mention du sexe sur les registres civils peut être déduit des articles 73 et 76 de la loi sur les registres civils (paragraphe 18 ci‑dessus). D’ailleurs, ces dispositions précisent explicitement que seule la voie judiciaire et non administrative est possible pour reconnaître le changement du sexe (paragraphe 18 ci-dessus). D’autres dispositions du droit interne traitent également des conséquences de la modification du sexe, ce qui confirme aussi la possibilité de reconnaître officiellement ce changement, tel par exemple, l’article 4, alinéas 1 et 2 de la loi sur la protection contre la discrimination qui intègre le changement de sexe parmi les caractéristiques protégées en matière de discrimination (paragraphe 23 ci-dessus).

66.  Le requérant conteste la suffisance de ces dispositions dans le sens où il n’existerait pas de procédure visant expressément la réassignation sexuelle. La Cour note toutefois qu’elle a déjà constaté que les tribunaux internes ont qualifié la demande du requérant comme formulée sur la base de l’article 73 de la loi sur les registres civils et qu’ils ont examiné la question du changement de sexe, argument permettant de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 42 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour relève que, selon la jurisprudence interne développée depuis 2000, soit dès l’entrée en vigueur de la loi sur les registres civils de 1999, les tribunaux nationaux se sont majoritairement basés sur la procédure générale de l’article 73 de cette loi, prévoyant le changement des données principales des actes civils, lorsqu’ils ont été saisis d’une demande de modification de la mention relative au sexe (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour remarque qu’une seule décision judiciaire parmi celles portées à sa connaissance par les parties témoigne d’un rejet d’examiner une demande de changement de sexe au motif que le tribunal interprétait les dispositions légales comme ne prévoyait pas un tel changement (paragraphe 26 ci‑dessus). Ce cas isolé, survenu en 2007, soit environ neuf ans avant la décision définitive dans le cas du requérant, ne permet pas à la Cour de conclure que l’absence d’une procédure dédiée uniquement à la réassignation de sexe a empêché en soi les tribunaux d’examiner la demande du requérant (voir, a contrario, X c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, précité, § 68, où la Cour a tenu compte du fait que le Gouvernement n’avait pas présenté de preuves permettant de conclure à l’établissement d’une pratique judiciaire en matière de réassignation de genre pour combler le vide législatif).

67.  Ainsi, la Cour constate que le cadre légal, tel que décrit et appliqué dans la présente espèce, a permis au requérant d’introduire et de faire examiner en substance sa demande relative à sa réassignation sexuelle.

68.  La Cour note ensuite que le requérant souhaitait subir une intervention chirurgicale pour terminer le processus de conversion sexuelle mais qu’il ne pouvait réaliser cette démarche qu’après la reconnaissance préalable de cette conversion par une décision de justice (paragraphes 14 et 51 ci-dessus). Elle observe par ailleurs que le requérant n’allègue pas avoir été amené à se soumettre à une telle intervention contre sa volonté et dans le seul but d’obtenir la reconnaissance légale de son identité sexuelle. Au contraire, il ressort des éléments du dossier que l’intéressé désirait recourir à la chirurgie afin d’harmoniser son aspect physique avec son identité sexuelle. Dès lors, contrairement à l’affaire A.P., Garçon et Nicot (précitée, § 135), une atteinte au respect de l’intégrité physique du requérant contraire à l’article 8 de la Convention n’est pas en jeu dans la présente espèce (S.V. c. Italie, précité, § 65).

69.  La Cour est donc appelée à déterminer si le refus des juridictions de faire droit à la demande du requérant de changement de la mention de son sexe sur les registres civils a constitué une atteinte disproportionnée au droit de celui-ci au respect de sa vie privée.

70.  Il ressort des éléments du dossier que les tribunaux internes ont constaté que le requérant était transsexuel (paragraphes 11-13 ci-dessus) sur la base d’informations détaillées relatives à son état psychologique et médical ainsi qu’à son mode de vie social et familial. Ils ont toutefois refusé d’autoriser la modification de la mention du sexe sur les registres civils. La Cour rappelle qu’elle admet pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, de l’exigence de sécurité juridique relève de l’intérêt général et justifie la mise en place de procédures rigoureuses dans le but notamment de vérifier les motivations profondes d’une demande de changement légal d’identité (voir, mutatis mutandis, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 142, et S.V. c. Italie, précité, § 69).

71.  Néanmoins, la Cour ne peut que constater que la motivation des décisions de rejet de la demande du requérant rendues par les tribunaux faisait référence aux arguments disparates et qu’elle se basait, néanmoins, sur trois éléments principaux. Premièrement, les tribunaux ont exprimé la conviction que la conversion sexuelle n’était pas possible dès lors que la personne présentait des caractéristiques physiologiques sexuelles opposées à la naissance. Deuxièmement, ils ont considéré que la seule aspiration socio‑psychologique d’une personne n’était pas suffisante pour faire droit à une demande de conversion sexuelle. Enfin et de toute façon, le droit interne ne prévoyait pas de critères permettant une telle conversion sur le plan juridique (paragraphes 11-13 ci-dessus). Sur ce dernier point, la Cour note que le tribunal régional a explicitement déclaré qu’il n’accordait pas d’importance à la tendance jurisprudentielle selon laquelle il y avait lieu de reconnaître la réassignation de sexe indépendamment du suivi d’un traitement médical préalable (paragraphe 13 ci-dessus). Ainsi, les autorités judiciaires ont établi que le requérant s’était engagé dans un parcours de transition sexuelle modifiant son apparence physique et que son identité sociale et familiale était déjà masculine depuis longtemps. Pourtant, elles ont considéré en substance que l’intérêt général exigeait de ne pas permettre le changement juridique du sexe, puis rejeté la demande. La Cour note que les tribunaux n’ont aucunement élaboré leur raisonnement quant à la nature exacte de cet intérêt général et n’ont pas réalisé, dans le respect de la marge d’appréciation accordée, un exercice de mise en balance de cet intérêt avec le droit du requérant à la reconnaissance de son identité sexuelle. Dans ces conditions, la Cour ne peut déceler quelles sont les raisons d’intérêt général ayant conduit au refus de mettre en adéquation l’état masculin du requérant et la mention correspondant à cet état sur les registres civils.

72.  La Cour voit là une rigidité de raisonnement sur la reconnaissance de l’identité sexuelle du requérant qui a placé ce dernier, pendant une période déraisonnable et continue, dans une situation troublante lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin, c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, §§ 77‑78, CEDH 2002‑VI).

73.  Les décisions judiciaires en cause en l’espèce datent de 2015 et 2016. La Cour observe avec intérêt la décision de la Cour suprême de cassation du 5 janvier 2017 présentée par les parties, qui permet de confirmer la pratique déjà existante selon laquelle, malgré l’absence d’une procédure dédiée uniquement à la réassignation de sexe, cette dernière peut être reconnue au cours de la vie d’une personne selon le droit bulgare. Pour ce qui est des conditions pour la réassignation de sexe commentées dans cette décision, la Cour n’a pas la compétence, dans le cadre de la présente affaire, d’analyser dans l’abstrait leur compatibilité avec la Convention. Elle note aussi la demande récente de décision interprétative auprès de l’assemblée plénière de la Cour suprême de cassation dans ce domaine (paragraphe 30 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour estime nécessaire de se référer aux recommandations émises par des organes internationaux, notamment le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ainsi que le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de sexe, parmi lesquelles se trouve la recommandation faite aux États visant à permettre le changement de nom et de sexe dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible (paragraphes 31-34 ci-dessus).

74.  Eu égard à ces éléments, la Cour conclut que le refus des autorités internes de reconnaître légalement la réassignation de sexe du requérant sans avancer pour cela de motivation suffisante et pertinente, et sans expliquer pourquoi dans d’autres affaires une telle réassignation pouvait être reconnue a porté une atteinte injustifiée au droit du requérant au respect de sa vie privée.

75.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

S.V. c. Italie du 11 octobre 2018 requête n° 55216/08

Article 8 : Impossibilité pour un transsexuel d’apparence féminine de changer son prénom masculin avant son opération : violation du droit à la vie privée.

L’affaire concerne le refus des autorités italiennes d’autoriser le changement de prénom « masculin » d’une personne transsexuelle – d’apparence féminine – au motif qu’une décision judiciaire définitive constatant la conversion sexuelle n’avait pas été rendue. S.V. fut autorisée par le tribunal civil de Rome à recourir à une opération chirurgicale de conversion sexuelle en mai 2001. Elle dut cependant attendre que le tribunal constate la réalisation de l’opération et se prononce définitivement sur son identité sexuelle, le 10 octobre 2003, pour pouvoir changer de prénom, conformément aux exigences de la loi en vigueur à l’époque des faits. La Cour juge tout d’abord qu’il s’agit là d’une problématique qui relève pleinement du droit au respect de la vie privée. Elle juge ensuite que l’impossibilité pour S.V. d’obtenir la modification de son prénom pendant une période de deux ans et demi au motif que son parcours de transition ne s’était pas conclu par une opération de conversion sexuelle s’analyse en un manquement de l’État à son obligation positive de garantir le droit de l’intéressée au respect de sa vie privée. Selon la Cour, la rigidité du processus judiciaire de reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes transsexuelles, en vigueur à l’époque des faits, a placé S.V. – dont l’apparence physique, de même que l’identité sociale, était déjà féminine depuis longtemps – pendant une période déraisonnable dans une situation anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété. La Cour observe enfin qu’un amendement législatif est intervenu en 2011 : une deuxième décision du tribunal n’est donc plus nécessaire et la rectification de l’état civil peut être ordonnée par le juge lors de la décision qui autorise l’opération de conversion sexuelle.

LES FAITS

À sa naissance, S.V. fut inscrite sur les registres de l’état civil comme étant de sexe masculin et fut prénommée L. Considérant toutefois que son identité sexuelle était féminine, S.V. mena une vie sociale en tant que femme, sous le prénom de S. D’ailleurs, ses collègues de travail l’appelaient S. depuis 1999 et dans la photographie de sa carte d’identité, éditée en 2000, son apparence était celle d’une femme. En 1999, S.V. entama un traitement hormonal féminisant dans le cadre de sa transition sexuelle. En 2001, le tribunal civil de Rome l’autorisa à recourir à une opération chirurgicale de conversion sexuelle.

En 2001, en attendant son opération, S.V. demanda au préfet de Rome le changement de son prénom, précisant que compte tenu de son aspect physique, l’indication d’un prénom masculin sur ses documents d’identité était un motif d’humiliation et d’embarras permanent. Le préfet refusa, estimant qu’en l’absence d’une décision judiciaire définitive portant rectification de l’attribution du sexe (loi n o 164 de 1982), le prénom de la requérante ne pouvait pas être modifié. Par conséquent, S.V. dut attendre que le tribunal constate la réalisation de l’opération, laquelle eut lieu le 3 février 2003, et se prononce définitivement sur son identité sexuelle. Ainsi, à la suite du jugement rendu par le tribunal le 10 octobre 2003, la municipalité de Savone modifia l’indication du sexe ainsi que le prénom de S.V.

Article 8

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) La Cour relève que l’affaire concerne l’impossibilité pour une personne transsexuelle d’obtenir le changement de prénom avant l’aboutissement définitif du processus de transition sexuelle par l’opération de conversion. Il s’agit là d’une problématique qui relève pleinement du droit au respect de la vie privée et l’article 8 de la Convention s’applique sous son volet « vie privée ». La Cour note ensuite que, le 10 mai 2001, le tribunal civil de Rome a autorisé l’intervention chirurgicale de S .V., qui dut cependant attendre que le tribunal constate la réalisation de l’opération et se prononce définitivement sur son identité sexuelle, le 10 octobre 2003, pour pouvoir changer de prénom. La Cour ne met pas en cause le choix du législateur italien de confier à l’autorité judiciaire plutôt qu’à l’autorité administrative les décisions en matière de changement de registre d’état civil des personnes transsexuelles. De plus, elle admet pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, de l’exigence de sécurité juridique relève de l’intérêt général et justifie la mise en place de procédures rigoureuses dans le but notamment de vérifier les motivations profondes d’une demande de changement légal d’identité. Cependant, elle constate que le rejet de la demande de S.V. a été basé sur des arguments purement formels ne prenant nullement en compte la situation concrète de l’intéressée. Ainsi, les autorités n’ont pas considéré que S.V. avait entrepris un parcours de transition sexuelle depuis des années et que son apparence physique, de même que son identité sociale, était déjà féminine depuis longtemps. Dans ces circonstances, la Cour voit mal quelles raisons d’intérêt général ont pu empêcher pendant plus de deux ans et demi la mise en adéquation du prénom figurant sur les documents officiels de S.V. avec la réalité de la situation sociale de celleci, pourtant reconnue par le tribunal civil de Rome dans son jugement du 10 mai 2001. Ainsi, la rigidité du processus judiciaire de reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes transsexuelles, en vigueur à l’époque des faits, a placé S.V. pendant une période déraisonnable dans une situation anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété. À cet égard, la Cour se réfère à la Recommandation CM/Rec(2010)5 sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, dans laquelle le Comité des Ministres a préconisé aux États de permettre le changement de nom et de genre dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible.

Par conséquent, la Cour considère que l’impossibilité pour S.V. d’obtenir la modification de son prénom pendant une période de deux ans et demi au motif que son parcours de transition ne s’était pas conclu par une opération de conversion sexuelle s’analyse, dans les circonstances de l’espèce, en un manquement de l’État défendeur à son obligation positive de garantir le droit de l’intéressée au respect de sa vie privée. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

Enfin, la Cour observe avec intérêt que le décret législatif n o 150 de 2011 a modifié l’article 3 de la loi n o 164 de 1982 : une deuxième décision du tribunal n’est donc plus nécessaire dans les procédures de rectification de l’attribution du sexe concernant des personnes opérées et la rectification de l’état civil peut être ordonnée par le juge lors de la décision qui autorise l’opération.

LA CEDH

a) Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention

54. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre non seulement l’intégrité physique et morale de l’individu, mais aussi parfois des aspects de l’identité physique et sociale de celui-ci. Des éléments tels que, par exemple, l’identité ou l’identification sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 de la Convention (voir, notamment, Van Kück c. Allemagne, no 35968/97, § 69, CEDH 2003‑VII, Schlumpf c. Suisse, no 29002/06, § 77, 8 janvier 2009, et Y.Y. c. Turquie, précité, § 56, ainsi que les références qui y sont indiquées).

55. La Cour rappelle également que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 de la Convention (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III), ce qui l’a conduite à reconnaître, dans le contexte de l’application de cette disposition à la situation des personnes transsexuelles, qu’elle comporte un droit à l’autodétermination (Van Kück, § 69, précité, et Schlumpf, § 100, précité), dont la liberté de définir son appartenance sexuelle est l’un des éléments les plus essentiels (Van Kück, précité, § 73). Elle rappelle aussi que le droit à l’épanouissement personnel et à l’intégrité physique et morale des personnes transsexuelles est garanti par l’article 8 (voir, notamment, Van Kück, § 69, précité, Schlumpf, § 100, précité, et Y.Y. c. Turquie, précité, § 58).

56. Les arrêts rendus à ce jour par la Cour dans ce domaine portent sur la reconnaissance légale de l’identité sexuelle de personnes transsexuelles ayant subi une opération de conversion sexuelle (Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, série A no 106, Cossey c. Royaume-Uni, 27 septembre 1990, série A no 184, B. c. France, no 13343/87, 25 mars 1992, série A no 232‑C, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, CEDH 2002‑VI, I. c. Royaume-Uni [GC], no 25680/94, 11 juillet 2002, Grant c. Royaume‑Uni, no 32570/03, CEDH 2006‑VII, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, CEDH 2014), sur les conditions d’accès à une telle opération (Van Kück, précité, Schlumpf, précité, L. c. Lituanie, no 27527/03, CEDH 2007‑IV, et Y.Y. c. Turquie, précité), ou encore sur la reconnaissance légale de l’identité sexuelle des personnes transgenres qui n’ont pas subi un traitement de changement de sexe agréé par les autorités ou qui ne souhaitent pas subir un tel traitement (A.P., Garçon et Nicot, précité).

57. La Cour souligne que la présente affaire concerne l’impossibilité pour une personne transsexuelle d’obtenir le changement de prénom avant l’aboutissement définitif du processus de transition sexuelle par l’opération de conversion. Il s’agit là d’une problématique pouvant être rencontrée par les personnes transsexuelles différente de celles que la Cour a eu l’occasion d’examiner jusqu’à présent.

58. Il n’en reste pas moins que cette problématique relève pleinement du droit au respect de la vie privée et tombe dès lors sans conteste dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention, comme d’ailleurs la Cour l’a plus largement affirmé dans des affaires portant sur le choix ou le changement des noms ou des prénoms de personnes physiques (voir, parmi beaucoup d’autres, Golemanova c. Bulgarie, no 11369/04, § 37, 17 février 2011, et Henry Kismoun c. France, no 32265/10, § 25, 5 décembre 2013).

59. Partant, l’article 8 de la Convention s’applique donc à la présente affaire sous son volet « vie privée », ce que, du reste, le Gouvernement ne conteste pas.

b) Sur l’observation de l’article 8 de la Convention

60. La Cour réaffirme que, si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’État à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation – positive ou négative – existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013).

61. La Cour réaffirme par ailleurs que, dans le domaine de la réglementation des conditions nécessaires pour le changement des noms des personnes physiques, les États contractants jouissent d’une large marge d’appréciation. Tout en rappelant qu’il peut exister de véritables raisons amenant un individu à désirer changer de nom ou de prénom, la Cour répète que des restrictions légales à pareille possibilité peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population ou de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et de relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Golemanova, précité, § 39, et Henry Kismoun, précité, §, 31).

62. Cela étant, en ce qui concerne la mise en balance des intérêts concurrents, la Cour a souligné l’importance particulière que revêtent les questions touchant à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée, soit le droit à l’identité sexuelle, domaine dans lequel les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation restreinte (Hämäläinen, précité, § 67, et A.P., Garçon et Nicot, précité, § 123).

63. La question principale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, compte tenu de la marge d’appréciation dont elle disposait, l’Italie a ménagé un juste équilibre dans la mise en balance entre l’intérêt général et l’intérêt privé de la requérante à ce que son prénom corresponde à son identité de genre.

64. La Cour observe tout d’abord que la loi italienne permet la reconnaissance juridique de l’identité de genre des personnes transsexuelles par le biais de la modification de leur état civil conformément à la loi no 164 de 1982 (paragraphe 18 ci-dessus).

65. La Cour prend note de la position de la requérante, qui allègue avoir dû attendre de se soumettre à l’opération chirurgicale de conversion sexuelle pour obtenir l’autorisation de changer son prénom. Elle observe par ailleurs que l’intéressée n’allègue pas avoir été amenée à se soumettre à l’opération chirurgicale contre sa volonté et dans le seul but d’obtenir une reconnaissance légale de son identité sexuelle. Au contraire, il ressort des documents de la procédure interne qu’elle a souhaité recourir à la chirurgie afin d’harmoniser son aspect physique avec son identité sexuelle et qu’elle y a été autorisée par le tribunal. Dès lors, contrairement à l’affaire A.P., Garçon et Nicot (précitée, § 135), une atteinte au respect de l’intégrité physique de la requérante contraire à l’article 8 de la Convention n’est pas en jeu dans la présente espèce.

66. La Cour est donc appelée à déterminer si le refus des autorités d’autoriser la requérante à changer de prénom au cours du processus de transition sexuelle et avant l’aboutissement de l’opération de conversion a constitué une atteinte disproportionnée au droit de celle-ci au respect de sa vie privée.

67. La Cour relève que, à la suite du jugement du tribunal du 10 mai 2001 ayant autorisé l’intervention chirurgicale, la requérante s’est vu refuser le changement de son prénom par la voie administrative au motif que toute modification du registre de l’état civil d’une personne transgenre devait être ordonnée par un juge dans le cadre de la procédure concernant la rectification de l’attribution du sexe. Par conséquent, la requérante, conformément à l’article 3 de la loi no 164 de 2000 tel qu’en vigueur à l’époque, a dû attendre que le tribunal constate la réalisation de l’opération et se prononce définitivement sur son identité sexuelle, ce qui a eu lieu seulement le 10 octobre 2003.

68. La Cour souligne qu’elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour définir la politique la plus opportune en matière de réglementation de changement des prénoms des personnes transsexuelles, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions que celles-ci ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation.

69. Dès lors, elle ne met pas en cause le choix du législateur italien en soi de confier à l’autorité judiciaire plutôt qu’à l’autorité administrative les décisions en matière de changement de registre d’état civil des personnes transsexuelles. De plus, la Cour admet pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, de l’exigence de sécurité juridique relève de l’intérêt général et justifie la mise en place de procédures rigoureuses dans le but notamment de vérifier les motivations profondes d’une demande de changement légal d’identité (voir, mutatis mutandis, A.P., Garçon et Nicot, précité, § 142).

70. Toutefois, la Cour ne peut que constater que le rejet de la demande de la requérante a été basé sur des arguments purement formels ne prenant nullement en compte la situation concrète de l’intéressée. Ainsi, les autorités n’ont pas considéré que celle-ci avait entrepris un parcours de transition sexuelle depuis des années et que son apparence physique, de même que son identité sociale, était déjà féminine depuis longtemps.

71. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour voit mal quelles raisons d’intérêt général ont pu empêcher pendant plus de deux ans et demi la mise en adéquation du prénom figurant sur les documents officiels de la requérante avec la réalité de la situation sociale de celle-ci, pourtant reconnue par le tribunal civil de Rome dans son jugement du 10 mai 2001. Elle réitère à ce propos le principe selon lequel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs.

72. En revanche, la Cour voit là une rigidité du processus judiciaire de reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes transsexuelles en vigueur à l’époque des faits, qui a placé la requérante pendant une période déraisonnable dans une situation anormale lui inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin, précité, §§ 77-78).

73. La Cour se réfère à la Recommandation CM/Rec(2010)5 sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, dans laquelle le Comité des Ministres a préconisé aux États de permettre le changement de nom et de genre dans les documents officiels de manière rapide, transparente et accessible (paragraphe 25 ci-dessus).

74. Par ailleurs, la Cour observe avec intérêt que le décret législatif no 150 de 2011 a modifié l’article 3 de la loi no 164 de 1982 en ce sens qu’une deuxième décision du tribunal n’est plus nécessaire dans les procédures de rectification de l’attribution du sexe concernant des personnes opérées, dès lors que la rectification de l’état civil peut être ordonnée par le juge lors de la décision qui autorise l’opération (paragraphe 20 ci-dessus).

75. Partant, compte tenu de ce que précède, la Cour considère que l’impossibilité pour la requérante d’obtenir la modification de son prénom pendant une période de deux ans et demi au motif que son parcours de transition ne s’était pas conclu par une opération de conversion sexuelle s’analyse, dans les circonstances de l’espèce, en un manquement de l’État défendeur à son obligation positive de garantir le droit de l’intéressée au respect de sa vie privée.

Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

A.P, GARÇON ET NICOT c. FRANCE du 6 avril 2017 requêtes 79885/12, 52471/13 et 52596/13

Transsexualité et article 8 : Du jamais vu , une condamnation de la France par la CEDH, à 17 jours du premier tour des élections présidentielles du 23 avril 2017.

- Le rejet de la demande des deuxième et troisième requérants tendant à la modification de leur état civil au motif qu’ils n’avaient pas établi le caractère irréversible de la transformation de leur apparence, c’est-à-dire démontré avoir subi une opération stérilisante ou un traitement médical entrainant une très forte probabilité de stérilité, s’analyse en un manquement par l’État défendeur à son obligation positive de garantir le droit de ces derniers au respect de leur vie privée.

- Compte tenu tout particulièrement de la large marge d’appréciation dont elle disposait, la France, en retenant, pour rejeter la demande du deuxième requérant tendant à la modification de la mention du sexe sur son acte de naissance, qu’il n’avait pas démontré la réalité du syndrome transsexuel dont il est atteint, a maintenu un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence.

- En retenant pour rejeter la demande du premier requérant tendant à la modification de la mention du sexe sur son acte de naissance, le fait qu’il opposait un refus de principe à l’expertise médicale qu’il avait ordonnée, le juge interne, qui, aux termes de l’article 11 du code de procédure civile, pouvait tirer toute conséquence de ce refus, a maintenu un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence.

RECEVABILITE

86. Le Gouvernement souligne que le premier requérant (requête no 79885/12) n’a pas saisi la Cour de cassation d’un moyen selon lequel il serait incompatible avec les droits garantis par l’article 3 ou l’article 8 de la Convention de conditionner la reconnaissance de l’identité des personnes transsexuelles à la preuve qu’elles ont subi une opération ou un traitement stérilisant. D’après lui, devant les juridictions internes, le premier requérant entendait exclusivement faire valoir que les éléments de preuve qu’il avait fournis étaient suffisants pour justifier un changement d’état civil sans avoir à se soumettre à une nouvelle expertise médicale. Il en déduit que le premier requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes s’agissant du premier des trois griefs exposés ci-dessus.

87. Le premier requérant réplique qu’il a soulevé la question en substance devant la Cour de cassation. Il fait valoir que le mémoire ampliatif qu’il a déposé devant cette juridiction soulignait qu’ « en matière de changement de sexe, et plus généralement de traitement des questions posées par les « transsexuels » ou les « transgenres », c’[était] l’ensemble des analyses et perceptions sur lesquelles [était] fondée la jurisprudence de 1992 que le Conseil de l’Europe commandait de réviser intégralement ». Il précise que son mémoire renvoyait tout particulièrement au rapport du Commissaire aux droits de l’homme de 2009 intitulé « droits de l’homme et identité de genre » et à la Résolution 1728 (2010) de l’Assemblé parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), et souligne que tous deux, au nom de l’intégrité physique des personnes, recommandaient aux États membres de ne pas subordonner la reconnaissance de l’identité de genre d’une personne à sa stérilisation ou sa soumission à d’autres traitement médicaux. Il ajoute que son mémoire indiquait qu’il ne faisait pas de doute qu’au regard des travaux menés dans le cadre du Conseil de l’Europe, si la Cour européenne des droits de l’homme était saisie de la question aujourd’hui, elle jugerait trop contraignantes les règles posés par l’assemblée plénière en 1992, qui imposent un diagnostic médical de transsexualisme et un traitement médical visant au changement du sexe, et affirmait que « la mutilation forcée ne saurait être une exigence préalable à une modification d’état civil ».

88. La Cour constate que le moyen développé par le premier requérant devant la Cour de cassation dans le cadre de son pourvoi contre l’arrêt du 27 septembre 2010 de la cour d’appel de Montpellier comprenait trois branches. Dans la première, il reprochait à la cour d’appel d’avoir rejeté sa demande de changement de sexe au motif qu’il avait refusé de déférer à une expertise dont l’objet était de définir l’origine du syndrome de transsexualisme et son évolution et d’établir qu’il ne présentait plus tous les caractères du sexe masculin. Invoquant l’article 8 de la Convention, il soutenait que le droit au respect de la vie privée commandait que le changement de sexe d’une personne soit autorisé dès lors que l’apparence physique de l’intéressée la rapproche de l’autre sexe, auquel correspond son comportement social. Dans la deuxième, il soutenait que les certificats médiaux qu’il avait produits établissaient pleinement qu’il présentait le syndrome de transsexualisme, qu’il avait subi un traitement chirurgical faisant de lui une femme que son apparence physique comme son comportement social étaient féminins, de sorte qu’en jugeant que ces pièces étaient insuffisantes pour prouver les conditions nécessaires au changement de sexe et en lui faisant grief de ne pas avoir déféré à l’expertise judiciaire, la cour d’appel avait dénaturé celles-ci. Dans la troisième, il dénonçait une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, estimant que la cour d’appel s’était fondée sur des motifs discriminatoires pour dire qu’il aurait dû se soumettre à l’expertise judiciaire et rejeter sa demande.

89. Il en ressort que le premier requérant n’a pas saisi la Cour de cassation de la question de savoir si le fait d’assujettir la reconnaissance de l’identité de genre d’une personne transgenre à la réalisation d’une opération ou d’un traitement impliquant une stérilité irréversible était compatible avec son droit au respect de la vie privée ou contrevenait à l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants, alors que le droit positif posait déjà une condition de ce type (paragraphes 56-58, 60 et 62 ci-dessous). Plus largement, il s’avère que, loin de contester devant les juridictions internes les conditions requises par le droit positif, il soutenait au contraire qu’il remplissait ces conditions dès lors qu’il avait subi une opération de réassignation sexuelle à l’étranger. Se plaçant sur le seul terrain de la preuve, il plaidait qu’il n’avait pas à se soumettre à un examen médical pour démontrer avoir rempli ces exigences, les éléments probatoires qu’il produisait à cette fin étant selon lui suffisants. Il n’a donc pas épuisé les voies de recours internes quant au premier des griefs exposé ci-dessus, ne serait-ce qu’en substance.

90. Partant, il convient de déclarer cette partie de la requête no 79885/12 irrecevable et de la rejeter en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

91. S’agissant de cette même partie des requêtes nos 52471/13 et 52596/13, la Cour constate qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle déclare donc cette partie des requêtes nos 52471/13 et 52596/13 recevable. Elle parvient à la même conclusion quant au deuxième grief (requête no 52471/13) et au troisième grief (requête no 79885/12) exposés ci-dessus. Elle déclare donc ces parties des requêtes nos 79885/12 et 52471/13 recevables.

APPLICABILITE DE L'ARTICLE 8

a) Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention

92. La Cour a souligné à de nombreuses reprises que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre non seulement l’intégrité physique et morale de l’individu, mais aussi parfois des aspects de l’identité physique et sociale de celui-ci. Des éléments tels que, par exemple, l’identité ou l’identification sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 de la Convention (voir, notamment, Van Kück c. Allemagne, no 35968/97, § 69, CEDH 2003‑VII, Schlumpf c. Suisse, no 29002/06, § 77, 8 janvier 2009, et Y.Y. c. Turquie, précitée, § 56, ainsi que les références qui y sont indiquées).

93. La Cour a également souligné que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 de la Convention (voir Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61), ce qui l’a conduite à reconnaître, dans le contexte de l’application de cette disposition à la situation des personnes transsexuelles, qu’elle comporte un droit à l’autodétermination (voir, précités, Van Kück, § 69, et Schlumpf, § 100), dont la liberté de définir son appartenance sexuelle est l’un des éléments les plus essentiels (Van Kück, précité, § 73). Elle a de plus indiqué que le droit à l’épanouissement personnel et à l’intégrité physique et morale des personnes transsexuelles est garanti par l’article 8 (voir, notamment, précités, Van Kück, § 69, Schlumpf, § 100, et Y.Y. c. Turquie, § 58).

94. Les arrêts rendus à ce jour par la Cour dans ce domaine portent sur la reconnaissance légale de l’identité sexuelle de personnes transsexuelles ayant subi une opération de réassignation (Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, série A no 106 ; Cossey c. Royaume-Uni, 27 septembre 1990, série A no 184 ; B. c. France, précité ; Christine Goodwin, précité ; I. c. Royaume-Uni [GC], no 25680/94, 11 juillet 2002 ; Grant c. Royaume-Uni, no 32570/03, CEDH 2006‑VII ; Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, CEDH 2014) et sur les conditions de l’accès à une telle opération (Van Kück, précitée ; Schlumpf, précitée ; L. c. Lituanie, no 27527/03, CEDH 2007‑IV ; Y.Y. c. Turquie, précité). On ne saurait toutefois en déduire que la question de la reconnaissance légale de l’identité sexuelle des personnes transgenres qui n’ont pas subi un traitement de réassignation sexuelle agréé par les autorités ou qui ne souhaitent pas subir un tel traitement échappe au champ d’application de l’article 8 de la Convention.

95. Élément de l’identité personnelle, l’identité sexuelle relève pleinement du droit au respect de la vie privée que consacre l’article 8 de la Convention. Cela vaut pour tous les individus.

96. L’article 8 s’applique donc aux présentes affaires sous son volet « vie privée », ce que, du reste, le Gouvernement ne conteste pas.

b) Sur la question de savoir si les affaires concernent une ingérence ou une obligation positive

97. Se référant aux arrêts I. c. Royaume-Uni, Christine Goodwin et Van Kück (précités), le Gouvernement rappelle que l’article 8 met à la charge des États membres l’obligation de reconnaître juridiquement la conversion sexuelle des personnes transsexuelles, ces États ne disposant d’une marge d’appréciation que pour déterminer les conditions que doivent remplir celles qui revendiquent la reconnaissance juridique de leur nouvelle identité sexuelle pour établir que leur conversion sexuelle a bien été opérée. Il en déduit que le grief doit être examiné sous l’angle des obligations positives.

98. Les deuxième et troisième requérants ne se prononcent pas explicitement sur ce point.

99. La Cour marque son accord avec le Gouvernement : comme par exemple dans l’affaire Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni (30 juillet 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V), les griefs des requérants doivent être examinés sous l’angle de la question de savoir si l’État défendeur est ou non resté en défaut de s’acquitter de l’obligation positive de garantir aux intéressées le droit au respect de leur vie privée. Elle renvoie par ailleurs à l’affaire Hämäläinen précitée qui, comme les présentes affaires, concernait la compatibilité des conditions de la reconnaissance légale de l’identité d’une personne transsexuelle avec les exigences de l’article 8 de la Convention, dans laquelle elle a jugé plus approprié d’analyser le grief de la requérante du point de vue des obligations positives. En d’autres termes, la question à trancher est celle de savoir si le respect de la vie privée des requérants implique pour l’État l’obligation positive de mettre en place une procédure propre à leur permettre de faire reconnaître juridiquement leur identité sexuelle sans avoir à remplir les conditions qu’ils dénoncent (voir, mutatis mutandis, Hämäläinen, § 64).

100. La Cour constate que la France répond à première vue à cette obligation positive puisque le droit français permet aux personnes transsexuelles d’obtenir la reconnaissance légale de leur identité par le biais de la rectification de leur état civil. Cependant, à l’époque des faits de la cause des requérants, le droit français subordonnait cette reconnaissance légale à l’établissement de la réalité du syndrome transsexuel et du caractère irréversible de la transformation de l’apparence ; les demandes formulées à cette fin par les deuxième et troisième requérants ont ainsi été rejetées au motif que cette condition n’était pas remplie. La question qui se pose dans le cas des deuxième et troisième requérants est donc celle de savoir si, en leur opposant cette condition, la France a manqué à son obligation positive de garantir le droit de ces derniers au respect de leur vie privée. Dans le cas du premier requérant, se pose celle de savoir si la France s’est rendue responsable d’un pareil manquement en subordonnant la reconnaissance légale de son identité à sa soumission à une expertise médicale.

101. La Cour va en conséquence vérifier si, compte tenu de la marge d’appréciation dont elle disposait, la France, en opposant de telles conditions à la reconnaissance légale de l’identité sexuelle des requérants, a ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts de ces derniers, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle (voir, par exemple, Hämäläinen, précité, § 65).

SUR LA CONDITION D'IRREVERSIBILITE DE LA TRANSFORMATION DE L'APPARENCE

i. Question préliminaire

116. La première question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, en imposant aux personnes transgenres qui souhaitent obtenir la reconnaissance de leur identité sexuelle la démonstration du « caractère irréversible de la transformation de [l’]apparence », le droit positif français, tel qu’établi à l’époque des présentes affaires, assujettissait cette reconnaissance à la réalisation d’une opération ou d’un traitement stérilisants.

117. La Cour relève tout d’abord l’ambigüité de ces termes : la référence à l’ « apparence » fait penser à une transformation superficielle, alors que la notion d’irréversibilité renvoie à l’idée d’une transformation radicale qui, dans le contexte du changement de l’identité légale des personnes transgenres, renvoie elle-même à celle de la stérilité. Elle juge cette ambigüité problématique dès lors que l’intégrité physique des personnes est en jeu.

118. Elle note que le Gouvernement se réfère – sans les produire – à des décisions internes dont il ressortirait que certaines juridictions du fond auraient admis des changements de l’état civil de personnes transgenres sans exiger d’elles qu’elles établissent leur stérilité. Elle constate cependant que l’un des requérants se réfère à des décisions concomitantes – il en produit deux – qui montrent à l’inverse que plusieurs juridictions ont exigé une telle preuve.

119. La Cour observe en outre que, dans son avis du 27 juin 2013, la CNCDH souligne que, « si l’intervention chirurgicale n’est pas exigée, le droit demande en revanche un traitement médical irréversible, qui implique notamment une obligation de stérilisation » et que « cette condition contraint les personnes concernées à suivre des traitements médicaux aux conséquences très lourdes, qui impliquent une obligation de stérilisation », précisant que « cette obligation ne passe pas forcément par des opérations chirurgicales de réassignation sexuelles, mais peut être obtenue par des traitements hormonaux, dont la Haute Autorité de santé indique que, pris sur le long terme, ils sont susceptibles d’entraîner des modifications irréversibles du métabolisme » (paragraphe 63 ci-dessus). C’est aussi l’analyse des auteurs de la proposition de loi no 216 visant à protéger l’identité de genre, enregistrée au Sénat le 11 décembre 2013, dont les motifs précisent que, si le droit positif tel qu’alors établi « n’exige pas d’intervention chirurgicale, il demande en revanche un traitement médical irréversible qui implique la stérilisation » (paragraphe 66 ci-dessus). Des associations dédiées à la protection des intérêts des personnes transgenres, telles que Transgender Europe (paragraphe 71 ci-dessus) et l’association nationale transgenre (paragraphe 67 ci-dessus), observent pareillement que la stérilité figure parmi les conditions posées par le droit positif français tel qu’il était établi à l’époque des faits des présentes affaires.

120. La Cour partira donc du principe qu’à l’époque des circonstances de la cause des requérants, le droit positif français assujettissait la reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes transgenres à la réalisation d’une opération stérilisante ou d’un traitement qui, par sa nature et son intensité, entraînait une très forte probabilité de stérilité.

ii. Sur la marge d’appréciation

121. Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Pour déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Ainsi, cette marge d’appréciation est plus large lorsqu’il n’existe pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates. Elle est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit. Toutefois, lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte (voir, notamment, Hämäläinen, précité, § 67, ainsi que les références qui y sont indiquées).

122. En l’espèce, la Cour note que les États parties sont partagés sur la condition de stérilité (paragraphe 71 ci-dessus). Il n’y a donc pas consensus en la matière. Elle relève ensuite que des intérêts publics sont en jeu, le Gouvernement invoquant à cet égard la nécessité de préserver le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de garantir la fiabilité et la cohérence de l’état civil, et que les présentes affaires soulèvent des questions morales et éthiques délicates.

123. Elle constate toutefois également qu’un aspect essentiel de l’identité intime des personnes, si ce n’est de leur existence, se trouve au cœur-même des présentes requêtes. D’abord parce que l’intégrité physique des individus est directement en cause dès lors qu’il est question de stérilisation. Ensuite, parce que les requêtes ont trait à l’identité sexuelle des individus, la Cour ayant déjà eu l’occasion de souligner que « la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 » (voir, précités, Pretty, § 61, Van Kück, § 69, et Schlumpf, § 100) et que le droit à l’identité sexuelle et à l’épanouissement personnel est un aspect fondamental du droit au respect de la vie privée (voir Van Kück, précité, § 75). Ce constat la conduit à retenir que l’État défendeur ne disposait en l’espèce que d’une marge d’appréciation restreinte.

124. Surabondamment, la Cour relève que cette condition a disparu du droit positif de onze États parties entre 2009 et 2016, dont la France, et que des réformes dans ce sens sont débattues dans d’autres États parties (paragraphe 71 ci-dessus). Cela montre qu’une tendance vers son abandon, basée sur une évolution de la compréhension du transsexualisme, se dessine en Europe ces dernières années.

125. Elle note aussi que de nombreux acteurs institutionnels européens et internationaux de la promotion et de la défense des droits humains ont très nettement pris position en faveur de l’abandon du critère de stérilité, qu’ils jugent attentatoire aux droits fondamentaux : le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, l’organisation mondiale de la santé, le fonds des Nations unies pour l’enfance, la Haut-Commissaire et le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies, ONU Femmes, ONU Sida, le programme des Nations unies pour le développement et le fonds des Nations unies pour la population (paragraphes 73-81 ci-dessus). Elle observe que beaucoup de ces déclarations sont intervenues antérieurement ou concomitamment aux arrêts rendus par la Cour de cassation en la cause des deuxième et troisième requérants.

iii. Sur le maintien d’un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts des requérants

126. La Cour constate que, pour obtenir la reconnaissance de leur identité, les personnes qui se trouvent dans la situation des requérants n’avaient d’autre choix que de subir préalablement un lourd traitement médical ou une opération chirurgicale qui devait avoir pour conséquence, selon le droit positif français à l’époque des faits des présentes affaires, une transformation irréversible de leur apparence. Comme la Cour l’a indiqué précédemment, cela conduisait, selon un très fort taux de probabilité, à exiger leur stérilité. Toutes les personnes transgenres ne veulent – ou ne peuvent – pourtant pas subir un traitement ou une opération ayant de telles conséquences, ce qu’illustre du reste le cas des deuxième et troisième requérants dans les présentes affaires. La Cour relève à cet égard que, dans son avis du 27 juin 2013 précité, la CNCDH souligne que des personnes qui ne souhaitaient pas avoir recours à ces traitements et à ces opérations en acceptaient néanmoins la contrainte dans l’espoir de voir aboutir la procédure judiciaire relative à la modification de leur état civil (paragraphe 65 ci-dessus).

127. Or de tels traitements et opérations médicaux touchent à l’intégrité physique de la personne, laquelle est protégée par l’article 3 de la Convention (que les deuxième et troisième requérants n’invoquent toutefois pas) ainsi que par l’article 8 de la Convention.

128. Dans des contextes différents, la Cour a ainsi conclu à la violation de ces dispositions dans le cadre de stérilisations pratiquées sur des adultes sains d’esprit qui n’y avaient pas donné un consentement éclairé. En particulier, elle a déduit du fait que la stérilisation porte sur l’une des fonctions corporelles essentielles des êtres humains, qu’elle a des incidences sur de multiples aspects de l’intégrité de la personne, y compris sur le bien-être physique et mental et la vie émotionnelle, spirituelle et familiale. Elle a précisé que, si elle peut être pratiquée de manière légitime à la demande de la personne concernée, par exemple comme mode de contraception, ou à des fins thérapeutiques lorsque l’existence d’une nécessité médicale est établie de façon convaincante, la situation est différente lorsqu’elle est imposée à un patient adulte et sain d’esprit sans son consentement. Selon la Cour, une telle manière de procéder est incompatible avec le respect de la liberté et de la dignité de l’homme, qui constitue l’un des principes fondamentaux au cœur de la Convention (voir Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, §§ 109-111, 16 février 2016 ; voir aussi G.B. et R.B. c. République de Moldova, no 16761/09, §§ 29-30 et 32, 18 décembre 2012).

129. Plus largement, la Cour a jugé que, dans le domaine de l’assistance médicale, même lorsque le refus d’accepter un traitement particulier risque d’entraîner une issue fatale, le fait d’imposer un traitement médical à un adulte sain d’esprit sans son consentement s’analyse en une atteinte à son droit à l’intégrité physique (voir V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, § 105, CEDH 2011, ainsi que les arrêts auxquels il renvoie : Pretty, précité, §§ 63 et 65, CEDH 2002-III, Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, §§ 82-83, CEDH 2004-II, et Les témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie, no 302/02, § 135, 10 juin 2010 ; voir aussi Soares de Melo, précité, § 109).

130. Or un traitement médical n’est pas véritablement consenti lorsque le fait pour l’intéressé de ne pas s’y plier a pour conséquence de le priver du plein exercice de son droit à l’identité sexuelle et à l’épanouissement personnel qui, comme rappelé précédemment, est un aspect fondamental de son droit au respect de sa vie privée (Van Kück, précité, § 75).

131. Conditionner la reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes transgenres à la réalisation d’une opération ou d’un traitement stérilisants – ou qui produit très probablement un effet de cette nature – qu’elles ne souhaitent pas subir, revient ainsi à conditionner le plein exercice de leur droit au respect de leur vie privée que consacre l’article 8 de la Convention à la renonciation au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique que garantit non seulement cette disposition mais aussi l’article 3 de la Convention.

132. La Cour admet pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique, relèvent de l’intérêt général. Elle constate cependant qu’au nom de l’intérêt général ainsi compris, le droit positif français, tel qu’établi à l’époque des faits des présentes affaires, mettait les personnes transgenres ne souhaitant pas suivre un traitement de réassignation sexuel intégral devant un dilemme insoluble : soit subir malgré elles une opération ou un traitement stérilisants ou produisant très probablement un effet de cette nature, et renoncer au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique, qui relève notamment du droit au respect de la vie privée que garantit l’article 8 de la Convention ; soit renoncer à la reconnaissance de leur identité sexuelle et donc au plein exercice de ce même droit. Elle voit là une rupture du juste équilibre que les États parties sont tenus de maintenir entre l’intérêt général et les intérêts des personnes concernées.

133. Elle rappelle à cet égard qu’elle a retenu dans l’arrêt Y.Y. c. Turquie (précité, § 119) que le respect dû à l’intégrité physique du requérant (une personne transsexuelle dont la demande tendant à avoir accès à une opération de réassignation avait été rejetée parce qu’elle n’avait pas démontré être dans l’incapacité définitive de procréer) s’opposait à ce qu’il ait à se soumettre à un traitement ayant pour effet une infertilité définitive. Elle rappelle également que, dans l’affaire Soares de Melo (précitée, § 111), elle a jugé contraire à l’article 8 le fait de conditionner l’exercice des droits parentaux – protégé par cette même disposition – à la soumission à une opération de stérilisation.

134. La Cour observe par ailleurs que, le 12 octobre 2016, le législateur français a expressément exclu la stérilisation des conditions exigées des personnes transgenres pour l’obtention de la reconnaissance de leur identité. Le nouvel article 61-6 du code civil précise en effet que « le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande [de modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil] » (paragraphe 68 ci-dessus).

135. Partant, le rejet de la demande des deuxième et troisième requérants tendant à la modification de leur état civil au motif qu’ils n’avaient pas établi le caractère irréversible de la transformation de leur apparence, c’est-à-dire démontré avoir subi une opération stérilisante ou un traitement médical entrainant une très forte probabilité de stérilité, s’analyse en un manquement par l’État défendeur à son obligation positive de garantir le droit de ces derniers au respect de leur vie privée. Il y a donc, de ce chef, violation de l’article 8 de la Convention à leur égard.

SUR LA REALITE DU SYNDROME TRANSEXUEL (requête no 52471/13)

138. La Cour n’ignore pas que le deuxième requérant se fait l’écho du point de vue défendu par les organisations non gouvernementales dédiées à la protection des droits des personnes transgenres, selon lequel, d’une part, le transgendérisme n’est pas une maladie et, d’autre part, la psycho-pathologisation des identités de genre renforce la stigmatisation dont elles sont victimes. C’est également la position de la CNCDH qui, dans son avis du 27 juin 2013 (paragraphes 63-65 ci-dessus), souligne que, « placée dans le cadre judiciaire, l’exigence d’une attestation de « syndrome de dysphorie de genre » est problématique dans la mesure où la formulation même paraît valider une pathologisation de la transidentité, bien que les troubles de l’identité de genre aient été retirés de la liste des affections psychiatriques par [le décret no 2010-125 du 8 février 2010] ». La CNCDH ajoute que « la demande d’attestation d’un syndrome de dysphorie de genre, qui est requis en tant que diagnostic différentiel dans le strict cadre des démarches médicales entreprises par les personnes transsexuelles, contribue, dans le cadre judiciaire, à la stigmatisation de ces personnes et à l’incompréhension de ce qu’est la réalité de la transidentité ». Elle recommande en conséquence que cette condition soit retirée de la procédure de changement de sexe à l’état civil.

139. La Cour observe cependant qu’un psychodiagnostic préalable figure parmi les conditions de la reconnaissance juridique de l’identité de genre des personnes transgenres dans la très grande majorité des quarante États parties dans lesquels une telle reconnaissance est possible : seuls quatre d’entre eux ont adopté une législation mettant en place une procédure de reconnaissance qui exclut un tel diagnostic préalable (paragraphe 72 ci-dessus). Il y a donc à l’heure actuelle une quasi-unanimité à cet égard. Elle constate ensuite que le « transsexualisme » figure au chapitre 5 de la classification internationale des maladies (CIM-10 ; no F64.0) publié par l’Organisation mondiale de la santé, relatif aux « troubles mentaux et du comportement » (sous-chapitre « troubles de la personnalité et du comportement chez l’adulte » ; sous-sous-chapitre « troubles de l’identité sexuelle »). Elle relève de plus que, contrairement à la condition de stérilité, l’obligation d’un psychodiagnostic préalable ne met pas directement en cause l’intégrité physique des individus. Enfin, elle note surabondamment, que si le Commissaire aux droits de l’homme (paragraphe 73 ci-dessus) souligne que la condition d’un diagnostic psychiatrique peut devenir un obstacle à l’exercice de leurs droits fondamentaux, notamment lorsqu’il sert à limiter leur capacité juridique ou à leur imposer un traitement médical, il n’apparaît pas qu’il y ait sur ce point des prises de position d’acteurs européens et internationaux de promotion et de défense des droits fondamentaux aussi tranchées que sur la condition de stérilité.

140. La Cour en déduit que, même si un aspect important de l’identité des personnes transgenres est en cause dès lors qu’il s’agit de la reconnaissance de leur identité sexuelle (paragraphe 123 ci-dessus), les États parties conservent une large marge d’appréciation quant à la décision d’y poser une telle condition.

141. La Cour note par ailleurs que le Gouvernement renvoie à la déclaration de la haute autorité de la santé selon laquelle le diagnostic de dystrophie du genre est exigé en tant que diagnostic différentiel, afin de garantir aux médecins, en amont du traitement endocrinologique ou chirurgical, que la souffrance du patient ne provient pas d’autres causes. Pour autant que le Gouvernement entend ainsi soutenir que l’exigence d’un psychodiagnostic préalable permet d’éviter que des individus qui ne sont pas véritablement transgenres s’engagent dans un traitement médical de conversion irréversible, il ne convainc pas entièrement s’agissant de la situation de personnes qui – tels les deuxième et troisième requérants – refusent de subir un traitement ayant des effets stérilisants irréversibles. La Cour admet néanmoins que cette exigence vise à préserver les intérêts des personnes concernées en ce qu’en tout cas, elle tend à faire en sorte qu’elles ne s’engagent pas erronément dans un processus de changement légal de leur identité.

142. En cela, du reste, les intérêts du deuxième requérant se confondent partiellement avec l’intérêt général attaché à la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil, et de la sécurité juridique, dès lors que cette exigence est également favorable à la stabilité des modifications du sexe à l’état civil.

143. La Cour estime en conséquence que, compte tenu tout particulièrement de la large marge d’appréciation dont elle disposait, la France, en retenant, pour rejeter la demande du deuxième requérant tendant à la modification de la mention du sexe sur son acte de naissance, qu’il n’avait pas démontré la réalité du syndrome transsexuel dont il est atteint, a maintenu un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence.

144. Autrement dit, le rejet de la demande du deuxième requérant pour ce motif ne caractérise pas un manquement par la France à son obligation positive de garantir le droit de ce dernier au respect de sa vie privée. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention de ce chef à son égard.

L'OBLIGATION DE SUBIR UN EXAMEN MEDICAL (requête no 79885/12)

149. La Cour note que le premier requérant déclare combiner l’article 8 de la Convention avec l’article 3 de la Convention. Maîtresse de la qualification juridique des faits, elle juge approprié d’examiner les allégations du premier requérant sous l’angle du seul article 8.

150. Cela étant souligné, la Cour doit prendre en compte le fait que le premier requérant, qui avait fait le choix de subir une opération de conversion sexuelle à l’étranger, soutenait devant le juge interne qu’il remplissait en conséquence les conditions requises par le droit positif pour obtenir un changement d’état civil. L’expertise litigieuse, qui visait à établir si cette allégation était exacte, a donc été décidée par un juge dans le cadre de l’administration de la preuve, domaine dans lequel la Cour reconnaît aux État parties une très large marge de manœuvre sous réserve qu’ils ne se livrent pas à l’arbitraire.

151. C’est en effet aux juridictions internes qu’il revient d’apprécier la valeur probante des éléments qui leur sont soumis. En l’espèce, le tribunal de grande instance de Paris a, dans son jugement du 17 février 2009 (paragraphe 17 ci-dessus), indiqué avec précision les raisons pour lesquelles il jugeait insuffisants ceux que produisait le premier requérant ; il a en conséquence désigné des experts relevant de trois spécialités différentes et complémentaires, auxquels il a confié une mission détaillée. Rien ne permet de considérer que cette décision était entachée d’arbitraire. Comme l’indique le Gouvernement, le tribunal décidait ainsi dans le cadre du pouvoir souverain d’appréciation que lui confère en la matière le droit français, le code de procédure civile donnant au juge du fond le pouvoir d’ordonner toute mesure d’instruction « en tout état de cause, dès lors qu[‘il] ne dispose pas d’éléments suffisants pour statuer » (article 144), dont des expertises (articles 232 et 263 et suivants).

152. Ces éléments conduisent la Cour à retenir que, même si l’expertise médicale ordonnée impliquait un examen de l’intimité génital du premier requérant, l’ampleur de l’ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée qui en aurait résulté mérite d’être significativement relativisée.

153. La Cour estime en conséquence qu’en retenant pour rejeter la demande du premier requérant tendant à la modification de la mention du sexe sur son acte de naissance, le fait qu’il opposait un refus de principe à l’expertise médicale qu’il avait ordonnée, le juge interne, qui, aux termes de l’article 11 du code de procédure civile, pouvait tirer toute conséquence de ce refus, a maintenu un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence.

154. Autrement dit, cette circonstance ne caractérise pas un manquement par la France à son obligation positive de garantir le droit du premier requérant au respect de sa vie privée. Il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention de ce chef à son égard.

JURISPRUDENCE FRANCAISE

TRANSEXUALITE ET FILIATION

Que ce passe t-il pour l'enfant quand Monsieur devient Madame en gardant son appareil génital et fait un nouvel enfant à son épouse ?

Cour de Cassation 1ere Chambre civile arrêt 16 septembre 2020 pourvois n° 18-50.080 et 19-11.251 cassation partielle

Faits et procédure

6. Selon l’arrêt attaqué (Montpellier, 14 novembre 2018), Mme Y... et M. X... se sont mariés le 14 août 1999. Deux enfants sont nés de cette union, B... le [...] 2000 et C... le [...] 2004.

7. En 2009, M. X... a saisi le tribunal de grande instance de Montpellier d’une demande de modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil. Un jugement du 3 février 2011 a accueilli sa demande et 519 dit qu’il serait désormais inscrit à l’état civil comme étant de sexe féminin, avec A... pour prénom. Cette décision a été portée en marge de son acte de naissance et de son acte de mariage.

8. Le [...] 2014, Mme Y... a donné naissance à un troisième enfant, D... Y..., conçue avec Mme X..., qui avait conservé la fonctionnalité de ses organes sexuels masculins. L’enfant a été déclarée à l’état civil comme née de Mme Y....

9. Mme X... a demandé la transcription, sur l’acte de naissance de l’enfant, de sa reconnaissance de maternité anténatale, ce qui lui a été refusé par l’officier de l’état civil.

Réponse de la Cour

11. Aux termes de l’article 61-5 du code civil, toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification. Selon l’article 61-6 du même code, le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus d’accueillir la demande, de sorte que la modification du sexe à l’état civil peut désormais intervenir sans que l’intéressé ait perdu la faculté de procréer.

12. Si l’article 61-8 prévoit que la mention du sexe dans les actes de l’état civil est sans effet sur les obligations contractées à l’égard des tiers ni sur les filiations établies avant cette modification, aucun texte ne règle le mode d’établissement de la filiation des enfants engendrés ultérieurement.

13. Il convient dès lors, en présence d’une filiation non adoptive, de se référer aux dispositions relatives à l’établissement de la filiation prévues au titre VII du livre premier du code civil.

14. Aux termes de l’article 311-25 du code civil, la filiation est établie, à l’égard de la mère, par la désignation de celle-ci dans l’acte de naissance de l’enfant.

15. Aux termes de l’article 320 du même code, tant qu’elle n’a pas été contestée en justice, la filiation légalement établie fait obstacle à l’établissement d’une autre filiation qui la contredirait.

16. Ces dispositions s’opposent à ce que deux filiations maternelles soient établies à l’égard d’un même enfant, hors adoption.

17. En application des articles 313 et 316, alinéa 1er, du code civil, la filiation de l’enfant peut, en revanche, être établie par une reconnaissance de paternité lorsque la présomption de paternité est écartée faute de désignation du mari en qualité de père dans l’acte de naissance de l’enfant.

18. De la combinaison de ces textes, il résulte qu’en l’état du droit positif, une personne transgenre homme devenu femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l’état civil, procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles, n’est pas privée du droit de faire reconnaître un lien de filiation biologique avec l’enfant, mais ne peut le faire qu’en ayant recours aux modes d’établissement de la filiation réservés au père.

19. Aux termes de l’article 3, § 1, de la Convention de New-York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’enfant, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. Selon l’article 7, § 1, de cette Convention, l’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux.

20. L’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dispose que :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

21. Aux termes de l’article 14, la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.

22. Les dispositions du droit national précédemment exposées poursuivent un but légitime, au sens du second paragraphe de l’article 8 précité, en ce qu’elles tendent à assurer la sécurité juridique et à prévenir les conflits de filiation.

23. Elles sont conformes à l’intérêt supérieur de l’enfant, d’une part, en ce qu’elles permettent l’établissement d’un lien de filiation à l’égard de ses deux parents, élément essentiel de son identité et qui correspond à la réalité des conditions de sa conception et de sa naissance, garantissant ainsi son droit à la connaissance de ses origines personnelles, d’autre part, en ce qu’elles confèrent à l’enfant né après la modification de la mention du sexe de son parent à l’état civil la même filiation que celle de ses frère et soeur, nés avant cette modification, évitant ainsi les discriminations au sein de la fratrie, dont tous les membres seront élevés par deux mères, tout en ayant à l’état civil l’indication d’une filiation paternelle à l’égard de leur géniteur, laquelle n’est 9 519 au demeurant pas révélée aux tiers dans les extraits d’actes de naissance qui leur sont communiqués.

24. En ce qu’elles permettent, par la reconnaissance de paternité, l’établissement d’un lien de filiation conforme à la réalité biologique entre l’enfant et la personne transgenre - homme devenu femme - l’ayant conçu, ces dispositions concilient l’intérêt supérieur de l’enfant et le droit au respect de la vie privée et familiale de cette personne, droit auquel il n’est pas porté une atteinte disproportionnée, au regard du but légitime poursuivi, dès lors qu’en ce qui la concerne, celle-ci n’est pas contrainte par là-même de renoncer à l’identité de genre qui lui a été reconnue.

25. Enfin, ces dispositions ne créent pas de discrimination entre les femmes selon qu’elles ont ou non donné naissance à l’enfant, dès lors que la mère ayant accouché n’est pas placée dans la même situation que la femme transgenre ayant conçu l’enfant avec un appareil reproductif masculin et n’ayant pas accouché.

26. En conséquence, c’est sans encourir les griefs du moyen que la cour d’appel a constaté l’impossibilité d’établissement d’une double filiation de nature maternelle pour l’enfant D..., en présence d’un refus de l’adoption intra-conjugale, et rejeté la demande de transcription, sur les registres de l’état civil, de la reconnaissance de maternité de Mme X... à l’égard de l’enfant.

Mais sur le moyen du pourvoi no H 18-50.080

Enoncé du moyen

27. Le procureur général près la cour d’appel de Montpellier fait grief à l’arrêt de juger que le lien biologique doit être retranscrit par l’officier de l’état civil, sur l’acte de naissance de la mineure sous la mention de Mme A... X..., née le [...] à Paris 14e comme « parent biologique » de l’enfant, alors «  que selon les dispositions de l’article 57 du code civil, l’acte de naissance d’un enfant mentionne ses seuls « père et mère », qu’en créant par voie prétorienne, une nouvelle catégorie non sexuée de « parent biologique », la cour d’appel de Montpellier, même en faisant appel à des principes supérieurs reconnus au niveau international, a violé les dispositions de l’article 57 du code civil.  »

Réponse de la Cour

Vu l’article 57 du code civil, ensemble l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

28. La loi française ne permet pas de désigner, dans les actes de l’état civil, le père ou la mère de l’enfant comme « parent biologique ».

29. Pour ordonner la transcription de la mention « parent biologique » sur l’acte de naissance de l’enfant D... Y..., s’agissant de la désignation de Mme X..., l’arrêt retient que seule cette mention est de nature à concilier l’intérêt supérieur de l’enfant de voir établir la réalité de sa filiation biologique avec le droit de Mme X... de voir reconnaître la réalité de son lien de filiation avec l’enfant et le droit au respect de sa vie privée consacré par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le terme de « parent », neutre, pouvant s’appliquer indifféremment au père et à la mère, la précision, « biologique », établissant la réalité du lien entre Mme X... et son enfant.

30. En statuant ainsi, alors qu’elle ne pouvait créer une nouvelle catégorie à l’état civil et que, loin d’imposer une telle mention sur l’acte de naissance de l’enfant, le droit au respect de la vie privée et familiale des intéressées y faisait obstacle, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

INTÉGRITÉ PHYSIQUE ET MORALE AU SENS DE L'ARTICLE 8

Tusă c. Roumanie du 30 août 2022 requête n o 21854/18

Art 8 : Des procédures internes inefficaces n’ont pas élucidé les circonstances d’un diagnostic de cancer erroné et ses conséquences sur la requérante

une requérante qui a subi une ablation du sein en raison d’un diagnostic de cancer erroné. Elle se plaint des conséquences de l’intervention chirurgicale et de l’issue des procédures judiciaires nationales qu’elle a intentées.

La Cour juge en particulier que le mécanisme légal mis en place par le droit interne n’a pas présenté, dans le cas de la requérante, l’efficacité voulue par sa jurisprudence.

La requérante, Maria Tusă, est une ressortissante roumaine née en 1966 et résidant à Lazu (Roumanie). En janvier 2008, Mme Tusă consulta un oncologue à propos d’un nodule qu’elle sentait dans son sein gauche. L’oncologue lui fit passer des examens, puis conseilla à la requérante de subir une chimiothérapie ainsi qu’une intervention chirurgicale. L’intéressée suivit une chimiothérapie qui conduisit à la disparition du nodule suspect. Toutefois, l’oncologue lui conseilla de maintenir l’intervention chirurgicale. Par la suite, en avril 2008, le chirurgien U.O.D. procéda à l’ablation du sein gauche de la requérante et de certains muscles et ganglions environnants. En 2010, Mme Tusă consulta un médecin endocrinologue qui, après avoir examiné les documents médicaux, émit des doutes sur le diagnostic de cancer. Puis, des examens médicaux complémentaires pratiqués sur les tissus prélevés après l’intervention chirurgicale établirent que la requérante avait souffert d’une maladie bénigne (la mastopathie) et non pas d’un cancer. Estimant avoir été victime d’une faute médicale, Mme Tusă fit usage des procédures internes à sa disposition. Tout d’abord, en mai 2010, elle déposa une plainte pénale pour blessures corporelles contre les deux médecins (oncologue et chirurgien), mais celle-ci fut classée sans suite en juillet 2014 par le parquet qui releva que l’intervention chirurgicale avait été réalisée correctement mais qu’elle avait été décidée sur la base d’un diagnostic erroné. Le parquet nota, entre autres, que le comportement de l’oncologue était constitutif d’une faute médicale mais que sa responsabilité pénale était prescrite. Quant au chirurgien, il estima que celui-ci avait pratiqué une intervention chirurgicale à bon escient par rapport au diagnostic posé par l’oncologue et que, dans son cas, la présomption d’exactitude du diagnostic posé par un spécialiste trouvait application. Ensuite, Mme Tusă introduisit des actions civiles contre les deux médecins en vertu de la loi n° 95/2006 en vue d’établir l’existence d’une faute médicale. Toutefois, la cour d’appel jugea que l’oncologue n’avait pas méconnu les règles professionnelles et avait agi avec la diligence et la prudence exigées par la profession dans la mesure où l’existence d’une erreur de diagnostic était incertaine. Par ailleurs, le tribunal départemental estima que le chirurgien n’avait pas commis de faute médicale et conclut à l’absence de norme professionnelle qui aurait imposé à celui-ci de réexaminer le diagnostic posé par l’oncologue. En outre, en février 2013, Mme Tusă intenta une action en responsabilité civile délictuelle qui est pendante devant les juridictions nationales. Enfin, une procédure disciplinaire fut ouverte contre les deux médecins devant la commission de discipline qui estima que le traitement anti-cancéreux avait été décidé de manière erronée et que l’oncologue n’avait pas respecté les normes déontologiques. En outre, elle releva que le chirurgien était décédé et mit fin à l’action disciplinaire le concernant.

CEDH

a) Observation préliminaire sur l’objet de la requête

81.  La Cour note que les éléments de l’affaire, tels que communiqués au gouvernement défendeur, ne font ressortir aucune question sous l’angle du volet matériel de l’article 8 de la Convention (pour la clarification des principes pertinents en matière de négligence médicale du point de vue de l’article 2 de la Convention, voir Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 186-196, 19 décembre 2017). La requérante n’a d’ailleurs pas prétendu qu’il y a eu en l’espèce une violation matérielle de l’article 8 de la Convention. La Cour ne se prononcera donc pas sur cet aspect (voir, en ce sens, Scripnic, précité, § 28).

b)  Principes généraux

82.  La Cour rappelle que selon sa jurisprudence bien établie, même si le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention et ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention, une obligation positive découlant de l’article 8, qui consiste, d’une part, à mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure leur permettant d’obtenir, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica, précité, § 84, et les affaires qui y sont citées). Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 de la Convention coïncident largement avec celles découlant de l’article 2 (voir récemment, Vilela et autres, précité, § 73 in fine).

83.  Si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, en d’autres termes, si la faute alléguée n’est pas allée au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale, l’obligation procédurale n’exige pas nécessairement un recours de nature pénale ; aussi, pareille obligation est respectée si le système juridique ouvre aux victimes un recours civil, soit seul soit combiné avec un recours pénal, qui permette d’établir la responsabilité des médecins concernés et d’obtenir les réparations civiles appropriées (voir, pour l’article 2 de la Convention, Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 137 et 215 ; et pour l’article 8 de la Convention, Mehmet Ulusoy et autres c. Turquie, no 54969/09, § 91, 25 juin 2019, et les affaires qui y sont citées).

84.  Dans un cas comme celui de l’espèce, où différentes voies de recours, tant civiles que pénales, étaient disponibles, la Cour doit examiner si, dans les circonstances concrètes de la cause, l’ordre juridique interne dans son ensemble a permis de traiter l’affaire comme il convient (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 225). À ce sujet, elle réaffirme que, dans les affaires de simple négligence médicale, l’exercice d’un recours civil est à privilégier, mais que la voie répressive, si elle était finalement jugée effective, pourrait suffire à satisfaire à l’obligation procédurale dont il s’agit (Scripnic, précité, § 31, et les affaires qui y sont citées). La personne lésée peut faire usage d’une ou plusieurs voies de droit disponibles, y compris la voie pénale, à cette différence que les autorités ne sont pas forcément tenues d’ouvrir d’office une enquête. C’est lorsque les intéressés engagent une telle procédure pénale que les obligations procédurales peuvent donc entrer en jeu (ibidem).

85.  L’obligation procédurale découlant des articles 2 et 8 de la Convention ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 53, CEDH 2002‑I, Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 117, 27 juin 2006, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009, Erdinç Kurt et autres c. Turquie, no 50772/11, § 55, 6 juin 2017, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 218). C’est pourquoi la Cour a dit, dans des affaires faisant entrer en jeu l’article 2, en particulier dans des affaires concernant des procédures engagées pour déterminer les circonstances d’un décès survenu à l’hôpital, que la lenteur de la procédure était un indice solide de la présence d’une défaillance constitutive d’une violation par l’État défendeur de ses obligations positives au titre de la Convention, à moins que l’État n’ait fourni des justifications très convaincantes et plausibles pour expliquer cette lenteur (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 219 ; et, dans le contexte de l’article 8, Vilela et autres, précité, §§ 76 et 87).

86.  Cela dit, cette obligation procédurale est une obligation non de résultat mais de moyens. Ainsi, le simple fait qu’une procédure relative à une négligence médicale n’a pas eu une issue favorable pour la personne concernée ne signifie pas en lui-même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive qui lui incombe au titre des articles 2 et 8 de la Convention (Besen c. Turquie (déc.), no 48915/09, § 38 in fine, 19 juin 2012, Spyra et Kranczkowski, précité, § 89, et E.M. et autres c. Roumanie (déc.), no 20192/07, § 50, 3 juin 2014).

87.  Au demeurant, c’est à l’aune de l’objectif d’effectivité de l’enquête que toute question en la matière, dont celle de célérité et de diligence raisonnable, doit être appréciée (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 171, 25 juin 2019).

c)      Application des principes généraux en l’espèce

  1. Les procédures disponibles à la requérante

88.  La Cour note que la requérante a eu à sa disposition plusieurs procédures et qu’elle les a toutes exercées (paragraphe 7 ci-dessus). Elle a utilisé la voie pénale (paragraphe 9 ci-dessus), elle a engagé une action en responsabilité médicale fondée sur la loi spéciale (paragraphe 21 ci-dessus) ainsi qu’une action en responsabilité civile délictuelle fondée sur le droit commun qui est toujours pendante (paragraphes 40 et 45 ci-dessus). Elle a aussi introduit une plainte disciplinaire (paragraphe 46 ci-dessus). Ces actions mettaient notamment en cause la responsabilité individuelle de l’oncologue et du chirurgien qui l’avaient traitée. Il apparaît que, dans le cadre de l’action en responsabilité civile délictuelle, l’intéressée a également visé les deux personnes morales qui employaient les deux médecins mis en cause (paragraphe 41 ci-dessus). La Cour observe donc que la requérante a pu soulever devant les autorités internes ses allégations relatives à la faute médicale dont elle estimait avoir été victime.

89.  Cette affaire présente la particularité que la requérante a choisi de faire usage de tous les recours que le droit interne mettait à sa disposition, dont notamment l’action visant à établir l’existence d’une faute médicale sur la base de la loi no 95/2006 et l’action en responsabilité civile délictuelle fondée sur le droit commun. La Cour rappelle que, dans des affaires roumaines similaires, elle a jugé raisonnable le choix des requérants respectifs d’exercer une action de nature civile, en se constituant partie civile dans le cadre de la procédure pénale (Ioniță c. Roumanie, no 81270/12, §§ 93-94, 10 janvier 2017 ; Elena Cojocaru c. Roumanie, no 74114/12, § 123, 22 mars 2016 ; et Mihu c. Roumanie, no 36903/13, §§ 58-59, 1er mars 2016). Dans des affaires similaires plus anciennes, la Cour avait jugé que l’action en responsabilité civile était aléatoire dans les circonstances de l’espèce (Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, § 90, 16 février 2010 ; voir aussi Csoma c. Roumanie, no 8759/05, § 65, 15 janvier 2013).

90.  Toutefois, plus récemment et de manière générale, la Cour a indiqué, dans le cadre de l’affaire Lopes de Sousa Fernandes (précitée, §§ 138 et 235), que, pour les allégations de négligence médicale, une action en dédommagement était en principe celle qui était de nature à fournir aux intéressés la réparation la plus appropriée. Elle a aussi indiqué que, dans les affaires de simple négligence médicale, l’exercice d’un recours civil est même à privilégier (Scripnic, précité, § 31). La Cour note d’ailleurs que la pratique des tribunaux roumains va dans le même sens. Selon les informations dont elle dispose, les tribunaux internes ont examiné des allégations de négligence médicale fondées sur les dispositions internes régissant la responsabilité des médecins et une pratique en ce sens s’est développée (paragraphes 56-60 ci-dessus).

91.  D’ailleurs, à la différence des affaires roumaines citées plus haut (paragraphe 89 ci-dessus), la requérante entend poursuivre l’action en responsabilité civile délictuelle, toujours pendante devant les tribunaux internes, même si l’intéressée émet des doutes sur son issue (paragraphe 74 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour réaffirme que l’exercice d’une procédure permettant d’obtenir une réparation pécuniaire est à privilégier dans une affaire comme celle de la requérante.

92.  Ensuite, la Cour doit rechercher si, dans les circonstances spécifiques de la présente requête, l’ensemble des procédures prévues par le droit interne a permis de traiter l’affaire de la requérante comme il convient (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 225). Elle examinera par la suite la manière dont ont été conduites la procédure pénale, les procédures visant à établir la responsabilité des médecins et l’action disciplinaire.

  1. La procédure pénale

93.  La Cour note que la procédure pénale a reposé de manière importante sur les éléments produits dans le cadre des expertises médicolégales (paragraphe 18 ci-dessus). En application du droit interne (paragraphes 61-66 ci‑dessus), ces expertises relèvent de la compétence des instituts de médecine légale, dont l’INML, qui interviennent de manière hiérarchisée.

94.  Or, dans le cas de la requérante, la Cour relève des contradictions entre les différents rapports d’expertise rendus successivement par l’organisme compétent. Ainsi, le rapport initial rendu en avril 2013 a conclu que les deux médecins en cause avaient agi de manière erronée et que la requérante avait subi un préjudice esthétique important (paragraphe 12 ci‑dessus). Ensuite, en août 2013 et avril 2014, les deux commissions d’avis et de contrôle de l’INML ont exprimé l’avis que les deux médecins n’avaient pas commis de faute médicale (paragraphes 15 et 16 ci-dessus).

95.  La Cour estime qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer sur la question de savoir si en l’espèce il y a eu ou non faute médicale ; cette tâche appartient, en vertu du principe de la subsidiarité, aux autorités nationales. Elle rappelle que c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et qu’elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour (M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 147, 9 juillet 2021, et la jurisprudence qui y est citée). Dès lors, elle estime que dans des circonstances comme celles de l’espèce, où l’on relève des contradictions entre les différents avis médicolégaux, il appartient aux autorités nationales de clarifier ces contradictions (voir, mutatis mutandis¸ Eugenia Lazăr, précité, §§ 76-77 et 92).

96.  La Cour observe que le parquet a essayé de clarifier, dans sa décision de classer l’affaire du 7 juillet 2014, les circonstances entourant le diagnostic de cancer posé à l’égard de la requérante et l’intervention chirurgicale qu’elle a subie (paragraphe 18 ci-dessus). Après avoir formulé l’avis que les rapports rendus par les deux commissions de l’INML manquaient d’arguments scientifiques et avaient un caractère formel, le parquet a estimé qu’il convenait de prendre en considération d’autres preuves et s’est référé aux décisions rendues, dans le cadre d’une autre procédure, celle fondée sur la loi no 95/2006, par la commission de suivi. Sur cette base, le parquet a pu constater que l’oncologue avait commis une faute médicale et que tel n’avait pas été le cas en ce qui concerne le chirurgien.

97.  Toutefois, les constatations du parquet ont été limitées par l’intervention de la prescription (ibidem). À cet égard, la Cour ne peut que noter la lenteur avec laquelle les rapports de l’INML ont été produits, notamment le rapport initial, qui a été délivré environ trois ans après le déclenchement de la procédure pénale (paragraphe 12 ci-dessus).

98.  Compte tenu de l’intervention de la prescription, la Cour observe que l’examen des tribunaux internes a été limité et qu’il n’a pas pu porter sur les questions de fond soulevées en l’espèce. La Cour prend note de l’argument de la requérante qui explique qu’elle n’a pas contesté la décision de classement du parquet, dans la mesure où ce recours aurait été inutile et coûteux car les tribunaux ne pouvaient que constater l’intervention de la prescription (paragraphe 70 ci-dessus). La Cour rappelle que le retard dans la conduite d’une enquête pénale, quelle que soit sa complexité, peut entacher l’efficacité de celle-ci (voir, en ce sens, Roşioru c. Roumanie, no 37554/06, § 76, 10 janvier 2012). Elle rappelle également qu’en matière de négligence médicale, il appartient au Gouvernement défendeur de fournir des justifications convaincantes et plausibles pour expliquer les retards et la durée de la procédure interne (Vilela et autres, précité, §§ 76 et 87) ce qu’il n’a pas fait en l’espèce.

99.  La Cour observe donc que, même si le parquet a essayé de clarifier les contradictions entre les différents rapports médicolégaux rendus en l’espèce, les retards dans le déroulement de la procédure pénale ont conduit à l’intervention de la prescription quant à la responsabilité pénale de l’oncologue mis en cause. Ces éléments se sont avérés de nature à affecter l’efficacité de cette procédure.

  1. Les procédures visant à établir la responsabilité des médecins

100.  La Cour note que l’action fondée sur la loi no 95/2006 visant à établir l’existence d’une faute médicale (malpraxis) et l’action en responsabilité civile délictuelle reposent toutes les deux sur la notion de responsabilité individuelle des médecins, et que les critères en fonction desquels cette responsabilité est interprétée sont similaires : l’existence d’un fait illicite, l’existence d’un préjudice, le lien de causalité entre le fait et le préjudice et la culpabilité de l’auteur (voir, pour le droit interne, le paragraphe 54 ci-dessus, et, pour la pratique des tribunaux internes, les paragraphes 56-57 ci-dessus).

101.  La loi no 95/2006 prévoit que la personne qui s’estime victime d’une faute médicale peut soit s’adresser à la commission de suivi prévue par cette loi soit saisir les tribunaux directement. Dans les deux cas, un expert ou un groupe d’experts peuvent rendre un rapport médical dans l’affaire (paragraphe 53 ci-dessus). La Haute Cour a récemment interprété les dispositions de la loi dans le sens qu’elles offrent à la personne intéressée la possibilité de choisir entre ces deux voies (paragraphe 57 ci‑dessus). La Cour observe néanmoins que, quel que soit le choix de la personne intéressée, la compétence des autorités saisies d’une demande fondée sur les dispositions de la loi no 95/2006 est limitée au constat d’une faute médicale. La loi ne prévoit pas la possibilité de demander la réparation du préjudice subi en raison de la faute médicale (paragraphe 53 ci-dessus). La Cour en déduit que l’obtention d’une telle réparation n’est possible que sur la base des dispositions générales du code civil régissant la responsabilité civile délictuelle (paragraphes 50-51 ci-dessus).

102.  Il s’ensuit que la personne intéressée qui souhaite engager la responsabilité médicale en cas de négligence a trois options : la saisine de la commission de suivi régie par la loi no 95/2006, dont la décision peut ensuite être contestée devant les tribunaux (paragraphe 53 ci‑dessus) ; ensuite, la saisine directe des tribunaux sur le fondement de la loi no 95/2006 ; et enfin, la saisine directe des tribunaux sur le fondement des dispositions du code civil régissant la responsabilité civile délictuelle. Toutefois, les tribunaux ne peuvent examiner les demandes de réparation d’un préjudice subi en raison d’une faute médicale que sur la base des dispositions du code civil. La Cour estime que ce mécanisme, même s’il a le mérite de donner à la personne intéressée le choix de la voie à suivre, semble lourd ce qui signifie qu’il prendra forcément du temps. Un problème de coordination pourrait également se poser si la personne intéressée fait usage de toutes les voies de droit que la législation met à sa disposition.

103.  Ces problèmes ont été mis en évidence dans le cas de la requérante. Ainsi, la Cour observe que, dans le cadre de la procédure fondée sur la loi no 95/2006, la saisine de la commission de suivi a donné lieu à deux procédures distinctes, en raison des contestations formées par les deux médecins mis en cause (paragraphes 24 et 34 ci-dessus). Ces deux procédures se sont étalées sur des périodes d’environ dix ans en ce qui concerne la procédure en responsabilité civile, toujours pendante, et sept ans en ce qui concerne la procédure fondée sur la loi no 95/2006 (paragraphes 33 et 39 ci‑dessus). La Cour n’ignore pas le fait que la requérante, en choisissant d’exercer toutes les procédures que le droit interne mettait à sa disposition a pu contribuer, d’une certaine manière, à ce retard, dans la mesure où des sursis ont été prononcés en raison du déroulement de la procédure pénale (voir notamment, en ce qui concerne le chirurgien, paragraphe 35 ci-dessus). Toutefois, la Cour ne décèle pas en l’espèce d’autres éléments qui pourraient justifier la lenteur de ces deux procédures.

104.  De même, elle note que la procédure en responsabilité civile délictuelle, bien qu’introduite en 2013, est toujours pendante devant les tribunaux internes (paragraphes 40 et 45 ci‑dessus). Elle prend en compte le fait que cette procédure a été marquée par des sursis en raison du déroulement des autres procédures (paragraphes 42 et 44 ci-dessus) mais ne décèle pas non plus d’autres éléments de nature à justifier un tel retard.

105.  Plus important encore, la Cour note que, dans le cadre de la procédure fondée sur la loi no 95/2006, les avis de la commission de suivi, qui avait initialement conclu à l’existence d’une faute médicale sans motivation (paragraphe 22 ci-dessus), différaient de ceux des tribunaux, qui ont infirmé les décisions de cette commission (paragraphes 33 et 39 ci‑dessus). Par ailleurs, elle n’est pas persuadée que les tribunaux internes ont expliqué de manière convaincante les incohérences entre les expertises médicolégales et les opinions médicales recueillies dans le cas de la requérante. Cela est manifeste dans le cas de la procédure visant l’oncologue, notamment en ce qui concerne la question de savoir si celle-ci avait posé de manière correcte le diagnostic de cancer, compte tenu des opinions différentes recueillies à cet égard. Ainsi, la Cour note que la cour d’appel de Braşov a tantôt considéré qu’il y avait des contradictions entre ces opinions tantôt estimé que ces contradictions étaient « supposées » (paragraphe 33 ci‑dessus). Or, dans le cadre de la procédure disciplinaire, la commission supérieure de discipline du collège des médecins de Roumanie avait jugé qu’une biopsie était nécessaire pour déterminer le diagnostic de la requérante (paragraphe 48 ci-dessus). Qui plus est, lors de la procédure fondée sur la loi no 95/2006, les tribunaux sont arrivés à des conclusions différentes de celles prononcées dans les autres procédures, pénale et disciplinaire, dans leurs parties relatives à la question de la responsabilité de l’oncologue (paragraphes 18 et 48 ci-dessus). La Cour ne discerne aucun effort de la part des autorités pour expliquer et justifier cette divergence. Elle estime donc que la procédure fondée sur la loi no 95/2006 n’a pas été à même de clarifier s’il y avait ou pas faute médicale en l’espèce.

106.  Enfin, la Cour observe que la procédure fondée sur la loi no 95/2006 visant à établir l’existence d’une faute médicale et celle en responsabilité civile délictuelle ont des éléments communs, notamment en ce qui concerne l’examen des quatre critères en fonction desquels la responsabilité du médecin peut être engagée (paragraphe 100 ci-dessus). Elle rappelle qu’elle a déjà noté que la requérante a fait le choix d’exercer tous les recours à sa disposition et elle ne saurait en principe critiquer ce choix. En particulier, quant à la procédure fondée sur la loi no 95/2006, le choix de la requérante apparaît d’autant plus justifié qu’il s’agit de la procédure spécifiquement prévue par le droit interne pour les cas de négligence médicale alléguée. La Cour n’entend pas examiner de manière théorique le choix du législateur de mettre en place deux procédures dont le but et les critères semblent bien similaires. Néanmoins, elle note qu’en l’espèce tant la cour d’appel de Braşov que celle de Constanţa ont conclu, par des arrêts définitifs, que les deux médecins en cause n’avaient pas commis de faute médicale et que, par conséquent, on ne saurait leur reprocher un fait illicite (paragraphes 33 et 39 ci-dessus). Or, la commission d’un fait illicite est l’un des quatre critères en fonction desquels peut être engagée la responsabilité civile délictuelle (paragraphes 54 et 56-57 ci-dessus).

107.  La Cour estime donc que l’argument de l’intéressée, qui soutient que l’action civile, actuellement pendante, a peu de chances de succès compte tenu de l’issue de la procédure fondée sur la loi no 95/2006 (paragraphe 74 ci‑dessus), revêt un poids certain. Elle rappelle que, en cas d’allégations de négligence médicale, la voie civile est à privilégier (voir la jurisprudence citée au paragraphe 84 ci-dessus). Toutefois, en l’espèce, le Gouvernement n’a pas soutenu que l’action en responsabilité civile délictuelle pourrait permettre un nouvel examen sur le fond de la question de la responsabilité civile des deux médecins mis en cause (paragraphe 68 ci‑dessus). La Cour estime nécessaire de souligner que ses conclusions en la présente affaire ne sauront préjuger l’issue de la procédure civile, toujours pendante devant les juridictions nationales, et que l’issue de cette procédure n’est pas déterminante pour son examen, dans la mesure où elle n’est pas appelée à se prononcer sur la question de savoir s’il y a eu ou non négligence médicale. Son examen porte sur l’effectivité de toutes les procédures disponibles à l’intéressée. Ainsi, la Cour estime qu’une éventuelle issue favorable à la requérante dans le cadre de la procédure civile pendante ne saurait modifier ses constats parce que la question qui se pose à la Cour est celle de savoir si, quatorze années après la consultation médicale et l’intervention chirurgicale qu’a subie la requérante, la totalité des procédures disponibles ont offert à l’intéressée une réponse adéquate à ses allégations. Dès lors, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement (paragraphe 70 ci-dessus).

108.  La Cour conclut de ce qui précède que le mécanisme légal mis en place en vue d’engager la responsabilité des médecins pour faute médicale ou leur responsabilité civile délictuelle a été, dans le cas de la requérante, lourd et lent, et qu’il n’a pas permis de clarifier les circonstances factuelles relatives au diagnostic posé et à l’adéquation de l’intervention chirurgicale ultérieure.

  1. La procédure disciplinaire

109.  La Cour note que la requérante a également formé une plainte disciplinaire qui a été examinée par la commission supérieure de discipline du collège des médecins de Roumanie (paragraphe 48 ci-dessus). Celle-ci a conduit sa propre enquête et a conclu que l’oncologue avait contrevenu aux normes d’éthique professionnelle et aux règles des bonnes pratiques professionnelles et que cette conduite avait mis en jeu sa responsabilité disciplinaire (ibidem). L’oncologue s’est ainsi vu appliquer une sanction disciplinaire qui semble être devenue définitive. Il ne ressort pas du dossier que le médecin ait contesté la décision de la commission supérieure de discipline devant les tribunaux comme la loi no 95/2006 le lui permettait (paragraphe 52 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas allégué que la requérante aurait pu elle-même contester la décision disciplinaire devant les tribunaux internes. La Cour en déduit que la décision de la commission supérieure de discipline est définitive.

110.   La Cour note ensuite que la commission supérieure de discipline a examiné la question de la responsabilité disciplinaire de l’oncologue et lui a appliqué une sanction (paragraphe 48 ci-dessus). Toutefois, cette commission a rendu sa décision le 20 novembre 2020, dix ans après l’introduction par la requérante de sa plainte disciplinaire (paragraphes 46 et 48 ci-dessus). Cette procédure s’est donc étalée sur une longue période. De plus, la commission de discipline a dû mettre fin à la procédure à l’encontre du chirurgien, celui‑ci étant décédé dans l’intervalle (paragraphe 48 ci-dessus).

111.  Ensuite, la Cour observe que la procédure disciplinaire est limitée à l’examen de l’existence d’une faute disciplinaire et que, dans l’hypothèse où la procédure aboutit à un tel constat et à l’éventuelle sanction du médecin visé, la personne intéressée ne peut pas obtenir la réparation de son préjudice dans ce cadre. Le Gouvernement n’a pas allégué que la requérante en l’espèce aurait pu obtenir réparation en conséquence du constat de la faute disciplinaire de l’oncologue. La Cour en déduit que l’intéressée ne pourrait obtenir réparation que par le biais d’une action civile séparée.

112.  La Cour estime donc que la procédure disciplinaire a pu clarifier la question de la responsabilité disciplinaire de l’un des médecins mis en cause, mais qu’en raison de sa nature et du temps qu’elle a pris, cette procédure a présenté des limites qui ont affecté son efficacité.

  1. Conclusion

113.  La Cour observe que le cadre règlementaire mis en place par le législateur roumain, qui permet un choix parmi plusieurs procédures à engager, peut apparaître comme favorable aux justiciables. Toutefois, dans le cas de la requérante, les différentes procédures qu’elle a introduites ont abouti à des résultats divergents. Ainsi, nonobstant leurs issues respectives, tant la procédure pénale que la procédure disciplinaire ont conclu que l’oncologue avait accompli ses obligations professionnelles de manière déficiente. Toutefois, la procédure fondée sur la loi spéciale no 95/2006 a écarté une telle responsabilité.

114.  Ensuite, le mécanisme légal prévu par le droit interne s’est révélé, dans le cas de la requérante, lent et lourd. Les tribunaux ont prononcé des sursis alors que d’autres procédures étaient pendantes, ce qui a pu entraîner l’intervention de la prescription quant à la responsabilité pénale de l’oncologue ou la fin de la procédure disciplinaire en raison du décès du chirurgien mis en cause. La requérante a certes choisi d’exercer toutes les procédures mises à sa disposition par le cadre règlementaire, mais la Cour ne saurait le lui reprocher. Elle est d’avis qu’il est compréhensible que l’intéressée ait voulu obtenir la clarification de sa situation factuelle ainsi que la réparation du préjudice qu’elle estimait avoir subi. Or, la procédure en responsabilité civile délictuelle, la seule procédure susceptible en théorie de lui procurer une réparation, est toujours pendante, plus de neuf ans après la saisine des tribunaux par la requérante et quatorze ans après la consultation médicale et l’intervention subie par elle. La Cour conclut que le mécanisme légal mis en place par le droit interne n’a pas présenté, dans le cas de la requérante, l’efficacité voulue par sa jurisprudence.

115.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

REYES JIMENEZ c. ESPAGNE du 8 mars 2022 Requête no 57020/18

Art 8 et opérations médicales • Vie privée • Obligations positives • Rejet injustifié par les tribunaux du recours contre le non-respect de l’exigence légale de recueillir par écrit le consentement à l’une des trois opérations chirurgicales connexes • Nécessité de respecter les exigences du droit interne, même si la Convention elle-même n’établit aucune forme particulière de consentement

CEDH

      Principes généraux

27.  La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans sa vie privée, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée. Ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. De plus, le concept de « vie privée » est une notion large qui ne se prête pas à une définition exhaustive. Il englobe également l’intégrité physique et psychologique d’une personne et le corps d’une personne représente un aspect intime de la vie privée (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, §§ 125-126, 25 juin 2019).

28.  La Cour rappelle que selon sa jurisprudence bien établie, même si le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention et ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention, une obligation positive découlant de l’article 8. À cet égard, elle réaffirme que, dans le contexte d’allégations de négligence médicale, les obligations positives matérielles des États en matière de traitement médical sont limitées au devoir de poser des règles, c’est-à-dire de mettre en place un cadre réglementaire effectif obligeant les établissements hospitaliers, qu’ils soient publics ou privés, à adopter les mesures appropriées pour protéger la vie des patients. Le simple fait que le cadre réglementaire puisse être défaillant par certains côtés ne suffit pas en lui-même à soulever une question sous l’angle de l’article 2 de la Convention. Il faut encore démontrer que cette défaillance a nui au patient (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 183-188, 19 décembre 2017).

29.  La Cour a déjà mis en exergue non seulement l’importance du consentement des patients, soulignant notamment dans l’arrêt Pretty c. Royaume-Uni (no 2346/02, § 63, CEDH 2002‑III) que « l’imposition d’un traitement médical sans le consentement du patient ... s’analyserait en une atteinte à l’intégrité physique de l’intéressé pouvant mettre en cause les droits protégés par l’article 8 § 1 », mais aussi celle, pour les personnes exposées à un risque pour leur santé, d’avoir accès aux informations leur permettant d’évaluer celui-ci (voir notamment l’arrêt Guerra et autres c. Italie, § 60, 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, et Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 104, 2 juin 2009).

30.  La Cour a estimé que les États parties sont, au titre de cette obligation, tenus de prendre les mesures réglementaires nécessaires pour que les médecins s’interrogent sur les conséquences prévisibles que l’intervention médicale projetée peut avoir sur l’intégrité physique de leurs patients et qu’ils en informent préalablement ceux-ci de manière à ce qu’ils soient en mesure de donner un accord éclairé. En corollaire, en particulier, si un risque prévisible de cette nature se réalise sans que le patient en ait été dûment préalablement informé par ses médecins, l’État partie concerné peut être directement responsable sur le terrain de l’article 8 du fait de ce défaut d’information (Trocellier c. France (déc.), no 75725/01, § 4, ECHR 2006-XIV, Codarcea, précité, § 105, et Csoma c. Roumanie, no 8759/05, § 42, 15 janvier 2013). Afin de déterminer la forme de ce consentement éclairé, les exigences du droit interne peuvent être prises en compte (M.A.K. et R.K. c. Royaume-Uni, précité, § 80, et G.H. c. Hongrie (déc.), no 54041/14, 9 juin 2015).

31.  La Cour rappelle que pour que des obligations positives soient respectées, il faut que les mécanismes de protection prévus en droit interne non seulement existent en théorie, mais aussi fonctionnent effectivement en pratique (Lopes de Sousa Fernandes, § 216, et Csoma, § 43, précités).

b)     Application de ces principes au cas d’espèce

32.  La Cour relève, tout d’abord, que la question dont elle est saisie ne concerne pas une prétendue négligence qui aurait été commise par le personnel médical (paragraphe 18 ci-dessus). En outre, elle est convaincue que le cadre législatif interne prévoyait expressément le consentement libre et éclairé du patient, ou de ses parents dans le cas d’un mineur, lorsqu’une intervention médicale pouvait porter atteinte à l’intégrité physique du patient. En fait, les dispositions du droit espagnol sur l´autonomie du patient et les droits et obligations en matière d´information, telles qu’elles sont soutenues par la pratique interne, obligent en termes explicites les médecins à fournir aux patients des informations préliminaires suffisantes et pertinentes pour un consentement éclairé à une telle intervention et il devra comporter des informations suffisantes sur ses risques (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Ceci est pleinement conforme à la Convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine (Convention d’Oviedo) (paragraphe 17 ci-dessus). En outre, les dispositions légales nationales précisent que pour chacune des actions indiquées par la loi (« intervention chirurgicale... et, en général, application de procédures comportant des risques ou présentant des inconvénients aux conséquences négatives notoires et prévisibles sur la santé du patient ») ce consentement doit nécessairement être donné par écrit, avec des exceptions très étroitement définies, notamment concernant l’existence d’un danger immédiat et grave pour la vie de la personne et lorsque le patient ou ses proches ne seraient pas en mesure de donner ce consentement. Cette exigence s’impose d’autant plus lorsque le médecin responsable considère que le résultat de l’intervention est incertain (articles 8, 9 et 10 § 2 de la loi no 41/2002 du 14 novembre 2002, paragraphes 15 et 16 ci-dessus).

33.  En l’espèce, les parents du requérant ont porté leurs griefs devant les juridictions internes, en insistant, entre autres, sur le fait qu’aucun consentement valable n’avait été obtenu avant la seconde opération. Ils ont rappelé les dispositions du droit interne qui exigeaient que ce consentement soit donné par écrit. Cela les plaçait, selon eux, dans une situation où ils n’avaient pas été en mesure de réaliser pleinement leur droit au consentement éclairé à une intervention chirurgicale prévue, qui avait finalement entraîné de graves conséquences pour la santé du requérant. Ils ont donc eu accès aux juridictions internes, ce qui constitue normalement une réparation suffisante pour ce type de plaintes. La Cour doit examiner si la manière dont les plaintes des parents du requérant ont été traitées peut être considérée comme suffisante, en l’espèce, pour satisfaire l’obligation positive de l’État au titre de l’article 8 de la Convention (paragraphes 30 et 31 ci-dessus).

34.  Les juridictions internes ont fourni un certain nombre d’arguments selon lesquels la seconde intervention était étroitement liée à la première et les parents étaient en contact avec les médecins entre les deux interventions. La Cour observe d’ailleurs que les juridictions internes n’ont pas répondu à des motifs clés soulevés par les parents du requérant dans leurs recours et notamment dans leur pourvoi en cassation. Elle relève en particulier qu’aucune raison n’a été donnée par les juridictions internes sur la question de savoir pourquoi la prestation du consentement pour la deuxième intervention n’a pas satisfait à la condition fixée par la loi espagnole, selon laquelle chaque acte chirurgical nécessite un consentement écrit, d’autant plus que les perspectives n’étaient pas claires (article 10 § 2 de la loi no 41/2002, paragraphe 15 ci-dessus).

35.  Certes, les deux interventions avaient pour même but de retirer la tumeur. Toutefois, force est de constater que la deuxième intervention a eu lieu à une date ultérieure, après qu’une partie de la tumeur avait déjà été enlevée et alors que l’état de santé de l’enfant mineur n’était plus le même. Dans ces conditions, les juridictions internes ont conclu que le consentement qui aurait été donné verbalement pour la deuxième intervention (ablation du reste de la tumeur cérébrale) était suffisant, sans tenir compte des conséquences de la première intervention et sans avoir précisé pourquoi il ne s’agissait pas d’une intervention distincte, qui aurait nécessité le consentement écrit séparé exigé par la législation espagnole. La Cour note que la seconde opération n’est pas intervenue dans la précipitation et a eu lieu près d’un mois après la première. Le fait que les juridictions internes ont considéré que les parents étaient continuellement en contact avec les médecins, en se fondant sur une simple note du médecin traitant dans le dossier médical du requérant (« famille informée ») (paragraphe 9 ci-dessus) et la mention « Faites attention aux informations ! » ne saurait suffire à conclure sans ambiguïté que les parents du requérant ont été dûment informés et ont consenti à l’intervention, selon les règles internes. Il convient de noter aussi que la troisième intervention sur l’enfant mineur s’est avérée nécessaire pour des motifs d’urgence, à la suite de complications survenues lors de la deuxième intervention. Même dans ces circonstances, le consentement des parents a été recueilli par écrit, ce qui fait contraste avec l’absence de consentement écrit en ce qui concerne la deuxième intervention (paragraphes 5 et 6 ci-dessus).

36.  La Cour a déjà mis en exergue l’importance du consentement des patients et le fait que l’absence de ce dernier peut s’analyser en une atteinte à l’intégrité physique de l’intéressé (paragraphes 29-30 ci-dessus). Toute méconnaissance par le personnel médical du droit du patient à être dûment informé peut engager la responsabilité de l’État en la matière (Csoma, précité, § 48). La Cour souligne que même si la Convention elle-même n’établit aucune forme particulière de ce consentement, lorsque le droit interne fixe certaines exigences expresses, celles-ci doivent être respectées pour que l’ingérence soit considérée comme étant prévue par la loi (comparer avec G.H. c. Hongrie, décision précitée, § 22).

37.  De l’avis de la Cour, les questions soulevées par les parents du requérant concernaient d’importantes questions relatives à l’existence du consentement et à la responsabilité éventuelle des professionnels de santé impliqués, ce qui nécessitait un examen approprié (voir, mutatis mutandis, Lopes de Sousa Fernandes, §§ 172 et 216, et Csoma, §§ 52-54, précités). Toutefois, ces questions n’ont pas été traitées de manière appropriée au cours de la procédure interne, ce qui amène la Cour à conclure que cette procédure n’était pas suffisamment efficace (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 226). La Cour ne peut que conclure, après avoir examiné les pièces du dossier, que les jugements internes, du Tribunal supérieur de justice de Murcie jusqu’au Tribunal suprême (paragraphes 10 et 13 ci-dessus), n’ont pas donné de réponse à l’argument spécifique concernant l’exigence du droit espagnol d’obtenir un consentement écrit dans des circonstances pareilles. Leur conclusion selon laquelle un accord oral était valable dans les circonstances de l’espèce n’est pas suffisante à la lumière des dispositions spécifiques de la loi espagnole, qui exigent le consentement éclairé sous une forme écrite. Si la Convention n’impose en aucune manière que le consentement éclairé soit donné par écrit tant qu’il est fait sans équivoque, la loi espagnole exigeait un tel consentement écrit et les tribunaux n’ont pas suffisamment expliqué pourquoi ils ont estimé que l’absence d’un tel consentement écrit n’avait pas enfreint le droit du requérant.

Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que le système national n’a pas apporté une réponse adéquate à la question de savoir si les parents du requérant ont effectivement donné leur consentement éclairé à chaque intervention chirurgicale, conformément au droit interne. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’ingérence dans la vie privée du requérant.

M.K. c. LUXEMBOURG du 18 mai 2021 Requête no 51746/18

Non violation article 8 : Le Luxembourg a droit d'appliquer le code civil français • Vie privée • Caractère proportionné et prévisible du placement d’une personne âgée et vulnérable en curatelle simple au motif de sa « prodigalité », interprétée par référence à l’ancien code civil français • Pratique récurrente de se référer à la jurisprudence ou à la doctrine françaises dans les matières où les institutions sont similaires et en l’absence de définition dans la loi et la jurisprudence nationales • Production d’un certificat médical non exigée dans la procédure • Évaluation approfondie des autorités judiciaires de la situation de la requérante impliquée dans l’examen de l’affaire • Équilibre entre le respect de la dignité et l’auto-détermination de la requérante et la nécessité de la protéger et de sauvegarder ses intérêts

a)      Sur l’existence d’une « ingérence »

53.  Les parties conviennent que la décision de placer la requérante sous curatelle simple a constitué une ingérence dans sa vie privée. Rappelant que la privation de la capacité juridique peut constituer une ingérence dans la vie privée de la personne concernée, même lorsque celle-ci n’a été privée de sa capacité juridique que partiellement (Ivinović c. Croatie, no 13006/13, § 35, 18 septembre 2014), la Cour estime que la mesure adoptée à l’égard de la requérante s’analyse en une ingérence au sens de l’article 8 de la Convention.

54.  La Cour rappelle qu’une atteinte au droit d’un individu au respect de sa vie privée viole l’article 8 si elle n’est pas « prévue par la loi », ne poursuit pas un but ou des buts légitimes visés par le paragraphe 2, ou n’est pas « nécessaire dans une société démocratique » en ce sens qu’elle n’est pas proportionnée aux objectifs poursuivis (voir, parmi d’autres, Chtoukatourov, précité, § 85).

b)     Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

55.  La Cour rappelle que l’expression « prévue par la loi » impose non seulement le respect du droit interne, mais concerne aussi la qualité de la loi, qui doit être compatible avec la prééminence du droit (Halford c. Royaume-Uni, 25 juin 1997, § 49, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III). En particulier, on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 88, série A no 61). L’expression « prévue par la loi » implique donc que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).

56.  Cependant, beaucoup de lois se servent, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, sous l’angle de l’article 11 de la Convention, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 109, CEDH 2015, et les affaires qui y sont citées). À cet égard, la Cour rappelle qu’il appartient aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], n25358/12, § 169, 24 janvier 2017 ainsi que les références y citées). Enfin, la Cour a eu l’occasion de préciser qu’il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois (Kudrevičius et autres, précité, § 115).

57.  En l’espèce, la requérante a été placée sous le régime de la curatelle simple sur base des articles 508-1 et 488 alinéa 3 du code civil combinés (paragraphe 35 et 41 ci-dessus). Ce dernier article dispose que le majeur qui, par sa prodigalité, s’expose à tomber dans le besoin peut être protégé. Ni la loi ni la jurisprudence luxembourgeoise ne contiennent de définition de la notion de « prodigalité », la Cour d’appel ayant, elle-même, défini cette notion dans son arrêt rendu à l’égard de la requérante (paragraphe 24 ci‑dessus).

58.  De l’avis de la Cour, malgré cette absence de définition dans la loi et la jurisprudence avant les faits de la présente affaire, il n’en reste pas moins que la notion peut être raisonnablement considérée comme à la portée d’un justiciable ayant recours à un conseil juridique. En effet, il est un fait que tant les avocats que les juridictions luxembourgeoises se réfèrent de manière récurrente à des décisions de justice ou de la doctrine françaises dans les matières où, comme en l’espèce, les institutions sont similaires. Or, la jurisprudence en vigueur sous l’égide de l’ancien article 488 du code civil français indiquait que la prodigalité visait la dilapidation de revenus ou des dépenses excessives entraînant un état de besoin et que la production d’un certificat médical n’était pas exigée pour la mise sous curatelle pour cause de prodigalité (paragraphes 37 et 38 ci-dessus). Certes, la Cour ne saurait ignorer que cette jurisprudence n’est plus en vigueur en France, dans la mesure où, en 2007, une réforme a supprimé les cas d’ouverture d’une curatelle prévus par l’ancien article 488. De l’avis de la Cour, le fait que ces principes ne sont plus à jour concernant la France ne leur ôte pas pour autant leur utilité dans le cadre d’affaires jugées au Luxembourg, où les dispositions de l’ancien article 488 alinéa 3 du code civil français (d’une teneur identique à la disposition luxembourgeoise) sont toujours d’actualité.

59.  Dans ces circonstances, la Cour estime que la requérante était en mesure de prévoir à un degré raisonnable dans les circonstances de l’espèce qu’elle pouvait être considérée comme tombant dans le champ d’application des articles 508-1 et 488 alinéa 3 du code civil luxembourgeois, en s’entourant au besoin de conseils éclairés (voir, mutatis mutandis, Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 171, CEDH 2016).

60.  La Cour conclut dès lors que l’ingérence était « prévue par la loi ».

c)      Sur la poursuite d’un but légitime

61.  La Cour estime qu’au regard des éléments développés par la Cour d’appel (paragraphes 22 et suivants ci-dessus), l’ingérence poursuivait comme double « but légitime », au sens du deuxième paragraphe de l’article 8 de la Convention, le bien-être économique du pays et la protection de la requérante. En effet, en prévenant qu’une personne, par des actes inconsidérés, tombe dans le besoin, il s’agit de protéger, d’une part, la société contre le risque de devoir assurer la subsistance de cette personne, et d’autre part, l’individu lui-même contre le danger d’une impécuniosité.

d)     Sur la question de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique

62.  La Cour rappelle que priver une personne de sa capacité juridique, même partiellement, est une mesure très grave qui devrait être réservée à des circonstances exceptionnelles (Ivinović, précité, § 38).  Une marge d’appréciation doit cependant inévitablement être laissée aux autorités nationales qui, en raison de leur contact direct et continu avec les forces vives de leur pays, sont en principe mieux placées qu’une juridiction internationale pour évaluer les besoins et les conditions locales (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005 IX). Cette marge variera en fonction de la nature du droit de la Convention en cause, de son importance pour l’individu et de la nature des activités restreintes, ainsi que de la nature du but poursuivi par les restrictions. La marge aura tendance à être plus étroite lorsque le droit en jeu est crucial pour la jouissance effective par l’individu de droits intimes ou essentiels (A.-M.V. c. Finlande, précité, § 83).

63.  Les garanties procédurales dont dispose l’individu seront particulièrement importantes pour déterminer si l’État défendeur est resté dans les limites de sa marge d’appréciation. En particulier, la Cour doit examiner si le processus décisionnel conduisant aux mesures d’ingérence a été équitable et de nature à assurer le respect des intérêts garantis à l’individu par l’article 8 (ibidem, § 84, et les références y citées).

64.  En l’espèce, il y a lieu de constater, avant toute chose, que la décision de priver partiellement la requérante de sa capacité juridique ne reposait pas sur un constat d’altération de ses facultés mentales établie par des médecins (voir, a contrario, Ivinović, précité, § 40). Certes, un médecin avait constaté que la requérante était gravement malade et épuisée (paragraphe 12 ci-dessus), mais un autre médecin s’est prononcé, d’un point de vue neurologique, contre la nécessité d’une mesure de protection à l’égard de la requérante (paragraphe 14 ci-dessus) et après le prononcé de son arrêt par la Cour d’appel, un autre médecin est arrivé à la même conclusion (paragraphe 31 ci-dessus). La Cour d’appel a pris soin de préciser qu’il n’était pas nécessaire qu’un médecin constate formellement une altération des facultés mentales ou corporelles, puisque la prodigalité n’était pas un concept médical, mais un comportement de fait qu’il appartenait au juge d’apprécier souverainement (paragraphe 24 ci-dessus). Le Gouvernement a par ailleurs clairement confirmé cette approche dans ses observations. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il lui appartient de vérifier avec davantage d’attention si les juges nationaux ont soigneusement pesé tous les facteurs pertinents avant de prendre la décision de placement en curatelle litigieuse.

65.  En amont de la prise des différentes décisions judiciaires, les autorités nationales ont instruit le dossier et recherché à établir les faits pertinents, par le biais notamment d’un rapport d’enquête sociale et d’une audition de la requérante (paragraphe 15 ci-dessus).

66.  Ensuite, dans le cadre des décisions qu’ils ont rendues, les juges ont pris soin d’entendre à leur tour la requérante et de se livrer à un examen concret des faits. Ainsi notamment, la Cour d’appel a analysé la situation personnelle et patrimoniale de la requérante (paragraphe 28 ci-dessus), après s’être basée sur le fait que l’assistant social avait « émis des doutes quant à [l]a capacité [de la requérante], eu égard à son âge et à une certaine faiblesse, de prendre des jugements et s’[étai]t demandé si elle n’[étai]t pas fragile, facilement influençable et manipulable » (paragraphe 27 ci-dessus). Elle avait également à sa disposition la décision du juge de première instance qui avait vu la requérante et avait noté que celle-ci avait, à la demande de S., initié la constitution de deux sociétés commerciales à propos desquelles elle n’était pourtant pas en mesure de donner des précisions concernant leur objet commercial. Le premier juge avait ajouté qu’elle avait perdu son sens critique en ce qui concernait les factures en relation avec des travaux et soins commandés par S. (paragraphe 18 ci-dessus).

67.  Certes, la Cour ne sous-estime pas l’impact qu’ont dû avoir les différentes procédures sur la vie privée de la requérante et n’ignore pas les complications, voire les souffrances, qui vont immanquablement de pair avec les démarches et mesures imposées. Elle estime toutefois que les autorités judiciaires ont procédé à une évaluation approfondie de la situation de la requérante, qui a été impliquée, par sa participation personnelle, dans l’examen de l’affaire. Elles se sont efforcées d’atteindre un équilibre entre le respect de la dignité et l’auto-détermination de la requérante et la nécessité de la protéger et de sauvegarder ses intérêts devant sa vulnérabilité qu’elles estimaient avoir identifiée, à partir de leur  impression qu’elle ignorait la teneur et la portée de décisions importantes prises en son nom (paragraphe 18 ci-dessus). L’interférence, en définitive minime sur l’échelle des mesures possibles, est proportionnée et adaptée à sa situation individuelle, tout en étant en accord avec le but légitime de protéger son bien-être au sens large (voir, mutatis mutandis, A.-M.V. c. Finlande, précité, § 90). La Cour admet dès lors que l’interférence est demeurée dans les limites de la marge d’appréciation dont disposaient les autorités judiciaires en l’espèce.

68.  Dans ces circonstances, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

E.G. c. République de Moldova du 13 avril 2021 requête n o 37882/13

Art 8 : L’inexécution de la peine infligée à un agresseur sexuel viole la Convention

Violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme et violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée). L’affaire concerne une agression sexuelle dont la requérante fut victime en février 2008, et en particulier la non-exécution de la peine infligée à l’un des trois agresseurs. L’agresseur en question avait été amnistié alors qu’il était recherché par les autorités et qu’il n’avait jamais purgé sa peine. Cette amnistie a été annulée par la suite. Toutefois, la période d’environ un an au cours de laquelle l’agresseur a bénéficié de l’amnistie lui a permis de quitter la Moldova, juste avant l’adoption de la dernière décision d’annulation. La Cour considère que l’agression sexuelle dont la requérante a été victime s’analyse en une atteinte grave au droit de celle-ci à son intégrité physique et morale. Elle juge que les mesures prises par l’État en vue de mettre en œuvre la peine de l’agresseur en question n’étaient pas suffisantes au regard de son obligation d’exécuter les condamnations pénales prononcées à l’encontre des auteurs d’agressions sexuelles. L’octroi de l’amnistie ainsi que les manquements des autorités à faire exécuter la peine n’étaient pas conformes aux obligations positives incombant à l’État moldave en vertu des articles 3 et 8 de la Convention.

Art 3 et Art 8 • Manquements des autorités à leurs obligations positives procédurales d’exécuter la peine infligée à l’auteur d’une agression sexuelle suite à l’octroi puis l’annulation de son amnistie • Amnisties et pardons relevant du droit interne et non contraires au droit international, sauf à concerner des actes constituant des violations graves des droits fondamentaux de l’homme • Amnistie ayant permis au condamné de quitter le pays • Manque de coordination entre les services de l’État • Retards injustifiés dans le lancement des avis de recherche du condamné

Art 35 § 1 • Prise en compte de l’entière période de la non‑exécution de la sanction pénale pour l’application du délai de six mois • Manquements reprochés aux autorités inextricablement liés entre eux et analysés en une situation continue

FAITS

La requérante, E.G., est née en 1977 et réside à Chișinău (République de Moldova). Elle possède la double nationalité roumaine et moldave. Dans la nuit du 9 au 10 février 2008, E.G. subit une agression sexuelle de la part de trois individus, qui furent poursuivis par le parquet à la suite de la plainte déposée par la requérante. En juin 2009, le tribunal reconnut les trois accusés coupables d’agression sexuelle collective et les condamna à des peines d’emprisonnement avec sursis. E.G. interjeta appel. En décembre 2009, la cour d’appel de Chișinău confirma les conclusions du tribunal, jugea deux des individus coupables d’avoir commis l’infraction de viol collectif et les condamna à des peines d’emprisonnement ferme de six ans et cinq ans et demi respectivement. Elle infligea au troisième individu une peine de cinq ans d’emprisonnement ferme pour agression sexuelle. Les deux premiers individus furent arrêtés le jour de l’audience. Le troisième n’y étant pas présent, fit l’objet d’un avis de recherche. En avril 2011, le troisième agresseur, par l’intermédiaire de son avocat, demanda d’être exonéré de peine en application de la loi d’amnistie de 2008. Sa demande fut acceptée en mai 2012, puis annulée en novembre 2013.

Par la suite, E.G. chercha à savoir si son troisième agresseur exécutait sa peine. Elle fut informée qu’aucun avis de recherche n’avait été lancé à l’encontre de l’intéressé et qu’aucune mesure pour le retrouver n’avait été effectuée au motif que ni le parquet compétent ni la cour d’appel n’avaient ordonné à ce qu’il fût recherché. En février 2014, la police lança un avis de recherche au sein des États membres de la Communauté des États indépendants. En avril 2015, elle lança un avis de recherche international. Selon les informations du dossier, le troisième agresseur n’avait toujours pas été retrouvé en mars 2020.

Articles 3 (interdiction de la torture, des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée)

La Cour rappelle d’emblée que le viol et les agressions sexuelles graves s’analysent en des traitements entrant dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention, qui mettent également en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention2 . La Cour rappelle aussi que les États ont l’obligation positive, inhérente aux articles 3 et 8 de la Convention, d’adopter des dispositions en matière pénale qui sanctionnent effectivement le viol et de les appliquer en pratique au travers d’une enquête et de poursuites effectives. Cette obligation positive commande en outre la criminalisation et la répression effective de tout acte sexuel non consensuel3 . En l’espèce, la Cour note que le troisième agresseur a été condamné pour avoir agressé sexuellement la requérante à une peine d’emprisonnement de cinq ans et que cette décision devenue exécutoire le 2 décembre 2009, mais que, à ce jour, celle-ci n’est pas exécutée. Elle remarque ensuite que, le 22 mai 2012, l’intéressé a été amnistié alors qu’il était recherché par les autorités et qu’il n’avait purgé aucun jour de sa peine. À ce sujet, elle rappelle avoir jugé, en matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’État, que l’amnistie et le pardon ne devraient pas être tolérés dans ce domaine. La Cour réaffirme que ce principe s’applique également aux actes de violence administrés par des particuliers. Cela étant, elle redit que les amnisties et les pardons relèvent essentiellement du droit interne des États membres et que, en principe, ils ne sont pas contraires au droit international, sauf lorsqu’ils concernent des actes qui constituent des violations graves des droits fondamentaux de l’homme. Or, elle considère que l’agression sexuelle dont la requérante a été victime s’analyse en une atteinte grave au droit de celle-ci à son intégrité physique et morale et que l’octroi de l’amnistie à un des auteurs de cette agression est, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, susceptible d’être contraire aux obligations que les articles 3 et 8 de la Convention faisaient peser sur l’État défendeur. La Cour constate aussi l’absence d’une pratique uniforme de la cour d’appel de Chișinău, relative à l’application de la loi d’amnistie de 2008. Elle observe notamment que l’un des autres agresseurs (qui se trouvait dans une situation analogue à celle du troisième agresseur et qui avait déjà purgé une partie de sa peine) s’est vu refuser l’application de l’amnistie. La Cour estime donc que, dans le cas du troisième agresseur, les juges de la cour d’appel ont exercé leur discrétion afin de minimiser les conséquences d’un acte illégal extrêmement sérieux plutôt que de montrer que de tels actes ne sauraient en aucune manière être tolérés. Elle ne perd pas de vue que l’octroi de l’amnistie a été finalement annulé. Cela étant, elle estime que le fait pour celui-ci de bénéficier de l’amnistie durant une période totale d’environ un an est en contradiction avec les exigences procédurales des articles 3 et 8 de la Convention. D’autant plus que cette situation lui a permis de quitter la Moldova juste avant l’adoption de la dernière décision ayant annulé l’octroi de l’amnistie. En ce qui concerne la question de savoir si les mesures adoptées par les autorités pour faire exécuter la peine du troisième agresseur, en dehors des périodes où l’amnistie était applicable, étaient suffisantes, la Cour observe que les autorités étatiques semblent ne pas avoir tenu compte de la première annulation de l’octroi de l’amnistie, prononcée en juin 2012. En effet, celles-ci ont arrêté l’intéressé le 22 octobre 2012, mais l’ont relâché le même jour, sur le fondement de la décision de mai 2012, qui était déjà annulée et qui n’avait plus de force juridique à ce moment-là. La Cour y voit, dans les meilleurs des cas, un manque de coordination entre les différents services de l’État qui a eu comme conséquence la remise en liberté de l’agresseur, sans fondement juridique valable. Elle remarque ensuite que la dernière décision d’annulation de l’octroi de l’amnistie, du 18 novembre 2013, a été transmise à l’autorité compétente à rechercher l’individu plus de deux mois après son adoption. À ce titre, elle prend note de l’avis du parquet selon lequel ce délai était contraire aux dispositions internes. Même si, par la suite, il a été établi que l’individu avait quitté le pays avant le 18 novembre 2013, la Cour estime que ce retard a nécessairement repoussé la date à laquelle les autorités ont lancé leur avis de recherche au sein de la Communauté des États indépendants. En outre, l’avis de recherche international n’a été lancé qu’en 2015 et rien dans le dossier n’explique ce délai. Ces retards se concilient mal avec l’exigence de célérité et de diligence raisonnables. Par conséquent, les mesures prises par l’État en vue de mettre en œuvre la peine du troisième agresseur n’étaient pas suffisantes au regard de son obligation d’exécuter les condamnations pénales prononcées à l’encontre des auteurs d’agressions sexuelles. L’octroi de l’amnistie au troisième agresseur ainsi que les manquements des autorités à faire exécuter la peine de celui-ci n’étaient pas conformes aux obligations positives incombant à l’État défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention. Il y a donc eu violation de ces dispositions.

CEDH

37.  La requérante soutient que la non-exécution de la décision de condamnation de V.B. a rendu illusoire la protection qui aurait dû être garantie par la répression pénale des agressions sexuelles, ce qui a entraîné, selon elle, la violation des articles 3 et 8 § 1 de la Convention. Elle allègue que l’application de l’amnistie à l’égard de V.B. était illégale et dénonce un manque de cohérence dans l’application par les tribunaux nationaux des dispositions de la loi d’amnistie de 2008. Elle se plaint également des manquements des autorités à la mise en œuvre de la décision de condamnation, après l’annulation de l’amnistie.

38.  Le Gouvernement note que les autorités étatiques ne pouvaient pas interdire à V.B. de déposer sa demande d’amnistie. En tout état de cause, il avance que l’annulation subséquente de l’amnistie devrait être prise en compte lors de l’examen de la question de savoir si l’État s’est acquitté de ses obligations positives découlant des articles 3 et 8 de la Convention. Il soutient en outre que les obligations positives dans les affaires de violences entre particuliers sont des obligations de moyen et non de résultat, et que, dès lors, l’application de la peine de V.B. sort du champ des obligations positives incombant à l’État. Il indique toutefois que les autorités continuent leurs efforts afin de retrouver et arrêter V.B.

39.  La Cour rappelle d’emblée que le viol et les agressions sexuelles graves s’analysent en des traitements entrant dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention, qui mettent également en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention (Y c. Bulgarie, no 41990/18, §§ 63-64, 20 février 2020 et les affaires qui y sont citées). En application de cette jurisprudence, elle estime que les griefs de la requérante peuvent être examinés conjointement sur le terrain des articles 3 et 8 de la Convention (ibidem, § 65). La Cour renvoie ensuite aux principes généraux applicables en la matière tels qu’énoncés dans l’affaire M.C. c. Bulgarie (no 39272/98, §§ 149-52, CEDH 2003‑XII). Elle rappelle notamment que les États ont l’obligation positive, inhérente aux articles 3 et 8 de la Convention, d’adopter des dispositions en matière pénale qui sanctionnent effectivement le viol et de les appliquer en pratique au travers d’une enquête et de poursuites effectives (M.C., précité, § 153, et B.V. c. Belgique, no 61030/08, § 55, 2 mai 2017). Cette obligation positive commande en outre la criminalisation et la répression effective de tout acte sexuel non consensuel (M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, § 59, 15 mars 2016, et Z c. Bulgarie, no 39257/17, § 67, 28 mai 2020).

40.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnables est implicite dans ce contexte. Une réponse rapide des autorités est essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance des actes illégaux (B.V., précité, § 58 et les affaires qui y sont citées).

41.  La Cour rappelle également avoir estimé, sur le terrain de l’article 2 de la Convention, que l’exigence pour les autorités de mener une enquête pénale effective pouvait aussi être interprétée comme imposant aux États une obligation d’exécuter la condamnation finale sans délai injustifié. En effet, l’exécution de la condamnation imposée dans le contexte du droit à la vie doit être regardée comme faisant partie intégrante de l’obligation procédurale pesant à charge de l’État en vertu de cette disposition (Kitanovska Stanojkovic et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 2319/14, § 32, 13 octobre 2016, Akelienė c. Lithuanie, no 54917/13, § 85, 16 octobre 2018, et Makuchyan et Minasyan c. Azerbaïdjan et Hongrie, no 17247/13, § 50, 26 mai 2020). La Cour estime que la même approche doit être appliquée en l’espèce et que l’exécution d’une condamnation pour abus sexuels fait partie intégrante de l’obligation positive incombant aux États en vertu des articles 3 et 8 de la Convention.

42.  Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour note que V.B. a été condamné pour avoir agressé sexuellement la requérante à une peine d’emprisonnement de cinq ans. Elle relève que la décision de condamnation est devenue exécutoire le 2 décembre 2009, mais que, à ce jour, celle-ci n’est pas exécutée.

43.  La Cour remarque que, par une décision définitive du 22 mai 2012, V.B. a été amnistié alors qu’il était recherché par les autorités et qu’il n’avait purgé aucun jour de sa peine. À ce sujet, elle rappelle avoir jugé, en matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’État, que l’amnistie et le pardon ne devraient pas être tolérés dans ce domaine (voir, par exemple, Mocanu et autres, précité, § 326). La Cour réaffirme que ce principe s’applique également aux actes de violence administrés par des particuliers (Pulfer c. Albanie, no 31959/13, § 83, 20 novembre 2018 ; voir aussi, pour une impunité résultant de l’intervention de la prescription, İbrahim Demirtaş c. Turquie, no 25018/10, § 35, 28 octobre 2014 et les affaires qui y sont citées). Cela étant, elle redit que les amnisties et les pardons relèvent essentiellement du droit interne des États membres et que, en principe, ils ne sont pas contraires au droit international, sauf lorsqu’ils concernent des actes qui constituent des violations graves des droits fondamentaux de l’homme (Makuchyan et Minasyan, précité, § 160 ; voir aussi Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10, § 139, CEDH 2014 (extraits)). Or, elle considère que l’agression sexuelle dont la requérante a été victime s’analyse en une atteinte grave au droit de celle-ci à son intégrité physique et morale et que, en application de la jurisprudence précitée, l’octroi de l’amnistie à un des auteurs de cette agression est, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, susceptible d’être contraire aux obligations que les articles 3 et 8 de la Convention faisaient peser sur l’État défendeur.

44.  En l’espèce, la Cour remarque en outre l’absence d’une pratique uniforme de la cour d’appel de Chișinău, relative à l’application de la loi d’amnistie de 2008. Elle observe notamment que R.G., qui se trouvait dans une situation analogue à celle de V.B. et qui avait déjà purgé une partie de sa peine, s’est vu lui refuser l’application de l’amnistie (paragraphe 12 ci‑dessus). La Cour estime donc que, dans le cas de V.B., les juges de la cour d’appel ont exercé leur discrétion afin de minimiser les conséquences d’un acte illégal extrêmement sérieux plutôt que de montrer que de tels actes ne sauraient en aucune manière être tolérés (comparer avec Ateşoğlu c. Turquie, no 53645/10, § 28 in fine, 20 janvier 2015 et les affaires qui y sont citées).

45.  Elle ne perd pas de vue que l’octroi de l’amnistie à V.B. a été finalement annulé. Cela étant, elle estime que le fait pour celui-ci de bénéficier de l’amnistie durant une période totale d’environ un an est en contradiction avec les exigences procédurales des articles 3 et 8 de la Convention, énoncées ci-dessus. D’autant plus que cette situation a permis à V.B. de quitter la Moldova juste avant l’adoption de la dernière décision ayant annulé l’octroi de l’amnistie (paragraphe 22 ci-dessus).

46.  Il reste à la Cour de se pencher sur la question de savoir si les mesures adoptées par les autorités pour faire exécuter la peine de V.B., en dehors des périodes où l’amnistie était applicable, étaient suffisantes.

47.  Sur ce point, elle observe d’abord que les autorités étatiques semblent ne pas avoir tenu compte de la première annulation de l’octroi de l’amnistie à V.B., prononcée par la décision définitive du 29 juin 2012. En effet, celles-ci ont arrêté V.B. le 22 octobre 2012 (paragraphe 18 ci-dessus), mais l’ont relâché le même jour, sur le fondement de la décision du 22 mai 2012, qui était déjà annulée et qui n’avait plus de force juridique à ce moment-là. La Cour y voit, dans les meilleurs des cas, un manque de coordination entre les différents services de l’État qui a eu comme conséquence la remise en liberté de V.B., sans fondement juridique valable.

48.  La Cour remarque ensuite que la dernière décision d’annulation de l’octroi de l’amnistie, du 18 novembre 2013, a été transmise à l’autorité compétente à rechercher V.B. plus de deux mois après son adoption (paragraphe 21 ci-dessus). À ce titre, elle prend note de l’avis du parquet selon lequel ce délai était contraire aux dispositions internes (paragraphe 23 ci-dessus). Même si, par la suite, il a été établi que V.B. avait quitté le pays avant le 18 novembre 2013, la Cour estime que ce retard a nécessairement repoussé la date à laquelle les autorités ont lancé leur avis de recherche au sein de la Communauté des États indépendants (paragraphes 20 et 24 ci‑dessus). En outre, elle constate que l’avis de recherche international n’a été lancé qu’en 2015 (paragraphe 24 ci-dessus) et que rien dans le dossier n’explique ce délai. Elle juge que ces retards se concilient mal avec l’exigence de célérité et de diligence raisonnables, énoncée précédemment (paragraphe 40 ci-dessus) (voir, a contrario, Akelienė, précité, §§ 91-93).

49.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les mesures prises par l’État en vue de mettre en œuvre la peine de V.B. n’étaient pas suffisantes au regard de son obligation d’exécuter les condamnations pénales prononcées à l’encontre des auteurs d’agressions sexuelles.

50.  En conclusion, elle juge que l’octroi de l’amnistie à V.B. ainsi que les manquements des autorités à faire exécuter la peine de celui-ci n’étaient pas conformes aux obligations positives incombant à l’État défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention.

51.  Partant, il y a eu violation de ces dispositions.

L.F. c. Irlande, K.O'S. c. Irlande et W.M. c. Irlande du 10 décembre 2020 requêtes n os 62007/17, 61836/17 et 61872/17

Art 8 et 3 Griefs concernant des symphysiotomies pratiquées dans les années 1960 en Irlande déclarés irrecevables car les procédures internes existent

Dans les années 1960 en Irlande, les requérantes subirent, chacune dans une maternité différente, une symphysiotomie chirurgicale pendant ou avant leur accouchement. Leurs requêtes comptent parmi les dix requêtes introduites par des femmes ayant subi une symphysiotomie dans différentes maternités irlandaises au cours des années 1960 et 1970. Les requérantes soutenaient que la pratique de cette intervention en Irlande n’avait fait l’objet d’aucune enquête interne compatible avec les exigences de la Convention et qu’elles n’avaient pas pu pleinement plaider leur affaire au niveau interne. L’une des requérantes alléguait également qu’en autorisant cette pratique, l’État irlandais avait manqué à son obligation de protéger les femmes contre des traitements inhumains et dégradants. Dans l’une de ces affaires, la Cour juge le grief irrecevable au motif que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes. Dans les deux autres affaires, elle déclare les griefs manifestement mal fondés et indique qu’une question relative à l’épuisement des voies de recours se pose également.

FAITS

Les requérantes dans ces trois affaires, L.F., K.O’S. et W.M., sont des ressortissantes irlandaises nées en 1939, en 1934 et en 1935. Elles résident respectivement à Dublin, dans le comté de Cork et à Kells, en Irlande. Les trois requérantes donnèrent naissance à des enfants dans trois hôpitaux différents en Irlande dans les années 1960. Dans chaque cas, une symphysiotomie fut pratiquée avant ou pendant l’accouchement. Les trois requérantes soutenaient qu’elles n’avaient pas été informées de l’intervention et n’avaient pu donner un consentement libre et éclairé. Elles alléguaient par ailleurs avoir souffert de traumatismes physiques et psychologiques du fait de cette intervention. Une symphysiotomie consiste à couper partiellement les fibres qui relient les os pubiens afin de faciliter l’accouchement naturel en cas de problème mécanique. Même si cette pratique était tombée en désuétude en Europe de l’Ouest en faveur de la césarienne, plus sûre, elle était revenue en vogue en Irlande dans les années 1940 et fut utilisée jusque dans les années 1980. Pendant cette période, environ 1 500 symphysiotomies furent pratiquées. Vers 2001, des préoccupations commencèrent à s’exprimer quant au recours à ce procédé dans les maternités irlandaises. En 2011, un rapport fut commandité sur cette pratique en Irlande et, en 2014, le ministre de la Santé annonça l’instauration d’un mécanisme d’indemnisation des femmes qui avaient subi une symphysiotomie chirurgicale dans un hôpital en Irlande entre 1940 et 1990. Les montants octroyés varièrent entre 50 000 et 150 000 euros. Certaines femmes qui avaient subi des symphysiotomies engagèrent des actions en réparation contre les hôpitaux où l’intervention avait été pratiquée. La décision de principe fut rendue dans l’affaire Kearney v. McQuillan and North Eastern Health Board, dans laquelle la symphysiotomie avait été pratiquée après que la plaignante avait déjà donné naissance par césarienne. La High Court rejeta initialement l’action de la plaignante, qui était essentiellement fondée sur l’absence de consentement, au motif qu’avec le passage du temps et sans le témoignage de la personne qui avait pratiqué l’intervention, le procès risquait de ne pas être équitable. La plaignante dans cette affaire reformula son action et allégua que l’intervention incriminée n’avait en aucune manière été justifiée. Son action fut déclarée recevable sur ce fondement reformulé. La High Court et la Cour suprême jugèrent que, dans les circonstances de l’espèce, rien n’avait justifié l’intervention en cause. Mme Kearney se vit octroyer 325 000 euros à titre de réparation. L.F., K.O’S. et W.M. avaient également engagé devant les juridictions internes des actions qui demeurèrent pendantes dans l’attente de la conclusion de l’affaire Kearney. Après le prononcé de la décision dans cette affaire, L.F. reformula également son grief et allégua que l’intervention de symphysiotomie n’avait en aucune manière été justifiée dans son cas. La High Court jugea toutefois qu’à l’époque des faits, l’intervention, qui avait été pratiquée deux semaines avant l’accouchement, après qu’il eut été établi qu’un accouchement par voie basse serait impossible, était une option raisonnable bien que limitée. En 2016, cette décision fut confirmée par la cour d’appel qui estima, toutefois, que cela « ne signifiait pas nécessairement qu’une autre juridiction examinant les circonstances dans lesquelles une intervention de symphysiotomie [avait été] pratiquée sur une autre patiente ne pourrait pas parvenir à une conclusion différente ». En 2017, la Cour suprême refusa à L.F. l’autorisation de former un recours, rappelant que les questions soulevées dans cette affaire étaient spécifiques aux faits et liées au cas d’espèce. Après le prononcé des décisions dans les affaires Kearney et L.F., K.O’S. et W.M. abandonnèrent leurs actions. Aucune des trois requérantes ne demanda de réparation au titre du mécanisme d’indemnisation, pensant qu’il n’était pas possible qu’une violation de leurs droits fût reconnue, entre autres raisons.

L.F. et W.M.

Même si les requérantes invoquaient les articles 3, 8 et 13 de la Convention, la Cour juge plus approprié d’examiner ces affaires au regard des obligations découlant de l’article 8 qui imposent aux États de garantir aux victimes de fautes médicales un accès à une procédure leur permettant, le cas échéant, d’obtenir réparation de leur préjudice. Premièrement, compte tenu du temps écoulé depuis que les symphysiotomies en cause ont été pratiquées et même s’il a été demandé aux requérantes de reformuler leurs griefs (comme l’ont fait Mmes Kearney et L.F.), la Cour considère que les juridictions irlandaises ont adopté une position raisonnablement conciliante lorsqu’elles se sont trouvées devant la tâche difficile de mettre en balance le droit d’accès à un tribunal garanti à la plaignante relativement à un acte médical pratiqué plusieurs décennies auparavant, d’une part, et le droit de l’hôpital défendeur à un procès équitable, d’autre part. Deuxièmement, la Cour relève que, dans l’affaire L.F., la High Court a soigneusement examiné le grief reformulé. S’il est compréhensible que la requérante ait été déçue par le résultat, cela ne signifie pas en soi que l’Irlande a manqué à l’une de ses obligations découlant de l’article 8 de la Convention. Si W.M. avait reformulé son grief, la Cour est convaincue que la High Court aurait également soigneusement examiné la question de savoir si, eu égard aux normes et pratiques médicales en vigueur dans les années 1960, la symphysiotomie pratiquée sur elle avait été cliniquement justifiée à l’époque. L’intéressée ayant abandonné la procédure, les éléments d’ordre médical, essentiels pour une appréciation judiciaire du cas d’espèce, n’ont jamais pu être appréciés ou examinés. Dans les trois affaires, la Cour observe que si les requérantes considéraient que la reformulation de leurs griefs en elle-même avait emporté violation de leurs droits tels que garantis par la Convention, elles auraient pu, voire dû, contester ce point. Cette question n’a toutefois pas été soulevée devant les juridictions internes. Enfin, la Cour exprime des doutes sur le point de savoir si une obligation d’enquêter résultait des faits de l’espèce, et observe que l’Irlande n’est pas restée inactive face à la controverse considérable qui a entouré la pratique de symphysiotomies dans ses maternités. Outre la possibilité d’engager une procédure civile, il y a également eu une enquête indépendante, la mise en place d’un mécanisme d’indemnisation qui permettait à toutes les femmes ayant subi une symphysiotomie d’obtenir réparation, ainsi qu’un accès gratuit aux soins et à une prise en charge médicale individuelle. Selon la Cour, ces éléments suffisent à satisfaire à toute obligation de redressement qui aurait pu peser sur l’État. Au vu de ce qui précède, la Cour juge ce grief manifestement mal fondé en ce qu’il n’y a eu, selon elle, aucun manquement de l’État à son obligation d’offrir aux requérantes un accès à une procédure effective leur permettant d’obtenir réparation.

K.O.’S.

K.O’S., seule, soutenait qu’en autorisant la pratique de symphysiotomies en Irlande, l’État avait manqué à son obligation de protéger les femmes contre un acte médical qui, selon elle, s’analysait en un traitement inhumain et dégradant. La Cour observe toutefois que même en admettant qu’une telle obligation avait résulté de l’intervention en cause, la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes en ce qu’elle n’a pas formulé ce grief devant les juridictions internes. Elle considère également que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes relativement à son grief tiré de l’accès à une procédure qui lui aurait permis de demander réparation. Même si l’intéressée a engagé une action au civil contre l’hôpital, elle n’a pas argué que les décisions rendues dans les affaires Kearney ou L.F. avaient emporté violation de ses droits tels que garantis par la Convention en ce qu’elles l’auraient empêchée de faire valoir de manière effective son grief tiré de la symphysiotomie qu’elle avait subie.

Abdyusheva et autres c. Russie du 26 novembre 2019 requêtes n° 58502/11, n° 58502/11 et 55683/13

Article 8 : En refusant la demande de personnes toxicomanes à bénéficier d’un traitement de substitution à la méthadone, l’Etat russe n’a pas violé la Convention

La Cour a déclaré à la majorité que la requête présentée par Mme Abdyusheva était recevable quant au grief tiré de l’article 8 et irrecevable pour le surplus et que les griefs présentés par MM. Kurmanayevskiy et Anoshkin étaient irrecevables. L’affaire concerne la demande des trois requérants de bénéficier d’un traitement de substitution à leur consommation d’opiacés. Tenant compte, d’une part, des risques du traitement de substitution pour la santé publique et, d’autre part, de la situation individuelle de Mme Abdyusheva qui bénéficie d’une assistance médicale, la Cour estime que les autorités russes n’ont pas porté atteinte au droit au respect de la vie privée de la requérante. Les substances réclamées par les requérants comme produits de substitution aux opiacés, la méthadone et la buprénorphine, sont, en Russie, interdites à tous les patients aux fins de traitement médical. La Cour considère qu’à supposer même que les maladies invoquées par les requérants (diabète, l’asthme ou les maladies cardiaques) puissent être comparables à l’état de dépendance aux opiacés, il n’y a pas de différence de traitement entre eux et les malades cités en exemple, les substances en cause étant, dans tous les cas, interdites. La Cour conclut enfin, au regard des éléments de l’affaire, que les autorités de l’Etat n’ont pas entravé Mme Abdyusheva et M. Anoshkin dans l’exercice de leur droit de recours individuel.

Les requérants, M. Aleksey Vladimirovich Kurmanayevskiy, Mme Irina Nikolayevna Abdyusheva et M. Ivan Vasilyevich Anoshkin, sont trois ressortissants russes, nés en 1981, 1966 et 1980, résidant à Kazan, Kaliningrad et Tolyatti. Les requérants, héroïnomanes de longue date, ont été suivis par des médecins des hôpitaux publics spécialisés dans le traitement des personnes toxicomanes. Mécontents des soins prodigués par ces hôpitaux, les requérants formèrent des recours judiciaires visant à mettre en place un traitement de substitution par la méthadone et la buprénorphine qu’ils jugeaient plus efficaces. Ils furent déboutés.

FAITS

Les requérants, M. Aleksey Vladimirovich Kurmanayevskiy, Mme Irina Nikolayevna Abdyusheva et M. Ivan Vasilyevich Anoshkin, sont trois ressortissants russes, nés en 1981, 1966 et 1980, résidant à Kazan, Kaliningrad et Tolyatti. Les requérants, héroïnomanes de longue date, ont été suivis par des médecins des hôpitaux publics spécialisés dans le traitement des personnes toxicomanes. Mécontents des soins prodigués par ces hôpitaux, les requérants formèrent des recours judiciaires visant à mettre en place un traitement de substitution par la méthadone et la buprénorphine qu’ils jugeaient plus efficaces. Ils furent déboutés au motif que la loi fédérale interdisait l’utilisation de méthadone et de buprénorphine à des fins de traitement de la toxicomanie. MM. Kurmanayevskiy et Anoshkin ont arrêté la consommation de l’héroïne depuis 2014 selon des informations fournies par le Gouvernement et non contestées par les requérants. Mme Abdyusheva consomme des opiacés depuis 1984., Elle a présenté un rapport établi par une commission médicale composée de deux toxicologues et d’un psychiatre d’une organisation non gouvernementale, l’Institut ukrainien des recherches sur la santé publique. Les médecins indiquaient que la patiente avait besoin d’un traitement de substitution tel que demandé. En réponse, le Gouvernement a présenté un certificat médical établi par une commission de médecins toxicologues russes, employés par l’hôpital toxicologique ayant soigné Mme Abdyusheva. Ce certificat précise que le traitement de substitution par la méthadone et la buprénorphine ne conduit ni à se défaire de la dépendance aux opiacés ni à une rémission. Les médecins recommandent à la requérante de suivre un traitement fondé sur des méthodes de réhabilitation médicosociales, traitement qui peut aboutir à des résultats efficaces quel que soit le stade de la dépendance. M. Anoshkin consomme des opiacés depuis 1994. En avril 2012, il adressa la même demande que les deux autres requérants au ministère de la Santé de la région de Samara. Le ministère lui indiqua que les substances en cause étaient interdites par la loi et l’invita à poursuivre le traitement conventionnel. M. Anoshkin forma un recours judiciaire. Il fut débouté selon les mêmes motifs.

Article 8

La Cour relève que M. Kurmanayevskiy et M. Anoshkin n’ont pas prouvé le besoin d’un traitement médical quelconque et notamment d’un traitement de substitution pour vaincre leur dépendance aux opiacés. En effet, selon les documents médicaux fournis par le Gouvernement, l’un et l’autre sont en état de rémission depuis quatre ans et un an, respectivement. Les requérants n’ont pas, pour leur part, contesté ces informations. Mal fondé, leur grief est par conséquent irrecevable. En ce qui concerne Mme Abdyusheva, selon les informations versées par les deux parties, elle n’est pas en état de rémission et la Cour déclare son grief recevable. Se situant sur un terrain médical, la Cour est attentive aux arguments des deux parties. D’une part, la Cour relève que le Gouvernement considère la thérapie de substitution non comme un traitement de la toxicomanie mais comme une capitulation devant celle-ci. La Cour observe que, selon le Gouvernement, loin d’offrir une solution au problème, les substances en cause présentent de graves dangers pour la santé publique, tels que la politoxicomanie, c’est-à-dire le risque d’une consommation concomitante de méthadone avec d’autres opiacés, comme l’héroïne, exposant au risque de surdosage et, en conséquence, à un risque élevé de mortalité. Le Gouvernement affirme que les deux substances en cause sont des opiacés et que, loin d’offrir une guérison, ils ne peuvent par eux-mêmes qu’entraîner une nouvelle dépendance. Il souligne que, responsables de la vie et de la santé des personnes relevant de leur juridiction, les autorités ne peuvent ignorer ces risques. Le Gouvernement soutient enfin que les soins médicaux doivent être confiés aux professionnels de la santé plutôt qu’aux patients ou aux juristes, qui n’ont pas les compétences requises dans le domaine médical. D’autre part, la Cour observe que la requérante fonde sa thèse sur un large consensus européen en matière d’accès au traitement de substitution, sur l’obligation, selon elle, de la Russie de mettre en place ce traitement découlant des conventions internationales signées par cet État, et, enfin, des bénéfices que ce traitement présente pour la prévention du VIH. La Cour rappelle avoir déjà constaté auparavant que le traitement de substitution de la dépendance aux opiacés par la méthadone et la buprénorphine, bien que répandu dans les Etats membres, est néanmoins sujet à controverse (Wenner c. Allemagne du 1 er septembre 2016, § 61). Procédant à l’appréciation des arguments des parties, la Cour constate qu’elle est compétente uniquement pour appliquer la Convention et qu’elle n’a point pour tâche d’interpréter ou de surveiller le respect d’autres instruments internationaux. Au demeurant, Mme Abdyusheva ne cite aucun instrument juridiquement contraignant qui obligerait la Russie, de manière non équivoque, à mettre en place un traitement de la toxicomanie par la méthadone ou la buprénorphine. Quant à la prévention du VIH, la Cour se concentre sur l’étude du cas précis de l’affaire. De ce point de vue, la mesure en question ne serait pas de nature à prévenir la contamination de la requérante qui est déjà porteuse de ce virus. S’agissant enfin du consensus européen en la matière, la Cour considère qu’il s’agit bien d’un élément important pour l’analyse de la proportionnalité, mais qu’il n’est pas décisif. La Cour est d’avis que les risques pour la santé publique, évoqués par le Gouvernement et non contestés par la requérante, c’est-à-dire, la dangerosité des substances en question, la politoxicomanie et le risque élevé de décès qui en découle, sont suffisamment sérieux. Les autorités russes, inspirées par le souci de protéger la santé des personnes relevant de leur juridiction, sont donc bien fondées à prendre des mesures parfois aussi drastiques que l’interdiction de certains opiacés. Compte tenu de leur ample marge d’appréciation en matière de santé publique, la Cour considère que les autorités russes sont mieux placées qu’elle pour définir la politique dans un domaine aussi délicat que la lutte contre le trafic des stupéfiants, la règlementation du marché des stupéfiants et les soins médicaux pour les personnes dépendantes aux opiacés. De plus, la Cour constate que la requérante n’est pas privée d’une possibilité de suivre un traitement conventionnel dans des hôpitaux russes. Elle rappelle que son rôle n’est pas de remplacer les professionnels de la santé et de juger de l’efficacité des méthodes de traitement de la dépendance. Tenant compte, d’une part, des risques du traitement de substitution pour la santé publique et, d’autre part, de la situation individuelle de Mme Abdyusheva qui bénéficie d’une assistance médicale, la Cour estime que les autorités russes n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et n’ont pas porté atteinte au droit de la requérante au respect de sa vie privée. Il n’y a pas eu violation de l’article 8.

Article 14 combiné avec l’article 8

Les requérants comparent leur situation à celle d’autres personnes souffrant de maladies chroniques et récurrentes comme le diabète, l’asthme ou les maladies cardiaques. Or, selon le Gouvernement, en Russie, les substances réclamées par les requérants comme produits de substitution aux opiacés, la méthadone et la buprénorphine, sont interdites à tous les patients aux fins de traitement médical. La Cour considère qu’à supposer même que les maladies invoquées par les requérants puissent être comparables à l’état de dépendance aux opiacés, il n’y a pas de différence de traitement entre eux et les malades cités en exemple, les substances en cause étant interdites dans tous les cas. Le grief, étant mal fondé, doit être rejeté.

Article 34

Lors de son arrestation et de l’exécution des formalités administratives au commissariat de police liées à son arrestation, Mme Abdyusheva n’a été ni interrogée sur sa requête devant la Cour, ni incitée, directement ou indirectement à la retirer. Les policiers lui ont simplement signifié qu’elle devait se présenter au bureau du procureur pour un entretien, pratique habituelle de collecte de l’information. Elle s’y est rendue de son plein gré, accompagnée de son avocat qui était libre, au cas où il aurait relevé d’éventuels abus de la part du procureur, de les porter à la connaissance de la Cour. Or, il ne ressort pas des documents soumis devant la Cour par Mme Abdyusheva et son avocat qu’une objection quant au déroulement de l’entretien et au comportement du procureur ait été relevée. Rien n’indique donc que l’entretien en question ait été destiné à pousser Mme Abdyusheva à retirer ou modifier sa requête devant la Cour. N’étant en possession que de simples soupçons, la Cour ne saurait faire un lien entre les contrôles effectués relatifs au dispositif anti-incendie des locaux de l’employeur de M. Anoshkin et la requête introduite par lui devant elle. La Cour conclut que les autorités de l’Etat ne peuvent passer pour avoir entravé l’exercice par Mme Abdyusheva et M. Anoshkin de leur droit de recours individuel. L’Etat défendeur n’a pas manqué aux obligations qui lui incombaient au titre de l’article 34.

Article 3 seul et combiné avec l’article 14

La Cour considère que le refus de donner accès aux médicaments souhaités par les requérants ne porte pas atteinte à l’article 3 de la Convention. La personne en état de sevrage subit en effet de vives souffrances, mais elles ne sont pas causées par l’action de l’Etat et sont seulement une conséquence de la dépendance aux opiacés. L’accompagnement médicamenteux de l’état de sevrage – dont ont bénéficié les requérants – est disponible dans les hôpitaux russes. La Cour relève que les requérants ne précisent pas les cas où une telle assistance médicale leur aurait été refusée ou aurait été manifestement insuffisante au point d’éprouver des souffrances atteignant le seuil de gravité énoncé à l’article 3.

Enfin, la Cour estime que le mépris de la société envers les personnes dépendantes aux drogues, dont les requérants disent être les victimes, est difficilement imputable à l’Etat. Aucun indice ne vient prouver que celui-ci aurait humilié les requérants. Ces derniers n’expliquent pas non plus en quoi l’autorisation de la méthadone pourrait changer l’attitude de la société à leur égard ou lui inspirer davantage de respect. La Cour constate l’absence d’allégations de souffrances infligées par les agents de l’Etat ; les autres doléances relatives à des traitements contraires à l’article 3 sont dénuées de tout fondement. La Cour observe qu’il n’y a pas eu de différence de traitement des personnes dépendantes aux opiacés par rapport aux personnes atteintes d’autres maladies. Le grief des requérants, étant mal fondé, doit être rejeté.

CEDH

ARTICLE 8

(a)   L’étendue du contrôle de la Cour

108.  La Cour note que les parties ont présenté des commentaires d’ordre général dépassant l’objet de la requête initiale concernant notamment le cadre législatif régissant l’accès à un traitement de substitution aux opiacés, l’efficacité/inefficacité de différentes formes de traitement de la dépendance aux opiacés prodiguées en Russie et dans d’autres États. La Cour estime nécessaire de délimiter l’objet de son examen. Elle note tout d’abord que les requérants ne sont pas privés de liberté et n’évoquent pas la consommation de drogues dans le milieu carcéral (voir, a contrario, Wenner, précité). Elle relève également que les intéressés ne sont pas laissés sans assistance médicale conventionnelle mais qu’ils jugent celle-ci obsolète et inefficace (voir, a contrario, Hristozov et autres, précité, § 95). Les requérants souhaitent avoir accès à un traitement de leur choix, à savoir un traitement de substitution aux opiacés par des substances qualifiées de drogues par le Gouvernement : la méthadone et la buprénorphine, dont l’usage aux fins de traitement de la toxicomanie est interdit par la loi fédérale (paragraphe 35 ci-dessus). Ainsi, ils demandent la levée de l’interdiction inscrite dans la loi (Durisotto, décision précitée, § 63) mais ne se plaignent pas de l’absence de fonds publics pour financer le traitement en cause (voir, a contrario, Sentges c. les Pays-Bas (déc.), no 27677/02, 8 juillet 2003).

109.  Lorsqu’elle est saisie de requêtes individuelles, la Cour n’a pas pour tâche d’examiner la législation interne dans l’abstrait, mais doit se pencher sur la manière dont cette législation a été appliquée au requérant dans le cas d’espèce (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 92, CEDH 2011). Il lui faut se borner autant que possible à l’examen du cas concret dont on l’a saisie (Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 86, CEDH 2003‑VIII (extraits), et Hristozov et autres, précité, § 105). Elle n’est donc pas appelée en l’espèce à émettre un jugement sur le cadre normatif régissant l’accès à un traitement de substitution aux opiacés, ni à juger sur l’efficacité d’un traitement de dépendance aux opiacés prodigué en Russie, ni à déterminer si le refus d’ouvrir l’accès à certaines substances est en principe compatible avec les dispositions de la Convention.

110.  Enfin, la Cour est compétente uniquement pour appliquer la Convention, et elle n’a point pour tâche d’interpréter ou de surveiller le respect d’autres instruments internationaux (Hristozov et autres, précité, § 105).

(b)   Les principes généraux

111.  La Cour rappelle que la Convention ne garantit pas le droit à la santé en tant que tel (Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016) ni celui à un traitement médical précis souhaité par le requérant (Wenner, précité, §§ 55-58). Toutefois, la Cour a été saisie des griefs relatifs au refus d’accéder à certains types de traitements médicaux ou à certains médicaments (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, 15 novembre 2016, Hristozov et autres, précité, Costa et Pavan c. Italie, no 54270/10, §§ 52-57, 28 août 2012, Durisotto, décision précitée, § 64, et A.M. et A.K. c. Hongrie (déc.), nos 21320/15 et 35837/15, § 39) qu’elle a examinés sous l’angle de l’article 8 de la Convention dont la notion de « vie privée » est sous-tendue par la notion d’autonomie personnelle.

112.  La Cour est partie du principe que les questions de santé publique relèvent d’une ample marge d’appréciation des autorités internes, qui sont les mieux placées pour apprécier les priorités, l’utilisation des ressources disponibles et les besoins de la société (Shelley c. Royaume-Uni (déc.), no 23800/06, 4 janvier 2008, Hristozov et autres, précité, § 119, et Durisotto, décision précitée, § 36). L’ampleur de cette marge dépend d’un certain nombre d’éléments déterminés par les circonstances de la cause. Lorsqu’au sein des États membres du Conseil de l’Europe il n’y a de consensus ni sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ni sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, surtout lorsque sont en jeu des questions morales ou éthiques délicates (Dubská et Krejzová, précité, § 178, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 169, CEDH 2015, avec d’autres références). Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Dubská et Krejzová, précité, § 179, Shelley, décision précitée, et Hristozov, précité, § 119).

(c)   Application de ces principes

(i)  Sur l’applicabilité de l’article 8

113. La Cour note que les parties ne contestent pas l’applicabilité de l’article 8 de la Convention en l’espèce. La Cour ne s’écarte pas de cette analyse (Parrillo, précité, § 117, Hristozov, précité, § 115, A.M. et A.K. c. Hongrie, décision précitée, § 42, et Durisotto, décision précitée, § 65).

(ii)  Sur la question de savoir s’il y avait une obligation positive ou s’il y a eu ingérence dans l’exercice d’un droit

114.  La Cour a été saisie par le passé d’une problématique similaire, à savoir une demande d’accès à des médicaments non autorisés. La Cour s’est penchée sur la qualification de celle-ci et notamment sur la question de savoir si la mesure contestée pouvait être envisagée sous l’angle d’une restriction de la liberté des requérants de choisir leur traitement médical, restriction qui s’analyserait en une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit au respect de leur vie privée, ou bien sous l’angle d’un manquement allégué de l’État à mettre en place un cadre réglementaire approprié garantissant le respect des droits des personnes se trouvant dans la situation des requérants et, ainsi, d’un manquement à son obligation positive de garantir le respect de leur vie privée. La Cour a estimé qu’il n’était pas nécessaire de trancher en faveur de l’une ou l’autre approche, dans la mesure où les limites entre les obligations positives d’une part et négatives d’autre part que l’article 8 de la Convention impose à l’État ne se prêtent pas à une définition précise et où les principes applicables aux unes et aux autres sont les mêmes. La Cour a considéré que, dans un cas comme dans l’autre, il fallait tenir compte du juste équilibre qui doit être ménagé entre les intérêts concurrents de l’individu et de la collectivité (Hristozov, précité, § 117). En l’espèce, la Cour ne voit pas de raison de s’écarter de cette analyse. La question qui se pose est précisément celle de savoir si pareil équilibre a été ménagé, compte tenu de la marge d’appréciation de l’État dans ce domaine.

(iii)  Sur la conformité de la mesure contestée à la loi

115.  La Cour constate que la mesure contestée était prévue par la loi, à savoir l’article 14 et l’article 31 §§ 1 et 6 de la loi fédérale du 8 janvier 1998 relative aux stupéfiants et aux substances psychotropes (paragraphe 35 ci‑dessus), et qu’elle poursuivait le but légitime de protection de la santé. La Cour doit répondre à la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents de l’individu et de la collectivité.

(iv)  Sur la marge d’appréciation et la mise en balance des intérêts concurrents en présence

116.  La Cour constate tout d’abord que la nécessité de ce traitement de substitution pour la requérante est le point de controverse entre les parties.

117.  Mme Abdyusheva a présenté un avis médical rédigé par des experts ukrainiens qui ont répondu par l’affirmative à la question de savoir si son cas réunissait les critères de mise en place du traitement de substitution, que l’intéressée avait auparavant entamé (paragraphe 20 ci‑dessus). D’un autre côté, il existe un avis médical des experts russes qui ont conclu, à l’inverse, que le traitement de substitution n’était pas indiqué, la patiente n’ayant pas épuisé les possibilités de traitement conventionnel disponibles en Russie, notamment les phases de réhabilitation et de réinsertion sociale. Selon ces experts, il est loisible à la requérante de continuer ce traitement (paragraphe 25 ci-dessus). Le Gouvernement soutient en outre que, n’ayant pas accompli toutes les étapes du traitement de la dépendance aux opiacés disponibles en Russie, la requérante n’est pas à même d’affirmer que ces méthodes sont inefficaces (paragraphes 56 - 50 ci-dessus).

118.  Ainsi, la Cour se trouve confrontée à des avis médicaux divergents. Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle estime qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur des questions relevant exclusivement du champ de l’expertise médicale. Plus précisément, elle ne saurait trancher la question de savoir si les soins médicaux dispensés à la requérante étaient adéquats et complets, et encore moins se prononcer en faveur d’une méthode parmi plusieurs du traitement de la dépendance.

119.  Cependant, prenant note de l’argument du Gouvernement, la Cour relève que les établissements médicaux du pays possèdent une expertise solide en la matière (paragraphe 50 ci-dessus) et prennent en charge les dépendants aux opiacés et que, par conséquent, la requérante peut y faire recours si leurs cas nécessitent une intervention médicale. Elle considère donc que le cas de Mme Abdyusheva doit être étudié par des spécialistes qui sont seuls compétents pour lui prescrire un traitement approprié. La Cour constate aussi, comme les deux parties, que la requérante n’a pas épuisé toutes les méthodes de traitement conventionnel présentées par le Gouvernement et les tiers intervenants assurant le programme de réhabilitation (paragraphes 57 et 90-92 ci-dessus), et que l’intéressée dispose toujours de la possibilité d’y avoir recours (voir, a contrario, l’arrêt Hristozov et autres, précité, dans lequel les requérants avaient épuisé le traitement conventionnel anticancéreux sans succès).

120.  Cela dit, la thèse de Mme Abdyusheva peut être entendue comme un souhait de suivre un traitement de substitution tout en sautant les étapes préconisées par la médecine conventionnelle, étapes qu’elle juge inutiles et inefficaces. Pour justifier sa thèse, Mme Abdyusheva avance des arguments principaux tirés, d’une part, d’un consensus européen en matière de traitement de substitution, d’autre part, d’une obligation de la Russie de mettre en place ce traitement découlant, selon l’intéressée, des conventions internationales signées par cet État, et, enfin, des bénéfices que ce traitement présente pour la prévention du VIH. Elle estime que, sans avoir recours à la médecine conventionnelle, elle peut, en sautant cette étape, obtenir un meilleur résultat en utilisant la méthadone ou la buprénorphine.

121.  Formulé de cette manière, le grief est qualifié par le Gouvernement de demande de légalisation de drogues, une matière qui relève de sa marge d’appréciation (paragraphe 56 ci-dessus). À l’appui de son refus d’une telle légalisation, le Gouvernement évoque de graves risques pour la santé publique, y compris pour la santé de la requérante. Il évoque la dangerosité de la méthadone et de la buprénorphine pour la santé, le risque de la création d’une nouvelle dépendance à ces opiacés et le risque d’une polytoxicomanie, c’est-à-dire une consommation concomitante de plusieurs opiacés entraînant un risque élevé de décès.

122.  S’agissant des obligations de la Fédération de Russie au regard d’autres instruments internationaux, la Cour prend note de la thèse du Gouvernement qui, procédant à une analyse du droit international pertinent, soutient que la Russie a respecté ses engagements internationaux en matière de contrôle des stupéfiants et qu’aucun instrument ne l’oblige à légaliser les deux substances en cause (paragraphe 58 ci-dessus). La Cour rappelle qu’elle est compétente uniquement pour appliquer la Convention et qu’elle n’a point pour tâche d’interpréter ou de surveiller le respect d’autres instruments internationaux (paragraphe 110 ci-dessus). De toute manière, la partie requérante ne cite aucun instrument juridiquement contraignant qui obligerait la Russie, de manière non équivoque, à mettre en place un traitement de la toxicomanie par la méthadone ou la buprénorphine.

123.  S’agissant de la prévention du VIH, la Cour rappelle qu’elle n’a pas vocation à étudier l’efficacité d’une mesure pour d’autres patients et qu’elle se concentrera sur l’étude du cas de la requérante. De ce point de vue, elle constate que la mesure en question ne serait pas de nature à prévenir la contamination de la requérante qui est porteuse de ce virus (paragraphe 18 ci-dessus).

124.  S’agissant du consensus européen en matière de traitement de la dépendance aux opiacés par la méthadone et la buprénorphine, la Cour note que c’est l’un des éléments pris en compte pour l’analyse de la proportionnalité, mais qu’il n’est pas décisif. Revenant sur ce consensus dans l’arrêt Wenner précité, la Cour a constaté que, bien qu’étant répandu dans les États membres du Conseil de l’Europe, ce traitement de substitution est sujet à controverse (Wenner, précité, § 61). Cet argument est d’actualité dans le cas présent.

125.  La Cour est attentive à l’analyse faite par le Gouvernement des résultats d’application de ce programme dans d’autres pays. En effet, le Gouvernement cite à titre d’exemple des pays qui, confrontés à l’inefficacité pour certains patients du programme de substitution par la méthadone, offrent à ces derniers, à titre de substitution, une héroïne médicale, la diamorphine (paragraphes 53 ci-dessus). Le Gouvernement qualifie donc la thérapie de substitution de capitulation devant la toxicomanie et non de traitement de celle-ci (paragraphe 57 ci‑dessus). Il soutient que, loin d’offrir une solution au problème, les substances en cause représentent de graves dangers pour la santé publique que, en tant que responsable de la vie et de la santé des personnes relevant de sa juridiction, il ne peut ignorer (paragraphe 55 ci-dessus). Il expose la dangerosité de ces stupéfiants pour la santé des patients, stupéfiants qui créent selon lui une nouvelle dépendance et une polytoxicomanie entraînant un risque élevé de décès.

126.  Se fondant sur la recherche scientifique, le Gouvernement explique ces risques par les qualités pharmaceutiques de ces substances qui sont des opiacés ayant un effet euphorique moins prononcé. Il allègue que les personnes dépendantes peuvent, à la recherche de cet effet euphorique, consommer à la fois de la méthadone et des opiacés illicites. Il ajoute qu’une telle consommation provoque une nouvelle dépendance, comporte les mêmes effets délétères pour la santé que la consommation d’opiacés illicites et entraîne un risque accru de décès par surdose (paragraphes 51 et 52 ci-dessus).

127.  La partie requérante, soutenue par certains tiers intervenants, ne conteste ni la dangerosité de ces substances ni le risque de la consommation de méthadone concomitante avec celle de drogues illicites tout en soutenant que leurs avantages dépassent leurs inconvénients (paragraphes 63, 64 et 80 ci-dessus). Confirmés par la partie requérante et les tiers intervenants (paragraphes 70 et 80 ci-dessus), ces risques sont, d’autre part, étayés, de manière indirecte, dans l’arrêt Wenner (précité) rendu par la Cour. En effet, dans cet arrêt, les juridictions allemandes ont établi que « le requérant avait déjà démontré que le traitement de substitution suivi par lui lorsqu’il était libre ne l’avait empêché ni de consommer de la drogue ni de commettre des infractions » (Wenner, précité, § 18). Ainsi, si le risque de polytoxicomanie est présent, tous les avantages du traitement de la dépendance aux opiacés par la méthadone et la buprénorphine, vantés par la partie requérante, sont réduits à néant.

128.  Dès lors, compte tenu des observations des parties, la Cour considère que les risques évoqués par le Gouvernement ne sont pas dépourvus de fondement. Les autorités russes, inspirées par le souci de protéger la santé des personnes relevant de leur juridiction, sont donc bien fondées à prendre des mesures, parfois aussi drastiques que l’interdiction de certains opiacés, afin de minimiser des dégâts causés ou susceptibles d’être causés par ceux-ci. En effet, l’intérêt public concurrent de l’État consiste à protéger la santé des personnes relevant de sa juridiction. La Cour a déjà statué que les autorités sanitaires de l’État défendeur, en encadrant l’accès à des médicaments aux patients souffrant d’une maladie en phase terminale, n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation, car elles avaient pour objectif de protéger ces derniers contre une démarche qui pouvait se révéler néfaste pour leur santé, voire mortelle, bien qu’ils fussent en fin de vie (Hristozov et autres, précité, § 122). Cette logique s’applique a fortiori au cas d’espèce, car la requérante ne se trouve pas dans une situation comparable à celle de malades en fin de vie.

129.  Revenant à la thèse exprimée par la partie requérante soutenant que les risques que ces substances comportent justifient une réglementation, des formations et des campagnes de sensibilisation et non leur interdiction (paragraphe 70 ci-dessus), la Cour, consciente de sa nature subsidiaire, ne saurait dicter aux autorités russes la manière dont ce problème doit être résolu. En effet, les autorités russes sont mieux placées pour estimer si un contrôle en vue de faire révéler une consommation des plusieurs types d’opiacés est réaliste. La Cour relève à cet égard que, en matière de santé publique, la loi russe ne prodigue pas de soins médicaux malgré ou contre la volonté des patients (paragraphes 37 et 57 ci-dessus), qui sont libres d’interrompre le traitement et de refuser le suivi médical par les dispensaires toxicologique à tout moment. Contraindre les patients à être suivis par des médecins, voire enquêter sur le respect des conditions d’admission à ce programme, reviendrait à empiéter sur l’autonomie personnelle que la requérante cherche à protéger en introduisant cette requête devant la Cour.

130.  La Cour considère que les autorités russes sont mieux placées qu’elle pour définir la politique dans un domaine aussi délicat que la lutte contre le trafic de stupéfiants, la réglementation du marché des stupéfiants et les soins médicaux pour les dépendants aux opiacés, compte tenu de leur ample marge d’appréciation en matière de santé publique.

131.  Enfin, revenant sur l’argument de la partie requérante relative à une meilleure efficacité du traitement de substitution par rapport à un traitement conventionnel, la Cour rappelle que son rôle n’est pas de remplacer les professionnels de la santé et de juger de l’efficacité des méthodes de traitement de la dépendance. La Cour note avec satisfaction qu’une assistance médicale conventionnelle fondée sur le progrès de la science est disponible pour la partie requérante dans des établissements médicaux russes.

Conclusion

132.  Compte tenu, d’une part, des risques pour la santé publique, exprimés par le Gouvernement, du traitement de substitution et, d’autre part, de la situation individuelle de la requérante, qui bénéficie d’une assistance médicale, la Cour estime que les autorités russes n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et n’ont pas porté atteinte au droit de la requérante au respect de sa vie privée. Elle considère dès lors qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L’ARTICLE 8

136. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 42, CEDH 2006‑VIII). La Cour considère que les faits de la cause relèvent du « champ d’application » de l’article 8 de la Convention (paragraphe 113 ci-dessus). L’article 14 ne prohibe pas toute différence de traitement, mais uniquement certaines distinctions fondées sur une caractéristique identifiable, objective ou personnelle (« situation »). Cette disposition énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que le sexe, la race ou la fortune et « toute autre situation ». L’état de santé d’une personne est considéré comme un motif de discrimination relevant du champ d’application de l’article 14 de la Convention (Kiyutin c. Russie, no 2700/10, § 57, CEDH 2011).

137.  La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (voir, notamment, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 175 et 184-185, CEDH 2007‑IV).

138. La Cour constate qu’en l’espèce les requérants comparent leur situation à celle d’autres personnes souffrant de maladies chroniques et récurrentes comme le diabète, l’asthme ou des maladies cardiaques (paragraphe 135 ci-dessus). Selon le Gouvernement, en Russie, la méthadone et la buprénorphine sont interdites aux fins de traitement à tous les individus, y compris ceux souffrant des maladies susmentionnées (paragraphe 134 ci-dessus). La partie requérante n’a pas contesté cette information. La Cour considère dès lors que, à supposer même que ces maladies, compte tenu de leurs symptômes et des protocoles de traitement, soient comparables à l’état de la dépendance aux opiacés dont souffrent ou souffraient les requérants, il n’y a pas de différence de traitement, les substances en cause étant interdites dans tous les cas.

139. Partant, ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION

146.  La Cour rappelle que, pour que le mécanisme de recours individuel instauré par l’article 34 de la Convention soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec elle, sans que les autorités les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs. Pour déterminer si des contacts entre les autorités et un requérant constituent des pratiques inacceptables du point de vue de l’article 34, il faut tenir compte des circonstances particulières de la cause. Un questionnement par les autorités locales peut très bien être interprété par le requérant comme une tentative d’intimidation. Cependant, il ne s’agit pas de considérer toute enquête de la part des autorités au sujet d’une requête pendante devant elle comme une mesure d’« intimidation ». Par exemple, dans des affaires portant sur l’interrogatoire d’un requérant par les autorités locales au sujet des circonstances à l’origine de sa requête, la Cour, en l’absence d’éléments de preuve attestant de mesures de pression ou d’intimidation, n’a pas non plus jugé que le requérant avait été entravé dans l’exercice de son droit de recours individuel (Manoussos c. République tchèque et Allemagne (déc.), no 46468/99, 9 juillet 2002, Vladimir Sokolov c. Russie, no 31242/05, §§ 80‑82, 29 mars 2011, Bitieva et X c. Russie, nos 57953/00 et 37392/03, § 166, 21 juin 2007, et Bagdonavicius et autres c. Russie, no 19841/06, §§ 124‑125, 11 octobre 2016).

147.  La Cour rappelle en outre que le grief soulevé sur le terrain de l’article 34 de la Convention est de nature procédurale et ne soulève aucune question de recevabilité au regard de la Convention (Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 105, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, et Puzan, précité, § 49).

148.  Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour estime, concernant Mme Abdyusheva, qu’il convient d’examiner séparément l’arrestation de la requérante et son entretien avec le procureur.

149.  Lors de l’arrestation et l’accomplissement des formalités liées à l’infraction administrative au commissariat de police, Mme Abdyusheva n’a été ni interrogée sur sa requête devant la Cour ni incitée, directement ou indirectement, à la retirer. Le Gouvernement reconnaît que les policiers lui ont rappelé qu’elle devrait se présenter au bureau du procureur.

Analysant les documents présentés par le Gouvernement, la Cour relève que le procès-verbal de l’infraction administrative conforte la version du Gouvernement. En effet, l’inscription manuscrite faite par la requérante, accompagnée de sa signature, confirme le fait que le procès-verbal a été dressé à l’heure indiquée. Par ailleurs, le procès-verbal et le registre des personnes amenées au bureau de police comportent la date et l’heure de l’arrivée et du départ de la requérante, respectivement 23 h 30 le 12 août et minuit cinquante-cinq le 13 août 2014. Dans ses observations devant la Cour présentées en réponse à celles du Gouvernement, la requérante n’a contesté ni l’authenticité de ces documents ni celle de ses écritures dans le procès-verbal. Ainsi, la Cour est convaincue par la version du Gouvernement, à savoir que le motif de l’arrestation de Mme Abdyusheva était une infraction administrative et que ladite arrestation ne poursuivait aucun autre but.

150.  Concernant l’entretien de Mme Abdyusheva avec le procureur, le Gouvernement indique qu’il s’agit d’une pratique habituelle de collecte d’informations pour présenter sa position devant la Cour. Se référant à l’arrêt Konstantin Markin précité, la requérante objecte que cette forme de collecte d’informations, à savoir la convocation au service du procureur par un procès-verbal officiel, est une forme d’intimidation. La Cour observe à cet égard que, dans l’arrêt précité, le requérant a avancé, à titre d’argument, que la visite du procureur à son domicile pour obtenir des renseignements complémentaires concernant sa requête devant la Cour, avait été perçue par lui comme une forme d’intimidation, alors qu’une convocation au service du procureur n’aurait pas été perçue ainsi (Konstantin Markin, précité, § 154). Or, en l’espèce, la Cour note que la situation était précisément celle que souhaitait M. Markin dans l’arrêt précité, c’est-à-dire que la requérante a été convoquée au service du procureur où elle s’est rendue de son plein gré. Sa perception personnelle de cette visite, dictée par « une peur viscérale de la police », ne saurait être considérée comme un repère pour la Cour en vue de qualifier cet entretien avec le procureur de forme d’intimidation et encore moins d’incitation à retirer la requête devant elle (voir, pour le même raisonnement, Bitieva et X c. Russie, précité, § 166). La Cour relève enfin que la requérante était accompagnée par son avocat, qui était libre, s’il relevait d’éventuels abus de la part du procureur, de le signaler à ce dernier et de porter ces informations à la connaissance de la Cour. Or il ne ressort pas des documents soumis par les parties que la requérante et son avocat aient exprimé des objections ou des commentaires quant au déroulement de l’entretien ou au comportement du procureur qui l’avait mené. De l’avis de la Cour, rien n’indique que l’entretien en question ait été destiné à pousser la requérante à retirer ou modifier sa requête.

151.  M. Anoshkin déclare, sans aucune réserve, un lien entre les contrôles effectués par les autorités compétentes russes en vue de faire redresser des irrégularités du dispositif anti-incendie dans les locaux de son employeur et la présente requête. La Cour n’est pas convaincue par ce raisonnement. Elle estime en effet que les normes anti‑incendie doivent être respectées en tant que telles et que les autorités publiques ont l’obligation de faire exécuter la loi. La Cour relève d’autre part qu’à aucun moment M. Anoshkin n’a fait l’objet de pressions : il n’a pas été incité, directement ou indirectement, à retirer ou à modifier sa requête. Or le simple soupçon ne peut fonder une violation de l’article 34 (Bitieva et X c. Russie, précité, § 166). N’étant pas en possession d’autres éléments que de simples soupçons, la Cour ne saurait faire un lien entre le contrôle effectué dans des locaux de l’employeur de M. Anoshkin et la requête introduite par celui-ci devant elle.

152. La Cour conclut que les autorités de l’État défendeur ne peuvent ainsi passer pour avoir entravé l’exercice par les requérants de leur droit de recours individuel. Dès lors, l’État défendeur n’a pas manqué aux obligations qui lui incombaient au titre de l’article 34 de la Convention.

Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention seul et combiné avec l’article 14

158.  L’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Cependant, pour tomber sous le coup de cette disposition un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 86 et 87, CEDH 2015, §§ 86 et 87).

159.  Un examen de la jurisprudence de la Cour fait apparaître que l’article 3 a la plupart du temps été appliqué dans des contextes où le risque pour l’individu d’être soumis à l’une quelconque des formes prohibées de traitements procédait d’actes infligés intentionnellement par des agents de l’État ou des autorités publiques. Il peut être décrit en termes généraux comme imposant aux États une obligation essentiellement négative de s’abstenir d’infliger des lésions graves aux personnes relevant de leur juridiction. Toutefois, compte tenu de l’importance fondamentale de cette disposition, la Cour s’est réservé une souplesse suffisante pour traiter de son application dans d’autres situations susceptibles de se présenter (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 50, CEDH 2002-III). Par exemple, la souffrance due à une maladie survenant naturellement peut relever de l’article 3 si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement dont les autorités peuvent être tenues pour responsables. Toutefois, le seuil en pareille situation est élevé, étant donné que le préjudice allégué proviendrait non pas d’actes ou d’omissions intentionnels des autorités mais de la maladie elle-même (Paposhvili c. Belgique [GC], no 41738/10, § 183, 13 décembre 2016).

160. Un autre aspect de l’obligation positive de l’État au regard de l’article 3 de la Convention consiste à prendre des mesures propres à protéger des personnes vulnérables des graves atteintes à l’intégrité de celles-ci, même administrées par des particuliers (Opuz, précité, §§ 159 et 176, et Talpis c. Italie, no 41237/14, § 102, 2 mars 2017). Précisant la notion de personne vulnérable, la Cour a entendu par celle-ci des victimes de violences domestiques, dont les agresseurs, proférant des menaces de mort et/ou ayant déjà commis des actes de violences, étaient connus des services de police (Opuz, précité, § 160, et Talpis, précité, § 111). La Cour a toutefois rappelé que l’on ne pouvait déduire de cette disposition une obligation positive d’empêcher toute violence potentielle. Il faut en effet interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines et à l’imprévisibilité du comportement humain, ainsi qu’aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (voir, dans le contexte de l’article 2 de la Convention, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil 1998‑VIII, § 116, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 245, CEDH 2011 (extraits)).

161.  En l’espèce, la Cour note que les requérants ne se plaignent pas d’actes de violence physique à leur égard tant de la part d’agents de l’État que de particuliers. Leur situation est donc différente de celle des victimes de violence domestique (Opuz, précité, § 160). Les requérants allèguent notamment que le sevrage leur cause de graves souffrances, qu’ils pourraient éviter s’ils prenaient de la méthadone ou de la buprénorphine.

162.  La Cour relève que les requérants ne se plaignent pas de l’absence en Russie de toute assistance médicale pour les dépendants. Leur situation est donc différente de celle de personnes détenues qui se plaignent d’un défaut de soins (voir, par exemple, Sławomir Musiał c. Pologne, no 28300/06, §§ 85‑98, 20 janvier 2009), de personnes gravement malades qui, en cas d’éloignement, ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposée à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie ne pourraient bénéficier d’un traitement médical si elles étaient éloignées vers un pays ne disposant pas de moyens médicaux adéquats (Paposhvili, précité, § 183), de personnes se trouvant dans une situation vulnérable et s’étant vu refuser, du fait de l’incurie des professionnels de la santé, l’accès à des services de diagnostic par ailleurs disponibles auxquels elles avaient droit en vertu de la loi (R.R. c. Pologne, no 27617/04, §§ 148-162, CEDH 2011) ou d’une personne héroïnomane qui suivait, avant d’être incarcérée, un traitement de substitution par la méthadone et qui en était privé en prison où seule une thérapie fondée sur l’abstinence lui fut dispensée, sans traitement de substitution d’appoint (Wenner, précité, § 8).

163.  La situation des requérants se rapproche de celle examinée dans l’arrêt Hristozov et autres précité, dans la mesure où, dans les deux cas, les requérants se sont vu refuser un traitement par des substances interdites mais qu’ils jugent nécessaires. Or, dans cet arrêt, la Cour a considéré que le grief tiré de l’article 3 se fondait sur une interprétation qui confère à la notion de traitements inhumains ou dégradants une portée plus étendue que celle qu’elle a en réalité. Elle a conclu que ce refus des autorités d’avoir accès aux médicaments souhaités n’avait pas atteint un seuil de gravité suffisant pour pouvoir être qualifié de traitement inhumain. La Cour a souligné en outre que l’article 3 n’impose pas aux États contractants d’atténuer les disparités entre les niveaux de soins disponibles d’un pays à l’autre. Enfin, elle a considéré que le refus litigieux ne pouvait pas être considéré comme ayant humilié ou rabaissé les requérants. Elle a conclu à la non-violation de l’article 3 de la Convention (Hristozov et autres, précité, §§ 113-115).

164.  En l’espèce, la Cour se rallie à ce raisonnement. Elle considère que le refus de donner accès à des médicaments souhaités par les requérants, en tant que tel, ne porte pas atteinte à l’article 3 de la Convention.

165.  Cela dit, la personne en état de sevrage subit de vives souffrances qui, n’étant pas causées par l’action de l’État, sont une conséquence naturelle de la dépendance aux opiacés. La Cour note que l’accompagnement médicamenteux du sevrage est disponible dans des hôpitaux russes, accompagnement dont les requérants ont bénéficié (paragraphes 8, 13 et 26 ci-dessus). En tout état de cause, elle relève que les requérants ne précisent pas les cas où une telle assistance médicale leur a été refusée ou était manifestement insuffisante si bien qu’ils auraient éprouvé des souffrances atteignant le seuil de gravité énoncé à l’article 3 de la Convention. À cet égard, il est possible de comparer la situation des requérants, qui allèguent de vives souffrances dues uniquement au sevrage, de celle des malades atteints d’un cancer en phase terminale, qui bénéficient d’un accès à des stupéfiants pour soulager leurs douleurs. La Cour note que dans les deux cas les souffrances sont, médicalement, prises en charge sans aucune discrimination.

166.  Enfin, les requérants voient une violation de l’article 3 dans le mépris de la société envers les dépendants aux drogues, ressentis par eux et dénoncés par certains tiers intervenants et notamment par le rapporteur spécial. La Cour estime qu’une telle attitude, certes regrettable, de certains membres du corps médical et de la société est difficilement imputable à l’État. Elle considère en effet qu’il n’y a pas d’indices que ce dernier inspire d’une manière ou d’une autre une attitude visant à humilier les dépendants. Cependant, les requérants n’expliquent pas comment l’autorisation de la méthadone peut changer l’attitude de la société et inspirer davantage de respect envers les personnes dépendantes. Enfin, les doléances concernant le climat d’intolérance et de mépris, lacunaires et imprécises, ne permettent pas à la Cour de dire par qui cette humiliation a été causée ni si un tel comportement peut être imputable à l’État du fait des actes de ses agents ou s’il appelle une réaction de l’État au titre de ses obligations positives.

167.  Pour résumer, la Cour constate l’absence d’allégations de souffrances infligées par les agents de l’État. Elle constate en outre que les autres doléances relatives à des mauvais traitements, prétendument contraires à l’article 3 de la Convention, sont dénuées de tout fondement. Quant au grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 3 de la Convention, la Cour estime que, compte tenu de son analyse effectuée dans les paragraphes 113-138, et 158-166 ci-dessus, il n’y a pas de différence de traitement des personnes dépendantes aux opiacés par rapport aux personnes atteintes d’autres maladies mentionnées par les requérants.

168.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

KANAL c. TURQUIE du 15 janvier 2019 requête n° 55303/12

Violation de l'article 8 : défaut d'enquête sur une faute du personnel médical, l'opération de prostatectomie est à l’origine des séquelles présentées par lui, et il se plaint que son intégrité physique n’ait pas été protégée, étant obligé d’uriner par la voie anale à la suite de cette opération.

CEDH

30. Le requérant tient le personnel médical de l’hôpital universitaire Akdeniz pour responsable des séquelles présentées par lui à la suite de l’opération de prostatectomie. À l’appui de son allégation, il soumet à la Cour un rapport d’expertise médicale émanant d’un organisme privé, qui concluait que l’intervention en question n’avait pas été effectuée dans les règles de l’art de la médecine, que le suivi post-opératoire avait été insuffisant et qu’il avait subi une incapacité de travail de 100 %. Le requérant allègue en outre ne pas avoir disposé de voies de recours effectives permettant de déterminer les responsabilités. À cet égard, il dénonce notamment le rapport d’expertise de l’institut médicolégal, en ce qu’il se serait contenté de rappeler l’existence d’un risque de complication dans ce type d’opération sans examiner, dans le cas concret soumis à l’avis des experts, la question relative à l’existence, ou non, d’une négligence commise par le chirurgien l’ayant opéré, et il reproche aux juridictions administratives de s’être fondées uniquement sur ce rapport. Il allègue également n’avoir pas pu obtenir un examen prompt et effectif de sa cause. Il réclame la reconnaissance et la réparation de la négligence médicale dont il estime avoir été victime.

31. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il déclare que les rapports médicaux et les décisions des juridictions nationales ont exclu toute faute médicale ou négligence dans la survenance du préjudice. Il affirme que le médecin mis en cause n’a pas manqué à son devoir de diligence. Selon le Gouvernement, le diagnostic, l’indication et le traitement suivis étaient en conformité avec les règles médicales. Toujours selon lui, le patient a été informé des risques de l’opération et celle-ci a été effectuée par un chirurgien qualifié. Le Gouvernement ajoute que la complication est un évènement imprévisible et qu’en cas de survenance d’un tel risque un médecin diligent ne peut être tenu pour responsable des conséquences indésirables en découlant. Il précise que, dans les circonstances de l’espèce, le médecin mis en cause s’est rendu compte de la complication survenue lors de l’opération et qu’il a pris les mesures nécessaires. Le Gouvernement évoque aussi l’enquête, minutieuse selon lui, menée en droit interne, et il soutient que l’effectivité et la durée de la procédure devant les tribunaux administratifs, et notamment devant la juridiction administrative de première instance, ne prêtent le flanc à aucune critique.

32. La Cour rappelle que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, il est bien établi que les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives sous l’angle de l’article 2 de la Convention, une obligation positive sous l’angle de son article 8 consistant, d’une part, à mettre en place une réglementation imposant aux hôpitaux publics et privés d’adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent).

33. Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 coïncident largement avec celles de l’article 2 de la Convention (Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et 4 autres, § 102, 24 juillet 2014, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 185-196, 19 décembre 2017).

34. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a subi une intervention chirurgicale pour soigner son cancer de la prostate et que cette opération a entraîné des séquelles lourdes. Le requérant soutient que le personnel médical est responsable du handicap subi par lui et que les autorités judiciaires ont été inefficaces dans l’établissement des responsabilités.

35. La Cour rappelle que dans le contexte d’allégations de négligence médicale, les obligations positives matérielles des États en matière de traitement médical sont limitées au devoir de poser des règles, c’est-à-dire de mettre en place un cadre réglementaire effectif obligeant les établissements hospitaliers, qu’ils soient publics ou privés, à adopter les mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 186).

36. Même lorsque la négligence médicale a été établie, la Cour ne conclut normalement à la violation du volet matériel des articles 2 et 8 de la Convention que si le cadre réglementaire applicable ne protégeait pas dûment la vie ou l’intégrité physique du patient. Dès lors qu’un État contractant a pris les dispositions nécessaires pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie et de l’intégrité physique des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles‑mêmes à obliger un État contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie et à l’intégrité physique mise à sa charge par les articles 2 et 8 de la Convention (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V, et Sevim Güngör c. Turquie (déc.), no 75173/01, 14 avril 2009).

37. La Cour note que, dans les circonstances de la cause, il n’y a pas de controverse entre les parties quant à l’existence d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie et de l’intégrité physique des malades. La contestation porte sur l’erreur prétendument commise par un médecin pendant une opération chirurgicale et les conséquences préjudiciables en ayant résulté pour le patient, ainsi que sur la capacité du système judiciaire à vérifier le respect par l’équipe médicale de ses obligations professionnelles et à en sanctionner l’éventuelle méconnaissance.

38. Dès lors, la tâche de la Cour consiste seulement à contrôler l’effectivité du recours dont le requérant a usé et à déterminer ainsi si le système judiciaire a assuré la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à l’intégrité physique des patients. Cela implique de vérifier que ledit recours a réellement permis au requérant de faire examiner ses allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par le personnel médical qui aurait éventuellement été constatée.

39. La Cour observe que, à l’issue de la procédure administrative, les tribunaux ont rejeté la demande d’indemnisation du requérant après avoir obtenu un rapport d’expertise concluant à l’absence de faute du médecin mis en cause.

40. À cet égard, la Cour note que le requérant conteste la pertinence et le caractère suffisant de ce rapport. Or il ne lui appartient pas de remettre en cause les conclusions des expertises en se livrant à des conjectures, à partir des renseignements médicaux dont elle dispose, sur leur caractère correct d’un point de vue scientifique (Tysiąc c. Pologne, no 410/03, § 119, CEDH 2007‑I, et Yardımcı c. Turquie, no 25266/05, § 59, 5 janvier 2010). Elle estime que l’obligation d’appréciation, par les tribunaux, de rapports d’experts médicaux dans des affaires de négligence médicale alléguée ne peut aller jusqu’à imposer des charges inutiles ou disproportionnées à l’État dans l’exécution de ses obligations positives découlant de l’article 8. L’intensité de l’évaluation à laquelle les tribunaux doivent se livrer doit être appréciée au cas par cas, en tenant compte de la nature de la question médicale concernée, de sa complexité et, en particulier, de la question de savoir si le demandeur, alléguant une faute dans le chef des professionnels de la santé, était en mesure de formuler des allégations concrètes et spécifiques de négligence qui nécessitaient une réponse d’experts médicaux chargés de fournir un rapport.

41. La Cour rappelle néanmoins qu’elle a déjà jugé qu’une procédure était ineffective au regard des obligations procédurales lorsque la décision à laquelle elle aboutissait était fondée sur des rapports d’expertise éludant ou n’abordant pas de manière satisfaisante la question centrale que les experts devaient trancher et lorsque les arguments, sinon décisifs, du moins principaux des requérants ne recevaient pas de réponse spécifique et explicite (Altuğ et autres c. Turquie, no 32086/07, §§ 77-86, 30 juin 2015, où les rapports médicaux insistaient sur l’existence d’un risque mortel en cas d’injection de pénicilline et concluaient à l’absence de faute des médecins sans chercher à déterminer si ceux-ci avaient satisfait à leurs obligations professionnelles).

42. En l’espèce, la Cour note que le dossier comporte plusieurs rapports d’expertises médicales qui ont apporté une réponse spécifique et explicite à la question posée par les juridictions nationales (paragraphes 11, 12, 13 et 18 ci-dessus). Les experts ont d’abord observé que le requérant a subi une prostatectomie totale pour traiter le cancer de la prostate dont il souffrait. Ils ont ensuite relevé que le chirurgien a malencontreusement sectionné le canal de l’urètre de l’intéressé lors de cette intervention, qu’il a immédiatement pris les mesures nécessaires pendant l’opération et que cette situation relevait d’une complication chirurgicale que l’on pouvait observer dans ce type d’opération. Ils ont enfin conclu à une absence de faute et donc de responsabilité du médecin mis en cause.

43. La décision à laquelle les tribunaux internes ont abouti était donc fondée sur des rapports d’expertises qui abordaient de manière satisfaisante la question centrale que les experts devaient trancher. Dès lors, la Cour estime que la procédure menée en droit interne ne peut être considérée comme ineffective sur ce point.

44. En revanche, la Cour rappelle que l’obligation procédurale imposée par la Convention en matière de soins impose également que la procédure soit menée à terme dans un délai raisonnable (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 196, 9 avril 2009). À cet égard, la Cour souligne que, outre la question du respect des droits découlant des articles de la Convention dans une affaire donnée, des considérations plus générales appellent également un prompt examen des affaires concernant une négligence médicale survenue en milieu hospitalier. La connaissance des faits et des erreurs éventuellement commises dans l’administration de soins médicaux est essentielle pour permettre aux établissements concernés et au personnel médical de remédier aux défaillances potentielles et de prévenir des erreurs similaires. Le prompt examen de telles affaires est donc important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Oyal c. Turquie, no 4864/05, § 76, 23 mars 2010).

45. En l’espèce, la Cour relève que la procédure en indemnisation devant les juridictions administratives a connu une durée excessive que ni le comportement du requérant ni la complexité de l’affaire ne suffisent à expliquer, les tribunaux nationaux ayant mis plus de sept ans et dix mois pour statuer sur la demande du requérant. Une telle durée ne répond assurément pas à l’exigence du délai raisonnable. À cet égard, la Cour estime que pareille lenteur est de nature à prolonger une incertitude éprouvante non seulement pour la partie demanderesse mais aussi pour les professionnels de la santé concernés (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236).

46. Dès lors, la Cour considère que les autorités n’ont pas apporté une réponse judiciaire suffisamment prompte respectant les exigences inhérentes à la protection du droit à l’intégrité physique du requérant.

47. Il y a donc eu violation du volet procédural de l’article 8 de la Convention.

B. I. c. TURQUIE du 11 décembre 2018 Requête n° 18308/10

Article 8 : le requérant a subi une détérioration de sa santé en raison de retards et d'erreur dans les interventions médicales dans les hôpitaux militaires. Le requérant a visé l'article 2 mais la CEDH a requalifié au sens de l'article 8.

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

37. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant se plaint d’une violation de son droit à la vie. Il allègue à cet égard que son état de santé s’est détérioré en raison de retards et d’erreurs dans les interventions médicales subies par lui dans les hôpitaux militaires. Il ajoute que, au moment de son recrutement en tant que commando au service de l’armée, il était en pleine santé et que, désormais, il est atteint d’une infirmité partielle.

38. Le Gouvernement combat cette thèse.

39. La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

40. Elle rappelle ensuite que c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que la Cour conclut à une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 51, CEDH 2004‑XI). Toutefois, en l’espèce, elle relève que rien n’indique l’existence d’un risque immédiat pour la vie du requérant.

41. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’au lieu d’examiner le grief sous l’angle de l’article 2 de la Convention, il convient de l’examiner sous l’angle de l’article 8. En effet, entrent dans le champ de cette dernière disposition les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus (voir, parmi beaucoup d’autres, Trocellier c. France (déc), no 75725/01, 5 octobre 2006). L’article 8 de la Convention se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

42. Constatant que le grief tiré de l’article 8 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

43. Le requérant tient les autorités pour responsables des séquelles dont il souffre. Selon lui, celles-ci sont notamment le résultat de retards et d’erreurs commises par les médecins dans la pratique de leur art.

44. Le Gouvernement conteste cette thèse.

45. La Cour rappelle que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, il est bien établi que les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives sous l’angle de l’article 2 de la Convention, une obligation positive sous l’angle de son article 8 consistant, d’une part, à mettre en place une réglementation imposant aux hôpitaux publics et privés d’adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent).

46. Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 coïncident largement avec celles de l’article 2 de la Convention (Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et 4 autres, § 102, 24 juillet 2014, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 164-196, 19 décembre 2017).

47. La Cour rappelle ensuite que les obligations positives que ces dispositions font peser sur l’État impliquent la mise en place par lui d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie et de l’intégrité physique des malades. Cette obligation repose sur la nécessité de préserver ces derniers, autant que faire se peut, des conséquences graves que peuvent avoir à cet égard les interventions médicales (Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 104, 2 juin 2009).

48. La Cour souligne d’emblée qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation qu’ont faite les professionnels de la santé de l’état d’un patient, ni sur leurs décisions quant au traitement qui aurait dû lui être administré (Glass c. Royaume-Uni (déc.), no 61827/00, 18 mars 2003). Ces évaluations et décisions cliniques ont été respectivement effectuées et prises en fonction de l’état de santé du patient sur le moment et des conclusions du personnel médical quant aux mesures à prendre dans le cadre du traitement. En l’occurrence, la Cour observe que le traitement médical dispensé au requérant a fait l’objet d’un contrôle au niveau interne et que la Haute Cour, saisie des allégations formulées par l’intéressé, n’a en définitive pas conclu à l’existence d’une quelconque faute dans le traitement médical prodigué à celui-ci. De plus, si certains experts ont exprimé des préoccupations ou des critiques quant au choix de la technique chirurgicale adoptée, aucune des expertises médicales n’a établi de manière concluante qu’une négligence médicale avait été commise dans le cadre du traitement du requérant.

49. À cet égard, la Cour rappelle que, sauf en cas d’arbitraire ou d’erreur manifestes, elle n’a pas pour tâche de remettre en question les constats de fait opérés par les autorités internes. Cela vaut particulièrement pour les expertises scientifiques, lesquelles, par définition, nécessitent une connaissance spéciale et approfondie du sujet (Počkajevs c. Lettonie (déc.), no 76774/01, 21 octobre 2004).

50. La Cour note, en l’espèce, que le requérant ne soutient pas qu’il a été privé de l’accès à un traitement médical, mais qu’il a été soumis à un traitement défaillant. Il n’est pas non plus allégué qu’il existait à l’époque des faits un quelconque dysfonctionnement systémique ou structurel touchant les hôpitaux où le requérant a été traité, dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance et à l’égard duquel elles n’ont pas pris les mesures préventives nécessaires, et que cette défaillance a contribué de manière déterminante à l’invalidité de l’intéressé. Il n’a pas non plus été démontré que la faute prétendument commise par les professionnels de la santé est allée au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale ni que les personnes ayant participé à la prise en charge du requérant n’ont pas prodigué à ce dernier un traitement médical, au mépris de leurs obligations professionnelles.

51. Par ailleurs, la Cour estime qu’aucun manque de bonne volonté ne saurait être reproché aux autorités militaires, celles-ci ayant réagi correctement et suffisamment rapidement une fois les problèmes de santé du requérant identifiés. En effet, l’intéressé a été hospitalisé et a bénéficié de la mise en place de traitements chirurgicaux, aux frais de l’État. Lorsque des complications postopératoires sont apparues, un nouveau traitement chirurgical lui a été proposé pour soigner le rétrécissement anal dont il souffrait, mais il a refusé cette intervention. En outre, une décision d’ajournement du service militaire a été prononcée en sa faveur, après que les médecins eurent estimé qu’il n’était plus apte au service militaire (paragraphe 24 ci-dessus). Enfin, aucun lien de causalité entre le service militaire et l’existence ainsi que la progression de la maladie dont souffrait le requérant n’a été établi par l’expertise médicale menée en droit interne (paragraphe 29 ci-dessus).

52. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le cadre réglementaire en vigueur ne révèle aucun manquement de la part de l’État à l’obligation qui lui incombait de protéger l’intégrité physique du requérant.

53. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

ERKAN BİROL KAYA c. TURQUIE du 23 octobre 2018 requête n° 8331/06

Violation article 8 sur le volet procédural mais non matériel : Suite à une négligence médicale, le requérant a eu sa jambe coupée au niveau du genou.

VOLET MATÉRIEL

45. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la présente affaire a pour objet des allégations de négligence médicale. Dans ces conditions, les obligations positives matérielles pesant sur la Turquie se limitent à la mise en place d’un cadre réglementaire adéquat imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, d’adopter des mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 186 et 189).

46. La Cour estime que le cadre réglementaire en vigueur ne révèle aucun manquement de la part de l’État à l’obligation qui lui incombait de protéger le droit à l’intégrité physique du requérant. Celui-ci ne dénonce d’ailleurs pas un manquement de ce type.

VOLET PROCEDURAL

60. De plus, la Cour constate que, malgré le caractère general et insuffisamment motivé du rapport d’expertise médicale du 30 mai 2000 de l’université Hacettepe, et les protestations du requérant fondées sur le rapport médical de l’hôpital North Middlesex, le tribunal administratif n’a pas non plus estimé utile de faire droit à la demande de contre-expertise de l’intéressé, considérant le rapport d’expertise judiciaire comme suffisant (paragraphe 20 ci‑dessus). Le Conseil d’État a confirmé cette approche en rejetant le recours du requérant (paragraphe 21 ci-dessus).

61. S’il n’appartient pas à la Cour de spéculer sur l’éventuelle responsabilité de l’équipe médicale de l’hôpital Akdeniz et sur ce qu’aurait été l’issue de la procédure en cause si les questions susmentionnées avaient été examinées, il n’en demeure pas moins que le requérant n’a pas bénéficié d’une réaction judiciaire adéquate respectant les exigences inhérentes à la protection du droit à l’intégrité physique.

CEDH

34. La requérante estime que les circonstances de la cause ont emporté violation du droit à la protection de son intégrité physique.

35. Le Gouvernement déclare que les tribunaux administratifs ont exclu toute faute ou négligence dans la survenance du préjudice en se fondant sur un rapport d’expertise médicale rédigé par un comité d’experts composé de trois professeurs du service d’orthopédie et de traumatologie de la faculté de médecine de l’université Hacettepe. Il ajoute qu’il n’y avait pas de contradictions entre ce rapport d’expertise et le rapport médical de l’hôpital North Middlesex soumis par le requérant, de telle sorte que le tribunal administratif n’aurait pas jugé utile de demander une nouvelle expertise avant de statuer sur le fond de l’affaire. En outre, le Gouvernement estime que le grief du requérant tiré de l’absence d’audition de témoins par les juridictions administratives n’est nullement étayé. Il indique à ce sujet que la procédure devant les juridictions administratives est écrite et que l’audition de témoins n’est pas une pratique courante. Il considère que, dans une affaire comme celle-ci, relevant de la sphère médicale, l’audition de témoins n’aurait d’ailleurs pas changé l’issue de la procédure, l’expertise médicale étant selon lui l’élément déterminant soumis à l’appréciation du tribunal.

36. La Cour rappelle qu’il est bien établi que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives sous l’article 2 de la Convention, une obligation positive sous son article 8 consistant, d’une part, à mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent). Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 coïncident largement avec celles de l’article 2 de la Convention (Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et 4 autres, § 102, 24 juillet 2014, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 185-196, 19 décembre 2017).

37. La Cour rappelle ensuite que les obligations positives que ces dispositions font peser sur l’État impliquent la mise en place par lui d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie et de l’intégrité physique des malades. Cette obligation repose sur la nécessité de préserver ces derniers, autant que faire se peut, des conséquences graves que peuvent avoir à cet égard les interventions médicales (Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 104, 2 juin 2009).

38. La Cour rappelle enfin que les articles 2 et 8 de la Convention impliquent également l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès ou des atteintes à l’intégrité physique d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils agissent dans le cadre du secteur public ou qu’ils travaillent dans des structures privées, et, le cas échéant, d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002‑I). Une telle obligation ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009).

39. En l’espèce, la Cour observe que le requérant, qui a été blessé au genou gauche à la suite d’un accident de la route, a d’abord subi une opération à l’hôpital public d’Antalya, puis à l’hôpital Akdeniz, et a finalement été amputé de la jambe gauche à l’hôpital North Middlesex, en Angleterre. Le requérant tient le personnel médical de l’hôpital Akdeniz pour responsable de son handicap, et il considère que les autorités judiciaires ont été inefficaces dans l’établissement des responsabilités. À cet égard, il est d’avis que le seul rapport d’expertise ordonné par le tribunal administratif n’était pas suffisant pour faire la lumière sur les causes de son amputation et déterminer s’il avait été victime d’une négligence médicale. Il dénonce également l’absence d’audition des témoins par les juridictions administratives.

40. La Cour souligne d’emblée qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation qu’ont faite des professionnels de la santé de l’état d’un patient, ni sur leurs décisions quant au traitement qui aurait dû lui être administré (voir, mutatis mutandis, Glass c. Royaume‑Uni (déc.), no 61827/00, 18 mars 2003). Ces évaluations et décisions cliniques ont été respectivement effectuées et prises en fonction de l’état de santé du patient sur le moment et des conclusions du personnel médical quant aux mesures à prendre dans le cadre du traitement.

41. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de remettre en question les constats de fait opérés par les autorités internes, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015). Cela vaut particulièrement pour les expertises scientifiques, lesquelles, par définition, nécessitent une connaissance spéciale et approfondie du sujet (Počkajevs c. Lettonie (déc.), no 76774/01, 21 octobre 2004). Il s’ensuit qu’il faut examiner les circonstances qui ont abouti à l’amputation de la jambe du requérant et la responsabilité alléguée des professionnels de la santé qui l’ont pris en charge en recherchant si les mécanismes existants permettaient de faire la lumière sur le cours des événements.

42. Le requérant n’allègue pas qu’il ait été privé de l’accès à un traitement médical en général ou à des soins d’urgence en particulier – et rien dans le dossier n’indique non plus que tel ait pu être le cas – mais qu’il a été soumis à un traitement défaillant parce que les médecins qui l’ont traité ont été négligents.

43. De plus, la Cour considère qu’il n’a pas été produit en l’espèce d’éléments suffisants pour démontrer qu’il existait à l’époque des faits un quelconque dysfonctionnement systémique ou structurel touchant les hôpitaux où le requérant avait été traité, dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance et à l’égard duquel elle n’ont pas pris les mesures préventives nécessaires, et que cette défaillance a contribué de manière déterminante à l’amputation de la jambe du requérant.

44. Il n’a pas non plus été démontré que la faute prétendument commise par les professionnels de la santé soit allée au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale ni que les personnes ayant participé à la prise en charge du requérant ne lui aient pas prodigué un traitement médical, au mépris de leurs obligations professionnelles.

45. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la présente affaire a pour objet des allégations de négligence médicale. Dans ces conditions, les obligations positives matérielles pesant sur la Turquie se limitent à la mise en place d’un cadre réglementaire adéquat imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, d’adopter des mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 186 et 189).

46. La Cour estime que le cadre réglementaire en vigueur ne révèle aucun manquement de la part de l’État à l’obligation qui lui incombait de protéger le droit à l’intégrité physique du requérant. Celui-ci ne dénonce d’ailleurs pas un manquement de ce type.

47. Partant, la Cour dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention sous son volet matériel.

48. La présente affaire ayant pour objet des allégations de négligence médicale, la Cour aura également pour tâche de contrôler l’effectivité du recours dont le requérant a disposé et de déterminer ainsi si le système judiciaire a assuré la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à l’intégrité physique des patients. Cette tâche implique de vérifier si ledit recours a réellement permis au requérant de faire examiner ses allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par le corps médical qui aurait éventuellement été constatée.

49. D’emblée, la Cour note que le grief du requérant relatif à l’absence d’audition des témoins par les juridictions administratives n’est pas étayé. Elle observe qu’il n’a pas non plus été développé devant les tribunaux internes. Dès lors, dans ces circonstances, elle estime qu’aucune question ne se pose sous cet angle.

50. La Cour relève que, à l’issue de la procédure devant les juridictions administratives, le requérant a été débouté de sa demande en indemnisation, et ce sur le fondement des conclusions d’un seul rapport d’expertise qui a considéré en substance que l’amputation était la conséquence de la blessure du requérant et que l’équipe médicale n’avait commis aucune erreur.

51. Elle note aussi que le requérant a contesté la pertinence et le caractère suffisant de ce rapport et qu’il a demandé, en vain, l’obtention d’un nouveau rapport d’expertise.

52. La Cour rappelle ici qu’il ne lui appartient pas de remettre en cause les conclusions des expertises en se livrant à des conjectures, à partir des renseignements médicaux dont elle dispose, sur leur caractère correct d’un point de vue scientifique (Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, § 119, CEDH 2007-I, et Yardımcı c. Turquie, no 25266/05, § 59, 5 janvier 2010).

53. La Cour estime que l’obligation d’appréciation, par les tribunaux, de rapports d’experts médicaux dans des affaires de négligence médicale alléguée ne peut aller jusqu’à imposer des charges inutiles ou disproportionnées à l’État dans l’exécution de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention. L’intensité de l’évaluation à laquelle doivent se livrer les tribunaux doit être appréciée au cas par cas, en tenant compte de la nature de la question médicale concernée, de sa complexité et, en particulier, de la question de savoir si le demandeur, alléguant une faute dans le chef des professionnels de la santé, était en mesure de formuler des assertions concrètes et spécifiques de négligence qui nécessitaient une réponse des experts médicaux chargés de fournir un rapport (Erdinç Kurt et autres c. Turquie, no 50772/11, § 63, 6 juin 2017).

54. La Cour rappelle néanmoins qu’elle a déjà jugé qu’une procédure était ineffective au regard des obligations procédurales lorsque la décision à laquelle elle aboutissait était fondée sur des rapports d’expertise éludant ou n’abordant pas de manière satisfaisante la question centrale que les experts devaient trancher et que les arguments, sinon décisifs, du moins principaux des requérants ne recevaient pas de réponse spécifique et explicite (Altuğ et autres c. Turquie, no 32086/07, §§ 77-86, 30 juin 2015, Aydoğdu, précité, §§ 94-104, et Erdinç Kurt et autres, précité, §§ 64-72).

55. La Cour relève que, dans la présente affaire, les experts de la faculté de médecine de l’université Hacettepe n’ont fait que décrire les actes médicaux effectués jusqu’alors en se contentant de mentionner les conséquences connues des déplacements du genou consécutifs à un traumatisme et le taux de risque d’amputation. Le rapport d’expertise médicale obtenu par le tribunal administratif a conclu à une absence de faute et donc de responsabilité du personnel médical de l’hôpital Akdeniz en raison de l’existence d’un tel risque.

56. La Cour souligne que la question à trancher par les experts consistait précisément à déterminer si, indépendamment du risque de séquelles que présentait l’accident pour le requérant, les médecins avaient contribué à la réalisation du dommage par une négligence ou une erreur dans l’exercice de leur profession. Autrement dit, une réponse médicale scientifique était attendue pour savoir si des négligences ou erreurs commises à l’hôpital Akdeniz étaient à l’origine de l’amputation de la jambe du requérant. Or le rapport d’expertise du 30 mai 2000 n’a nullement abordé cette question.

57. Ainsi, la Cour note que, en l’occurrence, les experts, qui ont fait fi des exigences ressortant de la jurisprudence interne (paragraphe 27 ci‑dessus), n’ont pas répondu aux questions essentielles qui se posaient. Le rapport précité était insuffisamment motivé au regard de la question sur laquelle il était censé apporter un éclairage technique. Or, comme l’a Cour l’a déjà dit, dans des affaires telles que celle-ci, seuls des rapports approfondis et scientifiquement étayés, comportant une conclusion motivée et répondant aux questions soulevées en l’espèce auraient été de nature à inspirer aux justiciables une confiance dans l’action de la justice (voir, mutatis mutandis, Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, §§ 82-85, 16 février 2010).

58. Même si les conclusions d’une expertise ne lient pas le juge, force est d’admettre qu’elles peuvent exercer une influence déterminante sur l’appréciation de ce dernier dans la mesure où elles relèvent d’un domaine technique échappant à sa compétence.

59. Il convient également d’observer que le tribunal administratif n’a nullement pris en considération le rapport médical de l’hôpital North Middlesex qui lui avait été soumis par le requérant (paragraphe 19 ci-dessus). Or ce rapport était individualisé et motivé. Il prenait en compte le cas du requérant en se fondant sur des éléments médicaux concrets et concluait que la lésion vasculaire de la jambe n’avait pas été détectée à temps par les médecins de l’hôpital Akdeniz et que le plâtre était visiblement trop serré, ce qui avait conduit à une ischémie musculaire irréversible ayant rendu l’amputation inévitable.

60. De plus, la Cour constate que, malgré le caractère general et insuffisamment motivé du rapport d’expertise médicale du 30 mai 2000 de l’université Hacettepe, et les protestations du requérant fondées sur le rapport médical de l’hôpital North Middlesex, le tribunal administratif n’a pas non plus estimé utile de faire droit à la demande de contre-expertise de l’intéressé, considérant le rapport d’expertise judiciaire comme suffisant (paragraphe 20 ci‑dessus). Le Conseil d’État a confirmé cette approche en rejetant le recours du requérant (paragraphe 21 ci-dessus).

61. S’il n’appartient pas à la Cour de spéculer sur l’éventuelle responsabilité de l’équipe médicale de l’hôpital Akdeniz et sur ce qu’aurait été l’issue de la procédure en cause si les questions susmentionnées avaient été examinées, il n’en demeure pas moins que le requérant n’a pas bénéficié d’une réaction judiciaire adéquate respectant les exigences inhérentes à la protection du droit à l’intégrité physique.

62. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention sous son volet procédural.

KASAT c. TURQUIE du 12 septembre 2018 requête n° 61541/09

Non violation de l'article 8 et violation de l'article 6-1 : Les joies du service militaire obligatoire : Le requérant a introduit sa requête au sens de l'article 2. La CEDH a requalifié au sens de l'article 8 pour atteinte à l'intégrité physique. Le requérant atteint dune scoliose non décelable sauf examens médicaux poussés, se plaint que le service militaire a abîmé son ossature. La CEDH répond qu'il n'y pas violation car on ne peut pas demander à des États de faire à chaque citoyen qui doit faire son service militaire, un examen médical complet. En revanche, il y a violation de l'article 6-1 car la cour suprême chargée de l'indemniser, était composée de juges militaires.

REQUALIFICATION ARTICLE 2 EN ARTICLE 8

36. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant se plaint d’une violation de son droit au respect de son intégrité physique. Il soutient que les conditions difficiles dans lesquelles il aurait effectué son service militaire en tant que commando ont contribué à l’aggravation de sa maladie osseuse, ce qui aurait entraîné une incapacité partielle.

37. Le Gouvernement combat cette thèse.

38.  La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

39. Elle rappelle également que c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels infligés par des agents de l’État peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 51, CEDH 2004‑XI). En l’espèce, elle relève que rien n’indique l’existence d’un risque immédiat pour la vie du requérant (Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, §§ 169 à 171, CEDH 2016).

40. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’au lieu d’examiner le grief sous l’angle de l’article 2 de la Convention, il convient de l’examiner sous l’angle de l’article 8. En effet, entrent dans le champ de cette dernière disposition les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus (voir, parmi beaucoup d’autres, Trocellier c. France (déc), no 75725/01, 5 octobre 2006). L’article 8 de la Convention se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

LE FOND

Article 8

47. La Cour rappelle que, lorsqu’un État décide d’appeler de simples citoyens sous les drapeaux, le cadre législatif et administratif doit être renforcé de manière à comprendre une réglementation adaptée au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie et/ou l’intégrité physique, notamment du fait de la nature de certaines activités et missions militaires (Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 31, 2 mars 2010).

48. En effet, dans le domaine du service militaire obligatoire, il est exigé qu’il soit mis en place – par les instances de santé concernées de l’armée – des mesures réglementaires propres à assurer la protection des appelés (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001), étant entendu que les actes et omissions du corps médical militaire à cet égard peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité.

49. La Cour a donc pour tâche de déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, l’État a pris toutes les mesures requises pour protéger le requérant pendant l’accomplissement de son service militaire obligatoire.

50. Elle considère que les autorités militaires devaient s’assurer que l’appelé était médicalement apte à supporter les conditions inhérentes à l’unité et au lieu de son affectation militaire.

51. À cet égard, compte tenu des éléments dont elle dispose, la Cour observe en premier lieu que le requérant a été soumis à la procédure habituelle d’examen médical réglementée en termes généraux par l’article 5 du règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé (paragraphe 30 ci-dessus) avant de commencer son entraînement militaire et qu’il a été considéré comme apte à accomplir son service militaire (paragraphe 7 ci-dessus).

52. Elle constate ensuite que, au moment de sa mobilisation, le requérant qui avait un gonflement au niveau de la taille du côté gauche avant de commencer le service militaire (paragraphe 17 ci-dessus), n’a pas informé les autorités d’un quelconque problème de santé (paragraphe 7 ci-dessus).

53. Elle note que, selon les expertises versées au dossier, l’examen médical initial effectué lors du recrutement pouvait ne pas suffire pour constater que le requérant était atteint d’une scoliose, compte tenu notamment de l’absence de déclaration de la part de l’intéressé, de symptômes francs et de l’emplacement de la zone affectée de la colonne vertébrale.

54. Elle relève enfin qu’après son affectation à une unité de formation de commandos, le requérant a subi l’examen médical visé à l’article 15 du règlement précité (paragraphe 35 ci-dessus). Cet examen médical comportait notamment une radiographie du thorax, mais pas de radiographie lombaire. Suite à cet examen, il a été déclaré apte pour devenir un commando et a commencé la formation y relative.

55. Or, selon la réglementation, la scoliose rendait l’appelé inapte pour le service militaire, cette maladie relevant de la catégorie B de la liste d’exemption y afférente (paragraphe 34 ci-dessus). Cela étant, la Cour considère que, en l’absence de signes évidents d’une maladie invalidante, il aurait été excessif d’exiger de l’État qu’il procédât à un examen plus approfondi que ceux prévus aux articles 5 et 15 du règlement des forces armées turques relatif à l’aptitude physique au service militaire (paragraphes 30 et 35 ci-dessus). Il serait également démesuré de demander à l’administration militaire de procéder à des recherches d’imagerie médicale spécifique, comme la radiologie lombaire, pour chaque candidat commando, au motif qu’il était possible qu’il souffrît d’une pathologie sournoise.

56. Par ailleurs, aucun manque de bonne volonté ne saurait être reproché aux autorités militaires, lesquelles ont réagi correctement et suffisamment rapidement une fois que les problèmes de dos du requérant ont été identifiés. L’intéressé a été hospitalisé et un traitement chirurgical a été mis en place aux frais de l’État. En outre, dès lors que les médecins ont estimé que le requérant ne pouvait continuer à faire son service militaire, il en a été exempté (paragraphe 12 ci-dessus). Enfin, aucun lien de causalité entre le service militaire et l’existence ainsi que la progression de la maladie dont souffrait le requérant, n’a été établi par les expertises médicales menées en droit interne (paragraphes 17 et 20 ci-dessus).

57. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Article 6-1

58. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint également d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juges de la Haute Cour administrative militaire.

59. La Cour indique qu’elle a déjà examiné un grief identique dans son arrêt de principe Tanışma c. Turquie (no 32219/05, 17 novembre 2015) et qu’elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au motif que les officiers de carrière siégeant au sein de la Haute Cour administrative militaire ne bénéficiaient pas des garanties d’indépendance adéquates (Tanışma, précité, §§ 76-84, et Sürer c. Turquie, no 20184/06, §§ 45‑46, 31 mai 2016). En l’espèce, la Cour ne relève aucun élément ou argument qui la conduirait à s’écarter de cette conclusion.

60. Elle déclare donc ce grief recevable et conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

ŞEHMUS EKİNCİ c. TURQUIE du 27 mars 2018 Requête no 15930/11

Article 8 : Les autorités ont bien pris en compte la maladie psychotique du requérant pour lui imposer un service militaire. Il a été dispensé des commandos et il a été classé comme simple soldat. Les autorités médicales ont constaté que le requérant se portait mieux et elles ont bien pris en compte sa maladie pour savoir s'il devait ou non faire son service militaire d'un an.

CEDH

37. La Cour rappelle que, lorsqu’un État décide d’appeler de simples citoyens sous les drapeaux, le cadre législatif et administratif doit être renforcé de manière à comprendre une réglementation adaptée au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie et/ou l’intégrité physique, notamment du fait de la nature de certaines activités et missions militaires (Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 31, 2 mars 2010).

38. En effet, dans le domaine du service militaire obligatoire, il est exigé qu’il soit mis en place – par les instances de santé concernées de l’armée – des mesures réglementaires propres à assurer la protection des appelés (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001), étant entendu que les actes et omissions du corps médical militaire à cet égard peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité.

39. La Cour a donc pour tâche de déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, l’État a pris toutes les mesures requises pour protéger le requérant pendant l’accomplissement de son service militaire obligatoire.

40. Elle considère que les autorités militaires devaient s’assurer que l’appelé était médicalement apte à supporter les conditions inhérentes à l’unité et au lieu de son affectation militaire.

41. À cet égard, compte tenu des éléments dont elle dispose, la Cour observe en premier lieu que le requérant a été soumis à la procédure habituelle d’examen médical réglementée en termes généraux par l’article 5 du règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé (paragraphe 29 ci-dessus) avant de commencer son entraînement militaire et qu’il a été considéré par le psychiatre de l’hôpital militaire de Diyarbakır comme apte à accomplir son service militaire (paragraphe 9 ci-dessus).

42. Elle constate ensuite que, au moment de sa mobilisation, le requérant a informé les autorités qu’il avait des problèmes psychiatriques. Eu égard aux dispositions régissant l’aptitude psychique des appelés (paragraphe 31 ci-dessus), elle estime qu’il s’agissait là de déclarations qui, considérées dans leur ensemble avec les renseignements déjà disponibles au sujet des antécédents de l’intéressé, étaient suffisantes pour justifier ne serait-ce que la vérification de sa capacité d’adaptation à la vie militaire et, du même coup, l’examen de la question de savoir si et dans quelle mesure son état était susceptible d’entraîner un risque pour son intégrité physique et psychique.

43. Sur ce point, la Cour relève que le psychiatre de l’hôpital militaire de Diyarbakır avait bien pris en considération l’état de santé du requérant en prenant le soin de mentionner que celui-ci avait des antécédents médicaux, à savoir des troubles psychotiques aigus, qu’il était en rémission grâce à un traitement médicamenteux et que son état de santé, s’il n’était pas de nature à le dispenser de faire le service militaire en tant que simple soldat, l’empêchait de le faire en tant que commando. Elle observe que le psychiatre avait également noté que l’appelé devait continuer à suivre son traitement de manière préventive.

44. Dans les circonstances de la cause, la Cour ne saurait accorder de poids à l’allégation du requérant selon laquelle les appelés qui font part de leurs problèmes psychologiques ne sont pas soumis à des examens adéquats (paragraphe 34 ci-dessus). D’ailleurs, elle relève que c’est bien grâce aux procédures médicales mises en place que les autorités ont pu prendre connaissance de l’évolution de la maladie du requérant. À cet égard, aucun manque de bonne volonté ne saurait être reproché aux autorités militaires, lesquelles ont réagi correctement et suffisamment rapidement une fois que les problèmes de comportement du requérant ont été identifiés. L’hospitalisation de l’intéressé, la mise en place d’un traitement médicamenteux et d’un suivi médical régulier ainsi que les suspensions de son service militaire sont autant d’éléments qui dénotent sans doute aucun le sérieux dont ont fait preuve les autorités militaires.

45. La Cour observe que, dès lors que les médecins ont estimé que le requérant ne pouvait continuer à faire le service militaire, celui-ci en a été exempté. Aussi considère-t-elle que, en l’espèce, contrairement à l’allégation du requérant à cet égard, l’application du cadre réglementaire existant n’a pas été défaillante quant à l’établissement et au suivi, par le corps médical militaire, de son aptitude psychique avant et après son intégration dans l’armée.

46. Dès lors, il n’y a pas eu d’atteinte à l’intégrité physique et morale du requérant au sens de l’article 8 de la Convention. Les circonstances de la cause ne sont pas donc de nature à entraîner la responsabilité de l’État défendeur au sens de la disposition susmentionnée. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée.

Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal du 25 juillet 2017 requête no 17484/15

Violation de l’article 14 (interdiction de discrimination) en combinaison avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Conv EDH : Pour la justice portugaise, une femme de 50 ans n'a plus besoin de relations sexuelles ! Une décision inadmissible quand à la faiblesse des sommes allouées à la requérante de 3 250 euros (EUR) pour dommage moral et 2 460 EUR pour ses frais et dépens.

Monika Beluci à 50 ans

LA REQUÉRANTE VOIT SON INDEMNITÉ DIMINUÉE CAR ELLE A 50 ANS

L’affaire concerne une décision de la Cour administrative suprême réduisant le montant d’une indemnité accordée à la requérante de 50 000 euros à 6 000 euros, une quinquagénaire atteinte de problèmes gynécologiques, à la suite d’une faute médicale. Une intervention chirurgicale en 1995 lui avait causé de graves douleurs, une incontinence et des difficultés en matière de relations sexuelles. La requérante soutenait en particulier que la décision réduisant le montant de son indemnité était discriminatoire parce qu’elle méconnaissait l’importance de sa vie sexuelle en tant que femme. La Cour constate en particulier que l’âge et le sexe de la requérante étaient apparemment des éléments décisifs dans la décision définitive des juridictions nationales non seulement de réduire le montant de l’indemnité accordée pour souffrance physique et mentale mais aussi pour le recours aux services d’une domestique. La décision était de surcroît fondée sur le postulat général que la sexualité n’a pas autant d’importance pour une quinquagénaire mère de deux enfants que pour une femme plus jeune. Pour la Cour, ces considérations sont révélateurs des préjugés dominants au sein de la magistrature portugaise.

LES FAITS

La requérante, Maria Ivone Carvalho Pinto de Sousa Morais, est une ressortissante portugaise née en 1945 et résidant à Bobadela (Portugal). Atteinte d’une maladie gynécologique, Mme Morais fut opérée en mai 1995. L’intervention lui causa de graves douleurs, une perte de sensation au vagin, une incontinence, ainsi que des difficultés à marcher, à s’asseoir et à avoir des relations sexuelles. Ayant découvert que son nerf pudendal avait été lésé au cours de l’opération, elle forma une action en réparation au civil contre l’hôpital. En première instance, elle reçut 80 000 euros (EUR) pour les douleurs physiques et mentales causées par la faute médicale ainsi que 16 000 EUR afin qu’elle puisse faire appel aux services d’une domestique pour l’aider dans ses tâches ménagères. Cependant, en appel, la Cour administrative suprême, bien qu’ayant confirmé les conclusions de la juridiction de première instance, estima ces sommes excessives et les réduisit respectivement à 50 000 EUR et 6 000 EUR. Elle jugea en particulier que sa douleur avait été aggravée au cours de l’intervention mais qu’elle n’était pas nouvelle et n’avait pas pour cause exclusive la lésion du nerf et que, en tout état de cause, la requérante était déjà âgée de 50 ans et mère de deux enfants à la date de l’opération, un âge où la sexualité n’a pas autant d’importance. Elle ajouta que la requérante n’aurait vraisemblablement pas besoin d’une domestique à temps complet car, vu l’âge de ses enfants, elle n’avait à s’occuper que de son époux.

LA CEDH

La Cour rappelle que l’égalité des sexes est aujourd’hui un objectif majeur pour les États membres du Conseil de l’Europe, ce qui veut dire qu’il faut de bonnes raisons pour qu’une différence de traitement fondée sur le sexe puisse être acceptée comme étant compatible avec la Convention européenne. En particulier, les références aux traditions, aux postulats généraux ou aux comportements sociaux dominants ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. L’âge et le sexe de la requérante étaient apparemment des éléments décisifs dans la décision définitive de la Cour administrative suprême non seulement de réduire le montant de l’indemnité accordée pour souffrance physique et mentale mais aussi pour le recours à une domestique. Cette décision était de surcroît fondée sur le postulat général que la sexualité n’a pas autant d’importance pour une quinquagénaire mère de deux enfants que pour une femme plus jeune. Elle a ignoré l’importance physique et psychologique de la sexualité pour l’épanouissement de la femme ainsi que d’autres aspects de la sexualité féminine dans le cas concret de la requérante elle-même. Pour la Cour, ces considérations révèlent des préjugés dominants au sein de la magistrature portugaise. Par contraste, force est pour la Cour de noter l’approche suivie par les juridictions nationales dans deux autres affaires en 2008 et 2014 concernant des actions formées pour faute médicale par deux patients de sexe masculin. Dans ces affaires, la Cour suprême de justice avait jugé que le fait que ces deux hommes ne pouvaient plus avoir de relations sexuelles normales avait affecté leur estime d’eux-mêmes et leur avait causé un « choc mental grave/considérable », indépendamment de leur âge et de ce qu’ils eussent ou non des enfants. La Cour en conclut à la violation de l’article 14 en combinaison avec l’article 8.

Satisfaction équitable (article 41)

La Cour dit, par cinq voix contre deux, que le Portugal doit verser à la requérante 3 250 euros (EUR) pour dommage moral et 2 460 EUR pour ses frais et dépens.

ERDİNÇ KURT et autres C. TURQUIE du 6 juin 2017 requête 50772/11

Article 8 : Défaillance des autorités après une opération suivie de graves séquelles neurologiques
L’affaire concerne deux interventions chirurgicales à haut risque ayant impliqué de graves séquelles neurologiques chez une patiente (invalidité de 92 %). Les requérants tiennent les autorités pour responsables des séquelles en question et soutiennent ne pas avoir disposé d’un recours effectif pour faire valoir leurs droits lors de la procédure civile. Ils soutiennent avoir contesté en vain la pertinence et le caractère suffisant du rapport d’expertise sur lequel les juridictions internes se sont basées pour rejeter leur demande d’indemnisation. La Cour juge en particulier que les requérants n’ont pas bénéficié d’une réaction judiciaire adéquate respectant les exigences inhérentes à la protection du droit à l’intégrité physique de la patiente (Duru Kurt) et que le rapport d’expertise, sur lequel se sont basées les juridictions internes pour rejeter les demandes d’indemnisation des requérants et concluant à l’absence de faute des médecins, était insuffisamment motivé au regard de la question sur laquelle il était censé apporter un éclairage technique (la question de savoir si les médecins avaient contribué à la réalisation du dommage). En effet, ce n’est que lorsqu’il a été établi que les médecins ont réalisé l’opération selon les règles de l’art, en prenant dûment en compte les risques que présentait celle-ci, que les séquelles peuvent être considérées comme relevant de l’aléa thérapeutique, car s’il devait en aller autrement, aucun chirurgien ne serait jamais inquiété étant donné que le risque est inhérent à toute intervention chirurgicale.

RECEVABILITÉ

35. Les parents tiennent les autorités pour responsables des séquelles neurologiques dont souffre leur fille et estiment que le droit à la vie de celle-ci n’a pas été protégé. Ils soutiennent en outre ne pas avoir disposé de recours effectif pour faire valoir leurs droits, affirmant que la procédure civile n’a pas été effective. Ils invoquent les articles 2, 6 et 13 de la Convention à l’appui de leur grief.

36. Le Gouvernement combat cette thèse.

37. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause et qu’elle n’est pas liée par celle attribuée par les parties (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015).

38. En l’espèce, elle rappelle que c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels infligés par des agents de l’État peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime (Makaratzis c. Grèce [GC], no< 50385/99, § 51, CEDH 2004‑XI). Elle relève que rien n’indique l’existence d’un risque immédiat pour la vie de Duru Kurt (voir Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, §§ 169 à 171, CEDH 2016).

39. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément, au titre de l’article 2 de la Convention, les faits dont se plaignent les requérants, mais qu’il faut plutôt les étudier sous l’angle de l’article 8 de la Convention, dans le champ duquel entrent notamment les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus (voir, parmi beaucoup d’autres, Trocellier c. France (déc), no 75725/01, 5 octobre 2006) et dont les dispositions se lisent comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

LE FOND

a) Principes généraux

51. La Cour rappelle qu’il est bien établi que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives sous l’article 2 de la Convention, une obligation positive sous son article 8, d’une part, de mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (voir Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017 et les références qui y figurent). Elle rappelle également que les principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 2 de la Convention dans le domaine de la négligence médicale s’appliquent également sous l’angle de l’article 8 lorsqu’il s’agit d’atteintes à l’intégrité physique ne mettant pas en cause le droit à la vie (voir, entre autres, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 101, 2 juin 2009).

52. L’État doit non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie et de l’intégrité physique des personnes relevant de sa juridiction. Ces principes s’appliquent également dans le domaine de la santé publique (voir, par exemple, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I). En effet, on ne saurait exclure que les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle du volet matériel des articles 2 et 8 (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V).

53. Les obligations positives que ces dispositions font peser sur l’État impliquent la mise en place par lui d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie et de l’intégrité physique des malades. Cette obligation repose sur la nécessité de préserver ces derniers, autant que faire se peut, des conséquences graves que peuvent avoir à cet égard les interventions médicales (Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 104, 2 juin 2009).

54. Les articles 2 et 8 de la Convention implique également l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès ou des atteintes à l’intégrité physique d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils agissent dans le cadre du secteur public ou qu’ils travaillant dans des structures privées et, le cas échéant, d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio, précité, § 49).

55. L’obligation de l’État au regard des article 2 et 8 de la Convention ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009).

56. Par ailleurs, même si la Convention ne garantit pas en soi le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers, la Cour a maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par les articles 2 et 8 de la Convention peut comporter et, dans certaines circonstances, doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Calvelli et Ciglio, précité, § 51). Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de ces dispositions de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004‑VIII, et Gray c. Allemagne, no 49278/09, § 80 à 82, 22 mai 2014).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

57. La Cour observe que la requérante Duru Kurt a subi deux interventions chirurgicales, l’une pour soigner une maladie cardiaque congénitale particulièrement grave et la seconde pour remédier à une complication consécutive à la première. Cette seconde opération a entraîné des séquelles neurologiques lourdes. Les parents tiennent les médecins pour responsables du handicap dont est désormais atteinte leur fille et considèrent que les autorités judiciaires ont été inefficaces dans l’établissement des responsabilités.

58. La Cour relève qu’il n’y a pas de controverse entre les parties quant à l’existence d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des malades. La contestation porte sur la capacité du système judiciaire à vérifier en l’espèce le respect par l’équipe médicale de ses obligations professionnelles et à en sanctionner l’éventuelle méconnaissance.

59. Dès lors, la tâche de la Cour consiste à contrôler l’effectivité des recours dont les requérants ont usé et à déterminer ainsi si le système judiciaire a assuré la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à l’intégrité physique des patients. Cela implique de vérifier que ledit recours a réellement permis aux requérants de faire examiner leurs allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par les médecins qui aurait éventuellement été constatée.

60. En l’espèce, la Cour note que le système judiciaire interne offrait aux requérants deux recours, l’un de nature civile et l’autre de nature pénale. Elle estime toutefois que, dans les circonstances de la présente affaire, il n’est pas nécessaire de s’attarder sur la procédure pénale, car, comme il a été précédemment souligné, l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention n’exige pas nécessairement de l’État qu’il garantisse des poursuites pénales dans des affaires de négligence médicale (voir dans le même sens (Delice c. Turquie (déc.), no 38804/09, § 54, 10 novembre 2015). D’ailleurs, elle observe que les observations des parties portent essentiellement sur le recours en indemnisation.

61. La Cour observe que, à l’issue de la procédure civile, les tribunaux ont rejeté les demandes d’indemnisation des requérants après avoir obtenu un rapport d’expertise concluant à l’absence de faute des médecins.

62. Les requérants ont contesté la pertinence et le caractère suffisant de ce rapport et ont demandé, en vain, l’obtention d’un nouveau rapport d’expertise.

63. Il n’appartient pas à la Cour de remettre en cause les conclusions des expertises en se livrant à des conjectures, à partir des renseignements médicaux dont elle dispose, sur leur caractère correct d’un point de vue scientifique (Tysiąc c. Pologne, précité, § 119, et Yardımcı c. Turquie, no 25266/05, § 59, 5 janvier 2010). La Cour estime que l’obligation d’appréciation, par les tribunaux, de rapports d’experts médicaux dans des affaires de négligence médicale alléguée ne peut aller jusqu’à imposer des charges inutiles ou disproportionnées à l’État dans l’exécution de ses obligations positives découlant de l’article 8. L’intensité du travail d’évaluation à laquelle doivent se livrer les tribunaux doit être appréciée au cas par cas, en tenant compte de la nature de la question médicale concernée, de sa complexité et, en particulier, de la question de savoir si le demandeur, alléguant une faute dans le chef des professionnels de la santé, était en mesure de formuler des allégations concrètes et spécifiques de négligence qui nécessitaient une réponse d’experts médicaux chargés de fournir un rapport. Elle rappelle néanmoins qu’elle a déjà jugé qu’une procédure était inefficace au regard des obligations procédurales lorsque la décision à laquelle elle aboutissait était fondée sur des rapports d’expertise éludant ou n’abordant pas de manière satisfaisante la question centrale que les experts devaient trancher et que les arguments, sinon décisifs, du moins principaux des requérants ne recevaient pas de réponse spécifique et explicite (voir Altuğ et autres c. Turquie, no 32086/07, §§ 77-86, 30 juin 2015, où les rapports médicaux insistaient sur l’existence d’un risque mortel en cas d’injection de pénicilline et concluaient à l’absence de faute des médecins sans chercher à déterminer si les intéressés avaient satisfait à leurs obligations professionnelles).

64. En l’espèce, la Cour relève que le rapport obtenu par le TGI énumère, en citant une importante bibliographie, les taux de complications et de décès lors de ou à la suite d’interventions telles que celles qu’avait subies l’enfant en l’espèce. Il conclut à une absence de faute et donc de responsabilité des médecins en raison de l’existence de ces risques très élevés.

65. La Cour constate que la maladie de la requérante Duru Kurt nécessitait des interventions chirurgicales hautement complexes de nature cardiovasculaire. Elle accepte dès lors, dans les circonstances particulières de la présente affaire, que les requérants ne sauraient se voir reprocher d’avoir sollicité une nouvelle expertise devant les juridictions nationales en des termes généraux, en concentrant leurs critiques sur le manque de motivation dans le rapport du 31 juillet 2009 et sur l’absence d’explication concernant la corrélation entre les standards applicables en la matière et le traitement médical concret auquel avait été soumise la patiente.

66. La question à trancher par les experts consistait à déterminer si, indépendamment du risque que présentait l’intervention, les médecins avaient contribué à la réalisation du dommage. En effet, ce n’est que lorsqu’il a été établi que les médecins ont réalisé l’opération selon les règles de l’art, en prenant dûment en compte les risques que présentait celle-ci, que les séquelles peuvent être considérées comme relevant de l’aléa thérapeutique. S’il devait en aller autrement, aucun chirurgien ne serait jamais inquiété étant donné que le risque est inhérent à toute intervention chirurgicale.

67. Or le rapport d’expertise du 31 juillet 2009 n’aborde nullement cette question puisqu’il n’examine pas si et dans quelle mesure les médecins concernés ont ou non agi en adéquation avec les normes de la médecine moderne avant, pendant et après l’opération. Par exemple, il ne précise pas quels actes concrets ont été réalisés par les médecins pendant l’opération et durant le suivi postopératoire au cours duquel l’accident neurologique semble être survenu, ni ne les confronte aux règles et protocoles régissant la matière.

68. Si le rapport précité conclut finalement à l’absence de faute de la part des médecins, il ne précise pas sur quels éléments concrets, en dehors d’éléments bibliographiques attestant l’existence de risques, il fonde cette conclusion, qui relève dès lors de l’affirmation plus que de la démonstration. Ce rapport est donc insuffisamment motivé au regard de la question sur laquelle il était censé apporter un éclairage technique (voir, mutatis mutandis, Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, §§ 82 à 85, 16 février 2010).

69. Même si les conclusions d’une expertise ne lient pas le juge, force est d’admettre qu’elles peuvent exercer une influence déterminante sur l’appréciation de ce dernier dans la mesure où elles relèvent d’un domaine technique échappant à sa connaissance.

70. Or, face au caractère insuffisamment motivé du rapport en cause et aux protestations des requérants, le TGI n’a pas estimé utile de faire droit à la demande de contre-expertise des intéressés, considérant ledit rapport comme suffisant. La Cour de cassation a elle aussi rejeté la demande tendant à l’obtention d’un nouveau rapport et à l’appui de laquelle les requérants avaient présenté un certain nombre d’arguments (voir paragraphe 32).

71. À la lumière de ces éléments, la Cour estime les requérants n’ont pas bénéficié d’une réaction judiciaire adéquate respectant les exigences inhérentes à la protection du droit à l’intégrité physique de Duru Kurt.

72. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

ARTICLE 8 et L'EUTHANASIE

Mortier c. Belgique du 4 octobre 2022 requête no 78017/17

Article 8 et article 2 : La Cour constate des défaillances procédurales dans le contrôle a posteriori de l’euthanasie de la mère du requérant, mais protège les choix de la mère de ne pas prévenir ses enfants, au sens de l'article 8

Art 2 (matériel) • Obligations positives • Vie • Euthanasie de la mère du requérant, souffrant de dépression depuis environ quarante ans, conforme à la loi l’autorisant • Cadre législatif propre à assurer en principe le droit à la vie des patients pour les actes et la procédure préalables à l’euthanasie • Garanties supplémentaires concernant l’euthanasie pour des souffrances psychiques n’entrainant pas un décès à brève échéance • Marge d’appréciation

Art 2 (procédural) • Obligations positives • Manque d’indépendance de la Commission contrôlant a posteriori toutes les euthanasies permettant au médecin qui l’a pratiquée de voter sur sa légalité • Décision de garder le silence à sa seule discrétion insuffisante • Vérification sur la seule base du volet anonyme du document d’enregistrement pour préserver la confidentialité ne répondant pas aux exigences de l’art 2 • Durée excessive de l’enquête pénale

Art 8 • Obligations positives • Vie privée et familiale • Absence d’implication du fils par les médecins dans le processus d’euthanasie en l’absence de volonté de sa mère conforme à la loi • Devoir de confidentialité et de maintien du secret médical • Législation ayant ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu

L’affaire concerne l’euthanasie de la mère du requérant, pratiquée à l’insu de ce dernier et de sa sœur. La mère du requérant n’a pas souhaité informer ses enfants de sa demande d’euthanasie bien que les médecins l’en aient avisé plusieurs fois. La Cour précise que la présente affaire ne porte pas sur l’existence ou non d’un droit à l’euthanasie, mais qu’elle porte sur la compatibilité avec la Convention de l’euthanasie telle qu’elle a été pratiquée à l’égard de la mère du requérant. Ensuite, elle dit : - À la majorité (cinq voix contre deux), qu’il y a eu non-violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention à raison du cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie. En ce qui concerne les actes et la procédure préalables à l’euthanasie, la Cour estime que les dispositions de la loi relative à l’euthanasie constituent en principe un cadre législatif propre à assurer la protection du droit à la vie des patients tel qu’exigé par l’article 2 de la Convention. - À la majorité (cinq voix contre deux), qu’il y a eu non-violation de l’article 2 (droit à la vie) à raison des conditions dans lesquelles l’euthanasie de la mère du requérant a été pratiquée. La Cour estime qu’il ne ressort pas des éléments dont elle dispose que l’acte d’euthanasie de la mère du requérant, pratiqué conformément au cadre légal établi, ait été effectué en méconnaissance des exigences de l’article 2 de la Convention. - À l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 (droit à la vie) à raison des défaillances du contrôle a posteriori de l’euthanasie pratiquée. La Cour juge que l’État a manqué à son obligation positive procédurale tant en raison du manque d’indépendance de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie qu’à cause de la durée de l’enquête pénale menée en l’espèce. - À la majorité (six voix contre une), qu’il y a eu non-violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale). La Cour estime que les médecins de la mère du requérant ont fait tout ce qui était raisonnable, dans le respect de la loi, de leur devoir de confidentialité et de maintien du secret médical, ainsi que des directives déontologiques, pour qu’elle contacte ses enfants au sujet de sa demande d’euthanasie.

FAITS

La mère de M. Mortier était atteinte de dépression chronique depuis environ 40 ans. En septembre 2011, elle consulta le professeur D. à qui elle fit part de son intention de recourir à une euthanasie. À la fin de l’entretien, ce dernier conclut qu’elle était gravement traumatisée, qu’elle présentait un trouble grave de la personnalité et de l’humeur et qu’elle ne croyait plus à un rétablissement ou à un traitement. Il accepta de devenir son médecin traitant dans le cadre de la loi relative à l’euthanasie. Entre 2011 et 2012, la mère de M. Mortier continua de consulter le professeur D. ainsi que d’autres médecins dans le cadre de la procédure d’euthanasie. Les médecins impliqués dans cette procédure lui suggérèrent plusieurs fois de prendre contact avec ses enfants pour les informer de sa demande mais elle s’y opposa. Toutefois, en janvier 2012, elle leur envoya un courriel, les informant de sa volonté d’euthanasie. Sa fille lui répondit qu’elle respectait sa volonté. Selon le dossier, son fils ne lui répondit pas. Par la suite, elle continua de rencontrer les médecins et de réitérer son intention de ne pas appeler ses enfants, précisant qu’elle ne souhaitait pas de difficultés supplémentaires dans sa vie et craignant de retarder son euthanasie. Elle écrivit toutefois une lettre d’adieu à ses enfants, le 3 avril 2012, en présence d’une personne de confiance. Finalement, la mère de M. Mortier fut euthanasiée dans un hôpital public par le professeur D. le 19 avril 2012, et décéda en présence de quelques amis. Le lendemain, M. Mortier fut informé par l’hôpital que se sa mère avait été euthanasiée. Ce dernier adressa une lettre au professeur D., lui précisant qu’il n’avait pas eu la possibilité de dire adieu à sa mère et qu’il se trouvait dans un état de deuil pathologique. Il lui indiqua qu’il avait désigné un médecin pour examiner le dossier médical de sa mère. Plus tard, ce médecin remarqua, entre autres, que la déclaration d’euthanasie ne se trouvait pas dans le dossier. En juin 2013, dans le cadre de son contrôle automatique, la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie – dont le professeur D. était le coprésident – conclut que l’euthanasie de la mère de M. Mortier avait été effectuée selon les conditions et la procédure prévues par la loi relative à l’euthanasie. En octobre 2013, M. Mortier demanda une copie du document d’enregistrement de l’euthanasie à la Commission qui, en mars 2014, refusa de la lui fournir au motif que la loi le lui interdisait. En février 2014, M. Mortier déposa une plainte contre le professeur D. auprès de l’ordre des médecins. En raison de la confidentialité de la procédure, il ne fut pas informé des suites réservées à sa plainte. En avril 2014, M. Mortier déposa une plainte pénale contre X concernant l’euthanasie de sa mère. Celle-ci fut d’abord classée sans suite en 2017 en raison de l’insuffisance de preuves. Puis, en mai 2019, les autorités judiciaires rouvrirent une instruction pénale relative aux circonstances de l’euthanasie de la mère du requérant. L’expert désigné constata, entre autres, que ne figuraient pas dans le dossier la déclaration de l’euthanasie soumise à la Commission ni son évaluation par celle-ci. L’instruction fut finalement clôturée en décembre 2020, le parquet estimant que l’euthanasie de la mère du requérant avait respecté les conditions de fond prescrites par la loi et qu’elle s’était déroulée selon les prescrits légaux.

CEDH

ARTICLE 2

  1. La jurisprudence relative à la fin de vie

118.  Si la présente requête est la première affaire dans laquelle la Cour doit examiner un grief tiré de l’article 2 de la Convention relatif aux conséquences d’une euthanasie qui a été pratiquée, elle a néanmoins eu l’opportunité de se prononcer sur un certain nombre d’affaires concernant des domaines voisins. L’état de la jurisprudence de la Cour a été résumé dans l’affaire Lambert et autres (précitée, §§ 136-139).

119.  En particulier, la Cour a estimé qu’il n’est pas possible de déduire de l’article 2 un droit de mourir, que ce soit de la main d’un tiers ou avec l’assistance d’une autorité publique (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 40, CEDH 2002‑III, et Lings c. Danemark, no 15136/20, § 52, 12 avril 2022).

120.  Dans l’affaire Pretty précitée, la requérante alléguait que le fait de considérer que la Convention ne reconnaissait pas un droit de mourir mettrait les pays qui autorisent le suicide assisté en infraction avec ledit instrument. La Cour, indiquant qu’elle n’avait pas à déterminer si le droit dans tel ou tel autre pays méconnaissait ou non l’obligation de protéger le droit à la vie, a estimé que la mesure dans laquelle un État permettait ou cherchait à réglementer la possibilité pour les individus en liberté de se faire du mal ou de se faire faire du mal par autrui pouvait donner lieu à des considérations mettant en conflit la liberté individuelle et l’intérêt public qui ne pouvaient trouver leur solution qu’au terme d’un examen des circonstances particulières de l’espèce (ibidem, § 41).

121.  Dans l’arrêt Haas précité, la Cour a relevé que l’article 2 de la Convention obligeait les autorités internes à empêcher un individu de mettre fin à ses jours si sa décision n’avait pas été prise librement et en toute connaissance de cause (Haas, précité, § 54).

122.  Dans l’affaire Lambert et autres (précitée), qui concernait la cessation de traitements maintenant le proche des requérants en vie, la Cour a jugé que dans le contexte du droit français, qui interdisait de provoquer volontairement la mort, n’étaient pas en jeu les obligations négatives de l’État au titre de l’article 2 de la Convention (§ 124). La Cour a examiné les griefs des requérants uniquement sur le terrain de l’obligation positive de l’État de protéger la vie, considérée à la lumière du droit de chaque individu au respect de sa vie privée et de la notion d’autonomie personnelle que comprend ce droit. Elle a pris en compte différents éléments, tels que l’existence en droit interne d’un cadre législatif, la mesure dans laquelle il a été tenu compte des souhaits du patient, de sa famille et du personnel médical et, enfin, la possibilité de saisir les tribunaux pour qu’ils rendent une décision protégeant les intérêts du patient (ibidem, §§ 150-180).

123.  La Cour a relevé qu’il n’y avait pas de consensus entre les États contractants pour permettre l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie, même si une majorité d’États semblaient l’autoriser. Dans ce contexte, elle a indiqué que, bien que les modalités encadrant l’arrêt du traitement fussent variables d’un État à l’autre, il existait toutefois un consensus sur le rôle primordial de la volonté du patient dans la prise de décision, quel qu’en fût le mode d’expression (ibidem, § 147 ; voir également Gard et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 39793/17, § 83, 27 juin 2017).

124.  Enfin, la Cour rappelle que la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention (Pretty, précité, § 65). Sur le terrain de l’article 8 de la Convention en particulier, où la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de cette disposition, la sphère personnelle de chaque individu est protégée (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI). Le droit pour une personne de choisir la manière et le moment de la fin de sa vie, pourvu qu’elle soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence, est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention (Pretty, précité, § 67, et Haas, précité, § 51).

  1. Application à une affaire relative à l’euthanasie

125.  La présente affaire se distingue de l’affaire Lambert et autres (précitée) dans la mesure où l’euthanasie est définie en droit belge comme l’acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci (paragraphe 50 ci-dessus).

126.  La Cour doit donc d’abord déterminer si un tel acte peut, dans certaines circonstances, être pratiqué sans contrevenir à l’article 2 de la Convention. La question que pose le cas d’espèce est en effet celle de savoir si l’euthanasie qui a été pratiquée dans le cadre de la loi belge autorisant l’euthanasie, à la demande de la mère du requérant, l’a été conformément à cette disposition.

127.  Dans ce contexte, la Cour tient à souligner que la présente affaire ne porte pas sur l’existence ou non d’un droit à l’euthanasie. Elle porte en revanche sur la compatibilité avec la Convention de l’euthanasie telle qu’elle a été pratiquée à l’égard de la mère du requérant.

α)  L’interprétation de l’article 2 de la Convention

128.  La Cour doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés. Elle doit tenir compte du fait que le contexte de la disposition réside dans un traité pour la protection effective des droits individuels de l’homme et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 172, 13 février 2020). La Cour est tenue de comprendre et d’appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, parmi d’autres, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 72, série A no 310, et Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 234, 29 janvier 2019). En outre, la Convention et ses Protocoles doivent s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui (Haas, précité, § 55).

129.  La Cour note que les travaux préparatoires ne contiennent pas d’indications relatives à l’interprétation à donner à l’article 2 de la Convention. Du point de vue textuel, l’article 2 de la Convention est rédigé au sens passif, tant en français qu’en anglais. Il n’indique pas de manière explicite s’il s’applique uniquement à l’infliction de la mort par des agents de l’État ou s’il s’applique aussi de manière horizontale aux relations entre particuliers. Comme l’ensemble des dispositions de la Convention, les droits y énoncés peuvent être primordialement être invoqués contre les États membres. Dans ce contexte, si les obligations pesant sur les États sont essentiellement des obligations négatives, ceux-ci peuvent également être appelés à protéger ces droits, le cas échéant violés par des tiers, moyennant des mesures positives.

130.  La disposition doit également être lue à la lumière des exceptions prévues à la seconde phrase du paragraphe 1 de l’article 2 ainsi qu’au paragraphe 2 de cette disposition. De l’avis de la Cour, eu égard à leur formulation, ces exceptions s’adressent principalement aux agents de l’État et permettent, dans certaines circonstances déterminées, l’infliction intentionnelle de la mort.

131.  Ainsi, les affaires relatives aux relations entre particuliers ont principalement été examinées au regard de la première phrase du paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention de laquelle la Cour a déduit une obligation positive pour l’État de protéger le droit à la vie.

132.  Tel a également été le cas s’agissant de la question de savoir si une interruption volontaire de grossesse pouvait être compatible avec l’article 2 de la Convention (Boso c. Italie (déc.), no 50490/99, 5 septembre 2002). La Cour a examiné cette affaire sous l’angle de l’obligation positive matérielle de protéger le droit à la vie qui découle de cette disposition. Elle a constaté que l’avortement, tel qu’il était encadré par la loi italienne à l’époque, était autorisé s’il y avait un risque pour la santé physique ou psychique de la femme. Dans ces circonstances, la Cour a estimé qu’une telle prévision ménageait un juste équilibre entre la nécessité d’assurer la protection du fœtus et les intérêts de la femme.

133.  L’euthanasie qui est en cause en l’espèce a été pratiquée dans le cadre d’une législation qui n’autorise l’euthanasie que si elle est pratiquée par un médecin, si le patient se trouve dans une situation médicale sans issue et qu’il fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable (paragraphe 51 ci-dessus).

134.  Ainsi, dans une affaire telle que celle de l’espèce, la Cour doit tenir compte, dans le cadre de l’examen d’une éventuelle violation de l’article 2, de l’article 8 de la Convention et du droit au respect de la vie privée ainsi que de la notion d’autonomie personnelle qu’il inclut (Lambert et autres, précité, § 142).

135.  Le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée (Haas, précité, § 51). Sur ce point, la Cour a indiqué ne pas pouvoir exclure que le fait d’empêcher par la loi une personne d’exercer son choix d’éviter ce qui, à ses yeux, constituera une fin de vie indigne et pénible, représente une atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (Pretty, précité, § 67).

136.  À une époque où l’on assiste à une sophistication médicale croissante et à une augmentation de l’espérance de vie, de nombreuses personnes redoutent qu’on ne les force à se maintenir en vie jusqu’à un âge très avancé ou dans un état de grave délabrement physique ou mental aux antipodes de la perception aiguë qu’elles ont d’elles-mêmes et de leur identité personnelle (Pretty, précité, § 65).

137.  La dépénalisation de l’euthanasie vise d’ailleurs, comme l’a relevé la Cour constitutionnelle belge, à donner à une personne le libre choix d’éviter ce qui constituerait, à ses yeux, une fin de vie indigne et pénible (paragraphe 65 ci-dessus). Or la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention (paragraphe 124 ci-dessus).

138.  Dans ces conditions, la Cour estime que, s’il n’est pas possible de déduire de l’article 2 de la Convention un droit de mourir (paragraphe 119 ci‑dessus), le droit à la vie consacré par cette disposition ne saurait être interprété comme interdisant en soi la dépénalisation conditionnelle de l’euthanasie.

139.  Pour être compatible avec l’article 2 de la Convention, la dépénalisation de l’euthanasie doit être encadrée par la mise en place de garanties adéquates et suffisantes visant à éviter les abus et, ainsi, à assurer le respect du droit à la vie. À cet égard, la Cour note également que le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a considéré que l’euthanasie ne constituait pas en soi une atteinte au droit à la vie si elle est entourée de solides garanties légales et institutionnelles permettant de vérifier que ces professionnels de la médecine appliquent une décision explicite, non ambiguë, libre et éclairée de leur patient, afin que tout patient soit protégé contre les pressions et les abus (paragraphe 69 ci-dessus).

140.  La Cour ne peut se prononcer sur les effets d’une telle mesure à l’égard de la Convention qu’au terme d’un examen des circonstances particulières de l’espèce (paragraphe 120 ci-dessus).

β)  Le cadre de l’examen fait par la Cour

141.  Dès lors, dans le cadre d’une affaire relative à un acte d’euthanasie dont la contrariété à l’article 2 de la Convention est invoquée, la Cour estime que les griefs du requérant doivent être examinés sur le terrain des obligations positives de l’État de protéger le droit à la vie au sens de la première phrase du paragraphe 1 de cette disposition (paragraphes 116-117 ci-dessus). Pour ce faire, la Cour prendra en compte les éléments suivants :

- l’existence dans le droit et la pratique internes d’un cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie conforme aux exigences de l’article 2 de la Convention ;

- le respect du cadre législatif établi dans le cas d’espèce ;

- l’existence d’un contrôle a posteriori offrant toutes les garanties requises par l’article 2 de la Convention.

b)     Sur la marge d’appréciation applicable

142.  Le domaine de la fin de vie, et en particulier l’euthanasie, pose des questions juridiques, sociales, morales et éthiques complexes. Les opinions et les réponses juridiques apportées à ces questions au sein des États Parties à la Convention sont très diverses, et aucun consensus ne se dégage quant au droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin (Haas, précité, § 55, et Koch c. Allemagne, no 497/09, § 70, 19 juillet 2012, s’agissant de l’assistance au suicide, et Lambert et autres, précité, § 147, s’agissant de la possibilité de permettre ou non l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie ; voir aussi, les éléments de droit comparé contenus dans l’arrêt Lings, précité, §§ 26-32 et § 60).

143. Dès lors, la Cour estime que dans ce domaine qui touche à la fin de la vie et à la façon de ménager un équilibre entre la protection du droit à la vie du patient et celle du droit au respect de sa vie privée et de son autonomie personnelle, il y a lieu d’accorder une marge d’appréciation aux États (voir, mutatis mutandis, s’agissant de la possibilité de permettre ou non l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie et à ses modalités de mise en œuvre, Lambert et autres, précité, § 148). Cette marge d’appréciation n’est toutefois pas illimitée, la Cour se réservant de contrôler le respect par l’État de ses obligations découlant de l’article 2 (ibidem).

c) Sur le respect par l’État de ses obligations positives en l’espèce

144.  Les questions sur lesquelles porte le débat en l’espèce sont celles de savoir si la loi relative à l’euthanasie telle qu’elle était en vigueur à l’époque des faits offrait une garantie effective pour protéger le droit à la vie des personnes vulnérables et si l’euthanasie de la mère du requérant a été pratiquée dans des conditions conformes à l’article 2 de la Convention. En outre, les parties sont en désaccord sur la conformité à cette disposition du contrôle a posteriori de l’euthanasie, effectué d’abord par la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation (« la Commission »), puis par les autorités judiciaires. La Cour examinera successivement ces trois questions.

  1. Sur le cadre législatif concernant les actes préalables à l’euthanasie

145. La Cour note d’emblée que le législateur belge a fait le choix de ne pas prévoir un contrôle préalable à l’acte d’euthanasie par une instance indépendante. En l’absence d’un tel contrôle, la Cour sera davantage attentive, lors de l’examen de l’affaire, à l’existence de garanties matérielles et procédurales.

146.  De l’avis de la Cour, le cadre législatif devant encadrer les actes préalables à l’euthanasie doit permettre d’assurer que la décision du patient de demander qu’il soit mis fin à ses jours soit prise librement et en toute connaissance de cause. En effet, l’article 2 de la Convention qui impose aux autorités le devoir de protéger les personnes vulnérables même contre des agissements par lesquels elles menacent leur propre vie, oblige les autorités nationales à empêcher un individu de mettre fin à ses jours si sa décision n’a pas été prise librement et en toute connaissance de cause (Haas, précité, § 54 ; voir aussi les éléments de droit européen et international aux paragraphes 67 et 69 ci-dessus).

147.  Or la Cour relève qu’il s’agissait en l’espèce d’une demande d’euthanasie formulée en raison de souffrances psychiques, et non pas physiques, dans le cadre desquelles le décès de la mère du requérant ne serait manifestement pas intervenu à brève échéance au sens de l’article 3 § 3 de la loi relative à l’euthanasie (paragraphe 51 ci-dessus).

148.  Dans de telles circonstances, la Cour estime que la loi doit prévoir des garanties renforcées entourant le processus décisionnel relatif à l’euthanasie.

149.  Revenant au cadre législatif mis en place en Belgique, la Cour observe que la dépénalisation de l’euthanasie est soumise aux conditions strictement réglementées par la loi relative à l’euthanasie qui prévoit un certain nombre de garanties matérielles et procédurales.

150.  Ainsi, l’article 3 de la loi relative à l’euthanasie ne permet à un médecin de procéder à l’euthanasie que si le patient majeur ou mineur émancipé est conscient au moment de sa demande, que sa demande est formulée de manière volontaire, réfléchie et répétée, et qu’elle ne résulte pas d’une pression extérieure. De plus, l’euthanasie n’est autorisée que si le patient se trouve dans une situation médicale sans issue et qu’il fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable (paragraphe 51 ci-dessus).

151.  La loi relative à l’euthanasie met également à charge du médecin une obligation d’information ainsi que de consultation d’un autre médecin qui doit être indépendant, tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant, et qui doit être compétent quant à la pathologie concernée (ibidem). Au moins un mois doit s’écouler entre la demande écrite du patient et l’euthanasie, ce qui permet d’assurer que la demande résulte bien d’une volonté réfléchie et répétée. Cela est particulièrement important dans le cadre d’une demande faite par un patient faisant état de souffrances psychiques et dont le décès n’interviendra pas à brève échéance.

152.  En outre, la loi prévoit des garanties supplémentaires lorsque le décès n’interviendra pas à brève échéance. Dans ce cas, le médecin doit consulter un deuxième médecin. Celui-ci doit lui aussi s’assurer du caractère constant, insupportable et inapaisable de la souffrance, ainsi que du caractère volontaire, réfléchi et répété de la demande. Il doit également être indépendant, tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant, et qui doit être compétent quant à la pathologie concernée (ibidem).

153.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le cadre législatif relatif aux actes préalables à l’euthanasie mis en place par le législateur belge permet d’assurer que la décision d’un individu de mettre fin à ses jours a été prise librement et en toute connaissance de cause. En particulier, la Cour attache beaucoup d’importance au fait que des garanties supplémentaires soient prévues pour les cas, tels que celui de la mère du requérant, qui concernent des souffrances psychiques et où le décès n’interviendra pas à court terme, ainsi qu’à l’exigence d’indépendance des différents médecins consultés, tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant.

154.  Enfin, la Cour note que la loi relative à l’euthanasie a fait l’objet de plusieurs contrôles par les instances supérieures, tant a priori, par le Conseil d’État (paragraphe 63 ci-dessus), qu’a posteriori, par la Cour constitutionnelle (paragraphes 64 et 65 ci-dessus), qui ont estimé, à la suite d’une analyse approfondie, que celle-ci restait dans les limites imposées par l’article 2 de la Convention.

155.  Au vu de tout ce qui précède et de la marge d’appréciation dont bénéficie l’État (paragraphe 143 ci-dessus), la Cour considère qu’en ce qui concerne les actes et la procédure préalables à l’euthanasie, les dispositions de la loi relative à l’euthanasie constituent en principe un cadre législatif propre à assurer la protection du droit à la vie des patients tel qu’exigé par l’article 2 de la Convention.

156.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de ce chef.

  1. Sur le respect du cadre légal dans le cas d’espèce

157.  S’agissant du respect du cadre légal dans le cas d’espèce, la Cour souligne que le pouvoir qu’elle a de contrôler le respect du droit interne est limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, de vérifier la conformité de l’euthanasie pratiquée en l’espèce au droit interne. Le rôle de la Cour consiste à examiner le respect par l’État de ses obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Lambert et autres, précité, § 181).

158.  Par conséquent, la Cour se limitera à examiner les différents griefs formulés par le requérant.

159.  S’agissant de la situation médicale de la mère du requérant, la Cour n’est pas en mesure de substituer son appréciation à celle des médecins qui l’ont examiné. La Cour constate que, conformément à la loi, le professeur D. a consulté deux autres psychiatres (paragraphes 17-18 ci‑dessus). Ceux-ci ont vérifié la lucidité de la mère du requérant, le caractère volontaire, réfléchi et répété de la demande, l’absence de pression de la part de tiers et ils ont fait état de souffrances insupportables et sans espoir avant de conclure que la mère du requérant pouvait être assistée pour mourir. En l’absence d’un élément concret qui remettrait en cause la compétence des médecins consultés ou l’exactitude de leurs conclusions médicales, la Cour ne peut pas conclure que la situation médicale de la mère du requérant n’entrait pas dans le champ d’application de l’article 3 de la loi relative à l’euthanasie.

160.  Ensuite, en ce qui concerne le don de 2 500 EUR fait par la mère du requérant au profit de l’association LEIF quelques semaines avant de mourir, le requérant estime que celui-ci a créé un conflit d’intérêts dans la mesure où l’équipe médicale impliquée dans le processus était en lien avec l’association (paragraphe 87 ci-dessus). Le professeur D. était également président de l’association (paragraphe 21 ci-dessus).

161.  La Cour relève toutefois que le don litigieux est intervenu le 29 février 2012, soit plusieurs mois après la demande informelle d’euthanasie et quinze jours après la demande formelle. De plus, eu égard au montant du don, la Cour estime qu’il ne peut être considéré, dans les circonstances de la cause, comme démontrant un conflit d’intérêts. Rien dans le dossier ne suggère d’ailleurs que la mère du requérant ait fait un tel don pour que les médecins consentent à l’euthanasier.

162.  S’agissant de l’allégation du requérant relative au manque d’indépendance des deux médecins consultés à l’égard du professeur D. étant donné leur appartenance à la même association (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour estime que les obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention impliquent que la condition d’indépendance des médecins consultés dans le cadre d’une demande d’euthanasie suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnelle, mais aussi l’indépendance tant formelle que concrète tant entre les différents médecins consultés qu’à l’égard du patient (voir, mutatis mutandis, s’agissant d’une telle exigence à l’égard du système de contrôle mis en place pour déterminer la cause du décès d’individus se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 217).

163.  En l’espèce, la Cour relève, à l’instar du Gouvernement (paragraphe 97 ci-dessus), qu’un grand nombre de médecins, dont ceux qui prennent des responsabilités dans le cadre des demandes d’euthanasie, ont suivi des formations assurées par l’association LEIF dont le but est d’assurer à toute personne une fin de vie digne. Dans ce contexte, la Cour estime que le fait que les médecins consultés étaient membres de cette même association ne suffit pas, en l’absence d’autres éléments, à démontrer un manque d’indépendance.

164.  En définitive, l’euthanasie de la mère du requérant a été pratiquée environ deux mois après sa demande formelle d’euthanasie et après que le professeur D. se fut assuré que la demande de l’intéressée était volontaire, réitérée, réfléchie et sans pression extérieure, qu’elle se trouvait dans une situation médicale sans issue et qu’elle faisait état d’une souffrance psychique constante et insupportable qui ne pouvait plus être apaisée et qui résultait d’une affection grave et incurable. Cette conclusion a été par la suite confirmée à l’issue de l’enquête pénale menée par les autorités judiciaires, qui ont décidé que l’euthanasie en question avait bien respecté les conditions matérielles et procédurales prescrites par la loi relative à l’euthanasie.

165. Par conséquent, la Cour estime qu’il ne ressort pas des éléments dont elle dispose que l’acte d’euthanasie de la mère du requérant pratiqué conformément au cadre légal établi ait été effectué en méconnaissance des exigences de l’article 2 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition à ce titre.

  1. Sur le contrôle a posteriori

α)  Principes généraux

166.  L’obligation qui pèse sur l’État de protéger le droit à la vie implique non seulement des obligations positives matérielles, mais aussi l’obligation positive procédurale de veiller à ce que soit en place, pour les cas de décès, un système judiciaire effectif et indépendant. Ce système peut varier selon les circonstances, mais il doit permettre à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 137).

167.  Dans les cas de décès, la Cour a jugé que lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès est résulté d’un accident ou d’un autre acte involontaire et lorsque la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée qui vise à faire la lumière sur les circonstances du décès. Le fait que l’enquête retienne finalement la thèse de l’accident n’a aucune incidence sur cette question, puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence. En pareilles circonstances, l’obligation de mener une enquête officielle effective existe même quand l’auteur présumé de l’atteinte en cause n’a pas la qualité d’agent de l’État (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 161). Aux yeux de la Cour, il convient également d’appliquer ces exigences dans les cas où une euthanasie qui a été pratiquée fait l’objet d’une dénonciation ou d’une plainte par un proche du défunt, indiquant de manière crédible l’existence de circonstances suspectes (paragraphe 79 ci-dessus).

168.  Dans de telles circonstances, la Cour estime que les principes applicables sont ceux qui ont été décrits dans l’arrêt Nicolae Virgiliu Tănase (précité, §§ 165-171) de la manière suivante (références omises) :

« 165. Pour qu’elle soit qualifiée d’« effective », l’enquête doit d’abord être adéquate. Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et à la punition des responsables.

166. L’enquête doit également être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, qu’elles doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leur décision.

167. Il convient par ailleurs de souligner que s’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser, il reste qu’une prompte réaction des autorités est capitale pour la sûreté publique, pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration. La procédure doit également être menée à terme dans un délai raisonnable.

168. D’une manière générale, le système national mis en place pour déterminer les causes des décès ou des blessures graves doit également être indépendant. Cela suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance pratique, ce qui implique que toutes les personnes chargées d’apprécier les faits dans le cadre de la procédure censée conduire à l’établissement de la cause d’un décès ou de blessures physiques doivent jouir d’une indépendance tant formelle que concrète à l’égard des personnes impliquées dans les événements.

169. Dans un cas comme celui de l’espèce, où différentes voies de recours, tant civiles que pénales, étaient disponibles, la Cour doit examiner si l’on peut dire que, prises dans leur ensemble et telles qu’elles étaient prévues par la loi et appliquées en pratique, celles-ci constituaient des voies de droit permettant d’établir les faits, d’obliger les responsables à rendre des comptes et d’offrir à la victime une réparation adéquate. Le choix des mesures que l’État doit adopter pour se conformer à ses obligations positives au titre de l’article 2 relève en principe de sa marge d’appréciation. Étant donné la diversité des moyens propres à garantir les droits consacrés par la Convention, le fait pour l’État concerné de ne pas mettre en œuvre une mesure déterminée prévue par le droit interne ne l’empêche pas de remplir son obligation positive d’une autre manière.

170.  Lesdites obligations ne peuvent toutefois être réputées satisfaites si les mécanismes de protection prévus par le droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique. Il s’agit d’une obligation non de résultat mais de moyens. Ainsi, le simple fait qu’une procédure n’a pas eu une issue favorable à la victime (ou à ses proches) ne signifie pas en lui‑même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive découlant pour lui de l’article 2 de la Convention.

Enfin, la Cour rappelle que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 s’apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels, dont ceux mentionnés ci‑dessus (paragraphes 166-168 ci-dessus). Ces paramètres sont liés entre eux mais, contrairement aux exigences en matière de procès équitable définies à l’article 6, ils ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question en la matière, dont celle de célérité et de diligence raisonnable, doit être appréciée. »

169.  Les juridictions nationales ne doivent en aucun cas être disposées à laisser impunies des atteintes à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004‑XII, et S.F. c. Suisse, no 23405/16, § 127, 30 juin 2020). La tâche de la Cour consiste donc à vérifier si et dans quelle mesure les juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour avoir soumis le cas dont elles se trouvaient saisies à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, pour que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas amoindries (Öneryıldız, précité, § 96, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 306, CEDH 2011 (extraits), et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], n5878/08, § 239, 30 mars 2016).

β)        Application au cas d’espèce

170.  Deux contrôles ont eu lieu pour vérifier si l’euthanasie de la mère du requérant avait été pratiquée conformément à la loi : le contrôle automatique effectué par la Commission, puis l’enquête pénale ouverte à la suite de la plainte déposée par le requérant. La Cour va les examiner successivement.

    Le contrôle effectué par la Commission

171.  La loi relative à l’euthanasie a instauré un contrôle a posteriori automatique effectué par la Commission pour chaque euthanasie pratiquée (paragraphes 52-53 ci-dessus). De l’avis de la Cour, dans la mesure où le législateur belge a choisi d’instaurer uniquement un contrôle de l’euthanasie a posteriori (paragraphes 52-55 ci-dessus), ce contrôle doit être effectué de manière particulièrement rigoureuse pour satisfaire aux obligations prévues par l’article 2 de la Convention.

172.  Le requérant est d’avis que la Commission ne pouvait pas se prononcer de manière indépendante sur la légalité de l’euthanasie de sa mère dans la mesure où la Commission devait prendre une décision sur un dossier impliquant son coprésident, le professeur D., qui ne s’est pas récusé (paragraphe 89 ci-dessus).

173.  Le Gouvernement réplique que l’examen se fait en toute impartialité sur la base du deuxième volet du document d’enregistrement, lequel ne peut comporter de noms. Il précise par ailleurs que, si le document d’enregistrement d’euthanasie est rempli par un médecin présent, celui-ci ne prendra jamais part à la discussion et ne l’influencera en aucune manière. Tout en respectant les règles déontologiques et les principes éthiques, il restera silencieux lorsqu’il remarque que la Commission examine un dossier qui le concerne de près ou de loin (paragraphe 95 ci-dessus).

174.  S’agissant de la composition de la Commission, la Cour note que la loi relative à l’euthanasie prévoit la présence de docteurs en médecine, de professeurs de droit ainsi que de professionnels issus des milieux chargés de la problématique des patients atteints d’une maladie incurable (paragraphe 51 ci-dessus), ce qui constitue sans doute un gage en termes de connaissances et de pratiques multidisciplinaires. De plus, le fait que les membres de la Commission soient proposés par une assemblée législative constitue également une garantie de son indépendance, ce qui n’est d’ailleurs pas contesté par le requérant.

175.  En revanche, la Cour note qu’en l’espèce, la Commission a vérifié, uniquement sur la base du deuxième volet, c’est-à-dire la partie anonyme, si l’euthanasie de la mère du requérant avait été pratiquée conformément à la loi. La Commission a conclu que l’euthanasie s’était déroulée selon les conditions et la procédure prévues par la loi (paragraphe 30 ci-dessus). Il apparaît donc que le professeur D. ne s’est pas récusé et rien ne permet de vérifier si la pratique décrite par le Gouvernement (paragraphe 95 ci-dessus) consistant, pour un médecin impliqué dans une euthanasie faisant l’objet d’un contrôle, à garder le silence, a été suivie en l’espèce.

176.  Or la Cour rappelle que le système de contrôle mis en place au niveau national pour déterminer les circonstances relatives au décès d’individus se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé doit être indépendant. En effet, comme elle l’a dit dans l’arrêt Lopes de Sousa Fernandes (précité, § 217), cette exigence est particulièrement importante lorsqu’il s’agit de recueillir des expertises médicales (voir également Bajić c. Croatie, no 41108/10, § 90, 13 novembre 2012).

177.  Si la Cour comprend que la procédure de récusation prévue par la loi (paragraphe 55 ci-dessus) est destinée à préserver la confidentialité des données personnelles contenues dans le document d’enregistrement et l’anonymat des personnes impliquées, elle estime néanmoins que le système mis en place par le législateur belge concernant une euthanasie contrôlée sur la seule base du volet anonyme du document d’enregistrement ne répond pas aux exigences découlant de l’article 2 de la Convention. En effet, la procédure prévue à l’article 8 de la loi relative à l’euthanasie n’empêche pas le médecin qui a pratiqué l’euthanasie de siéger dans la Commission et de voter sur la question de savoir si ses propres actes étaient compatibles avec les exigences matérielles et procédurales du droit interne. La Cour considère que laisser à la seule discrétion du membre concerné la décision de garder le silence lorsqu’il constate qu’il était impliqué dans l’euthanasie faisant l’objet du contrôle (voir la pratique décrite par le Gouvernement au paragraphe 95 ci‑dessus) ne saurait être considéré comme suffisant pour assurer l’indépendance de la Commission. Tout en étant consciente de l’autonomie dont jouissent les États en la matière, la Cour estime qu’un tel écueil pouvait être évité, et la confidentialité sauvegardée, par exemple si la Commission était composée d’un nombre de membres plus important que le nombre de ceux qui siègent pour l’examen de chaque affaire. Cela permettrait d’assurer qu’un membre de la Commission qui a pratiqué une euthanasie ne puisse pas siéger lorsque la Commission contrôle l’euthanasie en question.

178.  Par conséquent, et tenant compte du rôle crucial joué par la Commission dans le contrôle a posteriori de l’euthanasie, la Cour estime que le système de contrôle établi en l’espèce n’assurait pas son indépendance, et cela indépendamment de l’influence réelle qu’a éventuellement eue le professeur D. sur la décision prise par la Commission en l’espèce.

    L’enquête pénale

179.  La Cour rappelle que, quand la mort est le résultat d’une euthanasie pratiquée dans le cadre d’une législation qui autorise l’euthanasie tout en la subordonnant à des conditions strictes, une enquête pénale n’est en général pas requise. Les autorités compétentes doivent toutefois ouvrir une enquête permettant d’établir les faits et, le cas échéant, d’identifier et de punir les responsables, lorsqu’il y a une dénonciation ou une plainte par un proche du défunt indiquant l’existence de circonstances suspectes (paragraphe 79 ci‑dessus). Ainsi, eu égard à la plainte pénale déposée par le requérant qui alléguait de manière plausible que la loi relative à l’euthanasie n’avait pas été respectée en l’espèce, les autorités belges étaient dans l’obligation de mener une enquête pénale.

180.  La Cour constate que la première enquête pénale, menée par le procureur du Roi à la suite de la plainte déposée par le requérant, a duré environ trois ans et un mois alors qu’aucun devoir d’enquête ne semble avoir été entrepris par le procureur du Roi. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas contesté le manque d’effectivité de cette première enquête (paragraphe 98 ci‑dessus). La seconde enquête pénale menée sous la direction d’un juge d’instruction après la communication de la présente requête au Gouvernement a quant à elle duré environ un an et sept mois.

181.  De l’avis de la Cour, prise dans son ensemble, et eu égard à l’absence de devoirs entrepris au cours de la première enquête, l’enquête pénale n’a pas satisfait à l’exigence de promptitude requise par l’article 2 de la Convention.

182.  En revanche, s’agissant du caractère approfondi de l’enquête, la Cour estime que, au cours de la seconde enquête pénale, les autorités ont pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les éléments permettant d’établir les faits de l’affaire. Le juge d’instruction a ainsi nommé un expert médecin qui a examiné le dossier médical de la mère du requérant et a présenté ses conclusions dans un rapport d’expertise détaillé (paragraphes 43-44 ci-dessus). La police a également entendu le professeur D. (paragraphe 45 ci-dessus). C’est sur le fondement de ces éléments que la chambre du conseil a rendu une ordonnance de non-lieu (paragraphe 47 ci-dessus).

183.  Ces éléments suffisent pour conclure que la seconde enquête a été suffisamment approfondie. Dans la mesure où les obligations de l’État sont de moyens et non pas de résultat (paragraphe 168 ci-dessus), le fait que l’instruction pénale ait abouti à un non-lieu, sans renvoi d’une personne devant une juridiction de jugement, ne permet pas en soi de conclure que la procédure pénale concernant l’euthanasie de la mère du requérant n’a pas répondu aux exigences d’effectivité de l’article 2 de la Convention.

γ)  Conclusion relative au contrôle a posteriori

184. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’État a manqué à son obligation positive procédurale tant en raison du manque d’indépendance de la Commission qu’à cause de la durée de l’enquête pénale menée en l’espèce.

185.  Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à ce titre.

ARTICLE 8

200.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 1 de la Convention, les États contractants « reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis (...) [dans] la (...) Convention ». Si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits qu’il garantit (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 98, CEDH 2012, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 62, CEDH 2014, et Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 108, 5 septembre 2017). Ces obligations peuvent notamment impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée et familiale, jusque dans les relations des individus entre eux (Evans c. Royaume-Uni [GC], n6339/05, § 75, CEDH 2007‑I, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 125).

201.  Compte tenu des circonstances de l’espèce, et en particulier de la formulation du grief par le requérant, la Cour estime que la présente affaire soulève la question de savoir si l’État défendeur a méconnu son obligation positive de garantir au requérant, dont la mère a été euthanasiée, le droit au respect de sa vie privée et familiale.

202.  Les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut prendre en considération le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle (Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 157, CEDH 2005‑X, et Hämäläinen, précité, § 65).

203.  En premier lieu, le requérant dénonce une violation de l’article 8 parce qu’il considère que l’euthanasie de sa mère était contraire à l’article 2 de la Convention. À cet égard, s’agissant du cadre législatif concernant les actes préalables à l’euthanasie et des conditions dans laquelle l’euthanasie de la mère du requérant a été pratiquée en l’espèce, la Cour rappelle avoir conclu qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention (paragraphes 155 et 165 ci-dessus). Elle estime par conséquent que le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant n’a pas été enfreint du seul fait que sa mère a été euthanasiée.

204.  Ensuite, s’agissant de l’absence d’implication du requérant dans le processus d’euthanasie, la Cour est appelée à se prononcer sur un conflit entre différents intérêts concurrents, à savoir le souhait du requérant d’accompagner sa mère dans les derniers instants de sa vie et le droit de la mère du requérant au respect de sa volonté et de son autonomie personnelle (sur ce dernier point, voir les principes généraux décrits au paragraphe 124 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour doit procéder à un exercice de mise en balance des intérêts en jeu.

205.  La Cour relève que la loi relative à l’euthanasie oblige les médecins à s’entretenir de la demande d’euthanasie d’un patient avec ses proches uniquement lorsque c’est la volonté du patient (paragraphe 51 ci-dessus). Si telle n’est pas sa volonté, les médecins ne peuvent pas contacter ses proches, conformément à leur devoir de confidentialité et de maintien du secret médical (paragraphes 59 et 66 ci-dessus).

206.  En l’espèce, conformément à la loi, les médecins impliqués dans la procédure d’euthanasie de la mère du requérant lui ont suggéré plusieurs fois une reprise de contact avec ses enfants (paragraphes 11, 17, 19 et 23 ci‑dessus). Or, il ressort du dossier que la mère du requérant s’y est à chaque fois opposée, déclarant qu’elle ne voulait plus avoir de contact avec ses enfants (paragraphes 6, 8, 9, 25 et 26 ci-dessus). Elle a même indiqué qu’elle avait peur de son fils (paragraphe 8 ci-dessus). Nonobstant, à la demande de ses médecins, l’intéressée a adressé un courriel à ses enfants, le requérant et sa sœur, dans laquelle elle les a informés de sa volonté d’euthanasie (paragraphe 12 ci-dessus). Alors que la sœur du requérant a répondu à ce courriel en déclarant qu’elle respectait la volonté de sa mère, le requérant ne semble pas avoir réagi (paragraphe 12 ci-dessus).

207.  Dans ces circonstances qui s’inscrivaient dans le cadre de relations dégradées entre le requérant et sa mère depuis longtemps, la Cour estime que les médecins de la mère du requérant ont fait tout ce qui était raisonnable, dans le respect de la loi, de leur devoir de confidentialité et de maintien du secret médical, ainsi que des directives déontologiques (paragraphes 59 et 66 ci-dessus), pour qu’elle contacte ses enfants au sujet de sa demande d’euthanasie. Il ne saurait être reproché au législateur d’obliger les médecins à respecter les souhaits de l’intéressée sur ce point, ni de leur imposer un devoir de confidentialité et de maintien du secret médical. Sur ce dernier point, la Cour rappelle que le respect du caractère confidentiel des informations sur la santé constitue un principe essentiel du système juridique de toutes les Parties contractantes à la Convention et qu’il est capital non seulement pour protéger la vie privée des malades mais également pour préserver leur confiance dans le corps médical et les services de santé en général (Z c. Finlande, 25 février 1997, Recueil 1997-I, M.S. c. Suède, 27 août 1997, § 41, Recueil 1997‑IV, et, mutatis mutandis, Szuluk c. Royaume-Uni, no 36936/05, § 47, CEDH 2009).

208.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la législation, telle qu’elle a été appliquée en l’espèce, a ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu.

209.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

ARTICLE 8 LES DIPLÔMES

ET LA VIE PROFESSIONNELLE

FLORINDO DE ALMEIDA VASCONCELOS GRAMAXO c. PORTUGAL

du 13 décembre 2022 requête n° 26968/16

Art 8 • Obligations positives • Licenciement sur la base des données recueillies grâce au GPS installé au su du requérant par son employeur et relatives aux kilomètres parcourus par son véhicule de fonction • Art 8 applicable • Existence d’un cadre normatif protecteur des salariés • Absence de recours devant les tribunaux au sujet de l’installation du dispositif GPS • Juridiction de dernière instance ayant réduit l’ampleur de l’intrusion dans sa vie privée aux données strictement nécessaires au but légitime poursuivi par l’entreprise (le contrôle des dépenses) • Mise en balance circonstanciée des droits concurrents en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour • Marge d’appréciation non dépassée

Art 6 § 1 (civil)• Procès équitable • Procédure en contestation des motifs du licenciement non entachée par l’utilisation comme preuves des données légales de géolocalisation • Autres moyens de preuve pris en compte dans le respect des droits de la défense • Arrêt, rendu à l’issue d’une procédure contradictoire, motivé en fait et en droit, ni arbitraire ni manifestement déraisonnable

CEDH

a)  Principes généraux

105.  La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 98, CEDH 2012, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013, et López Ribalda et autres, précité, § 110). La responsabilité de l’État peut ainsi se trouver engagée si les faits litigieux résultent d’un manquement de sa part à garantir aux personnes concernées la jouissance des droits consacrés par l’article 8 de la Convention (Bărbulescu, précité, § 110, et Schüth c. Allemagne, no 1620/03, §§ 54 et 57, CEDH 2010).

106.  Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre les différents intérêts privés et publics en jeu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation. Cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si leurs décisions se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées (López Ribalda et autres, précité, § 111).

107.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants. Il existe en effet plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie privée, et la nature de l’obligation de l’État dépendra de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Söderman, précité, § 79, et Bărbulescu, précité, § 113).

108.  La Cour a déjà jugé que, dans certaines circonstances, le respect des obligations positives qu’impose l’article 8 exige de l’État qu’il adopte un cadre législatif propre à protéger le droit en cause (López Ribalda et autres, précité, § 113 et les exemples qui y sont cités). Pour la surveillance des employés sur le lieu de travail, les États ont le choix d’adopter ou non une législation spécifique. Il appartient toutefois aux juridictions internes de s’assurer que la mise en place par un employeur de mesures de surveillance portant atteinte au droit au respect de la vie privée est proportionnée et s’accompagne de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (ibidem, § 114, et Bărbulescu, précité, § 120).

109.  Dans les arrêts Bărbulescu (précité, § 121, concernant le contrôle de la correspondance et des communications des employés) et López Ribalda et autres (précité, § 116, concernant des mesures vidéosurveillance), dont les considérations sont transposables, mutatis mutandis, à la présente espèce, la Cour a indiqué que les juridictions nationales devraient tenir compte des facteurs suivants lorsqu’elles procèdent à la mise en balance des différents intérêts en jeu :

i)  L’employé a-t-il été informé de la possibilité que l’employeur prenne des mesures de surveillance ainsi que de la mise en place de telles mesures ? Si, en pratique, cette information peut être concrètement communiquée au personnel de diverses manières, en fonction des spécificités factuelles de chaque cas, l’avertissement doit en principe être clair quant à la nature de la surveillance et être préalable à sa mise en place.

ii)  Quels ont été l’ampleur de la surveillance opérée par l’employeur et le degré d’intrusion dans la vie privée de l’employé ? À cet égard, il convient de prendre en compte notamment le caractère plus ou moins privé du lieu dans lequel intervient la surveillance, les limites spatiales et temporelles de celle-ci, ainsi que le nombre de personnes ayant accès à ses résultats.

iii)  L’employeur a-t-il justifié par des motifs légitimes le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci ? Sur ce point, plus la surveillance est intrusive, plus les justifications requises doivent être sérieuses.

iv)  Était-il possible de mettre en place un système de surveillance reposant sur des moyens et des mesures moins intrusifs ? À cet égard, il convient d’apprécier en fonction des circonstances particulières de chaque espèce si le but légitime poursuivi par l’employeur pouvait être atteint en portant une atteinte moindre à la vie privée du salarié.

v)  Quelles ont été les conséquences de la surveillance pour l’employé qui en a fait l’objet ? Il convient notamment de vérifier de quelle manière l’employeur a utilisé les résultats de la mesure de surveillance et s’ils ont servi à atteindre le but déclaré de la mesure.

vi)  L’employé s’est-il vu offrir des garanties adéquates, notamment lorsque les mesures de surveillance de l’employeur avaient un caractère intrusif ? Ces garanties peuvent être mises en œuvre, parmi d’autres moyens, par l’information fournie aux employés concernés ou aux représentants du personnel sur la mise en place et sur l’ampleur de la surveillance, par la déclaration de l’adoption d’une telle mesure à un organisme indépendant ou par la possibilité d’introduire une réclamation.

110.  La Cour rappelle, pour finir, que les juridictions internes doivent motiver leurs décisions de manière suffisamment circonstanciée, afin notamment de lui permettre d’assurer le contrôle européen qui lui est confié. Un raisonnement insuffisant des juridictions internes, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Savran c. Danemark [GC], no 57467/15, § 188, 7 décembre 2021). En revanche, dès lors que les autorités nationales ont réalisé la mise en balance des intérêts en jeu dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (voir, mutatis mutandis, Von Hannover (no 2), précité, § 107).

b)  Application de ces principes à la présente espèce

111.  En l’espèce, dès lors que l’ingérence dans la vie privée du requérant était le fait non pas de l’État mais de son employeur, une entreprise privée, la Cour, suivant l’approche adoptée dans des affaires similaires, examinera les griefs du requérant sous l’angle des obligations positives qui incombent à l’État au titre de l’article 8 de la Convention (comparer avec Bărbulescu, précité, §§ 109-111, López Ribalda et autres, précité, § 111, Köpke, décision précitée, et Platini, décision précitée, § 59).

112.  La Cour note qu’il existait, au moment des faits, un cadre normatif destiné à protéger la vie privée des salariés dans une situation telle que celle de l’espèce. En effet, la LPDP prévoyait un certain nombre de garanties en matière de protection des données dont le non-respect pouvait être sanctionné par la CNPD, l’autorité nationale de contrôle en matière de protection des données à caractère personnel. La responsabilité pénale et civile du responsable du traitement des données pouvait également être engagée (paragraphes 77-78 ci-dessus). La Cour relève plus particulièrement que l’article 20 § 1 du CT interdit que des moyens de surveillance à distance soient utilisés sur les lieux de travail pour contrôler les performances professionnelles des salariés, autrement dit l’exécution de leurs tâches professionnelles (paragraphe 72 ci-dessus). Le cadre normatif existant en droit interne ne semble donc pas être en cause en l’espèce, et le requérant ne soutient d’ailleurs pas que celui-ci soit dépourvu de garanties contre les abus.

113.  De plus, la Cour constate que le requérant n’a pas contesté devant les juridictions administratives la décision que la CNPD avait rendue le 10 septembre 2013 relativement à sa plainte concernant l’installation même du dispositif GPS dans son véhicule de fonction (paragraphes 14 et 16
ci-dessus), dont il avait été dûment informé (paragraphe 11-13 et 39
ci-dessus), alors qu’il aurait pu le faire en vertu de l’article 23 § 3 de la LPDP (paragraphe 78 ci-dessus).

114.  Dans ces conditions, la seule question qu’il reste à trancher est celle de savoir si, comme l’allègue le requérant (paragraphe 101 ci-dessus), les juridictions internes, bien que saisies de la procédure relative à son licenciement, ont manqué à protéger son droit au respect de sa vie privée dans le cadre de sa relation de travail alors que, expose-t-il, l’installation du système de géolocalisation sur son véhicule de fonction, d’une part n’avait pas été autorisée par la CNPD et, d’autre part, contrevenait au cadre normatif national et européen en matière de protection de données à caractère personnel (paragraphes 86-101 ci-dessus). En bref, il s’agit de déterminer si les juridictions nationales ont ménagé, dans leur mise en balance des intérêts qui étaient en jeu, une protection suffisante du droit du requérant au respect de sa vie privée.

115.  À cet égard, la Cour constate tout d’abord que les juridictions nationales ont cerné les intérêts qui étaient en jeu dans la présente espèce, en se référant, d’une part, au droit du requérant au respect de sa vie privée et, d’autre part, au droit de son employeur de contrôler les dépenses découlant de l’utilisation des véhicules confiés à ses délégués médicaux (paragraphes 42, 56 et 61 ci-dessus). Il convient à présent de déterminer si, dans la mise en balance de ces intérêts, elles ont appliqué les critères énoncés ci-dessus (paragraphe 109 ci-dessus).

116.  En premier lieu, la Cour observe que les juridictions nationales ont considéré comme établi que le requérant avait été informé que tout véhicule qui lui serait fourni serait équipé d’un dispositif GPS (paragraphe 39
ci-dessus ; voir, a contrario, Bărbulescu, précité, § 77, López Ribalda et autres, précité, § 13, et Köpke, décision précitée). Elle constate également que le requérant a signé le document du 5 janvier 2012, que l’entreprise avait transmis aux salariés concernés et qui portait sur l’installation de ce dispositif et sur les motifs de cette mesure (paragraphes 11-12 ci-dessus). Or ce document précisait bien qu’un tel dispositif visait notamment à contrôler les kilomètres parcourus dans l’exercice de l’activité des salariés. Il indiquait aussi qu’une procédure disciplinaire pourrait être engagée contre tout salarié en cas d’incohérences entre les données de kilométrage livrées par le GPS et les éléments fournis par les salariés (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour relève en outre que, le 9 avril 2012, l’entreprise a précisé qu’un tel dispositif visait à accroître la fiabilité des informations relatives au kilométrage parcouru (paragraphe 13 ci-dessus) qui étaient consignées par les salariés dans le CRM, une application informatique mise en place à cet effet au sein de l’entreprise en avril 2002 (paragraphe 7 ci-dessus). Il ne fait donc pas de doute que le requérant savait que l’entreprise avait installé un système GPS sur son véhicule dans le but de contrôler les kilomètres parcourus dans l’exercice de son activité professionnelle et, le cas échéant, lors de ses déplacements privés (voir, a contrario, Köpke, décision précitée, et López Ribalda et autres, précité, § 130).

117.  En deuxième lieu, la Cour note que le requérant a été licencié par son employeur sur la base de deux motifs, visés à l’article 351 §§ 1 et 2, alinéas a), d), e) et g) du CT (paragraphes 21 et 72 ci-dessus). D’une part, se basant sur le traitement des données recueillies au moyen du GPS installé dans son véhicule de fonction, l’entreprise l’a sanctionné pour avoir majoré le nombre de kilomètres parcourus à titre professionnel, afin d’occulter les kilomètres parcourus à titre privé, et pour n’avoir pas respecté le temps de travail auquel il était tenu. D’autre part, le requérant a été sanctionné pour avoir entravé le fonctionnement du dispositif GPS pendant les week-ends (paragraphe 21
ci-dessus).

118.  Si le tribunal de Vila Real a jugé que les motifs de licenciement étaient justifiés (paragraphes 39-43 ci-dessus), la cour d’appel de Guimarães a en revanche annulé l’un de ces motifs, à savoir le non-respect par le requérant de son temps de travail. Tenant compte de la résolution n1565/2015, entretemps adoptée par la CNPD et non contestée par l’entreprise devant les juridictions administratives (paragraphe 54 ci-dessus), qui interdisait à l’entreprise d’utiliser des appareils de géolocalisation dans ses véhicules de fonction (paragraphe 56 ci-dessus), elle s’est écartée de l’analyse qui avait été faite par le tribunal de Vila Real à la lumière des arrêts de la Cour suprême du 22 mai 2007 et du 13 novembre 2013 (paragraphes 82 et 83 ci-dessus), en considérant que les dispositifs de géolocalisation ne pouvaient être utilisés pour contrôler les performances des salariés ou le respect de leur temps de travail.

119.  Faisant une application rétroactive de cette résolution, la cour d’appel de Guimarães a alors jugé que les données de géolocalisation qui avaient été obtenues par l’entreprise pour contrôler les performances des salariés relevaient de la surveillance à distance interdite par l’article 20 § 1 du CT et étaient illégales (paragraphe 56 ci-dessus). En revanche, elle a considéré que les données de géolocalisation qui rendaient compte des kilomètres parcourus ne relevaient pas de la surveillance à distance au sens de cette disposition et qu’elles n’étaient donc pas illégales (paragraphe 57
ci-dessus). Aussi, la cour d’appel n’a pas invalidé l’ensemble des données de géolocalisation litigieuses mais seulement celles qui consistaient à opérer un contrôle sur l’activité professionnelle de l’employé.

120.  La Cour estime que, en retenant uniquement les données de géolocalisation concernant le kilométrage parcouru, la cour d’appel de Guimarães a réduit l’ampleur de l’intrusion dans la vie privée du requérant à ce qui était strictement nécessaire au but légitime poursuivi, à savoir le contrôle des dépenses de l’entreprise.

121.  Le requérant ne conteste d’ailleurs pas qu’il était tenu de rendre compte des kilomètres parcourus non seulement dans le cadre de son activité professionnelle mais également à titre privé, afin, dans ce second cas, de rembourser à l’entreprise les dépenses correspondantes. Il allègue cependant qu’il existait des moyens moins intrusifs pour assurer ce contrôle, ainsi qu’il l’a exposé devant les juridictions internes (paragraphes 86, 29 et 45
ci-dessus).

122.  Sur ce point, la Cour note que le tribunal de Vila Real a jugé, entre autres, établi que, en l’absence d’un tel système, il serait difficile de contrôler les kilomètres parcourus à titre professionnel et à titre privé (paragraphe 40 ci-dessus). La cour d’appel de Guimarães a quant à elle estimé qu’il n’y avait pas lieu de revoir ce point, eu égard à la décision qu’elle allait rendre au sujet des faits de l’espèce (paragraphe 59 ci-dessus). La Cour ne voit pas de raison d’en juger autrement dès lors que, effectivement, seules les données de géolocalisation relatives au kilométrage parcouru ont été retenues par la cour d’appel de Guimarães contre le requérant à l’issue de la procédure judiciaire relative à son licenciement. De plus, la Cour note que le requérant n’a contesté ni les données relatives au kilométrage parcouru d’après le dispositif GPS litigieux ni les différences entre celui-ci et celui qu’il avait déclaré dans le CRM (paragraphes 40 et 60 ci-dessus).

123.  Elle constate de surcroît que la diffusion de telles informations était très limitée. En effet, seules les personnes chargées d’attribuer et d’approuver les visites et les dépenses avaient accès à ces données de géolocalisation (paragraphe 11 ci-dessus).

124.  Eu égard à ce qui précède, et plus particulièrement au fait que le requérant n’a pas contesté la décision rendue par la CNPD relativement à la plainte qu’il avait formée devant elle pour dénoncer l’installation du dispositif GPS dans son véhicule de fonction, il paraît évident que la cour d’appel de Guimarães n’aurait pas pu faire davantage que ce qu’elle a fait, sachant qu’elle était appelée à statuer uniquement sur le motif du licenciement du requérant. Ainsi, la Cour estime que la cour d’appel de Guimarães a mis en balance de manière circonstanciée le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit de son employeur de veiller au bon fonctionnement de l’entreprise, en tenant compte du but légitime qui était poursuivi par l’entreprise, à savoir le droit de veiller au contrôle de ses dépenses. La marge d’appréciation qui revenait à l’État en l’espèce n’a donc pas été dépassée. La Cour en conclut que les autorités nationales n’ont pas manqué à l’obligation positive qui leur incombait de protéger le droit du requérant au respect de sa vie privée.

125.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Platini c. Suisse du 5 mars 2020 requête n° 526/18

Irrecevabilité : Michel Platini : l’interdiction d’exercer une activité professionnelle liée au football était bien justifiée.

L’affaire concerne Michel Platini, un ancien joueur de football professionnel, président de l’UEFA et vice-président de la FIFA. Le requérant a fait l’objet d’une procédure disciplinaire en raison d’un « complément » de salaire de 2 000 000 francs suisses (CHF) perçu dans le cadre d’un contrat oral passé avec l’ancien président de la FIFA. Il a été sanctionné d’une interdiction de quatre ans d’exercice de toute activité en lien avec le football et d’une amende de 60 000 francs suisses. La Cour juge en particulier qu’au regard de la gravité des infractions commises, de la position élevée que M. Platini occupait au sein des instances de football et de la nécessité de rétablir la réputation de ce sport comme celle de la FIFA, la sanction infligée ne paraît ni excessive, ni arbitraire. Les juridictions internes ont pris en compte tous les intérêts en jeu pour confirmer la mesure prise par la FIFA, réduite par ailleurs par le Tribunal arbitral du sport. Enfin, la Cour relève que le requérant a bénéficié des garanties institutionnelles et procédurales internes lui permettant de contester la décision de la FIFA et de faire valoir ses griefs.

LES FAITS

En 2015, les instances de la FIFA ouvrirent une procédure disciplinaire, après enquête préliminaire, au sujet d’un prétendu complément de salaire de 2 000 000 francs suisses (CHF), perçu en 2011, dans le cadre d’un contrat oral entre le requérant et le président de la FIFA, pour des activités de conseiller exercées de 1998 à 2002. Le requérant fut condamné une première fois à huit ans d’interdiction d’exercice de toute activité en lien avec le football au niveau national et international, ainsi qu’à une amende de 80 000 CHF par la Chambre de jugement de la Commission d’éthique de la FIFA. La sanction fut confirmée par la Commission de Recours de la FIFA, qui réduisit la durée de l’interdiction d’activité à six ans. Le requérant fit appel de cette décision devant le Tribunal arbitral du sport (TAS). Il allégua, en particulier, que les articles du Code d’éthique de la FIFA ne s’appliquaient pas au moment de la commission des faits et que la sanction paraissait excessive. Le TAS rejeta ce grief mais réduisit les sanctions de six ans à quatre ans et l’amende de 80 000 CHF à 60 000 CHF. Le requérant forma un recours civil contre la décision du TAS devant le Tribunal fédéral, qui confirma la décision du TAS. Il retint qu’eu égard à l’âge du requérant, 61 ans en 2015, l’interdiction prononcée ne paraissait pas excessive.

Article 6 § 1

La Cour rappelle que l’article 35 de la Convention impose que les griefs soumis devant elle doivent avoir été auparavant soulevés devant les juridictions internes pertinentes. À défaut, la requête est irrecevable1 . En l’espèce, la Cour relève que le requérant a seulement soulevé devant le Tribunal fédéral les griefs de l’arbitraire et du défaut d’équité de la sentence arbitrale. Le requérant n’a pas fait mention, devant la juridiction suisse, des autres griefs qu’il invoque devant la Cour – illégalité du dossier présenté par le Tribunal arbitral du sport, soupçon de dépendance des organes juridictionnels de la FIFA vis-à-vis de celle-ci, non-respect des droits de la défense, iniquité de la procédure. Par conséquent, la Cour rejette les griefs fondés sur l’article 6 § 1 pour non-épuisement des voies de recours interne.

Article 7

La Cour recherche si la sanction infligée au requérant relève du champ pénal de l’article 7 de la Convention. Elle rappelle en particulier que, selon sa jurisprudence, les sanctions disciplinaires prononcées à la suite d’une faute professionnelle se distinguent des sanctions pénales. Elle relève, également, que les sanctions prononcées à l’encontre d’un « petit groupe d’individus dotés d’un statut particulier » ne rentrent pas, non plus, dans le champ pénal. En l’espèce, le requérant, haut-fonctionnaire de la FIFA, s’est vu infliger une sanction fondée sur les dispositions du Code d’éthique de la Fédération et du code disciplinaire. Cette sanction a été prononcée par les organes judiciaires de la FIFA. Il s’agit donc d’une sanction relevant d’un statut particulier visant un membre d’un groupe restreint d’individus. Par conséquent, la Cour déclare le grief tiré de l’article 7 irrecevable en raison de l’incompatibilité avec les dispositions de la Convention.

Article 8

La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large et non exhaustive. En l’espèce, la sanction litigieuse infligée au requérant est fondée sur des actes commis dans sa vie professionnelle, sans rapport avec sa vie privée. Cependant, la Cour reconnaît que des répercussions négatives ont affecté la vie privée du requérant.

La Cour admet ainsi que le requérant a établi que ces conséquences ont atteint un certain seuil de gravité. Sa carrière s’est déroulée entièrement dans le milieu du football et constituait donc son unique source de revenus, dont il a été privé. Le périmètre de la sanction est tel qu’il a pu empêcher le requérant de développer des relations sociales avec autrui. Enfin, sa réputation a pâti de la sanction infligée, « dans le sens d’une certaine stigmatisation ». Par ailleurs, la Cour recherche si l’État défendeur s’est acquitté de son obligation positive de protéger le droit du requérant au respect de sa vie privée contre la sanction prononcée par la FIFA, réduite mais confirmée par le TAS, et, en particulier si le requérant a bénéficié de garanties juridictionnelles suffisantes. En l’espèce, la Cour relève que le requérant a librement consenti à la renonciation à certains droits en signant des clauses d’arbitrages obligatoires excluant les voies de droit des tribunaux ordinaires. Le requérant a toutefois pu exercer un recours contre la mesure infligée par la FIFA devant le TAS. Celui-ci a dûment motivé sa décision de réduire mais de confirmer la sanction, dans une décision de 63 pages, répondant aux griefs du requérant. Le TAS a notamment retenu que la gravité particulière des faits, la position élevée occupée par le requérant et la nécessité de rétablir la réputation du football et de la FIFA justifiaient la sanction d’interdiction d’exercice d’une activité professionnelle pendant quatre ans. Enfin, le requérant a saisi le Tribunal fédéral d’un recours civil contre la décision du TAS. Le Tribunal fédéral a également confirmé les décisions précédentes, estimant fondée et motivée la sanction infligée. Par conséquent, le requérant a bénéficié de garanties institutionnelles et procédurales suffisantes. La Cour déclare manifestement mal-fondé le grief tiré de l’article 8 et le rejette.

CEDH

A.  Responsabilité internationale de la Suisse en vertu de la Convention et compétence ratione personae de la Cour

36.  En l’espèce, la sanction litigieuse prononcée à l’encontre du requérant a été infligée par la FIFA, à savoir une association de droit privé suisse. Par ailleurs, la procédure s’est déroulée devant les instances de la FIFA, puis devant le TAS. Or, ce dernier n’est ni un tribunal étatique ni une autre institution de droit public suisse, mais une entité émanant du CIAS, c’est-à-dire d’une fondation de droit privé (Mutu et Pechstein c. Suisse, nos 40575/10 et 67474/10, § 29, 2 octobre 2018). Il se pose dès lors la question de la responsabilité internationale et, en même temps, de la compétence ratione personae de la Cour.

37.  Cela étant, la Cour note que, s’agissant d’un arbitrage interne, la loi suisse prévoit les effets des sentences arbitrales du TAS ainsi que la compétence du Tribunal fédéral pour connaître de leur validité (articles 387 et 393 CPC, respectivement ; paragraphes 25 et 26 ci-dessus). En outre, dans la présente cause, cette haute juridiction a rejeté le recours du requérant donnant, de ce fait, force de chose jugée à la sentence arbitrale en question dans l’ordre juridique suisse.

38.  Les actes ou omissions litigieux sont donc susceptibles d’engager la responsabilité de l’État défendeur en vertu de la Convention (voir, Mutu et Pechstein, précité, §§ 66 et 67, et mutatis mutandis, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, §§ 120-122, CEDH 2012). Il s’ensuit également que la Cour est compétente ratione personae pour connaître des griefs du requérant quant aux actes et omissions du TAS, entérinés par le Tribunal fédéral.

B.  Griefs tirés de l’article 6 de la Convention

39.  Selon le requérant, les violations des règles du procès équitable auraient été nombreuses dans les statuts régissant le fonctionnement des instances de la FIFA, comme dans le déroulement de la procédure disciplinaire. Il allègue que le TAS se serait prononcé sur la base de pièces du dossier qui seraient affectées de vices tenant aux conditions dans lesquelles ces preuves ont été recueillies et qu’il n’aurait pas le droit de statuer sur un dossier constitué de manière illégale.

Le requérant allègue que les carences dans les statuts de la FIFA laissent planer un soupçon de dépendance des organes juridictionnels (commission d’éthique et de recours) à l’égard de l’exécutif de la FIFA. En outre, il soutient que le financement important que la FIFA accorde chaque année au TAS laisse douter de la dépendance de ses organes juridictionnels vis-à-vis de l’exécutif de la FIFA.

Le requérant fait également valoir que l’instruction n’a pas respecté les droits de la défense et a fait preuve de partialité. Elle aurait systématiquement refusé de communiquer au requérant le dossier d’instruction, alors qu’il aurait formulé plusieurs demandes dans ce sens. En plus, l’instruction aurait été menée en un temps incompatible avec l’exercice effectif des droits de la défense (ouverture de la procédure le 28 septembre 2015, prononcé de la sanction le 18 décembre 2015).

Enfin, le requérant reproche au TAS de ne pas avoir assumé son rôle de gardien des garanties du procès équitable étant donné que ce tribunal a estimé qu’il « guériss[ai]t toutes les violations procédurales qui auraient pu être commises par les instances précédentes » et qu’il n’était donc « pas nécessaire que la Formation statue sur l’existence ou non des violations procédurales alléguées par l’Appelant, ni qu’elle tranche si les exigences de l’article 6 de la Convention doivent être suivies ou non devant les instances internes ». Le Tribunal fédéral, en dernier ressort, n’aurait pas été en mesure ni d’examiner ni de réparer ou de sanctionner lesdites violations en raison du caractère extrêmement limité du contrôle qu’il exerce sur les décisions du TAS.

40.  L’article 35 de la Convention impose de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite devant la Cour. Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 144 et 146, CEDH 2010).

41.  En l’espèce, les griefs tirés de l’article 6 n’ont pas été soulevés devant le Tribunal fédéral, même pas en substance. Cela découle par ailleurs de la structure du mémoire de recours au Tribunal fédéral qui comporte, sur le fond, les parties suivantes : « En général », « Les dispositions réglementaires appliquées », « L’extension du plan de prévoyance », « Le paiement litigieux », « La participation à la réunion de la commission des finances du 2 mars 2011 », et la « Sanction infligée ». La Cour observe que, mis à part le dernier titre (sanction infligée), qui sera examiné par elle sous l’angle de l’article 8, aucune autre partie du mémoire ne porte sur les violations alléguées de l’article 6 § 1 de la Convention. Par ailleurs, le seul grief invoqué devant le Tribunal fédéral était celui de l’arbitraire et du défaut d’équité de la sentence arbitrale en tant que telle. L’équité de la procédure n’était, quant à elle, pas remise en cause.

42.  Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

C.   Grief tiré de l’article 7 de la Convention

43.  Le requérant estime que le principe de non-rétroactivité de la loi, concrétisé à l’article 7 de la Convention, aurait été violé, puisque les faits qui lui sont reprochés ont été commis en 2007, respectivement 2011, et que les instances juridictionnelles de la FIFA auraient refusé d’appliquer les textes en vigueur au moment des faits (CEF de 2009) pour s’appuyer sur le CEF en sa version de 2012. Selon le requérant, le texte de la version ancienne avait un champ d’application plus étroit et interdisait de recevoir des cadeaux que de la part de tiers. Les avantages que la FIFA accorde elle‑même n’auraient pas été compris dans le champ d’application de l’article 10 du CEF de 2009. Cette violation aurait été alléguée devant le TAS et le Tribunal fédéral, sans être corrigée ni réparée.

44.  La Cour estime nécessaire d’aborder d’emblée la question de savoir si le requérant peut se prévaloir de l’article 7 de la Convention. La notion de « peine » à l’article 7 possède, comme celles de « droits et obligations de caractère civil » et d’« accusation en matière pénale » à l’article 6 § 1 de la Convention, une portée autonome. Pour rendre effective la protection offerte par l’article 7, la Cour doit demeurer libre d’aller au-delà des apparences et d’apprécier elle-même si une mesure particulière s’analyse au fond en une « peine » au sens de cette clause (Kafkaris c. Chypre, no 21906/04, § 142, 12 février 2008 ; Welch c. Royaume-Uni, 9 février 1995, § 27, série A no 307-A, et Jamil c. France, 8 juin 1995, § 30, série A no 317-B). Le libellé de l’article 7 § 1, seconde phrase, indique que le point de départ d’où elle peut déterminer si une « peine » a été prononcée, consiste à savoir si la mesure en question a été imposée à la suite d’une condamnation pour une « infraction pénale ». D’autres éléments peuvent être jugés pertinents à cet égard : la nature et le but de la mesure en cause, sa qualification en droit interne, les procédures associées à son adoption et à son exécution, ainsi que sa gravité (Kafkaris, précité, § 142, Welch, précité, § 28, et Jamil, précité, § 31).

45.  La Cour a également expressément dit que les procédures relatives au renvoi d’un huissier motivé par la commission de nombreux délits « n’impliquaient pas une décision sur une accusation en matière pénale » (Bayer c. Allemagne, no 8453/04, § 37, 16 juillet 2009).

46.  En outre, dans l’affaire Oleksandr Volkov, précitée, § 93, le requérant était un juge qui s’est vu sanctionné pour un manquement aux règles de sa profession, c’est-à-dire pour une faute relevant clairement du domaine disciplinaire. La sanction qui lui a été imposée était une mesure disciplinaire classique pour faute professionnelle et, au regard du droit interne, elle se distinguait des sanctions de droit pénal encourues par les juges adoptant sciemment une mauvaise décision. Pour ces motifs, la Cour a conclu que l’affaire ne tombait pas dans le volet « pénal » de l’article 6 de la Convention (ibidem., § 95).

47.  Par ailleurs, la Cour a généralement refusé de faire entrer en jeu l’aspect pénal de l’article 6 concernant le licenciement et les restrictions à l’emploi visant des anciens agents du KGB (Sidabras et Džiautas c. Lituanie (déc.) nos 55480/00 et 59330/00, 1er juillet 2003). Les affaires concernant la « lustration » polonaise était différente dans la mesure où la Cour a observé que, dans un cas de ce type, les dispositions pertinentes de la législation polonaise ne touchaient pas un petit groupe d’individus dotés d’un statut particulier, à l’instar, par exemple, des mesures disciplinaires, mais visaient au contraire un grand nombre de citoyens, la procédure résultant en une interdiction d’emploi dans un grand nombre de postes publics sans que la liste exhaustive de ces postes ne soit énoncée dans le droit interne (Matyjek c. Pologne (déc.), no 38184/03, §§ 53 et 54, CEDH 2006-VII).

48.  En l’occurrence, les sanctions prononcées contre le requérant, un haut fonctionnaire de la FIFA, notamment l’interdiction d’exercer toute activité liée au football pendant quatre ans, étaient fondées sur les dispositions pertinentes du CEF et l’article 22 du code disciplinaire (paragraphe 29 ci-dessus) de ladite organisation et ont été prononcées par ses organes judiciaires, à savoir la commission d’éthique et la commission de recours. Il s’agit donc de mesures particulières prises à l’encontre d’un membre d’un groupe d’individus relativement petit, dotés d’un statut particulier et soumis à des règles spécifiques. La Cour conclut, en l’absence d’« infraction pénale » retenue contre le requérant, que celui-ci ne peut pas se prévaloir de l’article 7 de la Convention.

49.  Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

D.  Grief tiré de l’article 8 de la Convention

50.  En vertu de l’article 8 de la Convention, le requérant fait encore valoir que la sanction qui lui a été infligée violerait la liberté d’exercer une activité professionnelle, protégée par cette disposition, car elle l’a empêché d’exercer toute activité relative au football durant quatre ans.

51.  La Cour relève d’emblée que le requérant ne s’est pas explicitement référé à l’article 8 devant le Tribunal fédéral, mais qu’il a invoqué une atteinte aux droits de la personnalité (article 27 CC ; paragraphe 27 ci‑dessus) et à sa liberté économique (« l’avenir économique »). La Cour estime, dès lors, qu’il a épuisé, en substance, les voies de recours internes.

1. Sur l’applicabilité de l’article 8 au cas d’espèce

52.  Quant à l’applicabilité de l’article 8 au cas d’espèce, la Cour est amenée à examiner si le grief du requérant tombe sous la notion de « vie privée ». La Cour a déjà eu l’occasion d’observer que cette notion est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle recouvre également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007‑I). À ce titre, l’article 8 peut s’étendre aux activités professionnelles (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 110, CEDH 2014 (extraits), Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 71, 5 septembre 2017 (extraits), Antović et Mirković c. Monténégro, n70838/13, § 42, 28 novembre 2017, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 88, 17 octobre 2019).

53.  La Cour a récemment eu l’occasion de synthétiser les principes guidant la portée de l’article 8 dans les litiges professionnels dans l’affaire Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, 25 septembre 2018 :

«  115. La Cour conclut de la jurisprudence ci-dessus que les litiges professionnels ne sont pas par nature exclus du champ d’application de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention. Dans de tels litiges, un licenciement, une rétrogradation, un refus d’accès à une profession ou d’autres mesures tout aussi défavorables peuvent avoir des répercussions sur certains aspects typiques de la vie privée. Parmi ces aspects figurent i) le « cercle intime » du requérant, ii) la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui, et iii) sa réputation sociale et professionnelle. Un problème se pose généralement au regard de la vie privée de deux manières dans le cadre de litiges de ce type : soit du fait des motifs à l’origine de la mesure en cause (auquel cas la Cour retient l’approche fondée sur les motifs), soit – dans certains cas – du fait des conséquences sur la vie privée (auquel cas la Cour retient l’approche fondée sur les conséquences).

116.  Si l’approche fondée sur les conséquences est suivie, le seuil de gravité à atteindre pour chacun des aspects susmentionnés revêt une importance cruciale. C’est au requérant qu’il incombe d’établir de manière convaincante que ce seuil a été atteint dans son cas. Il doit produire des éléments prouvant les conséquences de la mesure en cause. La Cour ne reconnaîtra l’applicabilité de l’article 8 que si ces conséquences sont très graves et touchent sa vie privée de manière particulièrement notable.

117.  La Cour a énoncé des critères permettant d’apprécier le sérieux ou la gravité des violations alléguées dans le cadre de différents régimes. Le préjudice subi par le requérant s’apprécie par rapport à sa vie avant et après la mesure en question. La Cour estime en outre que, pour déterminer la gravité des conséquences dans un litige professionnel, il convient d’analyser au regard des circonstances objectives de l’espèce la perception subjective que le requérant dit être la sienne. Pareille analyse englobe les conséquences tant matérielles que non matérielles de la mesure en cause. Il reste toutefois que c’est au requérant de définir et préciser la nature et l’étendue de son préjudice, lequel doit avoir un lien de causalité avec la mesure en cause. La règle de l’épuisement des voies de recours internes veut que les éléments essentiels des allégations de ce type doivent avoir été suffisamment exposés devant les autorités internes saisies du litige. »

54.  S’agissant du cas d’espèce, le requérant rappelle qu’il était joueur de football professionnel, capitaine et sélectionneur de l’équipe nationale de football, qu’il a poursuivi une carrière dans le monde du football, qu’il a été membre du Comité d’organisation de la Coupe du Monde de football en France en 1998, qu’il a collaboré à la campagne électorale de X.Y., qu’il a travaillé pour la FIFA en qualité de conseiller du Président nouvellement élu jusqu’à juin 2002, qu’il a été élu, le 25 avril 2002, au Comité exécutif de l’UEFA qu’il a représentée au sein du Comité exécutif de la FIFA à partir de cette date, qu’il a été élu à la présidence de l’UEFA en 2007, puis réélu en 2011 et 2015, et qu’il était Vice-Président de la FIFA. Il ajoute qu’il a arrêté toutes activités commerciales dès la fin de l’année 2006 pour prendre la tête de l’UEFA en qualité de Président exécutif, évitant ainsi tout conflit d’intérêts.

55.  Le requérant conclut qu’il aurait ainsi consacré toute sa vie et sa carrière professionnelle au football, à l’exclusion de tout autre secteur. Il s’ensuit que les instances juridictionnelles de la FIFA, le TAS et le Tribunal fédéral ne pouvaient pas lui infliger une sanction aussi large et paralysante que celle qui lui a été infligée, soit l’interdiction générale d’exercer toute activité professionnelle (administrative, sportive ou autre) liée au football au niveau national et international durant quatre ans à compter du 8 octobre 2015, alors qu’il avait 61 ans, sans violer la Convention. Il s’agirait dès lors d’une mesure disproportionnée et injustifiée qui avait eu pour effet, en pratique, de le priver de toute possibilité d’exercer une activité professionnelle, soit une mesure contraire à l’article 8 de la Convention.

56.  La Cour estime que les motifs à la base de la mesure litigieuse touchant la vie professionnelle du requérant n’ont aucun rapport avec sa vie privée. Par contre, les répercussions sur sa vie privée sont la conséquence des actes qui lui ont été reprochés (voir à contrario, par ex. Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 71, CEDH 1999‑VI). Dès lors, elle estime qu’il faut appliquer, dans le cas d’espèce, l’approche fondée sur les conséquences (Denisov, précité, 107). Dans de tels cas, la Cour ne reconnaîtra l’applicabilité de l’article 8 que si le requérant arrive à établir de manière convaincante, par la production d’éléments concrets, que ces conséquences sont très graves et touchent sa vie privée de manière particulièrement notable (ibidem, § 116).

57.  À la lumière des arguments présentés par le requérant, la Cour est prête à admettre que l’intéressé, qui a passé et travaillé toute sa vie dans le milieu du football, peut effectivement se sentir considérablement affecté par l’interdiction d’exercer toute activité en lien avec le football durant quatre ans. La Cour accepte, premièrement, que les conséquences négatives de la mesure étaient susceptibles de se produire dans le cadre du « cercle intime » du requérant, qui s’est provisoirement vu interdit de gagner sa vie (a contrario, Denisov, précité, § 118) dans le milieu du football, la seule source de revenus pendant toute sa vie, situation aggravée par la position dominante, voire de monopole de la FIFA dans l’organisation globale du football (dans ce sens Schüth c. Allemagne, no 1620/03, § 73, CEDH 2010) et par son âge. Deuxièmement, elle estime que la sanction pouvait avoir un impact négatif sur la possibilité de nouer et développer des relations sociales avec autrui eu égard à la nature très large de la sanction prononcée, qui s’étend à « toute » activité liée au football. À cet égard, la Cour estime qu’il ne faut pas perdre de vue que le requérant était communément, dans le public et les médias, identifié par rapport au football. Enfin, la Cour considère comme probable que la sanction prononcée à l’encontre du requérant, comme par ailleurs chaque sanction d’un comportement socialement reprochable, a eu des effets négatifs sur sa réputation dans le sens d’une certaine stigmatisation.

58.  Il s’ensuit que, eu égard à la particularité de la situation du requérant, le seuil de gravité exigé pour faire entrer en jeu l’article 8 de la Convention a été atteint. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’article 8 s’applique au cas d’espèce.

2.  Sur la nature de l’obligation imposée et la marge d’appréciation dans le cas d’espèce

59.  Comme constaté plus haut, la sanction litigieuse a en l’espèce été infligée par la FIFA, à savoir une association de droit privé suisse. En l’absence d’une mesure étatique, la Cour estime qu’elle ne peut pas aborder le grief tiré de l’article 8 sous l’angle de la théorie de l’ingérence. Il lui appartient, dès lors, d’examiner si l’État défendeur s’est acquitté de ses obligations positives par rapport à l’article 8 de la Convention.

60.  Si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée. Celles-ci peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Obst c. Allemagne, no 425/03, § 41, 23 septembre 2010, Evans c. Royaume‑Uni [GC], no 6339/05, §§ 75-76, CEDH 2007‑IV, et López Ribalda et autres, précité, §§ 111 et 112).

61.  Dans certaines circonstances, l’État ne s’acquitte de manière adéquate de ces obligations positives que s’il assure le respect de la vie privée dans les relations entre individus en établissant un cadre normatif qui prenne en considération les divers intérêts à protéger dans un contexte donné (López Ribalda et autres, précité, § 113, M.C. c. Bulgarie, n39272/98, § 150, CEDH 2003‑XII ; K.U. c. Finlande, no 2872/02, §§ 43 et 49, CEDH 2008). À cet égard, la Cour rappelle également que les juridictions internes doivent motiver leurs décisions de manière suffisamment circonstanciée, afin notamment de permettre à la Cour d’assurer le contrôle européen qui lui est confié (voir, mutatis mutandis, I.M. c. Suisse, no 23887/16, § 72, 9 avril 2019, et X c. Lettonie [GC], n27853/09, § 107, CEDH 2013). Un raisonnement insuffisant des juridictions internes, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’article 8 de la Convention.

62.  La Cour estime que la question principale qui se pose en l’espèce est donc de savoir si l’État était tenu et, dans l’affirmative, dans quelle mesure, au regard de ses obligations positives découlant de l’article 8, de protéger le droit du requérant au respect de sa vie privée contre la mesure infligée par la FIFA, confirmée, même si réduite, par le TAS. Il convient, en particulier, de vérifier si le requérant disposait en l’espèce des garanties institutionnelles et procédurales suffisantes, soit un système de juridictions devant lesquelles il a pu faire valoir ses griefs, et si celles-ci ont rendu des décisions dûment motivées et tenant compte de la jurisprudence de la Cour (Obst, précité, §§ 45-46).

63.  Dans le cadre de cet examen, la Cour tiendra compte de la spécificité de la situation du requérant, qui a librement choisi une carrière particulière dans le domaine du football, d’abord en tant que joueur et sélectionneur, puis dans des fonctions officielles des associations du football, qui sont des acteurs privés et, en tant que tel, pas directement soumis à la Convention. Si une telle carrière offre sans doute de nombreux privilèges et avantages, elle implique en même temps la renonciation de certains droits (voir, dans ce sens, Fernández Martínez, précité, §§ 134-135). De telles limitations contractuelles sont acceptables au regard de la Convention lorsqu’elles sont librement consenties (ibidem, § 135). Or, en l’espèce, et contrairement à l’affaire Mutu et Pechstein (précitée, §§ 114 et 122), le requérant ne fait pas valoir devant la Cour qu’il aurait été contraint à signer des clauses d’arbitrage obligatoires excluant toutes les voies de droit devant les tribunaux domestiques ordinaires. Par ailleurs, il a expressément accepté la compétence du TAS en signant l’ordonnance de procédure (§ 137 de la sentence du TAS).

64.  La Cour estime nécessaire de garder ces particularités de la situation concrète du requérant à l’esprit dans l’examen du bien-fondé du grief tiré de l’article 8 de la Convention.

3. Conclusions dans le cas d’espèce

65.  En l’espèce, le requérant a pu porter le litige qui l’opposait à la FIFA devant le TAS, dont l’indépendance et l’impartialité, en tant que tribunal, n’ont pas été mises en doute par la Cour dans l’affaire Mutu et Pechstein, (précitée, § 159).

66.  Le TAS, par une formation de trois arbitres et après avoir tenu une audience, a revu la décision de la Chambre de jugement de la Commission d’éthique de la FIFA et réduit de six à quatre ans la durée d’interdiction d’activité et de 80 000 CHF à 60 000 CHF le montant de l’amende. La Cour note que le TAS a, de manière exhaustive et détaillée, dans le cadre d’une sentence de 63 pages (374 paragraphes), répondu aux griefs du requérant. Elle partage entièrement le point de vue du Tribunal fédéral selon lequel le TAS a procédé à un examen complet des griefs soulevés en vertu de la Convention, qu’il a rendu une sentence suffisamment circonstanciée et qu’il a procédé à une balance convaincante des intérêts en jeu en tenant compte de la spécificité de la procédure d’arbitrage sportif.

67.  Le TAS a notamment estimé que la durée de quatre ans était raisonnable en relation avec le but recherché car elle était suffisamment sérieuse pour sanctionner la violation, considérée grave, des articles 19 et 20 CEF, et envoyant ce faisant un signal fort pour rétablir la réputation du football et de la FIFA. Le TAS a dès lors jugé qu’il existait un intérêt prépondérant pour restreindre les droits de la personnalité du requérant et le droit d’exercer son activité professionnelle (paragraphe 19 ci-dessus). Par ailleurs, ni les éminents services rendus par le requérant à la cause du football n’avaient échappé aux arbitres, ni la situation actuelle de l’intéressé. Au contraire, le TAS a tenu compte de la position élevée qu’occupait le requérant au sein des plus hautes instances du football au moment de la commission des infractions retenues contre lui, tout comme l’absence de repentir de l’intéressé.

68.  Par la suite, le requérant a pu saisir le Tribunal fédéral d’un recours en matière civile contre la décision du TAS. Dans le cadre de ce recours, il a fait valoir, entre autres, que la durée de la sanction de quatre ans était excessivement longue, que la sanction n’était pas suffisamment précise, que le TAS n’avait pas suffisamment pris en compte l’impact réel de la sanction, ni tenu compte de son âge et donc pas fait une vraie pesée des intérêts en jeu (paragraphes 17-21 ci-dessus).

69.  Saisi de ce recours, le Tribunal fédéral, quant à lui, a entériné avec un raisonnement plausible et convaincant la sentence du TAS. Il a estimé, s’agissant de la durée de la sanction, que l’interdiction prononcée n’apparaissait pas manifestement excessive eu égard aux critères énoncés par la formation et que les arbitres avaient tenu compte de tous les éléments à charge et à décharge ressortant de leur dossier. Le Tribunal fédéral a estimé également que les arbitres n’avaient négligé aucune circonstance importante pour fixer cette durée.

70.  Compte tenu de ce qui précède, il s’avère que le requérant disposait en l’espèce des garanties institutionnelles et procédurales suffisantes, soit un système de juridictions privée (TAS) et étatique (Tribunal fédéral) devant lesquelles il a pu faire valoir ses griefs, et que celles-ci ont procédé à une véritable pesée des intérêts pertinents en jeu et ont répondu à tous les griefs du requérant dans le cadre de décisions dûment motivées. Par ailleurs, dans la mesure où la Cour est compétente pour se déterminer, elle estime que les conclusions des instances inférieures ne paraissent ni arbitraires ni manifestement déraisonnables, et poursuivaient non seulement l’objectif légitime de punir les infractions commises aux règlements pertinents par un haut fonctionnaire de la FIFA, mais également le but d’intérêt général consistant à rétablir la réputation du football et de la FIFA. Dès lors, et notamment compte tenu de la marge d’appréciation considérable dont jouissait l’État défendeur en l’espèce, la Suisse n’a pas manqué à ses obligations en vertu de l’article 8 de la Convention.

71.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Convertito et autres c. Roumanie du 3 mars 2020 requête n° 30547/14

Article 8 : L’annulation de diplômes d’État roumains de médecine dentaire, délivrés à des ressortissants italiens à cause d’irrégularités administratives n’était pas justifiée.

Art 8 • Respect de la vie privée • Annulation de diplômes d’État de fin d’études de médecine pour des irrégularités administratives lors de la procédure d’inscription en première année • Requérants autorisés par l’université de s’y inscrire, de poursuivre leurs études et de participer aux examens de fin d’études • Incertitude et incohérence concernant la procédure d’inscription entre l’université et le ministère de l’Éducation ne pouvant être reprochées aux requérants

L’affaire concerne l’annulation pour irrégularités administratives, des diplômes d’État en médecine dentaire obtenus en Roumanie par les requérants. La Cour relève que les décisions d’inscription en première année d’études supérieures ont été délivrées et signées par le doyen de la faculté de médecine et de pharmacie, avant que ne fussent obtenues les lettres d’acceptation. En vertu de ces décisions, les requérants ont été autorisés à poursuivre un cycle complet de six années d’études en médecine dentaire. Le sénat de l’université a, de son côté, confirmé la légalité de la situation administrative des requérants et validé leur participation aux examens de fin d’études. La Cour constate donc l’existence d’une certaine divergence entre l’administration de l’université et le ministère de l’Éducation, concernant la délivrance tardive des lettres d’acceptation des requérants. Cette situation d’incertitude et d’incohérence ne saurait en aucun cas être reprochée aux requérants.

FAITS

Les requérants, MM. Armando Convertito, Giovanni Muscia, Franco Manfredi, Pasquale De Stasio et Luigi Felice Francesco Di Mariano, sont des ressortissants italiens, nés respectivement en 1975, 1983, 1974, 1973 et 1961 et résidant à San Marco Evangelista, Caltagirone, San Cono, Naples et Aci Bonaccorsi. En octobre 2003, le doyen de la faculté de médecine et de pharmacie de l’université d’Oradea accepta les demandes d’inscription en première année de « médecine dentaire » formulées par les quatre premiers requérants. En octobre 2004, il accepta la demande formulée par le cinquième requérant. À la suite de l’obtention de ces décisions d’inscription, les requérants commencèrent leurs études. En septembre 2005, le ministère de l’Éducation délivra des lettres d’acceptation pour les quatre derniers requérants, valables à partir de l’année universitaire 2005/2006. En novembre 2009, le ministère de l’Education délivra la lettre d’acceptation pour le premier requérant. Début 2009, un échange eut lieu entre le président de l’université et les représentants du ministère de l’Éducation au sujet des lettres d’acceptation de 39 étudiants étrangers, parmi lesquels les cinq requérants. Le premier requérant n’avait toujours pas reçu sa lettre d’acceptation et les lettres délivrées aux autres ne concernaient pas l’année de leur inscription universitaire, mais la suivante. Le président sollicita l’avis du ministère de l’Éducation sur l’opportunité pour tous ces étudiants de se présenter aux examens de fin d’études. En septembre 2009, janvier et septembre 2010, le sénat de l’université décida d’autoriser les cinq requérants à participer aux examens de fin d’études. Les quatre premiers requérants réussirent leurs examens de la session de février 2010 et se virent délivrer leurs diplômes d’État en médecine dentaire en mars 2010. Le cinquième requérant, participant à la session de septembre 2010, reçut son diplôme en novembre 2010. Ensuite, les requérants entamèrent les démarches de reconnaissance de ces diplômes auprès des autorités italiennes pour exercer en Italie. En 2011, dans le cadre de la conduite d’une procédure de vérification de l’authenticité des diplômes par le ministère de l’Éducation, sur demande des autorités italiennes, un rapport conclut à des irrégularités concernant la délivrance tardive des lettres d’acceptation de plusieurs étudiants y compris celles des cinq requérants. En septembre 2011, le ministère de l’Éducation demanda au président de l’université d’Oradea d’annuler les diplômes en raison de la tardiveté de la délivrance des lettres d’acceptation. Le même mois, le sénat et le président de l’université annulèrent les diplômes sur la base des conclusions de la procédure de vérification. Les requérants déposèrent une plainte. Le 25 avril 2013, le tribunal de Bihor annula les décisions administratives d’annulation des diplômes et rendit son jugement sur le fond en concluant à l’absence de fraude de la part des requérants. Les parties formèrent un recours contre ce jugement. Le 16 octobre 2013, la cour d’appel d’Oradea rejeta le recours des requérants et accueillit le recours de l’université. Elle jugea que les requérants n’avaient pas respecté la réglementation relative à l’inscription dans les universités au motif que les lettres d’acceptation (sauf pour le cinquième requérant) permettaient uniquement une inscription pour une seule année universitaire. La non-remise des certificats de compétence linguistique au moment de l’inscription et l’absence de signature du président de l’université sur les décisions d’inscription confirmaient, selon la cour d’appel, le caractère frauduleux de l’obtention des diplômes.

Article 8

La Cour relève que le seul motif ayant servi de fondement aux décisions d’annulation des diplômes des intéressés a été la tardiveté des lettres d’acceptation. Cette mesure était prévue par la loi et fondée sur le non-respect par les requérants, de deux ordres du ministère de l’Education imposant certaines conditions pour l’inscription des étudiants étrangers en première année d’études supérieures en Roumanie. La mesure litigieuse avait donc d’une base légale,. La Cour note qu’il appartenait aux présidents d’université de solliciter les lettres d’acceptation auprès du ministère de l’Education, lettres qui avaient pour objectif de certifier la reconnaissance et l’équivalence des diplômes d’études fournis par les candidats étrangers à l’occasion de leur inscription dans un établissement d’enseignement supérieur en Roumanie. Or, en l’espèce, les requérants remplissaient les conditions imposées par la législation en matière de reconnaissance des études et aucun élément du dossier ne permet de leur imputer le retard observé dans la remise et l’obtention des documents en question. La Cour relève que les requérants ont reçu les décisions d’inscription délivrées et signées par un représentant de l’établissement – à savoir le doyen de la faculté de médecine et de pharmacie – avant l’obtention des lettres d’acceptation et des certificats de compétence linguistique. En vertu de ces décisions, les requérants ont été autorisés à poursuivre un cycle complet de six années d’études en médecine dentaire. Par ailleurs, les autorités leur ont permis de participer aux examens de fin d’étude. Le sénat de l’université a, de son côté, confirmé la légalité de la situation administrative des requérants et validé leur participation aux examens de fin d’études. La Cour constate donc l’existence d’une certaine divergence entre l’administration de l’université et le ministère de l’Éducation, concernant la délivrance tardive des lettres d’acceptation des requérants. Cette situation d’incertitude et d’incohérence ne saurait en aucun cas être reprochée aux requérants. En annulant les diplômes d’État des requérants, les autorités ont brusquement bouleversé la situation professionnelle des intéressés, alors qu’aucun manquement concernant leur niveau de qualification ne permettait de penser qu’ils n’étaient pas à la hauteur de leurs tâches. La Cour conclut donc à la violation de l’article 8 de la Convention.

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que la Roumanie doit verser à chacun des requérants 10 000 euros (EUR) pour dommage moral, et 3 000 EUR pour frais et dépens.

CEDH

2.  Appréciation de la Cour

a)  Sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice du droit protégé par l’article 8 de la Convention

37. Compte tenu des considérations qui précèdent (paragraphes 27-29
ci-dessus), la Cour observe que, dans les circonstances de l’espèce, l’annulation des diplômes d’État des requérants constitue une ingérence dans l’exercice, par les intéressés, du droit au respect de leur vie privée au sens de l’article 8 de la Convention. Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas (paragraphe 36 ci-dessus).

b)  Sur la justification de l’ingérence

38.  Pour déterminer si l’ingérence ainsi constatée a emporté violation de l’article 8 de la Convention, la Cour doit rechercher si elle était justifiée au regard du paragraphe 2 de cet article, autrement dit si elle était « prévue par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre l’un ou l’autre des « buts légitimes » énumérés dans ce texte (X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 54, CEDH 2013).

  1. Sur la base légale de l’ingérence

39.  En l’espèce, la Cour note d’emblée que la cour d’appel d’Oradea a retenu trois motifs pour justifier la mesure litigieuse, à savoir : la tardiveté dans la délivrance des lettres d’acceptation, la tardiveté dans l’obtention des certificats de compétence linguistique et l’absence de la signature du président de l’université sur les décisions d’inscription des requérants (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour relève toutefois qu’un seul motif a servi de fondement aux décisions d’annulation des diplômes des intéressés, à savoir, la tardiveté des lettres d’acceptation (paragraphes 13-14 ci-dessus).

40.  La Cour observe que la mesure litigieuse était prévue par l’article 146 de la loi no 1/2011 sur l’éducation nationale (paragraphes 14 et 19 ci-dessus) et était fondée sur le non-respect, par les requérants, de deux ordres du ministère de l’Éducation imposant certaines conditions pour l’inscription des étudiants étrangers en première année d’études supérieures en Roumanie (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). La question de savoir si la mesure litigieuse avait une base légale ne prête dès lors pas à controverse.

41.  Reste la question de savoir si les normes juridiques en question remplissaient les exigences d’accessibilité et de prévisibilité. À cet égard, la Cour renvoie aux principes bien établis dans sa jurisprudence en matière d’accessibilité et de prévisibilité de la base légale interne rappelés dans l’affaire C.G. et autres c. Bulgarie (no 1365/07, § 39, 24 avril 2008), ainsi que, sous l’angle des articles 5 de la Convention et 2 du Protocole no 4, dans l’affaire De Tommaso c. Italie ([GC], no 43395/09, §§ 106-109, CEDH 2017 (extraits))

42.  En premier lieu, en ce qui concerne l’exigence d’accessibilité, la Cour relève que la base légale litigieuse répondait à cette condition (paragraphes 19-21 ci-dessus).

43.  En second lieu, en ce qui concerne la prévisibilité de cette législation, la Cour constate tout d’abord que les lettres d’acceptation avaient pour objectif de faire certifier par le ministère de l’Éducation la reconnaissance et l’équivalence des diplômes d’études fournis par les candidats étrangers à l’occasion de leur inscription dans un établissement d’enseignement supérieur en Roumanie et qu’il appartenait aux présidents d’université de les solliciter auprès du ministère de l’Éducation (paragraphe 20 ci-dessus).

44.  La Cour note ensuite que les requérants remplissaient les conditions imposées par la législation nationale en matière de reconnaissance des études (paragraphes 4 et 9 ci-dessus) et qu’aucun élément du dossier ne permet de leur imputer le retard observé dans la remise des documents en question. De même, à supposer que l’absence de certificats de compétence linguistique puisse être considérée comme un motif ayant justifié l’annulation des diplômes des requérants, le retard dans l’obtention de ces documents ne saurait être imputé aux requérants (paragraphe 6 ci-dessus).

45.  Compte tenu de ces constats, la Cour considère que des doutes peuvent surgir quant à la prévisibilité pour les requérants de l’annulation de leurs diplômes d’État. Toutefois, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence litigieuse (paragraphes 48-53 ci‑après), la Cour juge qu’il ne s’impose pas ici de trancher cette question (voir, mutatis mutandis, Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 116, 14 septembre 2010).

  1. Sur les buts légitimes de l’ingérence

46.  La Cour observe que le Gouvernement justifie l’annulation des diplômes d’État des requérants par la nécessité d’assurer la protection de la santé de la population et un enseignement supérieur de qualité (paragraphe 36 ci-dessus).

47.  La Cour constate que ces buts pourraient rentrer dans les notions de « défense de l’ordre » et de « protection des droits d’autrui », à savoir ceux des personnes faisant appel aux soins que les requérants auraient pu dispenser.

  1. Sur la nécessité de l’ingérence

48.  Il reste à savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants (Bigaeva, précité, § 32).

49.  À cet égard, la Cour relève que les décisions d’inscription des requérants ont été délivrées et signées par un représentant de l’établissement, à savoir le doyen de la faculté de médecine et de pharmacie, avant l’obtention des lettres d’acceptation et des certificats de compétence linguistique (paragraphe 3 ci-dessus). C’est en vertu de ces décisions que les requérants ont été autorisés à poursuivre un cycle complet de six années d’études universitaires en médecine dentaire.

50.  Par ailleurs, la Cour note que les autorités ont permis aux requérants non seulement de s’inscrire à l’université et de poursuivre leurs études, mais aussi de participer aux examens de fin d’études, ce qui est essentiel à ses yeux (voir, mutatis mutandis, Bigaeva, précité, § 32). Les requérants n’auraient eu aucune raison apparente de poursuivre six années d’études de médecine dentaire et de participer aux examens de fin d’études si l’université avait ab initio refusé leur inscription administrative (voir, mutatis mutandis, Bigaeva, précité, § 33). À ce titre, elle relève que le sénat de l’université a, sur proposition du doyen de la faculté de médecine et de pharmacie et en vertu du principe de l’autonomie universitaire, confirmé la légalité de la situation administrative des requérants et validé leur participation aux examens de fin d’études par des décisions prises en 2009 et 2010 (paragraphe 10 ci-dessus).

51.  À cet égard, il convient d’accorder une importance particulière au contexte ayant entouré l’adoption de ces décisions, qui était caractérisé par l’existence d’une certaine divergence entre l’administration de l’université et le ministère de l’Éducation concernant la délivrance tardive des lettres d’acceptation des requérants (paragraphes 5, 7 et 8 ci-dessus). Or, pour la Cour, cette situation d’incertitude et d’incohérence ne saurait en aucun cas être reprochée aux requérants (voir, mutatis mutandis, Bigaeva, précité, § 34, et Sahin Kus, précité, § 51).

52.  La Cour relève enfin qu’en annulant les diplômes d’État des requérants dans les circonstances décrites ci-dessus, les autorités ont brusquement bouleversé la situation professionnelle des intéressés, alors qu’aucun manquement concernant leur niveau de qualification ne permettait de penser qu’ils n’étaient pas à la hauteur de leurs tâches (voir, mutatis mutandis, Bigaeva, précité, §§ 35-36).

53.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime que les mesures incriminées ne répondaient pas à un besoin social impérieux et qu’en tout état de cause elles n’étaient pas proportionnées aux buts légitimes visés. De ce fait, elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

54.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Grande Chambre Denisov c. Ukraine du 25 septembre 2018 requête n° 76639/11

Violation de l’article 6 § 1 : La Cour estime que la révocation d’un juge de sa fonction de président de juridiction était inéquitable mais qu’il n’y a pas eu d’atteinte à sa vie privée.

L’affaire concernait la révocation de M. Denisov de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv. La Cour a constaté que la manière dont le Conseil supérieur de la magistrature avait révoqué M. Denisov de sa fonction de président de juridiction, avant tout en raison de ses carences en tant qu’administrateur, et celle dont la Cour administrative supérieure avait ultérieurement contrôlé cette décision, avaient fait naître des questions similaires à celles soulevées dans l’affaire Oleksandr Volkov v. Ukraine. Le premier organe n’était pas suffisamment indépendant et impartial et le second n’avait pas pu remédier aux lacunes de la procédure en première instance. Il y avait donc eu violation du droit à un procès équitable.

Après avoir examiné sa jurisprudence, la Cour a relevé que la protection de la vie privée découlant de l’article 8 de la Convention pouvait s’appliquer aussi aux litiges professionnels. Elle a toutefois estimé que cette protection ne valait pas dans le cas particulier de M. Denisov puisque les motifs de sa révocation ne se rattachaient pas à sa vie privée et que cette mesure elle-même n’avait pas eu ensuite de graves conséquences sur sa vie privée. Par exemple, les répercussions en termes de perte de prestige résultant de sa perte de qualité de président de juridiction ou d’une baisse de ses émoluments n’étaient pas suffisamment graves pour faire entrer en jeu cette disposition de la Convention.

Article 6-1

La CEDH note que les organes et mécanismes constitutionnels ici en cause sont les mêmes que dans l’affaire Oleksandr Volkov, où elle a conclu à une violation de la Convention à raison de la révocation de M. Volkov de sa fonction de juge.

S’agissant de M. Denisov, la Cour dit que le Conseil supérieur de la magistrature ukrainien, qui l’avait initialement révoqué pour ses carences en tant qu’administrateur à la tête de la cour administrative d’appel de Kyiv, n’était pas suffisamment impartial et indépendant. Parmi ses membres qui avaient prononcé la révocation, les juges étaient minoritaires et, en outre, la carrière et les salaires de certains des membres dépendaient d’une certaine manière d’autres organes de l’appareil d’État. De plus, l’un des membres avait présidé l’enquête préliminaire à l’issue de laquelle la révocation de M. Denisov avait été recommandée.

La Cour administrative supérieure, devant laquelle M. Denisov avait ensuite fait appel, n’a quant à elle pas opéré un contrôle suffisant de l’affaire. Elle a par exemple relevé que M. Denisov n’avait pas contesté les faits à l’origine de sa révocation, ce qui n’était pas le cas. Elle n’a pas non plus réellement examiné les allégations de parti pris qu’il avait formulées contre le premier organe.

Par ailleurs, la Cour administrative supérieure était elle-même soumise aux pouvoirs disciplinaires du Conseil supérieur de la magistrature, ce qui veut dire que ses membres ne pouvaient pas, au vu des circonstances de l’espèce, faire preuve de l’indépendance et de l’impartialité voulues par la Convention.

Article 8

La CEDH observe que les personnes parties à des litiges professionnels peuvent dans certaines situations chercher à faire valoir leur droit au respect de leur vie privée protégé par la Convention. Parmi ces situations, il y a par exemple l’exclusion de personnes de certaines professions du fait de leur orientation sexuelle ou d’autres choix personnels relevant de leur vie privée.

Par ailleurs, un requérant peut obtenir réparation à raison des conséquences d’une mesure de ce type sur le lieu de travail, y compris lorsqu’elle a des répercussions négatives sur ses relations avec autrui ou sur sa réputation. Il doit clairement établir que de telles conséquences ont atteint la gravité nécessaire pour un constat de violation de l’article 8.

La CEDH constate que M. Denisov a été révoqué de sa fonction de président de juridiction mais qu’il a pu poursuivre sa carrière de juge jusqu’à sa démission. M. Denisov n’a produit aucun élément permettant d’établir que la baisse de ses émoluments mensuels entraînée par cette révocation a gravement porté atteinte à sa vie privée, et cette mesure n’a pas fortement nui à sa capacité à nouer et développer des relations avec autrui. De plus, sa réputation professionnelle n’en a pas sévèrement pâti car son bilan en tant que juge n’a jamais été mis en cause. La mesure n’a pas heurté sa personnalité et son intégrité dans une dimension éthique plus large.

La CEDH conclut globalement que les conséquences de la révocation de M. Denisov sur sa vie privée n’ont pas atteint le minimum de gravité pour soulever une question sur le terrain de l’article 8 et que ce volet de la requête est irrecevable.

La CEDH rejette également les griefs de violation de l’article 18 de la Convention (limitation de l’usage des restrictions aux droits) et de l’article 1 du Protocole n o 1 (protection de la propriété).

CEDH

ARTICLE 8

Sur la recevabilité

a) Observations liminaires

92. La Cour note que la présente affaire porte sur un litige professionnel opposant un individu à un État. La révocation du requérant a été prononcée par une autorité publique. Lorsque l’on recherche si une problématique touchant la vie privée se pose ou non en pareil cas sur le terrain de l’article 8 de la Convention, les questions de l’applicabilité et du fond sont étroitement liées. Dès lors qu’il est jugé qu’une mesure a eu des conséquences graves sur la vie privée du requérant, il en résulte que le grief de celui-ci est compatible ratione materiae avec la Convention et, par ailleurs, que cette mesure s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice du « droit au respect de la vie privée » pour les besoins des trois branches du critère de fond découlant de l’article 8 (appréciation de la légalité, but légitime et « nécessité » d’une telle ingérence). Il s’ensuit que les questions de l’applicabilité et de l’existence d’une « ingérence » sont inextricablement liées lorsque des griefs de ce type sont formulés.

93. Dans de précédentes affaires, la Cour a examiné ces points soit au stade de la recevabilité (voir, par exemple, Bigaeva c. Grèce, no 26713/05, §§ 22-25, 28 mai 2009, Gillberg c. Suède [GC], no 41723/06, §§ 64-74, 3 avril 2012, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, §§ 109‑113, CEDH 2014 (extraits), soit au stade du fond (Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, §§ 42-50, CEDH 2004‑VIII, Campagnano c. Italie, no 77955/01, §§ 53 et 54, CEDH 2006‑IV, Özpınar, précité, §§ 43-48, Sodan c. Turquie, no 18650/05, §§ 43-50, 2 février 2016, et Şahin Kuş c. Turquie, no 33160/04, §§ 34-37, 7 juin 2016). Cette divergence dans la pratique ne se justifie pas pour des raisons de cohérence. La question de l’applicabilité relevant de la compétence ratione materiae de la Cour, il y a lieu de suivre le principe général régissant le traitement des requêtes et d’analyser ces points comme il convient au stade de la recevabilité, sauf s’il y a une raison particulière de les joindre au fond. Aucune raison de ce type n’existant en l’espèce, la question de l’applicabilité de l’article 8 doit être examinée au stade de la recevabilité.

94. La Cour est donc appelée à rechercher si l’article 8 de la Convention est applicable en l’espèce et si, par voie de conséquence, elle a compétence ratione materiae pour examiner au fond le grief formulé sur ce terrain.

b) Principes généraux

i. La notion de « vie privée » entendue au sens large

95. La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre également l’intégrité physique et morale de la personne. Elle peut donc englober de multiples aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. L’article 8 protège en outre un droit à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec autrui et avec le monde extérieur (S. et Marper c. RoyaumeUni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, Gillberg, précité, § 66, et Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, CEDH 2017 (extraits).

96. Il serait dès lors trop restrictif de limiter la notion de « vie privée » à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle (Fernández Martínez, précité, § 109).

ii. Droit au respect de la réputation

97. Parallèlement à l’évolution de cette jurisprudence, la Cour a été appelée à rechercher si le droit au respect de la réputation, non expressément mentionné à l’article 8, relevait ou non de la notion de « vie privée ». Dans son arrêt Pfeifer c. Autriche (no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007), elle a dit, à la lumière de sa jurisprudence, que la réputation d’une personne, quand bien même celle-ci serait critiquée dans le cadre d’un débat public, était un attribut de son identité personnelle et de son intégrité psychologique et relevait donc aussi de sa « vie privée ».

98. Toutefois, il est important de souligner qu’une personne ne saurait invoquer l’article 8 pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale (Sidabras et Džiautas, précité, § 49, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012). Dans l’arrêt Gillberg précité, la Grande Chambre n’a pas limité cette règle à l’atteinte à la réputation et l’a élargie en un principe plus large selon lequel tout préjudice personnel, social, moral et économique peut être considéré comme une conséquence prévisible de la perpétration d’une infraction pénale et ne peut pas servir de fondement à un grief consistant à dire qu’une condamnation pénale constitue en soi une atteinte au droit au respect de la « vie privée » (ibidem, § 68). Ce principe plus large vaut non seulement pour les infractions pénales mais aussi pour les irrégularités d’une autre nature, qui engagent d’une certaine manière la responsabilité juridique d’une personne et emportent des conséquences négatives prévisibles sur la « vie privée ».

99. Se fondant sur cette jurisprudence, la Cour, dans un certain nombre d’affaires, a appliqué l’article 8 à l’exercice de fonctions professionnelles.

iii. La « vie privée » dans les contextes professionnels

100. Si aucun droit général à un emploi ni aucun droit à l’accès à la fonction publique ou au choix d’une profession particulière ne peut se dégager de l’article 8, la notion de « vie privée », au sens large, n’exclut pas en principe les activités de nature professionnelle ou commerciale. D’ailleurs, tout bien considéré, c’est dans leur travail que la majorité des gens ont beaucoup d’occasions de nouer des liens avec le monde extérieur (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B, Oleksandr Volkov, précité, § 165, et Bărbulescu, précité, § 71). La vie professionnelle fait donc partie de cette zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut dans certaines circonstances relever de la « vie privée » (Fernández Martínez, précité, § 110).

101. La typologie des affaires dont la Cour a été saisie dans le cadre de litiges professionnels relevant de l’article 8 est variée. Il s’agit en particulier du retour à la vie civile de militaires (Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, CEDH 1999‑VI), de révocations de la magistrature (Özpınar, précité, Oleksandr Volkov, précité, Kulykov et autres, précité), de la révocation d’un juge de ses fonctions administratives (Erményi, précité), ou d’une mutation au sein de la fonction publique (Sodan, précité). D’autres affaires concernaient des restrictions à l’accès à l’emploi dans la fonction publique (Naidin c. Roumanie, no 38162/07, 21 octobre 2014), la perte d’un emploi hors du secteur public (Obst c. Allemagne, no 425/03, 23 septembre 2010, Schüth c. Allemagne, no 1620/03, CEDH 2010, Fernández Martínez, précité, Şahin Kuş, précité, et Bărbulescu, précité) ainsi que des restrictions à l’accès à certains métiers du secteur privé (Sidabras et Džiautas, précité, Campagnano, précité, et Bigaeva, précité).

102. Dans les affaires entrant dans la catégorie susmentionnée, la Cour applique la notion de « vie privée » en suivant deux approches différentes : α) le constat de l’existence d’une question relevant de la « vie privée » comme motif du litige (approche fondée sur les motifs) et β) la déduction de l’existence d’une question relevant de la « vie privée » au regard des conséquences de la mesure dénoncée (approche fondée sur les conséquences).

α) L’approche fondée sur les motifs

103. La Cour a jugé que des griefs relatifs à l’exercice de fonctions professionnelles relevaient de la notion de « vie privée » lorsque les éléments se rapportant à la vie privée étaient considérés comme des critères de qualification pour la fonction en question et que la mesure dénoncée était fondée sur des motifs heurtant la liberté de choix de l’individu dans la sphère de la vie privée.

104. Ainsi, s’agissant de mesures contestées prises par des autorités de l’État dans le secteur public, la Cour a par exemple considéré que des enquêtes conduites par la police militaire sur l’homosexualité des requérants et la révocation administrative qui en avait résulté, motivée uniquement par l’orientation sexuelle des intéressés, avaient directement porté atteinte au droit de ceux-ci au respect de leur vie privée (Smith et Grady, précité, § 71). Dans l’affaire Özpınar (précitée), la Cour a estimé que la procédure de révocation de la requérante de la magistrature tombait sous le coup de l’article 8 de la Convention parce qu’elle concernait non seulement ses résultats professionnels mais aussi certains aspects de sa vie privée, notamment ses relations étroites privées, ses vêtements et son maquillage, ainsi que le fait qu’elle vivait séparée de sa mère (ibidem, §§ 43 et 47). Dans une autre affaire, la mutation du requérant à un poste moins important au sein de la fonction publique avait soulevé une question sous l’angle de sa « vie privée » parce que cette mesure s’analysait en une sanction déguisée et qu’elle était motivée par les croyances du requérant et par les tenues vestimentaires de son épouse (Sodan, précité, §§ 47-49).

105. La Cour a appliqué une logique similaire sur le terrain des obligations positives des autorités de se livrer à une mise en balance des intérêts privés de l’employé et des intérêts de l’employeur non public dans les cas où les motifs du licenciement se rapportaient directement à la conduite du requérant dans sa vie privée, par exemple une relation adultérine (Obst, précité, § 43 et suiv.) ou une relation en concubinage après une séparation (Schüth, précité, § 57 et suiv.) Elle a estimé que le licenciement d’un employé par une société privée à la suite de la surveillance de la correspondance de celui-ci par son employeur sur le lieu de travail relevait du champ d’application de l’article 8 dans la mesure où il concernait sa « correspondance » et parce qu’il nuisait à la possibilité raisonnable pour l’intéressé de jouir de la « vie privée » sur le lieu de travail (Bărbulescu, précité, §§ 81 et 127).

106. Il ressort de ces exemples que les motifs à l’origine des mesures litigieuses touchant la vie professionnelle peuvent avoir un rapport avec la vie privée de la personne concernée et que, en eux-mêmes, ils peuvent faire entrer en jeu l’article 8.

β) L’approche fondée sur les conséquences

107. Lorsque les motifs à la base de l’adoption d’une mesure touchant la vie professionnelle d’une personne n’ont aucun rapport avec sa vie privée, une question peut néanmoins se poser sur le terrain de l’article 8 si cette mesure a eu ou peut avoir de graves conséquences négatives sur sa vie privée. À cet égard, la Cour a tenu compte des conséquences négatives i) sur le « cercle intime » de l’intéressé, notamment lorsqu’il y a de graves répercussions matérielles, ii) sur les possibilités pour lui « de nouer et de développer des relations avec autrui », et iii) sur sa réputation.

108. Sur la base de cette approche, la Cour a estimé que la révocation d’un juge pour manquement à ses obligations professionnelles, en l’occurrence une rupture de serment, avait eu une incidence sur une grande partie de ses relations, professionnelles ou autres. La mesure avait aussi affecté son « cercle intime », en raison d’une perte de revenus, ainsi que sa réputation (Oleksandr Volkov, précité, § 166). La Cour a aussi considéré que le refus de permettre à une requérante, une étrangère, de passer l’examen du barreau en Grèce relevait de l’article 8 parce qu’il avait eu une incidence sur la manière dont elle souhaitait poursuivre sa vie professionnelle et privée (Bigaeva, précité, §§ 24 et 25). En outre, elle a conclu que l’inscription d’une requérante sur le registre des faillis avait emporté plusieurs restrictions légales à l’exercice de ses activités professionnelles et de ses droits civils et que cette mesure avait donc nui aux possibilités pour l’intéressée de nouer des relations avec le monde extérieur, ce qui relevait de sa vie privée (Campagnano, précité, § 54). Enfin, elle a également jugé attentatoire à la « vie privée » une restriction étendue à l’accès à des emplois du secteur privé (Sidabras et Džiautas, précité, § 47).

109. Lorsque l’approche fondée sur les motifs ne permet pas de justifier l’applicabilité de l’article 8, il faut analyser les conséquences de la mesure dénoncée sur les éléments susmentionnés de la vie privée pour déterminer si le grief tombe sous le coup de la notion de « vie privée ». Néanmoins, cette division n’exclut pas que la Cour puisse juger bon de suivre les deux approches de manière combinée, en recherchant s’il existe une question touchant la vie privée dans les motifs à l’origine de la mesure dénoncée et, de surcroît, en analysant les conséquences de la mesure (Fernández Martínez, précité, §§ 110-112).

iv. Le niveau minimum de gravité de la violation alléguée

110. Dans les affaires où la Cour retient l’approche fondée sur les conséquences de la mesure en cause, l’analyse de la gravité de celles-ci occupe une place importante. La Cour a examiné dans plusieurs contextes la question du caractère grave ou sérieux de la violation alléguée, notamment sur le terrain de la notion de « préjudice important », prévue par l’article 35 § 3 b) de la Convention, en tant que condition de recevabilité expresse pour tout le système des droits de la Convention (voir, par exemple, Giusti c. Italie, no 13175/03, § 34, 18 octobre 2011, Gagliano Giorgi c. Italie, no 23563/07, § 56, CEDH 2012 (extraits), et El Kaada c. Allemagne, no 2130/10, § 41, 12 novembre 2015). Elle applique toujours un seuil de gravité dans les affaires relatives à l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 88, CEDH 2010, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015).

111. La notion de seuil de gravité a été spécifiquement examinée sur le terrain de l’article 8. En particulier, dans les affaires en matière d’environnement, un grief défendable sur le terrain de l’article 8 peut naître si un risque écologique atteint un niveau de gravité diminuant notablement la capacité du requérant à jouir de son domicile ou de sa vie privée ou familiale. La Cour a jugé que l’appréciation de ce niveau minimum dans ce type d’affaires est relative et dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de l’intensité et de la durée des nuisances ainsi que de leurs conséquences physiques ou psychologiques sur la santé ou la qualité de vie de l’intéressé (Fadeïeva c. Russie, no 55723/00, §§ 68 et 69, CEDH 2005‑IV, Dubetska et autres c. Ukraine, no 30499/03, § 105, 10 février 2011, et Grimkovskaya c. Ukraine, no 38182/03, § 58, 21 juillet 2011). Ce raisonnement a aussi été suivi dans des affaires de nuisances relevant de l’article 8, qui sont très similaires aux affaires d’environnement susmentionnées (Borysiewicz c. Pologne, no 71146/01, § 51, 1er juillet 2008, et Udovičić c. Croatie, no 27310/09, § 137, 24 avril 2014).

112. La Cour a également jugé que l’atteinte à la réputation d’un individu doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été portée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, §§ 63-64, 9 avril 2009, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, §§ 40 et 44, 21 septembre 2010, Axel Springer AG, précité, § 83, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 72, CEDH 2016). Cette condition vaut pour la réputation sociale en général et pour la réputation professionnelle en particulier (Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 17224/11, §§ 76 et 105-106, CEDH 2017).

113. Dans la récente affaire Erményi (précitée), la Cour a dit que la révocation du requérant de sa fonction administrative de vice-président de la Cour suprême s’analysait en une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée (Erményi, précité, § 31). Bien qu’elle ne se soit pas étendue sur ce point – les parties ne s’étant pas exprimées à ce sujet –, elle a implicitement conclu que la mesure en cause avait porté une atteinte grave à la vie privée du requérant. On ne saurait tirer de cette conclusion une présomption selon laquelle la révocation du requérant avait « automatiquement » soulevé une question dans la sphère de la vie privée. À cet égard, la Cour rappelle que le seuil de gravité occupe une place importante dans les affaires où l’existence d’une question sur le terrain de la vie privée est examinée suivant l’approche fondée sur les conséquences.

114. L’obligation pour le requérant d’établir de manière convaincante que le seuil de gravité a été atteint est donc une caractéristique intrinsèque à l’approche fondée sur les conséquences sous l’angle de l’article 8. Comme la Grande Chambre l’a dit, le requérant est tenu de définir et expliciter les répercussions concrètes de la mesure dénoncée sur sa vie privée, ainsi que la nature et l’étendue du préjudice subi par lui, et étayer adéquatement ses allégations (Gillberg, précité, §§ 70-73). La condition d’épuisement des voies de recours internes veut que de telles allégations aient été suffisamment exposées au niveau interne.

v. Conclusions : la portée de l’article 8 dans les litiges professionnels

115. La Cour conclut de la jurisprudence ci-dessus que les litiges professionnels ne sont pas par nature exclus du champ d’application de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention. Dans de tels litiges, un licenciement, une rétrogradation, un refus d’accès à une profession ou d’autres mesures tout aussi défavorables peuvent avoir des répercussions sur certains aspects typiques de la vie privée. Parmi ces aspects figurent i) le « cercle intime » du requérant, ii) la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui, et iii) sa réputation sociale et professionnelle. Un problème se pose généralement au regard de la vie privée de deux manières dans le cadre de litiges de ce type : soit du fait des motifs à l’origine de la mesure en cause (auquel cas la Cour retient l’approche fondée sur les motifs), soit – dans certains cas – du fait des conséquences sur la vie privée (auquel cas la Cour retient l’approche fondée sur les conséquences).

116. Si l’approche fondée sur les conséquences est suivie, le seuil de gravité à atteindre pour chacun des aspects susmentionnés revêt une importance cruciale. C’est au requérant qu’il incombe d’établir de manière convaincante que ce seuil a été atteint dans son cas. Il doit produire des éléments prouvant les conséquences de la mesure en cause. La Cour ne reconnaîtra l’applicabilité de l’article 8 que si ces conséquences sont très graves et touchent sa vie privée de manière particulièrement notable.

117. La Cour a énoncé des critères permettant d’apprécier le sérieux ou la gravité des violations alléguées dans le cadre de différents régimes. Le préjudice subi par le requérant s’apprécie par rapport à sa vie avant et après la mesure en question. La Cour estime en outre que, pour déterminer la gravité des conséquences dans un litige professionnel, il convient d’analyser au regard des circonstances objectives de l’espèce la perception subjective que le requérant dit être la sienne. Pareille analyse englobe les conséquences tant matérielles que non matérielles de la mesure en cause. Il reste toutefois que c’est au requérant de définir et préciser la nature et l’étendue de son préjudice, lequel doit avoir un lien de causalité avec la mesure en cause. La règle de l’épuisement des voies de recours internes veut que les éléments essentiels des allégations de ce type doivent avoir été suffisamment exposés devant les autorités internes saisies du litige.

c) Application des principes généraux au cas d’espèce

118. En l’espèce, la Cour est appelée à dire si la révocation du requérant de sa fonction de président de cour d’appel, sans qu’il ait été démis de sa fonction de juge, a eu sur sa vie privée des répercussions de nature à rendre l’article 8 applicable.

119. La Cour recherchera tout d’abord de quelle manière une question touchant la vie privée peut se poser dans le présent litige professionnel : du fait des motifs à l’origine de la révocation du requérant ou du fait des conséquences de celle-ci sur sa vie privée.

120. Les motifs expressément avancés pour justifier la révocation du requérant de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv se limitaient strictement à ses résultats professionnels dans la fonction publique, à savoir les carences dont il aurait fait preuve en tant qu’administrateur et qui auraient nui au bon fonctionnement de sa juridiction. Ils ne se rapportaient qu’aux tâches administratives du requérant sur le lieu de travail, et non à sa vie privée. Aucun élément relatif à la vie privée ne figurant dans les motifs de la révocation, il faut rechercher si, au vu du dossier et des allégations étayées formulées par le requérant, cette mesure a eu de graves conséquences négatives sur les aspects constitutifs de sa « vie privée », à savoir i) son « cercle intime », ii) la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui ou iii) sa réputation.

121. Pour ce qui est des conséquences de la révocation du requérant, le premier point à trancher est celui de savoir s’il y a matière à soulever une question sur le terrain de l’article 8 à la lumière du principe d’exclusion tiré de l’arrêt Gillberg (paragraphe 98 ci-dessus). Selon ce principe, si les répercussions négatives dénoncées se limitent aux conséquences du comportement illicite qui étaient prévisibles par le requérant, celui-ci ne peut invoquer l’article 8 pour alléguer que ces répercussions négatives ont porté atteinte à sa vie privée. Il y a lieu de noter que, dans l’arrêt Gillberg, la réalité du comportement illicite en cause était dans une large mesure incontestée (Gillberg, précité, § 71), tandis qu’en l’espèce le requérant conteste la matérialité même de toute irrégularité, ce qui veut dire que la mesure engageant sa responsabilité juridique – sa révocation – ne pouvait être une conséquence prévisible de son comportement en tant que président de cour d’appel. Dans ces conditions, la présente affaire n’est pas comparable à l’affaire Gillberg et la Cour ne peut en suivre le raisonnement.

122. Concernant les conséquences de la révocation en cause sur le « cercle intime » du requérant, celui-ci affirme que cette mesure a conduit à une réduction de ses émoluments et de ses perspectives de pension de retraite. Il faut y voir un argument tiré d’une détérioration du bien-être matériel du requérant et de sa famille. Si l’élément pécuniaire du litige a été jugé pertinent aux fins de l’applicabilité de l’article 6 sous son volet civil, l’article 8 de la Convention n’en devient pas automatiquement applicable pour autant. En l’espèce, le requérant n’a produit aucun élément permettant de dire que la baisse de sa rémunération mensuelle à la suite de sa révocation (paragraphe 22 ci-dessus) a eu de sérieuses incidences sur le « cercle intime » de sa vie privée. Pareils éléments faisant défaut, supposer le contraire relèverait de la conjecture. Rien n’indique que la mesure litigieuse aurait eu d’autres répercussions sur le « cercle intime » de la vie privée du requérant.

123. Pour ce qui est des possibilités de nouer et de maintenir des relations avec autrui, la révocation du requérant de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv n’a pas entraîné sa destitution de la magistrature. Il a continué à faire fonction de juge ordinaire, et ce au sein de la même juridiction, aux côtés de ses collègues. Il ne formule aucune autre allégation à ce propos. Dès lors, quand bien même il y aurait des répercussions sur ses possibilités de nouer et de maintenir des relations, y compris de nature professionnelle, aucun élément de fait ne permet de conclure à la gravité de ces répercussions. Tout bien considéré, il apparaît inapproprié d’apprécier l’étendue et la qualité de relations dans la vie privée par rapport aux fonctions et tâches administratives exercées.

124. Il reste à déterminer si la mesure litigieuse a porté atteinte ou non à la réputation du requérant au point de sérieusement écorner l’estime dont il jouissait, de sorte qu’elle a eu une incidence grave sur ses relations sociales. La Cour se penchera sur cette question sous l’angle de la réputation professionnelle et sociale.

125. S’agissant de la réputation professionnelle du requérant, la Cour relève que sa principale fonction professionnelle était celle de juge. L’exercice de cette profession exigeait de lui des connaissances, des diplômes, des compétences et une expérience spécifiques. Il percevait la majeure partie de son traitement en contrepartie du travail qu’il accomplissait en cette qualité. En revanche, le bon exercice de la fonction de président ou d’une fonction administrative au sein d’un tribunal n’est pas à proprement parler un attribut de la profession judiciaire. Objectivement, c’est donc avant tout en qualité de juge que le requérant jouait un rôle professionnel. Sa fonction de président de juridiction, aussi importante et prestigieuse fût‑elle dans le monde judiciaire et quelle que fût la manière dont il la concevait ou l’estimait subjectivement, ne se trouvait pas au cœur même de sa mission professionnelle.

126. Dans la procédure en cause, à aucun moment les autorités internes ne se sont penchées sur les résultats du requérant en tant que juge ni n’ont livré le moindre avis sur sa compétence en cette qualité ou sur son professionnalisme. Les décisions en l’espèce n’ont critiqué que ses compétences d’administrateur, et ses qualités professionnelles de juge n’ont en aucune manière été mises en cause. De par leur portée limitée, le contrôle effectué et les critiques émises ne peuvent être regardés comme ayant porté atteinte à ce qui constitue le cœur de la réputation professionnelle du requérant. À cet égard, le cas d’espèce diffère en substance de l’affaire précitée Oleksandr Volkov, dans laquelle le requérant avait été critiqué et sanctionné disciplinairement pour ses résultats en tant que juge.

127. Ensuite, la Cour note que le requérant soutient que, après avoir été président de juridiction pendant plus de vingt-cinq ans, la fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv avait représenté l’apogée de sa carrière judiciaire et que sa révocation a terni l’image que ses pairs se faisaient de sa compétence. Le requérant ne précise toutefois pas en quoi cette dévalorisation alléguée, à supposer même qu’elle ait touché le cœur de sa réputation professionnelle, lui aurait causé un grave préjudice dans son milieu professionnel. En tout état de cause, la Cour ne dispose pas de suffisamment d’éléments pour conclure que cette dévalorisation alléguée a atteint le haut degré de gravité requis par l’article 8 de la Convention, évoqué aux paragraphes 116 et 117 ci-dessus.

128. En particulier, le requérant ne précise pas en quoi sa révocation de sa fonction a nui à la poursuite de sa carrière de juge. La Cour constate que cette mesure n’empêchait pas sa nouvelle désignation à cette fonction, même si cette hypothèse n’était peut-être que purement théorique en raison de son âge avancé. En tout état de cause, la mesure n’a pas eu d’incidence notable quant à sa durée puisqu’elle était limitée par la période de service qu’il restait au requérant à accomplir au sein de la magistrature avant qu’il n’atteignît l’âge de la retraite, c’est-à-dire environ deux ans plus tard (article 125 de la Constitution, cité au paragraphe 26 ci-dessus).

129. Pour ce qui est de la réputation sociale du requérant en général, les critiques formulées par les autorités n’ont pas visé sa personnalité et son intégrité dans une dimension éthique plus large. Si la révocation était fondée sur des constats de manquements par le requérant aux devoirs de sa charge dans l’administration judiciaire et sur des faits contestés par lui, elle ne renfermait aucune accusation de conduite intentionnelle ou de comportement délictueux. Les valeurs morales du requérant n’étaient pas en cause et aucun reproche de cette nature ne se dégage de la décision litigieuse (voir, a contrario, Lekavičienė c. Lituanie, no 48427/09, 27 juin 2017, et Jankauskas c. Lituanie (no 2), no 50446/09, 27 juin 2017).

130. L’assertion du requérant selon laquelle la décision prononçant sa révocation a été diffusée dans les médias et portée à la connaissance d’un nombre indéterminé de personnes ne permet pas à elle seule d’établir l’existence d’une atteinte grave à sa réputation professionnelle et sociale. De plus, le requérant n’a pas étayé cette allégation au moyen d’éléments précis concernant les responsables, l’ampleur ou les répercussions de la diffusion de cette information.

131. Enfin, rien dans le dossier ne vient à l’appui de l’allégation du requérant selon laquelle l’atteinte à sa réputation était sérieuse eu égard au préjudice causé aux intérêts de ses enfants, juristes de formation, lequel aurait nui à sa vie privée. Cette thèse n’a été ni exposée au niveau interne ni étayée devant la Cour.

132. Ni devant la Cour ni pendant la procédure interne le requérant n’a avancé une quelconque autre circonstance personnelle précise montrant que la mesure dénoncée a eu de graves conséquences sur sa vie privée.

133. En conséquence, si l’on analyse la perception subjective du requérant à l’aune des éléments objectifs et si l’on apprécie les conséquences matérielles et non matérielles de sa révocation sur la base des éléments produits devant la Cour, il y a lieu de conclure que cette mesure a eu des répercussions négatives limitées sur la vie privée de l’intéressé et n’a pas atteint le niveau de gravité nécessaire pour qu’une question se pose sur le terrain de l’article 8 de la Convention.

134. Étant donné que les motifs de la révocation étaient sans rapport avec les conséquences de cette mesure et que celles-ci n’ont pas porté atteinte à la « vie privée » du requérant au sens de l’article 8, la Cour estime que cette disposition n’est pas applicable. Aussi, l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être retenue et le grief doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4. À la lumière de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de statuer sur la seconde exception du Gouvernement, fondée sur l’article 35 § 3 b) de la Convention.

Article 8 et diffamation, insultes et menaces

ALLOUCHE c. FRANCE du 11 avril 2024 Requête no 81249/17

Art 8 (+ Art 14) • Obligations positives • Vie privée • Discrimination • Omission des autorités de prendre en compte la dimension antisémite de l’affaire ayant compromis leur capacité à apporter une protection pénale effective et appropriée contre les propos discriminatoires de l’agresseur de la requérante

a) Principes généraux en la matière

49.  Pour les principes généraux concernant les obligations positives imposées aux États membres par l’article 8 et consistant à protéger les personnes contre les actes de violences des personnes privées, il est renvoyé à l’arrêt M.S. c. Croatie (no 36337/10, §§ 73-74, 25 avril 2013, et les références qui y sont citées).

50.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, il incombe aux autorités nationales de mettre en place un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes discriminatoires et de prendre toutes les mesures raisonnables pour déterminer s’il y avait un mobile raciste ou, plus largement, discriminatoire, dans les faits dénoncés (R.B. c. Hongrie, précité, §§ 83-84). Si le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 dans le domaine de la protection contre les actes de particuliers relève, en principe, de la marge d’appréciation des États, la prévention d’actes graves mettant en jeu des aspects essentiels de la vie privée requiert la mise en place d’une législation pénale efficace. Toujours en principe, les sanctions pénales, y compris celles visant les individus responsables d’incitations à la violence motivée par des raisons discriminatoires, ne peuvent constituer qu’une mesure de dernier recours. Or, lorsque des actes, constitutifs d’infractions graves, portent atteinte à l’intégrité physique ou mentale d’une personne, seuls des mécanismes de droit pénal efficaces peuvent assurer à cette personne une protection adéquate et jouer un rôle dissuasif (Beizaras et Levickas, précité, §§ 110-111 et 128, et les références qui y sont citées).

51.  La Cour rappelle également que les incidents violents à motivation supposément discriminatoire, en particulier raciste, ne doivent pas être traités sur un pied d’égalité avec des délits ne comportant pas de tels motifs (Škorjanec, précité, § 53, et, plus récemment, Kreyndlin et autres c. Russie, no 33470/18, § 58, 31 janvier 2023 ; voir également paragraphe 29 ci-dessus, renvoyant aux instruments internationaux adoptés en matière de la lutte contre les actes racistes).

52.  Dans les affaires impliquant de tels incidents, la Cour recherche s’il existait dans l’ordre juridique interne des mécanismes légaux adéquats, en particulier, relevant de la sphère pénale, de protection contre les délits motivés par des attitudes discriminatoires, ainsi que si ces mécanismes ont été mis en œuvre de façon effective et propre à garantir une protection appropriée contre les actes discriminatoires (mutatis mutandis, Škorjanec, précité, § 58).

b) Application en l’espèce

53.  La Cour observe que le principal grief de la requérante s’articule autour du refus de prise en compte par les juridictions internes de son appartenance à la communauté juive. Elle caractérise deux défaillances distinctes : celle du tribunal correctionnel qui n’a pas statué sur sa demande de requalification, et celle de la cour d’appel qui a reconnu que les faits relevaient de la qualification de menace de mort à caractère antisémite, sans rien mettre en œuvre pour remédier à l’omission dans la poursuite.

54. Dans son analyse, la Cour part du constat fait par la juridiction d’appel selon laquelle les propos de B. s’analysaient bien en des menaces antisémites (paragraphes 19 et 41 ci-dessus).

55.  Elle constate ensuite que le droit français prévoit un mécanisme pénal de répression des menaces de commettre un délit, commises en raison de l’appartenance de la victime à une ethnie, une religion ou une race (article 222-18-1 du CP à la date des faits litigieux), et que ce mécanisme a été appliqué au stade initial de la plainte.

56.  En effet, une enquête pénale pour injure publique envers un particulier en raison de sa race, de sa religion ou de son origine, ainsi que pour menace de mort réitérée a été ouverte. Le procureur de la République a demandé de requalifier une partie des faits en injure non publique antisémite (faits contraventionnels), alors que le magistrat du parquet de permanence a, par la suite, demandé de requalifier l’ensemble des faits en menaces de mort « aggravées par le caractère racial ». La police a, par ailleurs, auditionné B. sur les menaces de mort réitérées aggravées par des insultes à caractère racial, avant de dresser un compte-rendu relatif aux menaces de mort commises en raison de la race (paragraphes 7-10 ci-dessus).

57.  Bien que les investigations aient porté sur le mobile antisémite de l’auteur des faits, le ministère public a finalement pourtant décidé de poursuivre B., selon la procédure de comparution immédiate, pour les menaces de mort réitérées, en ignorant l’aspect relatif à la judéité, vraie ou supposée, de la victime. Or, le magistrat du parquet, ayant choisi la qualification des faits qu’il entendait poursuivre, pouvait assortir la poursuite des menaces de mort de la qualification aggravante d’antisémitisme dans la mesure où la victime était, sans ambiguïté possible, verbalement attaquée, menacée, injuriée et humiliée en raison de sa judéité. À cet égard, la Cour note que l’article 132-76 alinéa 2 du CP prévoit que cette circonstance aggravante est également constituée lorsque l’infraction est précédée, accompagnée ou suivie de propos ou d’écrits portant atteinte à l’honneur ou à la considération de la victime à raison de son appartenance, vraie ou supposée, à une religion déterminée (paragraphe 23 ci-dessus), ce qui ne fait aucun doute en l’espèce. Par ailleurs, une qualification de menaces de violences physiques aggravées par l’appartenance à une religion pouvait parfaitement être retenue par les autorités de poursuite à l’encontre de B., dès lors qu’il avait proféré une menace de délit à connotation antisémite en ces termes « je te croise dans la rue, je te casse ton sale nez de juive » (paragraphe 5 ci-dessus).

58.  Enfin, si l’injure non publique est effectivement une contravention qui ne relève pas, en principe, de la procédure de comparution immédiate, rien n’empêchait de poursuivre B. en comparution immédiate pour menaces de mort et pour injures non publiques, en tant que contravention connexe (paragraphes 24 et 28 ci-dessus), ce qui aurait, à tout le moins, permis de ne pas passer sous silence la dimension antisémite des faits reprochés à B.

59.  La Cour est donc convaincue que le ministère public était en mesure d’intégrer la dimension antisémite des faits aux poursuites pénales engagées à l’encontre de B. en l’état du droit pénal français. Or, en dépit d’injures, de menaces écrites de mort, de viol et de violences, dont le caractère antisémite pouvait être difficilement remis en cause, et malgré l’orientation initiale de l’enquête en ce sens, B. a été déféré devant le tribunal correctionnel pour répondre uniquement de menaces de mort « simples » (voir Király et Dömötör c. Hongrie, no 10851/13, § 78 in fine, 17 janvier 2017, Kreyndlin et autres, § 56, et Sabalić, § 105, précités).

60.  Pour autant, si la Cour ne saurait critiquer, en tant que tels, le choix des poursuites et la qualification des faits par le ministère public, elle relève les éléments suivants. D’une part, le tribunal correctionnel n’a pas fourni la moindre réponse aux doléances répétées de la requérante relatives au caractère antisémite des actes subis par elle, et il a condamné l’agresseur de celle-ci à une peine d’emprisonnement de dix-huit mois avec sursis (la disposition pénale appliquée prévoyant une peine de trois ans maximum), tandis qu’une peine de cinq ans, correspondant à un quantum légal plus élevé, aurait été encourue pour les menaces ainsi aggravées (paragraphe 23 ci‑dessus). Par ailleurs, la requalification en des faits plus graves aurait permis de reconnaître la qualité de victime touchée en raison de sa judéité, et aurait nécessairement entraîné la possibilité pour la requérante, en sa qualité de partie civile, de former une demande pécuniaire de réparation de son préjudice nettement plus élevée.

61.  D’autre part, la Cour ne peut que constater, une nouvelle fois, que la juridiction d’appel a, dans la motivation de son arrêt, bien qualifié les messages de B. de menaces antisémites, conformément à la demande de la requérante (paragraphes 19, 42 et 54 ci-dessus). Cependant, elle n’a usé d’aucune possibilité légale permettant de donner une réponse juridique appropriée aux infractions teintées par l’antisémitisme, tout en assurant les droits de la défense. En effet, en premier lieu, la cour d’appel aurait pu requalifier les faits en des menaces de violences physiques aggravées par le caractère antisémite, conformément à l’article 222-18-1 du CP, qualification emportant un quantum de la peine et une amende moindre que ceux de l’infraction poursuivie (paragraphe 23 ci-dessus). Partant, la cour d’appel ne pouvait pas se retrancher utilement derrière un argument tiré de ce qu’une requalification modifierait, à la hausse et au préjudice du prévenu, le quantum de la peine encourue. En second lieu, elle n’a pas ajourné l’audience une nouvelle fois, en recourant au besoin au mandat d’amener du prévenu, qui s’était abstenu de comparaître ou de se faire représenter en appel en se plaçant volontairement dans l’impossibilité de discuter la requalification envisagée. Elle n’a donc pas fait droit, comme elle le pouvait au regard du droit interne, à la demande de la requérante tendant à la requalification (paragraphes 26-27 ci-dessus).

62.  Il s’ensuit que la cour d’appel n’a tiré aucune conséquence juridique de ses propres constatations, et cette défaillance n’a pas été réparée en cassation. En effet, la Cour de cassation a déclaré le pourvoi de la requérante irrecevable. Elle n’a pas suivi la position de l’avocate générale qui avait pourtant soutenu la possibilité d’une requalification des faits, déjà mise dans le débat en première instance, et qui aurait donc pu être contradictoirement débattue à un stade de la procédure. La demande de la requérante visant à obtenir une indemnisation plus appropriée, tenant compte du caractère antisémite des propos de son agresseur aurait dès lors pu être accueillie (paragraphes 21, 22 et 60 in fine, ci-dessus). Ainsi, la souffrance, le traumatisme et les nombreuses répercussions négatives sur la vie personnelle et professionnelle de la requérante ont été accentués par le refus des juridictions nationales de reconnaître son statut de « victime juive » et d’en déduire toutes les conséquences juridiques.

63.  En résumé, la Cour relève que les juridictions pénales françaises ayant été amenées à juger l’affaire dans laquelle la requérante était victime n’ont jamais pris en compte – que ce soit au stade des poursuites, de la requalification demandée mais non accordée, et donc de la condamnation – le caractère antisémite des faits.

64.  Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que les autorités internes ont méconnu leurs obligations positives découlant des articles 8 et 14 de la Convention consistant à fournir une protection pénale effective et appropriée contre les propos discriminatoires – particulièrement destructeurs des droits fondamentaux – de l’agresseur de la requérante (voir, mutatis mutandis, Sabalić, §§ 113 et 115, et R.B. c. Hongrie, § 91, précités). L’omission des autorités de prendre en compte la dimension antisémite de la présente affaire, a compromis leur capacité à apporter une telle réponse adéquate.

65.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention.

Décision Mas Gavarró c. Espagne du 10 novembre 2022 requête no 26111/15

Art 8 : En limitant son action à un recours pénal et en ne recourant pas aux procédures civiles qui étaient à sa disposition, M. Mas Gavarró a empêché une éventuelle réparation de ses droits

L’affaire concerne la publication de plusieurs articles dans le quotidien El Mundo, qui auraient, selon le requérant, porté atteinte à sa réputation. La Cour constate, comme l’indique le Gouvernement, que le requérant avait la possibilité d’exercer un recours en rectification, qui aurait permis de publier une rectification des informations litigieuse publiées dans le journal dans un délai de trois jours, ou encore d’intenter la procédure préférentielle de protection du droit à l’honneur pour obtenir réparation de l’éventuelle atteinte à son droit à la protection de sa réputation personnelle. En choisissant d’exercer uniquement le recours pénal, le requérant a empêché une éventuelle réparation de ses droits dans le cadre des procédures civiles qui étaient à sa disposition. Il a ainsi limité l’étendue de l’examen effectué par les juridictions internes, qui n’ont pu se prononcer que sur l’absence de gravité pénale de l’atteinte alléguée. Le requérant n’a donc pas démontré que l’Etat lui a accordé une protection insuffisante et qu’il a été effectivement porté atteinte à son droit au respect de sa réputation.

FAITS

Le requérant, M. Artur Mas Gavarró, est un ressortissant espagnol, né en 1956 et résidant à Barcelone. De décembre 2010 à janvier 2016, le requérant fut président du gouvernement de la communauté autonome de la Catalogne (Generalitat de Catalunya).

Le 16 novembre 2012, pendant la campagne électorale pour la présidence de la Generalitat, le quotidien El Mundo publia un article attribuant à M. Mas, alors candidat à sa propre réélection, la possession de comptes bancaires à l’étranger qui auraient été alimentés par des pots-de-vin. L’article était fondé sur un supposé projet de rapport (borrador) de police envoyé aux journalistes qui aurait révélé l’existence d’une enquête menée par la police nationale dans le cadre d’une procédure judiciaire. Cette procédure, dénommée « affaire du Palau », portait sur un présumé financement illégal du parti politique de M. Mas, Convergència i Unió.

L’article comportait entre autres ces lignes : « L’unité centrale de la délinquance économique et fiscale (UDEF) dénonce dans un « projet de rapport » l’existence en Suisse et au Liechtenstein de comptes que possèdent Artur Mas, père et fils [...]. » À l’intérieur du journal, un autre article se référait audit rapport de l’UDEF.

Le même jour, le 16 novembre 2012, le juge d’instruction chargé de l’enquête dans l’affaire du Palau, réagit à la publication et affirma ignorer l’existence du projet de rapport de l’UDEF, assurant ne pas avoir autorisé une enquête visant M. Mas dans ce cadre.

Le communiqué du juge fut publié le 17 novembre 2012 dans le même journal. La division des enquêtes criminelles de la police catalane réagit à son tour et démentit certaines des affirmations contenues dans les articles litigieux.

Le 19 novembre 2012, le journal publia une transcription partielle du rapport en question.

Le 22 novembre 2012, un représentant du syndicat unifié de la police présenta au cours d’une conférence de presse la copie d’un rapport qu’il affirmait avoir reçu de façon anonyme. Ce document de dix-sept pages à l’entête de l’UDEF n’était ni daté ni signé. Les journalistes admirent s’être fondés sur ce document pour publier leur article.

Le même jour, le juge chargé de l’instruction dans l’affaire du Palau déclara s’être entretenu avec le commissaire en chef de l’UDEF qui avait indiqué que depuis juillet 2012 son unité n’avait élaboré aucun rapport ni projet de rapport sur cette affaire. Par ailleurs, le juge précisa qu’une enquête sur l’existence dudit document était en cours.

Le 29 novembre 2012, le commissaire en chef de l’UDEF confirma que le rapport n’avait pas été élaboré par l’UDEF ni par aucun de ses fonctionnaires.

Le 19 novembre 2012, M. Mas porta plainte pour injures et calomnies contre les journalistes auteurs de l’article, ainsi que contre l’éditrice du journal. Une procédure d’information judiciaire fut engagée auprès du juge d’instruction.

Le 22 octobre 2013, le juge prononça un non-lieu définitif et classa l’affaire. M. Mas fit appel de cette décision.

Le 2 juin 2014, l’Audiencia Provincial de Madrid confirma le non-lieu.

Invoquant l’article 18 de la Constitution (droit à l’honneur), M. Mas forma alors un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel, qui déclara le recours irrecevable pour absence manifeste de violation d’un droit fondamental susceptible d’être protégé dans le cadre de ce recours.

CEDH

28.  La Cour rappelle premièrement qu’elle a explicitement reconnu que la protection de la réputation est un droit qui relève du champ d’application de l’article 8 § 1 de la Convention, qui garantit le droit au respect de la vie privée (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, CEDH 2004-VI, Abeberry c. France (déc.), no 58729/00, 21 septembre 2004, et White c. Suède, no 42435/02, 19 septembre 2006). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 112, 25 septembre 2018, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 72, 29 mars 2016, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012). La Cour observe que la présente espèce porte sur la publication d’un article de presse susceptible de porter atteinte à la réputation et à l’honneur du requérant. Concrètement, l’article litigieux contenait des allégations factuelles qui lui imputaient des délits de corruption, prévarication et fraude dans l’octroi de contrats. Elle relève que ces imputations sont d’une gravité telle que l’intégrité personnelle de l’intéressé pouvait être lésée (voir, a contrario, Karakó c. Hongrie, no 39311/05, § 23, 28 avril 2009, et Pipi c. Turquie (déc.), no 4020/03, 12 mai 2009). L’article 8 de la Convention trouve donc à s’appliquer.

29.  S’agissant des voies de recours utilisées par le requérant, la Cour observe que la plainte du requérant était adressée contre les deux journalistes responsables de la publication de l’article et, subsidiairement, contre l’éditrice du journal. Ces journalistes avaient obtenu les informations en cause et décidé, sur la base de l’évaluation de l’intérêt de ces informations pour l’actualité, de les publier et de produire des articles fondés sur le projet de rapport de police. L’objet principal de cette procédure était de déterminer si le comportement des journalistes était d’une gravité telle qu’il pouvait constituer un délit d’injures ou de calomnies. L’analyse du juge s’est ainsi focalisée, comme la loi le prévoit, sur le fait de savoir si les éléments des délits susmentionnés étaient remplis et, en cas de réponse affirmative, de fixer la sanction pénale pertinente. Cette procédure ayant abouti à un non-lieu (paragraphe 16 ci-dessus), le juge pénal n’était pas compétent, conformément à la législation, pour se prononcer sur l’existence de la responsabilité civile découlant du délit. Il en va de même concernant la décision de l’Audiencia Provincial de Madrid qui a confirmé l’absence de négligence des journalistes sur la base des éléments dont ils disposaient avant de rédiger leur article.

30.  La Cour rappelle que, pour ce qui est des actes interindividuels de moindre gravité susceptibles de porter atteinte à l’intégrité morale, l’obligation qui incombe à l’État, au titre de l’article 8, de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection n’implique pas toujours l’adoption de dispositions pénales efficaces visant les différents actes pouvant être en cause. Le cadre juridique peut aussi consister en des recours civils aptes à fournir une protection suffisante (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 85, CEDH 2013). La Cour rappelle aussi qu’une peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (voir, entre autres, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 59, 15 mars 2011, et Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, no 51168/15, § 34, 13 mars 2018). Dans le système espagnol, les délits de calomnies et d’injures sont soumis à une forme spéciale et aggravée de mens rea, à savoir soit l’existence d’un mensonge purement malveillant (« en sachant qu’elle ne l’a pas commis »), soit un mépris flagrant (contempt) de la vérité (voir ci-dessus le texte des articles 205 et 208 § 3 du code pénal). Le législateur espagnol a ainsi choisi de ne criminaliser que certaines formes graves de calomnie et d’injures, et non pas toutes les formes de diffamation ou d’atteinte à la réputation.

31.  Il n’existe aucune trace de ce que le requérant ait intenté une action en justice au civil et ait fait valoir, dans le cadre de cette action, que les publications avaient porté atteinte à son droit à la protection de sa réputation personnelle. Ces actions auraient pu aboutir à la prise de mesures pour restaurer, le cas échéant, sa réputation.

32.  En effet, comme le souligne le Gouvernement, le requérant avait la possibilité d’exercer un recours en rectification, qui aurait permis de publier une rectification des informations litigieuses dans le journal concerné dans un délai de trois jours, ou encore d’intenter la procédure préférentielle de protection du droit à l’honneur pour obtenir réparation, en percevant une indemnité, de l’éventuelle atteinte à son droit à la protection de sa réputation personnelle.

33.  En choisissant d’exercer uniquement le recours pénal, le requérant a empêché une éventuelle réparation de ses droits dans le cadre des procédures civiles qui étaient à sa disposition et qui ne peuvent être considérées comme inefficaces. Il a ainsi limité l’étendue de l’examen effectué par les juridictions internes, qui n’ont pu se prononcer que sur l’absence de gravité pénale de l’atteinte alléguée, et n’a pas démontré que l’État lui a accordé une protection insuffisante à ses allégations et qu’il a été effectivement porté atteinte à son droit au respect de sa réputation.

34.  Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention, et doit dès lors être rejetée en application de l’article 35 § 4.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Țiriac c. Roumanie du 30 novembre 2021 requête no 51107/16

article 8 : Article de journal sur les dettes de l'ex-tennisman et multimillionnaire Țiriac

L'affaire concerne un article de presse prétendument diffamatoire à l'encontre de M. Țiriac, ainsi que la procédure judiciaire qui s'en est suivie. La Cour estime en particulier que, l'article étant un mélange de jugement de valeur et de déclarations factuelles étayées, n'ayant pas eu d'effet négatif perceptible sur la vie du requérant, et n'ayant pas été écrit de mauvaise foi, la décision des juridictions internes en faveur du journaliste et de la publication a été conforme à la Convention.

FAIT

Le requérant, Ioan Țiriac, est un ressortissant roumain né en 1939 et vivant à Monte-Carlo (Monaco). Ancien joueur de tennis et président du Comité olympique roumain, il est considéré comme l'une des personnes les plus riches de Roumanie. En 2010, un journaliste du journal national Financiarul a publié un article intitulé « Quinze multimillionnaires et leurs dettes d'un quart de milliard de lei envers l'État - La recette du succès commercial est garantie lorsque les entreprises sont financées par des fonds publics ou que les impôts ne sont pas payés ». L'article concernait la dette envers l'État des 15 personnes les plus riches de Roumanie et incluait la photo de M. Tirac. Selon l'article, seules deux personnes figurant sur la liste avaient une dette supérieure à celle de M. Tiriac. L'article précisait que sa fortune de 900 millions d'euros (EUR) n'était « pas suffisante pour couvrir les trous [laissés] dans le [budget] de l'État par sa participation [...] dans la société [M.E.C.B.] S.R.L., qui doit 5 586 833 lei à l'État [...]. Une autre dette des sociétés dans lesquelles Ioan Ţiriac est impliqué est de 312.637 lei par le biais de [U.C.S.R.] S.A. Le millionnaire a des dettes [supplémentaires] également par le biais de la société [P.A.M.] S.A. », et a suggéré que le bureau des impôts « comptait les dettes des sociétés fermées [tandis que] les millionnaires [comptaient] l'argent sur leurs comptes personnels offshore ». Il ajoutait que si cela ne suffisait pas « qu'ils ne [paient] plus leurs dettes à l'État, une grande majorité des hommes d'affaires [étaient] directement liés à des marchés publics... » M. Țiriac a intenté une action contre le journaliste et contre la société holding du journal. Il affirmait que l'article avait été diffamatoire à son égard et à l'égard des sociétés auxquelles il participait, et réclamait 130 000 euros au titre du préjudice moral car l'article avait porté atteinte à ses droits à l'image, à l'honneur et à la dignité de la personne. Il a fait valoir, en outre, que le journaliste n'avait pas fourni d'informations claires et exactes au lecteur. Il a souligné les nombreuses faussetés alléguées dans l'article, réfutant nombre des allégations de chicanerie financière de sa part. Le tribunal de comté de Bucarest a rejeté l'affaire en se référant à la jurisprudence de la Cour concernant la liberté d'expression journalistique. Il a déclaré que le journaliste avait agi de bonne foi et que l'article était une combinaison de déclarations de faits et de jugements de valeur. Le requérant a fait appel. En 2015, la cour d'appel de Bucarest a rejeté le recours, estimant que l'article, qui était lié au classement annuel des Roumains fortunés établi par Financiarul, avait porté sur une question d'intérêt public, à savoir les dettes que les riches pouvaient avoir envers l'État. Il a fait référence à la jurisprudence de la Cour concernant l'équilibre à trouver entre le droit à la vie privée d'un individu et le droit à la liberté d'expression d'un journaliste. Le requérant a formé un pourvoi en cassation, qui a été rejeté, la Haute Cour de Cassation et de Justice estimant que la juridiction inférieure avait correctement interprété et appliqué les normes nationales et internationales pertinentes.

Article 8

Comme l'article concernait les activités et pratiques commerciales de certains des Roumains les plus riches et leur effet sur le système de perception des impôts publics, la Cour estime qu'il était d'intérêt public. La Cour partage l'avis des juridictions internes selon lequel l'article ne touchait pas à la vie privée du requérant, mais plutôt à ses activités professionnelles, et ne le concernait pas exclusivement. Les juridictions n'ont pas examiné son « comportement antérieur » et, par conséquent, cela fait partie de l'évaluation de la Cour. La Cour prend note des conclusions des juridictions nationales selon lesquelles l'article n'était pas offensant et que son contenu était une combinaison de jugements de valeur et de déclarations de faits qui, compte tenu du contenu global et du message de l'article, étaient étayés par des faits. La Cour a jugé qu'il n'y a pas eu de mauvaise foi de la part du journaliste ni de répercussions perceptibles sur la vie du requérant. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les juridictions nationales ont mis en balance les droits concurrents en jeu conformément aux critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour. Il n'y a pas eu de violation de l'article 8 de la Convention.

ARTICLE 8 - LE FICHAGE ET LA PUBLICATION

L.B. c. Hongrie du 9 mars 2023 requête no 36345/16

Art 8 : La publication systématique de données personnelles concernant des contribuables débiteurs en Hongrie a emporté violation de la Convention

L’affaire concernait la politique législative hongroise de publication de données à caractère personnel des contribuables débiteurs. Le requérant se plaignait en particulier qu’en vertu d’une modification apportée en 2006 à la législation fiscale applicable, son nom et l’adresse de son domicile avaient été publiés dans une liste des « principaux contribuables débiteurs », consultable sur le site internet de l’Autorité fiscale. La Cour constate qu’en application de ce régime, la publication était systématique, sans aucune mise en balance de l’intérêt public à assurer la discipline fiscale, d’une part, et du droit au respect de la vie privée de la personne concernée, d’autre part. Elle observe, en particulier, que le Parlement ne s’est livré à aucune appréciation des effets des régimes de publication antérieurs sur les contribuables ou de la complémentarité potentielle de la réforme de 2006. Par ailleurs, les considérations relatives à la protection des données, au risque d’usage impropre de l’adresse du domicile du contribuable débiteur par d’autres membres du public ou à la portée mondiale d’internet n’ont guère, voire pas du tout, été prises en compte. La Cour n’est ainsi pas convaincue, malgré l’ample marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, que les motifs avancés par le législateur hongrois lors de la réforme du régime de publication en cause, bien que pertinents, étaient suffisants pour démontrer que l’ingérence dans l’exercice de ses droits par le requérant était « nécessaire dans une société démocratique ».

Article 8 • Respect de la vie privée • Publication, injustifiée, sur le portail internet de l’Autorité fiscale, de renseignements propres à permettre l’identification du requérant, dont l’adresse de son domicile, à raison du manquement de l’intéressé à ses obligations fiscales • Buts légitimes visant à favoriser l’efficacité du système fiscal, améliorer la discipline fiscale et fournir aux tiers des indications sur la situation fiscale de contribuables débiteurs • Ample marge d’appréciation pour établir un régime de divulgation de données à caractère personnel concernant les contribuables qui ne s’acquittent pas de leurs obligations fiscales • Absence de mise en balance par le législateur des intérêts publics et privés concurrents en jeu • Appréciation individualisée de la proportionnalité par l’Autorité fiscale non requise • Absence d’appréciation de la nécessité de publier l’adresse personnelle du contribuable débiteur pour obtenir l’effet dissuasif recherché • Absence d’appréciation de l’impact sur le droit au respect de la vie privée, notamment au regard du support utilisé pour la diffusion (internet) • Manquement du législateur à son obligation de prendre des mesures pour concevoir des réponses adaptées eu égard au principe de la minimisation des données et à d’autres considérations relatives à la protection des données

FAITS

En Hongrie, l’Autorité nationale des impôts et des douanes était tenue par la loi de publier les données à caractère personnel des contribuables ayant des arriérés d’impôts. La disposition applicable, à savoir l’article 55 § 3 de la loi n o XCII de 2003 relative à l’administration fiscale (« la loi de 2003 relative à l’administration fiscale »), prescrivait la publication, sur le site internet de l’Autorité fiscale, d’une liste des principaux contribuables défaillants, qui contenait les données personnelles des contribuables redevables d’arriérés d’impôts d’un montant supérieur à 10 millions de forints hongrois (HUF – environ 26 000 euros (EUR)). La législation fut modifiée en 2006 afin d’inclure les contribuables débiteurs dans le régime de publication. En particulier, l’article 55 § 5, ajouté à la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, prescrivait la publication par l’Autorité fiscale d’une liste des « principaux contribuables débiteurs », qui contenait les données à caractère personnel des contribuables dont la dette fiscale était supérieure à 10 millions HUF pendant une période de plus de 180 jours. Le législateur considérait cette mesure nécessaire pour « assainir l’économie ». Il justifia l’extension de l’obligation de publication aux contribuables débiteurs par le fait que les dettes fiscales ne découlaient pas seulement d’arriérés d’impôts, mais pouvaient également résulter de l’adoption par le contribuable d’un comportement contraire à ses obligations de paiement. À la suite d’un contrôle fiscal effectué en 2013, l’Autorité fiscale établit que le requérant était redevable d’un montant d’environ 625 000 EUR. Elle constata, plus précisément, qu’il avait omis de s’acquitter de l’impôt sur le revenu relativement à une somme d’environ 2 millions EUR, qu’il avait prélevée du compte bancaire d’une société à responsabilité limitée dont il avait été le directeur général jusqu’en 2009. Elle rejeta l’allégation de l’intéressé selon laquelle il avait transmis l’argent aux partenaires commerciaux de la société et lui infligea une amende de 490 000 EUR, assortie d’intérêts. Ce constat fut confirmé par les tribunaux dont, en dernier ressort, la Kúria en 2015. En 2017, la Cour constitutionnelle déclara irrecevable le recours constitutionnel dont le requérant l’avait saisie. Dans l’intervalle, en 2014, l’Autorité fiscale avait publié des informations personnelles concernant ce dernier sur une liste des contribuables défaillants, consultable sur son site internet, comme le prescrivait l’article 55 § 3 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale. Les informations publiées comprenaient son nom, son adresse personnelle, son numéro d’identification fiscale et le montant des impôts impayés dont il était redevable. En application de la législation modifiée en 2006, à savoir l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, l’intéressé apparut en 2016 sur la liste des « principaux contribuables débiteurs », consultable sur le site internet de l’Autorité fiscale. À la même époque, un média en ligne produisit une carte interactive des contribuables débiteurs, sur laquelle l’adresse personnelle du requérant était indiquée par un point rouge. En 2019, ses données furent retirées de la liste des « principaux contribuables débiteurs » après la prescription des arriérés d’impôts dont il était redevable.

CEDH

  1. Nécessaire dans une société démocratique

a) Observations liminaires

Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 273, 8 avril 2021).

116.  Au cœur de la présente affaire se trouve la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre, d’une part, l’intérêt public qu’il y a à assurer la discipline fiscale, le bien‑être économique du pays et l’intérêt de partenaires commerciaux potentiels à obtenir l’accès à certaines informations détenues par l’État concernant des particuliers et, d’autre part, l’intérêt des particuliers à protéger certaines formes de données conservées par l’État aux fins de la perception de l’impôt. La Cour estime ainsi qu’il convient d’exposer d’emblée les principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative au droit au respect de la vie privée tel que garanti par l’article 8 de la Convention, en particulier dans le contexte de la protection des données.

117.  Elle juge en outre important de souligner que la publication litigieuse relevait non pas d’une décision individuelle de l’Autorité fiscale, mais du régime mis en place par le législateur, qui utilisait la publication systématique sur le site de l’Autorité fiscale des données à caractère personnel concernant les principaux contribuables débiteurs comme outil de lutte contre l’inobservation de la réglementation fiscale. Le régime en question s’appliquait à tous les contribuables qui, à la fin du trimestre, étaient redevables de montants d’impôts importants pendant une période de plus de 180 jours consécutifs, et il prévoyait la publication du nom du débiteur, de l’adresse de son domicile, de l’adresse de son siège social, et de son numéro d’identification fiscale. La Cour rappelle que l’État peut, dans le respect des dispositions de la Convention, adopter des mesures générales qui s’appliquent à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel, même si ces mesures risquent de conduire à des difficultés dans certains cas particuliers (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 112-115, CEDH 2006-IV).Dans ce contexte, elle estime approprié d’examiner si, eu égard aux intérêts publics et privés en jeu, le régime légal choisi relève de la marge d’appréciation de l’État. Elle considère donc qu’il est utile, aux fins de son examen, de rappeler les principes appliqués dans le contexte des mesures générales (paragraphes 124‑126 ci‑dessous).Par ailleurs, n’ayant jamais été appelée auparavant à rechercher si, et dans quelle mesure, l’imposition d’une obligation légale de publier des informations concernant des contribuables, notamment l’adresse de leur domicile, est compatible avec l’article 8, elle estime particulièrement important d’examiner d’emblée la question de l’étendue de la marge d’appréciation dont jouit l’État lorsqu’il réglemente des questions de cette nature.

b) L’étendue et l’application de la marge d’appréciation

  1. Considérations générales

118.  La marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu (Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 211, 10 septembre 2019). Elle est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge est restreinte (S. et Marper, précité, § 102).

119.  Lorsqu’elle est amenée à examiner la compatibilité avec l’article 8 de la Convention d’une ingérence résultant de la publication de données à caractère personnel, la Cour tient compte de la nature de l’information divulguée et du point de savoir si celle-ci porte sur les aspects les plus intimes de l’individu, tels que l’état de santé (notamment la séropositivité, dans Z c. Finlande, 25 février 1997, § 96, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et le fait d’avoir subi un avortement, dans M.S. c. Suède, 27 août 1997, § 47, Recueil 1997-IV), le rapport à la religion (voir, dans le contexte de la liberté de religion, Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, §§ 42-53, CEDH 2010), ou encore l’orientation sexuelle (Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, § 82, 27 septembre 1999). Elle a en revanche considéré qu’une information purement financière qui ne suppose pas la transmission de données intimes ou étroitement liées à l’identité ne mérite pas une protection accrue (G.S.B. c. Suisse, no 28601/11, § 93, 22 décembre 2015).

120.  La Cour prend également en compte les répercussions de la publication sur la vie privée du requérant, comme le sentiment d’insécurité qui en a découlé (Alkaya, précité, § 39), l’humiliation publique et l’exclusion de la vie sociale (Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, § 44, 25 novembre 2008), ou les effets risquant de nuire à la capacité des requérants à mener une vie personnelle normale (Sidabras et Džiautas, précité, § 49).

121.  Lorsqu’elle examine le risque de préjudice, la Cour prend en compte le type de support employé pour la divulgation des données en question. En ce qui concerne la diffusion d’informations personnelles sur internet, elle a jugé – dans le cadre de griefs fondés à la fois sur l’article 8 et sur l’article 10 – que les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 133, CEDH 2015). Aussi, la reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés de l’internet peuvent être soumises à un régime différent. Les règles régissant la reproduction des seconds doivent manifestement être ajustées en fonction des caractéristiques particulières de la technologie de manière à ce qu’elles puissent assurer la protection et la promotion des droits et libertés en cause (Węgrzynowski et Smolczewski c. Pologne, no 33846/07, § 54, 16 juillet 2013, et Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits)). La Cour a prêté attention à la portée des déclarations de différentes plateformes internet, en fonction de l’étendue de leur audience (comparer avec Delfi AS, précité, Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt c. Hongrie, no 22947/13, 2 février 2016, et Pihl c. Suède (déc.), no 74742/14, 7 février 2017).

122.  Comme elle l’a indiqué ci-dessus (paragraphe 103), la Cour a déjà dit que la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues par l’article 8 de la Convention (Z c. Finlande, § 95, S. et Marper, § 103, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, § 137, tous précités).

  1. Principes relatifs à la protection des données

123.  En ce qui concerne les limitations de la marge d’appréciation des États résultant de l’obligation susmentionnée d’offrir des garanties appropriées, il convient également de noter que, lorsqu’elle a été amenée à examiner le traitement de données à caractère personnel sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la Cour a souvent tenu compte des principes énoncés dans le droit relatif à la protection des données (paragraphes 42‑46 ci‑dessus), notamment des principes suivants :

α)  Le principe de la limitation des finalités (article 5 b) de la Convention sur la protection des données), selon lequel les données à caractère personnel ne peuvent faire l’objet d’un traitement que pour des finalités déterminées et ne sont pas utilisées de manière incompatible avec ces finalités (voir, par exemple, M.S. c. Suède, précité, § 42, Z c. Finlande, précité, § 110, et Biriuk c. Lituanie, no 23373/03, § 43, 25 novembre 2008). Ainsi, dans certains cas, la Cour a conclu qu’un droit étendu à la divulgation et à l’utilisation de données à caractère personnel à des fins dépourvues de lien avec les raisons ayant initialement motivé leur collecte constituaient une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée (Karabeyoğlu c. Turquie, no 30083/10, § 118, 7 juin 2016, et Surikov c. Ukraine, no 42788/06, § 89, 26 janvier 2017).

β)  Le principe de la minimisation des données (article 5 c) de la Convention sur la protection des données), selon lequel les données à caractère personnel doivent être adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées (S. et Marper, précité, § 103), et toute divulgation excessive et superflue de renseignements privés sensibles sans lien avec le but poursuivi consistant à informer le public est injustifiée (Khadija Ismayilova c. Azerbaïdjan, nos 65286/13 et 57270/14, §§ 147-149, 10 janvier 2019).

γ)  Le principe de l’exactitude des données (article 5 d) de la Convention sur la protection des données). La Cour a souligné que l’inexactitude ou la fausseté des informations contenues dans des registres publics sont susceptibles de porter atteinte à la réputation de la personne concernée ou de lui être préjudiciables (Cemalettin Canlı c. Turquie, no 22427/04, § 35, 18 novembre 2008, Khelili c. Suisse, no 16188/07, § 64, 18 octobre 2011, et Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 44, CEDH 2000-V), et qu’il est nécessaire que des garanties procédurales soient prévues par la loi pour que lesdites informations puissent être corrigées ou révisées (Cemalettin Canlı, précité, §§ 41-42 ; voir aussi Anchev c. Bulgarie (déc.), nos 38334/08 et 68242/16, 5 décembre 2017).

δ)  Le principe de la limitation de la conservation (article 5 e) de la Convention sur la protection des données), selon lequel les données à caractère personnel doivent être conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. La Cour a dit que le traitement initialement licite de données exactes peut devenir, avec le temps, incompatible avec les exigences de l’article 8 lorsque ces données ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles avaient été collectées ou publiées (voir, en ce sens, M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, §§ 99 et 106, 28 juin 2018, et Sõro c. Estonie, no 22588/08, § 62, 3 septembre 2015).

  1. Mesures générales et qualité du contrôle opéré par le législateur

124 Conformément au principe de subsidiarité, c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour. Ainsi que la Cour l’a indiqué à maintes reprises, les autorités nationales, du fait de leur légitimité démocratique, sont en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux (voir, entre autres, Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 108, 11 décembre 2018, et M.A. c. Danemark [GC], n o 6697/18, § 147, 9 juillet 2021).

Lorsque le législateur jouit d’une marge d’appréciation, celle-ci s’applique en principe tant à la décision de légiférer ou non sur un sujet donné que, le cas échéant, aux règles détaillées établies de manière à ce que la législation adoptée soit conforme à la Convention et ménage un équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés éventuellement en conflit.Cela étant, la Cour a dit à plusieurs reprises que les choix opérés par le législateur n’échappaient pas à son contrôle, et elle s’est dans un certain nombre d’affaires penchée sur la qualité de l’examen qui avait été effectué par les autorités parlementaires et judiciaires nationales de la nécessité de telle ou telle mesure qui était contestée devant elle. Elle a considéré qu’il y avait lieu de tenir compte du risque d’abus que pouvait emporter l’assouplissement d’une mesure générale, et que ce risque était un facteur qu’il appartenait avant tout à l’État d’apprécier. Elle a également jugé qu’une mesure générale était un moyen plus pratique pour parvenir à l’objectif légitime visé qu’une disposition permettant un examen au cas par cas lorsque pareille disposition emportait un risque de grande insécurité juridique, de litiges, de frais et de retards ou de discrimination et d’arbitraire. Cela étant, la manière dont une mesure générale a été appliquée aux faits d’une cause donnée permet de se rendre compte de ses répercussions pratiques et est donc pertinente pour l’appréciation de sa proportionnalité (M.A. c. Danemark, précité, § 148, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013, et les références qui y sont citées). Il incombe à la Cour d’examiner attentivement les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions retenues par lui et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État ou du public en général et ceux des individus directement touchés par les solutions en question (S.H. et autres c. Autriche [GC], no  57813/00, § 97, CEDH 2011, et Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 117, 4 avril 2018).

126 La question centrale s’agissant de telles mesures n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l’État peut prouver que sans la mesure litigieuse l’objectif légitime visé ne pourrait être atteint. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale en question et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (Animal Defenders International, précité, § 110).

  1. Le degré de consensus aux niveaux national et européen

127.  Un autre facteur à prendre en compte en ce qui concerne l’étendue de la marge d’appréciation est l’existence ou non de points communs entre les législations nationales des États contractants. Selon l’étude de droit comparé mentionnée ci-dessus (paragraphes 54-57), dans vingt-et-un des trente‑quatre États contractants étudiés les autorités publiques peuvent, et dans certains cas doivent, rendre publiques, à certaines conditions, les données à caractère personnel des contribuables qui ne se sont pas acquittés de leurs obligations de paiement. Il convient toutefois d’observer qu’au sein de ce groupe d’États, il existe une grande diversité dans les législations nationales quant à l’étendue des données publiées et aux conditions préalables à leur publication, notamment le montant des impôts impayés et la durée pendant laquelle la dette fiscale doit rester impayée avant qu’il y ait publication, même si la majorité des États de ce groupe prévoit un accès illimité aux informations relatives au contribuable. Par ailleurs, seuls huit des États contractants étudiés divulguent l’adresse du domicile du contribuable, et deux autres indiquent sa commune de résidence.

  1. Conclusions

128.  À la lumière de l’ensemble des éléments exposés ci-dessus, la Cour considère que les États contractants jouissent d’une ample marge d’appréciation pour déterminer, aux fins notamment d’assurer le bon fonctionnement de la perception de l’impôt dans son ensemble, la nécessité d’établir un régime de divulgation de données à caractère personnel concernant les contribuables qui ne s’acquittent pas de leurs obligations de paiement. La latitude dont jouissent les États dans ce domaine n’est toutefois pas illimitée. Dans ce contexte, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales compétentes, au niveau législatif, exécutif ou judiciaire, ont correctement mis en balance les intérêts concurrents et dûment tenu compte, au moins en substance, non seulement i)  de l’intérêt public à la divulgation des informations en question (paragraphe 116 ci-dessus), mais aussi ii)  de la nature des informations divulguées (paragraphe 119 ci-dessus), iii)  des répercussions sur l’exercice par les personnes concernées du droit au respect de leur vie privée et du risque d’atteinte à celui-ci (paragraphes 120 et 121 ci‑dessus), iv)  de la portée potentielle du support utilisé pour la diffusion de l’information, en particulier celle d’internet (paragraphe 121 ci-dessus), ainsi que v)  des principes fondamentaux de la protection des données, notamment ceux relatifs à la limitation des finalités, à la limitation de la conservation, à la minimisation des données et à leur exactitude (paragraphes 42, 44, 46 et 123 ci‑dessus). Dans ce cadre, l’existence de garanties procédurales peut également jouer un rôle important (paragraphe 122 ci‑dessus). La Cour examinera ainsi si les autorités nationales ont agi dans les limites de leur marge d’appréciation dans le choix des moyens propres à atteindre les buts légitimes poursuivis.

  1. Application au cas d'espèce des considérations et principes énoncés ci-dessus

a) Le cadre législatif et politique

129.  La Cour note d’emblée un aspect important du régime de publication obligatoire examiné, à savoir que l’Autorité fiscale hongroise ne disposait en droit interne d’aucun pouvoir d’appréciation pour contrôler la nécessité de publier les données à caractère personnel des contribuables. Dès lors que le contribuable ne s’était pas acquitté de sa dette fiscale au terme d’un délai de 180 jours, son nom et son adresse personnelle étaient obligatoirement publiés par l’Autorité fiscale. Comme indiqué ci-dessus, indépendamment de l’existence ou non d’une faute subjective ou d’autres circonstances individuelles, tout contribuable débiteur qui répondait aux critères objectifs de l’article 55 § 5 était systématiquement identifié par son nom et son adresse personnelle dans la liste publiée par l’Autorité fiscale sur son site internet. La publication durait tant que la dette n’avait pas été réglée et jusqu’à ce qu’elle ne fût plus exécutoire. En d’autres termes, le régime de publication mis en place par la loi de 2003 relative à l’administration fiscale n’exigeait pas de mise en balance des intérêts individuels et publics concurrents ou d’appréciation individualisée de la proportionnalité par l’Autorité fiscale.

130.  Si, comme cela a été expliqué ci-dessus, le choix d’un tel régime général n’est pas en soi problématique, pas plus que ne l’est en tant que telle la publication de données de contribuables, la Cour doit se pencher sur les choix législatifs à l’origine de la mesure litigieuse et déterminer si le législateur a mis en balance les intérêts concurrents en jeu, compte tenu de la mention de données à caractère personnel telles que l’adresse du domicile. Dans ce contexte, la qualité du contrôle opéré par le législateur quant à la nécessité de l’ingérence revêt une importance cruciale pour apprécier la proportionnalité d’une mesure générale (Animal Defenders International, précité, §§ 108 et 113). À cet égard, comme il a été indiqué ci-dessus, la question centrale n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (paragraphe 126 ci‑dessus).

131.  S’agissant tout d’abord de l’intérêt public à la divulgation des informations en question, la Cour note qu’en 2006, dans le cadre de la réforme de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, le législateur national a introduit à l’article 55 § 5 une disposition prévoyant la publication d’une liste des principaux contribuables débiteurs. Cette mesure visait à compléter, entre autres, le régime de publication d’informations sur les contribuables défaillants prévu à l’article 55 § 3. Il ressort des travaux préparatoires de la réforme de 2006 que le législateur considérait cette nouvelle mesure comme nécessaire pour « assainir l’économie » et renforcer les capacités des autorités fiscales et douanières (paragraphe 16 ci-dessus). Il estimait que l’extension de l’obligation de publication aux contribuables débiteurs se justifiait par le fait que les dettes fiscales ne découlaient pas seulement d’arriérés d’impôts établis dans le cadre d’un contrôle fiscal, mais pouvaient également résulter de l’adoption par le contribuable d’un comportement contraire à ses obligations de paiement (paragraphes 16 et 30 ci‑dessus).

132.  Toutefois, même si la réforme de 2006 a été adoptée pour compléter les mesures existantes de publication de données des contribuables et qu’elle poursuivait les mêmes fins, les travaux préparatoires de cette réforme ne révèlent aucune appréciation des effets que les mécanismes de publication déjà en vigueur, notamment celui prévu à l’article 55 § 3, pouvaient avoir eu sur le comportement des contribuables. Ils ne montrent pas non plus de réflexion sur les raisons pour lesquelles ces mesures étaient considérées comme insuffisantes pour atteindre le but poursuivi par le législateur ou sur la complémentarité potentielle à cet égard du dispositif prévu à l’article 55 § 5, mis à part le fait évident que l’inscription sur la liste des principaux contribuables débiteurs pouvait engendrer des répercussions négatives sur la réputation de la personne concernée.

133.  En particulier, il n’apparaît pas que le Parlement ait examiné dans quelle mesure il était nécessaire, pour obtenir l’effet dissuasif invoqué par le Gouvernement, de publier tous les éléments énoncés à l’article 55 § 5, tout particulièrement l’adresse du domicile du contribuable débiteur, en complément des données concernant les contribuables défaillants identifiés dans une liste distincte conformément à l’article 55 § 3 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale (paragraphe 31 ci-dessus, et Animal Defenders International, précité, § 108).

134.  La Cour observe en outre que si l’exposé des motifs de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale mettait en avant le droit des contribuables au respect de leur vie privée pour justifier des règles strictes de secret (paragraphe 12 ci-dessus), rien ne prouve que les conséquences du régime de publication prévu à l’article 55 § 5 sur le droit au respect de la vie privée, notamment le risque d’usage impropre de l’adresse du domicile du contribuable débiteur par d’autres membres du public, aient été prises en considération (paragraphe 14 ci-dessus).

135.  Il n’apparaît pas non plus qu’ait été prise en considération la portée potentielle du support utilisé pour la diffusion des informations en question, à savoir le fait que la publication de données à caractère personnel sur le site internet de l’Autorité fiscale supposait qu’indépendamment des raisons justifiant l’accès à ces informations quiconque dans le monde avait accès à internet avait également un accès illimité aux informations relatives au nom ainsi qu’à l’adresse personnelle de chaque contribuable débiteur figurant sur la liste, avec le risque que la republication soit une conséquence naturelle, probable et prévisible de la publication initiale.

136.  Ainsi, pour autant qu’il puisse être considéré que la publication de cette liste répondait à un intérêt général, le Parlement ne paraît pas avoir examiné dans quelle mesure la publication de toutes les données en question, en particulier de l’adresse du domicile du contribuable débiteur, était nécessaire à la réalisation de l’objectif initialement poursuivi par la collecte des données à caractère personnel pertinentes, à savoir l’intérêt du bien-être économique du pays. Compte tenu de la nature relativement sensible de ces informations (Samoylova c. Russie, no 49108/11, §§ 100-101, 14 décembre 2021), un examen parlementaire suffisant était particulièrement important dans les circonstances de l’espèce. Les considérations relatives à la protection des données semblent n’avoir guère, voire pas du tout, été prises en compte dans la préparation de la réforme de 2006, alors même que le corpus de normes nationales et européennes contraignantes en matière de protection des données applicables en droit interne ne cessait de s’étoffer.

137.  Tout en admettant que l’intention du législateur était de renforcer le respect des obligations fiscales et qu’ajouter l’adresse du domicile du contribuable permettait de garantir l’exactitude des informations publiées, il n’apparaît pas que le législateur ait envisagé de prendre des mesures pour concevoir des réponses adaptées eu égard au principe de la minimisation des données. La Cour n’aperçoit dans l’historique de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale ou de la réforme de 2006 aucun élément indiquant qu’un tel examen a été effectué.

138. En résumé, l’État défendeur n’a pas démontré que le législateur a cherché à ménager un juste équilibre entre les intérêts individuels et publics concurrents afin de garantir la proportionnalité de l’ingérence.

b) Conclusion

139.  À la lumière de ce qui précède et compte tenu du caractère systématique de la publication des données relatives aux contribuables, notamment leur adresse personnelle, la Cour n’est pas convaincue, nonobstant la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, que les motifs invoqués par le législateur hongrois lors de l’adoption du régime de publication prévu à l’article 55 § 5, bien que pertinents, suffisent à démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » et que les autorités de l’État défendeur ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.

140. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

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