DISCRIMINATION

ARTICLE 14 DE LA CEDH

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"La discrimination est la violation la plus quotidienne des droits de l'Homme"
Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation"

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- l'article 14 n'est pas un article autonome et doit être associé à un autre article

- l'article 14 combiné à l'article 2

- l'article 14 combiné à l'article 3

- l'article 14 combiné à l'article 5

- l'article 14 combiné aux 4 ; 6§1 et 11 de la convention,

- l'article 14 combiné à l'article 8 de la Convention

- l'article 14 combiné à l'article 9 de la Convention

- l'article 14 combiné à l'article 10 de la Convention

- l'article 14 combiné à l'article 1 du Protocole 1

- l'article 14 combiné à l'article 3 du Protocole 1

Nous pouvons analyser GRATUITEMENT et SANS AUCUN ENGAGEMENT vos griefs pour savoir s'ils sont susceptibles d'être recevables devant le parlement européen, la CEDH, le Haut Commissariat aux droits de l'homme, ou un autre organisme de règlement international de l'ONU. Contactez nous à fabre@fbls.net.

Si vos griefs semblent recevables, pour augmenter réellement et concrètement vos chances, vous pouvez nous demander de vous assister pour rédiger votre requête, votre pétition ou votre communication individuelle.

Pour les français, pensez à nous contacter au moins au moment de votre appel, pour assurer l'épuisement des voies de recours et augmenter vos chances de réussite, devant les juridictions françaises ou internationales.

L'ARTICLE 14 N'EST PAS UN ARTICLE AUTONOME

Un grief au sens de l'article 14 n'est examiné que combiné a un autre article de la convention.

Assemblée chrétienne des Témoins de Jéhovah d’Anderlecht et autres c. Belgique du 5 avril 2022 requête n o 20165/20

28.  La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres dispositions normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000‑IV, et İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 155, 26 avril 2016).

Chassagnou et autres C. France du 29 avril 1999 Hudoc 1054, requête 25088/94, 28331/95, 28443/95

"§89: La Cour rappelle que l'article 14 n'a pas d'existence autonome, mais joue un rôle important de complément des autres dispositions de la Convention et des Protocoles puisqu'il protège les individus, placés dans des situations analogues, contre toute discrimination dans la jouissance des droits énoncés dans ces autres dispositions.

Lorsque la Cour a constaté une violation séparée d'une clause normative de la Convention, invoquée devant elle à la fois comme telle et conjointement avec l'article14, elle n'a en général pas besoin d'examiner aussi l'affaire sous l'angle de cet article, mais il en va autrement si une nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause constitue un aspect fondamental du litige.

§91: La Cour rappelle qu'une distinction est discriminatoire si elle "manque de justification objective et raisonnable", c'est à dire si elle ne poursuit pas un "but légitime" ou s'il "n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité" entre les moyens employés et le but visé.

Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre les situations à d'autres égards analogues justifient des distinctions de traitement" 

LES CONDITIONS D'UNE VIOLATION DE L'ARTICLE 14 

Pour constater la violation de l'article 14 de la  Convention:

Il est d'abord nécessaire de réunir les trois premières conditions:

1/ L'article 14 est nécessairement combiné avec un autre article;

2/ La nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause, doit constituer un aspect fondamental du litige;

3/ La distinction de traitement doit concerné des individus qui sont dans des situations analogues.

Les trois premières conditions remplies, il faut y ajouter au moins l'une des deux dernières conditions:

Soit la distinction n'a pas "de justification objective raisonnable" ou n'a pas de "but légitime".

Soit, en cas d'existence de "but légitime", le "rapport raisonnable de proportionnalité" entre cette justification et la distinction est très nettement déséquilibré.

LA CONDITION "d'un aspect fondamental du litige"

ÉLIMINE DES GRIEFS PRESENTES AU SENS DE L'ARTICLE 14

Au titre de cette condition, la Cour considère que comme les griefs ont été vus sous l'angle de la violation d'un article de la Convention, il n'est nul besoin de les revoir sous l'angle de l'article 14:

Arrêt Beldjoudi contre France du 26/03/1992 Hudoc 350 requête 12083/86

"§81: Vu le constat de violation de l'article 8 () la Cour n'estime pas nécessaire d'étudier de surcroît le grief  selon lequel les requérants subiraient, en cas d'expulsion de Monsieur Bedjoudi, une discrimination contraire à l'article 14 dans la jouissance de leurs droits au respect de leur vie familiale () Il ne s'impose pas d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 14 combiné avec l'article 8"

Arrêt Mahieu Mohen et Clerfayt contre Belgique du 02/03/1987 Hudoc 121 requête 9267/81

Les requérants se plaignent d'une discrimination dans leur rôle de député entre la communauté francophone et néerlandaise.

La Cour a rejeté le grief sous l'angle de l'article P1-3; elle considère qu'elle n'a nul besoin d'examiner les faits sous l'angle de l'article P1-3 et 14 de la Convention.

Arrêt Hentrich contre France du 22/09/1994 Hudoc 485 requête 13616/88

la Cour a condamné les faits sous l'angle de l'article 6§1 de la Convention. Par conséquent, il n'est nul besoin de les revoir sous l'angle de l'article 14.

Arrêt Ankel contre Suisse du 23/10/1996 Hudoc 655 requête 17748/91

"La Cour a déjà tranché la question du respect de l'égalité des armes sous l'angle de l'article 6-1 pris isolément () elle estime qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain des articles 14 et 6-1 combinés. Partant il n'y a pas lieu d'examiner ce grief"

ARTICLE 14 COMBINÉ A L'ARTICLE 2

Y et autres c. Bulgarie du 22 mars 2022 requête no 9077/18

Art 14 : Les autorités bulgares n’ont pas protégé une femme tuée par son mari, mais la tolérance générale à l’égard de la violence contre les femmes n’a pas été démontrée

L’affaire porte sur des griefs formulés par la mère et les filles d’une femme tuée par son époux. Cette dernière, Mme V., fut abattue par son mari dans un café de Sofia, où elle s’était rendue juste après s’être présentée au bureau du parquet pour signaler que son mari détenait une arme de poing et qu’elle craignait pour sa vie. Elle avait formulé à plusieurs reprises des plaintes similaires au cours des années et des mois ayant précédé son meurtre, dénonçant le comportement hargneux, violent et obsessionnel de son mari à son égard. La Cour juge en particulier que les autorités n’ont pas répondu avec la promptitude requise aux plaintes crédibles de Mme V. et n’ont pas correctement évalué le risque auquel celle-ci était exposée au regard du contexte particulier et de la dynamique de la violence conjugale. Si elles l’avaient fait, elles auraient compris que le mari de Mme V. représentait un risque réel et immédiat pour la vie de celle-ci, et elles auraient pu lui confisquer son arme, l’arrêter pour non-respect de l’ordonnance d’éloignement prononcée contre lui et/ou placer Mme V. sous protection policière. Le droit interne bulgare leur offrait la possibilité d’adopter pareilles mesures, qui auraient pu parer au danger qui pesait sur Mme V. En revanche, rien ne prouve que les autorités bulgares en général, ou les seuls policiers en charge du dossier de Mme V., aient manifesté une quelconque tolérance à l’égard de la violence contre les femmes.

FAITS

Les requérantes, Mme Y et ses deux petites-filles, Mmes X et Z, sont des ressortissantes bulgares nées respectivement en 1948, 2007 et 2012. Elles résident à Sofia. Le 18 août 2017, Mme V., fille et mère des requérants, fut touchée à la tête et au thorax par des coups de feu tirés par son mari alors qu’elle était assise à la terrasse d’un café de Sofia. Elle mourut sur le coup. Elle et son mari étaient séparés de fait depuis 2014. Deux ans avant son meurtre, Mme V. avait signalé le comportement menaçant de son mari aux autorités de police, à qui elle avait adressé quatre plaintes écrites. Dans sa première plainte, déposée en 2016, elle avait affirmé que son mari avait lacéré les pneus de sa voiture après une dispute au cours de laquelle il lui avait lancé : « je ne t’accorderai pas le divorce ! Je te tuerai ! Je priverai les enfants de leur mère ! ». Elle avait également indiqué qu’elle craignait pour sa vie, car son mari possédait une arme de poing. Après un autre incident, survenu en 2017, lors duquel le mari de Mme V. l’avait poursuivie en voiture et à pied, insultée et menacée, le tribunal de district de Sofia avait prononcé contre lui une ordonnance provisoire d’éloignement lui interdisant d’approcher de sa femme à moins de 100 mètres. Par la suite, les tribunaux accordèrent à Mme V. une ordonnance d’éloignement définitive. Ces deux incidents ne donnèrent lieu à aucune poursuite pénale. La veille de son meurtre, Mme V. avait appelé le numéro d’urgence national pour signaler qu’elle était au volant de sa voiture et que son mari la suivait dans la sienne, au mépris de l’ordonnance d’éloignement. Plus tard, elle adressa une plainte écrite à la police. Le lendemain, quelques heures avant son meurtre, elle déposa une plainte quasiment identique au bureau du procureur du district de Sofia, précisant à nouveau que son mari possédait une arme de poing et qu’elle craignait pour sa vie. Après avoir abattu Mme V., son mari se rendit immédiatement à la police. Reconnu coupable en 2018 de meurtre aggravé et de possession illégale d’arme à feu, il fut condamné à une peine de treize ans et quatre mois d’emprisonnement, et à verser à chacune de ses filles, parties civiles à la procédure dirigée contre lui, la somme de 250 000 levs bulgares (127 822 EUR). La police ouvrit aussitôt une enquête interne sur les circonstances de la mort de Mme V. Cette enquête fit l’objet d’un rapport long de 20 pages, qui recommandait l’ouverture de poursuites disciplinaires contre un certain nombre de policiers accusés de manquements à leurs devoirs. Il semble que dix d’entre eux se soient vu infliger des peines disciplinaires et que trois autres aient reçu un blâme, mais aucune précision n’a été fournie quant aux éventuelles sanctions infligées aux autres.

Article 2 (droit à la vie)

Les quatre plaintes écrites déposées par Mme V. et l’appel passé par elle au numéro d’urgence la veille de son meurtre renfermaient des allégations crédibles de violence conjugale, telle que définie par le droit bulgare. Toutefois, les autorités n’ont pas réagi immédiatement aux plaintes en question, et l’appel de Mme V. au numéro d’urgence n’a à aucun moment été signalé à la police. Force est de constater que la police n’a fait preuve de diligence qu’en une seule occasion, lorsqu’elle a envoyé une patrouille à la suite d’un appel d’urgence passé par la mère de Mme V. pour dénoncer le comportement agressif de son gendre à son égard et à l’égard de ses petits-enfants. En outre, bien que les tribunaux eussent statué en faveur de Mme V. dans le cadre de la procédure tendant au prononcé d’une ordonnance d’éloignement, le service de police compétent s’est borné à verser au dossier de l’intéressée l’ordonnance temporaire d’éloignement obtenue par celle-ci, sans prendre de mesure pour s’assurer que son mari s’y conformait. L’ordonnance définitive n’a même pas été portée à l’attention de la police. Le fait est que la police de Sofia s’est uniquement intéressée à la question de savoir si des poursuites pénales devaient être engagées contre le mari de Mme V., et qu’elle n’a pas recherché si le comportement de celui-ci pouvait être dangereux pour l’intéressée au regard du contexte particulier et de la dynamique de la violence conjugale. Surtout, il ressort de l’enquête interne que la police de Sofia n’a entrepris aucune démarche pour vérifier si le mari de Mme V. était titulaire d’un permis de port d’armes et s’il possédait une arme de poing, et qu’elle n’a tenu aucun compte des menaces de mort signalées par Mme V. Les autorités de poursuite n’ont remédié à aucune de ces lacunes. Elles ont décidé à deux reprises qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites pénales, au seul vu des rapports rédigés par la police et sans concertation entre les deux procureurs chargés de l’affaire. Eu égard à l’ordonnance d’éloignement et au non-respect de celle-ci par le mari de Mme V., les autorités auraient dû savoir que la vie de celle-ci était exposée à un danger réel et immédiat. Leur carence à cet égard semble en partie imputable à un manque de formation à la dynamique de la violence conjugale. Si les autorités avaient correctement apprécié la situation, elles auraient pu prendre certaines mesures propres à parer au danger qui pesait sur la vie de Mme V., dans l’exercice des pouvoirs que leur conférait le droit interne. Elles auraient notamment pu confisquer au mari de Mme V. l’arme de poing qu’il possédait encore bien que son permis de port d’arme eût expiré, l’arrêter pour nonrespect de l’ordonnance d’éloignement prononcée contre lui ou placer Mme V. sous protection policière. En outre, la Cour constate l’absence de toute action préventive appropriée passant par une coordination entre de multiples autorités, qui aurait pu prendre la forme d’une saisine immédiate de la police de Sofia par les autorités de poursuite après la nouvelle plainte déposée par Mme V. le matin du jour où elle a été tuée. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en l’espèce.

Article 14 (interdiction de discrimination)

S’agissant de l’allégation des requérantes selon laquelle il y aurait une tolérance générale à l’égard de la violence contre les femmes, la Cour relève que rien n’indique que les autorités bulgares essaient de dissuader les femmes de porter plainte, ou que les tribunaux tardent systématiquement à prononcer des ordonnances d’éloignement ou se montrent réticents à traiter ce genre d’affaires. Elle observe en outre que les données statistiques dont elle dispose ne sont pas suffisantes pour l’amener à conclure à l’existence d’une tolérance générale des autorités à l’égard de la violence contre les femmes. Rien ne prouve non plus que les policiers ou les autres fonctionnaires chargés du dossier de Mme V. aient manifesté un tel comportement, et le meurtre de celle-ci a donné lieu à des suites judiciaires rapides et dénuées d’indulgence, qui se sont notamment traduites par une peine de treize ans d’emprisonnement. De plus, une enquête interne a été ouverte et des procédures disciplinaires ont été engagées contre les policiers mis en cause. Enfin, la Cour estime que le refus de la Bulgarie de ratifier la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes (la convention d’Istanbul) ne reflète aucune réticence de cet État à garantir aux femmes une protection juridique appropriée contre la violence conjugale. En tout état de cause, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur cette décision de nature politique. La Cour conclut qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2.

Tkhelidze c. Géorgie du 8 juillet 2021 requête no 33056/17

Art 2 : L’affaire concerne le manquement des autorités géorgiennes à protéger la fille de la requérante contre les violences domestiques et à mener une enquête effective sur cette affaire. La Cour juge en particulier que la police devait savoir que la fille de la requérante était en danger. Malgré les diverses mesures de protection qu'elle aurait pu mettre en œuvre, elle n'a pas réussi à empêcher les violences fondées sur le genre dont elle a été victime et qui ont abouti à son décès. La Cour estime que l'inaction de la police peut être considérée comme une défaillance systémique. Il était urgent de mener une enquête sérieuse sur la possibilité que la discrimination et les préjugés sexistes aient été à l'origine de l'inaction de la police.

FAITS

La requérante est une ressortissante géorgienne, née en 1958 et résidant à Tbilisi (Géorgie). En 2013, la fille de la requérante, M.T., et sa fille de six ans emménagèrent dans un appartement que le compagnon de M.T., L.M., partageait avec ses parents. En avril et en septembre 2014, la police a été appelée à l'appartement en raison du comportement menaçant et abusif de L.M. à l'égard de M.T. À aucune occasion, une enquête pénale n'a été ouverte ou des mesures restrictives n'ont été prises, bien que M.T. ait été blessée physiquement et malgré les demandes de M.T. et des parents de L.M. pour qu'une ordonnance restrictive soit placée à l'encontre de L.M. La police a informé M.T. qu'il n'était pas possible d'arrêter son partenaire ou de demander une autre mesure restrictive étant donné la nature " mineure " de l'" altercation familiale ". Le lendemain, le 23 septembre 2014, M.T. a quitté L.M. et s'est installée chez sa mère à Tbilissi. Après son départ, L.M. a continué de lui envoyer des messages menaçants, ainsi qu'à sa fille. Le 27 septembre, M.T. a déposé une plainte pénale contre L.M. Une enquête pénale n'a pas été ouverte, mais un avertissement formel a été émis à son encontre afin qu'il ne s'engage dans aucun type de conflit avec M.T. Le lendemain, après que M.T. ait de nouveau été accostée par L.M., la police a expliqué qu'elle ne pouvait pas l'arrêter en l'absence d'agression physique, mais a suggéré qu'une solution alternative serait que ses frères le battent. Dans la première quinzaine d'octobre 2014, la requérante se rendit à trois reprises au poste de police de Tbilissi pour dénoncer L.M. pour harcèlement et menace à l’encontre de sa fille, notamment en se présentant sur le lieu de travail de celle-ci avec une grenade à main et en menaçant de la faire exploser. Le 16 octobre 2014, après que L.M eut failli emboutir la voiture de M.T. alors qu'elle emmenait sa fille à l'école, la requérante se rendit à la police et sollicita la protection de l'État. Elle indiqua que sa vie et celle de sa fille étaient devenues insupportables, L.M. les terrorisant quotidiennement. Aucune ordonnance de restriction ou autre mesure restrictive ne fut mise en œuvre. Le 17 octobre 2014, L.M. s'est présenté sur le lieu de travail de M.T. et l'a abattue. Il a immédiatement retourné l'arme contre lui et s'est suicidé. Une enquête a été ouverte mais a été classée sans suite le 31 décembre 2014, la personne responsable du crime étant décédée. Selon les différents procès-verbaux et rapports établis par la police, ni la requérante ni sa fille n'avaient été informées de leurs droits procéduraux ou des mesures législatives et administratives de protection dont elles disposaient en vertu du code pénal et de la loi sur la violence domestique. Le 8 avril 2015, la requérante a déposé une plainte pénale auprès du parquet de district, demandant l'ouverture d'une enquête pour négligence à l'encontre des policiers chargés de traiter les allégations de violence domestique de sa fille. Elle a réitéré sa plainte à au moins cinq autres reprises entre 2015 et 2016, soulignant que l'inaction de la police pouvait être considérée comme une discrimination fondée sur le genre. Ses plaintes restant sans réponse, la requérante a demandé au parquet général en avril 2017 s'il avait reçu ses lettres et plaintes et pourquoi elle n'avait pas reçu de réponse. Elle a reçu la confirmation que tous les courriers précédents avaient été reçus mais n'a reçu aucune autre information.

Article 2 combiné avec l'article 14

La Cour a examiné les griefs sous l'angle de l'article 2 combiné avec l'article 14 de la Convention. La Cour rappelle que, dès lors qu'il y a soupçon de violence domestique ou de violence à l'égard des femmes, une diligence particulière est requise de la part des autorités au cours de la procédure interne. Le fait pour un État de ne pas protéger les femmes contre la violence domestique viole leur droit à une protection égale devant la loi. En outre, l'obligation de protéger la vie, prévue par l'article 2 de la Convention, exige qu'une enquête officielle effective soit menée chaque fois qu'une personne est assassinée. La Cour note qu'entre le 29 avril et le 16 octobre 2014, M.T. et la requérante ont demandé de l'aide à la police à au moins onze reprises. Dans leurs déclarations, elles ont toujours clairement indiqué le degré de violence du comportement de L.M. La police a été informée par les parents de L.M. qu'il souffrait de jalousie pathologique, qu'il était mentalement instable et qu'il avait des problèmes de contrôle de la colère. Il a lui-même admis qu'il avait menacé de tuer la fille de la requérante, qu'il avait un casier judiciaire et des antécédents de toxicomanie et d'alcoolisme. La police savait que M.T. portait en permanence sur elle diverses armes de défense et qu'elle avait extrêmement peur de lui. La Cour en conclut donc que la police connaissait ou aurait certainement dû connaître la menace réelle et immédiate qui pesait sur la sécurité de la requérante. Cependant, les autorités chargées de faire respecter la loi se sont systématiquement abstenues de prendre des mesures qui auraient pu atténuer le préjudice ou empêcher l'issue tragique de l'affaire. Malgré les diverses mesures de protection dont elles disposaient directement, les autorités n'ont pas réussi à empêcher les violences de genre à l'encontre de M.T., lesquelles ont abouti à son décès. La Cour estime que l'inaction de la police en l'espèce peut être considérée comme une défaillance systémique et qu'il était urgent de mener une enquête sérieuse sur la possibilité que la discrimination et les préjugés sexistes aient été à l'origine de l'inaction de la police. L'État a donc manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 2 de la Convention combiné avec l'article 14 de protéger la vie de la fille de la requérante et de mener une enquête effective sur son décès.

Lakatošová et Lakatoš c. Slovaquie du 11 décembre 2018 requête n° 655/16

Article 14 combiné à l'article 2 : Les autorités slovaques ont fait l’impasse sur un éventuel mobile raciste dans l’enquête sur une fusillade perpétrée au domicile d’une famille rom par un policier qui n’était pas en service

L’affaire concerne une fusillade commise en 2012 au domicile d’une famille rom par un policier qui n’était pas en service. Les deux requérants en l’espèce, un couple marié, furent gravement blessés et trois membres de leur famille furent tués. Interrogé par la police, le policier déclara qu’il avait pensé à une « solution radicale » pour « s’occuper » des Roms. Il se vit finalement imposer une peine plus clémente, de neuf ans d’emprisonnement, car sa responsabilité fut considérée comme atténuée. Cette décision fut adoptée sous la forme d’un jugement simplifié ne contenant pas de motivation en droit. La Cour conclut qu’il existait dans cette affaire des informations plausibles de nature à alerter les autorités sur la nécessité d’enquêter au sujet d’un éventuel mobile raciste pour cette agression. Elle observe que la violence raciste constitue une atteinte particulière à la dignité humaine, qui appelle une vigilance spéciale ainsi qu’une réaction vigoureuse de la part des autorités. Or, dans cette affaire, les autorités ont manqué à leur obligation d’examiner soigneusement des signes forts révélateurs de racisme, comme la frustration du policier face à son incapacité à régler des problèmes d’ordre public concernant des Roms, sentiment qui avait été mis en évidence par l’évaluation psychologique de l’intéressé. De plus, le policier n’a pas été inculpé pour un crime à caractère raciste et le procureur s’est totalement abstenu, dans l’acte d’accusation, d’évoquer ou de traiter l’éventuelle circonstance aggravante d’un mobile raciste. De surcroît, les juridictions internes n’ont pas non plus remédié de quelque manière que ce fût à la portée limitée de l’enquête et des poursuites, et le jugement simplifié rendu dans cette affaire ne contenait pas de motivation en droit qui aurait pu combler cette lacune. De fait, les requérants s’étant portés parties civiles à la procédure, ils n’étaient autorisés à soulever que des questions relatives à leur demande d’indemnisation.

LES FAITS

Le 16 juin 2012, J., un agent de la police municipale, se rendit dans la ville où résidaient les requérants, entra chez eux et, sans dire un mot, commença à tirer sur des membres de la famille qui se trouvaient dans la cour. Il n’était pas en service et employa une arme qu’il avait achetée illégalement. Le père, le frère et le beau-frère de M. Lakatoš furent tués. J. fut arrêté et la police ouvrit immédiatement une enquête préliminaire. Elle interrogea en particulier J. ainsi que d’autres témoins afin d’établir si l’agression s’était inscrite dans un éventuel contexte de racisme. J. déclara qu’il s’était rendu chez les requérants pour « s’occuper » des Roms et il confirma avoir pensé à une « solution radicale ». Ses proches et ses collègues nièrent qu’il eût pu nourrir des préjugés contre les Roms. Les proches des victimes déclarèrent ne pas avoir connaissance de l’existence d’un conflit entre J. et leur famille. Deux psychologues furent également désignés pour examiner J. Ils établirent que celui-ci avait souffert d’un trouble mental passager au moment de l’agression et conclurent que bien qu’il fût difficile de déterminer quel avait été le mobile immédiat de ses actes, la frustration constante que son travail engendrait pour J. et l’impuissance de celui-ci à résoudre des problèmes d’ordre public concernant des Roms pouvaient avoir joué un rôle. Les experts mentionnèrent également un incident qui s’était produit peu avant la fusillade perpétrée par J., au cours duquel celui-ci s’était montré agressif à l’égard de garçons roms qui avaient été pris en train de voler. En décembre 2012, J. fut accusé de meurtre avec préméditation et de port d’une arme dissimulée. L’acte d’accusation mentionnait une circonstance aggravante, à savoir le fait que l’agression avait été dirigée contre cinq personnes. Le procès se déroula devant le tribunal pénal spécial et une audience se tint en mars 2013.

L’avocat des requérants essaya d’interroger des témoins au sujet d’un éventuel mobile raciste mais il ne fut pas autorisé à poursuivre son interrogatoire dans ce sens au motif que les requérants étaient parties civiles à la procédure et qu’à ce titre, ils ne pouvaient soulever que des questions relatives à leur demande d’indemnisation. Dans un jugement simplifié dépourvu de toute motivation en droit, rendu possible par le fait que l’accusation et la défense avaient renoncé à leur droit d’interjeter appel, J. fut reconnu coupable des infractions qui lui étaient reprochées. Il se vit infliger une peine plus clémente, de neuf ans d’emprisonnement, sa responsabilité ayant été considérée comme atténuée. Les recours que les requérants formèrent par la suite furent rejetés, tout comme leur recours constitutionnel. En 2016, les requérants retirèrent leur action civile en réparation. Dans l’intervalle, le ministère de la Justice leur avait accordé une indemnité.

CEDH

La Cour concède qu’en pratique, il est souvent extrêmement difficile de prouver une motivation raciste. Elle estime néanmoins que les autorités sont tenues de faire tout ce qui est raisonnable dans les circonstances de l’espèce pour découvrir la vérité. En particulier, si une enquête fait apparaître des preuves de racisme, il y a lieu de procéder à des vérifications et, après confirmation, à un examen minutieux.

La Cour considère que dans l’affaire du couple de requérants, il existait des informations plausibles de nature à alerter les autorités d’enquête et de poursuite sur la nécessité de procéder à une première appréciation visant à déceler un éventuel racisme, ce que celles-ci ont d’ailleurs fait. Les autorités d’enquête ont en particulier interrogé J. ainsi que d’autres témoins au sujet d’un éventuel contexte de racisme dans lequel se seraient inscrits les actes de l’intéressé et ont mandaté des experts afin qu’ils apprécient les motivations de celui-ci. Cependant, elles n’ont pas poussé plus loin leur enquête et leur analyse. En particulier, elles n’ont pas procédé à un examen minutieux du fait que peu avant l’agression en cause, J. s’était livré à des violences contre des garçons roms, alors même que les experts avaient dans leurs témoignages indiqué qu’il pouvait exister un lien entre cet incident et la fusillade. Elles n’ont pas non plus examiné un autre signe révélateur de racisme, à savoir la frustration du policier face à son incapacité à résoudre des problèmes d’ordre public concernant des Roms, sentiment qui avait été mis en évidence par l’évaluation psychologique de l’intéressé. De plus, malgré les preuves qui avaient été recueillies pendant l’enquête, J. n’a pas été poursuivi pour un crime à caractère raciste. Le procureur n’a pas remédié à cette lacune par la suite, s’abstenant totalement d’évoquer ou d’analyser dans l’acte d’accusation l’éventuelle circonstance aggravante qu’aurait constitué un mobile raciste. Les juridictions internes n’ont pas non plus réagi de quelque manière que ce fût à la portée limitée de l’enquête et des poursuites. Les requérants étant parties civiles à la procédure, ils devaient cantonner leurs questions à leur demande d’indemnisation. Les juridictions internes n’ont donc pas autorisé leur avocat à mener un interrogatoire sur un éventuel mobile raciste pour l’agression en cause et les requérants n’ont pas été en mesure d’interjeter appel parce qu’une partie lésée n’était en droit de contester que les décisions relatives à leur indemnisation. Enfin, la décision prise contre le policier n’a pas non plus tranché la question d’un éventuel mobile raciste car l’affaire a donné lieu à un jugement simplifié ne contenant pas de motivation en droit. La Cour souligne que la violence raciste constitue une atteinte particulière à la dignité humaine, qui appelle une vigilance spéciale ainsi qu’une réaction vigoureuse de la part des autorités. Elle ajoute que dans le cas des requérants, l’enquête et les poursuites ont été viciées à un degré inconciliable avec cette obligation. De fait, face à des signes forts révélateurs de racisme, les autorités n’ont pas dûment vérifié si l’agression avait ou non été motivée par de la haine raciale. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 14, combiné avec l’article 2. Au vu de cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs formulés par les requérants sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 2.

ARTICLE 14 COMBINÉ A L'ARTICLE 3

- Les violences domestiques

- Les violences anti-rom

- Racisme et sexisme de la police

LES VIOLENCES DOMESTIQUES

Tunikova et Autres c. Russie du 14 décembre 2021 requêtes nos 55974/16, 53118/17, 27484/18 et 28011/19

Article 14 combiné à l'article 3 : Manquements, constitutifs de violations, à l’obligation de traiter les cas de violences domestiques ; modifications législatives requises de toute urgence

L’affaire concerne des faits de violences domestiques, dont des menaces de mort, des blessures et un cas de mutilation grave, qui ont été infligées aux requérantes par leurs anciens partenaires ou époux, et le manquement allégué des autorités internes à établir un cadre juridique pour lutter contre les violences domestiques et faire en sorte que les auteurs de tels agissements répondent de leurs actes. La Cour juge en particulier que les autorités russes ont manqué à leur obligation d’établir un cadre juridique permettant de lutter de manière effective contre les violences domestiques, qu’elles n’ont pas apprécié les risques de violences récurrentes et qu’elles n’ont pas mené d’enquête effective sur les violences domestiques dont les requérantes avaient été victimes. Elle juge établi qu’en matière de protection contre le risque de violences domestiques, les femmes en Russie se trouvent dans une situation de discrimination de fait. La Cour recommande en application de l’article 46 (force obligatoire et exécution des arrêts) que soient modifiés de toute urgence le droit et la pratique internes afin que soient évitées de nouvelles violations similaires à l’avenir.

FAITS

Les requérantes, Natalya Tunikova (née en 1972), Yelena Gershman (née en 1978), Irina Petrakova (née en 1980) et Margarita Gracheva (née en 1992), sont des ressortissantes russes résidant à Moscou ou dans la région de Moscou. Elles sont toutes des victimes présumées de violences domestiques.

Alors qu’elle avait déjà été plusieurs fois victime de violences domestiques, Mme Tunikova poignarda son partenaire au moment où il la poussait vers le bord d'un balcon. Elle fut poursuivie et condamnée pour avoir causé des lésions corporelles à son partenaire, mais la plainte qu’elle avait introduite contre celui-ci n’aboutit pas. La police refusa d'enquêter sur les menaces qu’elle accusait son partenaire d’avoir proférées contre elle. Un juge de paix mit un terme à la procédure, estimant que son retard de quinze minutes à l'audience équivalait à un retrait de ses plaintes.

Mme Gershman épousa son conjoint en 2012 et eut une fille deux ans plus tard. À partir de 2015, elle commença à subir des violences de la part de son époux, devant sa fille notamment. Elle fut victime de graves contusions et coupures. La police refusa d'enquêter, car elle considérait que ses blessures n'étaient pas suffisamment graves pour justifier des poursuites publiques. Les poursuites privées ouvertes par l’intéressée n’aboutirent pas non plus, notamment parce que l’infraction de coups et blessures avait été supprimée du droit pénal. Le tribunal rejeta en outre ses allégations selon lesquelles son ex-mari lui avait donné un coup de poing qui l'avait faite tomber dans les escaliers. Il estima en effet que rien ne prouvait qu'elle ne s'était pas blessée par la suite.

En 2006, Mme Petrakova épousa son conjoint (ils divorcèrent en 2015) et s’installa dans l'appartement de son époux avec leurs deux enfants. D’après ses dires, son époux l’agressa une vingtaine de fois au cours des huit années qui suivirent. La police refusa d'engager des poursuites au motif que la menace qui pesait sur elle n'était pas « réelle » et que les coups et blessures ne pouvaient faire l'objet que de poursuites privées. Elle engagea des poursuites privées mais celles-ci furent abandonnées consécutivement à une amnistie. Après de nombreux revirements, une enquête sur les actes de violence dont elle accusait son ex mari fut ouverte. La plupart des charges furent abandonnées pour des motifs formels. L’ex-mari de Mme Petrakova fut reconnu coupable de deux chefs de coups et blessures, mais cette décision fut annulée par la suite pour cause de qualification juridique incorrecte des faits. Les poursuites pour le surplus furent abandonnées en 2018 pour prescription, après que l’enquête avait été suspendue et rouverte à plusieurs reprises.

En 2012, Mme Gracheva épousa un homme avec lequel elle eut deux enfants. En octobre 2017, lorsqu'elle lui annonça son intention de divorcer, il devint violent, déchira son passeport, la menaça de mort, l'enferma dans la voiture, la suivit dans toute la ville et insista pour la conduire au travail et la ramener. Elle se réfugia chez sa mère. Après qu’elle eut porté plainte à la police, un inspecteur de police lui dit qu'elle ferait mieux de retirer sa plainte car les actes de son époux n'étaient qu'une « manifestation d'amour ». Un inspecteur de police lui conseilla de « limiter ses échanges avec lui ». Le 11 décembre 2017, Mme Gracheva fut enlevée par son époux, qui la ligota et lui coupa les mains à la hache. Elle perdit la main droite. Sa main gauche put être réimplantée mais elle ne redevint jamais complètement fonctionnelle. Son époux fut finalement accusé de lui avoir causé des lésions corporelles graves et il fut condamné à quatorze ans de prison. Mme Gracheva demanda l’ouverture de poursuites pour faute professionnelle contre l'inspecteur de police. Le procureur considéra qu’il n’y avait aucun lien de causalité entre les actes de l'inspecteur mis en cause et l'agression dont l’intéressée avait été victime. Le procureur de rang supérieur ne rouvrit pas l'enquête, affirmant qu'il n'avait pas pu contacter l'inspecteur.

Article 3 Obligation d’établir un cadre juridique

La Cour relève que le système juridique russe ne renferme aucune définition de la notion de « violences domestiques », ni aucune disposition matérielle ou procédurale adéquate qui permette aux autorités compétentes d’ouvrir des poursuites contre des faits de cette nature ou d’ordonner des mesures d’éloignement ou de protection. Globalement, elle estime que le cadre de lutte contre les violences domestiques ne répond pas aux obligations qui incombent à l'État au titre de la Convention, et qu’il y a donc eu violation de ce volet de l'article 3.

Obligation de prévenir les risques connus de mauvais traitements

La Cour constate d’emblée que les autorités n’ont pas procédé à une appréciation autonome, proactive et complète des risques auxquels les requérantes se trouvaient exposées, et que les policiers n’ont reçu aucune formation particulière pour apprendre à gérer de telles situations. Elle observe ensuite que les autorités auraient pu prendre certaines mesures – ouvrir une enquête pénale sur les menaces de mort, par exemple - qui auraient pu faire réfléchir les partenaires violents, mais qu’elles ne l’ont pas fait. Dans l'ensemble, les cas d’espèce montrent que les autorités n’ont pas considéré que les violences domestiques nécessitaient une intervention de leur part. Elles ont fait preuve de passivité dans la gestion d'un risque connu, laissant les comportements abusifs à l’égard des requérantes se poursuivre. Il y a eu violation de l'article 3 à raison du manquement des autorités internes à leur obligation de prévenir les mauvais traitements dans les cas d’espèce.

Obligation de mener une enquête effective

La Cour juge établi que les autorités avaient connaissance des violences domestiques subies par les requérantes. Elle constate que l'État s’est pourtant déchargé de son obligation d'enquêter sur tous les cas de mauvais traitements, employant à cette fin toutes sortes de stratagèmes, dont le droit interne - qui fixe un seuil assez élevé pour que les blessures infligées puissent donner lieu à des poursuites et qui exclut certains types de violences domestiques des infractions passibles de poursuites publiques - pour ne pas ouvrir d'enquêtes pénales. Même lorsqu'elles se sont trouvées confrontées à des preuves solides d'infractions passibles de poursuites publiques, telles que des blessures ayant fait l’objet d’un constat ou des menaces de mort, les autorités ont évité d’ouvrir des poursuites pénales et ont mis fin à leurs enquêtes en se fondant sur des conclusions hâtives ou mal fondées.

L'État a manqué à son obligation de mener une enquête effective sur les mauvais traitements subis par les requérantes. Il y a donc eu violation de ce volet de l'article 3.

Article 14

Renvoyant à l'affaire Volodina, la Cour rappelle l'ampleur stupéfiante des violences domestiques dont les femmes sont victimes en Russie, et les problèmes que celles-ci rencontrent systématiquement lorsqu’elles cherchent à obtenir l’ouverture de poursuites et des condamnations. Le fait que le gouvernement n'ait pas adopté de loi face à ce problème a contribué à entretenir un climat propice aux violences domestiques. L'existence d'un parti pris structurel ayant été démontrée, les requérantes n’ont pas besoin de prouver l’existence d’un préjudice individuel. Il y a eu violation de l'article 14 combiné avec l'article 3 de la Convention.

Volodina c. Russie du 9 juillet 2019 requête n° 41261/17

Violation de l'article 14 combiné à l'article 3 et violation de l'article 3 : La réponse des autorités russes à de graves maltraitances infligées à une femme par son ancien compagnon a été « manifestement inadéquate »

La requérante se plaignait que les autorités russes aient manqué à la protéger d’actes répétés de violence conjugale (agressions, enlèvement, traque, menaces). Elle estimait que le régime juridique en vigueur en Russie ne permettait pas d’apporter une réponse adéquate à ce type de violences et qu’il était discriminatoire envers les femmes. La Cour constate que la requérante a subi des violences physiques et morales de la part de son ancien compagnon et que les autorités ont manqué à l’obligation de la protéger de ces violences que leur imposait la Convention. Elle observe en particulier que le droit russe ne reconnaît pas la violence conjugale et ne permet pas de prononcer d’ordonnances d’éloignement ou de protection. Elle estime que ces lacunes démontrent clairement que les autorités sont réticentes à reconnaître la gravité du problème de la violence domestique en Russie et ses effets discriminatoires sur les femmes.

FAITS

La requérante, qui s’appelait précédemment Valeriya Igorevna Volodina, est une ressortissante russe née en 1985 et résidant à Oulianovsk (Russie). Elle a changé de nom en 2018, et son nouveau nom est tenu secret pour des raisons de sécurité. En 2014, Mme Volodina entama une relation avec M. S. et s’installa avec lui à Oulianovsk. Lorsqu’elle quitta le domicile commun en mai 2015, S. devint violent et menaça de la tuer si elle refusait de retourner vivre avec lui. Entre janvier 2016 et mars 2018, Mme Volodina signala sept épisodes de violence grave ou de menaces de violence de la part de son ancien partenaire, par des appels d’urgence à la police ou des plaintes pénales formelles. À chaque fois, elle se rendit à la police ou à l’hôpital, où l’on constata qu’elle présentait des contusions et des dermabrasions. Ainsi, au premier semestre 2016, elle signala à plusieurs reprises des violences physiques, enlèvements ou agressions ; et en mars 2018, elle fit état de plusieurs occurrences de traque (stalking) et de menaces de mort. Lors de l’une des agressions, S. la frappa à coups de poing au visage et dans le ventre alors qu’elle était enceinte ; en conséquence, elle dut subir une interruption de grossesse. En d’autres occasions, S. sectionna le flexible de frein de sa voiture, et il vola son sac contenant ses papiers d’identité ainsi que deux téléphones mobiles. Mme Volodina tenta à plusieurs reprises de s’éloigner, cherchant refuge à Moscou. Bien qu’elle n’ait pas laissé sa nouvelle adresse à S., celui-ci parvient à la retrouver en janvier 2016 grâce à un curriculum vitae qu’elle avait publié sur des sites web de recherche d’emploi. Il organisa un faux entretien d’embauche et la ramena de force à Oulianovsk. En septembre 2016, elle trouva un traceur GPS dans la doublure de son sac. Ultérieurement, S. la traqua lors de ses déplacements hors de chez elle, et tenta de l’enlever à nouveau en la traînant hors d’un taxi. Aucune enquête pénale ne fut ouverte sur l’utilisation ou la menace de violence à l’égard de Mme Volodina. Des investigations préliminaires furent menées, et la police interrogea S. Cependant, les policiers refusèrent d’ouvrir une procédure pénale car ils estimaient qu’aucune infraction susceptible de poursuites n’avait été commise. S. se vit ordonner de réparer tout préjudice qu’il pouvait avoir causé et de restituer à Mme Volodina ses effets personnels. En mars 2018, la police ouvrit une enquête pénale pour atteinte à la vie privée de Mme Volodina après que S. eut partagé des photographies d’elle sur un réseau social sans son consentement. Grâce à l’ouverture de cette procédure, Mme Volodina put demander une protection de l’État. Toutefois, elle n’a obtenu à ce jour aucune décision officielle sur cette demande. La police régionale a estimé que l’intervention de l’État n’était pas nécessaire, la violence conjugale étant due à « une animosité » entre Mme Volodina et S.

ARTICLE 3

La Cour estime que tant les violences physiques subies par la requérante que l’impact psychologique du comportement assujettissant et coercitif de son ancien compagnon ont atteint le seuil de gravité requis pour faire entrer en jeu l’article 3 de la Convention et déclenché l’obligation pour les autorités de protéger la requérante contre les maltraitances et les violences que lui faisait subir son ancien compagnon. Premièrement, la Cour juge que la Russie a manqué à mettre en place et à appliquer effectivement un système réprimant toutes les formes de violence domestique et protégeant suffisamment les victimes. Sauf pendant un court laps de temps entre 2016 et 2017, la violence domestique n’a jamais été définie ni mentionnée dans aucun texte de loi russe, ni en tant qu’infraction distincte ni en tant que circonstance aggravante d’autres infractions. Les dispositions existantes du droit pénal sont insuffisantes pour recouvrir les nombreuses formes de violence domestique, notamment la violence psychologique ou financière ou encore le comportement assujettissant ou coercitif. De plus, le droit russe ne permet pas d’engager de poursuites publiques contre les auteurs de « coups et blessures légers » ou de voies de fait, ce sont les victimes qui doivent engager des poursuites privées. Cela fait peser une charge excessive sur les victimes : celles-ci doivent réunir des preuves, souvent en continuant de vivre avec l’auteur des violences et en restant financièrement dépendantes de celui-ci. De plus, les procédures ouvertes par des poursuites privées peuvent être closes si la victime retire sa plainte. La Cour rappelle à cet égard que les autorités de poursuite doivent pouvoir continuer la procédure au nom de l’intérêt public même si la victime retire sa plainte. Deuxièmement, la réponse des autorités russes aux mauvais traitements infligés à la requérante, qui constituaient des infractions particulièrement graves, a été manifestement inadéquate. Alors même qu’elles ont été informées, preuves à l’appui, du comportement violent de l’ancien compagnon de Mme Volodina, et qu’elles devaient comprendre que celle-ci était exposée au risque réel et immédiat de nouvelles occurrences des mêmes faits, elles n’ont pris aucune mesure pour la protéger ou pour condamner le comportement de S. Leur passivité a permis à celui-ci de continuer à menacer, harceler et agresser la requérante en toute impunité. La Cour souligne à cet égard que la Russie reste l’un des rares États membres dont la législation n’offre aux victimes de violence domestique aucune mesure comparable aux ordonnances d’éloignement existant dans d’autres États. Ce type d’ordonnance permet d’empêcher la poursuite des violences et de protéger les victimes en ordonnant à l’agresseur de quitter le domicile familial et de ne pas s’approcher de la victime ni tenter d’entrer en contact avec elle. Le gouvernement russe n’a fait état d’aucune mesure équivalente que les autorités auraient pu prendre pour assurer la protection de la requérante ou condamner le comportement de S. Troisièmement, l’État a manqué à son obligation d’enquêter sur les actes de mauvais traitement. Malgré les allégations crédibles de la requérante faisant état de violences récurrentes et les preuves qu’elle a produites sous la forme de rapports médicaux, témoignages et SMS, les autorités se sont montrées réticentes à diriger une enquête pénale contre S. aux fins de le sanctionner. De fait, la seule procédure pénale qui a été ouverte concernait l’infraction moins grave constituée par la publication de photographies de la requérante. Même lorsque la requérante présentait des lésions visibles, les évaluations médicales ont été retardées et les enquêtes se sont résumées à une audition de l’auteur des violences par les policiers aux fins d’entendre sa version des faits et de lui dire qu’il restitue à la requérante ce qu’il lui avait pris et qu’il répare le préjudice causé. De plus, les autorités n’ont jamais envisagé d’ouvrir de leur propre initiative une enquête sur les allégations de la requérante, alors que des infractions aussi graves qu’un enlèvement et une agression ayant abouti à une interruption de grossesse pouvaient faire l’objet de poursuites publiques et d’une enquête dans ce cadre. La Cour conclut donc à la violation de l’article 3 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle estime inutile d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 13.

L'ARTICLE 14 COMBINE A L'ARTICLE 3

La Cour observe que les violences domestiques touchent les femmes de manière disproportionnée en Russie. Elle fonde ce constat sur les éléments de preuves produits par la requérante et les informations provenant de sources internes et internationales. Ces éléments montrent que les femmes constituent la grande majorité des victimes de violence domestique selon les statistiques de la police, que la violence contre les femmes est largement sous-reportée et sous-enregistrée, et que les femmes ont beaucoup moins de chances d’obtenir la poursuite et la condamnation de leurs agresseurs, la qualification des infractions correspondantes en droit interne relevant de l’ouverture de poursuites privées.

La présence d’un déséquilibre structurel massif ayant été établie, il n’est pas nécessaire que la requérante prouve qu’elle a aussi été lésée à titre individuel. Malgré la situation et la nature généralisée du problème, les autorités russes n’ont pas mis en place à ce jour de mesures générales visant à lutter contre le traitement discriminatoire des femmes et à protéger celles-ci contre les maltraitances et la violence domestiques. De l’avis de la Cour, le fait que la Russie n’ait toujours pas adopté de législation visant à lutter contre la violence domestique et l’absence de toute forme d’ordonnance d’éloignement ou de protection démontrent clairement la réticence des autorités à reconnaître la gravité et l’ampleur du problème de la violence domestique en Russie et son effet discriminatoire sur les femmes.

En particulier, la Cour souscrit à l’opinion récemment exprimée par un comité de l’ONU selon laquelle les modifications législatives de 2017 qui dépénalisent les agressions perpétrées sur des proches « vont dans le mauvais sens » et « conduisent à l’impunité des auteurs » de violences domestiques. En tolérant pendant des années un climat propice à la violence domestique, les autorités russes ont manqué à mettre en place les conditions d’une véritable égalité des sexes qui permettrait aux femmes de ne pas avoir à craindre des mauvais traitements ou des atteintes à leur intégrité physique et de bénéficier de la même protection de la loi que les hommes. Il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 3.

Bălșan c. Roumanie du 23 mai 2017 requête no 49645/09

Violation des articles 3 et 14 : La Cour constate un manque d’engagement de la part de la Roumanie en matière de lutte contre la violence domestique subie par les femmes.

Article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants)

La Cour considère que la violence physique que Mme Bălșan a subie de la part de son époux à plusieurs reprises et les blessures qui en ont résulté, telles qu’elles ont été établies par des rapports médicaux et policiers, atteignaient le degré de gravité nécessaire à l’application de l’article 3 de la Convention. De plus, les autorités roumaines devaient avoir parfaitement connaissance de ces actes de violence, puisque Mme Bălșan a demandé l’aide de la police et des tribunaux à plusieurs reprises. Elles avaient donc l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables susceptibles de répondre à ces plaintes et d’empêcher les agressions de se reproduire. En effet, il existe en Roumanie un dispositif légal, dont Mme Bălșan a fait pleinement usage, permettant de se plaindre d’actes de violence domestique et de demander la protection des autorités. La Cour constate avec beaucoup de préoccupation que les autorités ont pourtant considéré que Mme Bălșan avait provoqué les actes de violence domestique dont elle avait fait l’objet. Elle relève aussi que les autorités ont estimé que ces actes n’étaient pas suffisamment graves pour relever du droit pénal. Pareille approche, dans une affaire où les faits de violence domestique n’étaient pas contestés, a privé le dispositif légal national d’effet utile et était contraire aux normes internationales applicables à la violence à l’égard des femmes, notamment à la violence domestique. En outre, alors que Mme Bălșan avait continué à se plaindre d’autres actes de violence tout au long de la procédure, les autorités n’ont apparemment pris aucune mesure pour la protéger. Les seules sanctions qui ont été infligées, des amendes administratives, étaient dépourvues d’effet dissuasif et n’ont pas empêché d’autres actes de violence. La Cour a donc conclu que la manière dont les autorités ont traité les plaintes de Mme Bălșan n’a pas protégé celle-ci de manière adéquate contre la violence de son époux, au mépris de l’article 3.

Article 14 (interdiction de la discrimination)

La Cour prend acte de statistiques officielles montrant que la violence domestique est tolérée en Roumanie et y est perçue comme normale par une majorité des gens. De plus, il se peut que le public ne soit pas suffisamment au courant du cadre juridique et politique bien développé en Roumanie en ce qui concerne l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes et que les femmes elles-mêmes n’aient pas connaissance de leurs droits. Les autorités n’ont apparemment pas non plus fait une juste appréciation de la gravité et de l’ampleur de la violence domestique en Roumanie, comme le confirme en l’espèce le fait qu’elles n’aient pas appliqué les dispositions légales pertinentes. Cette passivité des autorités reflétait une attitude discriminatoire à l’égard de Mme Bălșan en tant que femme. La Cour considère donc que la violence dont Mme Bălșan a fait l’objet était fondée sur le sexe et constituait une forme de discrimination à l’égard des femmes. En l’espèce, malgré l’adoption par l’État défendeur d’une loi et d’une stratégie nationale de prévention et de lutte contre de tels actes, l’absence globale de réaction de la part du système judiciaire et l’impunité dont les agresseurs ont bénéficié révélaient un manque d’engagement dans la lutte contre la violence domestique en Roumanie. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 3.

LA HAINE ANTI ROM

Lingurar et autres c. Roumanie du 16 avril 2019 requête n° 48474/14

deux violations de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 3 à raison du caractère raciste de l’intervention et de l’ineffectivité de l’enquête. Comportement discriminatoire de la police à l’égard d’une famille rom en ayant recours au profilage ethnique pour justifier une descente à son domicile

La Cour conclut que rien ne justifie le recours disproportionné à la force dans le cadre de la descente au domicile de la famille requérante, au cours de laquelle chacun des intéressés a subi des blessures qui ont nécessité un traitement à l’hôpital. Les requérants n’étaient pas armés et n’avaient jamais été accusés d’une quelconque infraction avec violence, tandis que les quatre gendarmes ayant fait irruption à leur domicile étaient des professionnels spécialisés dans les interventions rapides. La Cour conclut que les requérants ont été visés parce que les autorités considéraient les membres de la communauté rom en général comme des délinquants. Elle y voit un profilage ethnique et un comportement discriminatoire.

LES FAITS

La famille requérante allègue qu’au cours du raid qui eut lieu le 15 décembre 2011 à l’aube, plusieurs policiers et gendarmes vêtus d’un équipement spécial d’intervention, et d’une cagoule notamment, firent irruption dans leur domicile après en avoir brisé la porte d’entrée, puis les traînèrent hors de leur lit et les battirent. Les deux hommes de la famille auraient ensuite subi d’autres mauvais traitements dans la cour, puis ils auraient été conduits au commissariat afin d’y être interrogés. Ils auraient été remis en liberté le même jour, après avoir écopé d’une amende pour abattage illégal de bois. Après l’intervention des forces de l’ordre, la famille se serait rendue à l’hôpital du secteur pour des douleurs abdominales et thoraciques ainsi que pour des contusions. Les médecins auraient conclu dans les rapports médicaux d’au moins trois des requérants que leurs blessures auraient pu être causées par des coups portés au moyen d’objets durs. En 2012, la famille porta plainte pour violences policières. À l’issue d’une première enquête, les autorités conclurent qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour engager des poursuites. Les juridictions internes ordonnèrent alors au parquet de mener une enquête complémentaire, et plus particulièrement de fournir une explication concernant les blessures des requérants.

À l’issue de cette nouvelle enquête, les autorités parvinrent à la conclusion que les blessures subies par les hommes de la famille requérante avaient dû leur être infligées lorsque les policiers avaient été contraints de faire usage de la force pour les immobiliser, et que celles des femmes pouvaient s’expliquer par « un comportement typique des Roms », qui consistait à s’arracher les cheveux et à se gifler soi-même. Le procureur fit également remarquer qu’il était notoire que la plupart des habitants de Vâlcele enfreignaient la loi et avaient un comportement agressif envers la police. Les tribunaux rejetèrent finalement les recours formés par les requérants contre les décisions que le parquet avait prises en 2014. Ils jugèrent plausibles les explications des procureurs concernant les blessures des requérants, et conclurent que les policiers n’avaient pas fait un usage excessif de la force. Le parquet et les tribunaux internes rejetèrent les allégations des requérants selon lesquelles les policiers de la région s’attaquaient de manière systématique aux membres de la communauté rom.

ARTICLE 3 Mauvais traitements

Lors de la descente de police, les requérants ont subi des blessures qui ont nécessité des soins médicaux et qui ont atteint le niveau de gravité minimal requis par l’article 3. D’après le Gouvernement, le recours à la force avait été rendu nécessaire par le comportement agressif des requérants. Néanmoins, aucun des requérants n’avait jamais été poursuivi pour une infraction avec violence. En effet, rien ne laisse penser que les quatre gendarmes responsables de l’intervention à leur domicile, qui faisaient partie d’un groupe de 85 agents spécialisés dans les interventions rapides, ont pu se trouver débordés par les requérants, qui n’étaient pas armés. En outre, aucun autre élément, hormis les déclarations de la police, n’est venu corroborer l’hypothèse selon laquelle les requérantes s’étaient infligées elles-mêmes leurs blessures. Partant, la Cour n’est pas convaincue du caractère proportionné de la force déployée par les agents des forces de l’ordre au cours de l’intervention. Elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 3.

ARTICLE 14 combiné à l'ARTICLE 3

Caractère raciste de l’intervention de la police

La Cour note que pour justifier l’intervention, le Gouvernement a communiqué un plan d’intervention, rédigé avant le 15 décembre 2011, dans lequel il était clairement indiqué que le but était de viser la communauté rom en raison du fort taux de criminalité et du comportement antisocial qui auraient été constatés au sein de ce groupe. Elle relève par ailleurs que les enquêteurs ont expliqué le comportement qualifié d’agressif des requérants par leurs caractéristiques ethniques ou des coutumes « typiques des Roms ». Les requérants ont donc été visés parce qu’ils étaient Roms et parce que les autorités considéraient les membres de la communauté rom en général comme des délinquants. Ces éléments montrent que les autorités ont établi de manière automatique un lien entre origine ethnique et délinquance. La Cour y voit un profilage ethnique des requérants et une pratique discriminatoire, emportant violation de l’article 14 combiné avec l’article 3.

Absence d’enquête effective

La Cour prend note des éléments de preuve fournis par les parties à l’effet de montrer qu’en Roumanie, les membres de la communauté rom sont souvent confrontés à un racisme institutionnalisé et à un usage excessif de la force aux mains des forces de l’ordre. Au cours de l’enquête qui avait été menée sur leurs allégations, les requérants s’étaient d’ailleurs plaints auprès des autorités de cette violence systématique. Dans une telle situation, les autorités auraient dû faire tout leur possible pour déterminer si la discrimination avait joué un rôle dans l’intervention des forces de l’ordre. Néanmoins, tant les autorités que les juridictions internes ont rejeté les allégations de discrimination formulées par les requérants sans procéder à une analyse approfondie de la question. En effet, l’accusation a accepté l’explication, fondée sur l’idée que tous les membres de la communauté rom étaient des délinquants, que la police avait fournie pour justifier l’usage de la force au cours de l’intervention. Il s’ensuit que l’enquête a emporté violation de l’article 14 combiné avec l’article 3. Compte tenu de cette constatation, la Cour conclut qu’en ce qui concerne l’allégation d’ineffectivité de l’enquête pénale soulevée par les requérants, aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 3 pris isolément.

Lingurar et autres c. Roumanie du 16 octobre 2018 requête n° 5886/15

violation de l’article 3 sur le plan matériel et procédural (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme,

non-violation de l’article 14 sur le plan matériel (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 3 de la Convention,

violation sur le plan procédural de l’article 14 combiné avec l’article 3.

L’affaire concerne deux opérations de police visant à rechercher des personnes soupçonnées de vols dans la communauté rom de Pata Rât. La Cour juge que l’usage de la force par la police contre MM. Lingurar et Lăcătuş a été excessif et injustifié au regard des circonstances. M. Lingurar a été jeté au sol par un agent de police et M. Lăcătuş a été frappé d’un coup de matraque alors qu’il n’opposait aucune résistance et qu’il était immobilisé par deux policiers. La Cour estime que ces brutalités visaient à inspirer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier et avilir. Aucune enquête n’a été réalisée par les autorités pour déterminer si les actes de la police dénoncés par M. Lingurar étaient nécessaires au regard de son comportement ou de son éventuelle résistance. L’enquête menée à partir des allégations de M. Lăcătuş a duré pendant plus de huit ans. Enfin, sans retenir de motivation raciste au comportement des policiers pendant l’opération, la Cour estime que la recherche menée par les autorités sur les allégations de racisme invoquées par les requérants n’a pas été suffisamment approfondie.

LES FAITS

Les requérants, MM. Augustin Lingurar et Trandafir Lăcătuş et Mme Minerva Covaci sont des ressortissants roumains nés en 1976, 1986 et en 1985. Ils appartiennent à l’ethnie rom et résident à Cluj-Napoca. Au cours de l’année 2005, la police fut saisie d’un nombre croissant de plaintes pour vol. Une enquête la conduisit à organiser une première intervention dans la communauté de Pata Rât, le 5 novembre 2005. Les policiers retrouvèrent un certain nombre d’objets volés et procédèrent à deux interpellations. En raison de la découverte de biens volés et d’indices selon lesquels la communauté rom abritait d’autres suspects, l’Inspection de la police départementale de Cluj (IPJ) approuva l’organisation d’une action policière de grande ampleur à Pata Rât pour le 8 novembre 2005. L’intervention débuta ce jour à 6 heures et prit fin à 10 heures. Les requérants refusèrent de quitter leurs maisons et en furent tirés de force. A l’issue de l’intervention, les policiers mirent le feu au campement. Le 21 décembre 2005, les requérants saisirent le parquet d’une plainte pénale contre tous les policiers et gendarmes qui avaient participé aux opérations du 5 et 8 novembre 2005. Ils les accusaient de comportement abusif en raison de violences verbales, de coups et blessures, de menaces et de destruction par incendie.

Le 22 octobre 2008, la cour d’appel de Cluj rendit un non-lieu pour tous les chefs d’accusation, confirmé le 7 avril 2009. Les requérants formèrent un recours auprès de la Haute Cour de cassation et de justice. Celle-ci fit droit au recours et nota, entre autres, qu’une partie des actes de l’enquête préliminaire avait été réalisée par des procureurs militaires qui ne remplissaient pas les conditions d’indépendance par rapport aux gendarmes impliqués dans les événements. Elle renvoya le dossier au parquet. Ce dernier exécuta une partie des actes demandés, puis rendit un non-lieu. Le 9 mai 2012, la cour d’appel d’Oradea cassa le non-lieu au motif que tous les actes d’enquête demandés par la Haute Cour n’avaient pas été réalisés et renvoya l’affaire au parquet. Le 27 juin 2013, celui-ci rendit encore un non-lieu en faveur de tous les mis en cause. Les requérants saisirent alors la cour d’appel d’Oradea d’une plainte contre cette décision. Par un jugement définitif du 5 juin 2014, la cour d’appel rejeta la plainte et confirma le non-lieu rendu dans l’affaire.

Article 3

Article 3 Mme Covaci n’a produit aucune preuve qui permettrait d’étayer ses allégations de mauvais traitements subis. Aucun document médical ne mentionne non plus que l’intéressée était enceinte durant la période où a eu lieu l’intervention policière. M. Lingurar ne produit pas non plus de document attestant qu’il aurait reçu un coup au visage. Leur grief est donc manifestement mal fondé. M. Lingurar a été sorti de sa maison et projeté au sol par un policier, ce qu’attestent les images enregistrées versées au dossier. La Cour considère que le fait de se voir jeter à terre par un agent de l’Etat porte atteinte à la dignité humaine. La Cour relève qu’aucun élément ne permet de penser que l’intéressé représentait une menace pour les autorités ou qu’il était considéré comme étant particulièrement dangereux. Elle conclut que la force utilisée contre M. Lingurar était excessive et injustifiée au regard des circonstances.

L’action du policier qui a porté un coup de matraque à M. Lăcătuş alors que celui-ci n’opposait aucune résistance et qu’il était tenu par les bras par deux policiers ne peut, de l’avis de la Cour, être considérée comme ayant été justifiée par le comportement de l’intéressé. La Cour estime qu’il s’agissait d’inspirer à la victime des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier et avilir. Elle conclut que l’usage de la force à l’encontre de M. Lăcătuş a été excessif et injustifié au regard des circonstances. En ce qui concerne les investigations nécessaires, la Cour observe que l’enquête a porté uniquement sur les circonstances dans lesquelles l’intervention policière a eu lieu ainsi que sur les allégations de mauvais traitements formulées par M. Lăcătuş mais elle n’a abordé à aucun moment la question pour M. Lingurar. Aucune enquête n’a été réalisée au niveau interne pour déterminer si le traitement dénoncé par lui s’imposait au regard de son comportement ou de son éventuelle résistance aux ordres des policiers. L’enquête menée à partir des allégations de M. Lăcătuş s’est quant à elle prolongée pendant plus de huit ans. La Cour conclut que le défaut d’enquête sur la nécessité de la force employée à l’encontre de M. Lingurar et la durée de 8 années d’enquête au sujet des allégations de M. Lăcătuş, la conduit à trouver que les autorités roumaines ont manqué à leurs obligations positives au titre de l’article 3 de la Convention.

ARTICLE 8

La Cour observe que les requérants n’ont pas introduit de plainte formelle tirée de l’absence de mandats de perquisition pour la police et que la manière dont ils ont informé les autorités de ce défaut ne satisfait pas aux exigences prescrites par le droit interne. Ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours interne.

ARTICLE 14 COMBINE A L'ARTICLE 3

Bien que la manière dont l’intervention policière a été organisée appelle des critiques compte tenu de son ampleur mesurée aux buts déclarés – rechercher des personnes soupçonnées de vols –, la Cour ne considère pas pour autant que le traitement infligé aux requérants reposait sur une motivation raciste. Cependant, la Cour estime que la recherche menée par les autorités sur les allégations de racisme de la part des policiers invoquées par les requérants n’a pas été suffisamment approfondie. Les autorités internes se sont limitées à apporter des réponses très générales en estimant que le simple fait d’avoir pu déposer une plainte pénale et qu’une enquête avait été menée constituaient des preuves d’absence de discrimination. Une telle réponse ne suffit pas au regard de l’article 14. La Cour considère que les autorités roumaines ont failli à leur obligation imposée par l’article 14 de prendre toutes les mesures nécessaires pour enquêter sur l’existence d’une motivation raciste dans l’organisation de l’intervention policière du 8 novembre 2005.

Škorjanec c. Croatie du 28 mars 2017 requête n° 25536/14

Violation article 3 combiné à l'article 14 : Absence d’enquête adéquate sur des allégations de délit de haine anti-rom

En juin 2013, deux hommes proférèrent des insultes racistes à l’encontre du compagnon de la requérante, en raison des origines roms de celui-ci. Ils s’attaquèrent ensuite à lui et à la requérante. Les deux agresseurs furent poursuivis et condamnés notamment pour avoir commis un délit de haine à l’égard du compagnon de la requérante. Ils ne furent toutefois pas inculpés pour une infraction à motivation raciale dont la requérante elle-même aurait été victime. Les autorités rejetèrent la plainte déposée par la requérante pour délit de haine, au motif que rien n’indiquait que les hommes l’eussent attaquée parce qu’ils haïssaient les Roms, l’intéressée n’étant pas elle-même d’origine rom

CEDH

Article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) combiné à l’article 14 (interdiction de la discrimination)

Principes découlant de la Convention

Lorsqu’elles enquêtent sur des actes violents et qu’il existe des soupçons que des attitudes racistes en sont à l’origine, les autorités de l’État ont l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle. Traiter la violence à motivation raciste sur un pied d’égalité avec les affaires sans connotation raciste équivaudrait à fermer les yeux sur la nature spécifique d’actes particulièrement destructeurs des droits fondamentaux et peut constituer un traitement injustifié inconciliable avec l’article 14. À cet égard, ce ne sont pas que les actes fondés exclusivement sur les caractéristiques d’une victime qui peuvent être qualifiés de délits de haine. L’article 14 s’étend aussi aux circonstances dans lesquelles le traitement défavorable d’un individu est lié à la situation ou aux caractéristiques protégées d’une autre personne. Le devoir des autorités, imposé par l’article 3 combiné avec l’article 14, de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence donné ne concerne pas que les actes de violence motivés par la situation ou les caractéristiques personnelles de la victime, que celles-ci soient réelles ou perçues, mais il concerne aussi de tels actes s’ils se fondent sur les liens ou les attaches, réels ou supposés, avec une autre personne dont il est vrai ou présumé qu’elle est dans une situation déterminée ou présente une caractéristique protégée.

Adéquation du droit interne

Le code pénal croate précise expressément que le délit de haine constitue une circonstance aggravante, que ce soit par rapport à l’infraction spécifique de coups et blessures ou aux infractions pénales en général. En outre, il est suffisant au regard du code pénal que l’auteur de ce délit ait étémotivé par la haine raciale lorsqu’il l’a commis, sans qu’il soit exigé que la victime elle-même soit dans la situation protégée ou présente personnellement la caractéristique protégée. Le système juridique croate mettait donc à la disposition de la requérante des mécanismes adéquats qui permettaient un niveau acceptable de protection dans les circonstances de l’espèce.

Adéquation des mesures prises par les autorités en l’espèce

S’il est vrai que des dispositions juridiques appropriées étaient en vigueur, permettant de qualifier les attaques contre Mme Škorjanec de délit de haine, la manière dont les mécanismes de droit pénal ont été mis en œuvre en pratique comportait des lacunes emportant violation de la Convention. Au cours de l’enquête initiale de la police, Mme Škorjanec et son compagnon ont tous les deux fait des déclarations selon lesquelles la requérante avait été victime d’attaques racistes pour s’être trouvée avec son compagnon. Pourtant, les autorités n’ont pas sérieusement envisagé que Mme Škorjanec ait pu être victime d’un délit de haine. De plus, elles ont refusé de mener une enquête qui aurait visé à déterminer si un tel délit avait été commis contre la requérante, alors que, dans sa plainte pénale, celle-ci avait formulé des allégations précises de violence raciste dont elle aurait fait l’objet et que de nouvelles informations, confirmant sa qualité de victime d’une telle violence, avaient été découvertes au cours de l’enquête pénale dirigée contre les agresseurs. La Cour rappelle le caractère subsidiaire de son rôle par rapport aux tribunaux nationaux et elle note qu’il ne lui appartient pas de substituer sa propre appréciation des faits à celle effectuée par les autorités nationales. Elle relève toutefois que les circonstances de l’espèce n’ont pas été correctement examinées, parce que les autorités de poursuite ont insisté sur le fait que Mme Škorjanec n’était pas elle-même d’origine rom, qu’elles n’ont pas cherché à déterminer si la requérante avait été perçue par les agresseurs comme étant elle-même d’une telle origine et qu’elles n’ont pas pris en considération ni établi le lien entre la motivation raciste de l’agression et les liens entre Mme Škorjanec et son compagnon. Ces carences ont compromis la réponse procédurale des autorités nationales aux allégations de Mme Škorjanec à un point tel qu’il faut constater que l’État n’a pas respecté son obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour révéler l’importance de la motivation raciste des actes en cause.

La Cour ne peut que conclure que les autorités nationales n’ont pas satisfait à leurs obligations au regard de la Convention lorsqu’elles ont rejeté la plainte pénale de Mme Škorjanec sans aller plus loin dans l’enquête avant de prendre leur décision. Il y a donc eu violation du volet procédural de l’article 3 combiné avec l’article 14.

ION BĂLĂŞOIU c. ROUMANIE du 17 février 2015 requête 70555/10

ARTICLE 14 ET 3, un room décède en prison du fait de mauvais traitements subis par une motivation anti-room.

135.  La Cour considère que, lorsqu’elles enquêtent sur des incidents violents, les autorités de l’État ont de surcroît l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les événements. Certes, il est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une motivation raciste. L’obligation qu’a l’État défendeur d’enquêter sur d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables, vu les circonstances, pour recueillir et conserver les éléments de preuve, étudier l’ensemble des moyens concrets de découvrir la vérité et rendre des décisions pleinement motivées, impartiales et objectives, sans omettre des faits douteux révélateurs d’un acte de violence motivé par des considérations de race (B.S. c. Espagne, précité, § 69, et Bekos et Koutropoulos c. Grèce, no 15250/02, § 69, CEDH 2005‑XIII (extraits)). Enfin, la Cour rappelle qu’il incombe au Gouvernement de produire des preuves établissant des faits qui fassent peser un doute sur le récit de la victime (Turan Çakır c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009 et Sonkaya c. Turquie, no 11261/03, § 25, 12 février 2008).

136.  En outre, le devoir qu’ont les autorités de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence constitue un aspect des obligations procédurales découlant pour elles de l’article 3 de la Convention, mais ce devoir peut également passer pour faire implicitement partie de la responsabilité qui incombe aux autorités, en vertu de l’article 14 de la Convention, d’assurer sans discrimination le respect de la valeur fondamentale consacrée par l’article 3. Compte tenu de l’interaction des deux dispositions, on peut considérer ou bien que des questions comme celles dont il s’agit en l’espèce appellent un examen sur le terrain de l’une des deux dispositions seulement, et qu’aucun problème distinct ne se pose au regard de l’autre, ou bien qu’elles exigent un examen sous l’angle des deux articles. Ce problème doit être tranché dans chaque cas, selon les faits et la nature des allégations formulées (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 161, CEDH 2005‑VII).

137.  En l’espèce, la Cour a déjà constaté que les autorités nationales avaient violé l’article 3 de la Convention en ce qu’elles n’avaient pas mené une enquête effective sur les allégations de mauvais traitements. Elle estime devoir examiner séparément le grief selon lequel elles auraient de surcroît manqué à rechercher s’il existait un lien de causalité entre les préjugés racistes prêtés à la police et les violences auxquelles celle-ci se serait livrée sur la personne du fils du requérant (voir, B.S. c. Espagne, précité, § 69).

138.  La Cour ne saurait oublier que son rôle est d’établir si, in casu, le traitement allégué était motivé par le racisme (Natchova et autres [GC], précité, § 155). Or, la Cour note que, ni dans la plainte initiale du requérant, ni dans celle présentée par Romani CRISS devant les autorités internes, l’existence d’un mobile raciste aux mauvais traitements allégués n’a été avancée (voir, a contrario, Bekos et Koutropoulos, précité, § 72). De plus, aucun des témoins interrogés n’a affirmé ce que Nelu Bălăşoiu avait fait l’objet d’insultes racistes. Partant, la Cour estime que les procureurs et juridictions qui sont intervenus dans l’affaire ne disposaient pas d’informations suffisantes pour les rendre attentives à la nécessité de procéder à une première vérification et, en fonction des résultats, de rechercher si les mauvais traitements allégués avaient ou non une connotation raciste (Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, § 208, 22 février 2011).

139.  Partant, il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 de la Convention.

RACISME ET SEXISME DE LA POLICE

TURAN CAKIR c. BELGIQUE DU 10 MARS 2009 requête 44256/06

La Belgique est condamnée deux fois dans le même arrêt, une fois pour les violences policières au moment de l'arrestation et la garde à vue et une fois pour ne pas faire d'enquête sur la plainte du requérant contre les policiers. Puis la Belgique est condamnée une troisième fois sous l'angle des articles 14 et 3 combinés pour racisme.

"76. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention Elle relève, en outre, qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.

77. La Cour considère que, lorsqu'elles enquêtent sur des incidents violents, les autorités de l'État ont de surcroît l'obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s'il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l'origine ethnique ont joué un rôle dans les événements. Certes, il est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une motivation raciste. L'obligation qu'a l'État défendeur d'enquêter sur d'éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat absolu. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables, vu les circonstances, pour recueillir et conserver les éléments de preuve, étudier l'ensemble des moyens concrets de découvrir la vérité et rendre des décisions pleinement motivées, impartiales et objectives, sans omettre des faits douteux révélateurs d'un acte de violence motivé par des considérations de race (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres c. Bulgarie, [GC] nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005-VII).

78.  En outre, le devoir qu'ont les autorités de rechercher s'il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence constitue un aspect des obligations procédurales découlant pour elles de l'article 3 de la Convention, mais ce devoir peut également passer pour faire implicitement partie de la responsabilité qui incombe aux autorités, en vertu de l'article 14 de la Convention, d'assurer sans discrimination le respect de la valeur fondamentale consacrée par l'article 3. Compte tenu de l'interaction des deux dispositions, on peut considérer ou bien que des questions comme celles dont il s'agit en l'espèce appellent un examen sur le terrain de l'une des deux dispositions seulement, et qu'aucun problème distinct ne se pose au regard de l'autre, ou bien qu'elles exigent un examen sous l'angle des deux articles. Ce problème doit être tranché dans chaque cas, selon les faits et la nature des allégations formulées (ibid, § 161).

79.  En l'espèce, la Cour a déjà constaté que les autorités belges avaient enfreint l'article 3 de la Convention en ce qu'elles n'avaient pas mené une enquête effective sur l'incident. Elle estime devoir examiner séparément le grief selon lequel elles ont de surcroît manqué à rechercher s'il existait un lien de causalité entre les attitudes racistes alléguées et les violences auxquelles la police s'est livrée à l'encontre du requérant.

80.  La Cour n'estime pas que le contexte général à l'époque des faits mentionné par le requérant suffit à expliquer l'attitude prétendument raciste des policiers lors de l'interpellation de celui-ci. Elle note cependant que dans sa plainte avec constitution de partie civile, le requérant faisait explicitement référence à une infraction aux articles 1er et 4 de la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie. En outre, il mentionnait les propos racistes qui auraient été proférés à son égard par les policiers, notamment « sale métèque, tu n'es qu'un métèque et tu le resteras », « tu n'es qu'un bougnoule et tu ne resteras qu'un bougnoule ». Dans son réquisitoire invitant la chambre du conseil à déclarer n'y avoir lieu à poursuivre, le procureur du Roi ne prenait pas position sur cette partie de la plainte du requérant, estimant que les faits qualifiés d'infraction à la loi du 30 juillet 1981 s'identifiaient avec ceux faisant l'objet des autres préventions. Le 17 octobre 2000, la chambre du conseil a entériné le réquisitoire du procureur et, le 26 avril 2006, la chambre des mises en accusation a constaté l'extinction de l'action publique en raison de la prescription, fait ayant amené la Cour à constater la violation du volet procédural de l'article 3.

81.  La Cour considère en conséquence que les autorités ont manqué à l'obligation qui leur incombait en vertu de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 de prendre toutes les mesures possibles pour rechercher si un comportement discriminatoire avait pu ou non jouer un rôle dans les événements.

82.  Il y a donc eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 sous son aspect procédural."

X contre Turquie du 9/10/2012 requête n°24626/09

Les autorités turques n’auraient pas dû placer en isolement un prisonnier, en raison de son orientation sexuelle, dans des conditions ne respectant pas sa dignité humaine.

37.  La Cour doit d’abord déterminer la période du placement dans une cellule individuelle du requérant à prendre en considération aux fins de l’appréciation des griefs sous l’angle de l’article 3. A cet égard, elle observe que, dans son formulaire de requête du 12 mai 2009, le requérant dénonçait les conditions de sa détention dans la maison d’arrêt de Buca, où il avait été placé dans une cellule individuelle. Après l’introduction de sa requête, le requérant a été hospitalisé pendant la période du 8 juillet au 12 août 2009 dans un hôpital psychiatrique. Par ailleurs, dans le même temps, un autre détenu – homosexuel – a été placé dans la cellule du requérant à partir du 8 août 2009. Ensuite, entre les 11 novembre 2009 et 26 février 2010, le requérant est, de nouveau, resté seul dans sa cellule.

38.  En résumé, selon l’ensemble des pièces du dossier, le requérant, à partir du 5 février 2009 et jusqu’à son transfert à la maison d’arrêt d’Eskişehir, était placé dans une cellule individuelle qui mesurait environ 7 m², et dont l’espace vital représentait à peine la moitié de cette surface. Il était constamment privé d’accès à la promenade en plein air. De même, à l’exception des périodes allant du 8 juillet au 12 août (hospitalisation) et du 12 août au 11 novembre 2009 (placement d’un autre détenu dans la cellule du requérant), il était privé de tout contact avec d’autres détenus, et ce jusqu’au 26 février 2010, date de son transfert à la maison d’arrêt d’Eskişehir. L’intéressé demeura donc à l’isolement pendant huit mois et dix-huit jours.

La Cour fera porter son examen sur l’ensemble de ces périodes (voir, dans le même sens, Ciucă c. Roumanie, no 34485/09, § 29, 5 juin 2012).

39.  Quant aux principes généraux qui gouvernent le droit des prisonniers à des conditions de détention conformes à la dignité humaine, la Cour renvoie, parmi d’autres, aux arrêts Mouisel c. France (no 67263/01, §§ 37 à 40, CEDH 2002-IX), et Renolde c. France (no 5608/05, §§ 119-120, 16 octobre 2008). A cet égard, elle rappelle que l’article 3 de la Convention impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI).

40.  S’agissant des conditions de détention, il convient de prendre en compte les effets cumulatifs de celles-ci ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, nº 40907/98, CEDH 2001-II). En particulier, le temps pendant lequel un individu a été détenu dans les conditions incriminées constitue un facteur important à considérer (Alver c. Estonie, no 64812/01, 8 novembre 2005).

41.  En l’espèce, la Cour observe qu’au moment des faits, le requérant était en instance de jugement pour des infractions à caractère non violent. Il s’était rendu lui-même à la police pour avouer les actes qu’il avait commis. Sa situation personnelle diffère donc radicalement des affaires Öcalan et Ramirez Sanchez examinées par la Cour où il s’agissait de condamnés dont la détention posait des difficultés particulières aux autorités nationales (voir, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, §§ 32 et 192, CEDH 2005‑IV, et Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, §§ 125 et 128, CEDH 2006‑IX).

42.  La Cour observe que la cellule où le requérant a été placé faisait 7 m², avec un espace vital ne dépassant pas la moitié de cette surface. Elle était équipée d’un lit et de toilettes, mais sans lavabo. Selon le requérant, elle était très mal éclairée, très sale et il y avait des rats, ce que le Gouvernement ne conteste pas. Il s’agissait d’un local destiné à recevoir les détenus qui avaient été l’objet d’une mesure disciplinaire d’isolement ou les détenus accusés de pédophilie ou de viol. Pendant son séjour, le requérant a été privé de tout contact avec d’autres détenus et de toute activité sociale. Il n’a bénéficié d’aucun accès à la promenade en plein air et il n’a été autorisé à sortir de sa cellule que pour s’entretenir avec son avocat ou pour assister aux audiences qui se tenaient périodiquement, environ tous les mois.

43.  La Cour observe que l’isolement dans lequel le requérant a été maintenu ne constitue pas un isolement sensoriel ni un isolement social total, mais qu’il s’agit d’un isolement social relatif. Toutefois, il n’en demeure pas moins que certains aspects de ces conditions étaient plus stricts que le régime prévu en Turquie pour les condamnés à une peine de réclusion perpétuelle aggravée (paragraphe 30 ci-dessus). En effet, alors que ces derniers peuvent se promener quotidiennement dans une cour intérieure contiguë à leur cellule et, suivant les circonstances, peuvent être autorisés à avoir des contacts limités avec les condamnés demeurant dans la même unité, le requérant a été privé de ces possibilités. De même, dans les deux affaires citées ci-dessus où il était question des condamnés dont la détention posait des difficultés particulières aux autorités nationales, aucune interdiction totale de promenade en plein air n’était ordonnée (voir, Öcalan, précité, § 32, et Ramirez Sanchez, précité, § 125).

44.  Aux yeux de la Cour, l’interdiction totale d’accès en plein air – laquelle a duré tout le long de la détention du requérant dans la cellule individuelle – combinée avec l’impossibilité de contacter les autres détenus, illustre le caractère exceptionnel des conditions de détention du requérant.

45.  La Cour considère que ces conditions sont plus proches de celles qu’elle a examinées dans le cadre de l’affaire Payet c. France (no 19606/08, 20 janvier 2011) où le requérant était resté détenu à l’isolement pendant deux mois environ dans une petite cellule mal éclairée où l’espace vital laissé au détenu était de 4,15 m² environ. Toutefois, dans cette affaire, il était question d’une détention plus courte que dans la présente, et le détenu avait en outre la possibilité de sortir de sa cellule une heure par jour pour une promenade.

46.  Par ailleurs, pour apprécier si une mesure d’isolement tombe sous le coup de l’article 3 de la Convention, il y a lieu d’avoir égard aux conditions particulières, à la rigueur de la mesure, à sa durée, à l’objectif poursuivi ainsi qu’aux effets sur la personne concernée (Rohde c. Danemark, n69332/01, § 93, 21 juillet 2005). A cet égard, la longueur de cette période appelle de la part de la Cour un examen rigoureux en ce qui concerne sa justification, la nécessité des mesures prises et leur proportionnalité par rapport aux autres restrictions possibles, les garanties offertes au requérant pour éviter l’arbitraire et les mesures prises par les autorités pour s’assurer que l’état physique et psychologique du requérant permettait son maintien à l’isolement (Ramirez Sanchez, précité, § 136).

47.  Dans le cas du requérant, le placement et le maintien à l’isolement du requérant sont fondés sur l’article 49 § 2 du règlement, qui donne à l’administration pénitentiaire la possibilité de prendre des mesures autres que celles prévues dans le règlement lorsqu’il existe un risque constitutif d’un « danger sérieux » (paragraphe 29 ci-dessus). Il s’agit donc d’une procédure entièrement administrative.

48.  La Cour prend note des préoccupations de l’administration pénitentiaire selon lesquelles le requérant risquait de subir des atteintes à son intégrité. Certes, on ne saurait affirmer que ces craintes sont tout à fait sans fondement, dans la mesure où le requérant avait lui-même dénoncé des actes d’intimidation et de harcèlement qu’il avait subis lorsqu’il était ensemble avec les autres détenus. Toutefois, même si ces craintes rendaient nécessaire la prise de certaines mesures de sécurité pour protéger le requérant, elles ne suffisent pas à justifier une mesure d’exclusion totale de celui-ci de la collectivité carcérale. A cet égard, la Cour note que le Gouvernement n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi le requérant ne s’est pas vu offrir l’opportunité de faire régulièrement de l’exercice en plein air ou n’était pas autorisé à être ensemble avec les autres détenus, ne fût-ce que de façon limitée, conformément à ses multiples demandes (paragraphes 12, 13 et 15 ci-dessus).

49.  Par ailleurs, la Cour relève que les tentatives du requérant de faire contrôler la mesure en question par un juge de l’exécution des peines et par la cour d’assises n’ont donné aucun résultat notable, dans la mesure où ses recours ont été rejetés sans examen au fond. Le juge s’est contenté de préciser que l’autorité pénitentiaire jouissait d’un pouvoir discrétionnaire en la matière, sans même examiner l’adéquation de la mesure de placement en cellule individuelle à la situation concrète dénoncée par le requérant et sans se prononcer sur ses demandes tendant à adoucir les effets de l’isolement (paragraphe 14 ci-dessus).

Or, il ne fait nul doute qu’il s’agissait d’une mesure particulièrement grave car le régime d’isolement, sans pour autant être reconnu comme une sanction, a apporté d’importantes limitations matérielles aux droits du requérant, outre son poids psychologique.

50.  En conséquence, la Cour conclut que le requérant a été privé d’un recours interne effectif relativement à son grief concernant les conditions de sa détention et qu’il n’était pas détenu dans des conditions convenables et respectant sa dignité.

51.  La Cour estime qu’en l’espèce, les conditions de détention du requérant en cellule d’isolement ont été de nature à lui causer des souffrances aussi bien mentales que physiques ainsi qu’un sentiment de profonde atteinte à sa dignité humaine. Ces conditions, aggravées par l’absence d’un recours effectif, s’analysent donc en un « traitement inhumain et dégradant » infligé en violation de l’article 3 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L’ARTICLE 3

52.  Invoquant l’article 14 combiné avec l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir fait l’objet d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle. Il soutient avoir été placé à l’isolement dans une petite cellule, privé de tout contact avec d’autres détenus et privé d’accès à la promenade en plein air, à cause de son orientation sexuelle.

L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

53.  Le Gouvernement conteste cette allégation et affirme que le placement du requérant dans la cellule individuelle, effectué à sa demande, avait pour but de le protéger et non de lui faire subir une discrimination.

54.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

55.  La Cour a déjà dit maintes fois que l’article 14 n’est pas autonome : il ne s’applique qu’en relation avec les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles, qu’il complète. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi d’autres arrêts, Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

56.  En l’espèce, il ne prête pas à controverse entre les parties que les faits de la cause entrent dans le champ de l’article 3 de la Convention. L’article 14 est donc applicable aux circonstances de l’espèce.

57.  La Cour rappelle également que l’orientation sexuelle relève de la protection de l’article 14 (voir, parmi d’autres affaires, Kozak c. Pologne, no 13102/02, § 83, 2 mars 2010, Alekseyev c. Russie, nos 4916/07, 25924/08 et 14599/09, § 108, 21 octobre 2010). De plus, lorsque la distinction en cause porte sur ce domaine intime et vulnérable de la vie privée d’un individu, il faut avancer devant la Cour des motifs particulièrement puissants pour justifier la mesure litigieuse. Lorsqu’une différence de traitement est fondée sur le sexe ou l’orientation sexuelle, la marge d’appréciation laissée à l’Etat est étroite, et en pareille situation, le principe de la proportionnalité ne commande pas seulement que la mesure choisie soit adaptée de manière générale à l’objectif poursuivi, il faut en outre qu’il soit démontré qu’elle était nécessaire compte tenu des circonstances. Si les motifs avancés à l’appui d’une différence de traitement reposaient uniquement sur l’orientation sexuelle du requérant, il y aurait discrimination au regard de la Convention (Alekseyev, précité, § 102).

58.  Dans les circonstances de l’espèce, la Cour note que la situation que le requérant dénonce, à savoir l’inadéquation de la mesure d’exclusion totale de celui-ci de la collectivité carcérale, a abouti au constat d’une violation de l’article 3 de la Convention (paragraphe 51 ci-dessus). La Cour rappelle avoir considéré ci-dessus que les préoccupations de l’administration pénitentiaire selon lesquelles le requérant risquait de subir des atteintes à son intégrité s’il restait dans la cellule collective standard ne sont pas tout à fait sans fondement (paragraphe 48). Toutefois, comme il a été souligné ci-dessus, même si ces craintes rendaient nécessaire la prise de certaines mesures de sécurité pour protéger le requérant, elles ne suffisent pas à justifier une mesure d’exclusion totale de celui-ci de la collectivité carcérale.

59.  Par ailleurs, la Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement selon laquelle le requérant avait été placé à l’isolement à sa demande. Le requérant ou son représentant avaient demandé à l’administration de l’établissement pénitentiaire de le transférer dans une autre cellule collective où se trouvaient des détenus homosexuels ou dans un pavillon adéquat (paragraphe 8 ci-dessus). Pour justifier cette demande, le représentant du requérant avait précisé que son client avait subi des actes d’intimidation et de harcèlement de la part de ses codétenus. Quant au requérant, il avait déclaré « avoir des problèmes ». En bref, les autorités se trouvaient saisies d’une demande de transfert vers une cellule collective adéquate à la situation du requérant.

60.  Or, le requérant, accusé d’avoir commis des infractions à caractère non violent, a été placé dans un local destiné à recevoir des détenus qui avaient été l’objet d’une mesure disciplinaire d’isolement ou les détenus accusés de pédophilie ou de viol. Pendant son séjour, il a été privé de tout contact avec d’autres détenus et de toute activité sociale. Il n’a bénéficié d’aucun accès à la promenade en plein air et il n’a été autorisé à sortir de sa cellule que rarement.

61.  La Cour observe notamment que le requérant a constamment contesté les mesures en question, en précisant notamment dans sa demande du 7 mai 2009 que « ces conditions de détention lui étaient imposées sur le fondement de sa seule orientation sexuelle, sous prétexte de préserver son intégrité physique » (paragraphe 13 ci-dessus). De même, il a expressément demandé à être traité sur un pied d’égalité avec les autres détenus, en bénéficiant de la possibilité de sortir en plein air et d’avoir des activités sociales avec les autres détenus, au moyen de mesures propres à garantir la préservation de son intégrité physique (paragraphes 12, 13 et 15 ci-dessus). Au demeurant, il a précisé être homosexuel et non travesti ou transsexuel (paragraphe 12 ci-dessus).

Toutefois, ces arguments n’ont aucunement été pris en compte par le juge de l’exécution des peines, qui s’est borné à invoquer le pouvoir discrétionnaire dont jouissaient les autorités pénitentiaires en la matière et évoquer un risque hypothétique, à savoir le « lynchage d’un travesti » sans pouvoir toutefois apporter aucun élément donnant à penser que le requérant, à cause de son orientation sexuelle, risquait de subir une grave atteinte à son intégrité physique et que l’exclusion totale de l’intéressé de la vie carcérale était la mesure la plus adéquate (paragraphe 14 ci-dessus).

62. Or, les autorités ont l’obligation, qui leur incombait en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3, de prendre toutes les mesures possibles pour rechercher si une attitude discriminatoire avait pu ou non jouer un rôle dans l’exclusion totale de l’intéressé de la vie carcérale (voir, mutandis mutandis, B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 71, 24 juillet 2012).

63.  De toute manière, aux yeux de la Cour, les autorités pénitentiaires n’ont aucunement procédé à une appréciation adéquate du risque pour la sécurité du requérant. En raison de l’orientation sexuelle du requérant, celles-ci ont cru que le requérant risquait de subir une grave atteinte à son intégrité physique. De surcroît, pour la Cour, en aucun cas la mesure d’exclusion totale de l’intéressé de la vie carcérale ne pouvait passer pour justifiée. En particulier, il n’est pas expliqué pourquoi le requérant a été complètement privé de l’accès à la promenade en plein air, ne fût-ce que de façon limitée.

64.  A la lumière de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue que la nécessité de prendre des mesures de sécurité pour protéger l’intégrité physique du requérant était la raison prépondérante de l’exclusion totale de celui-ci de la vie carcérale. A ses yeux, l’orientation sexuelle du requérant a été la principale raison de l’adoption de cette mesure. Elle juge par conséquent établi que le requérant a subi une discrimination fondée sur son orientation sexuelle. Elle constate par ailleurs que le Gouvernement n’a pas avancé de justification montrant que la distinction litigieuse était compatible avec la Convention.

65.  En conséquence, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3.

ARTICLE 14 COMBINE A L'ARTICLE 5

GRANDE CHAMBRE KHAMTOKHU ET AKSENCHIK c. RUSSIE du 24 janvier 2017 Requêtes nos 60367/08 et 961/11

Non Violation de l'article 14 combiné à l'article 5 : L’imposition de la réclusion à perpétuité en Russie ne dénote aucune discrimination puisqu'il est révisable et que l'exclusion de cette peine à des femmes et des personnes âgées est compréhensible et appartient à la marge d'appréciation des États.

1. Applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 5

a)  Sur le point de savoir si les faits tombent « sous l’empire » de l’article 5

53. La Cour rappelle que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Son application ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention et, dans cette mesure, il possède une portée autonome. Une mesure conforme en elle-même aux exigences de l’article consacrant le droit ou la liberté en question peut toutefois enfreindre cet article, combiné avec l’article 14, pour le motif qu’elle revêt un caractère discriminatoire. Pour que l’article 14 trouve à s’appliquer, il suffit donc que les faits du litige tombent « sous l’empire » de l’une au moins desdites clauses (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, § 41, 13 juillet 2010, Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 159, CEDH 2008 ; et Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, pp. 33‑34, § 9, série A no 6).

54. La Cour observe que les requérants ne se plaignent pas de la sévérité de la sanction en tant que telle ou de la durée de leurs peines, ni n’allèguent une violation de leur droit matériel à la liberté. Ils se plaignent d’avoir été privés de leur liberté pour le restant de leurs jours du fait de leur condamnation et d’avoir été traités, en vertu de l’article 57 du code pénal, moins favorablement que les femmes ou que d’autres hommes âgés de moins de 18 ans ou de plus de 65 ans condamnés pour des infractions analogues ou comparables, en raison de leur sexe et de leur âge. Ils y voient une violation de l’article 14 combiné avec l’article 5 de la Convention.

55. Les deux requérants ont été privés de leur liberté après avoir été condamnés par un tribunal compétent, une situation qui est explicitement couverte par l’article 5 § 1 a) de la Convention. La Cour rappelle que les questions se rapportant au caractère approprié de la peine sortent en général du champ d’application de la Convention et qu’elle n’a pas à dire, par exemple, quelle doit être la durée de la détention qui convient pour telle ou telle infraction (Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, § 105, CEDH 2013 (extraits), Sawoniuk c. Royaume-Uni (déc.), no 63716/00, CEDH 2001‑VI, T. c. Royaume-Uni [GC], no 24724/94, § 117, 16 décembre 1999, et V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 118, CEDH 1999‑IX ; voir cependant, concernant une sanction manifestement disproportionnée pour mauvais traitements, Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 61, 20 décembre 2007, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 73, CEDH 2006‑XII (extraits), et Derman c. Turquie, no 21789/02, § 28, 31 mai 2011).

56. En parallèle, la Cour a aussi exprimé l’idée que des mesures relatives à l’exécution de la peine ou aux bénéfices pénitentiaires peuvent avoir une incidence sur le droit à la liberté garanti par l’article 5 § 1, puisque la durée effective de la privation de liberté d’un condamné dépend notamment de leur application (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 127, CEDH 2013, et Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, §§ 55-83, CEDH 2002‑IV). De même, toujours dans le contexte de l’exécution d’une peine pénale, dans une affaire portant sur le droit à la libération conditionnelle d’un détenu condamné à la réclusion à perpétuité, la Cour a estimé que « si l’article 5 § 1 a) de la Convention ne garantit pas le droit à la liberté conditionnelle, une question peut se poser sur le terrain de cette disposition combinée avec l’article 14 de la Convention lorsqu’une politique bien arrêtée en matière de fixation des peines est de nature à affecter des situations individuelles de manière discriminatoire » (Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 69, 8 juillet 1999 ; voir aussi, dans le même sens, Clift, précité, § 42).

57. Il convient également de noter que dans certains cas, contrairement à la situation dans les affaires susmentionnées mais à l’instar de celle examinée en l’espèce, c’était la sanction pénale elle-même – plus que son exécution – infligée en application des dispositions légales internes opérant une distinction entre les délinquants en fonction de l’âge et du sexe qui soulevait une question au regard de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 5 (Nelson c. Royaume-Uni, no 11077/84, décision de la Commission du 13 octobre 1986, Décisions et rapport 49, p. 175, qui portait sur des allégations de discrimination fondée sur l’âge, et A.P. c. Royaume‑Uni, no 15397/89, décision de la Commission du 8 janvier 1992 (radiation), qui concernait une différence en matière de fixation des peines entre les délinquants juvéniles de sexe féminin et ceux de sexe masculin).

58. L’article 5 de la Convention n’interdit pas l’imposition de la réclusion à perpétuité (Vinter et autres, précité, §§ 104 à 106) lorsque pareille peine est prévue par le droit national. Cependant, l’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Ce principe est profondément ancré dans la jurisprudence de la Cour (E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 48, 22 janvier 2008, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 40, CEDH 2005‑X, et Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 78, série A no 94).

59. Partant, les situations où la législation nationale exclut de la réclusion à perpétuité certaines catégories de détenus condamnés tombent sous l’empire de l’article 5 § 1, aux fins de l’applicabilité de l’article 14 combiné avec cette disposition.

60. Dès lors, pour autant que les requérants se plaignent de l’effet prétendument discriminatoire produit par les dispositions relatives à la fixation des peines figurant à l’article 57 du code pénal, la Cour estime que les faits de l’espèce tombent « sous l’empire » de l’article 5 de la Convention.

b)  Sur le point de savoir si la différence de traitement alléguée est liée à l’un ou l’autre des motifs énoncés à l’article 14

61. L’article 14 ne prohibe pas toute différence de traitement, mais uniquement certaines distinctions fondées sur une caractéristique identifiable, objective ou personnelle (« situation »), par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres. Cette disposition énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que le sexe ou la race. Toutefois, la liste que renferme l’article 14 revêt un caractère indicatif, et non limitatif, ce dont témoigne l’adverbe « notamment » (« any ground such as » dans la version anglaise) ainsi que la présence dans cette liste de l’expression « toute autre situation » (« any other status » dans la version anglaise). L’expression « toute autre situation » a généralement reçu une interprétation large ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Clift, précité, §§ 56-58, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, §§ 61 et 70, CEDH 2010, et Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 56, série A no 23).

62. Les requérants soutiennent que l’article 57 du code pénal russe établit une politique en matière de fixation des peines qui, en ce qui concerne la réclusion à perpétuité, opère une différence de traitement fondée sur le sexe et l’âge. La Cour observe que l’article 14 interdit explicitement toute discrimination fondée sur le « sexe », et qu’elle a déjà admis que l’« âge » est une notion également couverte par cette disposition (Schwizgebel c. Suisse, no 25762/07, § 85, CEDH 2010 (extraits), et Nelson, décision précitée).

c)  Conclusion

63. Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour estime que l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 5 trouve à s’appliquer en l’espèce.

2. Observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 5

a)  Principes généraux

64. Selon la jurisprudence établie de la Cour, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. La notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali, précité, § 82, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 76, CEDH 2013 (extraits), et Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 90, CEDH 2016).

65. En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà dit que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Biao, précité, § 92, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 177, CEDH 2007‑IV).

b)  Sur la question de savoir si les requérants se trouvaient dans une situation analogue ou comparable à celle d’autres délinquants

66. La Cour doit tout d’abord déterminer s’il y a eu en l’espèce une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues ou comparables.

67. Le grief des requérants se rapporte à la fixation des peines applicables aux délinquants ayant été reconnus coupables de crimes particulièrement graves passibles de l’emprisonnement à vie. Les requérants ont été condamnés à la réclusion à perpétuité, alors que des femmes, des mineurs ou des personnes âgées de 65 ans ou plus reconnus coupables des mêmes infractions ou d’infractions comparables n’auraient pas écopé de cette peine en raison de l’interdiction légale explicite figurant à l’article 57 § 2 du code pénal russe (paragraphe 16 ci-dessus).

68. Il s’ensuit que les requérants se trouvaient dans une situation analogue à tous les autres délinquants condamnés pour les mêmes infractions ou pour des infractions comparables. Par comparaison, l’affaire Gerger illustre un type différent de situation : dans cette affaire, dans laquelle des personnes condamnées pour actes terroristes n’avaient pas droit à une libération conditionnelle avant d’avoir purgé les trois quarts de leur peine, à la différence de détenus condamnés pour des infractions de droit commun, la Cour a déclaré que « la distinction litigieuse ne s’appliqu[ait] pas à différents groupes de personnes mais à différents types d’infractions, selon la gravité que leur reconnaît le législateur » (Gerger, précité, § 69 ; voir aussi, dans le même sens, l’affaire Kafkaris, précitée, § 165, dans laquelle la Cour a conclu qu’un détenu condamné à une peine de réclusion à perpétuité ne se trouvait pas dans une situation analogue ou comparable à celle d’autres détenus qui ne purgeaient pas une telle peine).

c)  Sur la question de savoir si la différence de traitement était justifiée

69. La présente affaire concerne une politique de fixation des peines excluant les femmes, les mineurs et les personnes âgées de 65 ans ou plus de la réclusion à perpétuité. Il est incontestable que cette exclusion s’analyse en une différence de traitement fondée sur le sexe et l’âge. La Cour doit examiner si cette différence de traitement poursuivait un but légitime et s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché. Ce faisant, elle doit avoir égard à la marge d’appréciation dont jouit l’État défendeur en la matière.

70. Le Gouvernement soutient que la différence de traitement litigieuse visait à promouvoir des principes de justice et d’humanité voulant que la politique en matière de fixation des peines prenne en compte l’âge et les « caractéristiques physiologiques » de diverses catégories de délinquants (paragraphe 44 ci-dessus). La Cour estime que ce but peut être tenu pour légitime aux fins de la détermination des peines et de l’application de l’article 14 combiné avec l’article 5 § 1.

71. Quant à la proportionnalité des moyens employés, il convient tout d’abord de rappeler que la présente affaire porte sur un type spécifique de peine : la réclusion à perpétuité. Contrairement à diverses peines non privatives de liberté ou à durée déterminée, la réclusion à perpétuité est réservée, dans le code pénal russe, aux quelques infractions particulièrement graves pour lesquelles le tribunal du fond, après avoir pris en compte toutes les circonstances aggravantes et atténuantes, estime qu’une peine d’emprisonnement à vie constitue la seule sanction à la hauteur du crime. La réclusion à perpétuité n’est pas obligatoirement ou automatiquement infligée pour quelque infraction que ce soit, aussi grave soit-elle.

72. Le prononcé d’une peine d’emprisonnement à vie à l’égard d’adultes auteurs d’infractions particulièrement graves n’est pas en soi prohibé par l’article 3 ou une autre disposition de la Convention et ne se heurte pas à celle-ci (Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 99, CEDH 2016, Vinter et autres, précité, § 102, et Kafkaris, précité, § 97). C’est encore plus vrai dans le cas d’une peine non pas obligatoire mais prononcée par un juge indépendant qui aura considéré l’ensemble des circonstances atténuantes et aggravantes propres au cas d’espèce (Vinter et autres, précité, § 106).

73. La Cour a rappelé à maintes reprises que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26, Kress c. France [GC], no 39594/98, § 70, CEDH 2001-VI, et Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 53, CEDH 2012). Elle a également souligné que toute interprétation des droits et libertés qui s’y trouvent garantis doit se concilier avec l’esprit général de la Convention, qui vise à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 118, CEDH 2014 (extraits)). Ainsi, les notions de traitements et peines inhumains et dégradants ont considérablement évolué depuis l’entrée en vigueur de la Convention en 1953. Les progrès accomplis vers l’abolition complète de facto et de jure de la peine de mort dans les États membres du Conseil de l’Europe constitue une illustration de l’évolution en cours à cet égard. Les territoires relevant de leur juridiction forment à présent une zone exempte de la peine de mort, et la Cour a admis que l’exposition d’un requérant à un risque réel d’être condamné à mort et exécuté ailleurs pouvait soulever une question au regard de l’article 3 de la Convention (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, §§ 102-104, série A no 161, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, §§ 115-118 et 140‑143, CEDH 2010, et A.L. (X.W.) c. Russie, no 44095/14, §§ 63‑66, 29 octobre 2015).

74. La situation est différente en ce qui concerne la réclusion à perpétuité. En l’état actuel des choses, la réclusion à perpétuité en tant que sanction pour des infractions particulièrement graves demeure compatible avec la Convention. L’idée que l’imposition d’une peine d’emprisonnement à vie à un adulte puisse soulever une question au regard de l’article 3 à raison de son caractère incompressible est relativement récente (Kafkaris, précité, § 97). Dans l’arrêt Vinter et autres (précité), la Cour est parvenue à la conclusion suivante :

« 119. (...) [L]a Cour considère qu’en ce qui concerne les peines perpétuelles l’article 3 doit être interprété comme exigeant qu’elles soient compressibles, c’est‑à‑dire soumises à un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention.

120. La Cour tient toutefois à souligner que, compte tenu de la marge d’appréciation qu’il faut accorder aux États contractants en matière de justice criminelle et de détermination des peines (...), elle n’a pas pour tâche de dicter la forme (administrative ou judiciaire) que doit prendre un tel réexamen. Pour la même raison, elle n’a pas à dire à quel moment ce réexamen doit intervenir. Cela étant, elle constate aussi qu’il se dégage des éléments de droit comparé et de droit international produits devant elle une nette tendance en faveur de l’instauration d’un mécanisme spécial garantissant un premier réexamen dans un délai de vingt-cinq ans au plus après l’imposition de la peine perpétuelle, puis des réexamens périodiques par la suite (...)

121. Il s’ensuit que, là où le droit national ne prévoit pas la possibilité d’un tel réexamen, une peine de perpétuité réelle méconnaît les exigences découlant de l’article 3 de la Convention.

122. (...) Un détenu condamné à la perpétuité réelle a le droit de savoir, dès le début de sa peine, ce qu’il doit faire pour que sa libération soit envisagée et ce que sont les conditions applicables. Il a le droit, notamment, de connaître le moment où le réexamen de sa peine aura lieu ou pourra être sollicité. Dès lors, dans le cas où le droit national ne prévoit aucun mécanisme ni aucune possibilité de réexamen des peines de perpétuité réelle, l’incompatibilité avec l’article 3 en résultant prend naissance dès la date d’imposition de la peine perpétuelle et non à un stade ultérieur de la détention. »

75. Il ressort de ce qui précède que si les États contractants sont en principe libres de décider si la réclusion à perpétuité constitue une sanction appropriée pour des infractions particulièrement graves, leur latitude à cet égard n’est pas illimitée et est soumise à certaines exigences minimales. La Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 68, série A no 28, voir aussi Maaouia c. France [GC], no 39652/98, § 36, CEDH 2000‑X, et Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000‑XI). Il s’ensuit que lorsqu’un État, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, prend des mesures en vue de se conformer à de telles exigences minimales ou d’en promouvoir les objectifs, il convient d’y accorder un grand poids au moment d’apprécier la proportionnalité de la mesure en question dans le contexte de l’article 14 combiné avec l’article 5 de la Convention.

76. Les requérants ont été condamnés à la réclusion à perpétuité à l’issue d’un procès contradictoire au cours duquel ils ont pu soumettre des arguments à l’appui de leur défense et exprimer leurs vues sur la sanction appropriée à leur infliger. Même s’ils ont allégué au départ que la procédure pénale dirigée contre eux était entachée de lacunes procédurales, la Cour, après avoir minutieusement examiné leurs griefs à cet égard, les a rejetés pour défaut de fondement (voir les décisions du 27 septembre 2011 et du 13 mai 2014 évoquées au paragraphe 4 ci-dessus). Les décisions prises à l’issue des procès des requérants étaient fondées sur les faits propres à leurs affaires et la peine qui leur a été infligée résultait d’une application individualisée du droit pénal par le tribunal du fond, dont le pouvoir discrétionnaire quant au choix de la sentence appropriée n’était pas restreint par les dispositions de l’article 57 § 2 du code pénal. Dans ces conditions, et eu égard aux objectifs d’ordre pénologique de la protection de la société et de la dissuasion au niveau collectif et individuel, les peines de réclusion à perpétuité infligées aux requérants n’apparaissent ni arbitraires ni abusives. Par ailleurs, les intéressés pourront prétendre à une libération anticipée après avoir purgé les vingt-cinq premières années de leurs peines, sous réserve d’avoir pleinement respecté les règles pénitentiaires pendant les trois années précédant la demande d’élargissement (article 79 § 5 du code pénal). Partant, la présente espèce ne soulève aucune question comparable à celles qui se posaient dans les affaires Vinter et autres ou, plus récemment, Murray, précitées.

77. La Cour rappelle que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 126, CEDH 2012 (extraits), Stec et autres, précité, §§ 63-64, et Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 54, CEDH 2004‑X (extraits)).

78. D’une part, la Cour a dit à maintes reprises que les différences fondées sur le sexe doivent être justifiées par des raisons particulièrement sérieuses, et que des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne peuvent en soi passer pour constituer une justification suffisante de la différence de traitement en cause, pas plus que ne le peuvent des stéréotypes du même ordre fondés sur la race, l’origine, la couleur ou l’orientation sexuelle (Konstantin Markin, précité, § 127, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 99, CEDH 2013, Vallianatos et autres, précité, § 77, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 109, CEDH 2014). D’autre part, la Cour a aussi déclaré qu’elle n’avait pas à dire quelle devait être la durée de l’incarcération pour telle ou telle infraction ni quelle devait être la durée de la peine, de prison ou autre, que purgera une personne après sa condamnation par un tribunal compétent (Vinter et autres, précité, § 105 ; voir également T. c. Royaume-Uni, précité, § 117, V. c. Royaume-Uni précité, § 118, et Sawoniuk, décision précitée).

79. Pour déterminer la portée de la marge d’appréciation à accorder à l’État défendeur, l’existence ou l’absence d’un consensus au niveau européen peut aussi constituer un facteur pertinent. La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans l’État défendeur et dans les États contractants en général et réagir, par exemple, au consensus susceptible d’apparaître quant aux buts à atteindre (voir, mutatis mutandis, Schwitzgebel, précité, §§ 79-80, Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 81, CEDH 2007‑V, Fretté c. France, no 36515/97, § 40, CEDH 2002‑I, et Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II ; voir également Biao, précité, §§ 131-133).

80. Premièrement, la Cour ne voit aucune raison de mettre en question la différence de traitement appliquée au groupe de délinquants adultes auquel appartiennent les requérants, qui ne sont pas exclus de la réclusion à perpétuité, par rapport à celui des délinquants juvéniles qui, eux, en sont exclus. En réalité, cette exclusion se concilie avec l’approche commune aux systèmes juridiques de l’ensemble des États contractants sans exception, à savoir l’abolition de la réclusion à perpétuité pour les délinquants considérés comme juvéniles au regard des droits internes respectifs (paragraphe 20 ci‑dessus). Ladite exclusion est également conforme à la recommandation du Comité des droits de l’enfant d’abolir toutes les formes d’emprisonnement à vie pour des infractions commises par des personnes âgées de moins de 18 ans et avec la Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies invitant les États à envisager d’abolir toutes les formes de réclusion à perpétuité pour cette catégorie de personnes (paragraphes 25 et 26 ci-dessus). À l’évidence, elle a pour but de faciliter l’amendement des délinquants juvéniles. La Cour estime que lorsque de jeunes délinquants sont appelés à répondre de leurs actes, quelle qu’en soit la gravité, cela doit être fait d’une manière qui prenne en compte leur immaturité mentale et émotionnelle présumée, ainsi que leur plus grande malléabilité et leur capacité d’amendement de de réinsertion.

81. Deuxièmement, pour autant que les requérants se plaignent d’être traités différemment des personnes âgées de 65 ans ou plus – l’autre groupe d’âge exclu de la réclusion à perpétuité –, il convient de noter que, conformément aux principes susmentionnés qui ont été dégagés dans l’arrêt Vinter, une peine de réclusion à perpétuité sera compatible avec l’article 3 uniquement si elle offre à la fois une perspective d’élargissement et une possibilité de réexamen (les deux éléments devant être présents dès le moment de l’imposition de la peine). Eu égard à cette exigence découlant de la Convention, la Cour ne voit aucune raison de considérer que la disposition pertinente du droit interne excluant les délinquants âgés de 65 ans ou plus de la réclusion à perpétuité est dépourvue de justification objective et raisonnable. Ainsi qu’il ressort des éléments dont la Cour dispose, le but de cette disposition coïncide en principe avec les intérêts sous-jacents à la possibilité de revendiquer une libération anticipée après les vingt-cinq premières années de détention pour les délinquants adultes de sexe masculin âgés de moins de 65 ans, tels que les requérants, décrite dans l’arrêt Vinter comme étant une approche commune dans les ordres juridiques nationaux où la réclusion à perpétuité peut être infligée (paragraphe 74 ci-dessus). La compressibilité d’une peine d’emprisonnement à vie revêt encore plus d’importance pour les délinquants âgés si l’on veut éviter que les perspectives de libération ne deviennent pas pour ceux-ci une simple possibilité illusoire. En limitant l’imposition des peines de réclusion à perpétuité par la fixation d’une limite d’âge maximale, le législateur russe a utilisé l’une des méthodes possibles à sa disposition pour assurer des perspectives de libération à un nombre raisonnable de détenus. Ce faisant, il a donc agi dans le cadre de sa marge d’appréciation conformément aux normes de la Convention.

82. Troisièmement, dans la mesure où les requérants se plaignent d’être traités différemment des femmes adultes relevant de la même catégorie d’âge qu’eux (18 à 65 ans), que le législateur a exclues de la réclusion à perpétuité en raison de leur sexe, la Cour prend note des divers instruments européens et internationaux qui traitent des besoins de protection des femmes contre les violences fondées sur le sexe, des abus et du harcèlement sexuel dans l’environnement pénitentiaire, ainsi que de la nécessité de protéger les femmes enceintes et les mères (paragraphes 27 à 30 ci-dessus). Le Gouvernement a présenté des données statistiques indiquant une différence considérable entre le nombre total d’hommes détenus et le nombre total de femmes détenues (paragraphe 48 ci-dessus), et a également souligné le nombre relativement réduit de détenus condamnés à la réclusion à perpétuité (ibidem). Il n’appartient pas à la Cour de revenir sur l’appréciation par les autorités nationales des données en leur possession ou du raisonnement pénologique que de telles données cherchent à appuyer. Dans les circonstances particulières de l’affaire, les données disponibles ainsi que les éléments ci-dessus fournissent à la Cour une base suffisante pour qu’elle conclue qu’il existe un intérêt général justifiant l’exclusion des femmes de la réclusion à perpétuité par une règle globale.

83. La Cour observe en outre que, au-delà du consensus qui se dégage en faveur de la non-infliction de la réclusion à perpétuité aux délinquants juvéniles et de la possibilité d’un réexamen ultérieur dans les ordres juridiques qui infligent de telles peines à des délinquants adultes (Vinter et autres, précité, § 120), il n’y a guère de dénominateur commun aux systèmes juridiques internes des États contractants en la matière. Alors que la réclusion à perpétuité n’existe pas dans neuf États contractants, soit parce qu’une telle peine n’est pas prévue soit parce qu’elle a été abolie à un moment donné (paragraphe 19 ci-dessus), une majorité d’États contractants ont choisi de conserver la possibilité de condamner des délinquants à l’emprisonnement à vie en cas d’infractions particulièrement graves. Ce dernier groupe ne présente aucune homogénéité quant à l’âge au-dessous duquel l’exclusion de la réclusion à perpétuité s’applique ; de nombreux États ont fixé cet âge à 18 ans, dans d’autres il varie entre 18 et 21 ans (paragraphe 20 ci-dessus).

84. La disparité des approches pour les autres groupes de délinquants que les États contractants ont choisi d’exclure de la réclusion à perpétuité est encore plus marquée. Certains États contractants ont établi un régime spécifique de fixation des peines pour les délinquants entre 60 et 65 ans (paragraphe 21 ci-dessus). D’autres États contractants ont décidé d’exclure de la réclusion à perpétuité les femmes qui étaient enceintes au moment de la commission de l’infraction ou du prononcé de la peine. Et un autre groupe d’États, dont la Russie, ont étendu cette approche à l’ensemble des femmes (paragraphe 22 ci-dessus).

85. La Cour estime normal que les autorités nationales, qui se doivent aussi de prendre en considération, dans les limites de leurs compétences, les intérêts de la société dans son ensemble, disposent d’une grande latitude lorsqu’elles sont appelées à se prononcer sur des questions sensibles telles que les politiques pénales. De plus, le domaine en cause doit toujours être considéré comme un secteur où les droits évoluent, sans consensus établi, et où les États doivent aussi bénéficier d’une marge d’appréciation pour choisir le rythme d’adoption des réformes législatives (comparer avec Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 105, CEDH 2010). Dès lors que les questions délicates soulevées en l’espèce touchent à des domaines où il n’y a guère de communauté de vues entre les États membres du Conseil de l’Europe et où, de manière générale, le droit paraît traverser une phase de transition, il y a lieu d’accorder une ample marge d’appréciation aux autorités de chaque État.

86. Il apparaît donc difficile de critiquer le législateur russe pour avoir décidé d’exclure, d’une manière qui reflète l’évolution de la société en la matière, certains groupes de délinquants de la réclusion à perpétuité. Pareille exclusion représente, tout bien pesé, un progrès social en matière pénologique (comparer avec Petrovic, précité, § 41). La situation en l’espèce est différente de celle qui prévalait dans les affaires où la Cour a pu constater un consensus large et évolutif entraînant des modifications dans le droit interne des États contractants sur un point donné (comparer avec Konstantin Markin, précité, § 140, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 104, CEDH 1999‑VI, et Vallianatos et autres, précité, § 91). La Cour ne discerne aucune tendance internationale en faveur de l’abolition des formes d’emprisonnement à vie ou qui, au contraire, dénoterait un soutien positif à ce type de peines. Elle relève cependant que la réclusion à perpétuité est limitée en Europe par l’exigence de compressibilité de la peine (Vinter et autres, précité, § 119) qui pourrait à l’avenir engendrer d’autres obligations positives pour les États membres (Murray, précité, §§ 124–125). En l’absence de dénominateur commun concernant l’imposition de la réclusion à perpétuité, les autorités russes n’ont pas excédé leur marge d’appréciation. Malgré la situation plus favorable dans laquelle les auteurs d’infractions comparables à celles commises par les requérants se trouvent, la législation sur la base de laquelle les sanctions ont été infligées aux requérants et qu’ils contestent n’emporte pas violation du droit international applicable ni ne se démarque des solutions adoptées par d’autres États membres du Conseil de l’Europe en la matière (comparer avec Schwizgibel, précité, § 92).

87. En somme, même si l’État défendeur a manifestement la possibilité, dans le but de promouvoir les principes de justice et d’humanité, d’étendre l’exclusion de la réclusion à perpétuité à toutes les catégories de délinquants, il n’est pas tenu de le faire en vertu de la Convention, telle qu’elle est actuellement interprétée par la Cour. De plus, eu égard à l’application en pratique de la réclusion à perpétuité en Fédération de Russie, en ce qui concerne tant les modalités d’imposition que la possibilité d’un réexamen ultérieur, ainsi qu’aux intérêts de la société dans son ensemble pour autant qu’ils sont compatibles avec la Convention et à l’ample marge d’appréciation qu’elle reconnaît à l’État défendeur dans ce domaine, la Cour estime qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but légitime recherché. Elle conclut que les exclusions litigieuses ne constituent pas une différence de traitement prohibée aux fins de l’article 14 combiné avec l’article 5. Pour conclure ainsi, la Cour a tenu pleinement compte de la nécessité d’interpréter la Convention d’une manière harmonieuse et en conformité avec son esprit général.

88. À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 5, tant en ce qui concerne la différence de traitement fondée sur l’âge qu’en ce qui concerne la différence de traitement fondée sur le sexe.

ARTICLES 4, 6§1 ET 11

COMBINES AVEC L'ARTICLE 14

ARTICLES 14+4

Arrêt Van der Mussele contre Belgique du 23/11/1983 Hudoc 174 requête 8919/80

Le requérant se plaint d'avoir été contraint de travailler en détention pour l'obliger de se faire un pécule pour "refaire sa vie" à sa sortie de prison. la Cour a considéré qu'il n'y a aucune violation de la Convention.

ARTICLES 14+6§1

Arrêt Schuller-Zgraggen contre Suisse du 24/06/1993 Hudoc 424 requête 14518/29

La requérante se plaint que son sexe féminin l'empêche d'obtenir une pension d'invalidité:

"Telle qu'elle se trouve formulée dans l'arrêt de la juridiction suprême, l'hypothèse en question ne peut passer comme l'affirme le Gouvernement, pour une simple remarque accessoire, à la rédaction maladroite mais à l'incidence négligeable.

Elle constitue au contraire l'unique base de motivation adoptée, revêtant ainsi un caractère décisif et introduit une différence de traitement exclusivement fondée sur le sexe.

Or la progression vers l'égalité de sexes est aujourd'hui un but important des Etats membres du Conseil de l'Europe, et seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Commission une telle différence de traitement ()

La Cour n'aperçoit rien de tel en l'espèce. Elle conclut donc que la faute de justification objective et raisonnable, il y a eu infraction à l'article 14 combiné avec l'article 6§1"

Arrêt GARCIA MATEOS c. ESPAGNE du 19 février 2013 requête n° 38285/09

Une décision du Tribunal Constitutionnel qui constate une violation du principe de non discrimination selon le sexe de la requérante n'est pas exécuté

42.  Le droit d’accès à un tribunal ne peut obliger un État à faire exécuter chaque jugement de caractère civil quel qu’il soit et quelles que soient les circonstances (Sanglier c. France, no 50342/99, § 39, 27 mai 2003). Dans le cas d’espèce, il s’agissait d’exécuter l’arrêt du Tribunal constitutionnel du 15 janvier 2007 qui, après avoir conclu à la violation du principe de non-discrimination selon le sexe, annulait le jugement du 25 septembre 2003 rendu par le juge du travail no 1 de Madrid et lui ordonnait de rendre un nouveau jugement respectueux du droit fondamental en cause (paragraphe 11 ci-dessus).

43.  Le juge du travail no 1 de Madrid n’a toutefois pas donné à l’arrêt du 15 janvier 2007 du Tribunal constitutionnel la suite voulue. Par un second jugement du 6 septembre 2007, le juge du travail no 1 a considéré que la demande de réduction de la journée de travail sollicitée par la requérante excédait les limites autorisées légalement et qu’elle n’en avait pas suffisamment justifié la nécessité (paragraphe 12 ci-dessus). La requérante s’est alors vue contrainte de saisir de nouveau le Tribunal constitutionnel. Ce dernier a considéré dans sa décision du 12 janvier 2009 que son arrêt du 15 janvier 2007 avait été incorrectement exécuté, et a déclaré à son tour nul le second jugement du juge du travail no 1 de Madrid (paragraphe 14 ci-dessus).

44.  La Cour rappelle que l’État est tenu de mettre à la disposition des requérants un système leur permettant d’obtenir l’exécution correcte des décisions rendues par les juridictions internes. Elle a pour tâche d’examiner si les mesures adoptées par les autorités nationales – en l’espèce une autorité judiciaire – aux fins de l’exécution des décisions en cause ont été adéquates et suffisantes (Ruianu c. Roumanie, no 34647/97, § 66, 17 juin 2003), car lorsque lesdites autorités sont tenues d’agir en exécution d’une décision judiciaire et omettent de le faire – ou le font incorrectement – cette inertie engage la responsabilité de l’Etat sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Scollo c. Italie, 28 septembre 1995, § 44, série A no 315‑C).

45.  La Cour observe qu’en l’espèce, le Tribunal constitutionnel a conclu dans sa décision du 12 janvier 2009 qu’il avait été porté atteinte au droit de la requérante à l’exécution de son premier arrêt reconnaissant la violation du principe de non-discrimination. La Cour rappelle qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 50, CEDH 1999‑VII, Scordino (no 1) [GC], précité, § 180). Elle constate que nonobstant les deux arrêts rendus par le Tribunal constitutionnel, la violation constatée par la plus haute juridiction interne n’a pas été réparée à ce jour.

46.  La Cour observe que l’intention initiale de la requérante n’était pas d’obtenir une indemnisation mais de voir reconnaître son droit à une journée réduite de travail afin de pouvoir s’occuper de son fils avant qu’il atteigne l’âge de six ans. Elle n’a par la suite formulé sa demande d’indemnisation qu’en raison du dépassement par son enfant de l’âge prévu légalement pour qu’elle pût bénéficier de la réduction de sa journée de travail.

47.  Dans sa décision du 12 janvier 2009, le Tribunal constitutionnel a refusé d’accorder une indemnisation à la requérante à cet égard et ne lui a donné aucune indication sur une éventuelle possibilité de réclamation ultérieure devant un autre organe administratif ou judiciaire.

48.  Il est vrai qu’en raison de l’âge de l’enfant au terme de la procédure, une réparation en nature du droit de la requérante considéré violé n’était plus possible. La Cour ne saurait indiquer à l’État demandeur la façon dont le régime des réparations dans le cadre du recours d’amparo devrait être institué. Elle se borne à constater que la protection dispensée par le Tribunal constitutionnel s’est révélée inefficace en l’espèce. D’une part, la demande d’aménagement de sa journée de travail présentée par la requérante devant le juge du travail no 1 n’a pas obtenu de réponse quant au fond malgré le fait que les deux jugements en sens contraire du juge du travail ont été déclarés nuls. D’autre part, le recours d’amparo formé par la requérante devant le Tribunal constitutionnel est devenu caduc, le Tribunal constitutionnel ayant considéré que l’article 55 § 1 de la loi organique du Tribunal constitutionnel ne prévoit pas d’octroi d’indemnisation comme moyen de réparation d’un droit fondamental violé.

L’absence de rétablissement de la requérante dans la plénitude de son droit a rendu illusoire la protection dispensée par l’octroi de l’amparo par le Tribunal constitutionnel en l’espèce.

49.  La Cour conclut dès lors qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 14 de la Convention.

Arrêt Ernst et autres contre Belgique du 15/07/2003 Hudoc 4480 requête 33400/96

Le requérant se plaint de ne pas pouvoir poursuivre les magistrats à raison de leurs fautes personnelles.

"§84: Une distinction est discriminatoire au sens de l'article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est à dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

§85: La Cour relève que la Cour d'arbitrage () a considéré, à plusieurs reprises, que le privilège de juridiction applicable aux magistrats avait été instauré en vue de garantir à l'égard de ces personnes une administration de la justice impartiale et sereine et que les règles spécifiques qu'impliquaient ce privilège tendaient à éviter, d'une part, des poursuites injustifiées, téméraires ou vexatoires à l'encontre des magistrats et d'une part, que ces personnes soient traitées avec trop de sévérité ou trop de clémence.

Il ressort de ces motifs que la distinction critiquée poursuit un but légitime, à savoir mettre les magistrats à l'abri de poursuites inconsidérées et leur permettre d'exercer la fonction jurisprudentielle en toute quiétude  et indépendance.

Dans la mesure où les requérants, () ont () le droit d'introduire une action en responsabilité civile contre l'Etat belge, la Cour n'aperçoit pas que l'exigence d'un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens utilisés par le législateur belge et l'objectif visé ait été méconnue.

§86: Partant, il n'y a pas eu en l'espèce violation de l'article 14 avec l'article 6§1 de la Convention"

ANAKOMBA YULA c. BELGIQUE DU 10 mars 2009 Requête 45413/07

La requérante qui venait juste de perdre sa carte de séjour, se voit refuser l'aide juridictionnelle alors que son recours avait notamment pour objet de retrouver une carte de séjour.

"31.  La Cour rappelle que le droit d'accès à un tribunal n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation de l'État. L'article 6 § 1, s'il garantit aux plaideurs un droit effectif d'accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs « droits et obligations de caractère civil », laisse à l'État le choix des moyens à employer à cette fin. Toutefois, alors que les États contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation en la matière, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32, et Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 91-93, CEDH 2001-V). Une limitation de l'accès au tribunal ne saurait restreindre l'accès ouvert à un justiciable d'une manière ou à un point tels que son droit d'accès à un tribunal s'en trouve atteint dans sa substance même. Elle ne se concilie avec l'article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 31, série A no 333-B).

32.  La limitation en question peut être de caractère financier (Kreuz c. Pologne, no 28249/95, § 54, CEDH 2001-VI). L'exigence de payer aux juridictions civiles des frais afférents aux demandes dont elles ont à connaître ne saurait passer pour une restriction au droit d'accès à un tribunal incompatible en soi avec l'article 6 § 1 de la Convention. Toutefois, le montant des frais, apprécié à la lumière des circonstances particulières d'une affaire donnée, y compris la solvabilité du requérant et la phase de la procédure à laquelle la restriction en question est imposée, sont des facteurs à prendre en compte pour déterminer si l'intéressé a bénéficié de son droit d'accès et si sa cause a été « (...) entendue par un tribunal » (Kreuz, précité, § 60, Weissman et autres c. Roumanie, no 63945/00, § 37, CEDH 2006-... (extraits), et Iorga c. Roumanie, no 4227/02, 25 janvier 2007, § 39).

33.  En outre, la Cour a affirmé à maintes reprises que l'article 14 de la Convention entre en jeu dès lors que « la matière sur laquelle porte le désavantage (...) compte parmi les modalités d'exercice d'un droit garanti » (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, série A no 19, § 45) ou que les mesures critiquées « se rattachent à l'exercice d'un droit garanti » (Schmidt et Dahlström c. Suède, 6 février 1976, série A no 21, § 39).

34.  En l'espèce, la Cour note que le tribunal de première instance de Bruxelles a rejeté la demande de la requérante visant à obtenir l'assistance judiciaire relative aux frais de procédure qui auraient été occasionnés par l'action en contestation de paternité qu'elle envisageait d'introduire, notamment les frais de mise au rôle, les frais d'une requête en désignation d'un tuteur ad hoc représentant l'enfant mineur, les frais relatifs à une expertise sanguine éventuelle et les frais de signification par huissier de justice. Le tribunal a constaté que la requérante ne séjournait plus régulièrement sur le territoire belge, que son action ne portait pas sur une procédure visant à régulariser le séjour et n'entrait donc pas dans les conditions d'octroi de l'article 668 du code judiciaire.

35.  Cet article accorde le bénéfice de l'assistance judiciaire aux ressortissants d'un Etat ayant conclu une convention internationale avec la Belgique à propos de l'assistance judiciaire, aux ressortissants d'un Etat membre du Conseil de l'Europe, à ceux qui ont de manière régulière leur résidence habituelle en Belgique ou dans un Etat membre de l'Union européenne et à ceux qui demandent l'assistance pour une procédure d'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers. La Cour ne doute pas que ces conditions poursuivent les buts légitimes mentionnés par le Gouvernement.

36.   La cour d'appel, saisie par la requérante, a confirmé la décision de refus, relevant que la différence de traitement découlant de l'article 668 se fondait sur un critère objectif, la résidence régulière sur le territoire belge, et était raisonnable car elle exigeait un point de rattachement concret minimal avec la Belgique, dans le respect de la loi sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers. La requérante devait, d'après le dispositif du jugement, s'acquitter d'un montant de 288,17 EUR correspondant aux frais de mise au rôle de son action et aux frais de signification du jugement, alors qu'elle était indigente.

37.  La Cour relève que les questions en jeu devant les tribunaux internes en l'espèce étaient des questions graves liées au droit de la famille. Les décisions que les tribunaux allaient rendre marqueraient de manière définitive la vie privée et familiale non seulement de la requérante elle-même mais de plusieurs autres personnes. Il devrait donc y avoir des raisons particulièrement impérieuses pour justifier une différence de traitement entre personnes possédant une carte de séjour et personnes n'en possédant pas, telle la requérante (voir, mutatis mutandis, Niedzwiecki c. Allemagne, no 58453/00, 25 octobre 2005). Cette conclusion est en outre renforcée par le fait que l'article 508/13 du code judiciaire ne prévoit pas le critère de la régularité du séjour pour bénéficier de l'aide juridique d'un avocat (aide juridique de seconde ligne – article 508/13 du code judiciaire) dont la requérante a d'ailleurs pu bénéficier.

38.  De plus, la Cour ne perd pas de vue que la carte de séjour de la requérante avait expiré un mois et demi après la naissance de sa fille et qu'elle avait déjà avant l'expiration de sa carte, comme cela ressort de la lettre du 21 juin 2006 au bourgmestre, entrepris des démarches pour être régularisée en vue de la vie familiale qu'elle menait en Belgique, le père de son enfant étant de nationalité belge. Enfin, il y avait urgence pour agir, le délai pour introduire une action en contestation de paternité étant d'un an à compter de la date de la naissance de l'enfant (articles 318 et 322 du code civil).

39.  Au vu de ces éléments, la Cour considère que l'Etat a manqué de satisfaire à son obligation de réglementer le droit d'accès à un tribunal d'une manière conforme aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention, combiné avec l'article 14.

40.  Il y a donc eu violation de ces dispositions."

ARTICLE 14+11

Syndicat national de la police belge C. Belgique du 27 novembre1975 Hudoc 20 requête 4464/70

La Cour constate que la non reconnaissance du syndicat par l'Etat Belge n'est pas une violation de l'article 14+11.

Chassagnou et autres contre France du 29 avril 1999 Hudoc 1054 requêtes 25088/94 28331/95 et 28943/95

Voir sous l'article 14 combiné à l'article P1-1 pour voir toute la jurisprudence sur les ACCA

La loi dite Verdeille oblige les petits propriétaires de parcelles de moins de 20 hectares à se regrouper au sein d'ACCA - Association Communale de Chasse Agréée -

"La Cour estime que le Gouvernement n'a avancé aucune justification objective et raisonnable de cette différence de traitement, qui oblige les petits propriétaires à être membres des ACCA et permet aux grands propriétaires d'échapper à cette affiliation obligatoire, qu'ils exercent leur droit de chasse exclusif sur leur propriété ou qu'ils préfèrent, en raison de leurs convictions, affecter celle-ci à l'instauration d'un refuge ou d'une réserve naturelle.

D'une part, la Cour note que dans la première de ces hypothèses, elle ne s'explique pas que les propriétés de plus de 20 hectares échappent à l'emprise des ACCA; si celles-ci ont pour but, comme allègue le Gouvernement, d'assurer un exercice démocratique de la chasse.

D'autre part, la Cour estime que, dans la seconde hypothèse, la distinction opérée entre petits et grands propriétaires quant à la liberté d'affecter leur fonds à un autre usage que la chasse est dépourvue de toute justification pertinente.

En conclusion, il y a violation de l'article 11 de la Convention combiné avec l'article 14"

LA COUR DE CASSATION FRANCAISE

Cour de Cassation, chambre sociale, arrêt du 24 octobre 2012, pourvoi n° 11-25530 Cassation sans renvoi

Vu les articles 11 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme, ensemble l'article L. 2324-2 du code du travail ;

Attendu, selon le jugement attaqué, que, le 14 juillet 2011, la société Gemalto a saisi le tribunal d'une demande d'annulation de la désignation de M. X..., délégué syndical, en qualité de représentant syndical au comité d'entreprise par l'union départementale des syndicats FO d'Indre-et-Loire, aux motifs que le syndicat n'avait pas deux élus au comité d'entreprise ;

Attendu que, pour rejeter cette demande, le tribunal retient que l'article L. 2324-2 du code du travail est contraire aux dispositions des articles 11 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme ; qu'en effet, selon l'article L. 2323-1 du code du travail, le comité d'entreprise a pour objet d'assurer « une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans des décisions relatives à la gestion et à l'évolution économique et financière de l'entreprise à l'organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de productions. Il formule, à son initiative et examine à la demande de l'employeur, toute proposition de nature à améliorer les conditions de travail, d'emploi et de formation professionnelle des salariés, leurs conditions de vie dans l'entreprise ainsi que les conditions dans lesquelles ils bénéficient des garanties collectives complémentaires mentionnées à l'article L. 911-2 du code de la sécurité sociale » ; que le comité d'entreprise est informé et consulté sur « l'organisation, la gestion, et la marche générale de l'entreprise et, notamment, sur les mesures de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs, la durée du travail, les conditions d'emploi, de travail et de formation professionnelle » en application de l'article L. 2323-6 du code du travail ; que la loi du 20 août 2008 a posé comme objectif à travers son titre le développement de la démocratie sociale dans l'entreprise notamment en redéfinissant la notion de représentativité, moyen de favoriser la négociation ; que la négociation est devenue un instrument essentiel d'adaptation des règles du travail à la diversité des situations locale ; que si le Conseil constitutionnel a jugé que l'exercice de certaines prérogatives syndicales pouvaient être soumises par la loi à une condition de représentativité sans méconnaître le principe de liberté syndicale, dès cette représentativité reconnue, les différents syndicats représentatifs doivent être égaux entre eux dans les prérogatives reconnues ;

Qu'en statuant ainsi, alors que les articles 11 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales laissent les Etats libres d'organiser leur système de manière à reconnaître, le cas échéant, un statut spécial à certains syndicats en fonction de la nature des prérogatives qui leur sont reconnues et qu'il en résulte que le choix du législateur de réserver aux seules organisations syndicales ayant des élus la possibilité de désigner un représentant syndical au comité d'entreprise ne méconnaît pas les articles susvisés de la Convention, le tribunal a violé les textes susvisés

Cour de Cassation, chambre sociale, arrêt du 24 octobre 2012, pourvoi n° 11-18885 Cassation sans renvoi

Vu les articles 11 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et L. 2324-2 du code du travail

Attendu, selon le jugement attaqué, que lors des élections des membres du comité d'entreprise qui se sont déroulées au sein de la société TDA armements en janvier 2011, le syndicat CGT de la société TDA armements, a obtenu 23,19% des suffrages tous collèges confondus, et un seul élu au comité d'entreprise ; qu'il a désigné le 19 janvier 2011 Mme X... en qualité de représentant syndical au comité d'entreprise ; que l'employeur a saisi le tribunal d'instance en annulation de la désignation

Attendu que pour dire valide la désignation par le syndicat CGT d'un représentant syndical au comité d'entreprise et écarter l'application de l'article L. 2324-2 du code du travail en ce qu'il impose aux syndicats représentatifs de disposer de deux élus pour désigner un représentant syndical au comité d'entreprise, le tribunal d'instance relève que l'application du texte de l'article L. 2324-2 du code du travail instaure une inégalité de traitement des syndicats représentatifs au sein des entreprises de plus de trois cents salariés dans le cadre de la négociation collective, et qu'en fixant un critère de légitimité différent de ceux relatifs à la représentativité des syndicats au sein de l'entreprise, la loi instaure une discordance entre les règles de représentativité permettant de participer à la négociation collective et la règle de représentativité conditionnant la faculté des syndicats de désigner un représentant au comité d'entreprise, ce qui a pour effet de désavantager de manière déraisonnable dans le déroulement de la négociation collective les syndicats représentatifs qui ne disposeraient pas d'élus suffisants

Qu'en statuant ainsi, alors que les articles 11 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales laissent les Etats libres d'organiser leur système de manière à reconnaître, le cas échéant, un statut spécial à certains syndicats en fonction de la nature des prérogatives qui leur sont reconnues et qu'il en résulte que le choix du législateur de réserver aux seules organisations syndicales ayant des élus, la possibilité de désigner un représentant syndical au comité d'entreprise ne méconnaît pas les exigences des articles susvisés de la Convention, le tribunal a violé les textes susvisés

ARTICLE 14 COMBINE AVEC L'ARTICLE 8

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- LA DISCRIMINATION DES DETENUS AVANT JUGEMENT DANS LE DROIT DE VISITE

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DISCRIMINATION DES DETENUS AVANT JUGEMENT

Chaldayev c. Russie du 28 mai 2019 requête n° 33172/16

Violation de l'article 14 combiné à l'article 8 : Les diverses restrictions de visites imposées au requérant placé en détention provisoire ont violé la Convention

La Cour rappelle que, en matière de droits de visite, l’Etat ne peut avoir toute latitude pour introduire des restrictions générales sans prévoir une dose de flexibilité pour déterminer si les limitations apportées sont opportunes ou réellement nécessaires. Or, les restrictions aux visites accordées à M. Chaldayev ont été appliquées automatiquement.

La Cour constate également que les restrictions aux droits des prévenus en matière de visites sont applicables de manière générale, indépendamment des raisons du placement des intéressés en détention provisoire, du stade de la procédure pénale et des considérations liées à la sécurité. Il n’y a pour la Cour aucune justification objective et raisonnable de soumettre les personnes placées en détention provisoire au même type de restrictions que les détenus condamnés à une réclusion à vie.

Les prévenus dont la condamnation n’est pas définitive doivent bénéficier d’une présomption d’innocence. La Cour conclut que toutes les restrictions au droit de visite des détenus doivent être justifiées, dans chaque cas particulier, par des motifs liés au maintien de l’ordre, à la sécurité, à la sûreté ou par la nécessité de protéger les intérêts légitimes d’une enquête.

LES FAITS

Le 24 janvier 2013, M. Chaldayev, soupçonné d’avoir participé à un vol à main armée, fut mis en examen. Le 18 mai 2015, il fut condamné à 13 ans d’emprisonnement. M. Chaldayev interjeta appel. Le 1 er juin 2015, les parents de M. Chaldayev demandèrent l’autorisation de rendre visite à leur fils. Le juge du tribunal rejeta la demande au motif que les intéressés avaient déjà bénéficié d’une visite peu avant. Les parents se plaignirent de cette décision devant le président du tribunal, mais leur plainte fut rejetée.

Le 10 août 2015, M. Chaldayev demanda l’autorisation de bénéficier d’une visite de ses parents. Sa demande fut rejetée sans motivation. Le 5 octobre 2015, les parents adressèrent à la Cour suprême de la république de Mordovie deux demandes d’autorisation de rendre visite à leur fils, l’une, tendant au bénéfice d’une visite courte, l’autre, d’une visite longue. La Cour suprême rejeta leurs demandes au motif, notamment, que seule une personne dont la condamnation pénale était devenue définitive et qui était placée dans un établissement pénitentiaire afin de purger sa peine pouvait bénéficier d’une visite familiale longue. Entretemps, le 11 octobre 2015, M. Chaldayev avait adressé au procureur de la république de Mordovie une plainte dans laquelle il dénonçait le nombre et les modalités des visites courtes qu’il avait reçues jusque-là. Celles-ci se déroulaient dans une salle dotée d’une paroi de séparation qui aurait empêché tout contact physique avec les visiteurs et il n’avait pu avoir de conversations avec ses parents qu’au moyen d’un dispositif téléphonique mis sur écoute par les agents pénitentiaires. Le 29 octobre 2015, la condamnation de M. Chaldayev devint définitive et le 27 novembre 2015, ce dernier fut transféré dans une colonie pénitentiaire pour purger sa peine d’emprisonnement.

ARTICLE 8

1.  Sur la recevabilité

45.  La Cour note d’emblée que, dans son formulaire de requête soumis le 3 février 2016, ainsi que dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire soumises le 8 novembre 2017, le requérant n’a dénoncé que les restrictions imposées à son droit de visite pendant sa détention au sein de la maison d’arrêt no IZ‑13/l. Ni le Gouvernement ni le requérant ne se sont prononcés sur la possibilité de l’intéressé de recevoir des visites pendant sa détention au sein de la maison d’arrêt no IZ‑13/2 et de l’hôpital pénitentiaire no LPU‑21 (paragraphe 8 ci‑dessus). Compte tenu des allégations factuelles ainsi formulées par le requérant et eu égard aux principes en matière de délimitation de l’objet d’une affaire qui lui est « soumise » (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 101‑127, 20 mars 2018), la Cour estime que la portée du grief tiré de l’article 8 de la Convention ne concerne que les restrictions imposées au droit de visite du requérant lors de sa détention au sein de la maison d’arrêt no IZ‑13/l.

46.  Bien que le Gouvernement n’ait pas argué d’une inobservation par le requérant de la règle des six mois, la Cour rappelle que rien ne l’empêche d’examiner proprio motu cette question, qui touche à sa compétence (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 85, CEDH 2014 (extraits)).

47.  La Cour rappelle que, en règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. Toutefois, lorsqu’il est clair d’emblée que le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (Svinarenko et Slyadnev, précité, § 86).

48.  En l’espèce, elle note que le requérant se plaint tant des rejets de demandes de visites familiales qui avaient été opposés à ses parents les 3 juin, 29 juillet et 6  octobre 2015 et à lui‑même le 12 août 2015 que des modalités dans lesquelles se sont déroulées les visites des 19 février et 24 mars 2014 et des 2 juin et 3 novembre 2015.

49.  S’agissant tout d’abord des refus d’accorder des visites opposés au requérant et à ses parents, la Cour estime qu’il s’agissait d’actes instantanés. Elle note que la demande du 1er juin 2015 a été rejetée par une lettre du juge P. du 3 juin 2015 et que les parents du requérant ont pris connaissance de son contenu le 8 juin 2015 (paragraphe 11 ci‑dessus). Estimant que les parents du requérant ont agi dans l’intérêt de leur fils, elle considère donc que c’est le 8 juin 2015 que les intéressés ont pris connaissance de la mesure dont le requérant s’est plaint par la suite devant elle.

50.  La Cour note que, selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle russe, tout refus d’une visite peut faire l’objet d’une contestation devant le procureur ou d’un recours judiciaire devant un tribunal (paragraphe 28 ci‑dessus). Elle constate que ni le requérant ni ses parents n’ont saisi le procureur et qu’ils n’ont pas introduit de recours judiciaire pour contester la lettre du juge P. du 3 juin 2015. Toutefois, puisque le Gouvernement n’a pas excipé du non‑épuisement des voies de recours internes, elle estime qu’elle n’a pas à se prononcer sur cette question. Quant à la plainte introduite par les parents de l’intéressé auprès du président du tribunal (paragraphe 12 ci‑dessus), la Cour considère qu’elle ne peut pas être assimilée à un recours judiciaire. Rien n’indique qu’en adressant ladite plainte, les intéressés pouvaient raisonnablement s’attendre à ce qu’elle entraîne un examen effectif de leurs doléances. En effet, dans son formulaire de requête du 3 février 2016, le requérant indiquait que les restrictions apportées à son droit de visite en prison découlaient de l’état du droit russe et notamment de la loi n103-FZ, et qu’il n’existait donc pas de voies de recours effectives pour contester les restrictions précitées.

51.  Il s’ensuit que, en ce qui concerne le rejet de la demande de visite du 1er juin 2015, le délai de six mois au sens de l’article 35 § 1 de la Convention a commencé à courir le 8 juin 2015, date à laquelle les parents du requérant ont pris connaissance de la lettre du juge P. portant rejet de ladite demande, et a pris fin le 8 décembre 2015. La requête ayant été introduite le 3 février 2016, la Cour considère que la partie du grief concernant le rejet de la demande de visite du 1er juin 2015 est tardive et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

52.  S’agissant de la demande de visite du 27 juillet 2015 adressée par les parents du requérant au président du tribunal, la Cour note qu’elle a été rejetée par une lettre du 29 juillet 2015, cette dernière étant réceptionnée par les intéressés le 4 août 2015 (paragraphe 12 ci‑dessus). Constatant que le requérant a introduit sa requête dans le délai de six mois suivant la réception de ladite lettre, la Cour estime par conséquent qu’elle est compétente pour examiner la partie du grief concernant le rejet de la demande de visite du 27 juillet 2015.

53.  En ce qui concerne les lettres des 12 août et 6 octobre 2015 portant rejet des demandes de visite du requérant et de ses parents respectivement, la Cour estime qu’il ne lui est pas nécessaire d’établir les dates auxquelles les intéressés en ont eu connaissance puisque, en tout état de cause, la présente requête a été introduite dans les six mois suivant la date de l’établissement desdites lettres.

54.  S’agissant ensuite de la partie du grief concernant les modalités des visites ayant eu lieu les 19 février et 24 mars 2014 ainsi que les 2 juin et 3 novembre 2015, la Cour observe que, comme il ressort des observations du Gouvernement, les mesures litigieuses, notamment la séparation des visiteurs par une paroi et l’utilisation d’un dispositif de communication pour leurs conversations, s’appliquaient automatiquement à chaque suspect ou accusé en détention provisoire conformément à la législation en vigueur (paragraphe 42 ci‑dessus).

55.  À cet égard, la Cour rappelle que, lorsque sont en cause des dispositions légales qui n’ont pas donné lieu à des décisions individuelles visant les requérants mais sont génératrices d’une situation continue, contre laquelle il n’existe pas de recours internes, le problème du délai de six mois de l’article 35 § 1 de la Convention ne peut surgir qu’après la disparition de cette situation ; dans cette hypothèse, tout se passe comme si la violation alléguée se répétait chaque jour, empêchant le délai de courir (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 83, CEDH 2011 (extraits)). Par ailleurs, la Cour a appliqué le principe d’une « situation continue » dans des affaires concernant les conditions de transfert d’un requérant entre son centre de détention et le tribunal (Fetisov et autres c. Russie, nos 43710/07, 6023/08, 11248/08, 27668/08, 31242/08 et 52133/08, § 75, 17 janvier 2012) ou bien l’enfermement de requérants dans une cage de métal à l’intérieur du prétoire chaque fois qu’ils étaient conduits de leur centre de détention au tribunal pour y suivre leur procès (Svinarenko et Slyadnev, précité, § 86). Elle a jugé notamment que, en cas de répétition des mêmes faits, l’absence de variations notables dans les conditions de détention litigieuses d’une fois à l’autre avait fait naître une « situation continue » propre à faire passer toute la période dénoncée sous sa compétence (ibidem).

56.  En l’espèce, la Cour note que le Gouvernement n’a pas allégué qu’il existe un recours effectif contre les dispositions du droit interne qui prévoient l’utilisation de parois et de dispositifs de communication dans les parloirs. Elle ne relève pas non plus de variations notables dans les conditions de visite dont le requérant a bénéficié durant la période de sa détention au sein de la maison d’arrêt du 29 mars 2013 au 27 novembre 2015. Elle considère donc que la situation dénoncée par le requérant était continue et que le délai de six mois a commencé à courir à partir de la fin de celle-ci, c’est‑à‑dire à partir du 27 novembre 2015, date à laquelle l’intéressé a été transféré dans une colonie pénitentiaire pour purger sa peine d’emprisonnement (paragraphe 20 ci‑dessus). La requête ayant été introduite dans les six mois après cette date, la période dénoncée entre donc dans le champ de l’examen de la Cour.

57.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’elle est compétente pour examiner le grief tiré de l’article 8 de la Convention dans ses parties concernant les rejets des demandes de visite opposés au requérant et à ses parents les 29 juillet, 12 août et 6 octobre 2015 ainsi que concernant les modalités des visites ayant eu lieu les 19 février et 24 mars 2014 et les 2 juin et 3 novembre 2015.

58.  Constatant que le grief ainsi retenu n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2.  Sur le fond

59.  La Cour rappelle que les restrictions apportées à la fréquence, à la durée et aux diverses modalités des visites familiales constituent une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale (Messina c. Italie (no 2), no 25498/94, §§ 61‑62, CEDH 2000-X, Moïsseïev c. Russie, no 62936/00, § 247, 9 octobre 2008, Bogusław Krawczak c. Pologne, no 24205/06, § 112, 31 mai 2011, et Andrey Smirnov c. Russie, no 43149/10, § 38, 13 février 2018).

60.  Elle rappelle avoir déjà conclu dans de nombreuses affaires à la violation de l’article 8 de la Convention en raison de refus d’accorder une visite familiale opposé par les autorités russes aux personnes placées en détention provisoire (Moïsseïev, précité, §§ 248‑251, Vlassov c. Russie, n78146/01, §§ 123‑127, 12 juin 2008, Tereshchenko c. Russie, no 33761/05, §§ 119‑137, 5 juin 2014, Andrey Smirnov, précité, §§ 39‑43) ainsi qu’en raison de la séparation de visiteurs par une paroi (Moïsseïev, précité, §§ 257‑259, et Andrey Smirnov, précité, §§ 51‑56). Elle a notamment considéré que l’article 18 de la loi no 103‑FZ (paragraphe 24 ci‑dessus) ne remplissait pas les critères de « qualité » et de « prévisibilité » puisqu’il conférait aux autorités internes un pouvoir discrétionnaire illimité en matière de visites en prison et ne définissait pas les circonstances dans lesquelles celles-ci pouvaient être refusées (Andrey Smirnov, précité, § 42, et les affaires auxquelles il renvoie). La Cour a en outre jugé que la séparation de visiteurs par une paroi empêchant tout contact physique était injustifiée en l’absence d’éléments concrets démontrant la dangerosité du détenu ou l’existence d’un risque de sécurité ou de collusion (ibidem, § 55).

61.  Eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

62.  En effet, il n’est pas contesté entre les parties que, les 29 juillet, 12 août et 6 octobre 2015, les juridictions chargées du dossier pénal du requérant ont rejeté les demandes de visite introduites par l’intéressé et par ses parents (paragraphes 12, 14 et 17 ci‑dessus). La Cour constate que les décisions litigieuses, adoptées sous forme de lettres, ne contenaient aucun motif quant au rejet desdites demandes. Les autorités internes se sont simplement référées à l’article 18 § 3 de la loi no 103‑FZ sans démontrer en quoi consistait la nécessité d’empêcher le contact entre le requérant et ses parents. L’administration de la maison d’arrêt a adopté la même approche en réponse à la plainte du requérant transmise par le procureur (paragraphe 19 ci‑dessus).

63.  En ce qui concerne les modalités des visites autorisées, la Cour note que le Gouvernement n’a pas contesté que, lors desdites visites, l’intéressé et ses parents étaient séparés par une paroi vitrée et ont communiqué par le biais d’un dispositif téléphonique sous la surveillance d’un gardien. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur la question de savoir si les conversations échangées par les intéressés à l’aide ce dispositif ont été écoutées. Cependant, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer séparément sur cet aspect du grief car, en tout état de cause, l’intimité des conversations ne pouvait être respectée à cause de la présence d’un gardien.

64.  La Cour relève que les restrictions apportées aux visites obtenues par le requérant étaient basées sur le paragraphe 143 du règlement intérieur des maisons d’arrêt et appliquées automatiquement à tout détenu (paragraphe 27 ci‑dessus). À cet égard, elle rappelle que, en matière de droits de visite, l’État ne peut avoir toute latitude pour introduire des restrictions générales sans prévoir une dose de flexibilité permettant de déterminer si les limitations apportées dans chaque cas particulier sont opportunes ou réellement nécessaires (Khoroshenko, précité, §§ 123 et 126). Cependant, elle constate qu’il n’y a eu, en l’espèce, aucun examen préalable de la question de savoir si la nature de l’infraction ou les éléments caractérisant la situation du requérant ou les impératifs de sécurité en vigueur au sein de l’établissement justifiaient la séparation physique entre l’intéressé et ses proches et la présence proche d’un gardien lors des visites de ceux‑ci tout au long de la détention du requérant.

65.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

ARTICLE 14 COMBINE A L'ARTICLE 8

69.  La Cour examinera cet aspect de l’affaire à la lumière des principes applicables en matière d’interdiction de la discrimination réitérés dans son arrêt Fábián c. Hongrie ([GC], no 78117/13, §§ 112‑117, 5 septembre 2017).

1.  Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention aux faits de l’espèce

70.  La Cour observe que le requérant se plaint de l’effet prétendument discriminatoire produit par les dispositions du droit interne relatives au droit de visite des détenus, notamment l’article 18 de la loi no 103-FZ (paragraphe 24 ci‑dessus) et l’article 89 du CESP (paragraphe 31 ci‑dessus). Elle note que, comme il a été rappelé aux paragraphes 60 et 64 ci‑dessus, les personnes privées de leur liberté ne perdent pas leur droit au respect de leur vie familiale, de sorte que toute restriction à ce droit doit être justifiée dans chaque cas (Khoroshenko, précité, § 117). Les restrictions apportées à la fréquence, à la durée et aux diverses modalités des visites en prison ont eu une incidence sur le droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale, protégé par l’article 8 de la Convention. La Cour admet donc que les faits de l’espèce tombent « sous l’empire » de l’article 8 de la Convention, aux fins de l’applicabilité de l’article 14 (voir, dans le même sens, Laduna c. Slovaquie, no 31827/02, § 54, CEDH 2011, Varnas c. Lituanie, no 42615/06, § 111, 9 juillet 2013, Costel Gaciu c. Roumanie, no 39633/10, § 51, 23 juin 2015, et Alexandru Enache c. Roumanie, no 16986/12, §§ 54‑58, 3 octobre 2017).

2.  Sur le point de savoir si le requérant se trouvait dans une « autre situation »

71.  La Cour a établi dans sa jurisprudence que seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable, ou « situation », sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14. L’expression « toute autre situation » a généralement reçu une interprétation large ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 61, 24 janvier 2017).

72.  Elle rappelle que la détention provisoire d’une personne peut être considérée comme plaçant l’intéressé dans une situation juridique distincte qui, même si elle peut être imposée contre le gré de l’intéressé et si elle est généralement temporaire, est indissociable de la situation personnelle et de l’existence de l’individu (Costel Gaciu, précité, § 52, Laduna, précité, § 55). En l’espèce, elle note que le requérant était placé en détention provisoire jusqu’à la confirmation de sa condamnation par l’instance d’appel, c’est‑à‑dire jusqu’au 29 octobre 2015 (paragraphe 20 ci‑dessus). Étant donné que les restrictions au droit de visite du requérant étaient liées à son statut de prévenu placé dans une maison d’arrêt, elle considère que la détention provisoire de l’intéressé relève de la notion d’« autre situation » au sens de l’article 14 de la Convention.

3.  Sur le point de savoir si la situation du requérant était comparable à celle d’un détenu condamné

73.  Les griefs du requérant qui font l’objet de l’examen de la Cour se rapportent aux dispositions juridiques régissant les droits en matière de visite. Le requérant, en tant que personne détenue dans une maison d’arrêt et dont la condamnation n’était pas définitive, pouvait bénéficier de visites courtes d’une durée maximale de trois heures et ne pouvait pas bénéficier de visites longues, conformément à l’article 18 § 3 de la loi no 103-FZ, alors qu’un détenu condamné purgeant sa peine d’emprisonnement dans un établissement pénitentiaire avait droit à une visite courte de quatre heures au maximum et à une visite longue de trois jours au maximum, conformément à l’article 89 du CESP (paragraphes 24 et 31 et ci‑dessus).

74.  Il s’agit donc de groupes de personnes privées de leur liberté à différents stades d’une procédure pénale : d’un côté, celles dont la condamnation n’est pas définitive et, de l’autre, celles dont la condamnation a acquis force de chose jugée. Cependant, la Cour estime que le fait que la situation du requérant, qui faisait partie du premier groupe, n’est pas totalement analogue à celle d’un détenu condamné, relevant du second, et que l’existence entre les divers groupes de différences fondées sur le but de la privation de liberté n’exclut pas l’application de l’article 14 de la Convention (Laduna, précité, §§ 56‑58, Varnas, précité, §§ 111‑114, et Costel Gaciu, précité, §§ 53‑55 ; comparer également avec Clift c. Royaume‑Uni, n7205/07, §§ 66‑68, 13 juillet 2010). En d’autres termes, si les détenus placés en détention provisoire ne se trouvent pas dans une situation identique à celle de détenus condamnés à une peine d’emprisonnement en ce qui concerne les buts respectifs de leur détention, leurs situations peuvent néanmoins être comparables en ce qui concerne leur droit au respect de leur vie privée et familiale. Dans ce contexte, la Cour tient compte des règles pénitentiaires européennes dont le champ d’application, conformément à la règle 10.1, inclut tous les détenus, c’est‑à‑dire autant les personnes placées en détention provisoire par une autorité judiciaire que celles privées de liberté à la suite d’une condamnation (paragraphe 36 ci‑dessus).

75.  En effet, en tant que personnes privées de leur liberté, tant les détenus dont la condamnation n’est pas définitive que ceux dont la condamnation a acquis force de chose jugée continuent de bénéficier de leur droit au respect de leur vie privée et familiale. Les dispositions de la loi no 103‑FZ et du CESP, mises en cause par le requérant, délimitent ainsi l’étendue des restrictions à la vie privée et familiale inhérentes à la privation de liberté. La Cour estime donc que le requérant se trouvait dans une situation comparable à celle d’un détenu condamné.

4.  Sur la question de savoir si la différence de traitement était justifiée

76.  Une différence de traitement est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Fábián, précité, §§ 114‑115). La Cour a admis qu’une vaste marge d’appréciation s’applique, en principe, aux questions concernant les détenus et la politique pénale (Clift, précité, § 73).

77.  En l’espèce, la Cour constate que, conformément à l’article 18 § 3 de la loi no 103‑FZ (paragraphe 24 ci‑dessus), la durée des visites accordées aux détenus placés dans des maisons d’arrêt, y compris à ceux dont la condamnation n’est pas définitive, est d’une heure plus courte (trois heures) que celle que l’article 89 § 1 du CESP (paragraphe 31 ci‑dessus) réserve aux détenus condamnés (quatre heures). De même, la loi no 103‑FZ ne prévoit pas de possibilité pour les personnes détenues dans des maisons d’arrêt de bénéficier d’une visite longue alors que le CESP, par la combinaison de ses articles 89 et 120‑131, prévoit le droit des détenus condamnés de recevoir au moins deux visites longues par an (paragraphes 33‑34 ci‑dessus). Lesdites restrictions aux droits des prévenus en matière de visites sont applicables de manière générale, indépendamment des raisons du placement des intéressés en détention provisoire, du stade de la procédure pénale dirigée à leur encontre et des considérations liées à la sécurité.

78.  En l’absence d’arguments pertinents formulés par le Gouvernement, la Cour ne voit aucune justification objective à une telle différence de traitement en ce qui concerne tant la durée de visites courtes que l’accès au bénéfice de visites longues (voir, dans le même sens, Laduna, précité, §§ 59‑73, Varnas, précité, §§ 115‑123, et Costel Gaciu, précité, §§ 56‑63).

79.  S’agissant de l’impossibilité pour le requérant d’obtenir une visite longue de ses parents, la Cour estime que le régime de détention de l’intéressé en tant que détenu placé dans une maison d’arrêt équivalait, dans une large mesure, à celui de détenus condamnés à la réclusion à perpétuité et soumis au régime strict au sein d’une colonie pénitentiaire à régime spécial, c’est‑à‑dire des personnes condamnées pour des actes extrêmement répréhensibles et dangereux, dont la détention avait essentiellement pour but leur isolation (Khoroshenko, précité, §§ 131 et 144). Or, bien que cette catégorie de détenus condamnés ne puisse, tout comme le requérant, bénéficier d’une visite longue, la Cour estime que cette similitude de situations ne fait que démontrer, à plus forte raison, l’absence de justification objective et raisonnable pour soumettre le requérant au même type de restrictions que les détenus condamnés à une réclusion à vie. Si l’on ne saurait exclure, en principe, l’établissement d’une corrélation, au moins dans une certaine mesure, entre la gravité d’une peine et un certain type de régime pénitentiaire, la Cour n’en décèle aucune dans le cas des prévenus dont la condamnation, comme dans le cas du requérant, n’était pas définitive, et qui doivent bénéficier du principe de la présomption d’innocence.

80.  Dans ce contexte, la Cour tient compte du point de vue exprimé par le CPT dans le paragraphe 90 de son rapport du 17 décembre 2013 sur sa visite en Russie, selon lequel le régime de détention des prévenus dans des maisons d’arrêt, y compris ceux dont la condamnation n’était pas définitive, en ce qui concernait notamment leur droit de recevoir des visites, était basé sur un concept erroné d’« isolation », et qu’il devait faire l’objet d’une « révision en profondeur » (paragraphe 37 ci‑dessus).

81.  La Cour ne décèle pas non plus de justification à la limite de trois heures imposée pour la durée des visites courtes, qui semble découler du concept d’« isolation » mis en cause par le CPT. En effet, elle constate que l’attribution à une personne du statut de suspect ou d’accusé et la détention de celle‑ci dans une maison d’arrêt conformément à la loi no 103‑FZ entraîne, de manière automatique, la limitation à trois heures du temps de visites courtes dont ladite personne peut bénéficier. Par ailleurs, les détenus condamnés, qui sont transférés dans une maison d’arrêt conformément à l’article 77‑1 du CESP, perdent automatiquement le droit de bénéficier d’une visite longue et ceux parmi ces derniers qui sont transférés en tant que suspects ou accusés pour les besoins d’une enquête pénale se voient – à nouveau automatiquement – réduire la durée de leurs visites courtes de quatre à trois heures (paragraphes 32 ci‑dessus). Or la Cour vient de rappeler que toutes les restrictions au droit de visite des détenus doivent être justifiées dans chaque cas particulier par des motifs liés notamment au maintien de l’ordre, de la sécurité et de la sûreté ou par la nécessité de protéger les intérêts légitimes d’une enquête (paragraphes 60 et 64 ci‑dessus).

82.  À cet égard, la Cour ne peut pas ignorer les instruments internationaux pertinents et notamment les règles pénitentiaires européennes. Ainsi, elle rappelle que la règle no 99 dispose que, à moins qu’une autorité judiciaire n’ait, dans un cas individuel, prononcé une interdiction spécifique pour une période donnée, les prévenus doivent pouvoir recevoir des visites et être autorisés à communiquer avec leur famille et d’autres personnes dans les mêmes conditions que les détenus condamnés. En outre, ils doivent pouvoir recevoir des visites supplémentaires et aussi accéder plus facilement aux autres formes de communication (paragraphe 36 ci-dessus).

83.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

DISCRIMINATION DES ENFANTS NATURELS

NEGREA ET AUTRES c. ROUMANIE du 24 juillet 2018 requête n° 53183/07

Allocations familiales : pas de discrimination à l’encontre de l’ethnie rom mais une durée excessive de procédure

Pas de violation de l'article 14 combiné à l'article 8 et 1 du Protocole 1 : les six requérantes n'ont pas naître une présomption de la discrimination indirecte liée à leur statut de room et à l'application de la curieuse loi roumaine. En l'espèce, il s'agit d'un refus de donner une allocation familiale pour leur enfant né en dehors des liens du mariage. La dureté de la loi exige le mariage pour prétendre aux allocations familiales. Les six requérantes allèguent que la commune applique la loi strictement contre elles, pour cause de leur origine ethnique.

Violation de l'article 6-1 et 13 de la Convention, pour délai non raisonnable de la procédure d'accusation pénale contre le maire de la commune et non accès à une procédure effective devant un tribunal.  Les requérantes avaient poursuivi le maire sur le fondement d'abus de pouvoir, pour la discrimination qu'elles auraient subie.

Pouvons nous remarquer que les enfants qui auraient subi cette discrimination entre 2001 et 2003, sont bientôt majeurs ? Après épuisement des voies de recours, la CEDH a mis onze ans pour rendre sa décision.

LES FAITS

9. Les cinq premières requérantes présentèrent oralement des demandes à la mairie de Frata (« la mairie ») pour bénéficier, parmi d’autres, de l’allocation accordée à la mère pour un nouveau-né et de l’allocation pour enfant. À leurs dires, la secrétaire de la mairie, S.L., considérant que les dossiers des intéressées étaient incomplets, refusa d’enregistrer leurs demandes. Elle estima que les cinq premières requérantes n’avaient pas prouvé être mariées avec le père de leur enfant ni, le cas échéant, avoir engagé une action contre le père aux fins de condamnation de celui-ci au versement d’une pension alimentaire. Ces conditions imposées par S.L. n’étaient pas prévues par les dispositions légales en vigueur régissant l’attribution des allocations sollicitées (paragraphe 44 ci-dessous).

10. Par la suite, trois des cinq premières requérantes se marièrent et les deux autres engagèrent des actions civiles contre leur partenaire. Après avoir obtenu des preuves de ces actes, les cinq premières requérantes s’adressèrent à nouveau à la mairie pour se voir accorder l’allocation pour nouveau-né et l’allocation pour enfant. S.L. refusa d’enregistrer les demandes ainsi formulées quant à l’allocation pour nouveau-né, au motif qu’elles étaient tardives, le délai prévu par la loi étant selon elle déjà dépassé (paragraphe 6 ci-dessus). En revanche, S.L. enregistra leurs demandes concernant l’allocation pour enfant, allocation qui fut versée rétroactivement aux intéressées.

b) La situation de la sixième requérante

11. La sixième requérante demanda oralement à la mairie l’octroi de l’allocation pour nouveau-né. S.L. refusa d’enregistrer sa demande au motif que la loi no 416/2001 ne lui était pas applicable, son enfant étant né avant l’entrée en vigueur de ladite loi.

ARTICLE 6-1 POUR DÉLAI NON RAISONNABLE DE LA PROCÉDURE PÉNALE

a) La période à prendre en considération

63. Il ressort de la jurisprudence bien établie de la Cour que l’article 6 § 1 de la Convention s’applique aux procédures relatives aux plaintes avec constitution de partie civile dès l’acte de constitution de partie civile, à moins que la victime ait renoncé de manière non équivoque à l’exercice de son droit à réparation (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 66, CEDH 2004‑I, et Gorou c. Grèce (no 2) [GC], no 12686/03, § 25, 20 mars 2009).

64. En l’occurrence, les requérantes s’étaient constituées parties civiles pour obtenir le paiement de sommes correspondant à des allocations dans une procédure pénale relative à des accusations d’abus de fonction. Dès lors, leur demande revêtait un caractère patrimonial pour les intéressées. Partant, l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer.

65. La Cour note que, pour toutes les requérantes, la procédure a débuté le 16 juillet 2003, date de la constitution de partie civile (paragraphe 16 ci‑dessus). Elle constate ensuite que cette procédure a été clôturée par la décision du 14 avril 2011 communiquée aux intéressées par lettre recommandée avec accusé de réception (paragraphe 23 ci-dessus). Rappelant que seules les périodes pendant lesquelles l’affaire a été effectivement pendante devant les instances internes seront prises en compte (voir, mutatis mutandis, Cerăceanu c. Roumanie (no 1), no 31250/02, § 47, 4 mars 2008), la Cour estime que, en l’espèce, la procédure a pris fin au moment où les poursuites ont cessé, le 14 avril 2011, la décision ainsi prise ayant été régulièrement transmise aux requérantes.

66. S’agissant de la sixième requérante, la Cour note que celle-ci a déclaré le 21 octobre 2003 ne plus souhaiter maintenir sa plainte (paragraphe 17 ci-dessus) et que, le 10 mars 2004, en présence de son avocat, elle a réitéré sa plainte pénale avec constitution de partie civile (paragraphe 18 ci‑dessus). Étant donné que la sixième requérante ne savait ni lire ni écrire (paragraphe 17 et 18 ci-dessus) et qu’il ne ressort pas de sa déclaration que, le 21 octobre 2003, elle était accompagnée d’un conseil, la Cour estime qu’il ne peut être établi sans équivoque que l’intéressée a entendu renoncer à l’exercice de son action civile. Dès lors, la période du 21 octobre 2003 au 10 mars 2004 sera prise en compte dans le calcul de la durée de la procédure également pour cette requérante.

67. La Cour constate donc que la procédure a duré, pour toutes les requérantes, du 16 juillet 2003 au 14 avril 2011, à savoir sept ans et neuf mois environ pour deux degrés de juridiction.

b) Sur le caractère raisonnable de la durée de la procédure

68. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et à l’aide des critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes et l’enjeu du litige pour les intéressées (Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 128, CEDH 2006‑VII).

69. En l’occurrence, la Cour estime que ni la complexité de l’affaire ni le comportement des requérantes n’expliquent la durée de la procédure. En ce qui concerne le comportement des autorités internes, elle note que l’affaire a été renvoyée à plusieurs reprises devant le parquet pour continuer les poursuites, soit en raison des erreurs de celui-ci (paragraphes 20 et 21 ci‑dessus), soit parce que l’enquête n’avait pas été complète (paragraphe 21 ci-dessus).

70. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis et compte tenu de sa jurisprudence en la matière (voir, par exemple, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 147, CEDH 2016 (extraits), Vlad et autres, précité, § 140, et Georgescu c. Roumanie, no 25230/03, § 95, 13 mai 2008), la Cour estime que la durée de la procédure litigieuse ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention

ARTICLE 14 AVEC ARTICLE 8 ET ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

76. La Cour renvoie aux principes en matière d’applicabilité de l’article 14 de la Convention rappelés dans l’affaire Biao c. Danemark ([GC], no 38590/10, § 88, CEDH 2016 et les références y citées) et à ceux déjà établis par sa jurisprudence en matière de discrimination indirecte (Di Trizio c. Suisse, no 7186/09, §§ 80, 81 et 83, 2 février 2016, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 175 à 181, CEDH 2007‑IV). En ce qui concerne la charge de la preuve en cas d’allégation d’une discrimination indirecte, la Cour renvoie aux constats faits dans les affaires D.H. et autres (précitée, §§ 178, 188, 189 et 195), Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005‑VII) et Hoogendijk c. Pays-Bas ((déc.), no 58641/00, 6 janvier 2005).

77. En l’espèce, concernant les obligations qui auraient été imposées aux requérantes de se marier ou d’engager des actions contre les pères de leurs enfants, la Cour remarque, à titre liminaire que, pour ce qui est de la sixième requérante, il ne ressort pas du dossier que l’une de ces conditions lui ait été imposée (paragraphe 11 ci-dessus). Il s’ensuit que pour ce qui est de la sixième requérante, cette partie du grief est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

78. Pour ce qui est des cinq autres requérantes, la Cour estime qu’il n’est pas établi que les conditions qu’elles dénoncent leur aient été effectivement imposées. En effet, comme cela a d’ailleurs été relevé par les juridictions internes, seules des preuves indirectes ont été présentées à l’appui de leurs affirmations (paragraphe 38 ci-dessus), et le contenu de la lettre transmise par G.M. à l’avocate des requérantes (paragraphe 15 ci-dessus) n’a été ni retenu ni vérifié par les tribunaux internes, faute pour G.M. de se présenter pour être entendue devant la cour d’appel (paragraphes 34 et 35 ci-dessus).

79. Pour ce qui est de l’argument de toutes les requérantes selon lequel les membres de la communauté rom étaient plus touchés que ceux des autres ethnies par la pratique de S.L. de ne pas enregistrer les dossiers incomplets (paragraphe 75 ci-dessus), la Cour note qu’il a été établi par les juridictions internes et sans que les requérantes le contestent, que cette pratique, bien que contraire à la loi, était appliquée à tous les membres de la communauté de Frata, quelle que fût leur appartenance ethnique (paragraphe 37 ci‑dessus). Or, aucune preuve concrète n’a été versée au dossier afin de démontrer que les personnes appartenant à l’ethnie rom auraient été plus touchées par cette pratique que les membres des autres ethnies.

80. Dès lors, la Cour estime que les requérantes n’ont pas fait naître une présomption de la discrimination indirecte qu’elles allèguent avoir subie en raison, d’une part, de l’obligation qui leur aurait été imposée par S.L. de marier les pères de leurs enfants ou d’engager des actions en justice contre eux et, d’autre part, de la pratique de S.L. de ne pas enregistrer les dossiers incomplets. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

ARTICLE 13

88. La Cour note que le grief des requérantes quant à la durée de la procédure est défendable (paragraphes 60 et 70 ci-dessus), de sorte que l’article 13 de la Convention exige l’existence d’un recours effectif au niveau interne pour y remédier (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 156, CEDH 2000-XI).

89. La Cour rappelle que dans l’affaire Vlad et autres c. Roumanie (précitée, §§ 114-123), telle que complétée par l’arrêt Brudan (précité, §§ 88 et 89), elle a jugé qu’il n’y avait pas en Roumanie à l’époque des faits de recours effectif pour dénoncer la durée excessive d’une procédure. En outre, elle vient de constater que les nouveaux documents présentés par le Gouvernement et les voies de recours invoquées par lui ne permettaient pas d’établir qu’un tel recours existait à l’époque de l’action des requérantes (paragraphes 57 et 58 ci-dessus). Les exemples supplémentaires de jurisprudence cités étant postérieurs aux faits de la présente espèce, ils ne permettent pas d’aboutir à une conclusion différente concernant la période pendant laquelle l’affaire des requérantes a été jugée, de sorte que la Cour constate qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1.

LA DISCRIMINATION DES ENFANTS NATURELS LORS DES SUCCESSION

Mitzinger c. Allemagne du 9 février 2017 requête no 29762/10

Exclure des droits successoraux les enfants nés hors mariage avant une date donnée est discriminatoire

La Cour relève que le Gouvernement n’a pas contesté qu’une différence de traitement était en cause dans l’affaire de Mme Mitzinger. Elle conclut en outre que les buts que le pouvoir législatif poursuivait par cette différence de traitement, à savoir la préservation de la sécurité juridique et la protection du défunt et de sa famille, pouvaient passer pour légitimes. Cependant, elle n’est pas convaincue que les moyens employés, à savoir l’exclusion des droits successoraux des enfants nés hors mariage avant une date charnière définie par la législation, étaient proportionnés aux buts visés. En premier lieu, Mme Mitzinger n’était pas une descendante dont l’épouse de son père ignorait l’existence. Le père de Mme Mitzinger l’avait en effet reconnue et l’intéressée lui rendait régulièrement visite, ainsi qu’à son épouse. De plus, les attentes d’un héritier unique, comme l’épouse du père de Mme Mitzinger, n’étaient pas protégées dans toutes les circonstances. Un testament comparable à celui en cause ne privait pas les enfants issus du mariage et les enfants nés hors mariage après la date charnière d’une part dans la succession d’un défunt. Cette considération a dû avoir une incidence sur les attentes de l’épouse du père de Mme Mitzinger s’agissant de l’établissement des droits dans la succession de son défunt époux. Enfin, la Cour renvoie à l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Brauer c. Allemagne (requête no 3545/04), qui était comparable à celle de Mme Mitzinger et dans laquelle elle avait conclu que l’inégalité des droits successoraux motivée par une naissance hors mariage n’était pas compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme. De plus, il ressort de la jurisprudence européenne et des réformes des législations nationales une nette tendance à l’élimination de toute discrimination concernant les droits successoraux des enfants nés hors mariage. Il y a donc eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

Marckx contre Belgique du 13 juin 1979 Hudoc 119 requête 6833/74

La CEDH a produit une nouvelle vidéo pour tout savoir sur l'arrêt Marks C. Belgique concernant l'égalité de tous les enfants, au sens des articles 8 et 14 de la Convention. Cette affaire a changé à jamais le droit de la filiation en Europe.

Paula Marckx est mère célibataire contrainte d'adopter sa fille et de subir un conseil de famille.

Sa fille, Alexandra Marckx, ne peut obtenir de legs de sa mère puisqu'elle est considérée par la loi belge comme une enfant naturelle.

"§65: La Cour estime que la distinction, pour la défense de laquelle le Gouvernement n'avance aucun argument particulier, revêt un caractère discriminatoire. Eu égard à l'article 14 de la  Convention, elle n'aperçoit pas sur quel "intérêt général" ni sur quelle justification objective et raisonnable, un Etat pourrait se fonder en limitant le droit, pour une mère célibataire, de gratifier son enfant d'un don ou d'un legs tandis que la femme mariée ne rencontre aucune entrave analogue.

§58: La Cour interprète la Convention à la lumière des conditions d'aujourd'hui, mais elle n'ignore pas que des différences de traitement entre enfants "naturel" et enfants "légitimes" par exemple dans le domaine patrimonial, ont durant de longues années passé pour licites et normales dans beaucoup d'Etats contractants. L'évolution vers l'égalité a progressé lentement et l'on semble avoir songé assez tard à invoquer la Convention pour l'accélérer.

§59: Alexandra Marckx a été victime d'une violation de l'article 14 combiné avec l'article 8, du fait tant des restrictions à sa capacité de recevoir des biens de sa mère que de son absence complète de vocation successorale à l'égard des proches parents du coté matériel"  

Vermeire contre Belgique du 29/11/1991; Hudoc 298; requête 12849/87

la Cour confirme sa jurisprudence Marckx contre Belgique, pour un enfant dit "naturel" car né hors mariage et constate la violation de l'article 14+8.

Merger et Cros contre France du 22/12/2004 requête 68864/01

La France est aussi condamnée pour la discrimination d'un enfant naturel en matière de succession:

 44.  La Cour rappelle qu'en garantissant le droit au respect de la vie familiale, l'article 8 présuppose l'existence d'une famille (Marckx c. Belgique, précité, § 31 et Johnston et autres c. Irlande, arrêt du 18 décembre 1986, série A no 112, § 62). La question de l'existence ou de l'absence d'une « vie familiale » est d'abord une question de fait dépendant de la réalité pratique de liens personnels étroits (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 150, CEDH 2001-VII). En effet, la notion de « famille » ne se borne pas aux seules relations fondées sur le mariage mais peut englober d'autres liens « familiaux » de facto lorsque les parties cohabitent en dehors du mariage (Johnston et autres c. Irlande, précité, § 55 et Keegan c. Irlande, arrêt du 26 mai 1994, série A no 290, § 44).

 45.  Dès lors, pour déterminer si une relation s'analyse en une « vie familiale », il peut se révéler utile de tenir compte d'un certain nombre d'éléments, comme le fait de savoir si les membres du couple vivent ensemble, depuis combien de temps et s'ils ont eu des enfants communs (X, Y et Z c. Royaume-Uni, arrêt du 22 avril 1997, Recueil 1997-II, § 36).

  En l'espèce, la Cour constate que la première requérante est née en 1968, alors que ses parents vivaient ensemble depuis 1965 (paragraphe 9 ci-dessus). La première requérante et ses parents formaient à ce moment manifestement une « famille » au sens de l'article 8 de la Convention.

  46.  La Cour rappelle ensuite que le domaine des successions et des libéralités entre proches parents apparaît intimement associé à la vie familiale. Celle-ci ne comprend pas uniquement des relations de caractère social, moral ou culturel, par exemple dans la sphère de l'éducation des enfants ; elle englobe aussi des intérêts matériels, comme le montrent notamment les obligations alimentaires et la place attribuée à la réserve héréditaire dans l'ordre juridique interne de la majorité des Etats contractants. Si les droits successoraux ne s'exercent d'ordinaire qu'à la mort du de cujus, donc à un moment où la vie familiale change ou même se dissout, il n'en découle pas que nul problème les concernant ne surgisse avant le décès : la succession peut se régler et, en pratique, se règle assez souvent par testament ou avance d'hoirie ; elle constitue un élément non négligeable de la vie familiale (Marckx c. Belgique, précité, § 52).

  L'article 8 de la Convention entre donc en ligne de compte en l'espèce.

  47.  Cet article n'exige pas pour autant la reconnaissance d'un droit général à des libéralités ou à une certaine part de la succession de ses auteurs, voire d'autres membres de sa famille : en matière patrimoniale aussi, il laisse en principe aux Etats contractants le choix des moyens destinés à permettre à chacun de mener une vie familiale normale et pareil droit n'est pas indispensable à la poursuite de celle-ci. En conséquence, les limitations apportées par le code civil français à la capacité de la première requérante à recevoir à titre gratuit de son père ne se heurtent pas en elles-mêmes à la Convention, c'est-à-dire indépendamment du motif dont elles s'inspirent (voir, mutatis mutandis, Marckx c. Belgique, précité, § 53).

  48.  La distinction établie à cet égard entre enfants « naturels conçus alors que leur parent était engagé dans les liens d'un mariage avec une autre personne » et enfants « légitimes » pose en revanche un problème sur le terrain des articles 14 et 8 combinés de la Convention. La Cour rappelle, sur ce point, que dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l'article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (Mazurek c. France, précité, § 46).

  49.  En l'espèce, en raison de son statut d'enfant naturel conçu alors que son père était engagé dans les liens d'un mariage avec une autre personne, la première requérante s'est trouvée dans l'incapacité légale de recevoir de son père, entre vifs et pour cause de mort, plus que la moitié de la part réservataire qui lui serait revenue si elle avait été un enfant légitime. De même, en raison de cette incapacité, les libéralités faites par son père à sa mère ont été légalement présumées lui avoir été faites par personne interposée. En conséquence, au décès du disposant, toutes les libéralités ont été fictivement rapportées à la masse successorale et, après calcul, la première requérante a dû verser aux autres héritiers, enfants légitimes, une soulte pour ne recevoir effectivement que sa quote-part réduite de moitié.

  La Cour ne trouve en l'espèce, comme dans le domaine des droits successoraux, aucun motif de nature à justifier une telle discrimination fondée sur la naissance hors mariage.

  50.  Partant, il y a eu violation, dans le chef des deux requérantes, des articles 8 et 14 combinés de la Convention.

Odièvre contre France du 13/02/2003 Hudoc 4168 requête 42326/98

La  Cour a considéré que le fait qu'un enfant abandonné à la naissance ne connaisse pas sa filiation n'est pas une violation de l'article 8

Le fait que cet enfant ne puisse pas prétendre à la succession alors que les enfants reconnus peuvent y prétendre, n'est pas davantage une violation de l'article 14+8.

Négrépontis-Giannissi contre Grèce du 3 mai 2011 requête 56759/08

Refus injustifié de reconnaitre l’adoption d’un adulte par son oncle ecclésiastique

Principaux faits

Le requérant, Nikolaos Négrépontis-Giannisis, est un ressortissant grec né en 1964 et résidant à Athènes.

En 1984, alors qu’il était étudiant et résidait aux États-Unis chez son oncle, Michaïl-Timothéos Négrépontis, évêque orthodoxe, son oncle et lui entreprirent les démarches nécessaires à une adoption du second par le premier. Un tribunal du Michigan prononça cette adoption la même année.

Le requérant rentra en Grèce en 1985 et son père adoptif en 1996. Ce dernier décéda en 1998 à Athènes.

Le 24 décembre 1999, le tribunal de grande instance d’Athènes, saisi par le requérant, jugea que la décision américaine d’adoption n’était pas contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs et lui donna force de chose jugée et plein effet en Grèce (exequatur).

Dans la foulée, le requérant (qui ne portait encore que le nom de Giannisis) initia une procédure de changement de nom, obtenant une décision positive du préfet d’Athènes le 4 août 2001. Cela lui permit d’accoler le nom de son père adoptif à son nom d’origine (Négrépontis-Giannisis).

En 2000 et 2001, des membres de la famille Négrépontis contestèrent en justice la reconnaissance de l’adoption. Le 25 avril 2002, le tribunal de grande instance d’Athènes rejeta cette requête, considérant que l’adoption par un moine n’était pas interdite par le droit grec. Toutefois, la Cour d’appel infirma cette décision le 18 décembre 2003, estimant qu’il était interdit à un moine d’effectuer des actes juridiques en rapport avec des activités séculières, tels que l’adoption, car celle-ci était incompatible avec la vie monacale et contraire aux principes d’ordre public grec. Le 22 février 2006, une chambre de la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par M. Négrépontis-Giannisis, souligna que la décision d’adoption avait des conséquences en matière de droits successoraux, et renvoya à la formation plénière la question de savoir si l’adoption par un moine était contraire à l’ordre public grec. Par un arrêt du 15 mai 2008, la formation plénière répondit par l’affirmative, sur la base de textes de droit canon issus des 7ème et 9ème siècles. Cette décision fut prise par 16 voix contre huit, les juges dissidents estimant qu’il n’existait aucune disposition de la loi grecque interdisant à un moine d’adopter.

Article 8

Le refus de reconnaitre l’adoption en Grèce était constitutif d’une ingérence dans le droit de M. Négrépontis-Giannisis au respect de la vie privée et familiale. Pareille ingérence n’est acceptable du point de vue de la Convention que si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs « objectifs légitimes » au sens de l’article 8 § 2 et est « nécessaire dans un société démocratique » pour les atteindre. La question essentielle dans le cas de M. Négrépontis-Giannisis porte sur le dernier de ces trois critères.

La Cour observe que les textes sur lesquels s’est fondée la formation plénière de la Cour de Cassation sont tous de nature ecclésiastique et datent des 7ème et 9ème siècles, alors qu’un texte de droit national de 1982 reconnait le droit des moines au mariage, et qu’aucun texte national ne leur refuse le droit à l’adoption. Or, dans l’affaire de M. Négrépontis-Giannisis, l’adoption est intervenue en 1984, alors qu’il était majeur, a produit ses effets durant 24 ans, et le père adoptif avait exprimé sa volonté d’avoir un fils légitime qui hériterait de ses biens.

Dans ces conditions, la Cour considère que le refus de donner effet en Grèce à la décision d’adoption de M. Négrépontis-Giannisis ne répondait à aucun besoin social impérieux.

Article 8 combiné avec l’article 14

La Cour rappelle qu’une différence de traitement – telle que celle subie par M. Négrépontis-Giannisis en tant qu’enfant adoptif par rapport à un enfant biologique – est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable.

Or, elle observe que depuis 1982, les moines avaient le droit de se marier et de fonder une famille, et que la loi fixant cette règle a été adoptée avant l’adoption du requérant (1984). Ainsi, un enfant biologique de M. Négrépontis né au moment de l’adoption du requérant n’aurait pas pu être privé de ses droits filiaux. Compte tenu de cette différence de traitement injustifiée, les articles 8 et 14 combinés ont été violés.

Article 6 § 1

Eu égard aux textes sur lesquels la Cour de Cassation grecque s’est fondée pour refuser l’adoption, et de ses conclusions sous l’angle de l’article 8, la Cour conclut également à une violation de l’article 6 § 1.

Article 1 du Protocole no1

La Cour estime que la décision des juridictions grecques, conduisant à refuser au requérant sa qualité d’héritier, a constitué une ingérence dans son droit au respect de ses biens contraire à l’article 1 du protocole no1.

LA DISCRIMINATION DE L'ENFANT ADOPTE SUR L'HERITAGE

Pla et Puncernau contre Andorre du 13/07/2004 Hudoc 5214 requête 69498/01

Le requérant est un fils adoptif privé de la succession de sa grand-mère, par une curieuse interprétation des juridictions andorranes, d'un testament.

La Cour constate la violation des articles 14+8 car il n'y a aucune raison objective, à la lecture du testament de sa grand-mère adoptive, de le priver de sa succession au profit des autres petits-enfants dits naturels et légitimes.

Vu la violation des articles 14+8, la Cour se dispense d'examiner la requête sous l'angle du seul article 8 de la Convention:    

"§58: L'interprétation faite par le tribunal supérieur de justice de la clause testamentaire consistant à attribuer à la testatrice une volonté négative supposée pour parvenir à la conclusion que, puisque la testatrice n'avait pas expressément dit qu'elle n'excluait pas un fils adoptif c'est qu'elle avait voulu l'exclure, est par trop forcée et contraire au principe général du droit selon lequel si l'énoncé est exempt d'ambiguïté, point n'est besoin de s'interroger sur la volonté de celui qui s'est ainsi exprimé ("quum in verbis nulla ambiguitas est, non debet admitti voluntatis queastio").

§59: Certes, la Cour n'est pas appelée, en principe, à régler des différends purement privés. Cela étant, dans l'exercice du contrôle européen qui lui incombe, elle ne saurait rester inerte lorsque l'interprétation faite par une juridiction nationale d'un acte juridique, qu'il s'agisse d'une clause testamentaire, d'un contrat privé, d'un document public, d'une disposition légale ou encore dans le cas d'espèce, en flagrante contradiction avec l'interdiction de discrimination établie à l'article 14 et plus largement avec les principes sous-jacents à la Convention.

§61: La Cour rappelle qu'une distinction est discriminatoire au sens de l'article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est à dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas de "rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé".

En l'occurrence, la Cour ne décèle pas de but légitime  poursuivi par la décision litigieuse ni sur quelle justification objective et raisonnable pourrait reposer la distinction opérée par la juridiction interne.

D'après elle, un enfant ayant fait l'objet d'une adoption - qui plus est d'une adoption plénière - se trouve dans la même position juridique que s'il était l'enfant biologique de ses parents, et cela à tous égards: relations et conséquences liées à sa vie de famille et droits patrimoniaux qui en découlent.

La Cour a affirmé à maintes reprises que seules des raisons très fortes pourraient amener à estimer compatible  avec la Convention une distinction fondée sur la naissance hors mariage.

§63: Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'il y a eu violation de l'article 14 combiné avec l'article 8.

§64: Au vu de la conclusion retenue au paragraphe précédent, la Cour est d'avis qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément la requête sous l'angle de l'article 8 lu isolément"

DISCRIMINATION DES ENFANTS NÉS HORS MARIAGE POUR LEUR REFUSER LA NATIONALITÉ

GENOVESE C. MALTE requête 53124/09 du 11 octobre 2011

Le refus des tribunaux maltais d’accorder la nationalité maltaise à un enfant né hors mariage d’un père maltais et d’une mère britannique est discriminatoire

Le requérant, Ben Alexander Genovese, est un ressortissant britannique résidant à Hamilton (Royaume-Uni). Il est né hors mariage au Royaume-Uni en 1996, d’une mère britannique et d’un père de nationalité maltaise, M. G.

Informée par les autorités maltaises que son fils ne pourrait obtenir la nationalité maltaise que si le père de l’enfant le reconnaissait par le biais de l’acte de naissance, la mère de M. Genovese pria les juridictions écossaises de déclarer la paternité de M. G.

Les juridictions déclarèrent M. G. comme étant le père biologique de l’enfant, dont l’acte de naissance fut modifié en conséquence. Par la suite, les tribunaux maltais confirmèrent à leur tour la paternité biologique de M. G. et ordonnèrent à celui-ci de verser des subsides. La mère de M. Genovese vit toutefois rejeter sa demande tendant à l’obtention de la nationalité maltaise pour son fils, en raison des dispositions pertinentes de la loi maltaise sur la nationalité, qui énonçaient qu’un enfant né hors mariage ne pouvait prétendre à la nationalité maltaise que si sa mère était maltaise.

En janvier 2006, à la suite d’une action engagée par la mère de M. Genovese, le Tribunal civil maltais, siégeant en matière constitutionnelle, estima que les dispositions en question étaient discriminatoires et dès lors emportaient violation de la Constitution. En novembre 2008, ladite juridiction conclut que ces dispositions étaient nulles et de nul effet à l’égard de M. Genovese comme il avait subi une discrimination fondée sur la naissance, sur son statut illégitime et sur le sexe de son parent maltais, en violation de la Convention européenne des droits de l’homme. En mars 2009, la Cour constitutionnelle annula toutefois ce jugement, estimant en particulier que le droit à la nationalité n’était pas un droit matériel garanti par la Convention et que la décision d’accorder ou de refuser la nationalité à M. Genovese n’était pas de nature à avoir des répercussions sur sa vie familiale dès lors que son père refusait tout contact avec lui.

Article 14 combiné avec l’article 8

Le gouvernement maltais fait valoir que le droit interne a été modifié en 2007, M. Genovese pouvant désormais prétendre à l’obtention de la nationalité. La Cour souligne toutefois que le grief porte sur le droit de M. Genovese au bénéfice de la nationalité avant les modifications de la loi, qui ont été adoptées plus de dix ans après sa demande initiale de nationalité.

La Cour considère que l’article 14 combiné avec l’article 8 est applicable au cas de M. Genovese. Certes, on ne saurait dire que le refus d’accorder la nationalité à l’enfant a eu pour effet d’entraver l’établissement d’une vie familiale, puisque le père ne souhaitait pas nouer ou maintenir une relation avec l’enfant, mais l’impact de cette décision sur la vie privée – notion suffisamment large pour englober les aspects de l’identité sociale d’un individu – de M. Genovese était de nature à relever de la portée générale et du champ d’application de l’article 8.

La Convention est un instrument à interpréter à la lumière des conditions actuelles. Or les Etats membres du Conseil de l’Europe attachent de l’importance à l’égalité entre enfants issus du mariage et enfants nés hors mariage. En témoigne en particulier le fait que la Convention européenne de 1975 sur le statut juridique des enfants nés hors mariage lie présentement plus de vingt d’entre eux. Seules donc de très fortes raisons pourraient amener à estimer compatible avec l’article 14 de la Convention ce qui apparaît comme une différence de traitement arbitraire fondée sur la naissance hors mariage.

M. Genovese se trouvait dans une situation identique à celle d’autres enfants nés d’un père de nationalité maltaise et d’une mère étrangère. La seule différence, en raison de laquelle il n’a pu prétendre à la nationalité maltaise, est le fait qu’il soit né hors mariage.

La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel les enfants issus du mariage ont avec leurs parents un lien qui découle du mariage de ces derniers, lien qui n’existerait pas dans le cas des enfants nés hors mariage. C’est précisément une différence de traitement fondée sur un tel lien que l’article 14 interdit, sauf justification objective.

Par ailleurs, la Cour ne saurait accepter l’argument consistant à dire que la mère est toujours connue de manière sûre, contrairement au père. En l’espèce, l’identité du père était connue et le nom de celui-ci figurait sur l’acte de naissance ; pourtant, la distinction découlant de la loi sur la nationalité a été maintenue.

Aucun motif raisonnable ou objectif n’a été fourni pour justifier la différence de traitement litigieuse. Partant, il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

COUR DE CASSATION FRANÇAISE

Une expertise biologique qui confirme le lien filial d'un enfant naturel n'est pas prescriptible

Cour de cassation première chambre civile arrêt du 16 juin 2011 N° de pourvoi 08-20475 CASSATION

Sur le premier moyen, pris en ses trois branches :

Vu les articles 311 1, 311 2, 334 8 du code civil dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n°2005 759 du 4 juillet 2005

Attendu qu’en matière de constatation de possession d’état, il ne peut y avoir lieu à prescription d’une expertise biologique

Attendu qu’après avoir estimé que les éléments invoqués par Mme Y... ne suffisaient pas à caractériser la possession d’état dont elle se prévalait, la cour d’appel a ordonné une expertise biologique

En quoi elle a violé, par fausse application, les textes susvisés

Une Succession partagée est définitive même si un enfant naturel se révèle ultérieurement

Cour de cassation première chambre civile arrêt du 22 mars 2017 N° de pourvoi 16-13946 Rejet

Mais attendu, d'abord, que l'arrêt, par motifs propres et adoptés, énonce qu'en application de l'article 25, II, 2°, de la loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001, seul un partage réalisé, un accord amiable intervenu ou une décision judiciaire irrévocable permettent d'exclure, dans les successions déjà ouvertes, les droits nouveaux des enfants dont l'un des parents était, au temps de la conception, engagé dans les liens du mariage ; qu'il constate que le jugement du 13 avril 1993 a déterminé les droits successoraux des héritiers ; qu'il retient que la sécurité juridique résultant d'un jugement irrévocable satisfait un but légitime en ce qu'elle fait obstacle à la remise en cause, sans limitation dans le temps, d'une répartition définitivement arrêtée en justice des biens de l'actif successoral entre des héritiers ; qu'il ajoute que l'absence de partage effectif des biens indivis est restée sans influence sur la connaissance que les parties avaient définitivement acquise, depuis 1993, de la répartition entre elles de l'actif de la succession ; qu'en l'état de ces constatations et énonciations, la cour d'appel a pu en déduire que l'application de l'article 25 précité, en ce qu'il fait réserve des décisions judiciaires irrévocables, n'avait pas porté une atteinte excessive aux droits de Mme C... garantis par les articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1er du Protocole n° 1 ;

Et attendu, ensuite, qu'ayant constaté que le jugement du 13 avril 1993 avait irrévocablement réparti les droits successoraux des parties, la cour d'appel en a justement déduit que la nouvelle demande de répartition formée par Mme C... ne pouvait être accueillie, fût-ce au regard d'une jurisprudence postérieure de la Cour européenne des droits de l'homme ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé

DISCRIMINATION DES ÉTRANGERS

OU DES NATIONAUX D'ORIGINE ÉTRANGÈRE

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- DES CONDITIONS SUPPLÉMENTAIRES POUR LE REGROUPEMENT FAMILIAL

- LE REFUS DE VERSER DES PRESTATIONS SOCIALES AUX ÉTRANGERS

- LE REFUS D'ACCORDER DES PRESTATIONS SOCIALES A DES REFUGIES POLITIQUES

- LE REFUS DE DÉLIVRER UN PERMIS DE SÉJOUR POUR CAUSE DE MALADIE

- LA DISCRIMINATION SUR LA CARTE DE SÉJOUR OU DE LA NATIONALITE SUIVANT L'ORIGINE DES DEMANDEURS

- LA COUR DE CASSATION FRANÇAISE

CONDITIONS SUPPLÉMENTAIRES POUR LE REGROUPEMENT FAMILIAL

GRANDE CHAMBRE

BIAO c. DANEMARK du 24 mai 2016 requête 38590/10

Violation de l'article 8 et de l'article 14 : pour le regroupement familial, si un citoyen qui acquiert la nationalité danoise veut faire venir son épouse, il doit justifier de 28 ans de nationalité ou de forts attaches au Danemark. Cette règle des 28 ans non imposées aux nationaux de souche est contraire à la Convention.

1. Principes généraux

88. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Son application ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (voir, par exemple, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 39-40, CEDH 2005‑X, E.B. c. France [GC], no43546/02, §§ 47-48, 22 janvier 2008, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013).

89. Selon la jurisprudence établie de la Cour, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14. En outre, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (voir, par exemple, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007-IV, et Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 56, série A no 23). L’article 14 énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que la race, l’origine nationale ou sociale et la naissance. Toutefois, la liste que renferme cette disposition revêt un caractère indicatif, et non limitatif, ce dont témoigne l’adverbe « notamment » (« any ground such as » dans la version anglaise) (voir Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 72, série A no 22, et Carson et autres, précité, § 70) ainsi que la présence, dans cette liste, de l’expression « toute autre situation » (« any other status » dans la version anglaise). L’expression « toute autre situation » a généralement reçu une interprétation large (Carson et autres, précité, § 70) ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, §§ 56-58, 13 juillet 2010).

90. Une différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali, précité, § 82).

91. Une politique ou une mesure générale qui ont des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peuvent être considérées comme discriminatoires même si elles ne visent pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire. Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manquent de justification « objective et raisonnable » (voir, entre autres, S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 161, CEDH 2014 (extraits), et D.H. et autres, précité, §§ 175 et 184-185).

92. En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà statué que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres, précité, § 177).

93. Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement (voir, par exemple, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 108, CEDH 2014, X et autres c. Autriche, [GC], no 19010/07, § 98, CEDH 2013, et Vallianatos et autres, précité, § 76). L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir Burden, précité, § 60, Carson et autres, précité, § 61, Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 70, 2 novembre 2010, et Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 89, CEDH 2011). Toutefois, seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (voir Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 46, CEDH 2003-X, Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 87, CEDH 2009, et Ponomaryovi c. Bulgarie, no 5335/05, § 52, CEDH 2011).

94. Aucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne peut passer pour justifiée dans une société démocratique contemporaine. La discrimination fondée, notamment, sur l’origine ethnique d’une personne constitue une forme de discrimination raciale (voir D.H. et autres, précité, §176, Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, CEDH 2005-XII, § 56, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005‑VII).

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

a) Applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

95. Les parties ne disconviennent pas que les faits litigieux, à savoir le rejet de la demande de regroupement familial formulée par les requérants et la non-application en l’espèce de la règle des vingt-huit ans, tombent sous l’emprise de l’article 8. La Cour souscrit à cette appréciation. En conséquence, renvoyant aux principes exposés au paragraphe 88 ci-dessus, elle conclut que l’article 14 combiné avec l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce (voir, par exemple, Hode et Abdi c. Royaume-Uni (no 22341/09, § 43, 6 novembre 2012)).

b) Observation de l’article 14 combiné avec l’article 8

i. Les faits de l’espèce révèlent-ils une discrimination ?

96. Il ne prête pas à controverse que les requérants se trouvent dans une situation comparable à celle d’autres couples composés d’un citoyen danois et d’un ressortissant étranger désireux d’obtenir un regroupement familial au Danemark. En outre, à l’instar des juridictions internes, le Gouvernement reconnaît que la règle des vingt-huit ans opère effectivement une différence de traitement entre les citoyens danois selon l’ancienneté de leur nationalité danoise. Les Danois qui possèdent la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans peuvent bénéficier de la dérogation à la « condition des attaches », contrairement à ceux qui ne la possèdent pas depuis au moins vingt-huit ans. En conséquence, la question cruciale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, comme les requérants l’affirment, la règle des vingt‑huit ans entraîne aussi entre les Danois de naissance et les Danois qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance une différence de traitement constitutive d’une discrimination indirecte fondée sur la race ou l’origine ethnique.

97. La Cour rappelle que le 1er juillet 2003, l’office de l’immigration a rejeté la demande de permis de séjour présentée par la requérante au motif que les requérants ne satisfaisaient pas à la condition des attaches et que le 27 août 2004 le ministère des Réfugiés, de l’Immigration et de l’Intégration a débouté les intéressés de leur recours pour le même motif. Faute pour le requérant de posséder la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, les intéressés n’ont pas bénéficié de la règle des vingt-huit ans, dérogatoire à la condition des attaches, qui avait été introduite depuis peu et qui était entrée en vigueur le 1er janvier 2004.

98. La Cour observe que la règle des vingt-huit ans a été instaurée par la loi no 1204 du 27 décembre 2003, entrée en vigueur le 1er janvier 2004, pour assouplir l’application de la condition des attaches au profit des personnes résidant au Danemark et possédant la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans. Depuis lors, l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers se lit ainsi (paragraphe 35 ci-dessus) :

« Lorsqu’un permis de séjour est demandé au titre du paragraphe 1 i) a) et que la personne résidant au Danemark ne possède pas la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans, ou que le permis est sollicité au titre du paragraphe 1 i) b) à d), il ne pourra être délivré que si les attaches cumulées des conjoints ou des concubins avec le Danemark sont plus fortes que leurs attaches cumulées avec un autre pays, sauf si des motifs exceptionnels s’opposent à l’application de cette condition. Les Danois résidant au Danemark qui ont été adoptés à l’étranger avant leur sixième anniversaire et qui ont acquis la nationalité danoise au plus tard au moment de leur adoption sont réputés être Danois depuis leur naissance. »

Il convient de relever que le libellé de cette disposition opère une distinction uniquement entre les personnes résidant au Danemark qui sont titulaires de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans et celles qui ne la possèdent pas depuis au moins vingt-huit ans.

99. D’après les travaux préparatoires (paragraphe 36 ci-dessus), cet amendement visait à permettre aux Danois expatriés ayant avec le Danemark des attaches fortes et durables caractérisées par la possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt-huit ans d’obtenir un regroupement familial de conjoints dans ce pays. Il ciblait une catégorie de personnes auxquelles le libellé de l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers n’offrait alors pas les mêmes possibilités qu’aux Danois et aux étrangers résidant au Danemark d’obtenir un regroupement familial de conjoints dans ce pays. Cet assouplissement à la condition des attaches devait donner « aux Danois expatriés une réelle possibilité de revenir au Danemark avec leur conjoint ou concubin étranger et offr[ir] aux jeunes Danois désireux de voyager à l’étranger et d’y séjourner pendant un certain temps la certitude de pouvoir revenir au Danemark avec leur conjoint ou concubin étranger sans en être empêchés par la condition des attaches ».

100. En outre, toujours selon les travaux préparatoires (paragraphe 37 ci‑dessus), la dérogation pour « motifs exceptionnels » prévue par l’article en question devait englober les situations couvertes par les obligations internationales contractées par le Danemark. Les travaux préparatoires indiquent expressément que le fait, pour un étranger, de justifier d’au moins vingt-huit années de séjour régulier au Danemark depuis sa prime jeunesse devait constituer un « motif exceptionnel » au sens de l’article 9 § 7. En conséquence, les personnes qui ne possédaient pas la nationalité danoise mais qui étaient nées et qui avaient été élevées au Danemark – ou qui y étaient arrivées en bas âge et y avaient été élevées – devaient elles aussi être dispensées de la condition des attaches dès lors qu’elles résidaient légalement au Danemark depuis au moins vingt-huit ans.

101. Pour les raisons exposées ci-après, la Cour ne peut souscrire à la thèse du Gouvernement voulant que la différence de traitement en cause s’explique exclusivement par la durée de possession de la nationalité danoise et que si les requérants n’ont pas été traités de la même façon que l’eût été un couple candidat au regroupement familial dont l’un des membres aurait été danois depuis au moins vingt-huit ans, c’est parce que le requérant était danois depuis moins longtemps.

102. Les requérants soutiennent que la règle des vingt-huit ans entraîne en pratique une différence de traitement entre les Danois de naissance et les Danois qui acquièrent la nationalité danoise après la naissance. En outre, ils avancent que la plupart des Danois de naissance sont d’origine ethnique danoise tandis que les personnes qui acquièrent la nationalité danoise après la naissance sont très majoritairement d’une autre origine ethnique et que cette différence de traitement s’analyse donc en une discrimination indirecte fondée sur la race ou l’origine ethnique. À cet égard, ils renvoient notamment à l’opinion exprimée par les juges minoritaires de la Cour suprême (paragraphe 30 ci-dessus), qui ont estimé que la règle des vingt‑huit ans opérait une différence de traitement indirecte entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’une autre origine ethnique en matière de droit au regroupement familial de conjoints.

103. Par le passé, la Cour a déjà admis qu’une différence de traitement pouvait consister en un effet préjudiciable disproportionné occasionné par une politique ou une mesure qui, bien que formulée de manière neutre, opère une discrimination à l’égard d’un groupe (voir, par exemple, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 154, 4 mai 2001). Une telle situation s’analyse en une « discrimination indirecte » qui n’exige pas nécessairement qu’il y ait une intention discriminatoire (D.H. et autres, précité, § 184).

104. Il importe donc en l’espèce de rechercher si l’application de la règle des vingt-huit ans a en pratique un effet préjudiciable disproportionné sur les personnes qui, comme le requérant, ont acquis la nationalité danoise après la naissance et qui ne sont pas d’origine ethnique danoise (D.H. et autres, précité, § 185).

105. À cette fin, la Cour estime qu’il convient d’examiner la disposition pertinente de la loi sur les étrangers d’un point de vue historique. Elle observe que, lorsqu’il a été introduit dans la législation danoise le 3 juin 2000, le critère des attaches était initialement l’une des conditions auxquelles les étrangers résidant au Danemark devaient satisfaire pour pouvoir bénéficier d’un regroupement familial.

106. Le 1er juillet 2002, la condition des attaches a été étendue aux ressortissants danois. Les travaux préparatoires (paragraphe 33 ci‑dessus), expliquent notamment cette extension comme suit :

« (...) L’expérience montre que l’intégration est particulièrement difficile pour les familles dont les membres, génération après génération, font venir leur conjoint au Danemark depuis leur pays d’origine ou celui de leurs parents. Les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark épousent généralement une personne de leur pays d’origine, en raison notamment des pressions exercées par leurs parents. Cette pratique contribue à maintenir ces personnes dans une situation où elles souffrent plus fréquemment que les autres d’isolement et d’inadaptation à la société danoise. Elle constitue donc un obstacle à l’intégration des étrangers nouvellement arrivés au Danemark. Le gouvernement estime que, dans son libellé actuel, la condition des attaches ne tient pas suffisamment compte de l’existence de cette pratique matrimoniale répandue chez les étrangers et les Danois d’origine étrangère résidant au Danemark. Certains ressortissants danois connaissent donc eux aussi des problèmes d’intégration et, en ce qui les concerne, l’intégration dans la société danoise d’un conjoint nouvellement arrivé au Danemark pourrait en conséquence poser d’importants problèmes. »

107. Toutefois, comme indiqué ci-dessus (paragraphe 35 ci-dessus), il est rapidement apparu que l’extension de la condition des attaches aux citoyens danois n’était pas sans conséquences pour les Danois expatriés, qui éprouvaient des difficultés à revenir au Danemark avec leur conjoint étranger.

108. Dans le cadre de la procédure suivie devant la Grande Chambre, la Cour a invité le Gouvernement à lui indiquer combien de personnes avaient bénéficié de la règle des vingt-huit ans énoncée à l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers et combien d’entre elles étaient des citoyens danois d’origine ethnique danoise (paragraphe 84 ci-dessus).

109. Comme indiqué ci-dessus, le Gouvernement a répondu à la Cour qu’il n’était malheureusement pas en mesure de lui fournir les informations spécifiques demandées (paragraphe 44 ci-dessus). Toutefois, il lui a adressé un mémorandum daté du 1er décembre 2005 et portant sur l’application au regroupement familial de conjoints de la condition des attaches prévue par l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers ainsi que des données statistiques générales sur le regroupement familial au Danemark.

110. Dans ces conditions, la Cour n’est pas en mesure de déterminer le nombre exact de personnes qui ont bénéficié de la règle des vingt-huit ans énoncée à l’article 9 § 7 de la loi sur les étrangers ni combien d’entre elles étaient des Danois d’origine ethnique danoise ou des Danois d’une autre origine ethnique.

111. Néanmoins, elle estime pouvoir conclure en l’espèce, sans être exhaustive en ce qui concerne les catégories de personnes concernées, que :

a) conformément à ce qui était prévu, tous les Danois de naissance expatriés qui, en l’absence de la règle des vingt-huit ans, auraient eu des difficultés à satisfaire à la condition des attaches à leur retour au Danemark avec un conjoint étranger peuvent bénéficier de la règle en question dès l’âge de vingt-huit ans ;

b) tous les autres Danois de naissance résidant au Danemark peuvent bénéficier de cette règle dès l’âge de vingt-huit ans ;

c) en outre, il ressort des travaux préparatoires (paragraphe 37 ci‑dessus) que les personnes d’origine étrangère qui ne possèdent pas la nationalité danoise mais qui sont nées et qui ont été élevées au Danemark ou qui y sont arrivées en bas âge peuvent elles aussi bénéficier de cette règle à l’âge de vingt-huit ans ou peu après leur vingt-huitième année dès lors qu’elles justifient d’au moins vingt-huit ans de séjour régulier au Danemark ;

d) la plupart, sinon la totalité, des personnes qui, comme M. Biao, ont acquis la nationalité danoise après la naissance ne peuvent pas bénéficier de la règle des vingt-huit ans puisque la dérogation qu’elle prévoit ne déploiera ses effets que vingt-huit ans après qu’elles auront acquis la nationalité danoise. Le Gouvernement soutient que cela ne signifie pas, contrairement à ce qu’affirment les requérants, que les personnes relevant de cette catégorie doivent effectivement attendre vingt-huit ans avant de pouvoir bénéficier d’un regroupement familial. À cet égard, il explique que lorsque des conjoints, à l’instar des requérants, ont tous deux été élevés dans le même pays et que l’un d’entre eux a acquis la nationalité danoise après la naissance, ils satisferont en principe à la condition des attaches trois ans après l’acquisition par ce dernier de la nationalité danoise ou après douze ans de séjour régulier au Danemark (paragraphe 78 ci-dessus). La Cour relève que les notes explicatives consacrées à la règle des vingt-huit ans ne précisent pas que celle-ci n’aura pas d’effets préjudiciables disproportionnés sur les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance puisqu’elles satisferont toujours à la condition des attaches dans un délai beaucoup plus bref. Par ailleurs, la Cour observe qu’il n’existe pas de statistiques sur ce point. En outre, elle note que la condition des attaches n’est pas automatiquement remplie après trois ans de possession de la nationalité danoise ou douze années de séjour régulier au Danemark. Qui plus est, il importe de relever que si une personne acquiert la nationalité danoise (catégorie d) à vingt-huit ans, par exemple, soit après neuf ans de séjour régulier au Danemark (paragraphes 14 et 30 ci-dessus), elle devra normalement encore attendre trois ans pour satisfaire à la condition des attaches. En revanche, les Danois de naissance âgés de vingt-huit ans qui résident au Danemark (catégorie b) sont dispensés de la condition des attaches dès leur vingt-huitième anniversaire, de même que les Danois de naissance expatriés âgés de vingt-huit ans (catégorie a) même s’ils n’ont résidé que peu de temps au Danemark. Dans ces conditions, bien que les personnes qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance puissent devoir attendre non pas vingt-huit ans pour pouvoir bénéficier d’un regroupement familial mais seulement trois ans ou guère plus, la Cour estime que cela n’enlève rien au fait que la règle des vingt-huit ans a un effet préjudiciable sur les citoyens danois qui se trouvent dans la situation des requérants.

112. Par ailleurs, la Cour estime raisonnable de supposer qu’au moins la plupart des Danois expatriés relevant de la catégorie a) et des Danois de naissance résidant au Danemark relevant de la catégorie b), qui peuvent bénéficier de la règle des vingt-huit ans, sont généralement d’origine ethnique danoise, tandis que les personnes de la catégorie d) – qui, comme M. Biao, ont acquis la nationalité danoise après la naissance et auxquelles la règle des vingt-huit ans ne s’applique pas – sont en général d’origine ethnique étrangère.

113. Il ne faut pas perdre de vue que la possibilité offerte aux personnes relevant de la catégorie c) – qui sont d’origine ethnique étrangère – de bénéficier de la règle des vingt-huit ans ne change rien au fait que celle-ci a pour conséquence indirecte de favoriser les Danois d’origine ethnique danoise et de désavantager les personnes d’origine ethnique étrangère qui, comme le requérant, ont acquis la nationalité danoise après la naissance ou d’avoir à leur égard un effet préjudiciable disproportionné (paragraphe 103 ci-dessus).

114. Dans ces conditions, il y a lieu de renverser la charge de la preuve et de la faire peser sur le Gouvernement, qui doit démontrer que cette différence d’effet de la législation poursuit un but légitime et qu’elle est le résultat de facteurs objectifs qui ne sont pas liés à l’origine ethnique (paragraphes 115 à 137 ci-dessus). Aucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne pouvant passer pour justifiée dans une société démocratique contemporaine et une différence de traitement fondée exclusivement sur la nationalité ne pouvant être admise que si elle repose sur des considérations impérieuses ou très fortes (paragraphes 93 et 94 ci-dessus), il incombe au Gouvernement de prouver qu’il existait de telles considérations, qui n’étaient pas liées à l’origine ethnique, pour que cette discrimination indirecte puisse être considérée comme compatible avec l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

ii. Légitimité du but poursuivi

115. Le Gouvernement avance que la règle des vingt-huit ans a pour but de dispenser de la condition des attaches des personnes qui, de manière générale, ont des attaches fortes et durables avec le Danemark, et que cette règle repose sur le postulat selon lequel le regroupement familial de ces personnes avec un conjoint étranger ne poserait pas de problèmes puisque, selon lui, ce conjoint pourrait en principe bien s’intégrer dans la société danoise. Il ajoute que cette règle vise en particulier à permettre aux Danois expatriés d’obtenir un regroupement familial au Danemark, ceux‑ci ayant été involontairement et injustement désavantagés par le durcissement de la condition des attaches opéré en 2002. Enfin, et de manière plus générale, il plaide que la règle des vingt-huit ans poursuit un but légitime consistant à contrôler l’immigration et à faciliter l’intégration (paragraphe 79 ci-dessus).

116. Pour leur part, les requérants soutiennent que les autorités danoises ont introduit la disposition juridique litigieuse dans le but délibéré de cibler les Danois qui ne sont pas d’origine ethnique ou nationale danoise, de sorte que le but poursuivi ne peut à leurs yeux passer pour légitime. Ils renvoient à cet égard aux conclusions des juges minoritaires de la Cour suprême (paragraphe 30 ci-dessus).

117. La Cour rappelle qu’en matière d’immigration, l’article 8 pris isolément ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale de respecter le choix, par les couples mariés, de leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur le territoire de ce pays. Cela étant, dans une affaire qui concerne la vie familiale aussi bien que l’immigration, l’étendue de l’obligation pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général (voir, entre autres, Jeunesse c. Pays-Bas, précité, § 107). En outre, la Cour a maintes fois admis que le contrôle de l’immigration, qui sert l’intérêt général du bien-être économique du pays, poursuit un but légitime au sens de l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Zakayev et Safanova c. Russie, no 11870/03, § 40, 11 février 2010, Osman c. Danemark, 38058/09, § 58, 14 juin 2011, J.M. c. Suède (déc.), no 47509/13, § 40, 8 avril 2014, et F.N. c. Royaume-Uni (déc.), no 3202/09, § 37, 17 septembre 2013).

118. Cela étant, la Cour relève que la présente affaire porte sur le respect de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 et que des mesures de contrôle de l’immigration qui peuvent passer pour compatibles avec l’article 8 § 2, au regard notamment du critère du but légitime, peuvent néanmoins s’analyser en une discrimination injustifiée contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8. La jurisprudence est peu abondante sur cette question. Dans l’arrêt Hode et Abdi (précité, § 53), la Cour a conclu que le fait d’avantager certains groupes d’immigrants pouvait passer pour un but légitime aux fins de l’article 14 de la Convention. En outre, dans l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité, § 87), elle a jugé légitime le but invoqué par le gouvernement défendeur, qui consistait à « épargner aux femmes ayant des liens étroits avec le Royaume-Uni les épreuves qu’elles auraient traversées si, après leur mariage, il leur avait fallu se rendre à l’étranger pour pouvoir rester avec leur mari » ou, en d’autres termes, à distinguer une catégorie de citoyens ayant de manière générale des attaches fortes et durables avec le pays.

119. Pour leur part, les juges majoritaires de la Cour suprême ont considéré que la règle des vingt-huit ans poursuivait le même but que la condition de naissance au Royaume-Uni jugée légitime dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité) : distinguer une catégorie de citoyens ayant de manière générale des attaches fortes et durables avec leur pays (paragraphe 29 ci-dessus).

120. Sans aborder expressément la question de la légitimité du but poursuivi, les juges minoritaires de la Cour suprême ont précisé que la différence de traitement indirecte entre les Danois d’origine ethnique danoise et les Danois d’une autre origine ethnique découlant de l’application de la règle des vingt-huit ans était un effet voulu par le législateur (paragraphe 30 ci-dessus).

121. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur les questions de savoir si la discrimination indirecte dont elle a constaté l’existence en l’espèce est ou non un effet voulu par le législateur, comme l’affirment les requérants, et si le but invoqué par le Gouvernement pour justifier l’introduction de la règle des vingt-huit ans est ou non légitime au regard de la Convention. Dans les circonstances de l’espèce, elle juge approprié de se borner à rechercher si la différence de traitement incriminée repose sur des considérations impérieuses ou très fortes non liées à l’origine ethnique, question qu’elle examinera ci-après.

iii. Justification des buts poursuivis

122. La Cour observe que l’instauration de la règle des vingt-huit ans (paragraphes 29, 35 et 74 ci-dessus) tenait notamment au fait que la modification apportée précédemment, en juillet 2002, à la loi sur les étrangers, qui avait étendu la condition des attaches aux citoyens danois, s’était révélée avoir des effets non voulus à l’égard de certaines personnes, notamment des Danois qui avaient choisi de vivre pendant une période prolongée à l’étranger en y fondant une famille et qui avaient des difficultés à satisfaire à la condition des attaches à leur retour au Danemark. Les autorités danoises ont estimé que les conditions requises pour une bonne intégration des membres de famille des Danois expatriés dans la société danoise étaient en principe réunies puisque ces derniers maintenaient souvent avec le Danemark de fortes attaches qu’ils partageaient avec leur conjoint ou concubin et, le cas échéant, avec les enfants issus de leur union.

123. La Cour rappelle que les travaux préparatoires consacrés à la règle dérogatoire des vingt-huit ans énoncent que « l’objectif principal ayant conduit au durcissement de [la] condition [des attaches] en 2002 », qui consistait à faciliter l’intégration des étrangers, n’était pas invalidé par l’introduction de cette dérogation. L’« objectif principal » du durcissement de la condition des attaches opéré en 2002 est exposé dans les travaux préparatoires de la modification en question (paragraphe 33 ci-dessus).

124. De l’avis de la Cour, il ressort des documents de la procédure législative que le gouvernement danois entendait, d’une part, contrôler l’immigration et faciliter l’intégration des « étrangers et [d]es Danois d’origine étrangère résidant au Danemark » chez qui l’on avait constaté une « pratique matrimoniale répandue » consistant à « épouser une personne de leur pays d’origine » et, d’autre part, s’assurer que la condition des attaches n’aurait pas d’effets non voulus « notamment à l’égard des citoyens danois ayant choisi de vivre à l’étranger de façon prolongée et y ayant fondé une famille » (paragraphes 33 et 36 ci‑dessus).

125. La Cour estime que le motif invoqué par le Gouvernement pour justifier l’introduction de la règle des vingt-huit ans repose dans une large mesure sur des arguments spéculatifs, notamment en ce qui concerne le point de savoir à quel moment on peut considérer, de manière générale, qu’un citoyen danois a créé avec le Danemark des liens suffisamment forts pour qu’un regroupement familial avec un conjoint étranger présente des chances de succès du point de vue de l’intégration de ce dernier. Pour la Cour, la réponse à cette question ne peut dépendre exclusivement de la durée depuis laquelle l’individu concerné possède la nationalité danoise, qu’il s’agisse de vingt-huit ans ou d’une durée moindre. En conséquence, la Cour ne peut souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel les effets de la règle des vingt-huit ans à l’égard du requérant ne peuvent passer pour disproportionnés au regard de la situation de celui-ci dès lors qu’il ne possédait la nationalité danoise que depuis deux ans au moment du rejet de sa demande de regroupement familial. Elle relève que pareil raisonnement semble ne pas tenir compte du fait que, pour obtenir la nationalité danoise, le requérant avait résidé au moins neuf ans au Danemark, qu’il avait justifié de sa connaissance de la langue et de la société danoises, et qu’il avait fait la preuve de sa capacité à subvenir à ses besoins.

Plus précisément, lorsque la demande de regroupement familial présentée par M. Biao a été rejetée en août 2004, non seulement celui-ci était citoyen danois depuis près de deux ans mais il vivait au Danemark depuis plus de dix ans, avait été marié à une citoyenne danoise pendant quatre ans environ, avait suivi plusieurs formations, travaillait au Danemark depuis plus de six ans et son enfant, né le 6 mai 2004, était danois par filiation paternelle. Aucun de ces éléments n’a été ni ne pouvait être pris en considération aux fins de l’application de la règle des vingt-huit ans au requérant alors même que, de l’avis de la Cour, ils étaient pertinents pour apprécier si M. Biao avait tissé avec le Danemark des attaches suffisamment fortes pour qu’un regroupement familial avec son épouse étrangère présentât des chances de succès du point de vue de l’intégration de celle-ci.

126. La Cour considère que certains des arguments avancés par le Gouvernement au cours des travaux préparatoires de la loi qui a étendu, à compter du 1er juillet 2002, la condition des attaches aux Danois résidant au Danemark (paragraphe 33 ci-dessus), reflètent une perception négative du mode de vie des Danois d’origine ethnique étrangère, notamment en ce qui concerne leur « pratique matrimoniale » qui, selon lui, « contribue à maintenir ces personnes dans une situation où elles souffrent plus fréquemment que les autres d’isolement et d’inadaptation à la société danoise (...) [et] constitue donc un obstacle à l’intégration des étrangers nouvellement arrivés au Danemark » (paragraphe 33 ci-dessus). À cet égard, la Cour renvoie à la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’arrêt Konstantin Markin c. Russie ([GC], no 30078/06, §§ 142‑143, CEDH 2012 (extraits)), selon laquelle des présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Elle estime qu’il convient d’appliquer un raisonnement analogue à la discrimination dirigée contre les personnes qui ont acquis leur nationalité par naturalisation.

127. En conséquence, à ce stade de l’examen, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas établi, par les arguments qu’il a exposés et les documents qu’il a produits devant elle, que la différence de traitement découlant de la législation incriminée était fondée sur des facteurs objectifs non liés à l’origine ethnique.

128. Dans le cadre de son contrôle juridictionnel de l’application aux requérants de la règle des vingt-huit ans, la Cour suprême danoise a jugé, à la majorité, que cette règle dérogatoire reposait sur un critère objectif, au motif selon elle qu’il était objectivement justifié de choisir une catégorie de citoyens danois ayant de fortes attaches avec le Danemark dès lors que, de manière générale, un regroupement familial ne poserait pas de problèmes en ce qui les concerne. Pour se prononcer ainsi, elle est partie du principe qu’il était normalement possible au conjoint ou concubin étranger des citoyens danois relevant de cette catégorie de bien s’intégrer dans la société danoise. En outre, les juges majoritaires de la Cour suprême ont estimé que les effets de la règle des vingt-huit ans à l’égard du requérant ne pouvaient passer pour disproportionnés (paragraphe 29 ci-dessus).

129. Dans son arrêt, la majorité de la Cour suprême s’est amplement référée à l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali (précité), estimant que les circonstances factuelles de la présente affaire étaient pour l’essentiel identiques à celles de Mme Balkandali. À cet égard, elle a relevé que Mme Balkandali et M. Biao étaient arrivés dans leurs pays hôtes respectifs à l’âge adulte, que la demande de regroupement familial de conjoints présentée par M. Biao avait été rejetée alors que celui-ci résidait au Danemark depuis onze ans, dont deux en tant que ressortissant danois, et que Mme Balkandali avait été déboutée de la sienne alors qu’elle résidait au Royaume-Uni depuis huit ans, dont deux en tant que ressortissante britannique. En outre, s’appuyant notamment sur la conclusion de la Cour selon laquelle « il existe en général des raisons sociales convaincantes d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec un pays découlent de leur naissance sur son territoire » (idem, § 88), les juges majoritaires de la Cour suprême ont estimé, comme indiqué ci-dessus, que « la condition de possession de la nationalité danoise depuis au moins vingt‑huit ans poursui[vait] le même but que la condition de naissance au Royaume-Uni, que la Cour [européenne] a[vait] jugée non contraire à la Convention dans son arrêt de 1985, ce but consistant à établir une distinction entre une catégorie de ressortissants qui, de manière générale, ont avec leur pays des attaches fortes et durables ».

130. Toutefois, la Cour tient à souligner qu’elle a conclu que la règle des vingt-huit ans a un effet indirectement discriminatoire en ce qu’elle favorise les citoyens Danois d’origine ethnique danoise et qu’elle désavantage les personnes d’origine ethnique étrangère qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance ou qu’elle a à leur égard un effet préjudiciable disproportionné (paragraphe 113 ci-dessus). La Cour suprême a, au contraire, considéré que la discrimination alléguée était fondée exclusivement sur l’ancienneté de la nationalité des personnes concernées, circonstance assimilable selon elle à une « autre situation » au sens de l’article 14 de la Convention. En d’autres termes, le critère de proportionnalité employé par la Cour suprême n’est pas le même que celui appliqué par la Cour, lequel exige que l’effet indirectement discriminatoire de la règle des vingt-huit ans soit justifié par des considérations impérieuses ou très fortes non liées à l’origine ethnique (paragraphe 114 ci-dessus).

131. En matière de discrimination indirecte opérée par un État entre ses propres ressortissants selon leur origine ethnique, il est très difficile de concilier l’octroi d’un traitement spécial avec les normes et les évolutions internationales actuelles. La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit en outre tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (voir Dhahbi c. Italie, no 17120/09, § 47, 8 avril 2014, Konstantin Markin, précité, § 126, et Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013 (extraits)).

132. À cet égard, la Cour observe que les requérants invoquent l’article 5 § 2 de la Convention européenne sur la nationalité. Il importe de relever que cet instrument a été ratifié par vingt États membres du Conseil de l’Europe, dont le Danemark (paragraphe 47 ci-dessus). En outre, en ce qui concerne le second paragraphe de l’article 5, le rapport explicatif de cette convention (paragraphe 48 ci-dessus) précise que bien que cette clause ne soit pas une règle impérative à suivre dans tous les cas, elle constitue une déclaration d’intention visant à éliminer l’application discriminatoire des règles relatives à la nationalité entre les ressortissants dès la naissance et les autres ressortissants, y compris les personnes naturalisées. Aux yeux de la Cour, cela laisse entrevoir une tendance à l’émergence d’une norme européenne dont il convient de tenir compte en l’espèce.

133. Par ailleurs, il existe parmi les États membres du Conseil de l’Europe certaines différences en ce qui concerne les conditions à satisfaire pour un regroupement familial (paragraphe 61 ci-dessus). Toutefois, s’agissant de la fixation des conditions du regroupement familial, il apparaît qu’aucun des 29 États étudiés n’établit, comme le fait le Danemark, une distinction entre ses propres ressortissants selon qu’ils relèvent de telle ou telle catégorie.

134. En ce qui concerne le droit de l’Union européenne, la Cour tient en outre à souligner que les conclusions qu’elle a formulées dans des affaires telles que Ponomaryovi (précité, § 54) et C. c. Belgique (7 août 1996, § 38, Recueil 1996‑III), selon lesquelles « on peut considérer que le traitement préférentiel dont bénéficient les nationaux des États membres de l’Union européenne (....) repose sur une justification objective et raisonnable, l’Union européenne constituant un ordre juridique particulier, qui a en outre établi sa propre citoyenneté », se rapportaient à la question d’un traitement préférentiel fondé sur la nationalité, non à celle d’un traitement plus favorable réservé aux « citoyens de naissance » par rapport aux « citoyens ayant acquis leur nationalité après la naissance » ou à une discrimination indirecte opérée par un pays entre ses propres ressortissants selon leur origine ethnique. La Cour relève également que les règles du droit de l’Union européenne relatives au regroupement familial n’établissent aucune distinction entre les personnes selon qu’elles ont acquis une nationalité par la naissance, par enregistrement ou par naturalisation (paragraphe 87 ci‑dessus).

135. En août 2004, les règles du droit de l’Union européenne relatives au regroupement familial n’étaient pas applicables à la situation des requérants (paragraphe 58 ci-dessus). Toutefois, il est intéressant de considérer les dispositions de la législation danoise incriminées à la lumière du droit de l’Union européenne. Du fait de l’installation du requérant en Suède, les intéressés et leur enfant ont désormais des chances d’obtenir un permis de séjour au Danemark s’ils en font la demande depuis la Suède, en application de la Directive 2004/38/CE du Parlement et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, et au regard de l’arrêt rendu le 25 juillet 2008 par la CJUE dans l’affaire Metock c. Minister for Justice, Equality and Law Reform (paragraphe 59 ci-dessus).

136. En outre, il importe de noter que plusieurs organes indépendants se sont déclarés préoccupés par la discrimination indirecte découlant de la règle des vingt-huit ans. À cet égard, la Cour renvoie entre autres aux passages des rapports précités de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), dans lesquels celle-ci a déclaré qu’elle était « vivement préoccupée par le fait que la règle relative aux liens cumulés de vingt-huit ans avec le Danemark constitu[ait] une discrimination indirecte entre les personnes nées au Danemark et celles ayant acquis la citoyenneté de ce pays ultérieurement » (paragraphe 54 ci-dessus, point 49) et que « la règle selon laquelle les personnes qui poss[édaient] la nationalité danoise, que ce [fût] depuis plus de 28 ans ou 26 ans, qui [étaient] nées au Danemark, qui [étaient] venues dans ce pays dans leur petite enfance ou qui y résid[ai]ent légalement, que ce [fût] depuis plus de 28 ans ou 26 ans, [n’étaient] pas concernées par ce critère risqu[ait] aussi de toucher de manière disproportionnée les Danois d’origine étrangère » (paragraphe 55 ci‑dessus, point 129). Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) a exprimé des préoccupations analogues (paragraphe 60 ci‑dessus, point 15).

137. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a lui aussi fait part de son inquiétude au sujet de l’application de la règle des vingt-huit ans (paragraphe 49 ci-dessus), estimant que celle-ci plaçait les citoyens danois naturalisés dans une situation très défavorable par rapport aux citoyens danois nés au Danemark. Il s’est exprimé dans les termes suivants : « [l]e fait que la condition des attaches cumulées ne puisse être levée qu’à un âge aussi avancé en ce qui concerne les citoyens naturalisés, qui auront inévitablement plus de difficultés à y satisfaire à cause de leur origine étrangère, constitue selon moi une restriction excessive au droit à la vie familiale et opère manifestement entre les citoyens danois une discrimination dans l’exercice de ce droit fondamental fondée sur leur origine (...) ».

iv. Conclusion de la Cour

138. En conclusion, eu égard à la marge d’appréciation très étroite dont jouit l’État défendeur en l’espèce, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait des considérations impérieuses ou très fortes non liées à l’origine ethnique propres à justifier l’effet indirectement discriminatoire de la règle des vingt-huit ans. En effet, celle-ci favorise les citoyens danois d’origine ethnique danoise et désavantage les citoyens danois d’une autre origine ethnique qui ont acquis la nationalité danoise après la naissance ou a un effet préjudiciable disproportionné à l’égard de ces derniers.

139. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

LE REFUS DE VERSER DES PRESTATIONS SOCIALES AUX ETRANGERS

DHAHBI C. ITALIE arrêt du 8 avril 2014 requête 17120/09

Refus de verser des allocations familiales à un étranger hors UE

b)  Principes généraux

45.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’une question se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 98, CEDH-2013, et Vallianatos c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 76, CEDH-2013). La notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no94).

46.  Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement (X et autres c. Autriche, précité, § 98, et Vallianatos c. Grèce, précité, § 76). L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH-2008 ; Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH-2010 ; Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 70, 2 novembre 2010 ; et Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 89, CEDH-2011). Toutefois, seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (Gaygusuz, précité, § 42 ; Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 46, CEDH 2003-X ; Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 87, CEDH-2009 ; et Ponomaryovi, précité, § 52).

47.  La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit en outre tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 126, CEDH 2012, et Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013).

b)  Sur le point de savoir s’il y a eu différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations similaires

48.  Aux yeux de la Cour, il ne fait pas de doute que le requérant a été traité de manière différente par rapport aux travailleurs ressortissants de l’Union européenne qui, comme lui, avaient une famille nombreuse. En effet, à la différence de ces derniers, le requérant n’avait pas droit à l’allocation familiale prévue par l’article 65 de la loi no 448 de 1998. Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas.

49.  La Cour observe de surcroît que le refus d’accorder au requérant le bénéfice de cette allocation avait pour fondement exclusif la nationalité de l’intéressé, qui à l’époque n’était pas ressortissant d’un État membre de l’Union européenne. En effet, il n’a pas été allégué que le requérant ne remplissait pas les autres conditions légales pour l’attribution de la prestation sociale en question. À l’évidence, il a donc, en raison d’une caractéristique personnelle, été moins bien traité que d’autres individus se trouvant dans une situation analogue (voir, mutatis mutandis, Ponomaryovi, précité, § 50).

c)  Sur le point de savoir s’il existait une justification objective et raisonnable

50.  La Cour relève que dans plusieurs affaires précitées similaires à la présente (Niedzwiecki ; Okpisz ; Weller ; Fawsie ; et Saidoun) et qui concernaient également l’octroi de prestations sociales à des familles d’étrangers, la Cour a conclu à une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, du fait que les autorités n’avaient pas donné de justification raisonnable à la pratique consistant à exclure de certaines allocations les étrangers légalement installés sur le territoire de ces États, sur la seule base de leur nationalité.

51.  Notamment, dans les affaires Fawsie et Saidoun précitées, qui, à l’instar de la présente, concernaient l’allocation pour famille nombreuse, son constat de violation se fondait, en particulier, sur le fait que les requérantes et les membres de leurs familles s’étaient vu reconnaître le statut de réfugié politique et que le critère choisi par le Gouvernement (qui s’était en l’occurrence essentiellement attaché à la nationalité ou à l’origine grecque des intéressés) pour déterminer les bénéficiaires de l’allocation ne semblait pas pertinent à la lumière du but légitime poursuivi (à savoir, faire face au problème démographique du pays).

52.  La Cour considère que des considérations analogues s’appliquent, mutatis mutandis, en l’espèce. Elle note à cet égard qu’à l’époque des faits le requérant était titulaire d’un permis de séjour et de travail régulier en Italie, et qu’il était assuré auprès de l’INPS (paragraphe 6 ci-dessus). Il payait des contributions à cet organe d’assurance au même titre et sur la même base que les travailleurs ressortissants de l’Union européenne (voir, mutatis mutandis, Gaygusuz, précité, § 46). L’intéressé n’était pas un étranger séjournant sur le territoire pour une courte durée ou en violation de la législation sur l’immigration. Il n’appartenait donc pas à la catégorie des personnes qui, en règle générale, ne contribuent pas au financement des services publics et pour lesquelles un État peut avoir des raisons légitimes de restreindre l’usage de services publics coûteux – tels que les programmes d’assurances sociales, d’allocations publiques et de soins (voir, mutatis mutandis, Ponomaryovi, précité, § 54).

53.  Quant aux « raisons budgétaires » avancées par le Gouvernement (paragraphe 44 ci-dessus), la Cour reconnaît que la protection des intérêts budgétaires de l’État constitue un but légitime de la distinction litigieuse. Ce but ne saurait toutefois, à lui seul, justifier la différence de traitement dénoncée. Il reste à établir s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre le but légitime susmentionné et les moyens employés en l’occurrence. À cet égard, la Cour rappelle que le refus des autorités nationales d’accorder au requérant le bénéfice de l’allocation familiale repose exclusivement sur le constat qu’il ne possédait pas la nationalité d’un État membre de l’Union européenne. Il n’est pas contesté qu’un citoyen d’un tel État se trouvant dans les mêmes conditions que le requérant se verrait accorder l’allocation litigieuse. La nationalité constitue donc le seul et unique critère de la distinction en cause ; or la Cour rappelle que seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (paragraphe 46 ci-dessus). Dans ces circonstances, et nonobstant la grande marge d’appréciation dont bénéficient les autorités nationales en matière de sécurité sociale, l’argument invoqué par le Gouvernement ne suffit pas à convaincre la Cour de l’existence, dans la présente affaire, d’un rapport raisonnable de proportionnalité qui rendrait la distinction critiquée conforme aux exigences de l’article 14 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Andrejeva, précité, §§ 86-89).

d)  Conclusion

54.  Compte tenu de ce qui précède, la justification avancée par le Gouvernement ne paraît pas raisonnable et la différence de traitement constatée s’avère ainsi discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention. Il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

CJUE GRANDE CHAMBRE

Elisabeta et Florin Dano c. Jobcenter Leipzig du 11 novembre 2014

L'État peut refuser des prestations sociales à un étranger membre de l'UE qui est sur son sol sans ressources suffisantes et qui ne cherche pas à travailler.

«Libre circulation des personnes – Citoyenneté de l’Union – Égalité de traitement – Ressortissants d’un État membre sans activité économique séjournant sur le territoire d’un autre État membre – Exclusion de ces personnes des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif en vertu du règlement (CE) n° 883/2004 – Directive 2004/38/CE – Droit de séjour de plus de trois mois – Articles 7, paragraphe 1, sous b) et 24 – Condition de ressources suffisantes»

73 Afin d’apprécier si des citoyens de l’Union, économiquement non actifs, dans la situation des requérants au principal, dont la durée de séjour dans l’État membre d’accueil a été supérieure à trois mois mais inférieure à cinq ans, peuvent prétendre à une égalité de traitement avec les ressortissants de ce dernier État membre pour ce qui concerne le droit à des prestations sociales, il y a donc lieu d’examiner si le séjour desdits citoyens respecte les conditions de l’article 7, paragraphe 1, sous b), de la directive 2004/38. Parmi ces conditions figure l’obligation pour le citoyen de l’Union économiquement non actif de disposer, pour lui et les membres de sa famille, de ressources suffisantes.

74 Admettre que des personnes qui ne bénéficient pas d’un droit de séjour en vertu de la directive 2004/38 puissent réclamer un droit à des prestations sociales dans les mêmes conditions que celles qui sont applicables pour les ressortissants nationaux irait à l’encontre d’un objectif de ladite directive, énoncé à son considérant 10, qui vise à éviter que les citoyens de l’Union ressortissants d’autres États membres deviennent une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil.

75 Il importe d’ajouter à cet égard que, concernant la condition de disposer de ressources suffisantes, la directive 2004/38 distingue entre, d’une part, les personnes qui exercent une activité professionnelle et, d’autre part, celles qui n’en exercent pas. Selon l’article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive 2004/38, le premier groupe des citoyens de l’Union se trouvant dans l’État membre d’accueil dispose du droit de séjour sans devoir remplir une quelconque autre condition. En revanche, s’agissant des personnes qui sont économiquement inactives, l’article 7, paragraphe 1, sous b), de cette directive exige que celles‑ci satisfassent à la condition de disposer de ressources propres suffisantes.

76 Dès lors, il convient de constater que l’article 7, paragraphe 1, sous b), de la directive 2004/38 cherche à empêcher que les citoyens de l’Union économiquement inactifs utilisent le système de protection sociale de l’État membre d’accueil pour financer leurs moyens d’existence.

77 Ainsi que M. l’avocat général l’a relevé aux points 93 et 96 de ses conclusions, l’existence éventuelle d’une inégalité de traitement entre les citoyens de l’Union ayant fait usage de leur liberté de circulation et de séjour et les ressortissants de l’État membre d’accueil à l’égard de l’octroi des prestations sociales est une conséquence inévitable de la directive 2004/38. En effet, une telle inégalité potentielle est fondée sur le rapport qu’a établi le législateur de l’Union à l’article 7 de ladite directive entre, d’une part, l’exigence de ressources suffisantes comme condition de séjour et, d’autre part, le souci de ne pas créer une charge pour le système d’assistance sociale des États membres.

78 Un État membre doit donc avoir la possibilité, en application dudit article 7, de refuser l’octroi de prestations sociales à des citoyens de l’Union économiquement inactifs qui exercent leur liberté de circulation dans le seul but d’obtenir le bénéfice de l’aide sociale d’un autre État membre alors même qu’ils ne disposent pas de ressources suffisantes pour prétendre au bénéfice d’un droit de séjour.

79 Priver un État membre concerné de cette possibilité entraînerait ainsi, comme M. l’avocat général l’a constaté au point 106 de ses conclusions, la conséquence que des personnes qui ne disposent pas, lors de leur arrivée sur le territoire d’un autre État membre, de ressources suffisantes pour subvenir à leurs besoins en disposeraient automatiquement, par l’octroi d’une prestation spéciale en espèces à caractère non contributif dont le but est d’assurer la subsistance du bénéficiaire.

80 Partant, il y a lieu d’effectuer un examen concret de la situation économique de chaque intéressé, sans prendre en compte les prestations sociales demandées, afin d’apprécier s’il satisfait à la condition de disposer de ressources suffisantes pour pouvoir bénéficier d’un droit de séjour au titre de l’article 7, paragraphe 1, sous b), de la directive 2004/38.

81 Dans l’affaire au principal, selon les vérifications effectuées par la juridiction de renvoi, les requérants ne disposent pas de ressources suffisantes et ne peuvent donc réclamer un droit de séjour dans l’État membre d’accueil en vertu de la directive 2004/38. Partant, ainsi que cela a été relevé au point 69 du présent arrêt, ils ne peuvent se prévaloir du principe de non-discrimination de l’article 24, paragraphe 1, de ladite directive.

82 Dans ces conditions, l’article 24, paragraphe 1, de la directive 2004/38, lu en combinaison avec l’article 7, paragraphe 1, sous b), de celle-ci, ne s’oppose pas à une réglementation nationale telle que celle en cause au principal dans la mesure où celle-ci exclut du bénéfice de certaines «prestations spéciales en espèces à caractère non contributif» au sens de l’article 70, paragraphe 2, du règlement n° 883/2004 les ressortissants d’autres États membres qui ne bénéficient pas d’un droit de séjour en vertu de la directive 2004/38 dans l’État membre d’accueil.

83 La même conclusion s’impose pour ce qui concerne l’interprétation de l’article 4 du règlement n° 883/2004. En effet, les prestations en cause au principal, qui constituent des «prestations spéciales en espèces à caractère non contributif» au sens de l’article 70, paragraphe 2, dudit règlement, sont, en vertu de paragraphe 4 de ce même article, octroyées exclusivement dans l’État membre dans lequel l’intéressé réside et conformément à sa législation. Il s’ensuit que rien ne s’oppose à ce que l’octroi de telles prestations à des citoyens de l’Union économiquement non actifs soit subordonné à l’exigence que ceux‑ci remplissent les conditions pour disposer d’un droit de séjour en vertu de la directive 2004/38 dans l’État membre d’accueil (voir, en ce sens, arrêt Brey, EU:C:2013:965, point 44).

84 Au vu de ce qui précède, il convient de répondre aux deuxième et troisième questions que l’article 24, paragraphe 1, de la directive 2004/38, lu en combinaison avec l’article 7, paragraphe 1, sous b), de celle-ci, ainsi que l’article 4 du règlement n° 883/2004 doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à la réglementation d’un État membre en vertu de laquelle des ressortissants d’autres États membres sont exclus du bénéfice de certaines «prestations spéciales en espèces à caractère non contributif» au sens de l’article 70, paragraphe 2, du règlement n° 883/2004, alors que ces prestations sont garanties aux ressortissants de l’État membre d’accueil qui se trouvent dans la même situation, dans la mesure où ces ressortissants d’autres États membres ne bénéficient pas d’un droit de séjour en vertu de la directive 2004/38 dans l’État membre d’accueil.

LE REFUS D'ACCORDER DES PRESTATIONS SOCIALES A DES REFUGIES POLITIQUES

ARRÊT SAIDOUN CONTRE GRÈCE REQUÊTE 40083/07 DU 28 OCTOBRE 2010

Si la Cour ne met pas en doute la volonté du législateur grec, en attribuant l’allocation familiale aux personnes qui ne sont pas susceptibles de quitter le territoire, de faire face au problème démographique du pays qui semble tendre à s’aggraver, elle ne souscrit pas au critère choisi, fondé essentiellement sur la nationalité grecque ou l’origine grecque, d’autant que ce critère n’était pas uniformément appliqué à l’époque des faits.

La Cour rappelle que seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité ́. Elle note par ailleurs que le Conseil d’Etat a en 2000 donné raison à une personne dans une situation similaire à celle des requérantes. En outre, dès 1997, le statut d’ayants droit à l’allocation a été reconnu aux nationaux des Etats membres de l’Union européenne, puis, en 2000, aux nationaux des Etats parties de l’Espace économique européen et finalement, à partir de 2008, aux réfugiés tels que les requérants. Enfin, selon la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, à laquelle la Grèce est partie, les Etats doivent accorder aux réfugiés résidant régulièrement sur leur territoire le même traitement en matière d’assistance et de secours publics qu’à leurs nationaux.

Ainsi, le refus des autorités d’accorder une allocation pour famille nombreuse aux requérantes n’avait pas de justification raisonnable. La Cour conclut à l’unanimité qu’il y a eu une violation des articles 8 et 14 combinés de la Convention.

Arrêt Bah c. Royaume Uni requête n°56238/07 du 27 septembre 2011

En revanche, un étranger qui accepte de renoncer aux prestations sociales pour obtenir une carte de séjour ne peut ensuite se plaindre de la violation de la Convention

Articles 8 et 14

La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention ne garantit pas un droit à l’attribution d’un logement social. Toutefois, lorsque les Etats prévoient l’attribution d’une prestation de ce genre, cette attribution ne doit pas revêtir un caractère discriminatoire.

Le fils de l’intéressée a été autorisé à entrer sur le territoire britannique et à y séjourner à la condition expresse qu’il ne sollicite aucune assistance financière auprès des pouvoirs publics. Le refus d’accorder la priorité à la demande de la requérante au regard de la législation applicable en matière de logement social s’explique donc par le caractère conditionnel de l’autorisation de séjour de son fils, et non par la nationalité sierra-léonaise de l’intéressée.

Compte tenu du manque de logements sociaux, il était légitime que les autorités nationales fixent des critères en vue de leur attribution, pour autant que ces critères ne soient ni arbitraires ni discriminatoires.

La législation pertinente détermine précisément les catégories de personnes pouvant bénéficier d’un logement social et spécifie celles qui peuvent prétendre à un traitement prioritaire de leur demande. Les personnes qui ont un droit irrévocable de séjourner au Royaume-Uni, celles qui bénéficient d’un droit de séjour inconditionnel et les réfugiés peuvent prétendre à la fois à l’attribution d’un logement et à une aide à la recherche d’un logement. Les personnes dont le permis de séjour est conditionnel ne bénéficient pas de ce droit.

Le refus de traitement prioritaire opposé à Mme Bah n’avait rien d’arbitraire. Lorsqu’elle a fait venir son fils au Royaume-Uni, elle savait pertinemment à quelle condition le séjour

de celui-ci serait subordonné. Elle l’acceptant sans réserve, elle a consenti à ne pas faire appel aux deniers publics pour l’entretien de son fils.

La Cour ne sous-estime pas l’angoisse que la perspective de se trouver sans logement a pu causer à la requérante. Toutefois, elle observe que ce risque ne s’est jamais réalisé. L’intéressée a obtenu un appartement grâce à l’aide des autorités locales. Par ailleurs, selon toute vraisemblance, même les personnes bénéficiant d’un traitement prioritaire se seraient vu proposer des logements sociaux à peu près au même moment que l’intéressée.

La Cour conclut que le refus des autorités britanniques d’accorder un traitement prioritaire à la demande d’attribution d’un logement social formulée par Mme Bah était raisonnablement et objectivement justifié. Dans ces conditions, il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

LE REFUS DE DÉLIVRER UN PERMIS DE SÉJOUR POUR CAUSE DE MALADIE

Novruk et autres c. Russie requêtes no 31039/11, 48511/11, 76810/12, 14618/13 et 13817/14 du 15 mars 2016,

Violation de l'article 14 combiné à l'article 8 pour un problème structurel en Russie : la législation est discriminatoire à l’égard des étrangers séropositifs en matière d’entrée, de séjour et de résidence sur le territoire

L’affaire porte sur l’entrée et le séjour en Russie d’étrangers séropositifs.

La Cour rappelle que la Convention européenne ne garantit pas le droit d’entrer ou de s’établir dans un pays donné. Les États doivent toutefois appliquer leurs politiques migratoires de manière compatible avec les droits de l’homme des ressortissants étrangers, en particulier le droit au respect de la vie privée et familiale et le droit à la non-discrimination.

La Cour juge notamment que la législation visant à prévenir la transmission du VIH utilisée en l’espèce pour interdire aux requérants l’entrée ou le séjour sur le territoire national reposait sur une présomption injustifiée selon laquelle ils adopteraient un comportement à risque, et qu’il n’a pas été procédé à une mise en balance comportant une appréciation individualisée de chaque cas. Compte tenu de l’écrasant consensus au niveau européen et international dans le sens de l’abolition des restrictions posées par les États à l’entrée, au séjour et à la résidence sur leur territoire des personnes séropositives, lesquelles constituent un groupe particulièrement vulnérable, la Cour conclut que la Russie n’a pas justifié par des motifs impérieux ni par des éléments objectifs la différence de traitement que les requérants ont subie en raison de leur séropositivité, et qu’ils ont donc été victimes d’une discrimination fondée sur leur état de santé.

La Cour juge aussi que la législation défectueuse qui a donné lieu aux procédures menées dans le cas des requérants constitue un problème structurel de nature à générer des requêtes répétitives.

Notant toutefois qu’une réforme législative est en cours en Russie, elle décide à ce stade de ne pas indiquer de mesures générales aux fins de la bonne exécution de l’arrêt.

La Cour juge que l’article 14 combiné avec l’article 8 est applicable au cas des requérants. Les trois premiers requérants sont tous mariés à des ressortissants russes, avec lesquels ils ont des enfants :

ils ont donc une « vie familiale » en Russie. Mme Ostrovskaya, qui n’a ni amis ni parents hors de Russie, vit avec la famille de son fils et contribue aux dépenses du ménage : elle doit donc être considérée comme ayant établi sa « vie privée » en Russie. M. V.V. est dans une relation de couple stable depuis 2007 : il a donc une « vie familiale » avec son partenaire.

La Cour note que la Russie devait justifier par des motifs particulièrement impérieux la différence de traitement alléguée par les requérants : premièrement, les personnes séropositives constituent un groupe vulnérable confronté à de nombreux problèmes médicaux, professionnels, sociaux, personnels et psychologiques, y compris des préjugés profondément ancrés dans les mentalités même chez les personnes ayant un haut niveau d’éducation ; deuxièmement, la Russie est actuellement le seul État membre du Conseil de l’Europe à expulser les ressortissants étrangers séropositifs, expulsion que seuls 16 États dans le monde pratiquent.

La Cour souligne donc que, avant de prendre une décision apportant une restriction au droit d’un individu au respect de sa vie privée et familiale, les autorités doivent procéder à une appréciation judiciaire individualisée de tous les éléments pertinents. Lorsque, au contraire, une telle décision repose sur la classification prédéterminée d’un groupe entier d’individus vulnérables opérée au motif qu’ils constitueraient un risque sanitaire en raison de leur état de santé, cette décision ne peut passer pour être compatible avec la protection contre la discrimination consacrée à l’article 14 de la Convention.

Or les décisions interdisant aux requérants l’entrée ou le séjour sur le territoire russe afin d’empêcher la propagation du VIH reposaient sur une généralisation injustifiée dépourvue de base factuelle, à savoir la présomption qu’ils adopteraient un comportement à risque, par exemple en ayant des rapports sexuels non protégés ou en partageant des seringues contaminées. Pourtant, les requérants, qui vivaient avec leur famille ou avec leur partenaire, n’avaient jamais été accusés ni même soupçonnés de tels actes. De plus, dans le cas de V.V., les conclusions du tribunal régional reposaient sur des prémisses scientifiquement fausses (risque qu’il transmette le VIH en utilisant les infrastructures communes d’un foyer d’étudiants).

La Cour conclut que, compte tenu de l’écrasant consensus européen et international dans le sens d’une abolition des restrictions posées par les États à l’entrée, au séjour et à la résidence sur leur territoire des ressortissants étrangers séropositifs, la Russie n’a pas justifié par des motifs impérieux ni par des éléments objectifs la différence de traitement dont les requérants ont fait l’objet en raison de leur séropositivité. Ils ont donc été victimes d’une discrimination fondée sur leur état de santé, en violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

KIYUTIN CONTRE RUSSIE REQUÊTE 2700/10 DU 10 MARS 2011

Le refus de délivrer un permis de séjour à un étranger en raison de sa séropositivité est discriminatoire

Principaux faits

Le requérant, Viktor Kiyutin, est un ressortissant ouzbek né en 1971 en URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) et vit depuis 2003 dans la région d’Oryol (Fédération de Russie). Il a épousé une ressortissante russe en juillet 2003 et leur fille est née l’année suivante.

Parallèlement, M. Kiyutin demanda un permis de séjour et fut prié de passer un examen médical, au cours duquel il fut testé séropositif. Sa demande fut refusée en application d’une disposition légale interdisant la délivrance d’un permis de séjour aux étrangers séropositifs. Il attaqua ce refus en justice, soutenant que les autorités auraient dû tenir compte de son état de santé et de ses attaches familiales en Russie. Sur la base de la même disposition légale, les tribunaux russes rejetèrent ses recours.

Invoquant en particulier les articles 8 et 14 de la Convention, M. Kiyutin alléguait que son refus de permis de séjour avait perturbé sa vie familiale. La Cour a décidé d’examiner l’affaire sur le terrain de l’article 14 en combinaison avec l’article 8.

La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 18 décembre 2009.

Article 14

La Cour rappelle d’emblée que le droit pour un étranger d’entrer ou de s’installer dans tel ou tel pays n’est pas garanti par la Convention. Bien que M. Kiyutin se soit marié légalement en Russie, la Convention ne fait aucunement obligation de respecter le choix, par des couples mariés, de leur lieu de résidence commune. Cependant, M. Kiyutin ayant fondé une famille en Russie, sa situation relève du champ d’application de l’article 8. Dès lors, l’article 14 est applicable en combinaison avec cette disposition et la Russie avait l’obligation d’exercer de manière non discriminatoire son contrôle en matière d’immigration. Bien que l’article 14 ne fasse pas expressément figurer l’état de santé ou les problèmes médicaux parmi les motifs sur le fondement desquels la discrimination est interdite, la Cour considère que la séropositivité relève de « toute autre situation ».

Époux d’une ressortissante russe et père d’un enfant russe, M. Kiyutin était dans une situation analogue à celle d’autres étrangers cherchant à obtenir en Russie un permis de séjour pour motif familial. Il a été traité différemment en application d’une disposition légale qui prévoyait que toute demande de permis de séjour devait être refusée si l’étranger ne pouvait pas établir qu’il était séronégatif.

La Cour souligne que les séropositifs constituent un groupe vulnérable de la société, victime dans le passé de discriminations revêtant bien des formes, que ce soit en raison des idées fausses concernant la propagation de cette pathologie ou des préjugés se rapportant au mode de vie qu’on en croit à l’origine. Par conséquent, lorsqu’une restriction des droits fondamentaux s’applique à un groupe de ce type, l’Etat dispose d’une marge d’appréciation bien plus étroite et il doit avoir des raisons très puissantes pour imposer les restrictions en question.

Au sein du Conseil de l’Europe, les 47 Etats membres sont tous parties à la Convention et seuls six d’entre eux subordonnent la délivrance d’un permis de séjour à la séronégativité du demandeur. Seuls trois Etats européens prévoient l’expulsion des étrangers séropositifs. Par conséquent, le refus d’octroi de permis de séjour aux séropositifs ne reflète pas un consensus européen établi en la matière et cette politique ne trouve guère d’appui parmi les Etats membres du Conseil de l’Europe.

La Cour reconnaît que les restrictions aux déplacements permettent éventuellement de protéger efficacement la santé publique, mais seulement contre les maladies hautement contagieuses ayant une courte période d’incubation comme le choléra, la fièvre jaune ou, plus récemment, le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) et la grippe aviaire (H5N1). Toutefois, la seule présence d’un séropositif sur le territoire du pays ne constitue pas en elle-même une menace pour la santé publique, surtout vu que les modes de transmission du VIH restent les mêmes quelle que soit la durée du séjour ou la nationalité des gens. De plus, les restrictions aux déplacements pour cause de VIH ne

sont pas imposées aux touristes, aux visiteurs de courte durée ni aux ressortissants russes revenus au pays après un séjour à l’étranger. Aussi n’existe-il aucune justification à l’imposition de restrictions aussi sélectives, dès lors que nul ne peut conclure que les autres catégories de personnes sont moins susceptibles d’adopter un comportement à risque que les migrants établis. De surcroît, les tests ne permettent pas d’identifier tous les étrangers atteints du VIH s’ils sont pratiqués sur des personnes nouvellement affectées pendant la période au cours de laquelle le virus ne se manifeste pas.

La Cour observe ensuite que, si les étrangers séropositifs peuvent éventuellement risquer de grever lourdement le système public de santé, pareille considération doit être écartée en l’espèce étant donné que, en Russie, les étrangers n’ont pas droit aux soins médicaux gratuits, sauf en cas d’urgence, et doivent payer eux-mêmes toutes leurs prestations médicales.

La Cour relève enfin que le refus d’octroi de permis de séjour aux étrangers séropositifs est prescrit de manière expresse, systématique et inconditionnelle par le droit russe, qui prévoit également l’expulsion des étrangers révélés séropositifs. Il n’y a aucune possibilité d’examen individualisé fondé sur les circonstances particulières de chaque cas, et ni les instances d’immigration ni les juridictions du pays ne s’estiment liées par la conclusion de la Cour constitutionnelle selon laquelle des permis de séjour temporaires peuvent être délivrés pour des motifs humanitaires.

La Cour juge que M. Kiyutin a été victime d’une discrimination fondée sur son état de santé, en violation de l’article 14, combiné avec l’article 8.

LA DISCRIMINATION SUR LA CARTE DE SÉJOUR OU LA NATIONALITE

SUIVANT L'ORIGINE DES DEMANDEURS

ZEGGAI c. FRANCE du 13 octobre 2022 Requête no 12456/19

Art 14 (+ Art 8) • Discrimination • Vie privée • Modalités d’accès à la nationalité française distinctes selon que les personnes nées en France, de parents d’origine algérienne nés français, sont nées avant ou après l’indépendance de l’Algérie • Rejet de la demande de certificat de nationalité française du requérant né en France avant l’indépendance de l’Algérie, de parents nés français en territoire français d’Algérie relevant du statut de droit local n’ayant pas souscrit de déclaration de reconnaissance de la nationalité française • But légitime de maintenir l’unité familiale au moment du transfert de souveraineté et de laisser le choix aux personnes concernées de conserver ou non la nationalité française • Large marge d’appréciation • Réintégration possible dans la nationalité française pour le requérant

CEDH

53.  Toute différence de traitement n’emporte pas automatiquement violation de l’article 14. Il faut établir que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables en la matière jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette distinction est discriminatoire. Une distinction est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Celle‑ci étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (voir, par exemple, Konstantin Markin, précité, §§ 125-126, ainsi que les références qui y figurent).

54.  Renvoyant à ses conclusions relatives à la recevabilité (paragraphes 38 et 42-43 ci-dessus), la Cour souligne qu’elle n’est amenée à examiner au fond que le second volet du grief, tiré de ce que le refus litigieux repose sur une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 dans la jouissance du droit au respect de la vie privée, entre, au sein d’une même fratrie, les personnes nées en France, avant l’indépendance de l’Algérie, de parents nés Français, et les personnes nées en France, après l’indépendance de l’Algérie, de parents nés Français.

55.  La Cour relève, s’agissant du seul volet recevable tiré de la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, que la différence de traitement dénoncée par le requérant concerne des personnes dont les parents sont nés Français sur le territoire français d’Algérie, relevaient du statut civil de droit local, et ont perdu la nationalité française après l’indépendance de l’Algérie faute d’avoir souscrit une déclaration de reconnaissance de la nationalité française, selon que ces personnes sont nées avant ou après l’indépendance de l’Algérie. Le critère de différenciation dont se plaint le requérant se rattache donc aux circonstances de la naissance et plus précisément à la date de celle-ci. Il s’agit ainsi principalement d’un critère temporel qui renvoie directement à celui de la « naissance », qui est quant à lui un motif de discrimination expressément prohibé par l’article 14 de la Convention (voir, mutatis mutandis, l’avis consultatif relatif à la différence de traitement entre les associations de propriétaires « ayant une existence reconnue à la date de la création d’une association communale de chasse agrée » et les associations de propriétaires créées ultérieurement [GC], demande no P16‑2021-002, Conseil d’État français, §§ 60-61, 13 juillet 2022).

56.  Ceci étant, la Cour constate que, hormis le fait qu’il est né avant l’indépendance de l’Algérie alors que ses frères et sœurs sont nés après cette date et que leurs parents n’avaient plus la nationalité française à la naissance de ces derniers, le requérant se trouve quant aux circonstances de sa naissance dans une situation analogue à la leur : tous sont nés en France métropolitaine des mêmes parents, nés Français sur le territoire français d’Algérie. Au regard du grief examiné par la Cour, les similitudes entre la situation du requérant et celle de ses frères et sœurs apparaissent ainsi prédominantes par rapport aux différences (voir, mutatis mutandis, l’avis consultatif précité, § 70).

57.  Quant au but de la différence de traitement entre l’un et les autres, il ressort des observations du Gouvernement qu’il s’agissait, dans le contexte de l’accession de l’Algérie à l’indépendance, de maintenir l’unité familiale au moment du transfert de souveraineté en faisant en sorte que les enfants mineurs suivent la condition de leurs parents au regard de la nationalité française.

58. La légitimité de ce but est d’autant moins contestable qu’il est lié à la décision souveraine de la France de laisser aux personnes qui relevaient du statut civil de droit local et qui étaient donc éligibles à la nationalité algérienne au moment de l’accession de l’Algérie à l’indépendance, le choix de conserver ou non la nationalité française, plutôt que de leur imposer de la garder. Des considérations de sécurité juridique justifiaient en outre que le dispositif mis en place en 1962 soit temporaire.

59.  Parmi les facteurs à prendre en compte pour vérifier s’il y a un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but légitime visé figurent l’étendue de la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, l’adéquation entre le but visé et les moyens employés, ainsi que l’impact de ces moyens sur la situation du requérant (voir, mutatis mutandis, l’avis consultatif précité, §§ 98-110).

60.  L’étendue de la marge d’appréciation des autorités nationales est un facteur déterminant (voir l’avis consultatif précité, § 98). Or, compte tenu des enjeux liés à la question de la nationalité des personnes relevant du statut civil de droit local dans le contexte de l’indépendance de l’Algérie, et au vu des développements figurant au paragraphe 58 ci-dessus, la Cour est conduite à considérer que la France disposait d’une large marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure il était justifié d’opérer une distinction, s’agissant des modalités d’accès à la nationalité française, entre les enfants mineurs de ces personnes selon la date de leur naissance, avant ou après l’accession de l’Algérie à l’indépendance.

61.  S’agissant du deuxième des facteurs susmentionnés, la Cour rappelle que l’adéquation entre le critère de différenciation et le but légitime poursuivi est un élément essentiel dans l’analyse de la proportionnalité (voir l’avis consultatif précité, § 101). En l’espèce, elle ne voit pas de raison de douter que la distinction opérée s’agissant des modalités d’accès à la nationalité française entre les enfants mineurs de personnes qui relevaient du statut civil de droit local selon la date de leur naissance, avant ou après l’accession de l’Algérie à l’indépendance, était à l’époque en adéquation avec le but légitime poursuivi, à savoir que les enfants mineurs suivent la condition de leurs parents au regard de la nationalité française, dès lors que la question du maintien de leurs parents dans la nationalité française se posait précisément en raison et dans le contexte de l’accession de l’Algérie à l’indépendance.

62.  Enfin, s’agissant de l’impact sur la situation du requérant, ainsi que le fait valoir le Gouvernement, le droit français offrait au requérant plusieurs moyens pour recouvrer la nationalité française : par voie de déclaration sur le fondement de la possession d’état de Français, par voie de naturalisation, et par voie de réintégration (paragraphes 30-32 ci-dessus).

63.  La Cour relève en particulier que la troisième de ces options, sur laquelle le ministre de la Justice, le ministre de l’Intérieur et la cour d’appel de Douai ont attiré l’attention du requérant (paragraphes 11, 16 et 18 ci‑dessus), semble spécialement appropriée à sa situation. Elle constate à cet égard qu’il ressort des articles 24 et 24-1 du code civil que les personnes qui sont en mesure d’établir avoir possédé la nationalité française peuvent obtenir leur réintégration dans cette nationalité par décret. Une telle réintégration est soumise aux exigences de moralité, d’assimilation à la communauté française et d’absence de condamnation applicables à la naturalisation, mais peut être obtenue à tout âge et sans condition relative à la durée de résidence en France. La Cour relève aussi que, par une note du 25 octobre 2016, le ministre de l’Intérieur attire l’attention des préfets sur l’instruction des demandes de réintégration dans la nationalité française déposées par des personnes qui, tel le requérant, sont nées en France avant le 1er janvier 1963 de parents nés Français sur le territoire français d’Algérie, de statut civil de droit local, et qui ont perdu la nationalité française à cette dernière date en l’absence de souscription d’une déclaration de reconnaissance de la nationalité française avant le 22 mars 1967. Cette note souligne en particulier que, « compte tenu de la situation très spécifique de ces postulants, il importe que [les] services préfectoraux soient parfaitement à même d’apprécier la recevabilité des demandes qui leur sont transmises » et que, « dès lors que ces personnes établissent résider en France et remplissent [les] conditions de recevabilité, il (...) appartient [aux préfets] d’engager l’instruction de leur dossier » (paragraphes 22-23 ci-dessus).

64.  Au vu des pièces du dossier, en particulier la note du ministre de l’Intérieur de 2016 et les observations du Gouvernement, la Cour, qui relève que l’issue de cette procédure n’est pas susceptible de se heurter à une tardiveté, ne doute pas, si le requérant décidait de solliciter, ainsi que l’y ont invité le ministre de la Justice, le ministre de l’Intérieur et la cour d’appel de Douai, sa réintégration dans la nationalité française, de la particulière célérité avec laquelle les autorités nationales donneront suite à sa demande.

65.  Certes, la possibilité de recouvrer la nationalité française ne répond pas entièrement au grief du requérant, au cœur duquel se trouve ce qu’il perçoit comme une négation rétroactive d’un élément de son identité, résultant de ce que, bien qu’il soit né Français en France et qu’il y ait été durablement identifié comme tel puisqu’il disposait d’une carte d’identité française et d’une carte d’électeur, les juridictions françaises ont retenu alors qu’il avait soixante-deux ans qu’il avait cessé d’être français à partir de l’âge de six ans.

66.  La Cour relève néanmoins que la différence de traitement entre le requérant et ses frères et sœurs ne porte pas sur le principe même de l’accès à la nationalité française mais sur les modalités de l’accès à celle-ci, ce qui relativise significativement son impact sur son droit au respect de la vie privée (comparer, mutatis mutandis, avec l’affaire D c. France (no 11288/18, § 85, 16 juillet 2020), dont les circonstances sont toutefois très différentes).

67.  Si la Cour tient à souligner que l’État défendeur a commis une erreur en délivrant une carte d’identité et une carte électorale à une personne qui n’avait plus la nationalité française, cette circonstance, aussi regrettable soit‑elle, et quelles qu’aient pu être ses conséquences sur le droit au respect de la vie privée du requérant, est sans incidence sur la seule question soumise à l’examen de la Cour, relative au caractère discriminatoire ou non de la différence de traitement que dénonce ce dernier.

68.  Dans ces conditions, et compte-tenu de la large marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, la Cour admet que les moyens employés étaient proportionnés au but légitime visé. La différence de traitement dénoncée par le requérant, dans la jouissance du droit au respect de la vie privée, repose donc sur une justification objective et raisonnable.

69.  Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

ARRÊT GRANDE CHAMBRE

KURIĆ ET AUTRES c. SLOVÉNIE du 26 juin 2012 Requête no 26828/06

Un nettoyage ethnique légaliste

383.  Considérant l’importance que la question de la discrimination revêt en l’espèce, la Grande Chambre estime, contrairement à la chambre, qu’il y a lieu d’examiner le grief soulevé par les requérants sur le terrain de l’article 14 de la Convention.

1.  Applicabilité de l’article 14 de la Convention

384.  D’après la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 33, Recueil 1997‑I ; Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil 1998‑II, et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 42, CEDH 2006‑VIII).

385.  En l’espèce, la Cour a estimé que les mesures dénoncées s’analysaient en une ingérence illégale dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur « vie privée et familiale » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (paragraphe 339 ci-dessus). Par conséquent, l’article 8 étant ainsi applicable aux faits de la cause, l’article 14 l’est également.

2.  Observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

a)  Principes généraux

386.  D’après la jurisprudence constante de la Cour, la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables (Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 48, CEDH 2002‑IV). Une différence de traitement manque de justification objective et raisonnable si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas un « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé. En cas de différence de traitement fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique, la notion de justification objective et raisonnable doit être interprétée de manière aussi stricte que possible (voir, parmi beaucoup d’autres, Oršuš et autres c. Croatie [GC], no 15766/03, § 156, CEDH 2010).

387.  Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil 1996‑IV). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126), mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les Etats contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (voir Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 54, CEDH 2004‑X, et, mutatis mutandis, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV).

388.  Cela étant, l’article 14 de la Convention n’interdit pas aux Parties contractantes de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c’est l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, en l’absence d’une justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000‑IV, et Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 44, CEDH 2009). La Cour a également admis que peut être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe, et qu’une discrimination potentiellement contraire à la Convention peut résulter d’une situation de fait (voir D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 175, et les références qui y sont citées).

389.  Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà statué que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (ibidem, § 177).

b)  Sur le point de savoir s’il y a eu une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations comparables

390.  Se tournant vers la présente affaire, la Cour observe que le statut des ressortissants d’Etats autres que les républiques de l’ex-RSFY qui vivaient en Slovénie avant l’indépendance (les « véritables » étrangers) était régi par l’article 82 de la loi sur les étrangers, d’après lequel les permis de séjour permanent de ces personnes demeuraient valables (paragraphe 207 ci-dessus). Toutefois, cette loi ne réglementait pas le statut des ressortissants des autres républiques de l’ex-RSFY qui résidaient en Slovénie. Ainsi qu’il a été souligné ci-dessus (paragraphe 344), ce vide juridique a conduit à l’« effacement » de ces derniers et à l’irrégularité de leur séjour sur le territoire slovène.

391.  On pourrait soutenir qu’il existait avant l’indépendance de la Slovénie une différence entre ces deux groupes, puisque l’un était composé d’étrangers alors que l’autre était formé de ressortissants de l’ancien Etat fédéral dont la Slovénie était une partie constitutive. La Cour estime toutefois qu’après la déclaration d’indépendance et la naissance du nouvel Etat, la situation de ces deux groupes de personnes est devenue au moins comparable. Ils se composaient en effet tous deux d’étrangers ayant la nationalité d’un Etat autre que la Slovénie et d’apatrides. Or, à la suite de l’« effacement », seuls les membres de l’un de ces deux groupes ont pu conserver leur permis de séjour.

392.  Dès lors, il y a eu une différence de traitement entre deux groupes – les « véritables » étrangers et les ressortissants de républiques de l’ex-RSFY autres que la Slovénie – qui se trouvaient dans une situation similaire en ce qui concerne les questions de séjour.

c)  Sur l’existence d’une justification objective et raisonnable

393.  La Cour ne voit pas en quoi la nécessité, invoquée par le Gouvernement, de constituer un corps de citoyens slovènes en vue de la tenue des élections législatives de 1992 (paragraphe 378 ci-dessus) a pu exiger d’établir une différence de traitement dans l’octroi aux étrangers de la possibilité de séjourner en Slovénie, étant donné qu’un permis de séjour ne confère pas le droit de vote à son titulaire. Certes, seules les « personnes effacées », et non les « véritables » étrangers, se sont vu donner la possibilité d’acquérir la nationalité slovène dans des conditions favorables. Toutefois, la Cour a déjà souligné que le fait de n’avoir pas demandé la nationalité ne pouvait en soi passer pour un motif raisonnable de priver un groupe d’étrangers de leurs permis de séjour (paragraphe 357 ci-dessus).

394.  Dès lors, la Cour estime que la différence de traitement dénoncée était fondée sur l’origine nationale des intéressés – les ressortissants de l’ex‑RSFY étant traités différemment des autres étrangers – et ne poursuivait pas un but légitime ; par conséquent, elle ne reposait pas sur une justification objective et raisonnable (voir, mutatis mutandis, Sejdić et Finci, précité, §§ 45-50). En outre, après la déclaration d’indépendance la situation des ressortissants de l’ex-RSFY, dont les requérants, changea considérablement par rapport à celle des « véritables » étrangers. Avant 1991, les ressortissants de l’ex-RSFY se trouvaient dans une situation privilégiée par rapport aux « véritables » étrangers en ce qui concerne les questions liées à la résidence. On peut considérer qu’à l’époque la nationalité de l’Etat fédéral était une justification objective pour pareil traitement préférentiel. Toutefois, après l’adoption des lois sur l’indépendance, les ressortissants de l’ex-RSFY se retrouvèrent soudain dans une situation d’irrégularité, que la Cour a jugée contraire à l’article 8 (paragraphes 361-362 ci-dessus), et désavantagés par rapport aux « véritables » étrangers, dont les permis de séjour permanent étaient seuls demeurés valables, même si les intéressés n’avaient pas sollicité la nationalité slovène (paragraphe 390 ci-dessus). Aussi la Cour considère‑t‑elle que la législation en cause a fait peser une charge excessive et disproportionnée sur les ressortissants de l’ex-RSFY.

395.  La conclusion ci-dessus se trouve également confirmée par la décision du 4 février 1999 dans laquelle la Cour constitutionnelle a dit que les « personnes effacées » se trouvaient dans une situation juridique moins favorable que les « véritables » étrangers qui résidaient en Slovénie avant l’indépendance et dont les permis de séjour permanent spéciaux demeuraient valables en vertu de l’article 82 de la loi sur les étrangers (paragraphe 42 ci-dessus).

396.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE ZUPANČIČ (Traduction)

La présente affaire soulève de très sérieux dilemmes moraux, en particulier au niveau juridictionnel international. Comme nous le verrons, certaines de ces questions n’ont pas pu émerger au niveau des juridictions nationales, dont la sphère est plus restreinte. Toutefois, l’esprit historique de la Convention, qui procède des séquelles de la Seconde Guerre mondiale, comparables à celles du cas d’espèce, permet et requiert – forcément – d’adopter une perspective plus large ! En effet, dans la présente affaire et dans d’autres affaires importantes, cette spécificité d’une perspective plus large et, en particulier, d’une objectivité accrue due à la distance par rapport au théâtre national isolé, semble être le but, mûri au fil du temps, de notre propre compétence internationale.

Depuis 1992, 25 671 personnes auraient été touchées par cette pratique de nettoyage ethnique légaliste – ainsi que l’a qualifiée à juste titre le juge Vučinić –, qui a été officiellement autorisée. Depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi de 1999 sur la nationalité – enfin conforme à la première décision de la Cour constitutionnelle – au moins 6 621 personnes lésées ont jusqu’ici apparemment démontré leur intérêt juridique et ont en fait régularisé leur séjour ou leur nationalité. Au 31 janvier 2012, les services administratifs du ministère de l’Intérieur avaient enregistré 229 demandes de permis de séjour permanent et 101 demandes de régularisation ex tunc. Ils avaient délivré 59 permis de séjour permanent ; 83 de ces demandes avaient été rejetées, et 87 étaient toujours pendantes. Ils avaient rendu 52 décisions positives soit spéciales soit d’office, ainsi que 74 décisions à la suite de demandes spéciales ; sur ces demandes, 10 avaient été rejetées administrativement et 17 étaient toujours pendantes. Ces décisions sont susceptibles d’un recours administratif. Au 31 janvier 2012, 29 recours administratifs étaient pendants devant le ministère de l’Intérieur. On peut supposer que, après un tel recours administratif, il est possible de solliciter une décision judiciaire. Il semble que la moitié environ des 25 671 personnes initialement lésées ne vivent plus en République de Slovénie ou n’ont pas manifesté leur intérêt juridique à régulariser leur statut de résident. Quant à l’indemnisation des victimes, conformément à la décision de la Cour constitutionnelle, le droit interne fixait à cet égard un délai de cinq ans expirant en mars 2004. Le législateur ayant ignoré cette décision de la Cour constitutionnelle jusqu’en 1999 et la violation ayant manifestement continué, cette date d’expiration ne devrait pas être applicable.

En revanche, je m’empresse d’ajouter que l’on ne peut dire avec certitude dans combien de cas les victimes, c’est-à-dire celles ayant qualité pour agir (legitimatio activa) dans des affaires futures potentielles, ont en fait elles-mêmes négligé de demander la nationalité en temps utile. En outre, le délai de vingt ans qu’il a fallu pour résoudre juridiquement cette question – au cas par cas ! – au niveau interne est dans une certaine mesure dû au fait que l’on a trompé l’opinion publique slovène en lui donnant l’impression peu crédible et fausse qu’au moins certaines des personnes lésées avaient causé le problème elles-mêmes ; la procrastination dont les intéressés ont fait preuve aurait été due à leur propre ambivalence nationaliste (serbe, croate, etc.) quant à leur animus manendi (intention d’établir résidence), c’est-à-dire de continuer à séjourner dans la République de Slovénie qui venait alors d’être créée. C’était il y a vingt ans, avant, pendant et après les guerres dans les Balkans. Il faut donc garder à l’esprit que – à l’époque – il était loin d’être évident pour les personnes concernées, eu égard à leurs vœux pieux, que les mythes mégalomanes d’une grande Serbie, ou autre, dans les Balkans étaient infondés. Les personnes véritablement – et pas seulement juridiquement – victimes de ces guerres tribales primitives – caractérisées par le narcissisme des petites différences et par les atrocités indicibles qui s’ensuivirent en Croatie, en Serbie et en Bosnie-Herzégovine – se comptent maintenant en centaines de milliers de personnes tuées, torturées, violées, etc. En outre, l’instigation perfide de certains services de renseignement d’Europe continentale – lesquels avaient un intérêt à la désintégration de la Yougoslavie – qui avait déclenché pour le reste l’activation démente de l’inconscient collectif chauvin et revanchard, a été largement médiatisée, en particulier aux Etats-Unis, et constitue désormais un fait historique établi. Ce processus déplorable a fait émerger des personnages, maintenant connus pour être des psychopathes, qui furent personnellement responsables de toutes sortes de cruautés inhumaines. Celles-ci étaient tout simplement inimaginables en Yougoslavie avant que ce tsunami de cruautés ne commence à déferler sur le pays. L’historien A.J.P. Taylor, par exemple, considérait Josip Broz Tito comme le dernier des Habsbourg, capable d’assurer la cohésion d’une communauté multinationale tolérante ; cet historien ne l’a pas vue se désintégrer. Par ailleurs, il apparaît, avec vingt ans de recul, que la désintégration de la Yougoslavie était et reste un véritable désastre. Dans ce réexamen historique, les Français diraient : « A quoi tout cela a-t-il servi ? »  (en français dans le texte) Nulle personne sensée ne peut raisonnablement répondre à cette question, sauf à dire, à l’instar d’Erich Fromm, qu’il s’agissait d’une « folie à millions » (en français dans le texte). Notre intention n’est pas d’établir ici un parallèle avec l’éclatement de l’empire soviétique et ses conséquences ; il suffit de dire, puisqu’il s’agit d’une question de droit international, que Woodrow Wilson, avant de lancer sous l’influence de Tomáš Garrigue Masaryk son célèbre slogan concernant l’autodétermination des nations – avait été clairement et à maintes reprises averti des conséquences possibles de ce principe. Les conséquences sont désormais là, à savoir que la particularisation et la balkanisation d’entités nationales se sont en fait matérialisées. Il faut espérer que ce phénomène sera compensé, ainsi que je l’ai souligné à l’époque dans un article paru dans El País, par l’universalisation dans le contexte de l’Union européenne. Dans ce cadre, les querelles nationalistes seraient transcendées, au sens hégélien, et deviendraient, y compris les conflits frontaliers, en grande partie hors de propos. Avec la libre circulation des personnes en Europe, par exemple, les enjeux de la présente affaire deviennent tout simplement « sans objet »  (en français dans le texte). Ce qui s’est désintégré à un niveau commence doucement, avec le retard tragique lié à l’histoire, à se reconstruire à un niveau supérieur. Il devient également de plus en plus clair que la cohésion, à la manière de A.J.P. Taylor, de cela, en d’autres termes de l’entité européenne, exigera beaucoup de sagesse politique. Cependant, le retard historique a engendré cette affaire et beaucoup d’autres conséquences plus épouvantables encore. Certaines ont donné lieu à des affaires qui ont abouti devant les juridictions internationales, mais ce n’est pas le cas de la plupart d’entre elles.

La pratique de nettoyage ethnique examinée dans l’affaire devant la Grande Chambre ayant été menée au moyen d’une construction erronée de la loi slovène sur la nationalité et de ses lacunes juridiques préméditées, la spécificité du cas d’espèce réside dans ses aspects légalistes, minutieusement consignés. C’est pourquoi nous disposons de renseignements historiques précis concernant le nombre de personnes lésées, le nombre de celles qui n’ont pas obtenu satisfaction au niveau interne (comme au titre de l’article 41 de la Convention devant la Cour), etc. L’héritage légaliste hypocrite susmentionné du régime communiste nous rappelle l’affaire Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne ([GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, CEDH 2001‑II) ; dans cette affaire aussi la façade de légalité schizophrène avait été maintenue intacte en apparence en Allemagne de l’Est. Derrière la façade, l’impunité avait continué sans entrave. Dans l’affaire dont nous sommes saisis, nous sommes en présence d’une lacune, laissée intentionnellement dans la loi, qui a été comblée par les « dépêches » (en français dans le texte) semi-officielles mais non publiées émises par le ministre de l’Intérieur et son secrétaire d’Etat qui étaient alors en fonction. Ces dépêches furent expressément approuvées par le premier ministre et le gouvernement d’alors. En droit pénal, nous pouvons donc parler de dolus directus pour les premiers et, pour le moins, de dolus eventualis pour les seconds. En attendant, on a trompé le public en lui faisant croire, comme je l’ai dit, que les milliers de victimes avaient été tout simplement négligentes en ce qu’elles n’avaient pas demandé la nationalité slovène. Fort heureusement, grâce au caractère légaliste de la violation, toutes ces mesures, cette correspondance, etc. ont été enregistrées et sont conservées dans les archives, comme je l’ai souligné ci-dessus ; la Grande Chambre a pu consulter la correspondance et les dépêches en question et les prendre en compte. Il reste à voir si le système pénal national agira en conséquence vis-à-vis des protagonistes ; dans la négative, la question reviendra à Strasbourg sous l’angle des volets procéduraux des articles 3 et 8 notamment. De même, s’agissant de l’indemnisation des 25 671 victimes alléguées, la branche judiciaire du système juridique interne ferait bien, comme dans les affaires de durée de procédure (Lukenda c. Slovénie, no 23032/02, CEDH 2005‑X), de traiter l’ensemble des situations équitablement et au cas par cas.

Pour être justes envers le système juridique national, nous devons tenir compte de la position honorable et courageuse adoptée par deux fois par la Cour constitutionnelle slovène face à la poursuite de cette situation épouvantable. Cela montre une fois de plus que la défense nationale des droits constitutionnels est la meilleure antichambre de notre propre protection des droits de l’homme. Les arrêts pertinents de la Cour constitutionnelle de Ljubljana ont essuyé une rebuffade des pouvoirs exécutif et législatif à l’époque. C’est le contribuable slovène qui va maintenant en payer le prix. D’après des informations récentes, en raison de son formalisme juridique caractéristique du post-communisme, le restant de la branche judiciaire n’a pas non plus indemnisé les victimes pour les violations continues telles que nous les avons établies dans les cas dont nous sommes saisis.

Cette affaire montre également que la machine judiciaire tourne doucement – mais sûrement. C’est précisément en raison de la compétence internationale que, du moins ici, la justice aura été rendue. En outre, bien qu’il soit impossible de définir la justice en tant que telle, l’injustice est facilement reconnaissable. Se pose donc la question plus large de savoir pourquoi l’injustice n’a pas été perçue au niveau national. En fait, dans les systèmes juridiques post-communistes, il semble y avoir une incompatibilité totale entre le formalisme juridique mécanique d’une part et le simple sens de la justice d’autre part. Nous rencontrons cette incompatibilité – summum ius, summa iniuria ! – bien souvent dans d’autres affaires, y compris dans des affaires dirigées contre des pays occidentaux, sauf que dans cette affaire colossale la Cour constitutionnelle a identifié l’injustice. C’est la volonté politique malveillante qui a fait obstacle à la prééminence du droit et à un redressement judiciaire adéquat.

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE VUČINIĆ (Traduction)

En l’espèce, la Cour conclut à l’unanimité qu’il y a manifestement eu une violation de l’article 8 de la Convention, considérant que l’« effacement » du nom des requérants a constitué une ingérence dans la « vie privée et familiale » des intéressés au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 96, CEDH 2003‑X).

La principale conséquence de l’« effacement », et la pire, a été l’impossibilité tant concrète que juridique pour les requérants d’obtenir un permis de séjour permanent et/ou la nationalité slovène, et donc de continuer à jouir de toute la série de droits sociaux et politiques dont ils bénéficiaient en tant que ressortissants de l’ex-RSFY avant l’indépendance de la Slovénie, puisqu’ils résidaient légalement sur le territoire slovène depuis des années, voire des décennies.

Ainsi que la Cour le souligne au paragraphe 356 de l’arrêt, « [l]’« effacement » a eu pour eux un certain nombre de conséquences néfastes telles que la destruction de leurs papiers d’identité, la perte de possibilités d’emploi, la perte de leur assurance maladie, l’impossibilité de renouveler leurs papiers d’identité et leurs permis de conduire, et des difficultés pour faire valoir leurs droits à pension. De fait, le vide juridique laissé par les lois sur l’indépendance (...) a privé les requérants du statut juridique qui leur avait donné auparavant accès à tout un éventail de droits. » (gras ajouté)

Si j’approuve le sens général du paragraphe 356 de l’arrêt, qui résume le fond de l’affaire, j’estime qu’il est dans une certaine mesure juridiquement incomplet et inachevé. Nous ne sommes pas en présence d’une « violation ordinaire » de l’article 8 § 1 de la Convention. Nous avons affaire à des violations à grande échelle du droit de chacun à l’existence juridique, c’est-à-dire du droit de chacun à la personnalité juridique.

Ce droit absolument fondamental est directement prévu par l’article 6 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et par l’article 16 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Cela en soi témoigne amplement de ce que nous sommes confrontés à une affaire hors du commun ! En outre, le droit à la personnalité juridique est bien ancré dans le droit international des droits de l’homme tant universel que coutumier. C’est une condition préalable essentielle à la jouissance non seulement des droits et libertés fondamentaux, mais également d’un large éventail de droits matériels et procéduraux.

L’« effacement » a de facto privé les requérants de leur personnalité juridique, leur nom ayant été tout simplement et sans pitié « effacé » de l’ordre juridique slovène. Ils ont cessé d’exister en tant que « sujets de droit », c’est-à-dire en tant que « personnes physiques », dans le système juridique slovène. On a traité les requérants comme des objets jetables et non comme des sujets de droit. Il va sans dire que cela porte atteinte à la personnalité humaine et à la dignité des requérants.

Si ce droit n’est pas mentionné expressément dans la Convention, cela ne signifie pas qu’il ne relève pas indirectement et tacitement du champ d’application de l’article 8 § 1 de la Convention. La Cour l’a dit à plusieurs reprises, la notion de « vie privée » est large et ne se prête pas à une définition exhaustive. Cette notion recouvre, entre autres, l’identité personnelle et l’intégrité physique, psychologique et morale de la personne. Elle peut donc englober de multiples aspects de l’identité et de la dignité physiques, sociales et morales d’une personne. On ne saurait limiter le droit au respect de la vie privée à un « cercle intime » de l’existence humaine où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et écarter entièrement de ce droit le monde extérieur à ce cercle. Le respect de la vie privée doit aussi englober, dans une certaine mesure, le droit pour l’individu de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). Il s’ensuit par la force des choses que l’article 8 protège également le droit à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur, même dans la sphère publique, qui peut également relever de la notion de « vie privée » (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, et P.G. et J.H. c. Royaume‑Uni, no 44787/98, CEDH 2001‑IX).

D’une part, il est absolument clair que le droit à la personnalité juridique est une condition préalable fondamentale et indispensable tant à la réalisation et à la jouissance des divers aspects susmentionnés de la vie privée, y compris le « cercle intime », que – dans la sphère publique – à l’« épanouissement extérieur » de la personnalité.

D’autre part, le droit à la personnalité juridique est une conséquence normale, naturelle et logique de la personnalité humaine et de la dignité inhérente à celle-ci ; il s’agit d’une composante naturelle et inhérente de tout être humain et de sa personnalité humaine. De par son caractère large, non exhaustif et souple, l’article 8 de la Convention inclut manifestement ce droit dans son vaste champ d’application. Ce droit est tacitement, mais très clairement, englobé et profondément ancré dans la notion de personnalité individuelle et de dignité humaine inhérente à la personne couverte par l’article 8 de la Convention.

Le droit à la personnalité juridique s’acquiert par la naissance, mais il peut malheureusement être restreint ou une personne peut en être totalement privée par des mesures prises illégalement et arbitrairement par un gouvernement. La restriction ou la privation de ce droit peut s’opérer par deux grands moyens du « positivisme ordinaire » : l’adoption de « lois illégales et illégitimes », c’est-à-dire de lois qui poursuivent des buts illégaux et illégitimes ou qui ont un contenu « anti‑humain », ou la mise en œuvre arbitraire et abusive de « lois légales et légitimes », comme ce fut le cas en l’espèce.

La Cour avait là une excellente occasion de dire que ce droit est inhérent à l’article 8 de la Convention. Malheureusement, la majorité ne l’a pas saisie et n’a précisé ni expressément ni explicitement ce qui entre déjà implicitement et tacitement dans le domaine de l’article 8 de la Convention. Elle aurait pu obtenir ce résultat en ajoutant une phrase simple et courte dans ce sens à la fin du paragraphe 356.

La déchéance des requérants de leur personnalité juridique par l’opération d’« effacement » de grande envergure n’a pas seulement privé les intéressés de leur statut juridique, qui leur donnait auparavant accès à toute une série de droits ; elle a aussi substantiellement diminué leur capacité juridique et procédurale à utiliser les recours internes qui leur auraient été accessibles pour la régularisation de leur statut juridique. Pour cette raison, aucun des recours mentionnés par le Gouvernement ne saurait être considéré comme accessible et adéquat pour les requérants, ainsi qu’il est dit dans l’opinion en partie dissidente commune aux juges Bratza, Tulkens, Spielmann, Kovler, Kalaydjieva, Vučinić et Raimondi. Non seulement le vide juridique laissé dans les lois sur l’indépendance (paragraphes 344-356 de l’arrêt), mais également la mise en œuvre délibérée de ces lois par une réglementation dérivée secrète ayant manifestement des buts illégitimes a placé devant les requérants des obstacles administratifs insurmontables supplémentaires et a fait échec à leurs demandes légitimes de régularisation de leur statut juridique.

Dès lors, on aurait dû considérer que M. Dabetić et Mme Ristanović étaient dispensés de l’obligation de demander officiellement avant toute chose un permis de séjour. Les intéressés ayant auparavant été « effacés » du système juridique slovène, privés de facto de leur capacité juridique et confrontés à une politique du gouvernement organisée et soigneusement planifiée tendant à la réduction du nombre de citoyens « ethniquement non appropriés », leur demande aurait sans aucun doute été totalement inutile et vaine, comme cela a d’ailleurs été le cas pour les autres requérants.

On ne saurait considérer que les requérants, y compris M. Dabetić et Mme Ristanović, ont perdu leur qualité de victime, car ils continuent de subir des préjudices. Ils endurent les conséquences de l’« effacement » et de la perte de leur personnalité juridique. Ils n’ont jusqu’ici obtenu ni redressement ni réparation appropriés !

En outre, pendant des années, le Gouvernement n’a, de manière flagrante, tenu aucun compte des arrêts de la Cour constitutionnelle slovène, qui confirment clairement les violations des droits des requérants. En l’espèce, nous sommes en présence d’un exemple classique de « violation continue » de la Convention.

Enfin, et surtout, j’estime qu’en l’espèce la Cour n’a pas suffisamment pris en considération les circonstances particulièrement aggravantes, à savoir qu’il s’agit ici d’une violation systématique, massive et manifeste de droits humains fondamentaux résultant d’une politique gouvernementale délibérément organisée et planifiée, plus de 25 000 personnes ayant été « effacées » du système juridique slovène et ainsi privées de leur droit à la reconnaissance de leur personnalité juridique. Nul besoin de préciser que cela constitue un moyen légaliste d’effectuer un nettoyage ethnique.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES BRATZA, TULKENS, SPIELMANN, KOVLER, KALAYDJIEVA, VUĆINIĆ ET RAIMONDI

1.  Nous ne pouvons suivre la majorité pour autant qu’elle accueille l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement en ce qui concerne M. Dabetić et Mme Ristanović (point 4 du dispositif de l’arrêt).

2.  Dans la présente affaire, la Cour conclut à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention. Au paragraphe 371 de l’arrêt, elle renvoie à son constat selon lequel le Gouvernement n’a pas établi que les recours dont disposaient les requérants fussent « adéquats » et « effectifs » pour faire redresser, à l’époque des faits, la violation alléguée de l’article 8 de la Convention. La Cour lie le constat de violation de l’article 13 de la Convention à sa décision rejetant l’exception de non-épuisement concernant les six requérants qui ont finalement obtenu des permis de séjour (M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić) (paragraphes 295-313 de l’arrêt). Conformément à sa ligne jurisprudentielle traditionnelle, elle fait ainsi application du principe des « affinités étroites » qui caractérisent les liens subtils unissant l’article 35 à l’article 13 de la Convention. En effet, la règle de l’épuisement des voies de recours internes se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – avec laquelle elle présente d’étroites affinités –, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (voir, en dernier lieu, Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, § 32, 29 juin 2011, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010).

3.  La Cour a examiné en détail les différentes possibilités exposées par le Gouvernement à l’appui de son exception, à savoir les recours constitutionnels individuels, la requête en contrôle abstrait de la constitutionnalité de la législation, la loi modifiée sur le statut juridique et la procédure d’acquisition de la nationalité. Aucune de ces voies proposées par le Gouvernement n’a emporté la conviction de la Cour, laquelle conclut qu’il y a lieu de rejeter l’exception et, en toute logique et par identité de motifs, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention.

4.  De deux choses l’une. Ou bien il y a des recours qui répondent aux critères d’adéquation et d’effectivité ou bien il n’y en a pas. En optant pour la deuxième branche de l’alternative, la Cour aurait, à notre avis, dû rejeter également l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes pour ce qui est de M. Dabetić et de Mme Ristanović. Le fait que ces deux requérants n’ont ni tenté d’obtenir un permis de séjour ni pris de mesure pour régulariser leur statut de résident (paragraphes 289-294 de l’arrêt) n’est pas pertinent pour conclure au non-épuisement des voies de recours internes.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE COSTA

Je me rallie volontiers à l’excellente argumentation développée par le Juge Spielmann et plusieurs autres collègues dans leur opinion commune : la requête, en tant qu’elle émane de M. Dabetić et de Mme Ristanović, n’aurait à mon avis pas dû être rejetée pour non-épuisement des voies des recours internes : puisque ceux-ci, aux yeux de la Cour, n’étaient pas suffisamment effectifs ils n’avaient donc pas à être épuisés, et le raisonnement de l’arrêt est sur ce point entaché de contradiction ; je n’y insiste pas.

J’ajoute toutefois une remarque qui couvre deux aspects.

Il aurait été à mon avis préférable d’examiner d’abord si ces deux personnes avaient la qualité de victimes ou si, comme l’a soutenu également le gouvernement slovène, le fait qu’ils n’auraient pas demandé à bénéficier des lois leur permettant (peut-être) d’obtenir satisfaction sur le fond démontrerait l’absence ou la perte de leur qualité de victimes.

D’une part, bien qu’il n’y ait aucune hiérarchie rigide, selon la jurisprudence de la Cour, en ce qui concerne les fins de non-recevoir, il semble plus naturel de statuer sur le statut de victime des requérants avant de décider s’ils ont épuisé les recours internes. La première question est d’ailleurs mentionnée à l’article 34 de la Convention et la seconde à l’article 35, même si cet argument de texte n’est pas péremptoire, je l’admets.

D’autre part, le gouvernement à mes yeux se trompe en confondant l’absence apparente d’intérêt manifesté par ces requérants avec la disparition de la qualité de victime. M. Dabetić et Mme Ristanović étaient dans des conditions très difficiles, pour des raisons de maladie et d’éloignement, et la complexité des avatars juridiques affectant leur situation ne rendait pas plus facile la connaissance des textes qui auraient pu fonder leurs demandes. Il est donc sévère de soutenir que leur désintérêt subjectif, apparent je le répète, puisse équivaloir à la perte du statut de victimes, lequel est objectif. Le glissement du subjectif à l’objectif n’est pas impossibles dans certaines circonstances particulières, mais il ne se présume certainement pas.

Certes, l’arrêt, en accueillant l’exception de non-épuisement, n’a pas eu à examiner celle touchant à la qualité de victimes et il dit, justement, que ce n’est pas nécessaire. Mais je tenais à préciser qu’à mon sens M. Dabetić et Mme Ristanović étaient doublement recevables, et probablement fondés, dans leur recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Je n’en regrette que davantage que celui-ci ait été rejeté.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES KOVLER ET KALAYDJIEVA (Traduction)

Avec les juges Bratza, Tulkens, Spielmann, Vučinič et Raimondi nous avons exprimé notre désaccord avec les conclusions de la majorité concernant la recevabilité des griefs de M. Dabetić et Mme Ristanović. A notre sens, des préoccupations similaires s’appliquent aux conclusions formulées par la chambre de la troisième section dans son arrêt du 31 mai 2007 quant à la qualité de victime de MM. Petreš et Jovanović. A cet égard, la chambre a estimé d’une part que « la délivrance de permis de séjour rétroactifs (...) constitu[ait] un redressement adéquat et suffisant de leurs griefs » (paragraphe 311 de l’arrêt de la chambre), tout en constatant d’autre part une violation de l’article 13 de la Convention, considérant que « l’Etat défendeur n’a[vait] pas démontré que les [mêmes] recours à la disposition des requérants pouvaient passer pour effectifs » (paragraphe 385 de l’arrêt de la chambre).

Nous nous rallions sans réserve à la Grande Chambre lorsqu’elle conclut que « [e]u égard à cette longue période d’insécurité et d’incertitude juridique qu’ont connue les requérants et à la gravité des conséquences de l’« effacement » pour eux, (...) la reconnaissance des violations des droits de l’homme et l’octroi de permis de séjour permanent [aux six autres requérants] n’ont pas constitué un redressement « approprié » et « suffisant » au niveau national » (paragraphe 267 de l’arrêt) et qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8, étant donné que le Gouvernement n’a pas établi le caractère effectif des recours disponibles. Pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles nous ne pensons pas qu’un requérant puisse être tenu d’utiliser des recours qui ne sont pas de nature à fournir un redressement « adéquat et suffisant », nous ne voyons pas comment la mise en œuvre des mêmes mesures peut priver un requérant de sa qualité de victime. Dans des affaires antérieures, la Grande Chambre a examiné conjointement la question de la qualité de victime des requérants et celle du caractère approprié et suffisant ou non des recours disponibles au niveau national car il s’agit des deux faces d’une même médaille (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, CEDH 2010 ; Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, 2 novembre 2010, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, 22 mars 2012).

Nous regrettons le point de vue de la majorité selon lequel les conclusions controversées de la chambre sur la qualité de victime de MM. Petreš et Jovanović constituent un « obstacle procédural » à la compétence de la Grande Chambre (paragraphe 263 de l’arrêt), car il permet un résultat manifestement différent dans des affaires individuelles identiques.

LA COUR DE CASSATION FRANÇAISE

LES ALLOCATIONS FAMILIALES VERSÉES SUIVANT LES CONDITIONS D'ENTRÉE SUR LE TERRITOIRE

Par deux arrêts rendus le 5 avril 2013, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a déclaré incompatibles avec les accords d’association signés entre l’Union européenne et la Turquie d’une part, entre l’Union européenne et l’Algérie d’autre part, trois articles du code de la sécurité sociale, issus de la loi n° 2005-1579 du 19 décembre 2005, relatifs au versement des allocations familiales pour les travailleurs migrants turcs et algériens titulaires d’un titre de séjour régulier, en ce qu’ils soumettent le bénéfice des allocations familiales, pour leurs enfants nés à l’étranger, à la production d’un document attestant d’une entrée régulière des enfants en France et, en particulier pour les enfants entrés au titre du regroupement familial, du certificat médical délivré par l’Office français de l’intégration et de l’immigration.

De telles dispositions instituent en effet une discrimination directement fondée sur la nationalité, laquelle est interdite en matière de sécurité sociale par les accords d’association signés entre l’Union européenne et les États méditerranéens.

En revanche, l’assemblée plénière a réitéré sa jurisprudence issue des arrêts du 3 juin 2011 (Assem. plén., pourvoi n°09-69052, Bull. Assem. plén. n°6 pourvoi n°09-71352, Bull. Assem. plén. n°5) selon laquelle ces mêmes articles du code de la sécurité sociale ne méconnaissent pas la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ni la Convention internationale des droits de l’enfant.

Les deux arrêts ont été rendus sur les conclusions contraires du premier avocat général. Le Défenseur des droits avait présenté des observations concluant toutefois en faveur de la solution retenue par la Cour de cassation.

Cour de cassation, assemblée plénière, arrêt du 5 avril 2013 N° de pourvoi 11-17.520 Cassation partielle

Sur le moyen unique, pris en ses trois premières branches :

Attendu que M. X... fait grief à l’arrêt de rejeter sa demande d’allocations familiales à compter de l’entrée en vigueur de la loi n° 2005 1579 du 19 décembre 2005

Mais attendu que les articles L. 512 2 et D. 512 2 du code de la sécurité sociale, dans leur rédaction issue respectivement de la loi n° 2005 1579 du 19 décembre 2005 et du décret n° 2006 234 du 27 février 2006, subordonnent le versement des prestations familiales à la production d’un document attestant d’une entrée régulière des enfants étrangers en France et, en particulier pour les enfants entrés au titre du regroupement familial, du certificat médical délivré par l’Office français de l’intégration et de l’immigration ; que ces dispositions qui revêtent un caractère objectif justifié par la nécessité dans un Etat démocratique d’exercer un contrôle des conditions d’accueil des enfants, ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à la vie familiale garanti par les articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ni ne méconnaissent les dispositions de la Convention internationale des droits de l’enfant

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé

Mais sur le moyen unique du pourvoi, pris en sa quatrième branche :

Vu les articles 68 et 69 de l’accord euro méditerranéen établissant une association entre la Communauté européenne et ses Etats membres, d’une part, et la République algérienne démocratique et populaire, d’autre part, signé le 22 avril 2002 et la décision 2005/690/CE du Conseil, du 18 juillet 2005, concernant la conclusion de cet accord euro méditerranéen

Attendu que, pour rejeter la demande d’allocations familiales pour la période postérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 19 décembre 2005, l’arrêt retient, par motifs adoptés, que c’est par une exacte application de la loi que la caisse a opposé un refus d’attribution des prestations sollicitées au titre de l’enfant N...

Attendu, cependant, qu’il se déduit de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE, 5 avril 1995, Krid, aff. C 103/94; CJCE, 15 janv. 1998, Babahenini, aff. C 113/97; CJCE (Ord.), 13 juin 2006, Echouikh, aff. C 336/05; CJCE (Ord.), 17 avril 2007, El Youssfi, aff. C 276/06) qu’en application de l’article 68 de l’accord euro méditerranéen susvisé, d’effet direct, applicable aux prestations familiales en vertu des paragraphes 1 et 3, l’absence de toute discrimination fondée sur la nationalité dans le domaine d’application de l’accord implique qu’un ressortissant algérien résidant légalement dans un Etat membre soit traité de la même manière que les nationaux de l’État membre d’accueil, de sorte que la législation de cet État membre ne saurait soumettre l’octroi d’une prestation sociale à un tel ressortissant algérien à des conditions supplémentaires ou plus rigoureuses par rapport à celles applicables à ses propres ressortissants ; qu’il en résulte que l’application des articles L. 512 2, D. 512 1 et D. 512 2 du code de la sécurité sociale qui, en ce qu’ils soumettent le bénéfice des allocations familiales à la production du certificat médical délivré par l’Office français de l’intégration et de l’immigration à l’issue de la procédure de regroupement familial, instituent une discrimination directement fondée sur la nationalité, devait être écartée en l’espèce

D’où il suit qu’en statuant comme elle l’a fait, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

Cour de cassation, assemblée plénière, arrêt du 5 avril 2013 N° de pourvoi 11-18.947 Rejet

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Nîmes, 29 mars 2011), que, le 10 août 2007, M. X... a sollicité, auprès de la caisse, le bénéfice de prestations familiales pour ses trois enfants nés en Turquie, S..., né le [...] 1991, C..., née le [...] 1996 et O..., né le [...] 1999 ; qu’à la suite du refus qui lui a été opposé par la caisse et du rejet de sa réclamation devant la commission de recours amiable, M. X... a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale du Gard afin de se voir reconnaître le droit à percevoir les prestations familiales pour les trois enfants

Attendu que la caisse fait grief à l’arrêt d’annuler la décision de la commission de recours amiable et de renvoyer M. X... devant elle pour la liquidation de ses droits,

Mais attendu que la cour d’appel a jugé exactement qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (arrêt du 4 mai 1999, Sürül, aff. C 262/96) qu’en application de l’article 3 § 1 de la décision 3/80 du conseil d’association CEE Turquie du 19 septembre 1980, relative à l’application des régimes de sécurité sociale des Etats membres des Communautés européennes aux travailleurs turcs et aux membres de leur famille, applicable aux prestations familiales aux termes de son article 4, l’absence de toute discrimination fondée sur la nationalité dans le domaine d’application de cette décision implique qu’un ressortissant turc visé par cette dernière soit traité de la même manière que les nationaux de l’État membre d’accueil, de sorte que la législation de cet État membre ne saurait soumettre l’octroi d’un droit à un tel ressortissant turc à des conditions supplémentaires ou plus rigoureuses par rapport à celles applicables à ses propres ressortissants ; qu’elle en a déduit à bon droit que l’application des articles L. 512 2, D. 512 1 et D. 512 2 du code de la sécurité sociale qui, en ce qu’ils soumettent le bénéfice des allocations familiales à la production d’un document attestant d’une entrée régulière des enfants étrangers en France et, en particulier pour les enfants entrés au titre du regroupement familial, du certificat médical délivré par l’Office français de l’intégration et de l’immigration, instituent une discrimination directement fondée sur la nationalité, devait être écartée en l’espèce; qu’elle a ainsi, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision

DISCRIMINATION DES HANDICAPES

Arnar Helgi Larusson c. Islande du 31 mai 2022 requête no 23077/19

Article 14 et 8 : Pas de discrimination dans l’accès en fauteuil roulant à des bâtiments culturels municipaux

non-violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne des droits de l’homme. L’affaire concernait l’accès de M. Lárusson, se déplaçant en fauteuil roulant, à des bâtiments municipaux abritant des institutions culturelles et sociales à Reykjanesbær. La Cour constate en particulier que la commune de Reykjanesbær a pris des mesures pour améliorer progressivement l’accès à ses installations, dans les limites de son budget. Elle juge qu’imposer à la commune de prendre immédiatement des mesures supplémentaires constituerait une « charge disproportionnée ou indue ». Elle se dit dans l’ensemble convaincue que M. Lárusson n’a pas été victime d’une discrimination en l’espèce.

CEDH

La Cour admet que les griefs du requérant relèvent de la « vie privée », puisque l’impossibilité pour lui d’accéder aux bâtiments en question pouvait avoir une incidence sur son droit à l’épanouissement personnel et sur son droit d’établir et de développer des relations avec d’autres êtres humains et le monde extérieur. Dès lors, la Cour juge l’article 14 combiné avec l’article 8 applicable aux griefs formulés par l’intéressé. La Cour définit la « discrimination » comme le fait de « traiter de manière différente des personnes placées dans des situations comparables », sans « justification objective et raisonnable » ni « but légitime ». Toute action doit être proportionnée pour être légitime. La Cour se réfère également à la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, selon laquelle le refus d’accès des personnes handicapées aux installations et services ouverts au public doit être considéré comme une discrimination. Elle admet que les États jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation et estime qu’ils sont tenus de faciliter l’accès des personnes handicapées, pour autant que cela n’implique pas pour eux une charge disproportionnée. Notant les efforts déployés de manière générale pour améliorer l’accès aux bâtiments municipaux en Islande, la Cour n’est pas convaincue de l’existence d’un manquement discriminatoire ayant empêché le requérant de bénéficier d’un accès dont bénéficiaient d’autres personnes. Dans un premier temps, la commune de Reykjanesbær a choisi d’améliorer l’accès aux installations sportives et éducatives, ce que la Cour juge raisonnable. Celle-ci note que des améliorations ont été apportées depuis lors et que les autorités compétentes se sont engagées à améliorer progressivement l’accès des personnes handicapées. Elle estime qu’obliger l’Islande à prendre immédiatement des mesures supplémentaires constituerait une « charge disproportionnée ou indue ». Dans l’ensemble, la Cour juge que la commune de Reykjanesbær a pris des mesures adéquates pour assurer l’accessibilité des bâtiments publics, dans les limites du budget dont elle dispose et dans le respect du patrimoine culturel auquel appartiennent les bâtiments en question. Elle conclut que le requérant n’a pas subi de discrimination. Il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

Glaisen c. Suisse du 18 juillet 2019 requête n° 40477/13

Non violation de l'article 14 et 8 : L’impossibilité pour une personne en fauteuil roulant d’accéder à un cinéma particulier à Genève n’induit pas une discrimination contraire à la Convention. Pourtant, les autres salles de cinéma adaptées à son handicap, ne diffusaient pas le film qu'il voulait voir.

Le requérant, paraplégique, se déplace en fauteuil roulant. Il se plaint de ne pas avoir pu accéder à un cinéma à Genève. La Cour estime qu’il ne découle pas de l’article 8 (droit au respect de la vie privée) un droit d’avoir accès à un cinéma particulier pour y voir un film spécifique dès lors qu’est assuré un accès aux cinémas se situant dans les environs proches. Or, d’autres cinémas, dans les environs proches, étaient adaptés aux besoins du requérant, et par conséquent, celui-ci avait donc généralement accès aux cinémas de sa région.

FAITS

Le requérant, Marc Glaisen, est un ressortissant suisse, né en 1966 et résidant à Genève (Suisse). Il est paraplégique depuis 1987. Le 4 octobre 2008, M. Glaisen se rendit seul au cinéma Pathé Rialto, à Genève, pour assister à la projection d’un film qui ne figurait à l’affiche d’aucune autre salle genevoise. Le bâtiment abritant le cinéma n’étant pas adapté aux personnes en fauteuil roulant, le requérant se vit refuser l’accès à celui-ci. La société exploitante invoqua des directives de sécurité internes avant même qu’il n’eut pu acheter un billet. Le 28 septembre 2009, considérant avoir subi une discrimination, M. Glaisen intenta une action contre cette société. Ses recours furent rejetés par le Tribunal de première instance du canton de Genève le 15 septembre 2011 puis par la Chambre civile de la Cour de justice et enfin par le Tribunal fédéral.

CEDH

a)  Principes applicables

37.  En ce qui concerne la protection contre la discrimination, il convient de rappeler que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003-VIII). Son application ne présuppose pas nécessairement la violation d’un des droits substantiels garantis par la Convention. Il est nécessaire et suffisant que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’une au moins des dispositions de la Convention ou de ses Protocoles (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013 (extraits)).

38.  En ce qui concerne l’aspect « vie privée » de l’article 8, la Cour a déjà eu l’occasion d’observer que cette notion est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Glor c. Suisse, n13444/04, § 52, CEDH 2009 ; Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I, et Otgon c. République de Moldova, no 22743/07, 25 octobre 2016).

39.  La notion de vie privée recouvre également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007‑I). Dans un contexte certes bien différent, la Cour a également exprimé que le « vivre ensemble » est un élément important dans la société moderne et, dès lors, couvert par les articles 8 et 9 de la Convention (S.A.S. c. France [GC], n43835/11, §§ 121 et 157, CEDH 2014 (extraits)).

40.  La Cour a considéré que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III, Haas c. Suisse, no 31322/07, § 51, CEDH 2011, et Neagu c. Roumanie ((déc.), no 49651/16, 29 janvier 2019). Dans une affaire récente contre la Suisse, la Cour a considéré l’article 8 applicable dans son volet « privé », dans la mesure où était en jeu le droit au développement personnel et l’autonomie personnelle (Di Trizio, précité, § 64).

41.  La Cour rappelle également que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi d’autres, Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 86, CEDH 2009 ; et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). En d’autres termes, il convient donc de prendre en compte les spécificités du cas concret, et notamment les réalités sociales et familiales des requérants.

42.  Enfin, la Cour rappelle que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (voir, entre beaucoup d’autres, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 102, CEDH 2011 Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26, et Kress c. France [GC], no 39594/98, § 70, CEDH 2001‑VI).

b)  Affaires similaires à la présente

43.  La Cour estime que le cas d’espèce, dans lequel le requérant se plaint du fait que l’accès à un cinéma lui avait été refusé en raison de son handicap, a certaines similarités avec les affaires suivantes tranchées par la Cour. Dans l’affaire Botta, précitée, décidée en 1998, le requérant recourut contre la non-adoption par l’État de mesures propres à remédier aux omissions imputables à des établissements de bains privés et empêchant l’accès des handicapés à une plage et à la mer. La Cour a conclu qu’en l’espèce, le droit revendiqué par M. Botta, à savoir celui de pouvoir accéder à la plage et à la mer loin de sa demeure habituelle pendant ses vacances, concerne des relations interpersonnelles d’un contenu si ample et indéterminé qu’aucun lien direct entre les mesures exigées de l’État pour remédier aux omissions des établissements de bains privés et la vie privée de l’intéressé, n’est envisageable (§ 35). Partant, l’article 8 ne s’appliquait pas.

44.  Dans l’affaire Zehnalová et Zehnal (précitées), décidée en 2002, la requérante se plaint que de nombreux bâtiments ouverts au public de sa ville ne sont pas équipés de dispositifs nécessaires permettant aux personnes handicapées d’y accéder, ce qui atteint sa vie privée. La Cour a considéré que « l’article 8 de la Convention ne saurait s’appliquer  en règle générale et chaque fois que la vie quotidienne de la requérante est en cause, mais seulement dans les cas exceptionnels où un manque d’accès aux établissements publics et ouverts au public empêcherait la requérante de mener sa vie de façon telle que le droit à son développement personnel et son droit d’établir et d’entretenir des rapports avec d’autres êtres humains  et le monde extérieur soient mis en cause » (voir également l’arrêt précité Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, 29 avril 2002). Or en l’espèce, la Cour estimait que les droits invoqués étaient trop amples et indéterminés, les requérants ayant failli à concrétiser les empêchements allégués et à donner des preuves convaincantes d’une atteinte à leur vie privée. Selon la Cour, la requérante n’avait pas réussi à démontrer le lien spécial entre l’inaccessibilité des établissements mentionnés et les besoins particuliers relevant de sa vie privée. Vu le nombre important de bâtiments dénoncés, le doute subsistait quant à leur utilisation quotidienne par la requérante et quant à l’existence d’un lien direct et immédiat entre les mesures exigées de l’État et la vie privée des requérants, doute qu’ils n’ont pas su réfuter. Dès lors, l’article 8 ne s’appliquait pas selon la majorité des juges.

45.  Dans Mółka c. Pologne (déc.), no 56550/00, CEDH 2006‑IV, le requérant s’est plaint, entre autre au regard de l’article 8, d’avoir été privé de son droit de voter en raison du défaut d’accès adéquat au bureau de vote lié à son handicap. La cour n’excluait pas que, dans des circonstances telles que celles de l’espèce, il puisse exister un lien suffisant pour justifier la protection de l’article 8. Cependant, elle ne jugea pas nécessaire, en fin de compte, de statuer sur l’applicabilité de cette disposition à la présente affaire, dès lors que de toute façon la requête était irrecevable à d’autres égards.

46.  Enfin, dans l’affaire Neagu, précitée, la requérante, qui se déplace en chaise roulante, s’est plaint, en vertu des articles 8 et 14 de la Convention, qu’elle ne pouvait pas jouir de sa vie privée étant donné que la porte principale du bâtiment dans lequel se trouvait son appartement ne lui était pas accessible. La Cour a laissé ouverte la question de savoir si la situation de la requérante entre dans le champ d’application de l’article 8, dans la mesure où elle a déclaré ce grief irrecevable pour d’autres raisons.

c)  Application des principes susmentionnés au cas d’espèce à la lumière de la jurisprudence précitée

47.  S’agissant de la présente affaire, la Cour rappelle, certes, que l’un des principes de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées de 2006 est « la participation et l’intégration pleines et effectives à la société » (article 3 lettre c) ; paragraphe 16 ci-dessus). Par contre, elle souligne également que l’article 8 de la Convention entre en jeu dans de telles circonstances seulement dans les cas exceptionnels où un manque d’accès aux établissements publics et ouverts au public empêcherait la requérante de mener sa vie de façon telle que le droit à son développement personnel et son droit d’établir et d’entretenir des rapports avec d’autres êtres humains  et le monde extérieur soient mis en cause (Zehnalová et Zehnal (précitées)).

48.   Le requérant soutient que les tribunaux suisses et le Gouvernement n’ont pas suffisamment pris en compte des contacts sociaux qui sont créés lors d’une visite au cinéma. Rappelant qu’il y a lieu de prendre en compte les spécificités du cas concret, et notamment les réalités sociales et familiales du requérant, la Cour n’exclut pas que, pour le requérant, paraplégique, l’importance de se rendre au cinéma ne se réduit en effet pas à la consommation d’un film, qu’il pourrait éventuellement voir à la maison, mais implique également des échanges avec autrui. Par ailleurs, le requérant, qui doit renoncer à de nombreux autres loisirs à cause de son handicap physique, se considère cinéphile, ce qui n’a pas été mis en doute par le Gouvernement.

49.  Par contre, la Cour estime qu’il ne découle pas de l’article 8 un droit d’avoir accès à un cinéma particulier pour y voir un film spécifique, aussi longtemps qu’est assuré un accès général aux cinémas se trouvant dans les environs proches. Or, la Cour considère pertinent l’argument du Gouvernement, non contesté par le requérant, selon lequel d’autres cinémas exploités par Pathé Romandie Sàrl, notamment Pathé Balexert et Pathé Rex, seraient adaptés aux besoins du requérant. La Cour prend également note des statistiques figurant dans les décisions des instances internes et rappelées par le Gouvernement ci-dessus (paragraphe 26) démontrant que le pourcentage de films uniquement projetés au cinéma en cause dans la présente affaire, à savoir le Pathé Rialto, s’élevait seulement à environ 10 à 12 % en 2009 et 2010. Il s’ensuit que, dans le cas d’espèce, le requérant avait généralement accès aux cinémas de sa région.

50.  En d’autres termes, la Cour estime que le refus d’accès au cinéma Pathé Rialto, pour voir le film souhaité (« Vinyan »), n’a pas empêché le requérante de mener sa vie de façon telle que le droit à son développement personnel et son droit d’établir et d’entretenir des rapports avec d’autres êtres humains  et le monde extérieur soient mis en cause, dans le sens de la jurisprudence précitée.

51.  La Cour rappelle également que les États jouissent d’une marge d’appréciation généralement étendue lorsqu’ils doivent ménager un équilibre entre des intérêts privés et des intérêts publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011). En même temps, les tribunaux internes doivent motiver leurs décisions de manière suffisamment circonstanciée, afin notamment de permettre à la Cour d’assurer le contrôle européen qui lui est confié (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 107, CEDH 2013, et El Ghatet c. Suisse, no 56971/10, § 47, 8 novembre 2016).

52.  S’agissant d’abord de la législation interne mise en place, la Cour observe que l’un des buts de la LHand est de créer des conditions propres à faciliter aux personnes handicapées la participation à la vie de la société, en les aidant notamment à être autonomes dans l’établissement de contacts sociaux (article premier, alinéa 2 ; paragraphe 12 ci-dessus). Par contre, il découle des travaux préparatoires de la LHand que le champ d’application de son article 6, portant sur les prestations des particuliers, est limité. Il ressort notamment de l’arrêt du Tribunal fédéral que cette disposition a pour but de prévenir des comportements ségrégationnistes graves qui tendent à exclure les personnes handicapées de certaines activités de peur que leur seule présence ne trouble la quiétude ou les habitudes sociales de la clientèle habituelle (arrêt du Tribunal fédéral, cons. 3.3.1 ; paragraphe 11 ci-dessus). Par ailleurs, cette interprétation restrictive est confirmée par la définition de discrimination découlant de l’article 2 de l’OHand selon laquelle constitue une discrimination toute différence de traitement « particulièrement marquée et gravement inégalitaire qui a pour intention ou pour conséquence de déprécier une personne handicapée ou de la marginaliser » (paragraphe 13 ci-dessus).

53.  Ensuite, quant à l’application de la loi au cas d’espèce, la Cour estime que le Tribunal fédéral a donné suffisamment de motifs expliquant pourquoi la situation subie par le requérant n’est pas assez grave pour tomber sous le coup de la notion de discrimination. Dès lors, elle ne voit aucun motif de se départir des conclusions des tribunaux suisses, en particulier du Tribunal fédéral qui, dans un arrêt circonscrit et se référant aux affaires pertinentes de la Cour, a conclu que la Convention n’oblige pas la Suisse à adopter, dans sa législation interne, une notion de la discrimination telle que demandée par le requérant.

54.  Il s’ensuit que le requérant ne peut se prévaloir de l’article 8 de la Convention. S’agissant de l’applicabilité de l’article 10 de la Convention, la Cour partage l’avis du Gouvernement selon lequel cette disposition ne présente pas, pour la présente affaire, une portée qui va au-delà de celle de l’article 8 de la Convention. En d’autres termes, la Cour estime que l’article 10 de la Convention, plus particulièrement le droit de recevoir de l’information, ne va pas jusqu’à permettre au requérant l’accès au cinéma où est projeté un film qu’il souhaite regarder.

55.  Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

BELLI ET ARQUIER-MARTINEZ c. SUISSE du 11 décembre 2018 requête n° 65550/13

Non violation de l'article 14 combiné à l'article 8 de la convention : La requérante perd une pension d'handicapée quand elle quitte la Suisse pour vivre au Brésil. La CEDH considère particulièrement pertinent l’argument du Gouvernement selon lequel une prestation non contributive est censée garantir aux personnes handicapées ne remplissant pas les conditions pour obtenir une rente ordinaire de pouvoir bénéficier de la solidarité d’autrui et disposer de moyens d’existence permettant de vivre en Suisse. Il n’est cependant pas contraire à la Convention de faire dépendre cette solidarité de la volonté et de la confiance d’autrui, ce qui exige que l’octroi des prestations soit soumis à certaines conditions, comme celle du lieu de résidence en Suisse des bénéficiaires. Il est raisonnable que, si l’État octroie des prestations non-contributives, il ne veut pas les verser à l’étranger, en particulier si le coût de la vie dans le pays concerné est considérablement moins élevé.

57. En ce qui concerne la protection contre la discrimination, il convient de rappeler que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003-VIII). Son application ne présuppose pas nécessairement la violation d’un des droits substantiels garantis par la Convention. Il est nécessaire et suffisant que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’une au moins des dispositions de la Convention ou de ses Protocoles (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013 (extraits)).

58. La Cour rappelle également que la Convention ne crée pas, en tant que tel, de droit à une pension ou autre prestation sociale d’un montant particulier (Youri Romanov c. Russie, no 69341/01, § 45, 25 octobre 2005). Par ailleurs, la Convention ne garantit aucun droit à jouir d’un certain niveau de vie (Vassilenkov c. Ukraine, no 19872/02, § 18, 3 mai 2005).

59. En ce qui concerne l’aspect “vie familiale” de l’article 8, la Cour rappelle tout d’abord que cette notion ne comprend pas uniquement des relations à caractère social, moral ou culturel ; elle englobe aussi des intérêts matériels (Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 46, 22 décembre 2004).

60. En ce qui concerne l’aspect « vie privée » de l’article 8, la Cour a déjà eu l’occasion d’observer que cette notion est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Glor c. Suisse, no 13444/04, § 52, CEDH 2009 ; Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I, et Otgon c. République de Moldova, no 22743/07, 25 octobre 2016).

61. La notion de vie privée recouvre également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007‑I). Enfin, la Cour a considéré que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III, et Haas c. Suisse, no 31322/07, § 51, CEDH 2011).

62. Dans une affaire récente contre la Suisse, la Cour a considéré l’article 8 applicable dans son volet « privé », dans la mesure où était en jeu le droit au développement personnel et l’autonomie personnelle. Estimant que la méthode de calcul du taux d’invalidité appliquée en l’espèce défavorisait les personnes souhaitant travailler à temps partiel en comparaison aux personnes qui exercent une activité lucrative à plein temps et par rapport à celles qui ne travaillent pas du tout, la Cour n’a pas exclu que cette méthode de calcul restreignait les personnes mentionnées en premier dans leur choix pour concilier leur vie privée, le travail, les tâches ménagères et la prise en charge des enfants (Di Trizio c. Suisse, no 7186/09, § 64, 2 février 2016).

63. S’agissant du cas d’espèce, la Cour reconnaît que l’article 8 de la Convention ne saurait certes être interprété comme créant une obligation positive pour les États de maintenir des prestations sociales indépendemment du domicile. Par contre, la Cour rappelle également que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi d’autres, Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 86, CEDH 2009 ; et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). En d’autres termes, il convient donc de prendre en compte les spécificités du cas concret, et notemment les réalités sociales et familiales des requérantes.

64. Les requérantes invoquent le respect de la vie privée, l’unité familiale et l’autonomie. Elles soutiennent que la première requérante a besoin du soutien de la deuxième qui, quant à elle, vit au Brésil auprès de son époux pour des raisons professionnelles. Par ailleurs, la première requérante se trouve sous l’autorité parentale de la deuxieme depuis 2009.

65. La Cour rappelle d’emblée que les deux requérantes sont, certes, adultes, mais que la première est sourde de naissance, s’exprimant difficilement dans sa langue maternelle et incapable de discernement du fait d’un handicap lourd ayant nécessité dès sa naissance une prise en charge complète (paragraphe 8 ci-dessus). Cette prise en charge est justement assurée par la deuxième requérante, qui n’est pas seulement sa mère, mais également sa tutrice (paragraphe 7 ci-dessus). Dès lors, la Cour estime qu’on se trouve ici dans une situation impliquant « l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux » qui font exceptionnellement entrer en jeu les garanties découlant de l’aspect « vie familiale » de l’article 8 entre des personnes adultes (voir, mutatis mutandis, Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 80, 13 décembre 2007, et Kwakye-Nti et Dufie c. Pays-Bas (déc.), no 31519/96, 7 novembre 2000).

66. La Cour estime que le refus de verser les rentes à l’étranger était susceptible d’influencer l’organisation de la vie familale des requérantes (dans ce sens, Di Trizio, précité, § 62). En effet, celles-ci se trouvent face à une situation nécessitant la prise de décisions difficiles qui sont toutes susceptibles d’avoir un impact sur leur vie familiale : soit celles-ci décident de jouir de leur vie familiale au Brésil où la deuxième requérante est mariée, avec pour conséquence qu’elles perdent le droit aux rentes ; soit elles décident de continuer à bénéficier de la rente ; dans cette hypothèse-là, la deuxième requérante devra faire le choix entre la séparation d’avec sa fille dont elle a l’autorité parentale mais qui doit nécessairement vivre en Suisse pour toucher les rentes, ou la séparation d’avec son mari dont on ne saurait s’attendre qu’il quitte le Brésil pour des raisons professionnelles.

67. Compte tenu de ce qui précède, le grief des requérantes tombe sous l’empire de l’article 8. Il s’ensuit que l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, est applicable en l’espèce.

2. Sur la question de savoir s’il y a eu violation de l’article 14, combiné avec l’article 8

i. Les principes applicables

89. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de cet article. Il faut démontrer que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette distinction est discriminatoire (voir par exemple, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 88, Recueil 1997-VII, et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 71, CEDH 2006‑VIII).

90. Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable. L’existence d’une telle justification doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure en cause, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques. Une différence de traitement dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime ; l’article 14 est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, Zarb Adami, précité, § 72, Stec et autres, § 51, Petrovic, précité, § 30, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, série A no 102, § 177).

91. En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94). En effet, l’article 14 n’empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective des circonstances de fait essentiellement différentes et si, s’inspirant de l’intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (voir parmi d’autres, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc.), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Zarb Adami, précité, § 73).

92. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement. Son étendue varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Fretté c. France, no 36515/97, § 40, CEDH 2002‑I, Stec et autres, précité, § 52, Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126).

93. Par ailleurs, la Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans l’État défendeur et dans les États contractants en général et réagir, par exemple, au consensus susceptible d’apparaître quant aux buts à atteindre. La présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut à cet égard constituer un élément pertinent pour déterminer l’étendue de la marge d’appréciation des autorités (Glor, précité, § 75, et Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce [GC], no 42202/07, § 66, CEDH 2012).

94. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010, et Stec et autres, précité, § 52).

ii. Application des principes au cas d’espèce

α) Sur l’existence d’un motif de discrimination couvert par l’article 14

95. Les requérantes, suite à leur déménagement au Brésil, se plaignent d’une discrimination basée sur le fait que la première requérante s’est vue révoquer le droit à des prestations sociales de type non-contributives, dont le versement est, de par leur nature, lié à un domicile en Suisse. Elles se voient traiter de manière inégale par rapport à des personnes qui ont pu contribuer au système - par ex. puisqu’elles ont subi une invalidité seulement après avoir travaillé quelques années - et qui, elles, obtiennent des prestations même en cas de domicile à l’étranger.

96. L’article 14 énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que la race, l’origine nationale ou sociale et la naissance. Toutefois, la liste que renferme cette disposition revêt un caractère indicatif, et non limitatif, ce dont témoigne l’adverbe « notamment » (« any ground such as » dans la version anglaise) (voir Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 72, Carson et autres, précité, § 70, et Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 89, 24 mai 2016) ainsi que la présence, dans cette liste, de l’expression « toute autre situation » (« any other status » dans la version anglaise). L’expression « toute autre situation » a généralement reçu une interprétation large (Carson et autres, précité, § 70, et Biao, précité, § 89) ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, §§ 56-58, 13 juillet 2010, et Biao, précité, § 89).

97. La Cour précise encore que la deuxième requérante n’appartient pas elle-même à la catégorie des personnes handicapées, mais se dit plutôt victime d’un traitement défavorable fondé sur le type de handicap de sa fille, avec lequel elle vit, auquel elle prodigue des soins et dont elle est la tutrice (paragraphe 7 ci-dessus). Par ailleurs, sa fille étant incapable de discernement, la deuxième requérante, en tant que sa tutrice, était forcément à l’origine de la procédure au niveau interne dans laquelle les deux requérantes étaient admises comme parties par les tribunaux suisses. La Cour estime, dès lors, que la deuxième requérante peut prétendre être victime, pour le moins indirecte ou par association (voir, dans ce sens, Guberina c. Croatie, no 23682/13, §§ 76-79, 22 mars 2016), de la discrimination alléguée.

 98. La Cour estime, compte tenu de ce qui précède, que les deux requérantes peuvent se prévaloir d’un motif de discrimination couvert par l’article 14. La discrimination se rapporte, dans le cas d’espèce, à la nature du handicap de la première requérante, combinée avec le type (contributive ou non) de prestations litigieuses et, dès lors, est prise en compte par l’article 14.

β) Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues

99. La Cour rappelle qu’une différence de traitement ne pourra soulever un problème du point de vue de l’interdiction de la discrimination telle que prévue à l’article 14 de la Convention que si les personnes soumises à des traitements différents se trouvent dans des situations comparables, compte tenu des éléments caractéristiques de leur situation dans le contexte donné (Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 121, 5 septembre 2017). Elle note qu’il y a lieu d’apprécier les éléments qui caractérisent des situations différentes et déterminent leur comparabilité à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause (ibidem).

100. Quant au domaine concerné, la Cour observe que l’affaire porte sur l’exportabilité d’une rente d’invalidité. Dès lors, elle soulève, d’une part, des questions d’ordre général en matière économique ou sociale où l’État jouit d’une ample latitude. D’autre part, elle touche à une allégation de discrimination d’une personne lourdement handicapée, donc un groupe de personne particulièrement vulnérable qui a souffert des inégalités importantes dans le passé et continue d’en souffrir.

101. En ce qui concerne la finalité de la mesure, les requérantes se sentent discriminées vis-à-vis des personnes handicapées qui, notamment après un accident ou une maladie, ont le droit d’exporter leurs rentes d’invalidité. Le Gouvernement soutient que la situation d’un bénéficiaire d’une rente ordinaire d’invalidité et la situation de la première requérante diffèrent en ce que dans le premier cas seulement la personne a cotisé au régime d’assurances sociales de la Suisse. La Cour estime que le but de ces deux types de rentes est de garantir des rentes d’invalidité dans deux cas de figure différents : dans le cas de la rente d’invalidité ordinaire en faveur des personnes qui ont contribué au système de l’assurance-invalidité, et dans le cas de la rente pour impotents et la rente extraordinaire de l’assurance-invalidité pour des personnes qui n’ont pas contribué au système de l’assurance-invalidité. Elle est d’avis que, s’agissant de la question de la comparabilité entre ces deux situations, le seul fait selon lequel les requérantes n’ont pas contribué au système n’est pas déterminant. Par contre, il sera pris en compte dans la justification pour le traitement inégal, examinée ci-dessous (paragraphes 104-114).

102. La Cour estime, dès lors, que la situation de la première requérante, handicapée de naissance et titulaire d’une rente d’assurance-invalidité extraordinaire et d’une allocation pour impotent (non exportables) n’est certes pas identique, mais suffisamment comparable à celle d’une personne au bénéfice d’une rente d’assurance-invalidité ordinaire qui se laisse exporter à l’étranger. Elle estime qu’elle a subi un traitement inégal. Il reste à déterminer si le Gouvernement peut se prévaloir d’une justification objective et raisonnable à cet égard.

γ) Sur l’existence d’une justification pour le traitement inégal

103. Le Gouvernement soutient que le fait d’avoir contribué ou non au régime d’assurance-invalidité est une justification valable pour un traitement différencié au regard de l’article 14. La Cour partage ce point de vue et estime que la contribution, ou l’absence de contribution, au régime constitue une justification objective pour le traitement inégal, même si la distinction en l’espèce repose sur le handicap de la première requérante, en d’autres termes, à savoir une condition qui est en dehors de sa volonté ou sphère d’influence.

104. En ce qui concerne le caractère raisonnable de la justification du traitement inégal, la Cour met d’emblée en exergue que les requérantes ne se plaignent pas d’une discrimination vis-à-vis des personnes non invalides, mais qu’elles se sentent discriminées par rapport aux personnes qui, après avoir contribué à l’assurance-invalidité, deviennent invalides et peuvent exporter leurs rentes à l’étranger.

105. Les requérantes allèguent que leurs liens familiaux et leur cercle social se trouvent au Brésil et non en Suisse, que la suppression de la rente et de l’allocation affecte fortement leur quotidien et qu’à défaut de moyens financiers le permettant, elles ne pourraient plus faire appel à une aide extérieure pouvant prendre en charge les soins de la première requérante. Elles invoquent par ailleurs de très grandes difficultés à trouver un repreneur pour leur hôtel au Brésil et allèguent en outre qu’un départ forcé aurait sur elles des effets extrêmement lourds et pénibles d’un point de vue psychologique et affectif.

106. La Cour n’est pas convaincue que ces allégations ont dûment été invoquées devant les instances internes. En tout état de cause, elle réitère le fait que ces désagréments ont pour origine la décision librement prise par la deuxième requérante de quitter la Suisse, en dépit de la législation claire prévoyant la non-exportabilité de la rente extraordinaire d’assurance-invalidité et de l’allocation pour impotent. Les requérantes ont dès lors dû s’attendre à ce que ces prestations soient supprimées. Elles n’allèguent pas que les bases juridiques pour la suppression des prestations étaient imprévisibles ou inaccessibles.

107. Il convient également de rappeler que les requérantes, de nationalité suisse, ont parfaitement le droit de se réinstaller en Suisse. Par ailleurs, il ressort du dossier que la première requérante rendait régulièrement visite à son père en Suisse. Dans ces conditions, l’on ne saurait prétendre que la réintégration en Suisse, pays dans lequel elles avaient vécu la majeure partie de leur vie, placerait les requérantes devant des difficultés insurmontables. Au contraire, le contact entre la première requérante et son père, qui vit en Suisse, serait même facilité.

108. Quant à l’intérêt de l’État défendeur, la Cour ne considère pas contraire à la Convention de lier l’octroi de la rente extraordinaire d’assurance-invalidité et de l’allocation pour impotent au critère de domicile, en particulier dans la mesure où l’article 8 ne garantit pas un droit à une pension ou un bénéfice social d’un certain montant.

109. Cela est par ailleurs confirmé par la comparaison des solutions retenues dans les autres États membres du Conseil de l’Europe. La Cour rappelle qu’elle peut se pencher sur la situation qui prévaut dans d’autres pays membres relativement aux questions soulevées en l’espèce pour évaluer s’il existe un « consensus européen » ou au moins une certaine tendance parmi les États membres (voir, mutatis mutandis, Naït‑Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 175, CEDH 2018, Bayatyan c. Arménie [GC], no23459/03, § 122, CEDH 2011, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, §§ 72-75, CEDH 2014).

110. À cet égard, la Cour estime que l’analyse du droit comparé et du droit de l’Union européenne a permis de tirer les conclusions suivantes : premièrement, il apparaît que la distinction entre prestations contributives et non contributives semble être bien confirmée au sein des pays membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 31 ci-dessus) et représente la règle en droit européen (paragraphes 32-39 ci-dessus). Elle n’a dès lors rien d’inhabituel ou d’arbitraire. Deuxièmement, la qualification de « non contributives » des deux prestations en jeu en l’espèce, soit une rente extraordinaire d’invalidité et une allocation pour impotent, est conforme à la pratique des États membres du Conseil de l’Europe et au droit de l’Union européenne. Troisièmement, force est de constater que le fait de lier l’obtention de prestations de type non contributives à une condition de résidence dans l’État prestataire représente la règle pour presque tous les pays membres du Conseil de l’Europe et pour les trois pays non-membres du Conseil de l’Europe comparés (paragraphe 31 ci-dessus). Cette solution est également celle retenue par l’Union européenne dans le règlement 883/2004/CE du 29 avril 2004 (paragraphe 36 ci-dessus).

Il s’ensuit que la démarche adoptée en l’espèce par les autorités suisses cadre avec les solutions retenues au sein du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne.

111. Compte tenu de ce qui précède, l’intérêt de la première requérante de percevoir les prestations litigieuses dans les mêmes conditions que des personnes ayant contribué au système doit céder le pas derrière l’intérêt public de l’État défendeur, qui consiste à garantir le principe de solidarité de l’assurance sociale, d’autant plus important s’agissant d’une prestation non contributive, même si la raison pour laquelle la première requérante n’a pas contribué au système est entièrement indépendant de sa propre volonté ou sphère d’influence. À cet égard, la Cour considère particulièrement pertinent l’argument du Gouvernement selon lequel une prestation non contributive est censée garantir aux personnes handicapées ne remplissant pas les conditions pour obtenir une rente ordinaire de pouvoir bénéficier de la solidarité d’autrui et disposer de moyens d’existence permettant de vivre en Suisse. Il n’est cependant pas contraire à la Convention de faire dépendre cette solidarité de la volonté et de la confiance d’autrui, ce qui exige que l’octroi des prestations soit soumis à certaines conditions, comme celle du lieu de résidence en Suisse des bénéficiaires. Il est raisonnable que, si l’État octroie des prestations non-contributives, il ne veut pas les verser à l’étranger, en particulier si le coût de la vie dans le pays concerné est considérablement moins élevé.

112. Eu égard à la marge d’appréciation considérable en matière économique ou sociale et au principe selon lequel la Cour respecte a priori la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, la Cour conclut que la justification du traitement inégal invoquée par le Gouvernement n’est pas déraisonnable.

113. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14, combiné avec l’article 8 de la Convention.

LA DISCRIMINATION SEXUELLE

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DISCRIMINATION SEXUELLE SUR LE NOM, UN MODE DE VIE ET LE PACS

León Madrid c. Espagne du 26 octobre 2021 requête no 30306/13

Art 14 + Art 8 : En cas de désaccord des parents, l’attribution automatique du nom du père à un enfant, suivi par celui de la mère, est discriminatoire

• Discrimination • Vie privée • Nom du père précédant automatiquement celui de la mère dans l’ordre des noms de famille de l’enfant, si désaccord entre les parents, sans prise en compte des circonstances particulières • Distinction entre le père et la mère, dans une situation analogue, fondée exclusivement sur le sexe • Absence de justification à l’application automatique de la loi, excessivement rigide et discriminatoire envers les femmes • Possibilité de changer de nom au cours de la vie sans pertinence en l’espèce • Nouvelle loi en accord avec la Convention et le contexte social actuel en Espagne

L’affaire concerne la demande de la requérante d’inverser l’ordre des noms de famille portés par sa fille mineure (née en 2005). À l’époque des faits, la législation espagnole prévoyait qu’en cas de désaccord entre les parents, l’enfant porterait le nom de famille du père suivi par celui de la mère. La requérante estime que cette réglementation est discriminatoire. En l’espèce, le caractère automatique de l’application de la loi en vigueur à l’époque des faits – qui a empêché les juridictions de prendre en compte les circonstances particulières du cas d’espèce – ne trouve pas, aux yeux de la Cour, de justification valable du point de vue de la Convention. En effet, si la règle voulant que le nom du père soit attribué en premier en cas de désaccord des parents peut se révéler nécessaire en pratique et n’est pas forcément en contradiction avec la Convention, l’impossibilité d’y déroger est excessivement rigide et discriminatoire envers les femmes. En outre, si la sécurité juridique peut être manifestée par le choix de placer le nom du père en premier, elle peut aussi bien être manifestée par le nom de la mère. Les raisons avancées par le Gouvernement ne sont donc pas suffisamment objectives et raisonnables pour justifier la différence de traitement subie par la requérante.

FAITS

La requérante, Josefa León Madrid est une ressortissante espagnole, née en 1969 et résidant à Palma de Majorque (Espagne). Entre 2004 et 2005, la requérante entretint une relation avec J.S.T.S. et tomba enceinte. Selon la requérante, J.S.T.S. insista pour qu’elle interrompe sa grossesse, ce qui l’amena à couper tout contact avec lui. Elle décida de mener sa grossesse à son terme et, en 2005, donna naissance à une fille qui fut inscrite au registre de l’état civil avec les deux noms de famille de sa mère. En 2006, J.S.T.S. entama une procédure en réclamation de paternité non matrimoniale, à laquelle s’opposa la requérante. À l’issue de cette procédure, lors de laquelle la paternité biologique de l’enfant fut établie, le juge décida que l’enfant porterait le nom de famille du père suivi de celui de la mère. La requérante contesta, sans succès, cette décision devant les juridictions supérieures. La procédure interne se termina en 2012. À l’époque des faits, la législation espagnole (article 194 du Règlement pour l’application de la loi relative à l’état civil) prévoyait qu’en cas de désaccord entre les parents, l’enfant porterait le nom de famille du père suivi par celui de la mère. Devant la Cour européenne, la requérante estime que cette réglementation est discriminatoire et que l’attribution de l’ordre dans les noms de famille devrait prendre en compte les circonstances particulières de chaque affaire.

ARTICLE 14 + 8

La Cour note que l’article 194 du Règlement pour l’application de la loi relative à l’état civil a été modifié par la loi 20/2011, qui prévoit qu’en cas de désaccord entre les parents il appartient au juge chargé de l’état civil de décider sur l’ordre d’attribution des noms de famille de l’enfant, en prenant comme critère principal l’intérêt supérieur de l’enfant. Ces dispositions ne sont cependant pas applicables à la fille de la requérante, qui à ce jour a 16 ans. Ainsi, l’application automatique de la législation précédente n’a pas permis au juge de prendre en considération les plaintes de la requérante sur les circonstances concrètes du cas d’espèce, par exemple, l’insistance initiale de J.S.T.S pour la convaincre d’interrompre la grossesse, ou encore le fait que l’enfant portait les noms de famille de la mère depuis sa naissance et pendant plus d’un an, faute de reconnaissance immédiate du père. La Cour relève, en l’espèce, que deux individus placés dans une situation analogue – à savoir la requérante et le père de l’enfant – ont été traités de manière différente sur la base d’une distinction fondée exclusivement sur le sexe. Elle précise que sa tâche consiste à déterminer si la « distinction de traitement » fondée sur le sexe, qui comportait, à l’époque des faits, le choix du nom de famille du père en cas de désaccord entre les parents, est contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. Elle indique à cet égard qu’il appartenait aux autorités nationales de ménager en l’espèce un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu qui étaient, d’une part, l’intérêt privé de la requérante à inverser le nom de famille de sa fille et, d’autre part, l’intérêt public à réglementer le choix des noms. Elle constate que le contexte social actuel en Espagne ne correspond pas à celui existant au moment de l’adoption de la loi en vigueur applicable au cas d’espèce. En effet, plusieurs changements sociaux ont traversé le pays depuis les années 50, qui ont permis d’aligner la législation interne avec les instruments internationaux en vigueur et d’abandonner le concept patriarcal de famille prédominant par le passé. L’Espagne, membre du Conseil de l’Europe depuis le 24 novembre 1977, a rempli ses engagements à cet égard et a adopté de nombreuses mesures visant l’égalité entre les hommes et les femmes dans la société espagnole, en accord avec les résolutions et recommandations adoptées au sein de l’Organisation. Elle prend note de cette évolution, mais constate que c’est l’article 194 du « Règlement pour l’application de la loi relative à l’état civil » qui s’applique au cas d’espèce, et rappelle que des références aux traditions présupposées d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffissent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Le Gouvernement écarte l’existence de discrimination au motif que la fille de la requérante pourra, si elle le souhaite, modifier l’ordre de ses noms de famille une fois qu’elle aura atteint ses 18 ans. Outre l’impact certain qu’une mesure d’une telle durée peut avoir sur la personnalité et l’identité d’une mineure qui devra porter en premier le nom de famille d’un père avec qui elle n’est liée que de manière biologique, la Cour ne peut négliger les répercussions dans la vie de la requérante : en tant que son représentant légal partageant la vie de sa fille depuis la naissance de cette dernière, la requérante pâtit au quotidien des conséquences de la discrimination provoquée par l’impossibilité de modifier le nom de famille de son enfant. Il y a lieu de rappeler ici qu’il faut distinguer les effets de la détermination du nom à la naissance de la possibilité de changer de nom au cours de la vie. Le caractère automatique de l’application de la loi en cause, qui a empêché les juridictions de prendre en compte les circonstances particulières du cas d’espèce ne trouve pas, aux yeux de la Cour, de justification valable du point de vue de la Convention. Si la règle voulant que le nom du père soit attribué en premier en cas de désaccord des parents peut se révéler nécessaire en pratique et n’est pas forcément en contradiction avec la Convention, l’impossibilité d’y déroger est excessivement rigide et discriminatoire envers les femmes. En outre, si la sécurité juridique peut être manifestée par le choix de placer le nom du père en premier, elle peut aussi bien être manifestée par le nom de la mère. Par conséquent, les raisons avancées par le Gouvernement ne s’avèrent pas suffisamment objectives et raisonnables pour justifier la différence de traitement subie par la requérante. Il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

CEDH

   Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

58.  L’objet de la présente requête étant la prétendue discrimination à l’encontre de la requérante, du fait de l’ordre d’attribution des noms de famille de sa fille mineure, la Cour est d’avis que l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 trouvent à s’appliquer (voir, entre autres, Ünal Tekeli, précité, § 42, CEDH 2004‑X, Losonci Rose et Rose c. Suisse, no 664/06, § 26, 9 novembre 2010, et Garnaga c. Ukraine, no 20390/07, § 36, 16 mai 2013).

b) Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

  1. Principes généraux

59.  La Cour renvoie aux principes généraux établis dans l’affaire Cusan et Fazzo, précitée, §§ 58-61.

  1. Application des principes généraux en l’espèce

α) Sur l’existence d’une distinction de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues

60. La Cour note que la règle en vigueur à l’époque des faits prévoyait qu’en cas de désaccord entre les parents, c’était automatiquement le nom de famille du père qui était donné à l’enfant. Cette règle se dégageait de plusieurs dispositions de droit interne (articles 109 du Code civil et 194 du Règlement sur l’état civil).

61.  Il est vrai, comme le souligne le Gouvernement, que l’article 194 du Règlement pour l’application de la loi relative à l’état civil a été modifié par la loi 20/2011, qui prévoit qu’en cas de désaccord entre les parents il appartient au juge chargé de l’état civil de décider sur l’ordre d’attribution des noms de famille de l’enfant, en prenant comme critère principal l’intérêt supérieur de l’enfant. Ces dispositions ne sont cependant pas applicables à la fille de la requérante, qui à ce jour a seize ans. En outre, l’application automatique de la législation précédente n’a pas permis au juge de prendre en considération les plaintes de la requérante sur les circonstances concrètes du cas d’espèce, par exemple, l’insistance initiale de J.S.T.S. pour la convaincre d’interrompre la grossesse, ou encore le fait que l’enfant portait les noms de famille de la mère depuis sa naissance et pendant plus d’un an, faute de reconnaissance immédiate du père (paragraphes 5 et 6 ci-dessus).

62.  À la lumière de ce qui précède, la Cour est d’avis qu’en l’espèce, deux individus placés dans une situation analogue, à savoir la requérante et le père de l’enfant, ont été traitées de manière différente sur la base d’une distinction fondée exclusivement sur le sexe.

β) Sur le point de savoir s’il existait une justification objective et raisonnable

63.  En l’espèce, la tâche de la Cour ne consistera pas à déterminer en sa généralité si le système des noms utilisé en Espagne était conforme à la Convention ou non, mais elle devra se pencher sur le fait de savoir si la « distinction de traitement » fondée sur le sexe, qui comportait, à l’époque des faits, le choix du nom de famille du père en cas de désaccord entre les parents, est contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

64.  Si une politique ou une mesure générale a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, la possibilité qu’elle soit considérée comme discriminatoire ne peut être exclue même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe (voir, mutatis mutandis, McShane c. Royaume-Uni, no 43290/98, § 135, 28 mai 2002). De plus, seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur le sexe (Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 39, CEDH 2002‑IV, Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263, et Losonci Rose et Rose, précité, § 80).

65.  Il appartenait aux autorités nationales de ménager en l’espèce un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu qui étaient, d’une part, l’intérêt privé de la requérante à inverser le nom de famille de sa fille et, d’autre part, l’intérêt public à réglementer le choix des noms.

66.  Force est de constater que le contexte social actuel en Espagne ne correspond pas à celui existant au moment de l’adoption de la loi en vigueur applicable au cas d’espèce. Ainsi, plusieurs changements sociaux ont traversé le pays depuis les années 50, qui ont permis d’aligner la législation interne avec les instruments internationaux en vigueur et d’abandonner le concept patriarcal de famille prédominant par le passé. L’Espagne, membre du Conseil de l’Europe depuis le 24 novembre 1977, a rempli ses engagements à cet égard et a adopté de nombreuses mesures visant l’égalité entre les hommes et les femmes dans la société espagnole, en accord avec les résolutions et recommandations adoptées au sein de l’Organisation (paragraphes 24-25 ci-dessus). La Loi organique 3/2007 du 22 mars 2007, pour l’égalité effective entre hommes et femmes ou la création de la commission interministérielle d’égalité entre hommes et femmes, réglementé par le Décret Royal 1370/2007 du 19 octobre 2007 constituent des exemples de cette évolution (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). Par ailleurs, la modification introduite par la loi 20/2011 invoquée par le Gouvernement dans le cas d’espèce (paragraphe 57 ci-dessus) traduit une avancée significative. Dans la préface de cette loi, le législateur considéra la modification de cet article comme une manière de rapprocher la loi à la nouvelle réalité sociale en Espagne, privilégiant l’achèvement de l’égalité sur le maintien des traditions pouvant l’entraver. La Cour prend note de cette évolution, mais constate que c’est bien l’article 194 du Règlement pour l’application de la loi relative à l’état civil qui s’applique au cas d’espèce et rappelle que des références aux traditions présupposées d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffissent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 127, CEDH 2012 (extraits), Yocheva et Ganeva c. Bulgarie, nos 18592/15 et 43863/15, § 102, 11 mai 2021, et Ünal Tekeli, précité § 63).

67.  Le Gouvernement écarte l’existence de discrimination au motif que la fille de la requérante pourra, si elle le souhaite, modifier l’ordre de ses noms de famille une fois qu’elle aura atteint ses 18 ans. Outre l’impact certain qu’une mesure d’une telle durée peut avoir sur la personnalité et l’identité d’une mineure qui devra porter en premier le nom de famille d’un père avec qui elle n’est liée que de manière biologique, la Cour ne peut négliger les répercussions dans la vie de la requérante : en tant que son représentant légal partageant la vie de sa fille depuis la naissance de cette dernière, la requérante pâtit au quotidien des conséquences de la discrimination provoquée par l’impossibilité de modifier le nom de famille de son enfant. Il y a lieu de rappeler ici qu’il faut distinguer les effets de la détermination du nom à la naissance de la possibilité de changer de nom au cours de la vie (voir Cusan et Fazzo, précité, § 62).

68.  Le caractère automatique de l’application de la loi en cause, qui a empêché les juridictions de prendre en compte les circonstances particulières du cas d’espèce (paragraphe 61 ci-dessus) ne trouve pas, aux yeux de la Cour, de justification valable du point de vue de la Convention. Si la règle voulant que le nom du père soit attribué en premier en cas de désaccord des parents peut se révéler nécessaire en pratique et n’est pas forcément en contradiction avec la Convention (voir, mutatis mutandis, Losonci Rose et Rose, précité, § 49), l’impossibilité d’y déroger est excessivement rigide et discriminatoire envers les femmes (Cusan et Fazzo, précité, § 67). La Cour partage ainsi l’avis du ministère public exprimé dans son mémoire auprès du Tribunal constitutionnel (paragraphe 12 ci-dessus).

69.  Enfin, si la sécurité juridique peut être manifestée par le choix de placer le nom du père en premier, elle peut aussi bien être manifestée par le nom de la mère (Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 28, série A no 280‑B).

γ) Conclusion

70.  En conclusion, la Cour estime que les raisons avancées par le Gouvernement ne s’avèrent pas suffisamment objectives et raisonnables pour justifier la différence de traitement subie par la requérante. Il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

Ratzenböck et Seydl c. Autriche du 26 octobre 2017 requête no 28475/12

Article 14 combiné à l'article 8 : Impossibilité pour un couple hétérosexuel de conclure un partenariat civil réservé au couple homosexuel : pas de discrimination car le couple homosexuel n'a pas le droit au mariage, alors les couples hétérosexuels, oui.

LES FAITS

Les requérants, Helga Ratzenböck et Martin Seydl, sont des ressortissants autrichiens nés respectivement en 1966 et en 1964 et résidant à Linz (Autriche). En février 2010, alors qu’ils étaient dans une relation stable depuis plusieurs années, ils formèrent une demande de conclusion d’un partenariat civil sur le fondement de la loi sur le partenariat civil, qui était entrée en vigueur le 1er janvier. Le maire de Linz rejeta leur demande, estimant qu’ils ne répondaient pas aux conditions requises puisque le partenariat civil était réservé aux couples homosexuels. Les requérants contestèrent cette décision en se plaignant d’une discrimination fondée sur leur sexe et leur orientation sexuelle. Le gouverneur du Land de Haute-Autriche ayant rejeté ce recours, ils saisirent le tribunal administratif et la Cour constitutionnelle. Ils arguaient que le mariage ne leur convenait pas et qu’ils tenaient à conclure un partenariat civil, plus moderne et plus « léger » à leurs yeux – ni les délais légaux applicables d’une part au divorce et d’autre part à la dissolution d’un partenariat civil ni le nombre d’obligations découlant de l’une et l’autre institution n’étaient les mêmes. En septembre 2011, la Cour constitutionnelle rejeta le recours des requérants. S’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Schalk et Kopf c. Autriche (30141/04), elle considéra que si la question de savoir s’il fallait ou non autoriser le mariage homosexuel relevait du législateur, il devait en aller de même pour la question de savoir si les partenariats civils devaient être ouverts aux couples hétérosexuels. De plus, elle estima qu’étant donné que les couples hétérosexuels avaient accès au mariage, le partenariat civil n’avait été instauré que pour contrer la discrimination contre les couples homosexuels. En février 2013, le tribunal administratif rejeta lui aussi le recours des requérants.

Article 14 combiné avec l’article 8

La Cour admet que les couples hétérosexuels sont en principe dans une situation analogue ou comparable à celle des couples homosexuels pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance juridique et de protection de leur relation de couple. Elle estime toutefois que le fait que les couples hétérosexuels ne puissent pas conclure un partenariat civil en Autriche doit être vu dans le contexte du cadre juridique global régissant la reconnaissance des relations de couple. Le partenariat civil a été instauré pour fournir aux couples homosexuels une solution alternative au mariage, ces couples n’ayant pas accès à cette institution, qui est en substance analogue et qui vise le même but de reconnaissance juridique de la relation. Ainsi, la loi de 2010 sur le partenariat civil vient compenser l’exclusion de toute forme de reconnaissance juridique dont les couples homosexuels faisaient précédemment l’objet. Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 24 juin 2010 en l’affaire Schalk et Kopf c. Autriche (30141/04), dans laquelle un couple homosexuel se plaignait de ne pas avoir accès au mariage, la Cour a conclu que le statut juridique octroyé par la loi sur le partenariat civil était à bien des égards égal ou analogue à celui du mariage. Depuis lors, les cadres juridiques régissant l’une et l’autre forme de reconnaissance juridique de la relation ont été encore harmonisés, de sorte qu’il ne subsiste entre ces deux institutions aucune différence substantielle. Le fait que les requérants aient accès au mariage en tant que couple hétérosexuel répond à leur besoin de reconnaissance juridique. De plus, les intéressés n’ont pas prétendu être spécialement lésés par une quelconque différence de droit entre les deux institutions. Les requérants ne se trouvent donc pas dans une situation analogue ou comparable à celle des couples homosexuels, qui n’ont pas le droit de se marier en Autriche et qui ont besoin du partenariat civil pour pouvoir faire reconnaître juridiquement leur relation. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

DI TRIZIO c. SUISSE du 2 février 2016 requête 7186/09

Violation de l'article 8 et 14 de la CEDH : Discrimination entre hommes et femmes pour une pension : handicapée à 44%, la requérante qui travaille à mi temps s'est vu refuser sa pension par un calcul dit de "méthode mixte". Un individu qui travaille n'a pas droit à une pension. Cette méthode est essentiellement appliquée aux femmes car elles doivent rester à la maison alors que les hommes peuvent aller travailler. C'est une discrimination sur le mode de vie.

58. En ce qui concerne la protection contre la discrimination, il convient de rappeler que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Sahin c. Allemagne [GC], n o 30943/96, § 85, CEDH 2003-VIII). Son application ne présuppose pas nécessairement la violation d’un des droits substantiels garantis par la Convention. Il est nécessaire et suffisant que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’une au moins des dispositions de la Convention ou de ses Protocoles (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013 (extraits).

59. La Cour rappelle également que la Convention ne crée pas, en tant que tel, de droit à une pension ou autre prestation sociale d’un montant particulier (Youri Romanov c. Russie, no 69341/01, § 45, 25 octobre 2005). Par ailleurs, la Convention ne garantit aucun droit à jouir d’un certain niveau de vie (Vassilenkov c. Ukraine, no 19872/02, § 18, 3 mai 2005).

60. En ce qui concerne l’aspect “vie familiale” de l’article 8, la Cour rappelle tout d’abord que cette notion ne comprend pas uniquement des relations de caractère social, moral ou culturel; elle englobe aussi des intérêts matériels (Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 46, 22 décembre 2004).

61. Elle rappelle ensuite que des mesures permettant à l’un des parents de rester au foyer pour s’occuper de ses enfants sont des mesures qui favorisent la vie familiale et qui ont ainsi une incidence sur l’organisation de celle-ci ; de telles mesures entrent dans le champ d’application de l’article 8 (voir, notamment, Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 130, CEDH 2012 (extraits) ; voir dans le même sens Weller c. Hongrie, no 4399/05, § 29, 31 mars 2009, et Dhahbi c. Italie, no 17120/09, § 41, 8 avril 2014).

62. La présente affaire concerne également des questions liées à l’organisation de la vie familiale, quoique d’une autre manière. En effet, il ressort des statistiques disponibles que le régime juridique en vigueur – la méthode mixte, donc – concerne dans la grande majorité des cas les femmes qui souhaitent travailler à temps partiel après la naissance d’enfants. Dans son arrêt concernant la requérante (28 juillet 2008, paragraphe 20 ci-dessus), le Tribunal fédéral a reconnu que la méthode mixte peut parfois conduire à la perte de la rente, notamment chez les femmes qui, après la naissance de leurs enfants, travaillent à temps partiel. La Cour considère que l’application de la méthode mixte à la requérante était susceptible d’influencer celle-ci et son époux dans la manière dont ils se répartissent les tâches au sein de la famille et, partant, d’avoir un impact sur l’organisation de leur vie familiale et professionnelle. Dans son arrêt de principe (paragraphe 35 ci-dessus), le Tribunal fédéral a d’ailleurs explicitement admis que la méthode mixte peut causer des désagréments pour une personne travaillant à temps partiel pour des raisons familiales, lorsqu’elle devient invalide. Ces observations suffisent à la Cour pour conclure que le présent grief relève de l’article 8 sous son volet « familial ».

63. En ce qui concerne l’aspect « vie privée » de l’article 8, la Cour a déjà eu l’occasion d’observer que cette notion est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). Elle recouvre également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007‑I). Enfin, la Cour a considéré que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III, et Haas c. Suisse, no 31322/07, § 51, CEDH 2011).

64. En l’espèce, le volet « privé » de l’article 8 est également concerné, dans la mesure où il garantit le droit au développement personnel et l’autonomie personnelle. En effet, dans la mesure où la méthode mixte défavorise les personnes souhaitant travailler à temps partiel par rapport aux personnes qui exercent une activité lucrative à plein temps et par rapport à celles qui ne travaillent pas du tout, il n’est pas à exclure que cette méthode de calcul de l’invalidité restreigne les personnes mentionnées en premier dans leur choix pour répartir leur vie privée entre le travail, les tâches ménagères et la prise en charge des enfants.

65. Compte tenu de ce qui précède, le présent grief tombe sous l’empire de l’article 8.

b) Sur la nature de la discrimination alléguée

66. Il ressort de ces observations, notamment des éléments statistiques fournis par les parties, que la méthode mixte concerne dans la majorité écrasante des cas des femmes qui souhaitent, après la naissance d’un ou plusieurs enfants, réduire le taux de leur activité lucrative. Dès lors, la Cour estime que la requérante est recevable à se prétendre victime d’une discrimination fondée sur le sexe au sens de l’article 14 de la Convention.

67. Ce constat dispense la Cour d’examiner la question de savoir si le refus d’une rente d’invalidité est susceptible de relever également, en l’espèce, d’une discrimination fondée sur son handicap.

c) Conclusion

68. Il s’ensuit que l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, est applicable en l’espèce.

b. L’appréciation de la Cour

i. Rappel des principes pertinents

α) La discrimination indirecte

80. Selon la jurisprudence établie de la Cour, la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 48, CEDH 2002‑IV ; Okpisz c. Allemagne, no 59140/00, § 33, 25 octobre 2005). Toutefois, l’article 14 n’interdit pas à un État membre de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; dans certaines circonstances, c’est même l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, sans justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, p. 34, § 10, série A no 6 ; Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV ; Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], no 65731/01, § 51, CEDH 2006‑VI). La Cour a également admis que pouvait être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 154, 4 mai 2001) et qu’une discrimination potentiellement contraire à la Convention pouvait résulter d’une situation de fait (Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 76, CEDH 2006‑VIII).

81. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil 1996‑IV). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126), mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Celle-ci étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Weller c. Hongrie, no 44399/05, § 28, 31 mars 2009, Stec et autres, précité, §§ 63-64, Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 54, CEDH 2004‑X (extraits) et, mutatis mutandis, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV).

82. La Cour rappelle en outre que la progression vers l’égalité des sexes est un but important des États membres du Conseil de l’Europe et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement à cet égard (Konstantin Markin, précité, § 127, Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 27, série A no 280‑B, et Schuler-Zgraggen c. Suisse, précité). En particulier, des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Par exemple, les États ne peuvent imposer des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille (Ünal Tekeli, précité, § 63).

83. D’autre part, une ample latitude est d’origine laissée à l’État lorsqu’il s’agit, par exemple, de prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Stec et autres, précité, § 52, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 109, CEDH 2014).

β) La preuve en matière de discrimination

84. En ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà énoncé que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (voir, par exemple, Chassagnou et autres c. France [GC], no 25088/94, 28331/95 et 28443/95, §§ 91-92, CEDH 1999‑III ; Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 57, CEDH 2005‑XII). Quant à l’allégation d’une discrimination indirecte, le requérant doit donc apporter la preuve d’effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe déterminé, faisant ainsi naître une présomption de discrimination indirecte ; il incombe ensuite à l’État défendeur de réfuter cette présomption en démontrant que la différence de traitement est le résultat de facteurs objectifs qui ne sont pas liés au facteur indiqué par le requérant (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 188, 189 et 195, CEDH 2007‑IV; voir également Oršuš et autres c. Croatie [GC], no 15766/03, § 152, CEDH 2010).

85. Quant à la question de savoir si des données statistiques peuvent être considérées comme un moyen de preuve, la Cour a déclaré par le passé que les statistiques n’étaient pas en elles-mêmes suffisantes pour révéler une pratique pouvant être qualifiée de discriminatoire (Hugh Jordan, précité, § 154). Néanmoins, dans certaines affaires de discrimination plus récentes, où les intéressés alléguaient que la discrimination litigieuse résultait d’une différence dans l’effet d’une mesure générale ou d’une situation de fait (Hoogendijk c. Pays-Bas (déc.), no 58641/00, 6 janvier 2005, précitée ; Zarb Adami, précité, §§ 77-78), la Cour s’est largement appuyée sur les statistiques produites par les parties pour établir l’existence d’une différence de traitement entre deux groupes qui se trouvaient dans une situation similaire (D.H. et autres, précité, § 180, et Oršuš et autres précité, § 152).

86. Ainsi, la Cour a affirmé dans la décision Hoogendijk précitée que :

« là où le requérant peut établir, sur la base des statistiques officielles qui ne prêtent pas à controverse, l’existence d’un commencement de preuve indiquant qu’une mesure – bien que formulée de manière neutre – touche en fait un pourcentage nettement plus élevé des femmes que des hommes, il incombe au gouvernement défendeur de démontrer que ceci est le résultat des facteurs objectifs qui ne sont pas liés à une discrimination fondée sur le sexe. Si la charge de prouver qu’une différence dans l’effet d’une mesure sur les femmes et les hommes n’est pas discriminatoire n’est pas transférée au gouvernement défendeur, il sera en pratique extrêmement difficile pour les requérants de prouver la discrimination indirecte ».

ii. Application des principes précités au cas d’espèce

87. La Cour estime qu’il y a lieu d’examiner si l’on se trouve, en l’espèce, en présence d’une discrimination « indirecte ».

α) Sur l’existence en l’espèce d’une présomption de discrimination indirecte

88. La requérante dénonce comme discriminatoire l’application de la méthode mixte de calcul de l’invalidité. Selon les chiffres fournis par le Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessus), la méthode mixte a été appliquée dans 4 168 cas en 2009, c’est-à-dire dans environ 7,5 % de toutes les décisions en matière d’invalidité. Sur le total de ces 4 168 cas, 4 045 (soit 97 %) concernaient des femmes et 123 (soit 3 %) des hommes.

89. Dans ses arrêts du 28 juillet 2008 (paragraphe 20 ci-dessus) et du 8 juillet 2011 (paragraphes 35 et suivants ci-dessus), le Tribunal fédéral a admis lui-même que la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité s’applique majoritairement aux femmes ayant réduit leur taux d’activité après la naissance d’un enfant. Le Gouvernement ne conteste pas, dans ses observations devant la Cour, que la méthode mixte affecte avant tout les femmes. Par ailleurs, dans son rapport du 1er juillet 2015 (paragraphes 38 et suivants ci-dessus), le Conseil fédéral a noté que la méthode mixte était appliquée dans 98 % des cas aux femmes (selon les rentes calculées en décembre 2013).

90. Compte tenu de ces données, la Cour estime que les éléments soumis peuvent être considérés comme suffisamment fiables et révélateurs pour faire naître une présomption de discrimination indirecte.

β) Sur la question de savoir si la différence de traitement en cause était objectivement et raisonnablement justifiée

91. La Cour rappelle qu’une distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (paragraphe 80 ci-dessus).

– But légitime

92. Dans le cas d’espèce, le Gouvernement s’efforce d’expliquer la différence de traitement subi par les personnes concernées par la règle litigieuse, majoritairement des femmes après la naissance d’enfants, par l’objectif de l’assurance-invalidité, qui est de couvrir le risque de perte, du fait de l’invalidité, de la possibilité d’exercer une activité rémunérée ou des travaux habituels que l’assuré pouvait réellement effectuer auparavant et qu’il pourrait toujours effectuer s’il n’était pas devenu invalide.

93. La Cour estime que l’objectif poursuivi par la loi sur l’assurance‑invalidité, invoqué par le Gouvernement, est un but légitime pour justifier les différences observées. La Cour doit alors examiner si le traitement subi par la requérante était raisonnable et proportionné.

– Proportionnalité

94. La Cour note que la requérante travaillait initialement à plein temps, en tant que vendeuse, mais avait dû abandonner cette activité à cause de problèmes de dos en 2002. Elle s’était vu octroyer une rente d’invalidité de 50 % pour la période entre le 20 juin 2002 et fin mai 2004. Cette rente a été annulée à la suite de la naissance de ses jumeaux, par application de la méthode mixte à partir de la présupposition que – selon ses propres déclarations à l’office – dans l’hypothèse où elle n’aurait pas été frappée d’invalidité, la requérante n’aurait travaillé que de manière réduite après la naissance de ses enfants.

95. Le Gouvernement objecte que la méthode mixte ne s’attache pas au sexe de la personne assurée : il explique que celle-ci prend seulement en considération la perte par l’assuré de sa capacité professionnelle, ou de sa capacité relative aux travaux habituels, ou de ces deux capacités en même temps, du fait de l’invalidité.

La perte de revenu d’une personne qui, à la suite de la naissance d’un enfant, réduit ou abandonne une activité lucrative qu’elle avait jusqu’alors représente à ses yeux un cas tout à fait indépendant du précédent. En effet, explique-t-il, les raisons familiales de ce genre peuvent, elles, concerner indifféremment les personnes invalides ou les personnes en bonne santé.

96. La Cour estime, comme elle l’a indiqué plus haut, que l’objectif mis en avant par le Gouvernement comme étant celui de l’assurance-invalidité – à savoir, couvrir le risque de perte, du fait de l’invalidité, de la possibilité d’exercer une activité rémunérée ou des travaux habituels que l’assuré pourrait réellement effectuer s’il était resté en bonne santé – est en soi un but cohérent avec l’essence et les contraintes d’un tel système d’assurance, qui repose sur des ressources limitées et doit en conséquence avoir parmi ses principes directeurs celui de la maîtrise des dépenses.

Elle estime néanmoins que cet objectif doit être apprécié à la lumière de l’égalité des sexes, puisque l’affaire concerne une allégation de discrimination au détriment des femmes. Or, ainsi qu’il a été relevé plus haut, seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement sous cet angle (paragraphe 82 ci-dessus). La Cour en conclut que la marge d’appréciation des autorités était fortement réduite en l’espèce.

97. La Cour ne méconnaît pas que c’est au premier chef aux autorités nationales, et tout particulièrement aux instances juridictionnelles, qu’il revient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 46, série A no 33). Elle note toutefois, se fondant sur les éléments du droit et de la pratique internes pertinents énoncés plus haut, qu’il est vraisemblable que la requérante, si elle avait travaillé à 100 % ou si elle s’était consacrée entièrement aux tâches ménagères, aurait obtenu une rente d’invalidité partielle. Par ailleurs, ayant autrefois travaillé à plein temps, elle s’était initialement vu octroyer une telle rente, dont elle a bénéficié jusqu’à la naissance de ses enfants. Il en découle clairement que le refus de lui reconnaître le droit à une rente a pour fondement l’indication par la requérante de sa volonté de réduire son activité rémunérée pour s’occuper de son ménage et de ses enfants. De fait, pour la grande majorité des femmes souhaitant travailler à temps partiel à la suite de la naissance des enfants, la méthode mixte s’avère discriminatoire.

98. La Cour observe ensuite que l’application de la méthode mixte au sens de la jurisprudence du Tribunal fédéral est depuis un certain temps sujette à la critique, de la part de certains tribunaux comme d’une partie de la doctrine. Ainsi, dans son arrêt concernant la requérante (paragraphe 20 ci‑dessus), le Tribunal fédéral a explicitement concédé que les interactions entre les volets « ménage » et « activité rémunérée » ne sont pas suffisamment prises en compte dans la méthode mixte et que celle-ci peut mener à la perte de toute rente lorsque la personne assurée cesse ou réduit, souvent après la naissance d’un enfant, une activité lucrative exercée auparavant. Ce constat a par ailleurs été confirmé par le Conseil fédéral, dans son rapport du 1er juillet 2015 (paragraphe 38 et suivants ci-dessus). Celui-ci a ajouté qu’on reproche également à la méthode mixte de tenir compte deux fois du fait que l’activité est exercée à temps partiel : dans la détermination du revenu sans invalidité, d’une part, et dans le cadre de la pondération proportionnelle des deux domaines, d’autre part.

99. Dans son arrêt de principe sur le sujet, le Tribunal fédéral a admis que la méthode mixte s’applique majoritairement aux femmes et qu’elle est sujette à caution, mais il a estimé que c’est au législateur, plutôt qu’aux tribunaux, qu’il appartient de proposer une solution qui tiendrait mieux compte de l’évolution sociologique de la société et de la situation des travailleurs à mi-temps, lesquels sont pour la plupart des femmes (paragraphe 35 et suivants ci-dessus, considérant 7.2).

100. La Cour constate par ailleurs que le Conseil fédéral, dans son rapport du 1er juillet 2015, a résumé et analysé de manière détaillée les critiques formulées vis-à-vis de la méthode mixte. Il a admis que la méthode mixte peut conduire à des taux d’invalidité plus bas et que l’on peut se poser la question de savoir si cette méthode n’établit pas une discrimination, pour le moins indirecte.

Aux yeux de la Cour, il s’agit là d’indications claires d’une prise de conscience du fait que la méthode mixte ne s’accorde plus avec la poursuite de l’égalité des sexes dans la société contemporaine, où les femmes ont de plus en plus le souhait légitime de pouvoir concilier vie familiale et intérêts professionnels.

101. La Cour note aussi que certains tribunaux spécialisés eux-mêmes, dont l’instance cantonale en l’espèce (paragraphe 18 ci-dessus), plaident pour l’application d’une méthode plus favorable pour les assurés travaillant à temps partiel, qui tienne suffisamment compte de leur handicap aussi bien dans le volet « activité rémunérée » que dans le volet « activité ménagère ». Elle observe, du reste, que plusieurs méthodes de calcul du taux d’invalidité existent en droit suisse (paragraphes 30-34 ci-dessus). Dès lors, la Cour note aussi que d’autres méthodes de calcul respectant mieux le choix des femmes de travailler à temps partiel à la suite de la naissance d’un enfant sont concevables, et qu’il serait ainsi possible de poursuivre le but du rapprochement entre les sexes sans pour autant mettre en danger l’objectif de l’assurance-invalidité.

102. Par-delà ces considérations générales par rapport à la méthode mixte, la Cour estime que le refus d’octroi de toute rente, même partielle, entraîne pour la requérante des conséquences concrètes importantes, même à supposer qu’elle puisse travailler à temps partiel. Son revenu fictif, calculé sur la base d’un travail à mi-temps, a été estimé par l’office à seulement 24 293 CHF (environ 23 654 EUR) au moment du calcul du taux d’invalidité (paragraphe 15 ci-dessus).

Conclusion

103. Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue que la différence de traitement subie par la requérante – qui s’est vu refuser une rente d’invalidité en application de la méthode mixte de calcul du taux d’invalidité, utilisée pour les personnes exerçant une activité rémunérée à temps partiel – repose sur une justification raisonnable.

104. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

LA DISCRIMINATION SEXUELLE SUR UN EMPLOI OU UN SPORT

SEMENYA c. SUISSE du 11 juillet 2023 Requête no 10934/21

Art 14 (+ Art 8) • Vie privée • Garanties institutionnelles et procédurales insuffisantes contre la discrimination d’une athlète professionnelle présentant des différences du développement sexuel obligée par un Règlement non étatique de réduire son taux naturel de testostérone pour pouvoir participer aux compétitions internationales dans la catégorie féminine • Art 14 (+ Art 8) applicable • Requérante dans une situation comparable à celle des autres athlètes femmes et traitée différemment du fait de son exclusion des compétitions sur le fondement du Règlement • Arbitrage forcé par les règlements sportifs excluant le recours aux tribunaux ordinaires • Tribunal arbitral du sport (TAS), en dépit d’un raisonnement très détaillé, n’ayant pas appliqué la Convention et ayant laissé planer des doutes considérables quant à la validité du Règlement • Contrôle par le Tribunal fédéral très restreint, limité à la conformité de la sentence arbitrale du TAS avec l’ordre public • Absence d’examen complet et suffisant du grief tiré du traitement discriminatoire et d’une pesée appropriée et suffisante de tous les intérêts pertinents en jeu • Défaut de différenciation entre les sportives transgenres et intersexes non soulevé par le Tribunal fédéral • Discrimination fondée sur le sexe et les caractéristiques sexuelles ne pouvant être justifiée que par des « considérations très fortes » • Enjeu personnel significatif pour la requérante : l’exercice de sa profession • Marge d’appréciation réduite outrepassée • Mesure ni objective et ni proportionnée au but visé

Art 13 + (Art 14 + 8) • Recours ineffectifs • Absence de garanties institutionnelles et procédurales suffisantes • Réponse non effective du Tribunal fédéral, notamment à raison de son pouvoir de contrôle très limité, aux allégations étayées et crédibles de discrimination, formulées par la requérante

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Emel Boyraz c. Turquie  du 2 décembre 2014 requête no 61960/08

Violation article 8 + 14 : Le licenciement d’une agente de sécurité motivé par le fait qu’elle est une femme est discriminatoire

Le gouvernement turc soutient que ni l’article 8 ni l’article 14 ne sont applicables dans la présente affaire, celle-ci concernant un droit non garanti par la Convention, à savoir le droit d’être recruté dans la fonction publique. Tout en rappelant que le droit d’accès à la fonction publique a été délibérément omis de la Convention, la Cour souligne que Mme Boyraz a obtenu le poste d’agent de sécurité sur une base contractuelle et que la question qui se pose dans son cas est celle de son licenciement fondé sur le sexe. La Cour a toujours considéré qu’une personne nommée comme fonctionnaire peut dénoncer sa révocation si cette mesure a violé l’un des droits garantis par la Convention. Une mesure aussi radicale qu’un licenciement décidé sur le seul fondement du sexe a des effets néfastes sur l’identité d’une personne, sa perception et son respect de soi, et donc sur sa vie privée. La Cour estime dès lors que le licenciement de Mme Boyraz sur le seul fondement de son sexe s’analyse en une atteinte à son droit au respect de sa vie privée, compte tenu également des conséquences de cette mesure sur sa famille et sur sa capacité à exercer un métier correspondant à ses qualifications. En conséquence, la Cour estime que l’article 14, combiné avec l’article 8, trouve à s’appliquer en l’espèce.

La Cour rappelle que la marge de manoeuvre des États membres lorsqu’il s’agit de déterminer si une différence de traitement est justifiée est plus étroite lorsque cette différence est fondée sur le sexe.

La progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres et seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement. Les autorités turques ont considéré que Mme Boyraz ne convenait pas pour le poste d’agent de sécurité parce que celui-ci était réservé aux hommes. Pour la Cour, il y a là clairement une « différence de traitement », fondée sur le sexe, entre des personnes placées dans une situation comparable.

Les autorités administratives ont jugé que les femmes n’étaient pas à même d’assumer des responsabilités comme celle de travailler la nuit dans une zone rurale ou d’utiliser des armes à feu et la force physique en cas d’agression. Le Conseil d’État n’a pas évalué ces considérations, ce qui est particulièrement notable car trois mois plus tôt seulement l’assemblée générale des chambres du contentieux administratif du Conseil d’État avait dit dans une affaire semblable que rien n’empêchait le recrutement d’une femme au poste d’agent de sécurité. Pour la Cour, le simple fait que les agents de sécurité doivent travailler de nuit dans des zones rurales et puissent être amenés à utiliser des armes à feu et la force physique ne saurait en soi justifier une différence de traitement entre les hommes et les femmes. De plus, les raisons du licenciement de Mme Boyraz ne tenaient pas à son incapacité à assumer pareils risques ou responsabilités, puisque rien n’indiquait qu’elle eût manqué à ses obligations à son poste, mais aux décisions des juridictions administratives turques. Dès lors, la Cour conclut que la différence de traitement dont la requérante a été victime ne poursuivait pas un but légitime et qu’elle s’analyse en une discrimination fondée sur le sexe. En conséquence, il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

LA DISCRIMINATION SEXUELLE SUR UNE PENSION

Grande chambre Beeler c. Suisse du 11 octobre 2022 requête no 78630/12

Violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) La législation prévoyant la suppression de la rente de veuf des hommes, à la majorité de leur dernier enfant, est discriminatoire

Art 14 (+ Art 8) • Suppression discriminatoire de la rente de conjoint survivant perçue par un veuf qui se consacrait entièrement à ses enfants, une fois la plus jeune devenue majeure, alors que les veuves dans la même situation continuaient à percevoir une telle rente • Vie familiale • Clarification des critères qui précisent ou circonscrivent les prestations sociales tombant sous l’empire de l’art 8 • Approche adoptée dans Konstantin Markin c. Russie [GC] suivie en l’espèce • Prestation visant à favoriser la vie familiale et ayant nécessairement eu une incidence sur l’organisation de la vie familiale du requérant, et tombant donc sous l’empire de l’art 8 • Modalités de la rente de conjoint survivant reposant sur des considérations et suppositions dépassées • Retour sur le marché de travail pareillement difficile pour les personnes des deux sexes ayant l’âge du requérant, après plusieurs années sans emploi • Absence d’indication montrant que la suppression de la rente aurait touché le requérant dans une moindre mesure qu’une veuve dans des circonstances comparables • Marge d’appréciation étroite • Absence de considérations « très fortes » ou de « raisons particulièrement solides et convaincantes » propres à justifier la différence de traitement fondée sur le sexe

L’affaire concerne la suppression de la rente de veuf du requérant à la majorité de son dernier enfant. La loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants (LAVS) prévoit l’extinction du droit à la rente de veuf lorsque le dernier enfant atteint l’âge de 18 ans, ce qu’elle ne prévoit pas à l’égard d’une veuve. Devant la Cour, le requérant soutient qu’il a subi une discrimination par rapport aux veuves qui, dans la même situation, n’auraient pas perdu leur droit à une rente. Quant au Gouvernement, il fait valoir qu’il est encore justifié de se fonder sur la présomption selon laquelle l’époux assure l’entretien financier de son épouse, en particulier lorsqu’elle a des enfants, et, partant, d’accorder aux veuves une protection supérieure à celle des veufs. Selon lui, la différence de traitement ne reposerait donc pas sur des stéréotypes liés au sexe, mais sur une réalité sociale. D’abord, la Cour note qu’entre 1997 et 2010, le requérant a bénéficié de la pension de veuf et qu’il a organisé les aspects clés de sa vie familiale, au moins en partie, en fonction de l’existence de cette allocation. La situation économique délicate dans laquelle il s’est retrouvé, à l’âge de 57 ans, du fait de la perte de la rente de conjoint survivant et des difficultés à réintégrer un marché du travail dont il était absent depuis 16 ans, résulte de la décision qu’il avait prise des années auparavant dans l’intérêt de sa famille, confortée à partir de 1997 par la perception de la rente de veuf. Dès lors, la Cour estime que les article 8 et 14 de la Convention sont applicables en l’espèce. Ensuite, la Cour juge que, bien que se trouvant dans une situation analogue pour ce qui est de son besoin d’assurer sa subsistance, le requérant n’a pas été traité de la même façon qu’une femme/veuve. Il a donc subi une inégalité de traitement. Elle estime que le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait des considérations très fortes ou des « raisons particulièrement solides et convaincantes » propres à justifier cette différence de traitement fondée sur le sexe. Pour la Cour, le Gouvernement ne saurait se prévaloir de la présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse (concept du « mari pourvoyeur ») afin de justifier une différence de traitement qui défavorise les veufs par rapport aux veuves. À ses yeux, cette législation contribue plutôt à perpétuer des préjugés et des stéréotypes concernant la nature ou le rôle des femmes au sein de la société et constitue un désavantage tant pour la carrière des femmes que pour la vie familiale des hommes.

FAITS

Le requérant, Max Beeler, est un ressortissant suisse, né en 1953. Père de deux enfants, il les a élevés seul après avoir perdu son épouse dans un accident alors que les enfants étaient âgés d’un an et neuf mois et de quatre ans. Le 9 septembre 2010, après avoir constaté que la fille cadette du requérant allait atteindre la majorité, la caisse de compensation du canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures mit fin au paiement de la rente de veuf du requérant. Ce dernier forma opposition en invoquant le principe de l’égalité entre l’homme et la femme prévu par la Constitution Suisse, argument que la caisse de compensation rejeta. Il forma alors un recours devant le tribunal cantonal, soutenant qu’il n’y avait pas de raisons de le défavoriser par rapport à une veuve. Le tribunal cantonal rejeta le recours, relevant que le législateur avait été conscient de l’inégalité de traitement entre les veufs et les veuves lors de la rédaction et de la révision de la LAVS et qu’il avait estimé qu’on pouvait exiger des hommes au foyer veufs qu’ils reprennent une activité professionnelle lorsque cessait leur obligation de prendre en charge leurs enfants, ce qu’on ne pouvait pas raisonnablement demander des femmes dans les mêmes circonstances. Le recours du requérant devant le Tribunal fédéral fut rejeté par un arrêt du 4 mai 2012

CEDH

  1.  
    1. Principes généraux

93.  La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 90, 24 mai 2016, et Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, 24 janvier 2017). En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 76, CEDH 2013 (extraits)).

94.  En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà dit que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Biao, précité, § 92, et Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 65).

95. La progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe (Konstantin Markin, précité, § 127, et Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 59, CEDH 2004‑X (extraits)). La Cour a ainsi maintes fois déclaré que les différences exclusivement fondées sur le sexe doivent être justifiées par des « considérations très fortes », des « motifs impérieux » ou, autre formule parfois utilisée, par des « raisons particulièrement solides et convaincantes » (Stec et autres, arrêt précité, § 52, Vallianatos et autres, précité, § 77, et Konstantin Markin, précité, § 127). En particulier, des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe (Konstantin Markin, précité, §§ 126‑127, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 99, CEDH 2013, et Khamtokhu et Aksenchik, précité, §§ 77‑78). Par exemple, les États ne peuvent imposer des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille (Ünal Tekeli, précité, § 63).

96.  Il s’ensuit que, si les États contractants doivent bénéficier d’une marge d’appréciation pour choisir le rythme d’adoption des réformes législatives et pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement, lorsqu’il s’agit de différences de traitement fondées sur le sexe, la marge d’appréciation des États est étroite (X et autres c. Autriche, précité, § 99, et Vallianatos et autres, précité, § 77).

97.  Par ailleurs, si la Convention ne limite pas la liberté qu’ont les États contractants de décider s’il convient ou non de mettre en place un quelconque régime de sécurité sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations devant être accordées au titre de pareil régime, dès lors qu’un État décide de créer un régime de prestations ou de pensions, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention (Stec et autres, arrêt précité, § 53, et Konstantin Markin, précité, § 130).

  1. Application de ces principes au cas d’espèce

a) Sur l’existence d’un motif de discrimination prohibé par l’article 14

98.  Le requérant soutient qu’il a subi une discrimination par rapport aux veuves en raison de l’arrêt du versement de sa rente de veuf intervenu à la majorité de sa fille cadette. Il allègue à cet égard qu’une veuve se trouvant dans la même situation n’aurait pas perdu son droit à une rente. Compte tenu de ce qui précède, le requérant peut en effet se prétendre victime d’une discrimination fondée sur le « sexe » au sens de l’article 14 de la Convention.

b)  Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues ou comparables

99.  La Cour constate que lorsqu’il est devenu veuf, en août 1994, le requérant a cessé de travailler pour s’occuper de ses enfants. Ayant bénéficié de la rente de veuf dès son introduction en 1997, il a perdu le droit à cette prestation lorsque sa fille cadette a atteint l’âge de dix‑huit ans. Le requérant avait alors cinquante‑sept ans ; il ne pouvait donc pas encore prétendre à une pension de vieillesse et n’était plus, selon ses dires, en mesure de trouver un emploi.

100.  La Cour observe que l’extinction du droit du requérant à la rente de veuf se fondait sur l’article 24 § 2 de la LAVS qui, pour les veufs uniquement, situe cette extinction au moment où le dernier enfant devient majeur. Les veuves conservent quant à elles le droit à la rente de conjoint survivant même après que leur dernier enfant a atteint la majorité.

101.  Il en résulte que le requérant a cessé de percevoir la rente de veuf pour le seul motif qu’il est un homme. En effet, il se trouvait à d’autres égards dans une situation analogue à celle d’une femme et il n’a pas été soutenu qu’il ne remplissait pas telle ou telle autre condition légale d’attribution de cette prestation.

102.  Bien que se trouvant dans une situation analogue pour ce qui est de son besoin d’assurer sa subsistance, le requérant n’a pas été traité de la même façon qu’une femme/veuve. Il a donc subi une inégalité de traitement du fait de l’arrêt du versement de sa rente de veuf.

103.  Il reste à déterminer si cette différence de traitement entre les veuves et les veufs repose sur une justification objective et raisonnable au regard de l’article 14 de la Convention.

c) Sur la question de savoir si la différence de traitement était objectivement et raisonnablement justifiée

104.  La Cour ne perd pas de vue que la présente affaire relève du domaine de la protection sociale, qui constitue un ensemble complexe dont il convient de préserver l’équilibre et que, de ce fait, une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Stec et autres, arrêt précité, § 52). Dans ce contexte, la Cour a déjà admis que les ajustements des systèmes de pension doivent être effectués de manière progressive, prudente et mesurée, car toute autre approche pourrait mettre en péril la paix sociale, la prévisibilité du système des pensions et la sécurité juridique (Andrle, précité, § 51).

105.  Elle rappelle toutefois que seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement fondée sur le sexe, et que la marge d’appréciation dont disposent les États pour justifier cette différence est étroite (paragraphes 95‑96 ci‑dessus).

106.  En l’espèce, la Cour note que, pour justifier la différence de traitement entre les deux sexes relativement au droit à la rente de conjoint survivant, le Gouvernement a soutenu que l’égalité entre hommes et femmes n’était pas encore complètement atteinte dans les faits en ce qui concerne l’exercice d’une activité rémunérée et la répartition des rôles au sein du couple. Selon le Gouvernement, il est encore justifié de se fonder sur la présomption selon laquelle l’époux assure l’entretien financier de son épouse, en particulier lorsqu’elle a des enfants, et, partant, d’accorder aux veuves une protection supérieure à celle des veufs. La différence de traitement litigieuse ne reposerait donc pas sur des stéréotypes liés au sexe, mais sur une réalité sociale (paragraphe 91 ci‑dessus).

107.  Si pour sa part le Gouvernement a produit des statistiques relatives au pourcentage d’hommes et de femmes qui, ayant des enfants de moins de quinze ans, travaillent à temps plein ou à temps partiel, il n’a été fourni aucune information sur le pourcentage de veuves ou de veufs qui sont parvenus à réintégrer le marché du travail après de longues années d’absence une fois que leurs enfants avaient atteint l’âge de quinze ans ou de la majorité. L’absence d’informations pertinentes est notable, eu égard aux tentatives répétées de réforme du régime des rentes de veuves et de veufs à partir de 2000 et aux conclusions formulées par le Tribunal fédéral dans un arrêt rendu en l’espèce en 2012 (paragraphes 111‑113 ci‑dessous).

108.  Sur ce point, la Cour observe que dès l’affaire Petrovic (arrêt précité, § 40), puis dans l’affaire Konstantin Markin (arrêt précité, § 140), elle a pris note de l’évolution progressive des sociétés européennes contemporaines vers un partage plus égalitaire entre les hommes et les femmes des responsabilités en matière d’éducation des enfants, et d’une meilleure reconnaissance du rôle des pères auprès des jeunes enfants. Elle en a déduit qu’une disposition générale et automatique, appliquée à un groupe de personnes en fonction de leur sexe, indépendamment de leur situation personnelle, sortait « du cadre d’une marge d’appréciation acceptable, aussi large soit‑elle », et était donc « incompatible avec l’article 14 » (ibidem, § 148).

109.  Il convient également de rappeler que la progression vers l’égalité des sexes reste un but important des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 95 ci‑dessus). En témoigne entre autres la Recommandation no R (85) 2 relative à la protection juridique contre la discrimination fondée sur le sexe, adoptée par le Comité des Ministres le 5 février 1985, qui appelle à garantir aux hommes et aux femmes un traitement égal tant au niveau de l’affiliation aux régimes de sécurité sociale et de retraite qu’au niveau des prestations payées par ces régimes (paragraphe 29 ci‑dessus).

110.  La Cour réaffirme, par conséquent, que des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent plus aujourd’hui à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe, que celle‑ci soit en faveur des femmes ou des hommes. Il s’ensuit que le Gouvernement ne saurait se prévaloir de la présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse (concept du « mari pourvoyeur ») afin de justifier une différence de traitement qui défavorise les veufs par rapport aux veuves.

111. Par ailleurs, tout en admettant que le domaine de la protection sociale fait partie de ceux où les États doivent bénéficier d’une marge d’appréciation pour pouvoir choisir le rythme d’adoption des réformes législatives, la Cour observe que le gouvernement suisse a reconnu dès 1997 que les femmes exerçaient de plus en plus souvent une activité lucrative et qu’il était nécessaire d’accorder une protection aux hommes qui se consacraient aux travaux ménagers et à l’éducation des enfants. Une harmonisation complète des conditions relatives à la rente de veuve et de veuf semble cependant s’être heurtée à cette époque aux contraintes financières et aux critiques qui mettaient en avant les difficultés pour les veuves « plus âgées » de retourner à la vie active (paragraphe 22 ci‑dessus). D’autres tentatives entreprises par le gouvernement à partir de 2000 pour réformer le régime de la rente de conjoint survivant, mues par le fait que le système en vigueur n’était plus adapté au contexte d’alors et qu’il était contraire au principe de l’égalité entre hommes et femmes, ont échoué (paragraphes 23‑28 ci‑dessus).

112.  Dans ce contexte, la Cour attache une importance fondamentale aux considérations énoncées dans la présente affaire par le Tribunal fédéral (paragraphe 17 ci‑dessus). En effet, dans son arrêt du 4 mai 2012, ce dernier a relevé que le législateur était conscient dès l’introduction de la rente de veuf que cette réglementation constituait une distinction inadmissible fondée sur le sexe, qui était contraire à la Constitution. En différenciant les conditions d’octroi de la rente selon qu’il s’agissait d’une veuve ou d’un veuf, le législateur avait opéré une distinction en fonction du sexe qui ne s’imposait ni pour des motifs biologiques ni pour des motifs fonctionnels. Le Tribunal fédéral a également rappelé le message adressé par le Conseil fédéral au Parlement lors de la onzième révision de l’AVS en 2000, indiquant que la règle selon laquelle les veufs n’ont droit à une rente que s’ils ont des enfants de moins de dix‑huit ans était contraire au principe de l’égalité entre hommes et femmes et devait donc être adaptée.

113.  Pour la Cour, les tentatives de réforme susmentionnées ainsi que l’évaluation de la législation litigieuse par la juridiction suprême du pays, à savoir le Tribunal fédéral, montrent que les anciennes « inégalités de fait » entre les hommes et les femmes ont perdu leur acuité dans la société suisse. Ainsi, les considérations et suppositions sur lesquelles les modalités de la rente de conjoint survivant ont reposé pendant les décennies passées ne sont plus à même de justifier des différences fondées sur le sexe. Il ressort même de l’arrêt du Tribunal fédéral que la réglementation en question est contraire au principe d’égalité entre l’homme et la femme consacré par l’article 8, alinéa 3, de la Constitution suisse. La Cour ajoute qu’à ses yeux cette législation contribue plutôt à perpétuer des préjugés et des stéréotypes concernant la nature ou le rôle des femmes au sein de la société et constitue un désavantage tant pour la carrière des femmes que pour la vie familiale des hommes (Konstantin Markin, précité, § 141). Dans ce contexte, il convient de rappeler que l’article 2 de la CEDAW (paragraphe 30 ci‑dessus) impose aux États parties, notamment, d’assurer par voie de législation ou par d’autres moyens appropriés l’application effective du principe d’égalité des hommes et des femmes, et d’instaurer une protection juridictionnelle des droits des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes.

114.  Revenant au cas d’espèce, la Cour rappelle qu’après le décès de son épouse le requérant s’est consacré exclusivement à la garde et à l’éducation de ses enfants ainsi qu’aux soins à leur prodiguer, et a renoncé à exercer son métier. Âgé de cinquante‑sept ans lorsque le versement de la rente a cessé, il avait arrêté toute activité lucrative depuis plus de seize ans. À cet égard, la Grande Chambre partage l’avis de la chambre (paragraphe 75 de l’arrêt de la chambre) selon lequel il n’y a pas de raison de croire que le requérant aurait eu à cet âge‑là, et compte tenu de sa longue absence du marché de travail, moins de difficultés à réintégrer celui‑ci qu’une femme dans une situation analogue, ni que l’arrêt du versement de la rente l’aurait touché dans une moindre mesure qu’une veuve dans des circonstances comparables.

115.  Compte tenu de ce qui précède, et eu égard à l’étroite marge d’appréciation laissée à l’État défendeur en l’espèce, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait des considérations très fortes ou des « raisons particulièrement solides et convaincantes » propres à justifier la différence de traitement fondée sur le sexe qui est dénoncée par le requérant. Elle estime dès lors que l’inégalité de traitement dont le requérant a été victime ne saurait passer pour reposer sur une justification raisonnable et objective.

116.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

Chambre : Beeler c. Suisse du 20 octobre 2020 requête n° 78630/12

Violation article 14 combiné à l'article 8 : La suppression de la rente d’un veuf à la majorité de son dernier enfant au motif qu’il est un homme a violé la Convention

L’affaire concerne la rente de veuf à laquelle il n’a plus droit depuis que sa fille cadette a atteint la majorité. La loi fédérale sur l’assurance vieillesse et survivants (LAVS) prévoit l’extinction du droit à la rente de veuf lorsque le dernier enfant atteint l’âge de dix-huit ans, ce qu’elle ne prévoit pas envers une veuve. La Cour rappelle que la Convention est un « instrument vivant » à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et considère que la présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse, en particulier lorsque celle-ci a des enfants, n’est plus d’actualité. Elle ne saurait justifier la différence de traitement dont le requérant a été victime. La Cour ne saurait conclure qu’il existait en l’espèce des « considérations très fortes » propres à justifier la différence de traitement fondée sur le sexe, dénoncée par le requérant. En conséquence, elle observe que le Gouvernement n’a pas fourni de justification raisonnable à l’inégalité de traitement dont le requérant a été victime.

Art 14 + 8 • Discrimination (sexe) • Cessation, à la majorité du dernier enfant, du paiement de la rente de parent veuf s’occupant à plein temps des enfants, lorsque le bénéficiaire est un homme • Prestation sociale en cause ayant eu un impact sur l’organisation et l’aménagement de la vie familiale du requérant • Absence de justification raisonnable • Référence aux traditions sociales insuffisante • Retour sur le marché du travail présentant la même difficulté pour les deux sexes, à l’âge atteint par le requérant en l’espèce et après plusieurs années sans activité professionnelle.

FAITS

Le requérant, B., est un ressortissant suisse, né en 1953. Père de deux enfants, il les a élevés seul après avoir perdu son épouse dans un accident alors que les enfants étaient âgés d’un an et neuf mois et de quatre ans. Le 9 septembre 2010, après avoir constaté que la fille cadette du requérant allait atteindre la majorité, la caisse de compensation du canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures mit fin au paiement de la rente de veuf du requérant. Ce dernier forma opposition en invoquant le principe de l’égalité entre l’homme et la femme prévu par la Constitution Suisse, argument que la caisse de compensation rejeta. Il forma alors un recours devant le tribunal cantonal, soutenant qu’il n’y avait pas de raisons de le défavoriser par rapport à une veuve. Le tribunal cantonal rejeta le recours, relevant que le législateur avait été conscient de l’inégalité de traitement entre les veufs et les veuves lors de la rédaction et de la révision de la LAVS et qu’il avait estimé qu’on pouvait exiger des hommes au foyer veufs qu’ils reprennent une activité professionnelle lorsque cessait leur obligation de prendre en charge leurs enfants, ce qu’on ne pouvait pas raisonnablement demander des femmes dans les mêmes circonstances. Le recours du requérant devant le Tribunal fédéral fut rejeté par un arrêt du 4 mai 2012.

Article 14 combiné avec l’article 8

La Cour estime que le grief du requérant relève du champ d’application de l’article 8 puisque la rente de veuve et de veuf vise à permettre au conjoint survivant d’organiser sa vie familiale. De plus, âgé de cinquante-sept ans au moment de l’arrêt du versement de la rente et de cinquante-neuf ans lorsque le tribunal fédéral a rendu son arrêt, le requérant pouvait difficilement envisager une réintégration du marché du travail, ce qui a eu un impact concret sur la manière dont il a pu organiser sa vie familiale. Il s’ensuit que l’article 14 combiné avec l’article 8 est applicable en l’espèce. En ce qui concerne la question de la discrimination fondée sur le « sexe », alléguée par le requérant, la Cour constate que le requérant a en effet subi une inégalité de traitement du fait de l’arrêt du versement de sa rente de veuf à la majorité de sa fille cadette, alors qu’une veuve se trouvant dans la même situation n’aurait pas perdu son droit à une rente. S’agissant du caractère objectif de la discrimination, la Cour est prête à accepter l’argument du Gouvernement selon lequel il faut présumer que l’époux assure l’entretien financier de son épouse, en particulier lorsqu’elle a des enfants. En revanche, elle estime que la question de savoir si cette inégalité revêt un caractère raisonnable doit faire l’objet d’un examen rigoureux. Elle rappelle que seules des « considérations très fortes » peuvent justifier une discrimination fondée sur le sexe, que la victime en soit une femme ou un homme. La Cour n’exclut pas que la création d’une rente de veuve exclusivement puisse se justifier par le rôle et le statut qui étaient assignés aux femmes dans la société à l’époque de l’adoption de la loi, à savoir en 1948. La Cour rappelle que la Convention est un « instrument vivant » à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et considère que la présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse, en particulier lorsque celle-ci a des enfants, n’est plus d’actualité. Elle ne saurait justifier la différence de traitement dont le requérant a été victime. La Cour rappelle que l’épouse du requérant a péri dans un accident alors que leurs enfants étaient âgés d’un an et neuf mois et de quatre ans. Depuis lors, le requérant s’est occupé exclusivement de ses enfants sans pouvoir exercer son métier. Âgé de cinquante-sept ans au moment de l’arrêt du versement de la rente, le requérant avait cessé toute activité lucrative depuis plus de seize ans. La Cour ne voit pas pourquoi le requérant aurait eu à cet âge-là moins de difficultés à réintégrer le marché du travail qu’une femme dans une situation analogue, ni pourquoi l’arrêt du versement de la rente l’aurait affecté dans une moindre mesure qu’une veuve dans des circonstances comparables. La Cour ne saurait conclure qu’il existait en l’espèce des « considérations très fortes » propres à justifier la différence de traitement fondée sur le sexe, dénoncée par le requérant. En conséquence, elle observe que le Gouvernement n’a pas fourni de justification raisonnable à l’inégalité de traitement dont le requérant a été victime. Il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

CEDH

a)  Les principes applicables

61.  La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de cet article. Il faut démontrer que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette distinction est discriminatoire (voir, par exemple, Belli et Arquier-Martinez, précité, § 89, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 88, Recueil 1997‑VII, et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 71, CEDH 2006‑VIII).

62.  Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable. L’existence d’une telle justification doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure en cause, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques. Une différence de traitement dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime ; l’article 14 est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, Belli et Arquier-Martinez, précité, § 90, Zarb Adami, précité, § 72, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 51, CEDH 2006‑VI, Petrovic, précité, § 30, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, série A no 102, § 177).

63.  En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94, et Belli et Arquier-Martinez, précité, § 91). En effet, l’article 14 n’empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective de circonstances de fait essentiellement différentes et si, s’inspirant de l’intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (voir, parmi d’autres, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc.), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Zarb Adami, précité, § 73).

64.  Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Konstantin Markin, précité, § 126, et Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil 1996‑IV). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126), mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Celle-ci étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Weller, précité, § 28, Stec et autres, précité, §§ 63-64, Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 54, CEDH 2004‑X, et, mutatis mutandis, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV).

65.  La Cour rappelle en outre que la progression vers l’égalité des sexes est depuis longtemps un but important des États membres du Conseil de l’Europe et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement (Konstantin Markin, précité, § 127, Burghartz, § 27, précité, et Schuler‑Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263). En particulier, des références aux traditions, présupposés d’ordre général, ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Par exemple, les États ne peuvent imposer des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille (Ünal Tekeli, précité, § 63).

b)  Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

i.  Sur l’existence d’un motif de discrimination prohibé par l’article 14

66.  Le requérant soutient qu’il a subi une discrimination par rapport aux veuves en raison de l’arrêt du versement de sa rente de veuf intervenu à la majorité de sa fille cadette, puisqu’une veuve se trouvant dans la même situation n’aurait pas perdu son droit à une rente. Compte tenu de ce qui précède, le requérant peut à bon droit se dire victime d’une discrimination fondée sur le « sexe » au sens de l’article 14 de la Convention.

67.  Par ailleurs, la Cour relève que dans ses observations, le requérant semble faire allusion à une autre discrimination fondée sur le sexe, qui serait inhérente aux articles 23 et 24 précités de la LAVS (paragraphe 13 ci‑dessus) : les veuves sans enfant au décès de leur conjoint auraient droit à une rente de veuve, à condition d’avoir quarante-cinq ans révolus et d’avoir été mariées pendant cinq ans au moins, alors que les veufs satisfaisant aux mêmes conditions n’auraient pas droit à une rente de veuf. Le requérant ayant deux enfants dont il s’est occupé après avoir perdu son épouse, il n’y a pas lieu en l’espèce de répondre à la question de savoir si la différence de traitement à laquelle l’intéressé fait allusion est ou non compatible avec l’article 14 de la Convention.

ii.  Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues

68.  La Cour estime que le requérant a subi une inégalité de traitement du fait de l’arrêt du versement de sa rente de veuf. Elle observe que même après la majorité de leur dernier enfant, les veuves conservent leur droit à la rente, et que le requérant, bien que se trouvant dans une situation identique, n’a pas été traité de la même façon.

69.  La Cour observe que les autorités ont refusé au requérant le bénéfice de la rente de veuf pour le seul motif qu’il est un homme. Elles n’ont pas soutenu que l’intéressé ne remplissait pas telle ou telle autre condition légale d’attribution de cette prestation. Dès lors, il se trouvait dans une situation analogue à celle d’une femme quant à son droit à cette prestation (voir, mutatis mutandis, Willis, précité, 41).

70.  Il reste à savoir si cette différence de traitement est objectivement et raisonnablement justifiée.

iii.  Sur la question de savoir si l’inégalité de traitement est objectivement et raisonnablement justifiée

71.  Le Gouvernement soutient que la rente de veuve se fonde sur la présomption selon laquelle l’époux assure l’entretien financier de son épouse, en particulier lorsqu’elle a des enfants. Il ajoute qu’il est encore aujourd’hui justifié d’accorder aux veuves une protection supérieure à celle des veufs. La Cour est prête à accepter que l’argument avancé par le Gouvernement justifie objectivement l’inégalité de traitement litigieuse. En revanche, elle estime que la question de savoir si cette inégalité revêt un caractère raisonnable doit faire l’objet d’un examen rigoureux.

72.  S’agissant du caractère raisonnable de la différence de traitement, la Cour rappelle que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement fondée sur le sexe, et cela indépendamment de la question de savoir si la discrimination alléguée frappe une femme ou, comme en l’espèce, un homme.

73.  La Cour n’exclut pas que la création d’une rente de veuve non accompagnée d’une prestation équivalente au profit des veufs puisse se justifier par le rôle et le statut qui étaient assignés aux femmes dans la société à l’époque de l’adoption de la loi pertinente, à savoir en 1948 (paragraphe 14 ci-dessus). Par ailleurs, il n’y a pas lieu de répondre à la question de savoir si l’inégalité de traitement en cause, apparue avec l’introduction de la rente de veuf en 1997, était encore justifiée à ce moment-là.

74.  Toutefois, la Cour rappelle à cet égard que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (voir, parmi beaucoup d’autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26, ou Kress c. France [GC], no 39594/98, § 70, CEDH 2001‑VI). Elle réaffirme également que des références aux traditions, présupposés d’ordre général, ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent plus aujourd’hui à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Il s’ensuit que le Gouvernement ne saurait se prévaloir de la présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse (concept du « mari pourvoyeur »), en particulier lorsque celle-ci a des enfants, afin de justifier une différence de traitement qui défavorise les veufs par rapport aux veuves.

75.  S’agissant plus spécifiquement du cas d’espèce, la Cour rappelle que l’épouse du requérant a péri dans un accident alors que leurs enfants étaient âgés d’un an et neuf mois et de quatre ans respectivement. Depuis lors, le requérant, qui travaillait avant la mort de son épouse, s’est occupé exclusivement de ses enfants sans pouvoir exercer son métier. Âgé de cinquante-sept ans au moment de l’arrêt du versement de la rente, le requérant avait cessé toute activité lucrative depuis plus de seize ans. La Cour ne voit pas pourquoi le requérant aurait eu à cet âge-là moins de difficultés à réintégrer le marché du travail qu’une femme dans une situation analogue, ni pourquoi l’arrêt du versement de la rente l’aurait affecté dans une moindre mesure qu’une veuve dans des circonstances comparables.

76.  Enfin, la Cour observe que les diverses tentatives entreprises depuis 2000 par le Gouvernement pour réformer le régime de la rente de veuve et de veuf, qui visaient en particulier à harmoniser progressivement le droit à la rente des veuves avec celui des veufs, ont échoué (paragraphes 16‑20 ci‑dessus). Elle note que le Tribunal fédéral a admis que les dispositions pertinentes étaient à l’évidence contraires au principe d’égalité entre l’homme et la femme consacré à l’article 8, alinéa 3, de la Constitution, qu’il a souligné que le législateur, quoique conscient de cette non-conformité, n’y avait cependant pas remédié ultérieurement, et qu’il a conclu que la loi en vigueur devait être appliquée par lui et les autres autorités en vertu de l’article 190 de la Constitution (paragraphe 11 ci‑dessus). La Cour ne saurait admettre que cette conclusion puisse justifier la différence de traitement dont le requérant a été victime. Elle réaffirme que l’article premier de la Convention oblige les États parties à respecter les droits de l’homme découlant de cet instrument. Si elle laisse aux États le choix des moyens à employer pour garantir lesdits droits et ne leur impose aucun modèle à cet égard, elle se réserve le droit d’exercer un contrôle rigoureux du respect effectif des droits en question dans leur application concrète.

77.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne saurait conclure qu’il existait en l’espèce des « considérations très fortes » propres à justifier la différence de traitement fondée sur le sexe dénoncée par le requérant. En conséquence, elle considère que le Gouvernement n’a pas fourni de justification raisonnable à l’inégalité de traitement dont le requérant a été victime. La Cour tient à souligner que cette conclusion ne saurait être interprétée de manière à encourager le Gouvernement suisse à supprimer ou réduire ladite rente en faveur des femmes en vue de la rectification de l’inégalité de traitement constaté.

78.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

LA DISCRIMINATION DES HOMOSEXUELS SUR LE DROIT D'ADOPTION

Frette contre France du 26/02/2002 Hudoc 3345; requête 36515/97

La Cour considère que le refus à un couple homosexuel, du droit d'adoption d'un enfant, n'est pas une violation de l'article 14+8 de la Convention.

"§37: La Cour rappelle qu'elle a considéré que la décision mise en cause par le requérant reposait de manière déterminante sur l'homosexualité déclarée de celui-ci.

§38: Selon la Cour, il est indéniable que les décisions de rejet de la demande d'agrément poursuivaient un but légitime: protéger la santé et les droits des enfants pouvant être concernés par une procédure d'adoption, pour laquelle l'octroi d'agrément constitue en principe une condition préalable.

Il reste à savoir si la deuxième condition, l'existence de la justification d'un traitement différencié, se trouve elle aussi remplie.

§39: Le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également  transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n'appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement équivalentes.

§40: Cependant, les Etats  contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans qu'elle mesure des différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des distinctions de traitement juridique.

L'étendue de la marge d'appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte; la présence ou l'absence d'un dénonciateur commun aux systèmes juridiques des Etats contractants peut constituer un facteur pertinent ()

§41: Force est de constater qu'il n'existe pas un tel dénominateur commun dans ce domaine. Même si la majorité des Etats contractants ne prévoient pas explicitement l'exclusion des homosexuels de l'adoption lorsque celle-ci est ouverte aux célibataires, on chercherait  en vain dans l'ordre juridique et social des Etats contractants des principes uniformes sur ces questions de société sur lesquelles de profondes divergences d'opinions peuvent raisonnablement régner dans un Etat démocratique.

La Cour estime normal que les autorités nationales, qui se doivent aussi de prendre en considération dans les limites de leurs compétences, les intérêts de la société dans son ensemble, disposent d'une grande latitude lorsqu'elles sont appelées à se prononcer dans ces domaines. Etant en prise directe et permanente avec les forces vitales de leur pays, les autorités nationales sont en principe mieux placées qu'une juridiction internationale pour évaluer les sensibilités et le contexte locaux.

Dès lors que les questions délicates soulevées en l'espèce touchent à des domaines où il n'y a guère de communauté de vues entre les Etats membres du Conseil de l'Europe et où, de manière générale, le droit paraît traverser une phase de transition, il faut donc laisser une large marge d'appréciation aux autorités de chaque Etat ()

Pareille marge d'appréciation ne saurait cependant se transformer en reconnaissance d'un pouvoir arbitraire à l'Etat et la décision des autorités reste soumise au contrôle de la Cour, qui en vérifiera la conformité avec les exigences de l'article 14 de la Convention.

§42: Comme le soutient le Gouvernement, sont ici en cause les intérêts concurrents du requérant et des enfants pouvant être adoptés. Le seul  fait qu'il n'y ait pas, dans le cadre de la demande d'agrément, d'enfant précisément identifié, ne saurait impliquer l'absence de tout intérêt concurrent. L'adoption est "donner une famille à un enfant et non un enfant à une famille" et l'Etat doit veiller à ce que les personnes choisies comme adoptantes soient celles qui puissent lui offrir, sur tous les plans, les conditions d'accueil les plus favorables.

La Cour rappelle à cet égard qu'elle a déjà considéré que, lorsqu'un lien familial est établi entre un parent et un enfant, "une importance particulière doit être attachée à l'intérêt supérieur de l'enfant qui, selon sa nature et sa gravité, peut l'emporter sur celui du parent" () Force est de constater que la communauté scientifique - et plus particulièrement les spécialistes de l'enfance, les psychiatres et les psychologues - est divisée sur les conséquences éventuelles de l'accueil d'un enfant par un ou des parents homosexuels, compte tenu notamment du nombre restreint d'études scientifiques réalisées sur la question à ce jour.

S'ajoute à cela les profondes divergences des opinions publiques nationales et internationales, sans compter le constat de l'insuffisance du nombre d'enfants adoptables par rapport aux demandes.

Dans ces conditions, les autorités nationales, notamment le Conseil d'Etat en se fondant entre autres sur les conclusions pondérées et circonstanciées de la commissaire du Gouvernement, ont légitimement et raisonnablement pu considérer que le droit de pouvoir adopter dont le requérant se prévalait selon l'article 313-1 du code civil trouvait sa limite dans l'intérêt des enfants susceptibles d'être adoptés, nonobstant les aspirations légitimes du requérant et sans que soient remis en cause ses choix personnels.

Si l'on tient compte de la grande marge d'appréciation à laisser ici aux Etats et de la nécessité de protéger les intérêts supérieurs des enfants pour atteindre l'équilibre voulu, le refus d'agrément n'a pas transgressé le principe de proportionnalité.

§43: En bref, la justification avancée par le Gouvernement paraît objective et raisonnable et la différence de traitement litigieuse n'est pas discriminatoire au sens de l'article 14 de la Convention"

GAS ET DUBOIS c. FRANCE requête n°25951/07 du 15 mars 2012

Le refus d’accorder à une femme le droit d’adopter l’enfant de sa compagne n’était pas discriminatoire.

1.  Principes généraux applicables

58.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008), y compris des distinctions de traitement juridique (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 38, série A no 31).

59.  D’une part, la Cour a maintes fois dit que, comme les différences fondées sur le sexe, les différences fondées sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des raisons particulièrement graves (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 37, CEDH 2003-IX, L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, § 45, CEDH 2003-I, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 90, CEDH 1999-VI, et Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, §§ 96 et 97, CEDH 2010).

60.  D’autre part, la marge d’appréciation dont jouissent les Etats pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement est d’ordinaire ample lorsqu’il s’agit de prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir, par exemple, Schalk et Kopf, précité, § 97).

2.  Application de ces principes au cas d’espèce

61.  Avant tout, la Cour relève que la présente affaire diffère de l’affaire E.B. c. France précitée. Celle-ci concernait le traitement d’une demande d’agrément en vue d’adopter présentée par une personne célibataire homosexuelle. Dans cette affaire, la Cour a rappelé que le droit français autorise l’adoption d’un enfant par un célibataire, ouvrant ainsi la voie à l’adoption par une personne célibataire homosexuelle. Compte tenu de cette réalité du régime légal interne, elle a en revanche considéré que les raisons avancées par le Gouvernement ne pouvaient être qualifiées de particulièrement graves et convaincantes pour justifier le refus d’agrément opposé à la requérante. Celle-ci s’était donc vue opposer des motifs tenant à sa situation, que la Cour a jugés discriminatoires (E.B. c. France, précitée, § 94).

62.  La Cour constate que tel n’est pas le cas en l’espèce dès lors que les requérantes se plaignent du refus d’adoption simple qui leur a été opposé concernant l’enfant A. A l’appui de leur décision, les juridictions nationales ont estimé que puisque l’adoption simple réalise un transfert des droits d’autorité parentale à l’adoptante, elle n’est pas conforme à l’intérêt de l’enfant dès lors que la mère biologique entend continuer à élever cet enfant. Les juridictions ont ainsi appliqué les dispositions de l’article 365 du code civil qui régit la dévolution de l’exercice de l’autorité parentale dans l’adoption simple. N’étant pas mariées, les requérantes n’ont pas pu bénéficier de la seule exception prévue par ce texte.

63.  S’agissant de l’insémination artificielle avec donneur anonyme (IAD) telle que prévue par le droit français, la Cour constate que, sans remettre en cause les conditions d’accès à ce dispositif, les requérantes en critiquent les conséquences juridiques et allèguent une différence de traitement injustifiée (paragraphe 43 in fine). Or, la Cour observe d’abord que les requérantes n’ont pas contesté cette législation devant les juridictions nationales. Surtout, la Cour relève que si le droit français ne prévoit l’accès à ce dispositif que pour les couples hétérosexuels, cet accès est également subordonné à l’existence d’un but thérapeutique, visant notamment à remédier à une infertilité dont le caractère pathologique a été médicalement constaté ou à éviter la transmission d’une maladie grave (voir paragraphes 25 et 26). Ainsi, pour l’essentiel, l’IAD n’est autorisée en France qu’au profit des couples hétérosexuels infertiles, situation qui n’est pas comparable à celle des requérantes. Il s’ensuit, pour la Cour, que la législation française concernant l’IAD ne peut être considérée comme étant à l’origine d’une différence de traitement dont les requérantes seraient victimes. La Cour constate également que ces normes ne permettent pas l’établissement du lien de filiation adoptif qu’elles revendiquent.

64.  Les requérantes soutiennent que le refus opposé par les juridictions françaises de prononcer l’adoption simple de A. par la première requérante a porté atteinte à leur droit à la vie privée et familiale de façon discriminatoire. Elles allèguent subir une différence de traitement injustifiée en tant que couple homosexuel par rapport aux couples hétérosexuels, qu’ils soient mariés ou non.

65.  D’abord, la Cour estime donc nécessaire d’examiner la situation juridique des requérantes par rapport à celle des couples mariés. Elle constate que l’article 365 du code civil aménage un partage de l’autorité parentale lorsque l’adoptant se trouve être le conjoint du parent biologique de l’adopté, ce dont ne peuvent bénéficier les requérantes, compte tenu de l’interdiction de se marier qui leur est faite en droit français.

66.  D’emblée, la Cour rappelle qu’elle a déjà énoncé, dans le cadre de l’examen de l’affaire Schalk et Kopf précitée, que l’article 12 de la Convention n’impose pas aux gouvernements des Etats parties l’obligation d’ouvrir le mariage à un couple homosexuel (Schalk et Kopf, précité, §§ 49 à 64). Le droit au mariage homosexuel ne peut pas non plus se déduire de l’article 14 combiné avec l’article 8 (ibid., § 101). De plus, elle a estimé que lorsque les Etats décident d’offrir aux couples homosexuels un autre mode de reconnaissance juridique, ils bénéficient d’une certaine marge d’appréciation pour décider de la nature exacte du statut conféré (ibid., § 108).

67.  La Cour relève qu’en l’espèce, les requérantes précisent ne pas demander l’accès au mariage, mais, se trouvant, selon elles, dans une situation analogue, elles allèguent une distinction discriminatoire.

68.  La Cour n’est pas convaincue par cet argument. Elle rappelle, comme elle l’a déjà constaté, que le mariage confère un statut particulier à ceux qui s’y engagent. L’exercice du droit de se marier est protégé par l’article 12 de la Convention et emporte des conséquences sociales, personnelles et juridiques (Burden, précité, § 63, et Joanna Shackell c. Royaume-Uni (déc.), no 45851/99, 27 avril 2000 ; voir aussi Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999-VI, Lindsay c. Royaume-Uni (déc.), no 11089/84, 11 novembre 1986, et Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, 2 novembre 2010). Par conséquent, la Cour estime que l’on ne saurait considérer, en matière d’adoption par le second parent, que les requérantes se trouvent dans une situation juridique comparable à celle des couples mariés.

69.  Ensuite, et pour en venir à la deuxième partie du grief des requérantes, la Cour doit examiner leur situation par rapport à celles des couples hétérosexuels non mariés. Ces couples peuvent avoir conclu un PACS, comme les requérantes, ou vivre en concubinage. Pour l’essentiel, la Cour relève que des couples placés dans des situations juridiques comparables, la conclusion d’un PACS, se voient opposer les mêmes effets, à savoir le refus de l’adoption simple (voir paragraphes 19, 24 et 31). Elle ne relève donc pas de différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle des requérantes.

70.  Certes, les requérantes allèguent une discrimination indirecte fondée à nouveau sur l’impossibilité de se marier, alors que les couples hétérosexuels peuvent échapper à l’article 365 du code civil par ce biais.

71.  Toutefois, à cet égard, la Cour ne peut que se référer au constat déjà effectué précédemment (voir paragraphes 66 à 68).

72.  Enfin, et à titre subsidiaire, la Cour observe qu’elle a déjà reconnu que la logique de la conception de l’adoption litigieuse, qui entraîne la rupture du lien de filiation antérieur entre la personne adoptée et son parent naturel est valable pour les personnes mineures (voir, mutatis mutandis, Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 80, 13 décembre 2007). Elle estime que, compte tenu du fondement et de l’objet de l’article 365 du code civil (voir paragraphe 19), qui régit la dévolution de l’exercice de l’autorité parentale dans l’adoption simple, l’on ne saurait, en se fondant sur la remise en cause de l’application de cette seule disposition, légitimer la mise en place d’un double lien de filiation en faveur de A.

73.  Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

Arrêt de Grande Chambre X C. Autriche du 19 février 2012 requête 19010/07

L’impossibilité d’accès à l’adoption coparentale des enfants du conjoint, pour les couples homosexuels en Autriche est discriminatoire en comparaison avec la situation des couples hétérosexuels non mariés.

a)  Applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

92.  La Cour a eu à connaître de plusieurs affaires où était alléguée une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans le domaine de la vie privée et familiale. Elle en a examiné certaines sur le terrain de l’article 8 pris isolément. Ces affaires concernaient la répression pénale des relations homosexuelles entre adultes (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45 ; Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, série A no 142, et Modinos c. Chypre, 22 avril 1993, série A no 259) ou la révocation d’homosexuels des forces armées (Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, CEDH 1999‑VI). Elle en a considéré d’autres sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8. Celles-ci se rapportaient à la fixation, en matière pénale, d’un âge de consentement différent pour les rapports homosexuels d’une part et pour les relations hétérosexuelles d’autre part (L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, CEDH 2003‑I), à l’attribution de l’autorité parentale (Salgueiro da Silva Mouta, précité), à l’agrément des postulants à l’adoption d’un enfant (Fretté, E.B. c. France et Gas et Dubois, précités), au droit du partenaire survivant à la transmission du bail contracté par le défunt (Karner, précité, et Kozak c. Pologne, no 13102/02, 2 mars 2010 ), au droit à une couverture sociale (P.B. et J.S. c. Autriche, no 18984/02, 22 juillet 2010) ou à l’accès des couples homosexuels au mariage ou à une autre forme de reconnaissance juridique (Schalk et Kopf, précité).

93.  En l’espèce, les requérants invoquent l’article 14 combiné avec l’article 8 et soutiennent qu’ils vivent ensemble une vie familiale. Le Gouvernement ne conteste pas que l’article 14 combiné avec l’article 8 soit applicable en l’espèce. La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de l’avis des parties sur ce point, pour les motifs exposés ci-après.

94.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins de ces clauses (voir, par exemple, Schalk et Kopf, précité, § 89 ; E.B. c. France, précité, § 47 ; Karner, précité, § 32, et Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II).

95.  La Cour rappelle que la relation qu’entretient un couple homosexuel cohabitant de fait de manière stable relève de la notion de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation (Schalk et Kopf, précité, § 94). En outre, dans la décision sur la recevabilité qu’elle a rendue dans l’affaire Gas et Dubois c. France (no 25951/07, 31 août 2010), la Cour a déclaré que la relation entre deux femmes vivant ensemble sous le régime du pacte civil de solidarité (PACS) et l’enfant que la seconde d’entre elles avait conçu par procréation médicalement assistée et qu’elle élevait conjointement avec sa compagne s’analysait en une « vie familiale » aux fins de l’article 8 de la Convention.

96.  En l’espèce, les première et troisième requérantes forment un couple homosexuel stable menant une vie commune depuis de nombreuses années. Le deuxième requérant, dont elles s’occupent toutes les deux, vit avec elles. Dans ces conditions, la Cour estime que la relation qui unit les trois requérants relève de la notion de « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention.

97.  En conséquence, la Cour conclut que l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce.

b)  Observation de l’article 14 combiné avec l’article 8

i.  Les principes se dégageant de la jurisprudence de la Cour

98.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’une question se pose au regard de l’article 14 il doit y avoir une différenciation dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle différenciation est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Schalk et Kopf, précité, § 96, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008- ).

99.  L’orientation sexuelle relève du champ d’application de l’article 14. La Cour a maintes fois déclaré que, comme les différences fondées sur le sexe, celles fondées sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des motifs impérieux ou, autre formule parfois utilisée, par des « raisons particulièrement solides et convaincantes » (voir, par exemple, E.B. c. France, précité, § 91 ; Kozak, précité, § 92 ; Karner, précité, §§ 37 et 42 ; L. et V. c. Autriche, précité, § 45, et Smith et Grady, précité, § 90). S’agissant de différences de traitement fondées sur le sexe ou l’orientation sexuelle, la marge d’appréciation des Etats est étroite (Kozak, précité, § 92, et Karner, précité, § 41). Les différences motivées uniquement par des considérations tenant à l’orientation sexuelle sont inacceptables au regard de la Convention (E.B. c. France, précité, §§ 93 et 96, et Salgueiro da Silva Mouta, précité, § 36).

100.  Avant d’en venir à l’examen du grief des requérants, la Cour précise que, d’une manière générale, l’adoption d’un enfant par des homosexuels peut revêtir trois formes distinctes. La première est celle de l’adoption par une seule personne (adoption monoparentale) ; la deuxième est celle de l’adoption coparentale, par laquelle un membre d’un couple adopte l’enfant de l’autre, le but étant que chacun des membres du couple ait le statut de parent légal ; et la troisième est celle de l’adoption conjointe par les deux membres du couple (voir l’étude du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe citée au paragraphe 55 ci-dessus et E.B. c. France, précité, § 33).

101.  Jusqu’à présent, la Cour a eu à connaître de deux affaires concernant des demandes d’adoption monoparentales émanant d’homosexuels (Fretté et E.B. c. France, précitées) et d’une affaire portant sur une demande d’adoption coparentale par un couple homosexuel (Gas et Dubois, précitée).

102.  Dans l’affaire Fretté c. France, les autorités françaises avaient rejeté la demande d’agrément d’un postulant à l’adoption au motif que les « choix de vie » (autrement dit l’homosexualité) de l’intéressé ne présentaient pas des garanties suffisantes pour l’adoption d’un enfant. Se plaçant sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, la Cour a relevé que la législation française reconnaissait à tout célibataire – homme ou femme – le droit de déposer une demande d’adoption, et que les autorités françaises avaient rejeté la demande d’agrément préalable présentée par le requérant en se fondant – certes implicitement – sur son orientation sexuelle, et elle a donc conclu à l’existence d’une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle (Fretté, précité, § 32). Toutefois, elle a estimé que les décisions adoptées par les autorités internes poursuivaient un but légitime : protéger la santé et les droits des enfants pouvant être concernés par une procédure d’adoption. Quant au point de savoir si cette différence de traitement était justifiée, la Cour a notamment observé qu’il n’y avait guère de communauté de vues entre les Etats membres du Conseil de l’Europe dans ce domaine, où le droit paraissait traverser une phase de transition, et elle a jugé que les autorités nationales devaient se voir reconnaître une marge d’appréciation étendue pour se prononcer en la matière. En ce qui concerne les intérêts concurrents du requérant et des enfants pouvant être adoptés, la Cour a relevé que la communauté scientifique était divisée sur les conséquences éventuelles de l’accueil d’un enfant par un ou des parents homosexuels, compte tenu notamment du nombre restreint d’études scientifiques sur la question qui étaient disponibles à l’époque. En définitive, elle a reconnu que le refus d’agrément opposé à l’adoption envisagée n’avait pas porté atteinte au principe de proportionnalité et que la différence de traitement dénoncée n’était donc pas discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention (§§ 37-43).

103.  Dans l’arrêt de Grande Chambre qu’elle a rendu dans l’affaire E.B. c. France (précitée), elle aussi examinée sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8, la Cour est revenue sur cette position. Après avoir procédé à une analyse approfondie des raisons invoquées par les autorités françaises pour justifier leur refus d’autoriser l’adoption envisagée par la requérante, qui vivait avec une autre femme une relation stable, la Cour a relevé que les autorités avaient retenu deux motifs principaux, à savoir l’absence de « référent paternel » dans le foyer de la requérante ou son entourage proche et le manque d’investissement de la compagne de celle-ci. Elle a considéré que ces deux motifs avaient émergé dans le cadre d’une appréciation globale de la situation de la requérante et que le caractère illégitime de l’un d’eux avait eu pour effet de contaminer l’ensemble de la décision. Elle a estimé que le second de ces motifs n’était pas critiquable, mais que le premier était implicitement lié à l’homosexualité de la requérante et que les autorités l’avaient abusivement invoqué dans un contexte où la demande d’agrément en vue d’une adoption émanait d’une personne célibataire. En définitive, elle a considéré que l’orientation sexuelle de la requérante n’avait cessé d’être au centre du débat la concernant et qu’elle avait revêtu un caractère décisif, menant à la décision de refus de l’agrément sollicité (E.B. c. France, précité, §§ 72-89). Elle a précisé que lorsqu’une différence de traitement est justifiée uniquement par des considérations tenant à l’orientation sexuelle de la personne concernée, elle doit être réputée discriminatoire au regard de la Convention (ibidem, § 93). Elle a ensuite relevé que le droit français autorisait l’adoption d’un enfant par un célibataire, ouvrant ainsi la voie à l’adoption par une personne célibataire homosexuelle, ce qui n’était pas contesté. Au vu de son analyse des motifs avancés par les autorités françaises, elle a jugé que, pour rejeter la demande d’agrément en vue d’adopter présentée par la requérante, celles‑ci avaient opéré une distinction dictée par des considérations tenant à l’orientation sexuelle de l’intéressée, distinction que l’on ne pouvait tolérer d’après la Convention. En conséquence, elle a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 (ibidem, §§ 94-98).

104.  L’affaire Gas et Dubois (précitée) concernait deux femmes vivant en couple sous le régime du PACS de droit français. L’une des deux requérantes était la mère d’un enfant conçu par procréation médicalement assistée. Au regard du droit français, elle en était la seule parente. Les intéressées se plaignaient, sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, que l’enfant de l’une ne pouvait être adopté par l’autre. Plus précisément, elles souhaitaient être autorisées à adopter l’enfant sous le régime de l’adoption simple en vue de la création d’un lien de filiation entre l’enfant et la compagne de sa mère, ce qui leur aurait permis d’exercer conjointement l’autorité parentale sur celui-ci. Les autorités internes avaient refusé de donner leur agrément à ce projet d’adoption au motif que celle-ci aurait entraîné, au profit de la compagne de la mère de l’enfant, un transfert des droits d’autorité parentale non conforme à l’intérêt de l’enfant (Gas et Dubois, précité, § 62). La Cour a examiné la situation des intéressées en la comparant à celle d’un couple marié. Elle a relevé qu’en droit français seuls les couples mariés pouvaient exercer l’autorité parentale conjointe en cas d’adoption simple. Observant que les Etats contractants n’étaient pas tenus d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels et que le mariage conférait un statut particulier à ceux s’y engageant, elle a jugé que les requérantes ne se trouvaient pas dans une situation juridique comparable à celle des couples mariés (ibidem, § 68). Relevant que l’adoption coparentale n’était pas non plus ouverte aux couples hétérosexuels non mariés qui, comme les requérantes, avaient conclu un PACS (ibidem, § 69), la Cour a conclu à l’absence de différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle et à la non-violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

ii.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

α)  Comparaison de la situation des requérants avec celle d’un couple marié dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre

105.  La première question qui se pose à la Cour est celle de savoir si la situation des requérants – les première et troisième requérantes, qui forment un couple homosexuel, et le fils de cette dernière – était comparable à celle d’un couple hétérosexuel marié dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre.

106.  La Cour a récemment répondu à cette question par la négative dans l’affaire Gas et Dubois, pour des raisons qu’elle estime utile de rappeler et de réaffirmer ici. Il convient d’abord de garder à l’esprit que l’article 12 de la Convention n’impose pas aux Etats contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels (Schalk et Kopf, précité, §§ 54-64), que le droit au mariage homosexuel ne peut pas non plus se déduire de l’article 14 combiné avec l’article 8 (ibidem, § 101) et que, lorsque les Etats décident d’offrir aux couples homosexuels un autre mode de reconnaissance juridique, ils bénéficient d’une certaine marge d’appréciation pour décider de la nature exacte du statut conféré (ibidem, § 108). Par ailleurs, la Cour a déclaré à maintes reprises que le mariage confère un statut particulier à ceux qui s’y engagent, que l’exercice du droit de se marier est protégé par l’article 12 de la Convention et qu’il emporte des conséquences sociales, personnelles et juridiques (voir, parmi d’autres, Gas et Dubois, précité, § 68, et Burden, précité, § 63).

107.  Or le droit autrichien de l’adoption prévoit un régime spécifique pour les couples mariés. L’article 179 § 2 du code civil énonce en effet que l’adoption conjointe leur est réservée et qu’elle est en principe la seule forme d’adoption qui leur soit ouverte. Par exception à ce principe, la même disposition autorise un époux à adopter l’enfant de son conjoint (adoption coparentale).

108.  S’appuyant sur l’arrêt Gas et Dubois, le Gouvernement avance que la situation des première et troisième requérantes n’est pas comparable à celle d’un couple marié. Pour leur part, les requérantes soulignent qu’elles n’entendent pas revendiquer un droit qui serait réservé aux couples mariés. La Cour n’aperçoit pas de raison de s’écarter de sa jurisprudence sur ce point.

109.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que la situation des première et troisième requérantes au regard de l’adoption coparentale n’est pas comparable à celle d’un couple marié.

110.  En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 dans le chef des intéressés pour autant que l’on compare leur situation avec celle d’un couple marié dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre.

ß)  Comparaison de la situation des requérants avec celle d’un couple hétérosexuel non marié dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre

111.  La Cour relève que les observations des requérants portent essentiellement sur la comparaison de leur situation avec celle d’un couple hétérosexuel non marié. Les intéressés soulignent qu’en droit autrichien l’adoption coparentale est ouverte non seulement aux couples mariés, mais aussi aux couples hétérosexuels non mariés, alors qu’elle est juridiquement impossible pour les couples homosexuels.

Situation comparable

112.  La Cour observe qu’aucune des parties n’avance que la loi distingue les couples homosexuels des couples hétérosexuels non mariés par un statut juridique particulier analogue à celui qui différencie les premiers et les seconds des couples mariés. D’ailleurs, le Gouvernement ne conteste pas que la situation des couples hétérosexuels non mariés soit comparable à celle des couples homosexuels, concédant que, en termes de personnes, les couples homosexuels et les couples hétérosexuels sont en théorie tout aussi aptes ou inaptes les uns que les autres à l’adoption en général et à l’adoption coparentale en particulier. La Cour constate que la situation des requérants, désireux d’établir un lien juridique entre le premier et le deuxième d’entre eux, est comparable à celle d’un couple hétérosexuel dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre.

Différence de traitement

113.  La Cour doit maintenant rechercher s’il y a eu une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle des première et troisième requérantes.

114.  Le droit autrichien ouvre l’adoption coparentale aux couples hétérosexuels non mariés. L’article 179 du code civil autorise de manière générale l’adoption monoparentale, et aucune disposition de l’article 182 § 2 du même code, qui régit les effets de l’adoption, ne s’oppose à ce que l’un des membres d’un couple hétérosexuel non marié adopte l’enfant de l’autre sans qu’il y ait rupture des liens entre ce dernier et son enfant. En revanche, il est juridiquement impossible à un couple homosexuel de procéder à une adoption coparentale car ce même article 182 § 2 énonce que l’adoptant se substitue au parent biologique du même sexe que lui. En l’espèce, la première requérante étant une femme, en cas d’adoption par elle du deuxième requérant, seuls les liens entre celui-ci et sa mère, compagne de la première requérante, pourraient être rompus. Les intéressés ne peuvent donc pas recourir à l’adoption en vue de créer, entre la première requérante et le deuxième requérant, un lien de filiation qui s’ajouterait à celui qui existe entre le deuxième requérant et sa mère. Quoique neutre de prime abord, l’article 182 § 2 exclut les couples homosexuels de l’adoption coparentale.

115.  Dans un souci d’exhaustivité, la Cour précise que depuis le 1er janvier 2010, date de l’entrée en vigueur de la loi sur le partenariat enregistré, les couples homosexuels ont la possibilité de conclure un partenariat enregistré. Les première et troisième requérantes n’ont pas usé de cette faculté. En tout état de cause, la conclusion d’un tel partenariat ne leur aurait pas permis de procéder à une adoption coparentale, l’article 8 § 4 de ladite loi interdisant expressément l’adoption par l’un des partenaires de l’enfant de l’autre.

116.  Cela étant, il ne fait aucun doute que la législation applicable opère une distinction entre les couples hétérosexuels non mariés et les couples homosexuels en matière d’adoption coparentale. En l’état actuel du droit autrichien, l’adoption coparentale est inaccessible aux requérants, et il en serait ainsi même si le père biologique du deuxième requérant était décédé ou inconnu, ou s’il existait des motifs de passer outre à son refus de consentir à l’adoption. Le Gouvernement ne le conteste pas.

117.  Toutefois, il soutient que les faits de la cause ne révèlent aucune forme de discrimination. A cet égard, il assure que la demande d’homologation de la convention d’adoption présentée par les intéressés a été rejetée pour des motifs étrangers à l’orientation sexuelle des première et troisième requérantes. Il précise d’abord que les tribunaux, et en particulier le tribunal régional, se sont opposés à l’adoption envisagée parce qu’elle ne servait pas l’intérêt de l’enfant. Il fait ensuite valoir que toute adoption requiert le consentement des parents biologiques de l’enfant à adopter. Observant que le père du deuxième requérant n’avait pas donné son consentement, le Gouvernement avance que les tribunaux n’avaient d’autre choix que de rejeter la demande d’adoption litigieuse et qu’ils auraient dû se prononcer exactement de la même façon si la première requérante avait été le compagnon et non la compagne de la troisième requérante. Autrement dit, la distinction juridique opérée par l’article 182 § 2 du code civil ne serait pas entrée en ligne de compte dans la présente affaire. Ce serait ainsi à un contrôle abstrait de la législation applicable que les requérants inviteraient la Cour à se livrer.

118.  Au vu des décisions rendues par les juridictions internes (paragraphes 15, 18 et 20 ci-dessus), la Cour n’est pas convaincue par la thèse du Gouvernement. Elle observe d’emblée que ces juridictions ont clairement dit que l’article 182 § 2 du code civil s’opposait en toutes circonstances à une adoption qui produirait les effets désirés par les intéressés, à savoir l’établissement entre la première requérante et le deuxième requérant d’un lien de filiation venant s’ajouter à celui existant entre ce dernier et sa mère.

119.  C’est sur ce seul motif que le tribunal de district a fondé sa décision. Il ne s’est pas arrêté sur les circonstances particulières de l’affaire, n’abordant à aucun moment la question de savoir si le père du deuxième requérant consentait ou non à l’adoption ou s’il existait des raisons de passer outre à son opposition comme le prétendaient les intéressés.

120.  Le tribunal régional a lui aussi conclu que l’adoption souhaitée par les requérants était juridiquement impossible, mais il a évoqué d’autres aspects de l’affaire. Il a exprimé des doutes sur la capacité de la troisième requérante à représenter son fils dans la procédure d’adoption, estimant que cette situation pouvait donner lieu à un conflit d’intérêts. Il a toutefois jugé inutile de statuer sur cette question au motif que le tribunal de district avait à juste titre opposé une fin de non-recevoir à la demande d’adoption. D’après les informations dont la Cour dispose, il semble que le tribunal régional n’ait pas entendu les personnes concernées, à savoir les trois requérants et le père du deuxième requérant. Concernant le père de l’enfant et le rôle joué par lui, le tribunal s’est borné à constater, au vu du dossier, qu’il entretenait des contacts réguliers avec son fils. Il n’a pas recherché s’il existait, comme l’avançaient les intéressés, des raisons justifiant de faire application de l’article 181 § 3 du code civil pour passer outre à son refus de consentir à l’adoption. En revanche, il s’est longuement arrêté sur le fait que la notion de « parents » telle que la conçoit le droit autrichien de la famille renvoie à deux personnes de sexe opposé. Il a en outre tenu compte de l’intérêt de l’enfant à entretenir des relations avec ses deux parents de sexe opposé, considération qui, à ses yeux, excluait clairement l’adoption d’un enfant par le partenaire homosexuel de l’un de ses parents. Par ailleurs, il a recherché, à la lumière de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Karner (précitée), si le droit de l’adoption en vigueur à l’époque opérait une discrimination à l’égard des couples homosexuels.

121.  Il importe également de tenir compte de ce que le tribunal régional a conclu à l’admissibilité d’un pourvoi en cassation devant la Cour suprême au motif qu’il n’existait pas de jurisprudence sur « la question (...) en débat, à savoir celle de la licéité de l’adoption d’un enfant par le partenaire homosexuel de l’un de ses parents ». Aux yeux de la Cour, cela contredit catégoriquement la thèse du Gouvernement selon laquelle le fait qu’il soit juridiquement impossible aux couples homosexuels d’avoir accès à l’adoption coparentale n’a joué aucun rôle dans la solution donnée à la présente affaire.

122.  Pour sa part, la Cour suprême a confirmé que l’adoption d’un enfant par la compagne de sa mère biologique était juridiquement impossible au regard de l’article 182 § 2 du code civil et a estimé que cette disposition n’outrepassait pas la marge d’appréciation reconnue aux Etats et qu’elle se conciliait donc avec l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Enfin, elle a également jugé que sa conclusion selon laquelle l’adoption envisagée était juridiquement impossible la dispensait de rechercher si les conditions dans lesquelles il pouvait être passé outre au refus de consentement du père de l’enfant, mesure exceptionnelle prévue par l’article 181 § 3 du code civil, étaient réunies.

123.  Au vu de ce qui précède, la Cour rejette la thèse du Gouvernement selon laquelle les requérants n’ont pas été touchés par la différence de régime juridique découlant de l’article 182 § 2 du code civil. Elle estime que le fait que l’adoption souhaitée par les intéressés était juridiquement impossible n’a cessé d’être au centre de l’examen de l’affaire par les juridictions nationales (voir, mutatis mutandis, E.B. c. France, précité, § 88).

124.  C’est en effet cet obstacle juridique qui a empêché les juridictions internes de rechercher concrètement, en application de l’article 180a du code civil, si l’adoption envisagée était dans l’intérêt du deuxième requérant. Elles n’ont ainsi pas examiné dans le détail les circonstances de la cause. Elles n’ont pas davantage vérifié s’il y avait des raisons de passer outre au refus du père de l’enfant de consentir à l’adoption, comme le leur permettait l’article 181 § 3 du code civil. Le Gouvernement soutient que les intéressés n’ont pas suffisamment étayé leur thèse selon laquelle il existait de telles raisons et qu’ils n’ont pas demandé aux tribunaux de statuer expressément sur ce point. La Cour se bornera à constater que les tribunaux internes ne se sont fondés sur aucun de ces deux motifs pour rejeter la demande des requérants. Comme indiqué ci-dessus, le tribunal de district et le tribunal régional n’ont pas abordé cette question, et la Cour suprême a expressément confirmé qu’il n’y avait pas lieu de s’y arrêter compte tenu de l’obstacle juridique absolu auquel se heurtait l’adoption envisagée.

125.  Si la demande d’adoption introduite par les première et troisième requérantes avait été présentée par un couple hétérosexuel non marié, les tribunaux n’auraient pas pu lui opposer une fin de non-recevoir. Ils auraient au contraire été tenus de vérifier, conformément à l’article 180a du code civil, si cette adoption répondait à l’intérêt du deuxième requérant. Et si le père de l’enfant avait refusé de consentir à l’adoption, ils auraient dû rechercher s’il existait des circonstances exceptionnelles justifiant qu’ils passent outre à ce refus comme le leur permettait l’article 181 § 3 du code civil (pour un exemple d’application de cette procédure, voir l’arrêt Eski, précité, §§ 39‑42, rendu dans une affaire où était en cause une adoption coparentale par un couple hétérosexuel marié et dans laquelle les juridictions autrichiennes avaient longuement analysé cette question en mettant en balance les intérêts de toutes les personnes concernées – ceux du couple, ceux de l’enfant et ceux de son père biologique – après avoir dûment entendu chacune d’elles et établi les faits pertinents).

126.  En conséquence, la Cour estime que le grief des intéressés ne relève nullement de l’actio popularis. Comme elle l’a indiqué au paragraphe 123 ci-dessus, les requérants ont été directement touchés par la législation litigieuse, car, en interdisant de manière absolue l’adoption coparentale aux couples homosexuels, l’article 182 § 2 du code civil ôtait toute utilité et toute pertinence à l’examen des circonstances propres à leur affaire et obligeait les autorités internes à opposer une fin de non-recevoir automatique à leur demande d’adoption. Partant, on ne peut pas dire que la Cour soit appelée à examiner in abstracto la législation critiquée : par sa nature même, l’interdiction absolue dont il est ici question a soustrait les faits de l’espèce à l’appréciation des juridictions internes et à celle de la Cour (voir, mutatis mutandis, Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 72, CEDH 2005‑IX).

127.  De plus, s’il peut de prime abord sembler que la différence de traitement litigieuse concerne surtout la première requérante, qui n’a pas été traitée de la même manière que l’aurait été un membre d’un couple hétérosexuel non marié désireux d’adopter l’enfant de l’autre, la Cour observe que les trois requérants vivent ensemble une vie familiale (paragraphe 96 ci-dessus) et qu’ils ont présenté leur demande d’adoption en vue d’obtenir la reconnaissance juridique de cette vie familiale. Dans ces conditions, la Cour estime que les trois requérants ont été directement affectés par la différence de traitement en question et qu’ils peuvent donc tous se prétendre victimes de la violation alléguée.

128.  Le Gouvernement avance enfin que l’obstacle juridique s’opposant à la demande d’adoption présentée par les intéressés n’était pas fondé sur l’orientation sexuelle des première et troisième requérantes et qu’il n’était donc pas discriminatoire. Il fait valoir que l’article 182 § 2 du code civil, qui interdit à une femme d’adopter un enfant tant qu’il subsiste des liens de droit entre celui-ci et sa mère, est une disposition d’application générale qui ferait aussi échec au projet d’une tante d’adopter son neveu tant que subsisteraient des liens entre celui-ci et sa mère.

129.  Cet argument ne convainc pas la Cour. Les requérants se plaignent de ne pas avoir été traités de la même façon que l’aurait été un couple hétérosexuel non marié en ce qu’ils n’ont pas pu obtenir la reconnaissance juridique de leur vie familiale par le biais d’une adoption coparentale. En premier lieu, la Cour observe que les liens qu’entretiennent deux sœurs adultes ou une tante et son neveu échappent en principe à la sphère de la « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention. En second lieu, quand bien même les liens en question relèveraient de cette notion, la Cour rappelle avoir déjà jugé que, sur le plan qualitatif, la relation entre deux sœurs vivant ensemble est différente par nature de celle qui lie les deux membres d’un couple, fût-il homosexuel (voir, mutatis mutandis, Burden, précité, § 62). Il s’ensuit que l’article 182 § 2 du code civil n’a pas les mêmes effets sur d’autres personnes que sur les requérants, dont la vie familiale s’est construite autour d’un couple homosexuel.

130.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que les requérants n’ont pas été traités comme l’aurait été un couple hétérosexuel non marié dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre. Dès lors que le traitement différent qui leur fut réservé était indissociablement lié au fait que les première et troisième requérantes formaient un couple homosexuel, il était fondé sur l’orientation sexuelle des intéressées.

131.  Il convient donc de distinguer la présente espèce de l’affaire Gas et Dubois (précitée, § 69), dans laquelle la Cour avait conclu à l’absence de différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle entre les couples hétérosexuels non mariés et les couples homosexuels au motif qu’en droit français l’interdiction de l’adoption coparentale frappait tant les premiers que les seconds.

But légitime et proportionnalité

132.  La Cour juge utile de préciser, bien que cela résulte de ce qui précède (voir, notamment, les paragraphes 116 et 126 ci-dessus), que la présente affaire ne concerne pas la question de savoir si, eu égard aux circonstances, la demande d’adoption présentée par les requérants aurait dû ou non être accueillie. La Cour n’a donc pas à se pencher sur le rôle que jouait le père du deuxième requérant ni sur le point de savoir s’il y avait ou non des raisons de passer outre à son refus de consentir à l’adoption envisagée. Il aurait appartenu aux tribunaux internes de statuer sur toutes ces questions s’ils avaient été en mesure d’examiner au fond la demande d’adoption.

133.  Ce qui est en débat devant la Cour, c’est précisément le fait que ces juridictions se trouvaient dans l’incapacité de procéder à pareil examen dès lors que l’adoption du deuxième requérant par la compagne de sa mère était en tout état de cause impossible en vertu de l’article 182 § 2 du code civil. Si une demande d’adoption identique avait été présentée par un couple hétérosexuel non marié, les tribunaux autrichiens auraient au contraire été tenus d’en examiner le bien-fondé.

134.  Bien que la présente affaire puisse être considérée dans le cadre de la problématique plus large des droits parentaux des couples homosexuels, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur la question de l’adoption coparentale par des couples homosexuels en elle-même, et encore moins sur celle de l’adoption par des couples homosexuels en général. Il s’agit pour elle de statuer sur un problème étroitement défini, celui de savoir si les requérants en l’espèce ont ou non été victimes d’une discrimination entre les couples hétérosexuels non mariés et les couples homosexuels en matière d’adoption coparentale.

135.  La Cour rappelle que l’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque Etat de garantir. Cette interdiction s’applique aussi aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention, que l’Etat a volontairement décidé de protéger. Si l’article 8 ne garantit pas le droit d’adopter, la Cour a déjà déclaré, à propos d’une adoption par une personne homosexuelle célibataire, qu’un Etat qui est allé au-delà de ses obligations au titre de l’article 8 en créant un droit ne peut, dans la mise en application de ce dernier, prendre des mesures discriminatoires au sens de l’article 14 (E.B. c. France, précité, § 49).

136.  Se tournant vers la présente espèce, la Cour relève que l’article 8 de la Convention n’impose pas aux Etats contractants d’étendre le droit à l’adoption coparentale aux couples non mariés (Gas et Dubois, précité, §§ 66-69, et Emonet et autres, précité, §§ 79-88). Toutefois, la législation autrichienne ouvre cette forme d’adoption aux couples hétérosexuels non mariés. En conséquence, la Cour doit rechercher si le refus d’accorder ce droit aux couples homosexuels (non mariés) poursuit un but légitime et est proportionné à ce but.

137.  Il ressort des décisions rendues par les juridictions internes et des observations du Gouvernement que le droit autrichien de l’adoption vise à recréer la situation que l’on trouve dans une famille biologique. Dans son arrêt du 21 février 2006, le tribunal régional a précisé que les dispositions litigieuses visaient à préserver la « famille traditionnelle » et que le droit autrichien reposait sur le principe selon lequel un enfant mineur devait avoir pour parents deux personnes de sexe opposé, conformément à la réalité biologique. Il a jugé que la décision du législateur de ne pas prévoir l’adoption d’un enfant par le partenaire homosexuel de l’un de ses parents, opération qui romprait le lien de l’enfant avec son parent du sexe opposé, poursuivait un but légitime. De la même manière, la Cour suprême a déclaré, dans son arrêt du 27 septembre 2006, que l’adoption avait pour objectif principal de confier à des individus aptes et responsables l’éducation d’enfants privés de parents ou de la possibilité de recevoir une éducation correcte de leurs parents. Elle a jugé que cet objectif ne pouvait être atteint que si l’adoption permettait de recréer autant que possible la situation que l’on trouve dans une famille biologique. En résumé, les juridictions internes et le Gouvernement ont mis en avant le souci de protéger la famille traditionnelle, lui-même fondé sur le postulat tacite selon lequel seules les familles composées de parents de sexe opposé sont capables d’élever convenablement des enfants.

138.  La Cour reconnaît que le souci de protéger la famille au sens traditionnel du terme constitue en principe un motif important et légitime apte à justifier une différence de traitement (Karner, précité, § 40, et Kozak, précité, § 98). Il va sans dire que la protection de l’intérêt de l’enfant est aussi un but légitime. Reste à savoir si le principe de proportionnalité a été respecté en l’espèce.

139.  La Cour rappelle les principes qui se dégagent de sa jurisprudence. Le but consistant à protéger la famille au sens traditionnel du terme est assez abstrait, et une grande variété de mesures concrètes peuvent être utilisées pour le réaliser (Karner, précité, § 41, et Kozak, précité, § 98). En outre, étant donné que la Convention est un instrument vivant qui doit s’interpréter à la lumière des conditions actuelles, l’Etat doit choisir les mesures à prendre au titre de l’article 8 pour protéger la famille et garantir le respect de la vie familiale en tenant compte de l’évolution de la société ainsi que des changements qui se font jour dans la manière de percevoir les questions de société, d’état civil et celles d’ordre relationnel, notamment de l’idée selon laquelle il y a plus d’une voie ou d’un choix possibles en ce qui concerne la façon de mener une vie privée et familiale (Kozak, précité, § 98).

140.  Lorsque la marge d’appréciation laissée aux Etats est étroite, dans le cas par exemple d’une différence de traitement fondée sur le sexe ou l’orientation sexuelle, non seulement le principe de proportionnalité exige que la mesure retenue soit normalement de nature à permettre la réalisation du but recherché, mais il oblige aussi à démontrer qu’il était nécessaire, pour atteindre ce but, d’exclure certaines personnes – en l’espèce les individus vivant une relation homosexuelle – du champ d’application de la mesure dont il s’agit (Karner, précité, § 41, et Kozak, précité, § 99).

141.  En vertu de la jurisprudence précitée, la charge de cette preuve incombe au gouvernement défendeur. C’est donc au gouvernement autrichien qu’il revient en l’espèce de démontrer que la préservation de la famille traditionnelle, et plus précisément la protection de l’intérêt de l’enfant, commande d’interdire aux couples homosexuels l’adoption coparentale ouverte aux couples hétérosexuels non mariés.

142.  La Cour rappelle que l’article 182 § 2 du code civil interdit de manière absolue – quoiqu’implicitement – l’adoption coparentale aux couples homosexuels. Le Gouvernement n’a pas présenté d’arguments précis, d’études scientifiques ou d’autres éléments de preuve susceptibles de démontrer que les familles homoparentales ne peuvent en aucun cas s’occuper convenablement d’un enfant. Il concède au contraire que, en termes de personnes, les couples homosexuels sont en théorie tout aussi aptes ou inaptes que les couples hétérosexuels à l’adoption. En outre, il déclare que le code civil ne vise pas à priver les couples homosexuels de toute possibilité d’accéder à l’adoption coparentale, tout en soulignant que le législateur a voulu empêcher qu’un enfant puisse avoir, du point de vue juridique, deux pères ou deux mères. Il précise que l’interdiction expresse faite aux couples homosexuels de procéder à une adoption coparentale n’a été introduite qu’en 2010, lors de l’entrée en vigueur de la loi sur le partenariat enregistré, ajoutant que celle-ci n’est pas pertinente en l’espèce faute d’avoir été applicable au moment de l’examen de la présente affaire par les juridictions internes.

143.  La Cour a déjà répondu à l’argument selon lequel le code civil ne vise pas spécifiquement à exclure les homosexuels (paragraphes 128 et 129 ci-dessus). Par ailleurs, elle reconnaît que la loi sur le partenariat enregistré n’est pas directement en cause en l’espèce mais estime que ce texte peut permettre de comprendre pourquoi l’adoption coparentale est interdite aux couples homosexuels. Cela dit, l’exposé des motifs du projet de loi (paragraphe 42 ci-dessus) se borne à énoncer que l’article 8 § 4 a été inséré dans la loi en réponse à des demandes réitérées formulées au cours de la procédure de consultation. En d’autres termes, cette disposition ne fait que refléter la position de certains pans de la société opposés à l’ouverture de l’adoption coparentale aux couples homosexuels.

144.  En outre, le droit autrichien paraît manquer de cohérence. Il autorise l’adoption par une seule personne, même homosexuelle. Si celle-ci vit avec un partenaire enregistré, le consentement de celui-ci est requis en vertu de l’alinéa 2 de l’article 181 § 1 du code civil, tel que modifié par la loi sur le partenariat enregistré (paragraphe 40 ci-dessus). Par conséquent, le législateur admet qu’un enfant peut grandir au sein d’une famille fondée sur un couple homosexuel, reconnaissant ainsi que cette situation n’est pas préjudiciable à l’enfant. Néanmoins, le droit autrichien prévoit explicitement qu’un enfant ne doit pas avoir deux mères ou deux pères (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 78, CEDH 2002‑VI, où la Cour a également tenu compte du manque de cohérence de l’ordre juridique interne).

145.  La Cour juge pertinente la thèse des requérants selon laquelle les familles de fait fondées sur un couple homosexuel sont une réalité que le droit ne reconnaît et ne protège pas. Elle constate que, contrairement à l’adoption monoparentale et à l’adoption conjointe, qui visent habituellement à créer des liens entre un enfant et un adoptant étrangers l’un à l’autre, l’adoption coparentale a pour objet de conférer au partenaire de l’un des parents de l’enfant des droits à l’égard de celui-ci. La Cour elle-même a fréquemment souligné l’importance que revêt la reconnaissance juridique des familles de fait (Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, § 119, 28 juin 2007 ; voir aussi, en matière d’adoption coparentale, Eski, précité, § 39, et Emonet et autres, précité, §§ 63-64).

146.  L’ensemble des considérations exposées ci-dessus – l’existence de la famille de fait formée par les intéressés, l’importance qu’il y a pour eux à en obtenir la reconnaissance juridique, l’incapacité du Gouvernement à établir qu’il serait préjudiciable pour un enfant d’être élevé par un couple homosexuel ou d’avoir légalement deux mères ou deux pères, et surtout le fait que le Gouvernement reconnaît que les couples homosexuels sont tout aussi aptes que les couples hétérosexuels à l’adoption coparentale – suscitent de sérieux doutes quant à la proportionnalité de l’interdiction absolue de l’adoption coparentale qui résulte pour les couples homosexuels de l’article 182 § 2 du code civil. En l’absence d’autres raisons particulièrement solides et convaincantes militant en faveur d’une telle interdiction absolue, les considérations exposées jusqu’ici donnent au contraire à penser que les tribunaux devraient pouvoir examiner chaque situation au cas par cas. Cette façon de procéder paraît aussi plus conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant, notion clé des instruments internationaux pertinents (voir, en particulier, le paragraphe 49 ci-dessus et l’arrêt E.B. c. France, précité, § 95).

147.  Pour justifier la différence de traitement litigieuse, le Gouvernement avance un autre argument. S’appuyant sur l’article 8 de la Convention, il soutient que les Etats bénéficient d’une ample marge d’appréciation dans le domaine du droit de l’adoption, où la recherche d’un équilibre entre les intérêts de toutes les personnes concernées est selon lui un exercice délicat. Cette latitude serait d’autant plus étendue en l’espèce que la question de l’adoption coparentale par des couples homosexuels ne fait pas l’objet d’un consensus européen.

148.  La Cour observe que l’ampleur de la marge d’appréciation dont disposent les Etats au titre de l’article 8 de la Convention dépend d’un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’Etat est d’ordinaire restreinte. Par contre, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large (voir, pour des exemples récents, S. H. et autres c. Autriche, précité, § 94, et A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 232, CEDH 2010- ). Toutefois, la Cour rappelle que, dans le cas d’une allégation de discrimination fondée sur le sexe ou l’orientation sexuelle à examiner sous l’angle de l’article 14, la marge d’appréciation des Etats est étroite (paragraphe 99 ci-dessus).

149.  En outre, et dans le seul but de répondre à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle il n’existe pas de consensus européen en la matière, il convient de garder à l’esprit que la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur la question générale de l’accès des homosexuels à l’adoption coparentale, mais sur celle d’une différence de traitement alléguée entre les couples hétérosexuels non mariés et les couples homosexuels dans ce domaine (paragraphe 134 ci-dessus). Dans ces conditions, seuls les dix Etats membres du Conseil de l’Europe qui ouvrent l’adoption coparentale aux couples non mariés peuvent servir de point de comparaison. Six d’entre eux traitent les couples hétérosexuels et les couples homosexuels de la même manière à cet égard. Ils sont quatre à avoir adopté la même position que l’Autriche (voir les éléments de droit comparé exposés au paragraphe 57 ci-dessus). La Cour est d’avis que l’étroitesse de cet échantillon ne permet de tirer aucune conclusion sur un éventuel consensus entre les Etats membres du Conseil de l’Europe.

150.  La Cour estime que la Convention européenne de 2008 en matière d’adoption des enfants ne peut non plus être utilement invoquée à cette fin, d’abord parce qu’elle n’a pas été ratifiée par l’Autriche, ensuite parce que l’on peut douter qu’elle reflète une communauté de vues actuelle entre les Etats européens compte tenu du faible nombre de ratifications dont elle a fait l’objet jusqu’à présent. En tout état de cause, la Cour relève que, d’après l’article 7 § 1 de cet instrument, les Etats doivent permettre l’adoption par deux personnes de sexe différent (qui sont mariés ensemble ou, lorsqu’une telle institution existe, qui ont contracté un partenariat enregistré) ou par une seule personne. L’article 7 § 2 dispose que les Etats ont la possibilité d’étendre la portée de cette convention aux couples homosexuels mariés ou qui ont contracté un partenariat enregistré ensemble, ainsi qu’« aux couples hétérosexuels et homosexuels qui vivent ensemble dans le cadre d’une relation stable ». Il ne ressort donc pas de cette disposition que les Etats soient libres de traiter différemment les couples hétérosexuels et les couples homosexuels qui vivent ensemble dans le cadre d’une relation stable. Il apparaît que la Recommandation CM/Rec(2010)5 adoptée le 31 mars 2010 par le Comité des Ministres va dans le même sens puisque son paragraphe 23 invite les Etats membres à garantir l’application des droits et obligations conférés aux couples non mariés sans aucune discrimination à la fois aux couples de même sexe et à ceux de sexe différent. Quoi qu’il en soit, quand bien même l’article 7 § 2 de la Convention de 2008 recevrait une interprétation conduisant à un résultat différent, la Cour rappelle que les Etats demeurent responsables au regard de la Convention pour les engagements pris en vertu de traités postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention (Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 128, CEDH 2010 (extraits)).

151.  La Cour a conscience que la recherche d’un équilibre entre la préservation de la famille traditionnelle et les droits des minorités sexuelles découlant de la Convention est un exercice par nature difficile et délicat, qui peut obliger les Etats à concilier des vues et des intérêts concurrents perçus par les parties concernées comme étant fondamentalement antagonistes (Kozak, précité, § 99). Toutefois, eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas fourni de raisons particulièrement solides et convaincantes propres à établir que l’exclusion des couples homosexuels du champ de l’adoption coparentale ouverte aux couples hétérosexuels non mariés était nécessaire à la préservation de la famille traditionnelle ou à la protection des intérêts de l’enfant. Partant, la distinction opérée par le droit autrichien est incompatible avec la Convention.

152.  La Cour rappelle à nouveau qu’il ne s’agit pas pour elle en l’espèce de déterminer si la demande d’adoption présentée par les requérants aurait dû ou non être accueillie. Le litige dont elle est saisie porte sur le point de savoir si les intéressés ont été victimes d’une discrimination du fait que, l’adoption envisagée se heurtant à un obstacle juridique absolu, les tribunaux internes n’ont pas eu la possibilité de rechercher concrètement si elle servait ou non l’intérêt du deuxième requérant. A cet égard, la Cour renvoie à deux arrêts récents où elle a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 au motif que les requérants, pères d’enfants nés hors mariage, n’avaient pu faire examiner par les juridictions internes si l’intérêt des enfants commandait une attribution de l’autorité parentale exclusive à leur père ou plutôt un partage de l’autorité parentale entre leurs parents (Zaunegger c. Allemagne, no 22028/04, §§ 61-63, 3 décembre 2009, et Sporer c. Autriche, no 35637/03, §§ 88-90, 3 février 2011).

153.  En conclusion, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 pour autant que l’on compare la situation des requérants avec celle d’un couple hétérosexuel non marié dont l’un des membres aurait souhaité adopter l’enfant de l’autre.

DISCRIMINATION DE L'ORIENTATION SEXUELLE

POUR LE REGROUPEMENT FAMILIAL

TADDEUCCI et McCALL c. ITALIE du 30 juin 2016 requête 51362/09

Violation de l'article 14 combiné à l'article 8 : le refus de considérer un couple homosexuel comme un couple hétérosexuel pour accorder le regroupement familial est une discrimination au sens de la Convention.

RECEVABILITÉ

53. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 47, 22 janvier 2008, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 107, CEDH 2014).

54. En l’espèce, les requérants allèguent que le rejet de la demande du deuxième requérant visant à l’obtention d’un permis de séjour pour raison familiale a fait obstacle à leur souhait de continuer à vivre ensemble en Italie. La Cour doit donc déterminer si ces faits tombent dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention.

55. À cet égard, elle rappelle que, suivant un principe de droit international bien établi, les États peuvent, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, contrôler l’entrée et le séjour des non‑nationaux sur leur sol. La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier (voir, par exemple, Nunez c. Norvège, no 55597/09, § 66, 28 juin 2011). Le corollaire du droit pour les États de contrôler l’immigration est que les étrangers – et donc, en l’espèce, le deuxième requérant – ont l’obligation de se soumettre aux contrôles et aux procédures d’immigration et de quitter le territoire de l’État contractant concerné lorsqu’ils en reçoivent l’ordre si l’entrée ou le séjour sur ce territoire leur sont valablement refusés (Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 100, 3 octobre 2014).

56. L’article 8 de la Convention ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État contractant une obligation générale de respecter le choix, par une famille, de son domicile commun et d’accepter l’installation de conjoints non nationaux dans le pays ou d’autoriser le regroupement familial sur son territoire (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 68, série A no 94, Bouhadef c. Suisse (déc.), no 14022/02, 12 novembre 2002, Kumar et Seewoochurn c. France (déc.), nos 1892/06 et 1908/06, 17 juin 2008, et Baltaji c. Bulgarie, no 12919/04, § 30, 12 juillet 2011). Néanmoins, les décisions prises par les États en matière d’immigration peuvent, dans certains cas, constituer une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention notamment lorsque les intéressés ont, dans l’État d’accueil, des liens personnels ou familiaux suffisamment forts qui risquent d’être gravement compromis en cas d’application de la mesure en question (voir, par exemple, Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991, § 36, série A no 193, Dalia c. France, 19 février 1998, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Hamidovic c. Italie, no 31956/05, § 37, 4 décembre 2012).

57. En l’espèce, la Cour note que les requérants, qui forment un couple homosexuel depuis 1999, se sont installés en Italie en décembre 2003 (paragraphe 8 ci-dessus). Le deuxième requérant a pu initialement y résider grâce à une carte de séjour temporaire pour étudiant (paragraphe 9 ci‑dessus). Lorsque, le 18 octobre 2004, le chef de la police de Livourne a refusé de lui octroyer un permis de séjour pour raison familiale (paragraphe 10 ci-dessus), les requérants cohabitaient déjà en Italie depuis environ dix mois.

58. La Cour rappelle que, dans son arrêt Schalk et Kopf (précité, § 94), elle a jugé qu’il était artificiel de continuer à considérer que, au contraire d’un couple hétérosexuel, un couple homosexuel ne saurait connaître une « vie familiale » aux termes de l’article 8. Elle a donc estimé que la relation qu’entretenaient MM. Schalk et Kopf, un couple homosexuel cohabitant de facto de manière stable, relevait de la notion de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation (voir également X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 95, CEDH 2013). Elle ne voit aucune raison de parvenir à des conclusions différentes en ce qui concerne les requérants en la présente affaire.

59. Elle relève de surcroît que le Gouvernement ne conteste pas que le refus d’octroyer au deuxième requérant un permis de séjour, refus qui a été confirmé par la Cour de cassation, a impliqué pour l’intéressé l’obligation légale de quitter l’Italie (paragraphe 48 ci-dessus). Cette circonstance a donc empêché les intéressés de continuer à vivre ensemble dans ce pays. Elle a ainsi constitué une ingérence dans l’un des éléments essentiels de leur « vie familiale » telle qu’ils avaient souhaité l’organiser et donc dans leur droit au respect de celle-ci tel que garanti par l’article 8 de la Convention.

60. Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement selon lequel les articles 8 et 14 de la Convention ne trouvent pas à s’appliquer en raison de l’absence, tant en droit italien qu’en droit de l’UE, des conditions légales requises pour la reconnaissance au deuxième requérant du statut de « membre de la famille » (paragraphes 44 à 47 ci-dessus), la Cour observe que l’existence éventuelle d’une base légale justifiant le refus d’octroyer le permis de séjour n’implique pas forcément qu’il n’y a pas eu ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale des intéressés. Cette base légale ne permet pas non plus à l’État défendeur de décliner toute responsabilité au regard de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 48, CEDH 2000-IV).

61. Quant à la durée de l’ingérence litigieuse, la Cour relève qu’elle a débuté le 18 octobre 2004, date du premier rejet de la demande de permis de séjour (paragraphe 10 ci-dessus), et qu’elle a pris fin au plus tard en juillet 2009, lorsque, à la suite du dépôt au greffe, le 17 mars 2009, de l’arrêt définitif de la Cour de cassation déboutant les requérants de leur pourvoi, ces derniers ont décidé de quitter l’Italie et de s’installer aux Pays-Bas (paragraphe 24 ci-dessus). Cette ingérence a donc duré quatre ans et neuf mois environ.

62. La Cour ayant ainsi délimité la période à prendre en considération en l’espèce, toute spéculation visant à établir si des circonstances survenues après juillet 2009 auraient ouvert au deuxième requérant la possibilité d’obtenir le permis de séjour litigieux est ainsi inutile. La Cour n’estime donc pas nécessaire de se pencher sur la question de savoir si, en vertu du mariage contracté à Amsterdam le 8 mai 2010 (paragraphe 25 ci-dessus), le deuxième requérant pourrait bénéficier de la jurisprudence italienne, citée au paragraphe 52 ci-dessus, tendant à reconnaître le droit au permis de séjour pour raison familiale à des ressortissants extracommunautaires formant des couples homosexuels avec des citoyens italiens sur la base de mariages conclus dans des pays de l’UE autres que l’Italie, ou encore si ce même droit pourrait surgir de la transposition en droit italien, par la loi no 97 du 6 août 2013, de l’article 3 § 1 de la directive européenne no 2004/38/CE prévoyant que l’État d’accueil doit favoriser le séjour, entre autres, du « partenaire avec lequel le citoyen de l’[UE] a une relation durable, dûment attestée » (paragraphes 29-30, 45 et 51 ci-dessus).

63. Il s’ensuit que les faits du litige, étant avérés entre le 18 octobre 2004 et juillet 2009, tombent sous l’empire de l’article 8 de la Convention et que l’article 14, combiné avec cette disposition, trouve à s’appliquer.

SUR LE FOND

i. Sur le point de savoir s’il y a eu différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations similaires ou traitement égal de personnes se trouvant dans des situations sensiblement différentes

81. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, une question ne peut se poser au regard de l’article 14 que lorsqu’il existe une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables (Hämäläinen, précité, § 108), ou lorsque les États n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes (Thlimmenos, précité, § 44 in fine). À ce dernier égard, la Cour rappelle que l’article 14 n’interdit pas à un État membre de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité peut en soi emporter violation de la disposition en cause (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, § 10, série A no 6, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 51, CEDH 2006‑VI, et Muňoz Diaz c. Espagne, no 49151/07, § 48, CEDH 2009). De plus, la Cour a déjà admis qu’une politique ou une mesure générale qui ont des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peuvent être considérées comme discriminatoires même si elles ne visent pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire. Une telle situation s’analyse en une « discrimination indirecte ». Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manquent de justification « objective et raisonnable » (voir, entre autres, Baio c. Danemark [GC], no 38590/10, § 91, 26 mai 2016 ; S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 161, CEDH 2014 (extraits) ; D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 184, CEDH 2007-IV ; et Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 154, 4 mai 2001).

82. En l’espèce, aux yeux de la Cour, il n’apparaît pas que les requérants, un couple homosexuel non marié, aient été traités différemment d’un couple hétérosexuel non marié. La qualité de « membre de la famille » étant reconnue par le droit interne seulement à l’« époux », et non au concubin (paragraphes 27-28 ci-dessus), il est raisonnable de penser que, à l’instar du deuxième requérant, un partenaire hétérosexuel non ressortissant de l’UE aurait pu lui aussi se voir refuser un permis de séjour pour raison familiale en Italie. En effet, comme la Cour de cassation l’a souligné (paragraphe 22 ci‑dessus), l’exclusion des partenaires non mariés du droit à obtenir le permis en question concernait tant les couples de même sexe que ceux de sexe opposé. Les requérants ne le contestent d’ailleurs pas.

83. Cela dit, la situation des requérants ne saurait cependant être considérée comme analogue à celle d’un couple hétérosexuel non marié. À la différence de ce dernier, les intéressés n’ont pas, en Italie, la possibilité de se marier. Ils ne peuvent donc pas être qualifiés d’« époux » selon le droit national. Dès lors, une interprétation restrictive de la notion de « membre de la famille » ne constitue un obstacle insurmontable à l’octroi du permis de séjour pour raison familiale que pour les couples homosexuels. Ces derniers ne pouvaient pas non plus obtenir un mode de reconnaissance juridique autre que le mariage, étant donné qu’à l’époque des faits, e système juridique italien ne prévoyait pas, pour les couples homosexuels ou hétérosexuels engagés dans une relation stable, la possibilité d’avoir accès à une union civile ou à un partenariat enregistré attestant leur statut et leur garantissant certains droits essentiels. Par ailleurs, la Cour rappelle avoir indiqué dans son arrêt Oliari et autres (précité, § 170) que, en dépit des développements de la jurisprudence interne en la matière (exposés par les parties dans la présente affaire – paragraphes 64, 66 et 69 ci-dessus), la situation des couples de même sexe en Italie demeurait incertaine dans certains domaines. En tout état de cause, la Cour observe que le Gouvernement n’a pas soutenu que les développements en question allaient jusqu’à reconnaître, en matière d’immigration, un statut analogue à celui de l’« époux » aux membres d’une relation homosexuelle stable et durable.

84. La Cour note également que les requérants avaient obtenu le statut de couple non marié en Nouvelle-Zélande (paragraphe 8 ci-dessus) et que, une fois installés dans un État reconnaissant le droit au mariage entre personnes de même sexe (les Pays-Bas), ils ont décidé de se marier (paragraphe 25 ci-dessus). Dès lors, leur situation ne saurait pas non plus être comparée à celle d’un couple hétérosexuel qui, pour des raisons d’ordre personnel, ne souhaite pas s’engager dans un mariage ou dans une union civile.

85. L’ensemble des considérations qui précèdent amènent la Cour à conclure que les requérants, un couple homosexuel, ont été traités, en ce qui concerne l’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale, de la même façon que des personnes se trouvant dans une situation sensiblement différente de la leur – à savoir des partenaires hétérosexuels ayant décidé de ne pas régulariser leur situation.

86. Il reste à établir si le fait ne pas avoir appliqué un traitement différencié en l’espèce pouvait se justifier sous l’angle de l’article 14 de la Convention.

ii. Sur le point de savoir s’il existait une justification objective et raisonnable

α) Principes généraux

87. La Cour rappelle qu’une différence de traitement de situations analogues ou un traitement comparable de situations différentes sont discriminatoires s’ils ne reposent pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire s’ils ne poursuivent pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, mutatis mutandis, Hämäläinen, précité, § 108). De plus, l’interdiction de discrimination consacrée par l’article 14 de la Convention n’a de sens que si, dans chaque cas particulier, la situation personnelle du requérant par rapport aux critères énumérés dans cette disposition est prise en compte telle quelle. Une approche contraire viderait l’article 14 de sa substance (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 91, CEDH 2009).

88. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des distinctions de traitement se justifient (voir, mutatis mutandis, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008, et Schalk et Kopf, précité, § 96). L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, le domaine et le contexte ; la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des États contractants peut constituer un facteur pertinent à cet égard (Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 38, Recueil 1998‑II, et Hämäläinen, précité, § 109).

89. La Cour rappelle encore que l’orientation sexuelle relève du champ d’application de l’article 14. Elle a maintes fois déclaré que, comme les différences fondées sur le sexe, celles fondées sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées par des motifs impérieux ou, autre formule parfois utilisée, par des « raisons particulièrement solides et convaincantes » (X et autres c. Autriche, précité, § 99 ; voir, par exemple, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 90, CEDH 1999‑VI, Lustig‑Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, § 82, 27 septembre 1999, L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, § 45, CEDH 2003‑I, E.B. c. France, précité, § 91, Karner, précité § 37, et Vallianatos et autres, précité, § 77), notamment lorsqu’il s’agit de droits tombant sous l’empire de l’article 8. Les différences motivées uniquement par des considérations tenant à l’orientation sexuelle sont inacceptables au regard de la Convention (Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, § 36, CEDH 1999‑IX, E.B. c. France, précité, §§ 93 et 96, et X et autres c. Autriche, précité, § 99).

90. Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour considère que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’un traitement comparable de situations sensiblement différentes, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette approche était justifiée (voir, mutatis mutandis, D.H. et autres, précité, § 177).

β) Application de ces principes en l’espèce

91. La Cour doit donc d’abord déterminer si, dans le cadre de la procédure visant à l’obtention du permis de séjour pour raison familiale, le fait de n’avoir pas traité les requérants différemment des couples hétérosexuels n’ayant pas régularisé leur situation poursuivait un but légitime. Dans l’affirmative, elle vérifiera s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché (voir, mutatis mutandis, Thlimmenos, précité, § 46).

92. La Cour observe que, pour justifier le traitement analogue des couples homosexuels et hétérosexuels non mariés en matière d’octroi du permis de séjour pour raison familiale, le Gouvernement invoque, en substance, la marge d’appréciation dont jouissent les États pour protéger la famille traditionnelle et pour décider si les couples homosexuels doivent avoir accès à des unions civiles ou à des partenariats enregistrés, ainsi que pour déterminer la nature exacte du statut conféré (paragraphes 43, 45, 46, 47 et 65 ci-dessus).

93. Bien que la protection de la famille traditionnelle puisse, dans certaines circonstances, constituer un but légitime au regard de l’article 14, la Cour considère que, dans le domaine concerné, à savoir l’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale à un partenaire étranger homosexuel, elle ne saurait constituer une raison « particulièrement solide et convaincante » de nature à justifier, dans les circonstances de l’espèce, une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres, précité, § 92).

94. La Cour souligne qu’en l’espèce, elle n’est pas appelée à examiner in abstracto la question de savoir si l’État italien était obligé de prévoir, pour les couples du même sexe, une forme de reconnaissance légale au moment où le deuxième requérant s’est vu refuser le permis de séjour par le chef de la police de Livourne (18 octobre 2004) ou bien lorsque cette décision a été confirmée dans le cadre de la procédure judiciaire successive, clôturée par l’arrêt de la Cour de cassation, déposé au greffe le 17 mars 2009 (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres, précité, § 78). Eu égard à la manière où le grief des requérants a été formulé, la Cour se limitera à évaluer si, dans le contexte spécifique du refus d’octroyer un permis de séjour au deuxième requérant, les décisions des autorités italiennes étaient basées sur une justification objective et raisonnable, compte tenu du fait que l’application des dispositions du décret législatif no 286 de 1998 a empêché les requérants de poursuivre leur vie familiale commune et leur relation stable et sérieuse en Italie. Il est vrai que la loi italienne ne traitait pas différemment les couples hétérosexuels non mariés des couples homosexuels (paragraphe 82 ci‑dessus), mais limitait la notion de « membres de la famille » aux conjoints hétérosexuels. Cependant, le fait d’appliquer la même règle restrictive découlant du décret législatif no 286 de 1998 aux couples hétérosexuels non régularisés et aux couples homosexuels, dans le seul but de protéger la famille traditionnelle (paragraphe 93 ci-dessus), a soumis les requérants à un traitement discriminatoire. En effet, sans justification objective et raisonnable, l’État italien a omis de les traiter différemment des couples hétérosexuels et de tenir compte de la capacité de ces derniers d’obtenir une reconnaissance légale de leur relation, et donc de satisfaire aux exigences du droit interne aux fins de l’octroi du permis de séjour de famille, une possibilité dont les requérants ne jouissaient pas (Thlimmenos, précité, § 44).

95. La Cour observe par ailleurs que c’est précisément l’absence de la possibilité, pour les couples homosexuels, d’avoir accès à une forme de reconnaissance légale qui a placé les requérants dans une situation différente de celle d’un couple hétérosexuel non marié (paragraphe 83 ci-dessus). À supposer même qu’à l’époque litigieuse la Convention n’obligeait pas le Gouvernement à prévoir, pour les personnes du même sexe engagées dans une relation stable et sérieuse, la possibilité de conclure une union civile ou un partenariat enregistré attestant leur statut et leur garantissant certains droits essentiels, ceci ne saurait affecter en rien le constat qu’à la différence d’un couple hétérosexuel, le deuxième requérant ne disposait, en Italie, d’aucun moyen légal pour se voir reconnaître le statut de « membre de la famille » du premier requérant et pour pouvoir dès lors bénéficier d’un permis de séjour pour raison familiale.

96. La Cour note que le Gouvernement n’a pas indiqué d’autres buts légitimes susceptibles de justifier la discrimination dénoncée par les requérants. Partant, elle considère que, dans le cadre de la procédure que les requérants ont engagée aux fins de l’obtention du permis de séjour pour raison familiale, le fait de ne pas avoir traité les intéressés différemment des couples hétérosexuels non mariés, qui seuls avaient accès à une forme de régularisation de leur union, n’avait aucune justification objective et raisonnable. Aux yeux de la Cour, l’interprétation restrictive appliquée au deuxième requérant de la notion de « membre de la famille » n’a pas dûment tenu compte de la situation personnelle des requérants et notamment de l’impossibilité pour eux d’obtenir en Italie un mode de reconnaissance juridique de leur relation (voir, en particulier, la jurisprudence citée au paragraphe 87 ci-dessus).

97. La Cour note également que le Gouvernement n’a contesté ni l’affirmation de l’ICJ, de l’ILGA-Europe et du NELFA selon laquelle il y aurait, au niveau mondial, une « tendance significative » à traiter les partenaires de même sexe comme des « membres de la famille » et à leur reconnaître le droit de vivre ensemble (paragraphe 77 ci-dessus) ni l’analyse de droit comparé qui a conduit l’ECSOL à conclure à l’émergence d’un consensus européen selon lequel, en matière d’immigration, les unions entre personnes de même sexe tendent à être vues comme une « vie familiale » (paragraphe 79 ci-dessus). À cet égard, elle souligne qu’il ressort des « documents européens pertinents » (paragraphes 31 à 34 ci-dessus) que tant le Parlement européen que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont jugé problématique une interprétation restrictive, par les États membres, de la notion de « membre de la famille » dans le domaine de l’immigration.

γ) Conclusion

98. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’à l’époque litigieuse, en décidant de traiter, aux fins de l’octroi du permis de séjour pour raison familiale, les couples homosexuels de la même manière que des couples hétérosexuels n’ayant pas régularisé leur situation, l’État a enfreint le droit des requérants de ne pas subir de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans la jouissance de leurs droits au regard de l’article 8 de la Convention.

99. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

Pajić c. Croatie du 23 février 2016 requête no 68453/13

Violation de l'article 14 avec l'article 8 : Le refus d’octroyer un permis de séjour pour regroupement familial à une personne en couple homosexuel a constitué un traitement discriminatoire alors que les deux femmes se connaissent depuis trois ans.

Article 14 combiné avec l’article 8

La Cour note qu’il ne fait aucun doute que la relation d’un couple homosexuel tel que celui de Mme Pajić relève de la notion de « vie privée » aux fins de l’article 8. Elle conclut également que les faits de la cause relèvent de la notion de « vie familiale » au sens de cette disposition. Elle juge donc que l’article 14 combiné avec l’article 8 trouve à s’appliquer.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour observe en particulier que, ces dernières années, un nombre considérable d’États membres du Conseil de l’Europe ont accordé une reconnaissance juridique aux couples homosexuels. Elle estime que, compte tenu de cette évolution, il serait artificiel de soutenir que, contrairement à un couple hétérosexuel, un couple homosexuel ne peut avoir de « vie familiale ». Dans un arrêt qu’elle a rendu récemment dans une autre affaire, elle a jugé en outre qu’il ne pouvait y avoir aucune base pour distinguer les couples homosexuels stables dont les partenaires vivent ensemble de ceux dont les partenaires – pour des raisons professionnelles ou sociales – ne vivent pas ensemble, cette seconde situation ne privant pas les couples concernés de la stabilité qui les fait relever du champ d’application de la notion de « vie familiale ». Il ne faisait pas controverse entre les parties que Mme Pajić entretenait une relation stable avec D.B. depuis octobre 2009 et qu’elle se rendait régulièrement en Croatie pour la voir, passant parfois trois mois avec elle, ce mode de fonctionnement étant la seule possibilité qu’elle avait de poursuivre la relation avec sa partenaire compte tenu des restrictions appliquées en matière d’immigration.

En ce qui concerne la question de savoir si Mme Pajić a subi une discrimination, la Cour note que le système juridique croate reconnaît aussi bien les relations des couples non mariés homosexuels que celles des couples non mariés hétérosexuels, et qu’il admet donc en général la possibilité que l’une et l’autre catégories de couples forment une relation stable dans laquelle les partenaires s’engagent l’un envers l’autre. En toute hypothèse, elle considère qu’une personne en couple homosexuel, comme Mme Pajić, qui sollicite un permis de séjour pour regroupement familial afin de pouvoir mener la vie familiale de son choix en Croatie se trouve dans une situation comparable à celle d’une personne non mariée en couple hétérosexuel ayant le même désir d’accomplir sa vie familiale.

Or les dispositions pertinentes de la loi croate sur les étrangers réservaient essentiellement la possibilité de solliciter un permis de séjour pour regroupement familial aux personnes en couple hétérosexuel, mariées ou non. En excluant tacitement les couples homosexuels de son champ d’application, la loi sur les étrangers a établi une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle des personnes concernées.

La Cour rejette l’argument du gouvernement croate consistant à dire que Mme Pajić ne se trouvait pas dans une situation comparable à celle de personnes non mariées en couple hétérosexuel car elle n’était pas avec sa partenaire depuis au moins trois ans. Elle observe que les autorités croates n’ont pas examiné les aspects factuels pertinents de la situation de l’intéressée mais qu’elles se sont appuyées sur l’impossibilité juridique, au regard de la loi sur les étrangers, d’obtenir un permis de séjour pour regroupement familial avec un partenaire de même sexe. Elle note en outre qu’au moment où l’affaire est parvenue devant le tribunal administratif, la relation de Mme Pajić avec sa partenaire durait depuis plus de trois ans. Elle conclut donc que l’intéressée a subi une différence de traitement fondée sur son orientation sexuelle et mise en place par la loi sur les étrangers.

Il appartenait donc au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement pouvait se justifier par la poursuite d’un but légitime et qu’il y avait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États n’ont qu’une faible latitude (« marge d’appréciation ») lorsque des individus sont traités différemment en raison de leur sexe ou de leur orientation sexuelle. Ils doivent donc démontrer, en pareil cas, qu’il était nécessaire, pour atteindre le but légitime visé, d’exclure certaines catégories de personnes – en l’espèce, les personnes en couple homosexuel – du champ d’application des dispositions internes en cause.

Or les autorités croates n’ont pas fourni de telle justification, et le gouvernement croate, dans ses observations à la Cour, n’a avancé aucune raison convaincante à l’appui de la différence de traitement litigieuse. Au lieu de cela, les dispositions pertinentes de la loi sur les étrangers excluent toutes les personnes en couple homosexuel de la possibilité d’obtenir un regroupement familial, ce qui ne peut être considéré comme compatible avec les normes découlant de la Convention. La Cour conclut donc à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

LA COUR DE CASSATION FRANÇAISE

Le transsexuel doit prouver son opération pour obtenir le changement de sexe sur son acte de naissance.

Cour de cassation première chambre civile arrêt du 13 février 2013 N° de pourvoi 11-14515 Rejet

Mais attendu que, pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence

Et attendu qu’ayant relevé que M. X... ne rapportait pas la preuve, de nature intrinsèque à sa personne, du caractère irréversible du processus de changement de sexe, qui ne pouvait résulter du seul fait qu’il appartenait au sexe féminin aux yeux des tiers, c’est sans porter atteinte aux principes posés par les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, mais par un juste équilibre entre les impératifs de sécurité juridique et d’indisponibilité de l’état des personnes d’une part, de protection de la vie privée d’autre part, que la cour d’appel a rejeté sa demande

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé

Cour de cassation première chambre civile arrêt du 13 février 2013 N° de pourvoi 12-11949 Rejet

Mais attendu que, pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence

Et attendu qu’ayant relevé que M. X... se bornait à produire un certificat d’un médecin du 23 avril 2009 établi sur papier à entête d’un autre médecin, aux termes duquel le premier certifiait que le second, endocrinologue, suivait M. X... pour une dysphorie de genre et précisait que le patient était sous traitement hormonal féminisant depuis 2004, la cour d’appel a estimé que ce seul certificat médical ne permettait de justifier ni de l’existence et de la persistance d’un syndrome transsexuel, ni de l’irréversibilité du processus de changement de sexe, qui ne constituent pas des conditions discriminatoires ou portant atteinte aux principes posés par les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, 16 et 16 1 du code civil, dès lors qu’elles se fondent sur un juste équilibre entre les impératifs de sécurité juridique et d’indisponibilité de l’état des personnes d’une part, de protection de la vie privée et de respect dû au corps humain d’autre part

D’où il suit que le moyen, qui manque en fait en sa première branche, n’est pas fondé pour le surplus

DISCRIMINATION POUR CAUSE DE MALADIE

LA PERTE D'EMPLOI POUR CAUSE DE SÉROPOSITIVITÉ EST

UNE VIOLATION DES ARTICLES 14 ET 8 DE LA CONVENTION

IB C. Grèce requête 552/10 du 3 octobre 2013

la CEDH a conclu que le requérant avait été victime d’une discrimination fondée sur son état de santé. L’affaire concernait le licenciement d’un employé séropositif sous la pression des autres employés de l’entreprise.

La CEDH a considéré que les juges internes avaient fondé leur décision sur une donnée manifestement inexacte, à savoir le caractère contagieux du requérant, qu’ils avaient insuffisamment exposé en quoi les intérêts de l’employeur l’emportaient sur ceux du requérant et avaient manqué de mettre correctement en balance les droits des deux parties.

1.  Sur l’applicabilité de l’article 8 combiné avec l’article 14

67.  Sur la question de savoir si les faits de la cause relèvent du champ d’application de l’article 8, la Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Cette notion recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et englobe parfois des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu, dont le droit de nouer et de développer des relations avec ses semblables, le droit au « développement personnel » ou le droit à l’autodétermination en tant que tel (Schüth, précité, § 53).

68.  Tout comme dans l’affaire Schlüth, le requérant ne se plaint pas en l’espèce d’une intervention directe des autorités nationales ayant abouti à son licenciement, mais d’un manquement de leur part à protéger sa sphère privée contre l’ingérence de son employeur, ce qui pourrait engager la responsabilité de l’Etat (voir, mutatis mutandis, Palomo Sanchez et autres, précité, § 60).

69.  La Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer, sous l’angle de l’article 8, sur des cas de licenciement de personnes décidés en raison des activités privées de celles-ci (Obst et Schlüth, précités). De même, sur un autre plan, la Cour a décidé que l’article 8 s’appliquait à une situation dans laquelle les autorités refusaient d’accorder un permis de séjour en raison de la séropositivité de l’intéressé (Kiyutin, précité) ou dans laquelle il était fait interdiction aux intéressés de travailler dans le secteur privé en raison de leur profession antérieure (Sidabras et Džiautas, précité).

70.  Il ne fait donc plus aucun doute que les questions relatives à l’emploi, ainsi qu’à des situations impliquant des personnes atteintes du VIH entrent dans le champ d’application de la vie privée. Il ne saurait en être autrement, l’épidémie de VIH ne pouvant pas être considérée seulement comme un problème médical, ses effets se faisant sentir dans toutes les sphères de la vie privée.

71.  Pour en venir aux faits de la cause, la Cour note que celle-ci présente une particularité qui la distingue de toutes les affaires susmentionnées : le licenciement d’un salarié atteint du VIH. Il ne fait aucun doute que si le motif avancé du licenciement du requérant était la préservation du bon climat de travail au sein de l’entreprise, le fait générateur était bien l’annonce de sa séropositivité. C’est ce fait-là qui a déclenché l’expression du refus de ses collègues de travailler avec lui - malgré les assurances du médecin du travail invité par l’employeur à les éclairer sur le mode de transmission - les efforts de l’employeur pour le convaincre de quitter l’entreprise, et finalement la menace ouverte des employés de perturber le fonctionnement de l’entreprise tant que le requérant continuerait à y être présent.

72.  Il est clair que le licenciement du requérant a abouti à stigmatiser une personne qui, même si elle était porteuse du VIH, n’avait manifesté aucun symptôme de la maladie. Cette mesure ne pouvait qu’avoir des répercussions graves sur sa personnalité, sur le respect qu’on pouvait lui témoigner et, en fin de compte, sur sa vie privée. A cela s’ajoute l’incertitude liée à la recherche d’un nouvel emploi, les perspectives d’en trouver un pouvant raisonnablement apparaître éloignées compte tenu du précédent vécu. Le fait que le requérant a trouvé un nouveau travail après son licenciement ne suffit pas à effacer l’effet néfaste qu’ont eu les faits litigieux sur sa capacité à mener une vie personnelle normale.

73.  Enfin, la Cour rappelle que dans l’arrêt Kiyutin précité (§ 57), elle a considéré que l’état de santé d’une personne, notamment un problème de santé tel que la séropositivité, doit être considéré comme un motif de discrimination relevant de l’expression « toute autre situation » employée dans le texte de l’article 14 de la Convention, en tant que handicap ou au même titre qu’un handicap.

74.  Il s’ensuit que les articles 8 et 14 combinés de la Convention s’appliquent dans les circonstances de la cause.

2.  Sur l’observation de l’article 8 combiné avec l’article 14

a)  Sur la question de savoir si le requérant se trouvait dans une situation analogue à celle d’autres salariés de l’entreprise

75.  Selon la jurisprudence établie de la Cour, la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations analogues ou comparables (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007-IV, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008).

76.  En sa qualité de salarié de l’entreprise, le requérant pouvait légitimement espérer continuer à y travailler tant qu’il ne commettait pas un acte qui d’après le droit interne du travail pourrait justifier un licenciement. Toutefois, il a été licencié peu après que sa séropositivité a été révélée au sein de l’entreprise.

77.  La Cour estime que la situation du requérant doit être comparée à celle des autres salariés dans l’entreprise car c’est celle-ci qui est pertinente pour apprécier son grief tiré de la différence de traitement. Il est certain que le requérant a été traité de manière moins favorable qu’un de ses collègues ne l’aurait été et cela, en raison de sa seule séropositivité. La Cour note que le souci de l’employeur était certes de rétablir le calme au sein de l’entreprise, mais à l’origine de ce souci se trouvait la situation créée par l’attitude des collègues du requérant face à sa séropositivité.

b)  Sur la question de savoir si la différence de traitement en cause était objectivement et raisonnablement justifiée

78.  Dès lors qu’un requérant a démontré l’existence d’une différence de traitement, il appartient au gouvernement défendeur de prouver que celle-ci était justifiée. Une telle justification doit être objective et raisonnable, c’est-à-dire qu’elle doit poursuivre un but légitime et qu’il doit y avoir un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations, à d’autres égards analogues, justifient des traitements différents. L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Kiyutin, précité, § 62).

79.  Dans l’arrêt Kiyutin précité, la Cour a affirmé que lorsqu’une restriction des droits fondamentaux s’applique à des groupes particulièrement vulnérables de la société, qui ont souffert d’une discrimination considérable par le passé, la marge d’appréciation accordée à l’Etat s’en trouve singulièrement réduite et celui-ci doit avoir des raisons très fortes pour imposer la restriction en question (ibidem, § 63).

80.  Les personnes porteuses du VIH sont obligées de faire face à de multiples problèmes, de type non seulement médical, mais aussi professionnel, social, personnel et psychologique et surtout à des préjugés parfois enracinés même parmi les personnes les plus instruites.

81.  La Cour a reconnu cette réalité dans son arrêt Kiyutin précité. Elle a considéré que l’ignorance des modes de propagation de cette maladie a nourri des préjugés qui ont conduit à une stigmatisation et à une marginalisation des porteurs du virus. Elle a ajouté que de ce fait les personnes vivant avec le VIH constituent un groupe vulnérable et que les Etats disposent d’une marge d’appréciation étroite pour adopter des mesures réservant à ce groupe un traitement particulier fondé sur la séropositivité de ses membres (ibidem, § 64).

82.  À titre complémentaire, la Cour relève qu’une étude comparative de la législation de trente Etats membres du Conseil de l’Europe, en ce qui concerne la protection contre la discrimination sur le lieu de travail accordée aux personnes atteintes du VIH, démontre que sept Etats ont adopté des textes législatifs spécifiques à cet égard. Toutefois, dans les vingt-trois autres Etats qui n’ont pas prévu de tels textes, les porteurs du VIH qui sont confrontés à des différences de traitement sur leur lieu de travail peuvent se fonder sur les dispositions générales de la législation nationale en matière de non-discrimination. Il ressort des décisions des juridictions internes et d’autres organes chargés de la protection des droits de l’homme dans certains de ces Etats que ceux-ci accordent une protection contre le licenciement aux personnes vivant avec le VIH en les subsumant sous d’autres motifs interdits de discrimination, comme la santé ou le handicap (paragraphe 39 ci-dessus).

83.  Il apparaît donc que même si tous les Etats membres du Conseil de l’Europe n’ont pas adopté une législation spécifique en faveur des personnes vivant avec le VIH, il y a une nette tendance d’ensemble à protéger ces personnes contre toute discrimination sur leur lieu de travail à travers des dispositions législatives plus générales mais appliquées par les juridictions dans le cadre du licenciement de séropositifs tant dans la fonction publique que dans le secteur privé (paragraphes 40-47 ci-dessus).

84.  Par ailleurs, la Cour note que les dispositions relatives à la non-discrimination contenues dans divers instruments internationaux accordent une protection aux personnes atteintes du VIH. Dans ce contexte, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies a reconnu le statut de porteur du VIH comme un des motifs de discrimination prohibés. De plus, un nombre croissant d’instruments internationaux spécifiques prévoient des dispositions conçues pour les séropositifs, incluant notamment l’interdiction de la discrimination en matière d’emploi, telle la Recommandation no 200 de l’OIT concernant le VIH et le sida dans le monde du travail.

85.  Examinant les faits de l’espèce, la Cour constate, d’une part, que l’employeur du requérant a mis fin au contrat de celui-ci à cause de la pression dont elle a fait l’objet de la part de ses employés et que cette pression avait pour origine la séropositivité du requérant et l’inquiétude que celle-ci avait créée chez eux. Elle relève, d’autre part, que les employés de l’entreprise avaient été informés par le médecin du travail qu’il n’y avait aucun risque d’infection dans le cadre des relations de travail avec le requérant.

86.  Saisies d’un recours du requérant, les juridictions du fond ont mis en balance, d’une part, la nécessité de sauvegarder le bon fonctionnement de l’entreprise et, d’autre part, l’espérance justifiée du requérant d’être protégé pendant une période difficile pour lui. Elles ont fait pencher la balance en faveur du requérant. En particulier, la cour d’appel a considéré que la menace de perturbation de l’entreprise en l’espèce, née de la réaction massive des salariés, était fondée sur des réactions scientifiquement injustifiées. Elle souligna que si la maladie d’un salarié n’avait pas d’effet défavorable sur la relation de travail ou le bon fonctionnement de l’entreprise (en engendrant des absences ou une réduction de la capacité de travail, etc.), elle ne pouvait pas servir de justification objective pour la dénonciation du contrat. Par ailleurs, en raison de la nature de son travail, qui n’entraînait pas de surmenage, le requérant ne courrait pas le risque de voir sa capacité de travail réduite, car pendant les nombreuses années où un malade reste simple porteur du VIH ses capacités ne sont pas réduites substantiellement.

87.  En l’espèce, la cour d’appel a reconnu expressément que la séropositivité du requérant n’avait pas d’effet sur la capacité de celui-ci à exécuter son travail et ne laissait pas présager une incidence défavorable sur son contrat qui eût justifié la dénonciation immédiate de celui-ci (paragraphe 19 ci-dessus). La cour d’appel a aussi reconnu que l’existence même de l’entreprise n’était pas menacée par les pressions exercées par les salariés (paragraphe 20 ci-dessus). Or, le préjugé supposé ou exprimé des salariés ne saurait être invoqué comme prétexte pour mettre fin au contrat d’un employé séropositif. Dans de tels cas, le besoin de protéger les intérêts de l’employeur doit faire l’objet d’une mise en balance minutieuse avec le besoin de protéger ceux de l’employé, qui est la partie la plus faible au contrat, et cela encore plus lorsque celui-ci est séropositif.

88.  En revanche, la Cour de cassation n’a pas procédé à une mise en balance de tous les intérêts en jeu d’une manière aussi circonstanciée et approfondie que l’avait fait la cour d’appel. Par des motifs assez brefs, au regard de l’importance et du caractère inédit des questions de l’affaire, elle a affirmé que le licenciement était pleinement justifié par les intérêts de l’employeur, dans le bon sens du terme, car il avait été décidé afin de rétablir le calme au sein de l’entreprise ainsi que son bon fonctionnement. Si la Cour de cassation n’a pas non plus contesté le fait que l’infection du requérant n’avait pas d’effet préjudiciable sur l’exécution de son contrat de travail, elle a cependant fondé sa décision, pour justifier les craintes des salariés, sur une prémisse manifestement inexacte, à savoir le caractère « contagieux » de la maladie du requérant. Ce faisant, la Cour de cassation a attribué au bon fonctionnement de l’entreprise le sens que souhaitaient lui attribuer les salariés en l’identifiant à la perception subjective de ceux-ci.

89.  La Cour ne partage pas l’argument du Gouvernement selon lequel une décision de la Cour de cassation favorable au requérant n’aurait pas résolu le problème, en ce que l’employeur devrait alors assumer le coût de la perturbation prolongée de son entreprise et tandis que le requérant devrait toujours faire face à un environnement hostile. En effet, l’enjeu pour le requérant devant la Cour de cassation se limitait à l’octroi d’une simple indemnité tel que décidé par la cour d’appel, la demande initiale du requérant visant à sa réintégration dans l’entreprise ayant été rejetée tant par le tribunal de première instance que par la cour d’appel. Par ailleurs, la Cour considère que l’on ne saurait spéculer sur ce qu’aurait été l’attitude des salariés de l’entreprise si la Cour de cassation avait en l’espèce confirmé la décision des juridictions du fond et, à plus forte raison, s’il existait en Grèce une législation ou une jurisprudence bien établie, protectrices des séropositifs sur le lieu de travail.

90.  En conclusion, la Cour considère que la Cour de cassation n’a pas suffisamment exposé pourquoi les intérêts de l’employeur du requérant l’emportaient sur ceux du requérant et qu’elle n’a pas mis en balance les droits des deux parties d’une manière conforme à la Convention.

91.  Il s’ensuit que le requérant a été victime d’une discrimination fondée sur son état de santé, au mépris de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Il y a donc eu violation de ces dispositions.

LA DISCRIMINATION DES HANDICAPES LEGERS EN SUISSE

QUI NE PEUVENT FAIRE UN SERVICE NATIONAL ET PAYER UNE TAXE

GLOR c. SUISSE du 30 AVRIL 2009 Requête 13444/04

Le requérant a été reconnu comme handicapé léger donc inapte au service national mais pas assez lourd pour être dispensé de payer la taxe d'exemption du service alors qu'il voulait le faire. La CEDH constate une discrimination ausesn de l'article 14 combiné à l'article 8.

"a)  Les principes applicables

71.  La Cour rappelle que l'article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Toute différence de traitement n'emporte toutefois pas automatiquement violation de cet article. Il faut démontrer que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables jouissent d'un traitement préférentiel, et que cette distinction est discriminatoire (voir par exemple, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, arrêt du 23 octobre 1997, Recueil 1997-VII, § 88, et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 71, 20 juin 2006).

72.  Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l'article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable. L'existence d'une telle justification doit s'apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure en cause, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques. Une différence de traitement dans l'exercice d'un droit consacré par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime ; l'article 14 est également violé lorsqu'il est clairement établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, Zarb Adami, précité, § 72, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], no 65731/01, § 51, 12 avril 2006, Petrovic, précité, § 30, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, § 177).

73.  En d'autres termes, la notion de discrimination englobe d'ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu'un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A no 94, p. 39, § 82). En effet, l'article 14 n'empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective des circonstances de fait essentiellement différentes et si, s'inspirant de l'intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (voir parmi d'autres, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc.), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Zarb Adami, précité, § 73).

74.  Les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des différences de traitement. Son étendue varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Fretté c. France, no 36515/97, § 40, CEDH 2002-I, Stec et autres, précitée, § 52, Rasmussen c. Danemark, arrêt du 28 novembre 1984, série A no 87, p. 15, § 40, et Inze c. Autriche, arrêt du 28 octobre 1987, série A no 126, § 41).

75.  La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l'homme, la Cour doit tenir compte de l'évolution de la situation dans l'Etat défendeur et dans les Etats contractants en général et réagir, par exemple, au consensus susceptible d'apparaître quant aux buts à atteindre. La présence ou l'absence d'un dénominateur commun aux systèmes juridiques des Etats contractants peut à cet égard constituer un élément pertinent pour déterminer l'étendue de la marge d'appréciation des autorités (voir Rasmussen, précité, p. 15, § 40, et, mutatis mutandis, Sunday Times, arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, p. 36, 59).

76.  La Convention et ses Protocoles doivent aussi s'interpréter à la lumière des conditions d'aujourd'hui (Tyrer c. Royaume-Uni, arrêt du 25 avril 1978, série A no 26, p. 15, § 31 ; Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14 et suiv., § 26, et Vo c. France [GC], n53924/00, § 82, CEDH 2004-VIII). Enfin, la Cour réitère également le principe bien établi dans sa jurisprudence selon lequel le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, par exemple, Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, série A no37, p. 16, § 33).

b)  Application de ces principes au cas d'espèce

i.  Sur l'existence d'une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues

77.  Le requérant dénonce le fait qu'ayant été, selon la législation en vigueur et la jurisprudence du Tribunal fédéral, considéré comme une personne souffrant d'un handicap mineur, il est astreint, contrairement aux personnes dont l'invalidité est supérieure, au paiement de la taxe d'exemption de l'obligation de servir, et ce bien qu'il se soit toujours déclaré prêt à accomplir son service militaire.

78.  Par ailleurs, il se sent aussi traité de manière discriminatoire dans la mesure où le droit suisse ne prévoit le service civil de remplacement, qui emporte exonération de la taxe litigieuse, que pour des motifs de conscience.

79.  La Cour rappelle que le requérant n'a pas effectué son service militaire puisqu'il a été déclaré inapte par le médecin militaire compétent. De ce fait, il s'est trouvé dans l'obligation de payer la taxe litigieuse, comme toutes les personnes se trouvant dans cette situation, à l'exception de celles qui souffrent d'un handicap grave et de celles qui effectuent un service civil de remplacement. Seuls les objecteurs de conscience peuvent toutefois proposer de faire un service civil de remplacement. C'est cette situation que le requérant met en cause par la présente requête.

80.  La Cour estime que l'on se trouve, à un double titre, en présence d'une différence de traitement entre personnes placées dans des situations analogues. La liste des motifs de distinction énumérés à l'article 14 n'étant pas exhaustive (« ou toute autre situation » ; voir Stec et autres, précitée, § 50), il n'est pas douteux que le champ d'application de cette disposition englobe l'interdiction de la discrimination fondée sur un handicap. Reste à examiner si la différence de traitement repose sur des motifs objectifs et raisonnables.

ii.  Sur l'existence d'une justification objective et raisonnable

α)  Le caractère objectif de la justification

81.  Pour le Gouvernement, la distinction vise un objectif légitime, consistant à rétablir une forme d'égalité entre les personnes soumises à l'obligation de servir et qui effectuent le service militaire ou le service civil, d'une part, et celles qui en sont exemptées, d'autre part. La taxe litigieuse vise à remplacer les efforts et les charges que les personnes exemptées du service n'ont pas à endurer. La partie requérante conteste cette argumentation.

82.  La Cour prend acte de l'intention du législateur suisse de rétablir une certaine égalité entre les personnes qui effectuent le service militaire ou le service civil, et celles qui en sont exemptées. Il y a lieu dès lors d'examiner s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. A cette fin, la Cour est amenée à examiner si les autorités et tribunaux suisses ont ménagé un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés du requérant garantis par la Convention.

β)  Le caractère raisonnable de la justification

- La marge d'appréciation des autorités

83.  La Cour observe que la Suisse perçoit une taxe sur le revenu de tous les citoyens de sexe masculin qui, pour quelque raison que ce soit, ne peuvent accomplir leurs obligations militaires et n'effectuent pas un service civil de remplacement, sauf pour les personnes lourdement handicapées. Tout en étant consciente que ce fait n'est, à lui seul, pas déterminant pour l'examen du grief tiré de l'article 14 de la Convention, la Cour constate que ce type de taxe, s'imposant même aux personnes ne pouvant s'acquitter de l'obligation de servir en raison d'une incapacité physique, ne semble pas exister dans d'autres pays, en tout cas pas en Europe (voir le paragraphe 51 du rapport du Haut-Commissariat aux droits de l'homme des Nations Unies ainsi que les observations de l'organisation non gouvernementale Conscience and Peace Tax International (CPTI) à l'ancienne Commission des droits de l'homme du Conseil économique et social des Nations unies, ci-dessus, paragraphes 39).

84.   La Cour estime également que le fait d'astreindre le requérant au paiement de la taxe litigieuse, après lui avoir refusé la possibilité d'accomplir le service militaire (ou civil), peut se révéler être en contradiction avec la nécessité de lutter contre la discrimination envers les personnes handicapées et de promouvoir leur pleine participation et intégration dans la société. Partant, la marge d'appréciation des Etats parties dans l'établissement d'un traitement juridique différent pour les personnes handicapées s'en trouve fortement réduite.

- Les intérêts en jeu

-- Les intérêts publics de l'Etat défendeur

85.  La Cour est ensuite amenée à procéder à une pesée des intérêts en jeu. S'agissant d'abord des intérêts légitimes du Gouvernement à percevoir la taxe d'exemption, la Cour constate d'emblée que le Gouvernement invoque comme seul objectif de la législation en place le rétablissement d'une certaine forme d'égalité entre les personnes effectuant leur service militaire ou civil et celles qui en sont exemptées. En l'espèce, on se trouve toutefois dans le cas d'une personne déclarée inapte à servir par les autorités compétentes et ayant toujours exprimé sa volonté d'effectuer son service. Dans une telle situation, la Cour n'est pas convaincue de l'existence d'un intérêt de la communauté à obliger la personne en cause à verser une taxe de compensation pour ne pas avoir effectué le service militaire. Ainsi, la Cour n'estime pas que la contribution financière litigieuse revête en l'espèce un caractère compensatoire important (voir, mutatis mutandis, Karlheinz Schmidt c. Allemagne, 18 juillet 1994, § 28, série A no 291-B).

86.  Au vu notamment de la réduction des effectifs enregistrée ces dernières années dans l'armée suisse (voir ci-dessus, le paragraphes 40; voir aussi, à tire d'exemple, le rapport du 7 juin 1999 du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur la politique de sécurité de la Suisse, pp. 58 et 70), la Cour estime aussi que la taxe litigieuse n'a pas non plus de fonction dissuasive importante à jouer. En effet, elle n'a manifestement pas pour effet d'assurer qu'un nombre suffisant de personnes effectuent leur service militaire dans la mesure où il y avait, au moment des faits pertinents, suffisamment de personnes disponibles et aptes à effectuer le service militaire. La Cour observe aussi la tendance récente des Etats européens à supprimer complètement la conscription et à la remplacer par des armées de métier (entre autres, l'Espagne (2002), le Portugal (2004), la Hongrie (2005), la République tchèque (2005), la Bosnie-Herzégovine et la Slovaquie (2006), la Roumanie, l'Italie et la Lettonie (2007). Le besoin de garantir la défense et la sécurité nationale, par l'intermédiaire de la taxe, n'est donc pas véritablement avéré.

87.  En revanche, à la lumière des chiffres fournis par les parties (voir ci-dessus, les paragraphes 41-43), il apparaît que plus de 40 % des hommes ont finalement été déclarés inaptes au service militaire ces dernières années. D'après les informations dont dispose la Cour, le taux des personnes touchant une rente d'invalidité était faible pendant la période pertinente pour la présente affaire et la grande majorité des personnes déclarées inaptes se sont trouvées dans l'obligation de verser la taxe d'exemption. Dans ces conditions, la Cour est d'avis que les rentrées financières provenant de la taxe d'exemption ne sont probablement pas négligeables.

-- Les intérêts privés du requérant

88.  Le Gouvernement laisse entendre que le système mis en place n'aurait pas, pour des personnes dont le handicap n'atteint pas 40%, des répercussions financières importantes.

89.  La Cour observe qu'en l'espèce le montant réclamé au requérant au titre de la taxe d'exemption s'élevait pour l'année 2000 à 716 CHF (environ 477 EUR). Si ce montant ne représente certes que 2% du salaire du requérant, il ne saurait passer pour insignifiant, compte tenu du caractère relativement modeste de son revenu imposable. Par ailleurs, il convient de garder à l'esprit que la taxe litigieuse est perçue annuellement pendant toute la période où l'obligation de servir subsiste, à savoir entre la vingtième et la fin de la 30ème, voire de la 34ème année (voir ci-dessus, les paragraphes 28 et 31). Partant, la Cour n'estime pas que l'incidence financière de la taxe pour le requérant n'est que symbolique.

- La manière dont les autorités ont apprécié le taux du handicap du requérant et le montant de la taxe d'exemption

90.  L'autre élément à prendre en compte est le handicap dont souffre le requérant et qui est à la base de la décision des autorités compétentes de le déclarer inapte au service. La législation suisse prend en considération le degré du handicap dans la fixation de la taxe, en excluant de la taxe les personnes souffrant d'un handicap majeur. C'est le Tribunal fédéral qui a été amené à préciser la notion de « handicap majeur ». Dans un arrêt de 1998, il a précisé que cette notion devait être comprise dans un sens médical et non pas dans celui de l'assurance-invalidité. Il a qualifié de majeur le handicap résultant de l'amputation d'une jambe au niveau du genou, une telle atteinte à l'intégrité correspondant à une atteinte de 40% d'après le barème des atteintes à l'intégrité (voir ci-dessus, le paragraphe 33). Dans un arrêt de 2000, le Tribunal fédéral a décidé qu'il convenait de prendre en considération les tables de la Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accident pour l'indemnisation des atteintes à l'intégrité selon la loi fédérale sur l'assurance-accident. D'après le Gouvernement, la ratio legis de l'article 4 alinéa 1 a) de la loi fédérale sur la taxe d'exemption de l'obligation de servir est apparemment de ne pas exonérer de la taxe litigieuse les personnes ne souffrant que d'un handicap mineur et qui, de ce fait, sont susceptibles de poursuivre une activité lucrative normalement rémunérée.

91.  La Cour ne méconnaît pas qu'il revient au premier chef aux autorités nationales, et tout particulièrement aux instances juridictionnelles, d'interpréter et d'appliquer le droit interne (Winterwerp c. Pays-Bas, arrêt du 24 octobre 1979, série A no 33, p. 20, § 46). Elle estime néanmoins que la manière dont les autorités internes compétentes ont procédé en l'espèce est sujette à caution. D'abord, elles se sont contentées de comparer l'affection dont souffre le requérant – qui ne l'empêche pas d'exercer une activité professionnelle – à l'état d'une personne ayant été amputée d'une jambe – à la suite d'un accident –, pour en tirer la conclusion que son handicap devait être considéré comme mineur faute d'atteindre le seuil de 40%. De l'avis de la Cour, ne prenant en considération qu'un seul critère, qui se fonde sur un précédent qui supporte à peine la comparaison, les autorités suisses n'ont pas suffisamment pris en considération la situation individuelle du requérant.

92.  Le deuxième critère, subsidiaire, de l'article 4 alinéa 1 a) de la loi fédérale est le revenu de l'intéressé. Dès lors qu'il fut déclaré atteint d'un handicap mineur, le requérant a été empêché de renverser la présomption, basée sur cette disposition et sur la jurisprudence précitée du Tribunal fédéral, selon laquelle une personne ne souffrant que d'un handicap mineur n'est pas désavantagée sur le plan professionnel. En d'autres termes, le requérant ne pouvait pas faire valoir que son revenu était relativement modeste et que, par conséquent, l'obligation de verser la taxe d'exemption était disproportionnée dans son cas.

93.  Enfin, la Cour note l'absence de possibilité d'exemption de la taxe litigieuse pour les personnes dont l'atteinte à l'intégrité est considérée comme inférieure à 40%, mais qui, comme le requérant, disposent d'un salaire relativement modeste. Bien au contraire, la Cour note que la législation en place fixe un montant minimal de 200 CHF par an (voir ci-dessus, le paragraphe 32). De ce fait, même les personnes qui n'atteignent pas un certain seuil de revenu annuel, qui les exonère du paiement d'un impôt sur le revenu, ne sont exemptées de la présente taxe.

- Le défaut de formes alternatives à la taxe

94.  La Cour estime que, pour qu'une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, l'existence d'une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d'arriver au même but doit être exclue. A cet égard, la Cour rappelle que le requérant a toujours déclaré être disposé à accomplir son service militaire, mais qu'il a été déclaré inapte par le médecin militaire compétent. En l'espèce, l'inaptitude du requérant est fondée, selon le Gouvernement, sur l'obligation de s'injecter de l'insuline quatre fois par jour. La Cour ne méconnaît nullement que, dans la mesure où l'organisation et l'efficacité opérationnelle des forces armées sont en cause, les Etats parties à la Convention jouissent d'une certaine marge d'appréciation (voir, mutatis mutandis, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 89, CEDH 1999-VI). Elle se demande néanmoins ce qui empêcherait la mise en place de formes particulières de service pour les personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle du requérant. On peut penser notamment à des activités qui, bien qu'exercées au sein même des forces armées, exigent des efforts physiques moindres et qui seraient, dès lors, susceptibles d'être assurées par des personnes se trouvant dans la situation du requérant. Les législations de certains Etats prévoient, pour les personnes souffrant d'une incapacité partielle, des solutions de remplacement au service militaire au sein même des forces armées. En pratique, ces personnes sont recrutées à des postes adaptés à leur degré d'incapacité et à leurs compétences professionnelles.

95.  Il n'est pas contesté que le requérant aurait également été prêt à accomplir un service civil de remplacement. Toutefois, la législation en vigueur en Suisse ne prévoit cette option que pour les objecteurs de conscience, en partant de l'idée que le service civil exige les mêmes qualités physiques et psychiques que le service militaire. La Cour ne saurait se rallier à cet argument. Certes, dans la grande majorité des Etats, le service de remplacement n'est ouvert qu'aux objecteurs de conscience, comme c'est le cas en Suisse (voir, pour l'exception que semble constituer la Suède, le paragraphe 34 du rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, Exercice du droit à l'objection de conscience au service militaire dans les Etats membres du Conseil de l'Europe, du 4 mai 2001, Doc. 8809, disponible sur internet). La Cour est cependant convaincue que des formes particulières de service civil, adaptées aux besoins des personnes se trouvant dans la situation du requérant, sont parfaitement envisageables (voir, mutatis mutandis, pour la large panoplie de services de remplacement en dehors des forces armées ouverts aux objecteurs de conscience, le paragraphe 35 du rapport précité de l'Assemblée parlementaire, ainsi que les paragraphes 43-46 du rapport du Haut-Commissariat aux droits de l'Homme, rapport précité, ci-dessus, paragraphe 38).

- Conclusion

96.  En conclusion, la Cour estime que, dans le cas d'espèce, les autorités internes n'ont pas ménagé un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis au requérant, qui a été empêché d'accomplir son service militaire ou de le remplacer par un service civil, tout en se voyant, parallèlement, astreint au paiement de la taxe litigieuse. Elle prend à cet égard en compte les circonstances spécifiques de la cause, notamment : le montant non négligeable de la taxe litigieuse pour le requérant et la durée de l'obligation de payer cette taxe; le fait que le requérant était disposé à accomplir son service militaire ou civil; l'absence, dans la législation suisse, de formes de service adaptées aux personnes se trouvant dans la situation du requérant, et l'importance mineure que revêt aujourd'hui la taxe comme mesure de compensation ou de prévention du non-accomplissement du service militaire.

97.  A la lumière du but et des effets de la taxe litigieuse, la justification objective de la distinction opérée par les autorités internes, notamment entre les personnes inaptes au service et exemptées de la taxe litigieuse et les personnes inaptes au service qui sont néanmoins obligées de la verser, n'apparaît pas raisonnable eu égard aux principes qui prévalent dans les sociétés démocratiques.

98.  Partant, le requérant a été victime d'un traitement discriminatoire et il y a eu violation de l'article 14, combiné avec l'article 8 de la Convention."

LES RECHERCHES SCIENTIFIQUES NE SONT PAS DISCRIMINATOIRES

AKSU c TURQUIE DU 27 JUILLET 2010 REQUÊTES N° 4149/04 ET 41029/04

référence à une image stéréotypée des roms dans un ouvrage universitaire et un dictionnaire, non discriminatoire

Au nom des associations tsiganes turques, M. Aksu adressa en juin 2001 au ministère de la Culture une pétition pour se plaindre de ce qu’un livre publié par celui-ci et intitulé « Les Tsiganes de Turquie » renfermât des passages humiliants pour les Tsiganes. Il soutenait en particulier que l’auteur déclarait que les Tsiganes se livraient à des activités criminelles et étaient des « voleurs, pickpockets, requins, escrocs, usuriers, mendiants, trafiquants de drogue, prostitués et tenanciers de maisons closes ». M. Aksu demandait en conséquence l’interdiction de la vente et la saisie de tous les exemplaires.

La qualité de victime du requérant

La Cour estime que M. Aksu a la qualité de victime au regard de la Convention. Il est d’origine rom et s’est senti offensé par les termes employés dans les publications en question. Bien qu’il n’ait pas été directement visé par l’auteur du livre ou l’éditeur du dictionnaire, il a pu en vertu du droit interne plaider sa cause devant les tribunaux nationaux à deux degrés de juridiction.

Article 14 combiné avec l’article 8

Pour ce qui est du fond de la cause, la Cour juge plus approprié d’examiner les requêtes de M. Aksu sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8.

La Cour rappelle que non seulement l’article 8 commande aux États de s’abstenir d’une ingérence arbitraire dans la vie privée d’un individu, mais il peut aussi engendrer l’obligations positive d’adopter des mesures pour assurer le respect de la vie privée. En l’espèce, la Cour observe que M. Aksu a pu plaider sa cause de manière exhaustive devant les tribunaux internes et qu’il ressort clairement du dossier que ceux-ci ont procédé à un examen approfondi des affaires. Ils ont donc fourni une possibilité de résoudre le différend qui opposait des particuliers, dans le cadre des obligations que leur impose l’article 8.

La Cour souligne de plus que les tribunaux internes sont mieux placés pour évaluer les faits d’une affaire donnée et qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction nationale, sauf si elles ont pu porter atteinte à des droits et libertés protégés par la Convention.

En ce qui concerne l’ouvrage « Les Tsiganes de Turquie », la Cour note que les passages cités par M. Aksu, lorsqu’ils sont lus en tant que tels, semblent discriminatoires ou insultants. Toutefois, examiné dans son ensemble, l’ouvrage en question ne permet pas à un lecteur de conclure que l’auteur ait eu quelque intention que ce soit d’insulter la communauté rom. Il est bien précisé dans la conclusion de l’ouvrage qu’il s’agit d’une étude universitaire qui a procédé à une analyse comparative et s’est concentrée sur l’histoire et les conditions de vie socioéconomiques de la population rom en Turquie. La Cour relève que l’auteur se réfère à la manière dont les Roms sont évoqués et donne des exemples de leur image stéréotypée. Il importe de noter que les passages mentionnés par M. Aksu ne sont pas des commentaires de l’auteur mais des exemples de la façon dont la population rom est perçue au sein de la société turque.

Quant au dictionnaire, la Cour observe que les expressions et définitions en question sont préfacées par le commentaire indiquant qu’il s’agit de métaphores. La Cour n’aperçoit donc aucune raison de s’écarter des constats des tribunaux internes selon lesquels M. Aksu n’avait pas été soumis à un traitement discriminatoire à cause des expressions dont il dressait la liste.

La Cour conclut, par quatre voix contre trois, que M. Aksu ne peut passer pour avoir fait l’objet d’une discrimination du fait de son identité ethnique de Rom, et que les autorités n’ont pas failli à leur obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer le respect de la vie privée du requérant. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

Les juges Tulkens, Tsotsoria et Pardalos ont exprimé une opinion séparée dont le texte se trouve joint à l’arrêt.

Sur appel, la Grande Chambre confirme l'arrêt de chambre.

ARRÊT DE LA GRANDE CHAMBRE

AKSU c TURQUIE DU 15 MARS 2012 REQUÊTES N° 4149/04 ET 41029/04

1.  Quant à la requête no 4149/04

i.  Applicabilité de l’article 8 de la Convention

58.  La Cour rappelle que la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. La notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de cette disposition. Elle peut donc englober de multiples aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. La Cour rappelle de plus avoir admis par le passé que l’identité ethnique d’un individu doit être considérée comme un élément important de sa vie privée (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008-... ; et Ciubotaru c. Moldova, no 27138/04, § 49, 27 avril 2010). En particulier, à partir d’un certain degré d’enracinement, tout stéréotype négatif concernant un groupe peut agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres. En cela, il peut être considéré comme touchant à la vie privée des membres du groupe.

59.  Par ailleurs, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée, qui peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Tavlı c. Turquie, no 11449/02, § 28, 9 novembre 2006, et Ciubotaru, précité, § 50).

60.  Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour relève que le requérant, qui est d’origine rom, dit s’être senti blessé par certains passages du livre « Les Tsiganes de Turquie », consacré à la communauté rom. L’intéressé a en conséquence engagé une procédure civile à l’encontre de l’auteur du livre et du ministère de la Culture (paragraphe 19-25 ci-dessus). La présente affaire a donc pour objet une publication présentée par le requérant comme portant atteinte à l’identité d’un groupe dont il est membre, et donc à sa vie privée à lui. La Cour ajoute que si « Les Tsiganes de Turquie » a été publié par le ministère de la Culture (paragraphe 10 ci-dessus) celui-ci a par la suite rétrocédé les droits d’auteur à l’auteur du livre (paragraphe 17 ci-dessus). De plus, le requérant n’a pas interjeté appel de la décision par laquelle le tribunal administratif d’Ankara a rejeté sa réclamation administrative contre le ministère de la Culture (paragraphe 25 ci-dessus). Il n’a donc pas persévéré dans l’action par laquelle il contestait l’implication des autorités de l’Etat dans la publication en cause.

61.  Dans ces conditions, la Cour considère qu’il s’agit principalement en l’espèce de déterminer non pas si les autorités internes ont porté directement atteinte à la vie privée du requérant, mais plutôt si le gouvernement défendeur a respecté l’obligation lui incombant en vertu de l’article 8 de protéger la vie privée du requérant contre une ingérence alléguée d’un tiers, à savoir l’auteur du livre en cause. En d’autres termes, la Cour se propose d’examiner si, à la lumière de l’article 8 de la Convention, les juridictions turques auraient dû faire droit à la demande civile du requérant, et donc lui accorder une indemnité pour préjudice moral et interdire la diffusion de l’ouvrage litigieux.

ii.  Observation de l’article 8 de la Convention

α)  Principes généraux

62.  La frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la communauté ; de même, dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, parmi beaucoup d’autres, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 49, série A no 290 ; Botta c. Italie, 24 février 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998-I ; et Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, § 38, 17 octobre 2006).

63.  Dans des affaires telles que celle ici examinée, où le grief consiste à dire que des droits protégés par l’article 8 ont été enfreints du fait de l’exercice par autrui du droit à la liberté d’expression, il faut appliquer l’article 8 en prenant dûment en compte les exigences de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 58, CEDH 2004-VI). En pareil cas, la Cour est donc amenée à mettre en balance le droit du requérant au « respect de sa vie privée » et l’intérêt général à la protection de la liberté d’expression, sans perdre de vue qu’il n’existe aucun rapport de subordination entre les droits garantis par les deux dispositions (Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010).

64.  A cet égard, la Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique (voir, parmi beaucoup d’autres, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Reinboth et autres c. Finlande, no 30865/08, § 74, 25 janvier 2011). Cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, et la nécessité de toute restriction doit être établie de manière convaincante (voir, par exemple, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII).

65.  Dans le contexte de l’article 10, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est « nécessaire, dans une société démocratique ». Cette marge d’appréciation va cependant de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001-I ; Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 77, CEDH 2003-I ; et Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 38, CEDH 2004-X). La Cour n’a point pour tâche, lorsque elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Petrenco c. Moldova, no 20928/05, § 54, 30 mars 2010 ; Polenco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 41, 21 septembre 2010 ; et Petrov c. Bulgarie (déc.), no 27103/04, 2 novembre 2010).

66.  C’est ainsi que, dans des affaires similaires, la Cour a attaché beaucoup de poids au fait que les autorités internes avaient établi l’existence de droits contradictoires et la nécessité de ménager un juste équilibre entre eux (voir, par exemple et mutatis mutandis, Tammer, précité, § 69 ; White c. Suède, no 42435/02, § 27, 19 septembre 2006 ; Standard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), no 21277/05 § 52, 4 juin 2009 ; Lappalainen c. Finlande (déc.), no 22175/06, 20 janvier 2009 ; Papaianopol c. Roumanie, no 17590/02, § 30, 16 mars 2010)

67.  Lorsque la mise en balance effectuée au plan interne n’est pas satisfaisante, en particulier lorsque l’importance ou la portée d’un des droits fondamentaux en jeu n’a pas été dûment prise en considération, la marge discrétionnaire reconnue au juge national est étroite. En revanche, si ladite mise en balance a été effectuée dans le respect des critères consacrés par une jurisprudence bien établie de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes, auxquelles elle reconnaît alors une ample marge d’appréciation (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, 7 février 2012)

68.  Tout cela présuppose qu’un dispositif juridique efficace de protection des droits relevant de la notion de « vie privée » ait été mis en place et que le requérant ait pu s’en prévaloir (Karakó c. Hongrie, no 39311/05, § 19, 28 avril 2009). La Cour doit donc également examiner cette question.

β)  Application de ces principes en l’espèce

69.  En l’espèce, les juridictions internes étaient appelées à ménager un juste équilibre entre, d’une part, les droits que l’article 8 de la Convention reconnaissait au requérant en sa qualité de membre de la communauté rom, et, d’autre part, la liberté pour l’auteur de l’ouvrage litigieux de se livrer à des travaux de recherche universitaires/scientifiques sur un groupe ethnique spécifique et de publier ses conclusions. Selon le requérant, le livre, et en particulier le chapitre traitant des conditions de vie des Roms dans différentes villes turques, constituait une insulte envers la communauté rom. Les tribunaux turcs rejetèrent ce grief à deux échelons successifs en se fondant notamment sur un rapport élaboré par sept professeurs d’université qui concluait que l’ouvrage litigieux était une étude universitaire basée sur des recherches scientifiques (paragraphe 25 ci-dessus). Ils considérèrent que les remarques et expressions litigieuses n’étaient pas insultantes, qu’elles revêtaient un caractère général, qu’elles ne visaient pas l’ensemble des Roms et qu’elles ne s’analysaient pas en une attaque contre l’identité du requérant (paragraphes 21 et 23 ci-dessus). En outre, le tribunal de grande instance d’Ankara estima que le livre traitait des structures sociales des Roms/Tsiganes en Turquie et qu’il reposait sur des données scientifiques (paragraphe 21 ci-dessus).

70.  De l’avis de la Cour, ces conclusions ne sauraient passer pour déraisonnables ou fondées sur une altération des faits pertinents. A cet égard, il importe de relever que, si l’auteur évoque des activités illégales de certains membres de la communauté rom vivant dans des régions particulières, à aucun moment dans le livre il ne formule des observations négatives sur la population rom en général ou ne prétend que l’ensemble des Roms se livrent à des activités répréhensibles. En outre, dans différentes parties du livre (préface, introduction et conclusion), l’auteur explique clairement que son intention est de permettre de mieux comprendre le monde inconnu de la communauté rom en Turquie, victime d’ostracisme et visée par des remarques dévalorisantes fondées principalement sur des préjugés (paragraphes 10, 11 et 13 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, et en l’absence de tout élément de nature à démontrer que les déclarations de l’auteur manquaient de sincérité, la Cour estime que les juridictions internes étaient fondées à conclure que l’intéressé s’était donné de la peine et qu’il n’était pas mû par des intentions racistes (voir, mutatis mutandis, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 36, série A no 298

71.  De plus, même si certains d’entre eux sont formulés de manière quelque peu laconique, les motifs énoncés par les tribunaux internes à l’appui de leurs conclusions respectent les principes consacrés par la jurisprudence de la Cour. En particulier, ils ont attaché du poids au fait que le livre avait été rédigé par un professeur d’université et devait donc être considéré comme un travail universitaire. La Cour a aussi souligné l’importance de tels travaux dans des arrêts récents (Sorguç c. Turquie, no 17089/03, §§ 21-35, CEDH 2009-..., et Sapan c. Turquie, no 44102/04, § 34, 8 juin 2010). Le fait de soumettre à un examen attentif une restriction à la liberté pour les universitaires de mener des recherches et de publier leurs conclusions cadre donc parfaitement avec sa jurisprudence.

72.  Il est par ailleurs conforme à la démarche traditionnellement suivie par elle de procéder à un examen des passages litigieux non pas en dehors de tout contexte, mais à la lumière de l’ensemble de l’ouvrage, et de prendre en compte la méthode de recherche utilisée par l’auteur de la publication. A cet égard, la Cour observe que l’auteur expliquait qu’il avait collecté des informations auprès de membres de la communauté rom, des autorités locales et de la police, et qu’il avait vécu parmi les Roms pour étudier leur mode de vie selon les principes de l’observation scientifique (paragraphe 11 ci-dessus).

73.  De plus, il convient de relever qu’un dispositif juridique efficace de protection des droits relevant de la notion de « vie privée » était en place et que le requérant en l’espèce a pu s’en prévaloir (paragraphe 68 ci-dessus). L’intéressé a pu soumettre ses griefs aux tribunaux nationaux à deux échelons successifs et il a obtenu des décisions motivées sur sa demande. En outre, lorsqu’il a introduit une action à l’encontre du ministère de la Culture, le ministère a ordonné à titre de précaution le retrait des 299 exemplaires encore en circulation du livre en question, et les droits d’auteur ont été rétrocédés à l’auteur à la demande de ce dernier (paragraphe 15 et 17 ci-dessus).

74.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, lorsqu’elles ont mis en balance les droits fondamentaux concurrents garantis par les articles 8 et 10 de la Convention, les juridictions turques se sont livrées à une appréciation fondée sur les principes découlant de sa jurisprudence bien établie en la matière.

75.  La Cour souhaite néanmoins rappeler que la vulnérabilité des Roms/Tsiganes implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre, tant dans le cadre réglementaire considéré que lors de la prise de décision dans des cas particuliers (Chapman, précité, § 96, et D.H. et autres, précité, § 181). A l’instar de l’ECRI (paragraphe 38 ci-dessus), elle estime que le Gouvernement doit poursuivre ses efforts pour combattre les stéréotypes négatifs à l’égard des Roms.

76.  Il découle de ce qui précède qu’en l’espèce les autorités turques n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et n’ont pas méconnu leur obligation positive de garantir au requérant un respect effectif de sa vie privée.

77.  Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 8 quant à la requête no 4149/04.

2.  Quant à la requête no 41029/04

81.  La Cour relève d’emblée que le requérant se dit victime de stéréotypes négatifs à raison de certaines des entrées figurant dans les dictionnaires en cause. L’article 8 de la Convention trouve donc à s’appliquer pour les raisons exposées au paragraphe 60 ci-dessus. La Cour observe en outre que, bien que la publication des dictionnaires ait été en partie financée par le ministère de la Culture, le requérant a engagé une procédure civile uniquement à l’encontre de l’Association linguistique, organisation non gouvernementale, et n’a pas cherché à attraire le ministère devant les juridictions administratives internes (paragraphes 31 à 34 ci-dessus). Partant, comme pour la requête no 4149/04 (paragraphes 60-61 ci-dessus), la Cour se propose d’examiner à la lumière des principes généraux exposés aux paragraphes 62 à 68 ci-dessus si le Gouvernement s’est conformé à l’obligation positive qui lui incombait en vertu de l’article 8 de protéger la vie privée du requérant contre une ingérence alléguée d’un tiers, en l’occurrence l’Association linguistique.

82.  Pour rejeter la demande du requérant, le tribunal de grande instance d’Ankara a observé que les définitions et expressions figurant dans les dictionnaires se fondaient sur la réalité historique et sociologique, et ne dénotaient aucune intention d’humilier ou de dévaloriser la communauté rom. Il a également relevé que la langue turque comportait des expressions similaires concernant d’autres groupes ethniques, qui apparaissaient dans des dictionnaires et encyclopédies (paragraphe 33 ci-dessus).

83.  Il a donc examiné les entrées litigieuses afin de déterminer si celles-ci portaient illégalement atteinte aux droits garantis aux requérants par l’article 8 de la Convention. Ce faisant, il a appliqué les principes consacrés par la jurisprudence de la Cour (paragraphe 66 ci-dessus).

84.  A cet égard, la Cour observe qu’un dictionnaire constitue une source d’informations qui recense les mots composant une langue et précise leurs différentes acceptions, celle de base étant simplement descriptive ou littérale, d’autres pouvant être figuratives, allégoriques ou métaphoriques. En cela il reflète le langage en usage dans la société. Dans les deux dictionnaires, la définition littérale du terme « çingene » (« tsigane ») apparaît à la page 279. Ces dictionnaires étaient donc manifestement volumineux et visaient à couvrir l’ensemble de la langue turque. La Cour note également la définition du terme « tsigane » qui apparaît en premier lieu dans les dictionnaires en cause et qui se lit ainsi : « Groupe ethnique originaire de l’Inde dont les membres mènent une vie nomade et ont largement essaimé dans le monde entier, ou personne appartenant à ce groupe ethnique ». En second lieu, il est indiqué que, dans un sens métaphorique, le terme « tsigane » signifie également « radin » (paragraphe 28 ci-dessus). Sur la même page des dictionnaires figurent d’autres définitions de certaines expressions se rapportant aux Tsiganes, telles que « monnaie de tsigane » et « rose tsigane ». La Cour relève à cet égard que, comme l’explique le tribunal de grande instance d’Ankara, ces expressions font partie du langage courant.

85.  Il est vrai que, bien qu’ayant le même contenu, les dictionnaires visent des cibles différentes, puisque le second d’entre eux s’intitule « Dictionnaire de la langue turque à l’usage des élèves ». Il est clair que, dans un dictionnaire destiné à des écoliers, une attention accrue est requise s’agissant de définir des expressions qui font partie du langage courant mais qui peuvent être ressenties comme humiliantes ou insultantes. De l’avis de la Cour, il aurait été préférable d’indiquer que de telles expressions sont « péjoratives » ou « insultantes », plutôt que de se borner à les qualifier de métaphoriques. Pareille précaution aurait été conforme à la recommandation de politique générale no 10 de l’ECRI, qui énonce que les Etats doivent promouvoir l’esprit critique des élèves et leur fournir les outils nécessaires pour identifier et pour réagir aux stéréotypes et aux éléments intolérants contenus dans les matériels qu’ils utilisent (paragraphe 39 ci-dessus).

86.  Toutefois, la Cour juge que cet élément ne suffit pas à lui seul pour l’amener à substituer son propre avis à celui des juridictions internes, d’autant que le dictionnaire en cause n’était pas un manuel scolaire et n’était pas distribué dans les écoles ni recommandé par le ministère de l’Education comme ouvrage de référence pour les programmes scolaires (paragraphe 79 ci-dessus).

87.  Enfin, la Cour observe que l’affaire du requérant contre l’Association linguistique a été examinée par les tribunaux internes à deux échelons distincts (paragraphe 31 à 34 ci-dessus). Elle estime que, même s’il a finalement été débouté, l’intéressé a disposé, en conformité avec l’article 8 de la Convention, de moyens effectifs pour faire redresser ses griefs.

88.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les autorités internes n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation ni méconnu leur obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée.

89.  En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant à la requête no 41029/04.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE GYULUMYAN

La majorité estime que les autorités turques n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et ne se sont pas soustraites à leur obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée. Je ne peux souscrire à cette conclusion.

En l’espèce, le requérant soutenait que certaines remarques que renfermait le livre intitulé « les Tsiganes de Turquie » et des expressions figurant dans les deux dictionnaires litigieux traduisaient un sentiment d’hostilité manifeste envers les Roms, et que le refus des juridictions nationales de lui octroyer réparation et d’interdire la diffusion des ouvrages litigieux dénotait un préjugé évident contre cette communauté. Il invoquait l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. La Cour a examiné l’affaire uniquement sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

1.  Il me semble que si l’on examinait les faits de l’affaire au regard de l’article 14 de la Convention il faudrait en conclure qu’il y a eu violation de cette disposition combinée avec l’article 8.

Contrairement à ce qui est énoncé au paragraphe 45 de l’arrêt, je ne suis pas convaincue « qu’aucune différence de traitement, et spécialement aucune question de discrimination ethnique, n’est en jeu en l’espèce ». La majorité parvient à cette conclusion uniquement sur la base de l’idée que « le requérant n’[a] pas produit d’éléments aptes à valoir un commencement de preuve que les publications litigieuses eussent une intention discriminatoire ou qu’elles aient produit un effet discriminatoire ». A cet égard, je souscris à l’opinion partiellement dissidente du juge Giovanni Bonello en l’affaire Anguelova c. Bulgarie, (no 38361/97, CEDH 2002-IV), dans laquelle il a déclaré :

« A titre subsidiaire, la Cour devrait à mon avis dire que lorsqu’un membre d’une minorité défavorisée subit un préjudice dans un environnement où les tensions raciales sont fortes et l’impunité des agents de l’Etat très répandue, la charge de prouver que le fait n’a pas été provoqué par les spécificités ethniques pèse sur le gouvernement ».

2.  La Cour n’a pas pris en compte le contexte dans lequel s’inséraient ces trois publications et s’est satisfaite de l’appréciation qu’en ont faite les juridictions turques. Or ces juridictions adoptent généralement un point de vue bien différent lorsqu’elles connaissent d’affaires où est en jeu un dénigrement de la turcité (article 301 du code pénal turc).

Dans l’affaire Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, 25 octobre 2011), le Gouvernement a produit des informations statistiques démontrant que les procédures engagées en vertu de l’article 301 (article 159/1 de l’ancien code pénal) dans 744 affaires introduites entre 2003 et 2007 se sont soldées par une condamnation.

Dans le cadre de la procédure pénale à l’encontre de Hrant Dink (Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 28, 14 septembre 2010), la Cour de cassation turque a donné du terme « turcité » l’interprétation suivante (Yargıtay Ceza Genel Kurulu, E.2006/9-169, K.2006/184, arrêt du 11 juillet 2006) :

« (...) la turcité est constituée par l’ensemble des valeurs nationales et morales, composées des valeurs humaines, religieuses et historiques ainsi que de la langue nationale, des sentiments nationaux et des traditions nationales (...) »

S’agissant des sentiments et traditions nationaux des Roms, les juridictions turques suivent une approche radicalement différente, ce qui en soi tend à indiquer une différence de traitement fondée sur l’origine ethnique.

3.  Dans le livre en jeu dans la requête no 4149/04, les Roms sont décrits en des termes forts comme un « groupe marginal exclu et partout méprisé ». Parmi les activités exercées par les Roms, il est fait référence à certains d’entre eux qui « tirent leurs revenus de vols à la tire, de cambriolages et du trafic de stupéfiants ». Dans un chapitre du livre, l’auteur explique que les « Tsiganes du district du centre d’Ankara vivent du produit de leurs vols, de la mendicité, (...) de zercilik (cambriolages de bijouteries) ». Dans un autre paragraphe, la « sorcellerie » est évoquée comme l’« une des caractéristiques les plus frappantes » de la communauté rom concernée.

4.  Dans les dictionnaires objets de la requête no 41029/04, plusieurs expressions comportant le mot « Tsigane » sont définies en des termes qui ne peuvent qu’être considérés comme désobligeants et incendiaires, tels que « mariage tsigane : réunion où se presse une assistance nombreuse et bruyante », « combat de Tsiganes : échange verbal au cours duquel un langage vulgaire est utilisé » et « faire le Tsigane : faire preuve de radinerie ».

5.  Ces expressions et plusieurs autres dans les trois ouvrages dénotent manifestement une atteinte à la dignité des Roms, de l’intolérance et un manque de respect pour une culture différente de la culture majoritaire au sein de la société. De plus, elles perpétuent les stéréotypes et les préjugés dont les Roms sont victimes, et cautionnent une attitude discriminatoire à l’encontre d’une minorité qui compte sans aucun doute aujourd’hui parmi les plus vulnérables, sinon est la plus vulnérable, en Europe. Il convient de noter que les ouvrages litigieux ont été publiés avec le soutien des autorités turques. La restitution par le ministère de la Culture des droits de l’un des ouvrages à l’auteur de celui-ci n’équivaut pas à un retrait ou une dénonciation d’un soutien officiel.

6. Le fait que le livre a été écrit par un universitaire et doit donc être considéré comme un travail universitaire ne peut ni justifier ni excuser une insulte à la dignité ethnique d’autrui. L’article 2 de la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux, adoptée le 27 novembre 1978 par la Conférence générale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, se lit comme suit :

« Toute théorie faisant état de la supériorité ou de l’infériorité intrinsèque de groupes raciaux ou ethniques qui donnerait aux uns le droit de dominer ou d’éliminer les autres, inférieurs présumés, ou fondant des jugements de valeur sur une différence raciale, est sans fondement scientifique et contraire aux principes moraux et éthiques de l’humanité »

7.  La Cour cite un rapport sur le pays et une recommandation générale de l’ECRI (paragraphes 38, 39 et 75) par laquelle l’ECRI encourage les Etats à combattre les stéréotypes négatifs et à garantir que l’éducation scolaire joue un rôle clé dans la lutte contre le racisme et la discrimination raciale. Le « Dictionnaire de la langue turque à l’usage des élèves » était destiné à un public d’enfants. Peu importe, à mes yeux, qu’il ait été d’emblée décidé de ne pas le distribuer dans les écoles ni de le recommander comme ouvrage de référence pour les programmes scolaires (paragraphe 86).

8. La Cour a omis de mentionner qu’outre l’ECRI, plusieurs institutions du Conseil de l’Europe ont entrepris des actions ciblées visant la promotion des droits des Roms. La Réunion à haut niveau sur les Roms organisée par le Conseil de l’Europe en octobre 2010 a adopté la « Déclaration de Strasbourg sur les Roms ». Son préambule condamne catégoriquement « le racisme, la stigmatisation et le discours de haine à l’encontre des Roms, en particulier dans le discours politique et public ». Sous le chapitre intitulé « Combattre la stigmatisation et le discours de haine », les Etats sont invités à :

« Renforcer les efforts visant à combattre le discours de haine. Encourager les médias à traiter des sujets relatifs aux Roms de manière responsable et équitable et à s’abstenir de tous stéréotypes négatifs et de toute stigmatisation. »

9.  D’autres institutions œuvrant dans le domaine des droits de l’homme et certains organes d’organisations mondiales et régionales ont spécifiquement abordé la question de la discrimination à laquelle les minorités roms doivent faire face.

Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) a adopté la Recommandation générale XXVII sur « la discrimination à l’égard des Roms » en 2000. Au paragraphe 9 de cette recommandation, le Comité invite les Etats à :

« s’employer, en encourageant un véritable dialogue, des consultations ou d’autres moyens appropriés, à améliorer les relations entre les communautés roms et non roms, en particulier à l’échelon local, dans le souci de promouvoir la tolérance et de surmonter les préjugés et stéréotypes négatifs existant d’un côté comme de l’autre, de favoriser les efforts d’ajustement et d’adaptation et d’éviter la discrimination, et de veiller à ce que tous les individus jouissent pleinement de leurs droits de l’homme et libertés. »

10.  A la lumière de cette abondante littérature émanant des organisations intergouvernementales mondiales et régionales, et eu égard à la vulnérabilité de la minorité rom vivant en Turquie et dans d’autres pays, je ne peux souscrire aux conclusions de la Cour. J’estime que la Turquie a violé au moins l’article 8 de la Convention du fait qu’elle a soutenu et qu’elle n’a pas interdit la diffusion des ouvrages en question. Il n’y a pas violation de l’article 10 dans la mesure où cette disposition, en son paragraphe 2, évoque les devoirs et responsabilités induits par la liberté d’expression et la protection de la réputation et des droits d’autrui. Il est extrêmement important de rappeler que la liberté d’expression non seulement confère le droit d’émettre des opinions mais impose aussi des devoirs et des responsabilités. On ne peut donc s’en servir pour cautionner la promotion ou la diffusion d’idées de haine ethnique et de supériorité d’une nation vis-à-vis d’autres groupes ethniques.

Il faut mettre un terme aux stéréotypes tenaces visant les Roms. Il serait extrêmement regrettable que la Cour puisse être soupçonnée d’indulgence envers des déclarations incitant à la discrimination telles que celles qui figuraient dans les ouvrages litigieux en l’espèce.

DISCRIMINATION DEVANT LE SERVICE MILITAIRE

Ryser c. Suisse du 12 janvier 2021 requête no 23040/13

Article 14 combiné à l'article 8 : L’assujettissement d’une personne, inapte au service militaire pour des raisons de santé, à une taxe d’exemption est discriminatoire

L’affaire concerne l’assujettissement de M. Ryser à la taxe d’exemption de l’obligation de servir, bien qu’il ait été déclaré inapte au service militaire. L’intéressé se plaignait d’une discrimination fondée sur son état de santé. La Cour juge que M. Ryser a été victime d’un traitement discriminatoire fondée sur son état de santé. Elle note à cet égard que la distinction, notamment entre les personnes inaptes au service et exonérées de la taxe litigieuse et les personnes inaptes au service et néanmoins assujetties à la taxe, n’apparaît pas raisonnable. Elle constate aussi que M. Ryser était nettement désavantagé par rapport aux objecteurs de conscience qui, bien qu’aptes au service, pouvaient effectuer un service de remplacement civil et, ainsi, éviter de payer la taxe litigieuse. Elle précise également que le montant de la taxe, plutôt modeste, n’est pas décisif en soi. Elle rappelle notamment que M. Ryser était étudiant à l’époque des faits. La Cour prend note des changements apportés à la législation, à la suite de l’arrêt Glor c. Suisse2 : ceux-ci sont toutefois intervenus ultérieurement et ne sont pas applicables au cas de M. Ryser.

Art 14 + 8 • Discrimination (état de santé) • Taxe sur l’exemption du service militaire appliquée à un requérant déclaré inapte pour raisons médicales (handicap mineur) • Article 8 applicable (« vie privée ») • Différence de traitement par rapport aux personnes atteintes d’un handicap grave, exonérées de la taxe, et aux objecteurs de conscience, qui peuvent se voir proposer un service civil de remplacement • Manque de justification objective et raisonnable constaté par la Cour dans une affaire antérieure (Glor c. Suisse) • Absence de différence notable de la présente affaire • Faible montant de la taxe non décisif.

FAITS

Le requérant, Jonas Ryser, est un ressortissant suisse né en 1983. En octobre 2004, les autorités compétentes déclarèrent M. Ryser inapte au service militaire pour des raisons de santé. À l’exception de deux jours de sélection pour le recrutement, il n’accomplit donc aucun service militaire. En revanche, il fut déclaré apte au service de protection civile. En février 2010, l’Office de la sécurité civile, du sport et des affaires militaires du canton de Berne astreignit M. Ryser à payer la taxe d’exemption de l’obligation de servir, dont le montant pour l’année 2008 s’élevait à 254,45 francs suisses (CHF). En mars 2010, M. Ryser forma une opposition contre cette décision et demanda à être exonéré de la taxe. Il soutenait que, son inaptitude au service étant d’ordre médical, il ne pouvait accomplir ni le service militaire ni le service civil de remplacement. L’office rejeta l’opposition formée par le requérant. En décembre 2011, M. Ryser fut informé qu’il était incorporé dans la réserve de la protection civile et exempté du cours d’initiation. Invoquant en substance les mêmes arguments que dans son opposition, il saisit la Commission cantonale des recours en matière fiscale, mais son recours fut rejeté. Par la suite, M. Ryser porta l’affaire devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière de droit public. Il demanda au Tribunal fédéral d’annuler les décisions de l’office et de la commission et de dire que la perception de la taxe d’exemption conduisait dans son cas à une discrimination et qu’il devait y être renoncé. En novembre 2012, le Tribunal fédéral rejeta ce recours. À la suite d’un changement de domicile, M. Ryser fut incorporé dans la réserve de la protection civile de la ville de Berne. Par une lettre du 6 février 2013, il fut informé qu’il ne devait pas a priori accomplir ce service. Le 31 décembre 2013, il fut définitivement libéré du service militaire.

Article 14 (interdiction de la discrimination), combiné avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

M. Ryser allègue une violation de l’interdiction de la discrimination fondée sur l’état de santé dans la mesure où il serait, en tant que personne inapte au service militaire et atteinte d’un handicap « mineur », traité différemment des personnes inaptes au service militaire et atteintes d’un handicap « majeur », d’une part, et des personnes aptes au service militaire, d’autre part, ces deux dernières catégories n’étant pas assujetties à la taxe d’exemption de l’obligation de servir. Il ajoute que les personnes aptes au service militaire peuvent effectuer un service de remplacement civil, en tant qu’objecteurs de conscience, pour éviter de payer la taxe, contrairement à lui, qui a été déclaré inapte. La Cour estime, à l’aune de l’affaire Glor c. Suisse3 , qu’il existe effectivement en l’espèce une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues. Elle précise aussi que le champ d’application de l’article 14 englobe l’interdiction de la discrimination fondée sur l’état de santé, critère sur lequel reposait la déclaration d’inaptitude au service militaire. La Cour rappelle que dans l’affaire Glor, la Cour a pris acte de l’intention du législateur suisse de rétablir une certaine égalité entre les personnes qui effectuaient le service militaire ou le service civil, et celles qui en étaient exemptées. En effet, la taxe litigieuse était censée remplacer les efforts et désagréments liés à l’accomplissement du service militaire. Elle accepte également cette justification en l’espèce. La Cour considère que, eu égard à la similarité entre l’affaire de M. Ryser et le cas de M. Glor, elle limitera son examen à la question de savoir si les différences factuelles entre les deux affaires, alléguées par le Gouvernement, justifient qu’elle aboutisse à un résultat distinct de celui auquel elle est arrivée dans l’affaire Glor, où elle a conclu à une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8. S’agissant, de l’argument tiré par le Gouvernement de ce que M. Ryser n’aurait pas manifesté de volonté d’effectuer un service militaire, la Cour estime que, puisque M. Ryser a été déclaré inapte pour des raisons médicales, l’existence ou non de pareille volonté n’était pas déterminante lorsque les médecins experts de l’armée ont dit qu’il était inapte à servir. Le Gouvernement estime aussi que M. Ryser n’a pas démontré qu’il souffrait d’un « handicap » et que son cas diffère considérablement de celui de M. Glor, qui souffrait de diabète. Les parties n’ayant donné aucune précision sur le type d’atteinte à la santé ou à l’intégrité physique de M. Ryser, la Cour ne saurait spéculer à ce sujet. Dès lors, elle n’accepte pas la thèse du Gouvernement selon laquelle la situation de M. Ryser diffère de celle de M. Glor sur ce point. Pour ce qui est de l’existence de formes de service en alternative à la taxe d’exemption et, en particulier, de la possibilité de réduire le montant de la taxe militaire en se faisant affecter à la protection civile, la Cour observe que, par des lettres du 6 décembre 2011 et du 6 février 2013, M. Ryser a été informé qu’il avait été incorporé dans la réserve de la protection civile et que, dès lors, il ne devait pas a priori accomplir son service. De plus, les parties s’accordent à dire qu’il n’existe aucun droit à effectuer un service civil. Par conséquent, la Cour estime que la possibilité de réduire le montant de la taxe litigieuse est restée purement théorique. Quant au montant de la taxe, la Cour considère qu’il n’est pas décisif en soi. En effet, même s’il s’agit d’un montant plutôt modeste (254,45 CHF pour l’année 2008), elle rappelle que M. Ryser était étudiant à l’époque des faits. Elle observe aussi que la taxe litigieuse était due tant que l’obligation de servir subsistait, soit généralement à partir de la vingtième année de l’intéressé et jusqu’à la fin de sa trentième année. Pour finir, la Cour n’arrive pas à cerner, au regard des explications fournies par le Gouvernement et à défaut d’explications sur les raisons pour lesquelles M. Ryser a été déclaré inapte au service militaire, en quoi la manière dont les autorités ont évalué le degré du handicap de ce dernier aurait été différente dans les deux cas. En conclusion, la Cour est d’avis que la situation de M. Ryser ne se distingue pas suffisamment de l’affaire Glor pour arriver à un résultat différent. Ainsi, la justification objective de la distinction que les autorités internes ont opérée, notamment entre les personnes inaptes au service et exonérées de la taxe litigieuse et les personnes inaptes au service et néanmoins assujetties à la taxe, n’apparaît pas raisonnable. La Cour note également que M. Ryser était nettement désavantagé par rapport aux objecteurs de conscience qui, bien qu’aptes au service, pouvaient effectuer un service de remplacement civil et, ainsi, éviter de payer la taxe litigieuse. La Cour prend note des changements apportés à la législation à la suite de l’arrêt Glor mais elle observe qu’ils sont intervenus ultérieurement au cas d’espèce et ne sont pas applicables à la situation de M. Ryser. M. Ryser a donc été victime d’un traitement discriminatoire et il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

CEDH

a)  Les principes généraux applicables

46.  La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de cet article. Il faut démontrer que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette distinction est discriminatoire (voir, par exemple, Belli et Arquier-Martinez, précité, § 89, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 88, Recueil 1997‑VII, et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 71, CEDH 2006‑VIII).

47.  Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable. L’existence d’une telle justification doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure en cause, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques. Une différence de traitement dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime ; l’article 14 est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, par exemple, Belli et Arquier-Martinez, précité, § 90, Zarb Adami, précité, § 72, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 51, CEDH 2006‑VI, Petrovic, précité, § 30, et Lithgow et autres c. RoyaumeUni, 8 juillet 1986, § 177, série A no 102).

48.  En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94, et Belli et ArquierMartinez, précité, § 91). En effet, l’article 14 n’empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective de circonstances de fait essentiellement différentes et si, s’inspirant de l’intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (voir, parmi d’autres, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc.), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Zarb Adami, précité, § 73).

49.  Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 126, CEDH 2012, et Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil 1996‑IV). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126), mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Celle-ci étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Weller c. Hongrie, no 44399/05, § 28, 31 mars 2009, Stec et autres, précité, §§ 63‑64, Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 54, CEDH 2004‑X, et, mutatis mutandis, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV).

50.  Dans l’affaire Glor (précitée, §§ 83‑84), la Cour a observé que la Suisse percevait une taxe sur le revenu de tous les citoyens de sexe masculin ne pouvant, pour quelque raison que ce fût, accomplir leurs obligations militaires et n’effectuant pas un service civil de remplacement, sauf pour les personnes lourdement handicapées. Elle a également constaté que ce type de taxe, qui s’imposait même aux personnes ne pouvant s’acquitter de l’obligation de servir en raison d’une incapacité physique, n’existait pas dans d’autres pays, en tout cas pas en Europe. Elle a estimé par ailleurs que le fait d’astreindre le requérant au paiement de la taxe litigieuse, après lui avoir refusé la possibilité d’accomplir le service militaire (ou civil) pouvait se révéler être en contradiction avec la nécessité de lutter contre la discrimination envers les personnes handicapées et de promouvoir leur pleine participation et intégration dans la société. Elle a conclu que la marge d’appréciation des États parties dans l’établissement d’un traitement juridique différent pour les personnes handicapées s’en trouvait fortement réduite.

b)  Application des principes susmentionnées

i.  Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues

51.  Le requérant allègue une violation de l’interdiction de la discrimination fondée sur l’état de santé dans la mesure où il serait, en tant que personne inapte au service militaire et atteinte d’un handicap « mineur », traité différemment des personnes inaptes au service militaire et atteintes d’un handicap « majeur », d’une part, et des personnes aptes au service militaire, d’autre part, ces deux dernières catégories n’étant pas assujetties à la taxe d’exemption de l’obligation de servir. Il ajoute que les personnes aptes au service militaire peuvent effectuer un service de remplacement civil, en tant qu’objecteurs de conscience, pour éviter de payer la taxe, contrairement à lui, qui a été déclaré inapte.

52.  La Cour estime, à l’aune de l’affaire Glor (précitée, § 80), qu’il existe effectivement en l’espèce une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues. Par ailleurs, il n’est pas douteux que le champ d’application de l’article 14 englobe l’interdiction de la discrimination fondée sur l’état de santé, critère sur lequel reposait la déclaration d’inaptitude au service militaire. Il reste à examiner si cette différence de traitement repose sur des motifs objectifs et raisonnables.

ii.  Sur l’existence d’une justification objective et raisonnable

53.  Dans l’affaire Glor (précitée, § 82), la Cour a pris acte de l’intention du législateur suisse de rétablir une certaine égalité entre les personnes qui effectuaient le service militaire ou le service civil, et celles qui en étaient exemptées. En effet, la taxe litigieuse était censée remplacer les efforts et désagréments liés à l’accomplissement du service militaire. La Cour accepte également cette justification dans la présente affaire. Il y a lieu, dès lors, d’examiner s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

54.  En ce qui concerne la justification raisonnable, la Cour a estimé dans l’affaire Glor (précitée, §§ 96‑98) que les autorités internes n’avaient pas ménagé un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis au requérant, qui avait été empêché d’accomplir son service militaire ou de le remplacer par un service civil, tout en se voyant, parallèlement, astreint au paiement de la taxe litigieuse. Elle a pris en compte les circonstances spécifiques de la cause, notamment : le montant non négligeable de la taxe litigieuse pour le requérant et la durée de l’obligation de payer cette taxe ; le fait que le requérant était disposé à accomplir son service militaire ou civil ; l’absence, dans la législation suisse, de formes de service adaptées aux personnes se trouvant dans la situation du requérant, et l’importance mineure que revêtait à ce moment-là la taxe comme mesure de compensation ou de prévention du non-accomplissement du service militaire. Par ailleurs, la Cour a jugé que la justification objective de la distinction opérée par les autorités internes, notamment entre les personnes inaptes au service et exonérées de la taxe litigieuse et les personnes inaptes au service qui étaient néanmoins obligées de la verser, n’apparaissait pas raisonnable eu égard aux principes qui prévalent dans les sociétés démocratiques. Partant, elle a conclu que le requérant avait été victime d’un traitement discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

55.  Eu égard à la similarité entre la présente affaire et le cas de M. Glor, la Cour estime qu’elle peut se limiter à la question de savoir si les différences factuelles entre les deux affaires, alléguées par le Gouvernement, justifient qu’elle aboutisse à un résultat distinct de celui auquel elle est arrivée dans l’affaire Glor, où elle a conclu à une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

56.  S’agissant, d’abord, de l’argument tiré par le Gouvernement de ce que le requérant n’aurait pas manifesté de volonté d’effectuer un service militaire, la Cour estime que, même si ce dernier n’a peut-être pas exprimé sa volonté de manière expresse ou insistante, rien dans le dossier n’indique qu’il ne fût pas disposé à servir : il n’a pas effectué de service militaire puisqu’il avait été déclaré inapte pour des raisons médicales, non précisées par les parties. La Cour fait d’ailleurs sienne la thèse du requérant selon laquelle, puisqu’il a été déclaré inapte pour des raisons médicales, l’existence ou non de pareille volonté n’était pas déterminante lorsque les médecins experts de l’armée ont dit qu’il était inapte à servir.

57.  Le Gouvernement estime que, le requérant n’ayant pas démontré qu’il souffrait d’un « handicap », le cas d’espèce diffère considérablement du cas de M. Glor, qui souffrait de diabète. Les parties à la procédure n’ayant donné aucune précision sur le type d’atteinte à la santé ou à l’intégrité physique dont il est question ici, la Cour ne saurait spéculer à ce sujet. Dès lors, elle ne peut accepter la thèse du Gouvernement selon laquelle la situation du requérant diffère de celle de M. Glor sur ce point.

58.  Pour ce qui est de l’existence, en l’espèce, de formes de service en alternative à la taxe d’exemption et, en particulier, de la possibilité de réduire le montant de la taxe militaire en se faisant affecter à la protection civile, la Cour observe que, par des lettres du 6 décembre 2011 et du 6 février 2013 (paragraphes 8 et 13 ci-dessus), le requérant a été informé qu’il avait été incorporé dans la réserve de la protection civile et que, dès lors, il ne devait pas a priori accomplir son service. De plus, les parties s’accordent à dire qu’il n’existe aucun droit à effectuer un service civil, ce qui découle d’ailleurs de l’article 18 § 2 de la LPPCi (paragraphe 18 ci ‑dessus). Par conséquent, la Cour estime que la possibilité de réduire le montant de la taxe litigieuse est restée purement théorique.

59.  Quant au montant de la taxe, la Cour considère qu’il n’est pas décisif en soi. En tout état de cause, même s’il s’agit d’un montant plutôt modeste (254,45 CHF pour l’année 2008), elle rappelle que le requérant était étudiant à l’époque des faits. Il n’est pas exclu que l’incidence financière de la taxe pour lui fût plus que symbolique. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que la taxe litigieuse était due tant que l’obligation de servir subsistait, soit généralement à partir de la vingtième année de l’intéressé et jusqu’à la fin de sa trentième année (Glor, précité, §§ 28, 31 et 89).

60.  Pour finir, la Cour n’arrive pas à cerner, au regard des explications fournies par le Gouvernement et à défaut d’explications sur les raisons pour lesquelles le requérant a été déclaré inapte au service militaire, en quoi la manière dont les autorités ont évalué le degré du handicap de ce dernier aurait été différente dans les deux cas.

iii. Conclusion

61.  En conclusion, la Cour est d’avis que la situation du requérant ne se distingue pas suffisamment de l’affaire Glor, précitée, pour arriver à un résultat différent. À la lumière des circonstances de l’espèce, la justification objective de la distinction que les autorités internes ont opérée, notamment entre les personnes inaptes au service et exonérées de la taxe litigieuse et les personnes inaptes au service et néanmoins assujetties à la taxe, n’apparaît pas raisonnable. La Cour note également que le requérant était nettement désavantagé par rapport aux objecteurs de conscience qui, bien qu’aptes au service, pouvaient effectuer un service de remplacement civil et, ainsi, éviter de payer la taxe litigieuse.

62.  La Cour prend note des changements apportés à la législation à la suite de l’arrêt Glor (paragraphes 19-20 ci-dessus), mais elle observe qu’ils sont intervenus ultérieurement aux faits pertinents de la présente affaire et ne sont donc pas applicables à la situation du requérant.

63.  Partant, la Cour conclut que le requérant a été victime d’un traitement discriminatoire et qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

ARTICLE 14 COMBINE AVEC L'ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

Assemblée chrétienne des Témoins de Jéhovah d’Anderlecht et autres c. Belgique du 5 avril 2022 requête n o 20165/20

Violation de l’article de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété) à la Convention.

L’affaire concerne des congrégations de Témoins de Jéhovah qui se plaignent d’avoir été privées du bénéfice de l’exonération du précompte immobilier (une taxe foncière sur les immeubles) relativement aux immeubles affectés à l’exercice public de leur culte en Région de BruxellesCapitale. L’ordonnance du 23 novembre 2017, adopté par le législateur de la Région de BruxellesCapitale, prévoit qu’à compter de l’exercice d’imposition 2018 l’exonération est réservée aux seules « religions reconnues » dont les requérantes ne font pas partie. La Cour juge que, dès lors que l’exonération fiscale litigieuse est subordonnée à une reconnaissance préalable dont le régime n’offre pas de garanties suffisantes contre des traitements discriminatoires, la différence de traitement dont les requérantes font l’objet manque de justification objective et raisonnable. Elle note entre autres que l’octroi de la reconnaissance est subordonné à la seule initiative du ministre de la Justice et dépend ensuite de la volonté purement discrétionnaire du législateur. Or, pareil régime comprend intrinsèquement un risque d’arbitraire et on ne pourrait raisonnablement attendre de communautés religieuses qu’en vue de bénéficier de l’exonération fiscale litigieuse, elles se soumettent à un processus qui ne repose pas sur des garanties minimales d’équité, ni ne garantit une appréciation objective de leur demande.

14 (+ Art 9 et Art 1 P1) • Discrimination • Pas d’exonération fiscale des immeubles affectés à l’exercice public du culte non reconnu, le régime de reconnaissance manquant de garanties minimales d’équité et d’objectivité • Art 9 et Art 1 P1 applicables • Imposition affectant considérablement le fonctionnement des communautés religieuses • Critères et procédure de reconnaissance par l’autorité fédérale non prévus par un texte accessible et prévisible • Risque d’arbitraire • Différence de traitement sans justification objective et raisonnable

FAITS

Les requérantes sont neuf associations de droit belge dont les immeubles affectés à l’exercice public de leur culte se situent dans la Région de Bruxelles-Capitale. Le 23 novembre 2017, le législateur de la Région de Bruxelles-Capitale modifia le code des impôts sur les revenus et réserva aux seules « religions reconnues » l’exonération du précompte immobilier concernant les immeubles sis en Région de Bruxelles-Capitale affectés à l’exercice public d’un culte. Cette modification entra en vigueur à partir de l’exercice d’imposition 2018. Les requérantes, neuf congrégations de Témoins de Jéhovah, n’appartenant pas à une « religion reconnue », se virent privées de l’exonération dont elles bénéficiaient jusqu’alors sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale. Elles introduisirent un recours en annulation devant la Cour constitutionnelle, qui fut rejetée en novembre 2019. La Cour constitutionnelle estima, entre autres, que l’impact financier subi par les requérantes n’était pas tel qu’il menacerait leur organisation interne, leur fonctionnement et leurs activités religieuses. Elle considéra également que le critère de la reconnaissance du culte n’était pas disproportionné dès los que les cultes non reconnus pouvaient solliciter la reconnaissance de leur culte. La Belgique offre la possibilité aux cultes d’introduire une demande de reconnaissance. Il s’agit d’une faculté et non d’une obligation. La reconnaissance des cultes est une compétence de l’autorité fédérale. La procédure de reconnaissance n’est pas établie par une loi mais résulte d’une pratique administrative. Il ressort des réponses données par le ministre de la Justice à des questions parlementaires qu’un culte doit rencontrer cinq critères pour pouvoir prétendre à une reconnaissance. La demande de reconnaissance doit être introduite auprès du ministre de la Justice qui statue sur la réunion desdits critères. En cas de décision positive, le ministre peut déposer un projet de loi portant reconnaissance devant la Chambre des représentants, la reconnaissance du culte étant une prérogative du législateur. À l’heure actuelle, il existe six cultes reconnus en Belgique : le culte catholique, le culte protestant, le culte israélite, le culte anglican, le culte musulman et le culte orthodoxe. Des demandes de reconnaissance du bouddhisme et de l’hindouisme ont été introduites respectivement en 2006 et 2013, mais les autorités n’ont pas encore statué sur celles-ci.

Article 14, combiné avec l’article 9 de la Convention et l’article 1 du Protocole n° 1

Les associations requérantes soutiennent, que l’imposition litigieuse représente 23 % des dons qui leur sont versés et qui constituent, selon elles, leur source exclusive de financement. En outre, il ressort des documents comptables produits par les requérantes que le montant dû au titre de cette imposition constitue une part conséquente des frais annuels de fonctionnement liés à ces immeubles. En effet, le précompte immobilier dû par les requérantes représente globalement entre 21,4 % (soit 41 984,23 euros pour l’ensemble des requérantes) et 32 % (soit 42 830,25 euros pour l’ensemble des requérantes) de ces frais suivant les années concernées.

La Cour estime que cette imposition n’est pas insignifiante et qu’elle affecte considérablement le fonctionnement des requérantes en tant que communautés religieuses. Les faits de l’espèce tombent donc sous l’empire de l’article 9 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention. En ce qui concerne l’existence d’une différence de traitement, la Cour note que, par l’adoption de la mesure litigieuse, le législateur de la Région de Bruxelles-Capitale entendait lutter contre les abus tenant au bénéfice de l’exonération du précompte immobilier relativement à des immeubles qui étaient, en réalité, affectés à des cultes dits « fictifs ». Elle observe qu’il ne ressort pas du dossier soumis devant la Cour que les requérantes auraient commis ou auraient été suspectées d’avoir commis une quelconque fraude en bénéficiant antérieurement de l’exonération fiscale relative au précompte immobilier afférent à leurs lieux de culte. Cependant, la lutte contre la fraude fiscale constitue un but dont la légitimité ne saurait, en soi, être remise en cause par la Cour. En ce qui concerne la proportionnalité entre le moyen utilisé et le but visé, la Cour considère qu’en retenant la reconnaissance du culte comme critère de distinction présidant à l’exonération du précompte immobilier, les autorités ont opté pour un critère qui revêt un caractère objectif et qui peut s’avérer pertinent au regard du but poursuivi. En soi, le choix d’un tel critère relève de la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent dans le domaine considéré. Le Gouvernement soutient que les requérantes sont libres de solliciter une reconnaissance de leur culte au niveau fédéral pour continuer de bénéficier de l’exonération litigieuse sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale. Les requérantes objectent qu’il serait totalement vain de solliciter pareille reconnaissance en raison des graves déficiences entourant la procédure de reconnaissance. Sur ce point, la Cour constate que ni les critères de reconnaissance, ni la procédure au terme de laquelle un culte peut être reconnu par l’autorité fédérale, ne sont prévus par un texte satisfaisant aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité, lesquelles sont inhérentes à la notion de prééminence du droit qui gouverne l’ensemble des articles de la Convention. Elle observe, d’une part, que la reconnaissance d’un culte procède de critères qui n’ont été identifiés par le ministre de la Justice qu’à la faveur de questions parlementaires qui lui ont été adressées. En outre, libellés en des termes particulièrement vagues, ils ne peuvent, à l’estime de la Cour, être considérés comme offrant un degré suffisant de sécurité juridique. Elle relève, d’autre part, que la procédure relative à la reconnaissance des cultes n’est pas davantage encadrée par un texte, qu’il soit législatif ou même réglementaire. Il en résulte notamment que l’examen d’une demande de reconnaissance ne s’accompagne d’aucune garantie, tant en ce qui concerne l’adoption même de la décision statuant sur pareille demande qu’en ce qui concerne le processus précédant cette décision et le recours qui pourrait, le cas échéant, être exercé ultérieurement contre celle-ci. Notamment, aucun délai ne régit cette procédure de reconnaissance, et aucune décision n’a été prise à ce jour concernant les demandes de reconnaissance introduites par l’Union bouddhique belge et par le Forum hindou de Belgique, respectivement en 2006 et en 2013. Enfin, l’octroi de la reconnaissance est subordonné à la seule initiative du ministre de la Justice et dépend ensuite de la volonté purement discrétionnaire du législateur. Or, pareil régime comprend intrinsèquement un risque d’arbitraire et on ne pourrait raisonnablement attendre de communautés religieuses qu’en vue de bénéficier de l’exonération fiscale litigieuse, elles se soumettent à un processus qui ne repose pas sur des garanties minimales d’équité, ni ne garantit une appréciation objective de leur demande. En conclusion, dès lors que l’exonération fiscale litigieuse est subordonnée à une reconnaissance préalable dont le régime n’offre pas de garanties suffisantes contre des traitements discriminatoires, la différence de traitement dont les requérantes font l’objet manque de justification objective et raisonnable. Il y a donc violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 9 de la Convention et avec l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention.

CEDH

28.  La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres dispositions normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000‑IV, et İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 155, 26 avril 2016).

29.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’une question se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir, parmi d’autres, İzzettin Doğan et autres, précité, § 156).

30.  La « religion » est expressément mentionnée à l’article 14 parmi les motifs de discrimination interdits. La Cour rappelle à cet égard que dans une société démocratique basée sur les principes du pluralisme et du respect de la diversité culturelle, toute différence fondée sur la religion ou la conviction doit être justifiée par des motifs impérieux (İzzettin Doğan et autres, précité, § 182).

31.  Dans sa relation avec les divers religions, cultes et croyances, l’état se doit d’être neutre et impartial (Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11 et 8 autres, § 76, CEDH 2014 (extraits)). Sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention, exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Association Les Témoins de Jéhovah c. France, no 8916/05, § 48, 30 juin 2011).

32.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels – pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention – que l’État a volontairement décidé de protéger (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 162, 29 novembre 2016).

33.  Par conséquent, si la liberté de religion, telle qu’elle est garantie par l’article 9 de la Convention, n’astreint pas les États contractants à créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers, un État qui a créé un tel statut doit cependant veiller à ce que les critères fixés pour bénéficier de ce statut ne soient pas discriminatoires (İzzettin Doğan et autres, précité, § 164, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 155, 19 décembre 2018).

34.  Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve, la Cour considère que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 177, CEDH 2007‑IV, et Molla Sali, précité, § 137).

  1. Application au cas d’espèce

35.  Se tournant vers les circonstances de la cause, la Cour note qu’à partir de l’exercice d’imposition 2018, les requérantes, neuf congrégations de Témoins de Jéhovah, ont été privées du bénéfice de l’exonération du précompte immobilier se rapportant aux immeubles qu’elles possèdent en Région de Bruxelles-Capitale et qu’elles prétendent affecter à l’exercice public de leur culte.

a) Quant à l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9 de la Convention et avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

36.  La Cour rappelle que si la liberté de religion, telle qu’elle est garantie par l’article 9 de la Convention, relève d’abord du for intérieur, elle implique de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion » individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Association Les Témoins de Jéhovah, précité, § 48). En l’occurrence, il n’a pas été contesté par les parties que les immeubles des requérantes concernés par l’imposition litigieuse sont affectés à l’exercice public d’un culte.

37.  Par ailleurs, les associations requérantes soutiennent, sans être contredites par le Gouvernement, que l’imposition litigieuse représente 23 % des dons qui leur sont versés et qui constituent, selon elles, leur source exclusive de financement. En outre, si cette imposition s’élève à 1,25 % du revenu cadastral majoré des centimes additionnels communaux et des centimes additionnels au profit de l’agglomération bruxelloise, il ressort des documents comptables produits par les requérantes, qui ne sont pas davantage contestés par le Gouvernement, que le montant dû au titre de cette imposition constitue, en réalité, une part conséquente des frais annuels de fonctionnement liés à ces immeubles. En effet, le précompte immobilier dû par les requérantes représente globalement entre 21,4 % (soit 41 984,23 euros pour l’ensemble des requérantes) et 32 % (soit 42 830,25 euros pour l’ensemble des requérantes) de ces frais suivant les années concernées. Dans cette mesure, il peut être considéré que cette imposition n’est pas insignifiante et affecte considérablement le fonctionnement des requérantes en tant que communautés religieuses (voir Association Les Témoins de Jéhovah, précité, § 53, qui statuait sur l’existence d’une « ingérence » dans le droit garanti par l’article 9 de la Convention).

38.  De surcroît, la Cour observe que les autorités nationales ont elles‑mêmes lié l’exonération de l’imposition litigieuse à l’exercice public d’un culte, considérant implicitement mais nécessairement qu’une telle exonération contribue à un exercice effectif de la liberté de religion au sens de l’article 9 de la Convention. Les requérantes, qui bénéficiaient antérieurement de cette exonération, critiquent le fait que celle-ci se voit désormais subordonnée, pour le seul territoire de la Région de Bruxelles‑Capitale, à l’exercice public d’un culte d’une religion reconnue.

39.  La Cour rappelle enfin que l’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 de la Convention dépasse la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir (paragraphe 32 ci-dessus). Cette interdiction s’applique également aux droits additionnels – pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention – que l’État a volontairement décidé de protéger. Ce principe est profondément ancré dans la jurisprudence de la Cour (voir, parmi d’autres, Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, pp. 33‑34, § 9, série A no 6, et Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 40, CEDH 2005‑X). Si l’État est allé au-delà de ses obligations et a créé des droits supplémentaires qui relèvent de la portée plus large des droits garantis par la Convention dans leur ensemble, il ne peut, dans l’application de ces droits, adopter de mesures discriminatoires au regard de l’article 14 (Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfi c. Turquie, no 32093/10, § 48, 2 décembre 2014). Par conséquent, lorsque les autorités nationales octroient des privilèges fiscaux à certaines communautés sans y être nécessairement tenues par l’article 9 de la Convention, elles doivent également respecter l’article 14 de la Convention.

40.  Aux yeux de la Cour, l’ensemble des éléments qui précèdent suffit à considérer que les faits de l’espèce tombent sous l’empire de l’article 9 de la Convention.

41.  Par ailleurs, dans la mesure où la différence de traitement concernée porte sur l’octroi d’une exonération fiscale, qui, le cas échéant, pourrait permettre aux requérantes de se soustraire légalement au paiement d’un impôt, elle tombe également sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Jehovas Zeugen in Österreich c. Autriche, no 27540/05, § 36, 25 septembre 2012, § 48, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 59, CEDH 2008).

b) Quant à l’existence d’une différence de traitement

42.  La Cour observe que les parties s’accordent sur l’existence d’une différence de traitement entre les communautés religieuses qui, à l’instar des requérantes, se trouvent privées, à défaut de reconnaissance, du bénéfice de l’exonération du précompte immobilier en Région de Bruxelles-Capitale à raison des immeubles affectés à l’exercice public d’un culte, et les autres communautés qui peuvent, quant à elles, continuer à en bénéficier dès lors qu’elles sont reconnues.

43.  Elle estime que, quant à l’imposition en cause, les requérantes se trouvent dans une situation comparable à celle des communautés dont la religion est reconnue et dont les bâtiments sont affectés à l’exercice public d’un culte. Il reste donc à déterminer si la différence de traitement litigieuse repose sur une justification objective et raisonnable au regard de l’article 14, ce qui suppose la poursuite d’un but légitime et l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre le moyen employé et le but visé (paragraphe 29 ci-dessus).

c) Quant à la poursuite d’un but légitime

44.  La Cour note que par l’adoption de la mesure litigieuse, le législateur de la Région de Bruxelles-Capitale entendait lutter contre les abus tenant au bénéfice de l’exonération du précompte immobilier relativement à des immeubles qui étaient, en réalité, affectés à des cultes dits « fictifs » (paragraphe 14 ci-dessus).

45.  La Cour observe qu’aucun cas concret de fraude n’a été cité dans les travaux préparatoires précédant l’adoption de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 23 novembre 2017. Le Gouvernement n’en a pas davantage fait état devant elle. Par ailleurs, il ne ressort pas du dossier soumis devant la Cour que les requérantes auraient commis ou auraient été suspectées d’avoir commis une quelconque fraude en bénéficiant antérieurement de l’exonération fiscale relative au précompte immobilier afférent à leurs lieux de culte. Cependant, la lutte contre la fraude fiscale constitue un but dont la légitimité ne saurait, en soi, être remise en cause par la Cour.

d) Quant à l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre le moyen utilisé et le but visé au regard des garanties offertes dans le cadre de la procédure fédérale de reconnaissance des cultes

46.  La Cour considère qu’en retenant la reconnaissance du culte comme critère de distinction présidant à l’exonération du précompte immobilier, les autorités ont opté pour un critère qui revêt un caractère objectif et qui peut s’avérer pertinent au regard du but poursuivi. En soi, le choix d’un tel critère relève de la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent dans le domaine considéré. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour d’indiquer le critère qui devrait être adopté par les autorités nationales compétentes.

47.  S’il est vrai que le critère de la reconnaissance est actuellement retenu par la seule Région de Bruxelles-Capitale, à la différence de la Région flamande et de la Région wallonne, il ne peut en être inféré une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention. La Cour rappelle en effet qu’elle a toujours respecté les particularités du fédéralisme dans la mesure où celles-ci sont compatibles avec la Convention (Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse, no 29086/12, § 99, 10 janvier 2017, Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique », précité, § 10).

48.  En l’occurrence, le Gouvernement soutient que les requérantes sont libres de solliciter une reconnaissance de leur culte au niveau fédéral pour continuer de bénéficier de l’exonération litigieuse sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale. Les requérantes objectent qu’il serait totalement vain de solliciter pareille reconnaissance en raison des graves déficiences entourant la procédure de reconnaissance.

49.  Á cet égard, la Cour note que si, par son arrêt 178/2019 du 14 novembre 2019, la Cour constitutionnelle a rejeté le recours introduit par les requérantes contre la différence de traitement litigieuse instaurée par l’ordonnance du 23 novembre 2017, la Cour constitutionnelle ne s’est toutefois pas prononcée sur les critiques des requérantes portant sur la procédure de reconnaissance des cultes dès lors qu’elle a estimé que celle-ci n’était pas régie par la disposition attaquée devant elle et qu’elle échappait par conséquent à son contrôle de constitutionnalité (paragraphe 8 ci-dessus).

50.  De son côté, dès lors que l’exonération fiscale dont les requérantes sont désormais privées, repose entièrement sur le critère de la reconnaissance du culte, la Cour se doit de vérifier si le régime fédéral de la reconnaissance offre des garanties suffisantes contre des traitements discriminatoires contraires à l’article 14 de la Convention dans le bénéfice de cette exonération.

51.  Sur ce point, la Cour ne peut que constater que ni les critères de reconnaissance, ni la procédure au terme de laquelle un culte peut être reconnu par l’autorité fédérale, ne sont prévus par un texte satisfaisant aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité, lesquelles sont inhérentes à la notion de prééminence du droit qui gouverne l’ensemble des articles de la Convention (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 156, 17 mai 2016).

52.  Ainsi, la Cour constate, d’une part, que la reconnaissance d’un culte procède de critères qui n’ont été identifiés par le ministre de la Justice qu’à la faveur de questions parlementaires qui lui ont été adressées (paragraphe 17 ci-dessus). En outre, libellés en des termes particulièrement vagues (ibid.), ils ne peuvent, à l’estime de la Cour, être considérés comme offrant un degré suffisant de sécurité juridique. La Cour rappelle que le principe de sécurité juridique est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 238, 1er décembre 2020).

53.  La Cour relève, d’autre part, que la procédure relative à la reconnaissance des cultes n’est pas davantage encadrée par un texte, qu’il soit législatif ou même réglementaire. Il en résulte notamment que l’examen d’une demande de reconnaissance ne s’accompagne d’aucune garantie, tant en ce qui concerne l’adoption même de la décision statuant sur pareille demande qu’en ce qui concerne le processus précédant cette décision et le recours qui pourrait, le cas échéant, être exercé ultérieurement contre celle‑ci. La Cour observe notamment, à la suite des requérantes, qu’aucun délai ne régit cette procédure de reconnaissance. Elle note à cet égard, sur la base des observations du Gouvernement, qu’aucune décision n’a été prise à ce jour concernant les demandes de reconnaissance introduites par l’Union bouddhique belge et par le Forum hindou de Belgique, respectivement en 2006 et en 2013 (paragraphe 20 ci-dessus).

54.  Enfin, la Cour relève que l’octroi de la reconnaissance est subordonné à la seule initiative du ministre de la Justice et dépend ensuite de la volonté purement discrétionnaire du législateur. Or, pareil régime comprend intrinsèquement un risque d’arbitraire et on ne pourrait raisonnablement attendre de communautés religieuses qu’en vue de bénéficier de l’exonération fiscale litigieuse, elles se soumettent à un processus qui ne repose pas sur des garanties minimales d’équité, ni ne garantit une appréciation objective de leur demande (comparer Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres, précité, §§ 102-103).

55.  En conclusion, dès lors que l’exonération fiscale litigieuse est subordonnée à une reconnaissance préalable dont le régime n’offre pas de garanties suffisantes contre des traitements discriminatoires, la différence de traitement dont les requérantes font l’objet manque de justification objective et raisonnable.

56. Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 9 de la Convention et avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Grande Chambre İZZETTİN DOĞAN et autres c. Turquie du 26 avril 2016 requête 62649/10

Violation de l'article 14 + 9 : Le refus d’accorder un service public aux requérants de confession alévie a emporté violation de leur droit à la liberté de religion, alors que la religion musulmane en bénéficie et profite de sommes considérables versées sur le budget de l'État.

1.  Principes généraux

155. La Cour rappelle que l’article 14 complète les autres dispositions normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume‑Uni, 28 mai 1985, § 71, série A no 94, X. et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 94, CEDH 2013, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013 (extraits), et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 107, CEDH 2014).

156. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’une question se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (X. et autres, précité, § 98, Vallianatos et autres, précité, § 76, et Hämäläinen, précité, § 108).

157. La Cour rappelle qu’une politique ou une mesure générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peut être considérée comme discriminatoire, même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe (voir, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑IV, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 388, CEDH 2012 (extraits), et S.A.S., précité, § 161).

158. La Cour rappelle en outre que l’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Ce principe est profondément ancré dans la jurisprudence de la Cour (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, pp. 33-34, § 9, série A no 6, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 40, CEDH 2005-X, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 48, 22 janvier 2008, et X. et autres, précité, § 135). Si l’État est allé au-delà de ses obligations et a créé des droits supplémentaires qui relèvent de la portée plus large des droits garantis par la Convention dans leur ensemble, il ne peut, dans l’application de ces droits, adopter de mesures discriminatoires au regard de l’article 14 (voir, mutatis mutandis, X. et autres, précité, § 135, Savez crkava « Riječ života » et autres c. Croatie, no 7798/08, § 58, 9 décembre 2010, et Cumhuriyetçi Egitim ve Kültür Merkezi Vakfi, précité, § 48).

159. En ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà jugé que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres, précité, § 177, et Kurić et autres, précité, § 389).

160. Par ailleurs, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010). La « religion » est expressément mentionnée à l’article 14 parmi les motifs de discrimination interdits (Eweida et autres, précité, § 86, et Cumhuriyetçi Egitim ve Kültür Merkezi Vakfi, précité, § 42).

2.  L’approche adoptée par la Cour dans des affaires relatives aux relations entre l’État et les communautés religieuses

161. Pour les besoins de la présente affaire, la Cour renvoie également à sa jurisprudence sur les relations entre l’État et les communautés religieuses.

162. Elle rappelle d’emblée que, ainsi qu’il a été précédemment indiqué (paragraphe 112 ci-dessus), lorsque se posent des questions relatives aux rapports entre l’État et les religions, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. En effet, en Europe, il n’y a pas de modèle unique de relations entre l’État et les communautés religieuses. Les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des formes de coopération avec les différentes communautés religieuses. Il en va de même s’agissant des questions relatives à la réglementation du service public dans un domaine donné.

163. La Cour observe également qu’il existe diverses formes de relation entre l’État et la religion majoritaire, variables en fonction du contexte dans lequel elles s’inscrivent. Même si la plupart des États contractants opèrent une séparation entre l’État et les religions, un système de religion d’État existe dans plusieurs États contractants où il était déjà en vigueur lorsque la Convention a été rédigée et que ces États y sont devenues parties (Ásatrúarfélagid c. Islande, no 22897/08, 18 septembre 2012). De même, la Cour a reconnu qu’un modèle constitutionnel fondé sur le principe de laïcité était lui aussi compatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention (Leyla Şahin, précité, §§ 113-114, et Dogru c. France, no 27058/05, § 72, 4 décembre 2008). Cependant, pour satisfaire aux exigences de l’article 9, tous les systèmes doivent comporter des garanties spécifiques pour la liberté de religion de chacun (voir, mutatis mutandis, Darby c. Suède, 23 octobre 1990, § 45, série A no 187).

164. La liberté de religion n’astreint certes pas les États contractants à créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers. Néanmoins, un État qui a créé un tel statut doit non seulement respecter son devoir de neutralité et d’impartialité, mais également veiller à ce que les groupes religieux aient une chance équitable de solliciter le bénéfice de ce statut et que les critères établis soient appliqués d’une manière non discriminatoire (voir, mutatis mutandis, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 92, Savez crkava « Riječ života » et autres, précité, § 85, Ásatrúarfélagid, précité, § 34, et The Church of Jesus Christ of Latter-Day Saints c. Royaume-Uni, no 7552/09, § 34, 4 mars 2014).

3.  Application de ces principes au cas d’espèce

165. La Cour relève d’emblée que nul ne conteste en l’espèce que les faits incriminés relèvent du champ d’application de l’article 9 de la Convention (paragraphe 68 ci-dessus). En outre, la « religion » est expressément mentionnée à l’article 14 parmi les motifs de discrimination interdits (Cumhuriyetçi Egitim ve Kültür Merkezi Vakfi, précité, § 42). Il s’agit donc à l’évidence d’une question qui relève de l’article 14 combiné avec l’article 9. L’article 14 s’applique dès lors aux faits de la cause (Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, § 87).

a) Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations similaires

166. La première question qui se pose devant la Cour est de savoir s’il existe en l’espèce une différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations similaires. La Cour constate que les parties divergent sur ce point. Les requérants comparent essentiellement leur situation à celle des citoyens bénéficiant du service public religieux. Ils soulignent qu’en droit turc, ce service public ne bénéficie qu’aux seuls adeptes de la conception majoritaire de l’islam, alors que les citoyens alévis sont privés de ce bénéfice, ainsi que du statut y attaché. Pour le Gouvernement, la comparaison faite par les requérants entre la confession alévie et la branche sunnite de l’islam est erronée et il convient plutôt de comparer leur situation à celle des citoyens adhérant aux ordres soufis (tarikat), qui relèvent de la catégorie des formations mystiques (paragraphes 43-44 ci-dessus).

167. La Cour estime tout d’abord que les requérants peuvent considérer qu’ils se trouvent, pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance juridique et d’un service public religieux attaché à leur confession alévie, dans une situation comparable à celles des autres citoyens qui ont pu obtenir une telle reconnaissance et bénéficient de ce service public (voir, mutatis mutandis, Darby, précité, § 32). En effet, l’État turc organise les services cultuels rattachés à la religion musulmane comme un service public, notamment en conférant à celle-ci un statut au sein de l’administration de l’État. Le tribunal administratif a observé que les services assurés par la DAR étaient ouverts à tous et que chacun avait le droit d’en bénéficier sur un pied d’égalité. La Cour relève également qu’en Turquie, le régime juridique du service public doit être axé sur le principe de la neutralité de ce service, lequel est une composante de la notion plus large de la laïcité de l’État (paragraphe 27 ci-dessus).

168. De par sa nature, le service public religieux en question est dispensé en fonction de la conviction religieuse de ses usagers, en particulier de la manière dont ceux-ci conçoivent et pratiquent leur religion. Bien qu’en théorie chacun puisse jouir des prestations offertes dans le cadre de ce service, en pratique, ces prestations s’adressent avant tout aux adeptes de la conception de la religion musulmane retenue par la DAR et non à ceux d’une autre conception.

169. Or, la Cour note que, quelle que soit la place de la confession alévie dans la théologie musulmane, il ne fait pas de doute qu’elle constitue une conviction religieuse profondément enracinée dans la société et l’histoire turques (Hasan et Eylem Zengin, précité, § 66) et qu’elle représente une importante communauté – à laquelle appartiennent les requérants – qui accomplit son rite religieux dans les cemevis. Comme la Cour l’a précédemment relevé (paragraphe 122 ci-dessus), il s’agit d’une communauté religieuse qui a des caractéristiques distinctives dans de nombreux domaines, notamment la doctrine théologique, les principales pratiques religieuses, les lieux de culte et l’éducation. Les besoins de ses adeptes en matière de reconnaissance et de prestation d’un service public religieux relatif à leur communauté apparaissent comparables à ceux pour qui les services religieux sont considérés comme un service public. Les requérants alévis se trouvent donc dans une situation comparable à celle des bénéficiaires du service public religieux dispensé par la DAR.

170. La Cour relève que le droit à la liberté de religion, tel que protégé par l’article 9, comprend la liberté de manifester sa religion collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Par conséquent, les requérants sont moins bien traités que les bénéficiaires du service public religieux, bien qu’ils se trouvent dans une situation comparable. Il convient dès lors d’examiner si la différence de traitement avait ou non une justification objective et raisonnable.

b) Sur le point de savoir si la différence de traitement avait une justification objective et raisonnable

171. La Cour observe qu’en Turquie, faire reconnaître juridiquement un culte emporte des avantages substantiels et facilite sans nul doute l’exercice du droit à la liberté de religion. L’un des éléments les plus importants de ce statut est certainement la possibilité de bénéficier des services religieux, sous la forme d’un service public. À cet égard, les services religieux rattachés à la religion musulmane en Turquie dans sa conception retenue par la DAR sont considérés comme un service public et des crédits considérables prélevés sur le budget de l’État sont affectés à celle-ci, qui relève de l’administration de l’État. Ces crédits permettent à la DAR de recruter et d’administrer un abondant personnel religieux et de mener diverses activités religieuses relatives à la religion musulmane. Par conséquent, cette religion est presque entièrement subventionnée par l’État.

172. Or, alors qu’ils se trouvent dans une situation comparable à celle d’autres citoyens pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance juridique et d’un service public religieux y attaché, les requérants sont presque complètement privés d’un statut comparable, ainsi que des nombreux avantages y afférents, au motif que leur confession est qualifiée d’« ordre soufi » par les autorités nationales.

173. Comme la Cour l’a souligné dans son examen sur le terrain de l’article 9 (paragraphes 120-124 ci-dessus), cette appréciation portée par les autorités nationales soulève des questions sérieuses au regard du devoir de neutralité et d’impartialité de l’État vis-à-vis de la confession alévie. L’attitude des autorités appelle donc un examen particulier de la part de la Cour à l’aune des obligations de l’État découlant de l’article 14 de la Convention, combiné avec son article 9 (voir, mutatis mutandis, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 97, et Savez crkava « Riječ života » et autres, précité, § 87), axé sur le point de savoir si cette différence de traitement poursuivait un but légitime et était proportionnée à ce but.

174. À cet égard, il y a lieu de constater que, dans son jugement du 4 juillet 2007, le tribunal administratif a admis que la confession alévie était exclue du bénéfice du service public. Pour justifier cette différence de traitement, il a notamment dit que si l’État devait répondre, par la prestation d’un service public, à chacune des attentes et des revendications des groupements religieux, il pourrait en résulter une discussion sur la manière dont le service public est fourni par la DAR, une atteinte au principe de laïcité par une rupture de l’équilibre entre la norme religieuse et la norme législative, ainsi qu’une restriction à l’exercice du droit à la liberté de religion (paragraphe 14 ci-dessus). Dans ses observations, le Gouvernement fait sienne cette thèse. En somme, comme les juridictions internes, il met en avant le souci de préserver le caractère laïc de l’État turc, lui-même fondé sur le postulat selon lequel la DAR offre un service public religieux supraconfessionnel dans le respect du principe de neutralité.

175. La Cour reconnaît l’importance du principe de laïcité dans l’ordre constitutionnel turc (paragraphe 117 ci-dessus). Elle rappelle également que, si elle doit s’abstenir, dans la mesure du possible, de se prononcer sur des questions d’ordre purement historique, elle peut admettre certaines vérités historiques notoires et s’en servir pour asseoir son raisonnement (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 96, CEDH 2006‑IV, et Miroļubovs et autres, précité, § 91). En effet, lorsque, en matière de religion, elle examine la conformité d’une mesure nationale aux dispositions de la Convention, elle doit tenir compte du contexte historique et des particularités de la religion en cause (Miroļubovs et autres, précité, § 81). De même, un État peut avoir d’autres raisons légitimes de restreindre la reconnaissance du bénéfice d’un régime spécifique à certains cultes. Il peut aussi, dans certaines circonstances, opérer des distinctions justifiées entre différentes catégories de communautés religieuses ou proposer d’autres formes de coopération. À cet égard, les éléments de droit comparé (paragraphes 60-64 ci-dessus) montrent qu’il existe diverses formes de relation entre l’État et les cultes, qui varient en fonction du contexte dans lequel elles s’inscrivent.

176. Toutefois, le principe de proportionnalité non seulement exige que la mesure en cause soit normalement de nature à permettre la réalisation du but recherché mais il impose aussi de démontrer qu’il est nécessaire, pour atteindre ce but, d’exclure certaines personnes, en l’occurrence certaines communautés religieuses, du champ d’application de ladite mesure (voir, mutatis mutandis, X. et autres, précité, § 140, et Vallianatos et autres, précité, § 85).

177. Or, alors que la confession alévie constitue une conviction religieuse profondément enracinée dans la société et l’histoire turques et présente des caractéristiques distinctives, celle-ci ne dispose d’aucune protection juridique en tant que culte : les cemevis ne sont pas reconnus comme des lieux de culte, les ministres du culte ne disposent d’aucun statut juridique et ses adeptes ne bénéficient d’aucune des prestations du service public religieux (s’agissant des questions liées au système éducatif de l’État défendeur, voir paragraphe 129 ci-dessus).

178. Aux yeux de la Cour, en ne tenant aucun compte des besoins spécifiques de la communauté alévie, l’État défendeur a considérablement restreint le champ du pluralisme, dans la mesure où son attitude n’est guère conciliable avec sa mission de maintenir, en restant neutre et impartial sur la base de critères objectifs, un véritable pluralisme religieux, caractéristique d’une société démocratique. À cet égard, la Cour rappelle que le pluralisme repose aussi sur la reconnaissance et le respect véritables de la diversité et de la dynamique des traditions et identités culturelles et des convictions religieuses. Une interaction harmonieuse entre personnes et groupes ayant des identités différentes est essentielle à la cohésion sociale (voir paragraphe 109 ci-dessus).

179. La Cour observe que le principal argument invoqué par le Gouvernement pour justifier cette différence de traitement est tiré d’un débat théologique sur la place de la confession alévie au sein de la religion musulmane. Or, la Cour y a déjà répondu en jugeant qu’une telle approche ne se conciliait pas avec le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État vis-à-vis des religions (paragraphes 120-124 ci-dessus) et transgressait manifestement sa marge d’appréciation dans le choix des formes de coopération avec les différentes confessions (paragraphe 132 ci‑dessus).

180. En particulier, la Cour ne peut que constater le déséquilibre excessif entre la situation des requérants et celle des bénéficiaires du service public religieux. Non seulement la communauté alévie est traitée d’« ordre soufi (tarikat) » et se voit soumise à un régime juridique comportant de nombreuses interdictions importantes (paragraphe 126-127 ci-dessus), mais le bénéfice du service public religieux est également refusé à ses membres. En effet, alors que la religion musulmane en Turquie, dans sa conception retenue par la DAR, est presque entièrement subventionnée par l’État, quasiment aucune des prestations du service public religieux – à l’exception de certaines activités d’études sur les différentes interprétations religieuses ou de l’affectation provisoire de personnel religieux pendant une durée déterminée – ne bénéficie à la communauté alévie elle-même et les spécificités de celle-ci y sont complètement occultées. Par ailleurs, le droit turc ne prévoit aucune mesure compensatoire à même de combler cet écart notable.

181. À cet égard, la Cour réitère que le principe de proportionnalité exige que la mesure retenue soit normalement de nature à permettre la réalisation du but recherché. Or, en l’espèce, elle voit mal en quoi la préservation de caractère laïc de l’État – le but légitime invoqué par les juridictions nationales – commande de nier le caractère cultuel de la confession alévie et de l’exclure presque intégralement du bénéfice du service public religieux.

182. À la lumière des considérations exposées ci-dessus sur le terrain de l’article 9 de la Convention (voir notamment le paragraphe 130 ci-dessus), la Cour doute également que le système turc définisse clairement le statut juridique des cultes, et notamment celui de la confession alévie. L’examen de la présente affaire permet notamment de constater que la communauté alévie est privée d’une protection juridique qui lui permettrait de jouir effectivement de son droit à la liberté de religion (paragraphe 135 ci-dessus). Par ailleurs, le régime juridique des cultes en Turquie semble manquer de critères neutres et exclure la confession alévie de manière pratiquement absolue, ne proposant aucune garantie afin d’éviter qu’il ne devienne source de discrimination de jure ou de facto à l’égard des adeptes d’autres religions ou convictions (paragraphes 29-34 ci-dessus). Or, dans une société démocratique basée sur les principes du pluralisme et du respect de la diversité culturelle, toute différence fondée sur la religion ou la conviction doit être justifiée par des motifs impérieux. À cet égard, il ne faut pas perdre de vue qu’une attitude défavorable et une différence de traitement injustifiée visant une confession déterminée peuvent avoir des répercussions considérables sur l’exercice de la liberté de religion des adeptes de cette confession (voir, dans le même sens, le paragraphe 42 des « Lignes directrices conjointes sur la personnalité juridique des communautés religieuses ou de conviction », paragraphe 55 ci-dessus).

183. La Cour souligne qu’il ne s’agit pas pour elle en l’espèce de dire si les demandes présentées par les requérants auraient dû ou non être accueillies, d’autant plus que celles-ci couvrent de nombreux domaines. En outre, il ne lui incombe pas de dicter à un État défendeur telle ou telle forme de coopération avec les différentes communautés religieuses. Ainsi qu’il a été indiqué précédemment (paragraphe 162), il ne fait pas de doute que les États jouissent d’une marge d’appréciation dans le choix des formes de coopération avec les différentes communautés religieuses. Mais, quelle que soit la forme choisie, il incombe à l’État de mettre en place des critères objectifs et non discriminatoires de manière à donner aux communautés religieuses qui le souhaiteraient une possibilité équitable de demander le bénéfice d’un statut offrant des avantages particuliers pour les cultes (voir, mutatis mutandis, Cumhuriyetçi Eğitim Ve Kültür Merkezi Vakfı, précité, § 49 ; voir aussi, le paragraphe 40 des « Lignes directrices conjointes sur la personnalité juridique des communautés religieuses ou de conviction », paragraphe 55 ci-dessus).

184. Compte tenu de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus – l’existence d’une communauté alévie profondément enracinée dans la société et l’histoire turques, l’importance pour cette communauté d’être juridiquement reconnue, l’incapacité du Gouvernement à justifier le déséquilibre flagrant entre le statut accordé à la conception majoritaire de l’islam, sous la forme d’un service public religieux, l’exclusion presque totale de la communauté alévie du bénéfice de ce service, et l’absence de mesures compensatoires –, le choix de l’État défendeur apparaît à la Cour manifestement disproportionné au but poursuivi.

185. En conclusion, la différence de traitement dont les requérants alévis font l’objet n’a pas de justification objective et raisonnable. Il y a donc eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec son article 9.

O'Donoghue et autres C. Royaume Uni du 14 décembre 2010 REQUÊTE 34848/07

Le certificat obligatoire pour que les étrangers puissent se parier est une violation de l'article 12

Les requérants sont un ressortissant nigérian, Osita Chris Iwu, et trois personnes ayant la double nationalité britannique et irlandaise, Sinead O’Donoghue (épouse de M. Iwu), Ashton Osita Iwu (fils du couple), et Tiernan Robert O’Donoghue (fils de Mme O’Donoghue, issu d’une précédente union). Ils sont nés respectivement en 1974, 1979, 2006 et 2000 et résident à Londonderry (Irlande du Nord). Ils sont catholiques pratiquants.

M. Iwu arriva en Irlande du Nord en 2004, et demanda l’asile en 2006. En novembre 2009, il se vit délivrer une autorisation exceptionnelle de séjour (discretionary leave to remain) valable jusqu’en novembre 2011. Il n’a pas le droit de travailler. Mme O’Donoghue, dont les parents sont handicapés, perçoit des allocations sociales. Elle rencontra M. Iwu en novembre 2004 et le couple s’installa ensemble en décembre 2005. En mai 2006, M. Iwu demanda en mariage Mme O’Donoghue, qui accepta.

En vertu d’un système mis en place au Royaume-Uni en 2005, M. Iwu, en tant qu’individu relevant du contrôle de l’immigration2, devait, pour pouvoir se marier, obtenir soit une autorisation d’entrée expressément délivrée à cet effet, soit un certificat d’admission délivré en vertu de l’article 19 de la loi de 2004 sur l’asile et l’immigration. Pour obtenir ce certificat, il fallait introduire une demande auprès du ministre de l’Intérieur et verser des frais de dossier d’un montant de 295 livres sterling (GBP). De plus, seuls les ressortissants étrangers ayant une autorisation d’entrée ou de séjour d’une durée suffisante (c’est-à-dire une autorisation valable plus de six mois et n’expirant pas moins de trois mois après l’introduction de la demande) pouvaient se voir délivrer un tel certificat. Cependant, ce système ne s’appliquait pas aux couples souhaitant célébrer un mariage religieux devant l’Eglise d’Angleterre.

Ce système fut réformé à la suite de décisions de justice internes rendues en avril 2006 dans lesquelles il était estimé qu’il portait atteinte de manière importante au droit au mariage garanti par la Convention européenne des droits de l’homme. En vertu de la nouvelle procédure, il était possible de demander aux personnes n’ayant pas d’autorisation d’entrée ou de séjour d’une durée suffisante de fournir des informations supplémentaires à l’appui de leur demande afin de convaincre le ministère de l’Intérieur que le mariage envisagé était un véritable mariage.

M. Iwu et Mme O’Donoghue ne purent toutefois pas se marier dans le cadre de ce système réformé, car M. Iwu, ne satisfaisait pas aux critères de délivrance d’un certificat d’admission, n’ayant pas alors d’autorisation de séjour au Royaume-Uni.

Le 19 juin 2007, une troisième version du système fut mise en place. Elle étendait la possibilité d’obtenir un certificat d’admission aux personnes attendant l’issue d’une demande d’autorisation de séjour.

Selon ces critères, M. Iwu pouvait obtenir un certificat ; cependant, il n’avait pas les moyens de s’acquitter des frais correspondants. Il déposa néanmoins un dossier en juillet 2007, en demandant à être exempté du paiement de ces frais et en expliquant à cet égard que, n’ayant pas l’autorisation de travailler, il était sans ressources, et que les seuls revenus de sa compagne étaient une allocation pour personne à charge et une allocation de revenu minimum. Son dossier fut rejeté purement et simplement pour non-paiement des frais, les autorités estimant qu’il ne pouvait bénéficier d’une dérogation.

Le couple obtint finalement un certificat d’admission le 8 juillet 2008, après que des amis les eurent aidés à payer les frais de dossier. Le mariage fut célébré le 18 octobre 2008.

VIOLATION DE L'ARTICLE 12

La Cour rappelle qu’un Etat contractant n’agit pas nécessairement en violation de l’article 12 lorsque, afin d’établir qu’une future union n’est pas un mariage de complaisance, il soumet à des conditions raisonnables la possibilité pour les ressortissants étrangers de se marier.

Cependant, elle juge gravement préoccupant, à plusieurs titres, le système mis en place au Royaume-Uni. Tout d’abord, la décision d’accorder ou non un certificat d’admission n’était pas, au moment des faits, et n’est toujours pas au moment de l’arrêt, fondée exclusivement sur la sincérité des futurs mariés. Ainsi, dans les trois versions de ce système, les requérants dont l’autorisation de séjour est encore valable suffisamment longtemps après le dépôt du dossier sont admissibles à l’obtention du certificat sans qu’il leur soit demandé, semble-t-il, de fournir des informations relatives à l’authenticité du mariage.

Ensuite, la Cour est particulièrement préoccupée par le fait que la première et la deuxième version de ce système interdisaient l’une comme l’autre de manière systématique l’exercice du droit au mariage pour toutes les personnes relevant d’une catégorie particulière (celles qui, comme M. Iwu, n’avaient pas l’autorisation d’entrer sur le territoire), et ce, que le mariage envisagé soit ou non un mariage de complaisance.

Enfin, comme la Chambre des Lords dans les décisions qu’elle a rendues sur la question, la Cour estime que des frais de dossier tellement onéreux qu’un demandeur nécessiteux ne pourrait les payer sont de nature à porter atteinte à la substance même du droit au mariage, en particulier compte tenu du fait que bon nombre de personnes relevant du contrôle de l’immigration n’ont pas la possibilité de travailler au Royaume-Uni (comme c’était le cas de M. Iwu) ou perçoivent des revenus extrêmement faibles. De plus, le système de remboursement des frais de dossier aux demandeurs les plus pauvres, introduit en juillet 2010, n’a pas permis de supprimer l’atteinte à l’article 12, car le fait même de devoir payer des frais de dossier est un obstacle puissant au mariage.

En conclusion, il y a eu violation du droit au mariage du couple requérant – dont il est clair que la relation était ancienne et stable – de mai 2006 (date à laquelle les intéressés ont exprimé le souhait de se marier) au 19 juin 2007 (date d’introduction de la troisième version du système litigieux) en raison du fait que M. Iwu ne pouvait obtenir de certificat d’admission, et du 19 juin 2007 au 8 juillet 2008, en raison du niveau élevé des frais de dossier. Ainsi, il y a eu violation de l’article 12.

VIOLATION ARTICLE 14 + 9

Pour qu’un problème se pose sous l’angle de l’article 14, il faut que des personnes se trouvant dans des situations analogues soient traitées de manière différente. En l’espèce, une personne n’ayant pas d’autorisation de séjour qui aurait souhaité se marier à l’Eglise d’Angleterre pouvait le faire sans entrave. M. Iwu se trouvait dans une situation analogue, mais ne voulait (en raison de ses convictions religieuses) ni ne pouvait (puisqu’il résidait en Irlande du Nord) contracter un tel mariage. En conséquence, il lui a d’abord été interdit de se marier au Royaume-Uni, puis, à la suite

de modifications du système, il s’est trouvé dans l’impossibilité matérielle de se marier, en raison du montant considérable des frais à verser pour obtenir l’autorisation correspondante. Il y a donc clairement eu une différence de traitement entre lui et une personne qui aurait voulu et pu se marier à l’Eglise d’Angleterre. Le Gouvernement n’ayant pas avancé de justification raisonnable ou objective pour cette différence de traitement, la Cour conclut à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 12. Elle ne juge pas nécessaire d’examiner le point de savoir si le système litigieux était discriminatoire pour d’autres raisons (par exemple, s’il était porteur de discrimination fondée sur la nationalité).

En ce qui concerne la discrimination fondée sur la religion, la Cour note que le Gouvernement a admis qu’il y avait eu violation des droits garantis par la Convention dans le chef de M. Iwu, l’intéressé ayant été soumis à un régime qui ne s’appliquait pas aux personnes désireuses de se marier à l’Eglise d’Angleterre. Il y a donc eu également violation de l’article 14 combiné avec l’article 9.

CUMHURİYETÇİ EĞİTİM VE KÜLTÜR MERKEZİ VAKFI c. TURQUIE

du 2 décembre 2014 Requête 32093/10

Violation de l'article 14 + 9 : Statut privilégié accordé aux lieux de culte pour le paiement des factures d’électricité jugé discriminatoire à l’égard de la confession alévie qui n'en bénéficie pas alors que les autres religions, si !

39.  La Cour rappelle que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. L’application de l’article 14 de la Convention ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 58, CEDH 2008).

40.  La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Pareille liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260 A).

41.  La Cour observe que la demande de la requérante tendant à obtenir la dispense de paiement des factures d’électricité a été rejetée au motif que le cemevi de Yenibosna n’a pas été considéré comme un lieu de culte. Comme la Cour l’a déjà dit, les questions relatives à l’exploitation des bâtiments religieux, y compris les frais engagés en raison du statut fiscal de ces bâtiments sont, dans certaines circonstances, susceptibles d’avoir des répercussions importantes sur l’exercice du droit des membres de groupes religieux à manifester leurs croyances religieuses (voir, The Church of Jesus Christ of Latter-Day Saints c. Royaume-Uni, no 7552/09, § 30, 4 mars 2014, et mutatis mutandis, Association les Témoins de Jéhovah c. France, no 8916/05, §§ 48-54, 30 juin 2011). Pareillement, la Cour est d’avis que la prise en charge des frais d’électricité par des fonds publics pour aider les lieux de culte à faire face à leurs coûts d’électricité est suffisamment liée à l’exercice du droit garanti par l’article 9. Le Gouvernement n’a par ailleurs pas contesté que les coûts encourus par le centre de Yenibosna étaient considérables (668 012,13 TRY, équivalent à 289 182 EUR, selon le taux de change en vigueur à l’époque). Par conséquent, la Cour conclut que le grief de la requérante portant sur le rejet de sa demande tendant à obtenir la dispense de paiement des factures d’électricité entre dans le champ d’application de l’article 9, de sorte que l’article 14 trouve à s’appliquer en l’espèce.

42.  La Cour a établi dans sa jurisprudence que seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010). Elle rappelle que la « religion » est expressément mentionnée à l’article 14 parmi les motifs de discrimination interdits. En outre, en principe, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (Burden, précité, § 60). La notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94).

43.  La Cour note que, selon la fondation requérante, le cemevi du centre de Yenibosna se trouve désavantagé par rapport aux autres lieux de culte. Quant au Gouvernement, il soutient principalement qu’il convient de comparer la situation de la fondation requérante à celles des organisations similaires, à savoir les fondations.

44.  S’agissant de la présente affaire, la Cour relève d’abord que, sur le plan juridique, le statut du cemevi en question est différent de celui des lieux de culte reconnus comme tels par l’État. Elle rappelle à cet égard que le libre exercice du droit à la liberté de religion des alévis est protégé par l’article 9 de la Convention (Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, no 1448/04, § 66, 9 octobre 2007, et Sinan Işik, précité, § 39), ce que nul ne conteste en l’espèce. En outre, il est établi que le centre de Yenibosna comporte une salle consacrée à la pratique de cem, un élément essentiel de l’exercice du culte de la confession alévie. De même, le centre fournit un service de funérailles. La Cour observe également que les activités pratiquées au sein de ce cemevi n’ont aucun caractère lucratif (comparer avec Sivananda de Yoga Vedanta, décision précitée). La Cour conclut dès lors que les cemevis sont, comme les autres lieux de culte reconnus, des lieux destinés à l’exercice du culte d’une conviction religieuse.

45.  Certes, la liberté de religion n’implique nullement que les groupements religieux ou les fidèles d’une religion doivent se voir accorder un statut juridique déterminé ou un statut fiscal différent de celui des autres entités existantes (Alijer Fernández et Rosa Caballero Garcia, décision précitée). La Cour note toutefois qu’un statut spécial a été créé en droit turc pour les lieux de culte. En effet, la jouissance d’un tel statut emporte plusieurs conséquences importantes (paragraphes19-28 ci-dessus) : tout d’abord, les lieux de culte sont exonérés de nombreux impôts et taxes ; ensuite, les frais d’électricité sont pris en charge par un fonds de la DAR; enfin, lors de l’établissement d’un plan d’urbanisme, des emplacements doivent être réservés aux lieux de culte, dont la création est cependant soumise à certaines conditions. La Cour considère donc que la fondation requérante qui abrite un cemevi se trouve dans une situation comparable à celle des autres lieux de culte pour ce qui est du besoin de reconnaissance juridique et de la protection de son statut. En outre, elle note que la décision no 2002/4100 réserve explicitement la prise en charge des frais d’électricité aux lieux de culte reconnus (paragraphe 21 ci-dessus). Par conséquent, en excluant tacitement les cemevis de son champ d’application, la disposition en cause introduit une différence de traitement fondée sur la religion. Il reste à déterminer si la différence de traitement entre les cemevis et les lieux de culte reconnus reposait sur une justification objective et raisonnable au regard de l’article 14.

46.  La Cour note que le tribunal, s’appuyant sur l’article 2 f) de la décision du Conseil des ministres et sur un avis déposé par la Direction des affaires religieuses, a rejeté la demande de la fondation requérante tendant à l’obtention de la dispense du paiement des factures d’électricité conférée aux lieux de culte. En effet, selon l’appréciation des organes de l’État, la confession alévie est vue non pas comme une religion à part entière, mais comme une interprétation soufie de la religion musulmane et, à ce titre, elle ne peut disposer de son propre lieu de culte.

47.  La Cour rappelle que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des traitements distincts. En particulier, la conclusion d’accords entre un État et une communauté religieuse donnée, instituant un régime spécial en faveur de cette dernière, ne s’oppose pas, en principe, aux exigences découlant des articles 9 et 14 de la Convention dès lors que la différence de traitement s’appuie sur une justification objective et raisonnable et qu’il est possible de conclure des accords similaires avec d’autres communautés religieuses qui le souhaitent (Alujer Fernández Caballero et García, décision précitée ; voir aussi Savez crkava « Riječ života » et autres c. Croatie, no 7798/08, § 85, 9 décembre 2010). Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà jugé que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 389, CEDH 2012).

48. La Cour souligne qu’il ne découle des dispositions de la Convention aucune obligation pour les États d’accorder un statut spécial aux lieux de culte. Toutefois, l’État ayant en l’espèce décidé lui-même d’offrir un statut spécial et privilégié aux lieux de culte, et donc d’aller au-delà de ses obligations en vertu de la Convention, il importe de vérifier s’il n’en a pas refusé de manière discriminatoire le bénéfice à certains groupes religieux (voir paragraphe 42 ci-dessus).

49.  À cet égard, la Cour rappelle encore que, selon sa jurisprudence constante, l’obligation découlant de l’article 9 de la Convention impose aux autorités de l’État de rester neutres dans l’exercice de leurs compétences dans ce domaine. Le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État, tel que défini dans la jurisprudence de la Cour, est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation par l’État de la légitimité des croyances religieuses, et ce devoir impose à celui-ci de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre, fussent-ils issus d’un même groupe, se tolèrent (voir, mutatis mutandis, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, voir aussi Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 123, CEDH 2001‑XII). À cet égard, si un État met en place un statut privilégié pour des lieux de culte, tous les groupes religieux qui le souhaitent doivent se voir offrir une possibilité équitable de solliciter le bénéfice de ce statut et les critères établis doivent être appliqués de manière non discriminatoire (voir, mutatis mutandis, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98, § 92, 31 juillet 2008). En effet, l’État n’est pas tenu de donner une suite favorable à une réclamation injustifiée, il lui suffit de mettre en place des critères objectifs et non discriminatoires permettant d’examiner toute demande.

50.  Ayant ainsi circonscrit l’examen de l’affaire, la Cour observe que le refus opposé à la demande de la requérante était fondé sur une appréciation exprimée par les tribunaux internes, sur la base d’un avis émis par l’autorité chargée des affaires dans le domaine de la religion musulmane, selon laquelle la confession alévie n’était pas une religion. Elle considère toutefois qu’une telle appréciation ne peut servir à justifier l’exclusion des cemevis du bénéfice en question, compte tenu du fait que, comme il a été noté ci-dessus (paragraphe 45), les cemevis sont, comme les autres lieux de culte reconnus, des lieux destinés à l’exercice du culte d’une conviction religieuse. Certes, un État peut avoir d’autres raisons légitimes de restreindre la reconnaissance du bénéfice d’un régime spécifique à certains lieux de culte. Dans l’affaire The Church of Jesus Christ of Latter-Day Saints (arrêt précité, § 34), elle n’a pas jugé contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9 qu’un lieu de culte, qui n’était pas accessible au public, fût privé d’une dispense totale de certaines taxes et qu’il dût se contenter de bénéficier d’une réduction de 80 % des taxes. Toutefois, en l’espèce, elle note que le Gouvernement n’a avancé aucune justification à la différence de traitement entre les lieux de culte reconnus et les cemevis.

51.  Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement selon lequel la fondation requérante avait et a toujours la possibilité de bénéficier pour le centre de Yenibosna du tarif réduit d’électricité accordé aux fondations, la Cour n’est pas convaincue qu’une telle possibilité est susceptible de pallier l’absence d’une dispense du paiement des factures d’électricité conférée aux lieux de culte.

52.  À la lumière de toutes ces considérations, la Cour conclut que la différence de traitement dont la fondation requérante a fait l’objet n’avait pas de justification objective et raisonnable. Elle observe que le régime d’octroi de dispense du paiement des factures d’électricité conférée aux lieux de culte opérait une discrimination sur la base de la religion. Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.

Scha'are Schalom ve Tsedek contre France du 27/06/2000 Hudoc 1745 requête 27417/95

Le gouvernement refuse l'agrément à l'association pour la vente de viande casher.

Les causes de ce refus sont purement techniques et strictement liées à la sauvegarde de la santé publique.

Partant, il n'y a pas violation des articles 9 et 14+9 de la Convention. 

L'ARTICLE 14 COMBINE AVEC L'ARTICLE 10

Bayev et autres c. Russie du 20 juin 2017 requêtes nos 67667/09, 44092/12 et 56717/12

Article 10 et 14 : La législation russe interdisant la promotion de l’homosexualité est discriminatoire et porte atteinte à la liberté d’expression.

LES FAITS

Introduites dans un premier temps au niveau régional en 2003 et 2006 puis au niveau fédéral en 2013, les lois prohibant ce que certains nomment la « propagande de l’homosexualité » prévoient selon les requérants une interdiction quasi absolue de faire publiquement référence à l’homosexualité. En particulier, le code des infractions administratives a été modifié en 2013 de manière à interdire spécifiquement la « promotion des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs, (...) qui crée une image déformée de l’équivalence sociale entre les relations sexuelles traditionnelles et les relations sexuelles non traditionnelles ». Pour protester contre ces lois, les trois requérants organisèrent des manifestations entre 2009 et 2012, d’abord devant un établissement d’enseignement secondaire à Ryazan, puis devant une bibliothèque pour enfants à Arkhangelsk et enfin devant un bâtiment administratif à Saint-Pétersbourg. Ils déployèrent des banderoles sur lesquelles on pouvait lire que l’homosexualité était naturelle/normale et non une perversion. Les trois requérants furent par la suite reconnus coupables d’infractions administratives et condamnés à des peines d’amende. Ils firent appel, en vain. Tous les recours dont ils saisirent ultérieurement la Cour constitutionnelle furent également rejetés. Les requérants contestèrent notamment la compatibilité des nouvelles lois avec la Constitution, en particulier avec le principe d’égalité de traitement et de liberté d’expression. Dans ses décisions, la Cour constitutionnelle estima en substance que cette interdiction était justifiée aux fins de la protection de la morale, et indiqua en particulier qu’il existait un risque « de créer une impression déformée d’équivalence sociale entre les relations maritales traditionnelles et non traditionnelles » et d’orienter les enfants sur la voie des relations sexuelles non traditionnelles.

LE DROIT

Article 10 (liberté d’expression)

Comme le reconnaît le Gouvernement, les procédures administratives contre les requérants ont constitué une ingérence dans l’exercice par eux de leur liberté d’expression. Pour déterminer si cette ingérence était justifiée, la Cour décide de concentrer son appréciation sur le caractère nécessaire ou non des lois interdisant, comme mesures générales, la promotion de l’homosexualité (et des relations sexuelles non traditionnelles) auprès de mineurs de Russie. Tout d’abord, la Cour rejette l’argument du Gouvernement selon lequel la réglementation du débat public sur les questions LGBT était justifiée par la nécessité de protéger la morale. Elle prend acte de son affirmation selon laquelle les Russes dans leur majorité désapprouvent l’homosexualité, laquelle serait généralement perçue comme contraire aux valeurs familiales traditionnelles. Par ailleurs, le Gouvernement n’a pas montré en quoi la liberté d’expression sur les questions LGBT aurait pour effet de dévaloriser les « familles traditionnelles » actuelles et existantes, de leur nuire d’une autre manière ou de remettre en cause leur avenir. En effet, la Cour a toujours refusé d’approuver les politiques et les décisions qui traduisaient les préjugés d’une majorité hétérosexuelle envers une minorité homosexuelle. La législation en question est un exemple de ces préjugés, ce que soulignent sans équivoque son interprétation et son application nationales, et que consacrent des formules telles que « créer une image/impression déformée d’équivalence sociale entre les relations sexuelles/maritales traditionnelles et non traditionnelles ». Au contraire, il existe un consensus européen clair sur la reconnaissance des droits des personnes de s’identifier ouvertement comme étant gays, lesbiennes ou membres d’une autre minorité sexuelle, et de défendre leurs propres droits et libertés. La Cour n’accepte pas davantage les autres arguments que le Gouvernement a avancés, à savoir la protection de la santé et des droits d’autrui (notamment des mineurs, qui auraient besoin d’être protégés contre un risque d’incitation à changer d’orientation sexuelle), pour justifier la restriction de la liberté d’expression sur les relations entre deux personnes du même sexe. Pour la Cour, de telles mesures risquent au contraire d’être contre-productives. Concernant un éventuel risque pour la santé publique, la Cour estime que la diffusion d’informations sur les questions sexuelles et d’identité sexuelle et la sensibilisation aux risques associés et aux moyens de protection feraient partie intégrante d’une campagne de prévention des maladies et d’une politique générale de santé publique. Sur le risque que des mineurs soient « convertis » à l’homosexualité, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas été en mesure de fournir une quelconque explication quant au mécanisme par lequel un mineur pourrait être induit à adopter un « mode de vie homosexuel », et encore moins des preuves scientifiques montrant que l’orientation ou l’identité sexuelles d’une personne seraient susceptibles d’être modifiées par une influence extérieure. De plus, en manifestant, les requérants n’ont pas cherché à être en interaction avec des mineurs, ni à s’immiscer dans leur espace privé. Rien sur leurs banderoles n’était inexact, sexuellement explicite ou agressif ; leurs messages ne pouvaient pas davantage être interprétés comme une invitation à un enseignement sur des questions de genre. En effet, pour autant que des mineurs témoins de la campagne des requérants ont été exposés à des idées de diversité, d’égalité et de tolérance, l’adoption de ces points de vue n’a pu que favoriser la cohésion sociale. La Cour souligne par ailleurs le caractère vague de la terminologie employée dans les dispositions juridiques en question et la portée potentiellement illimitée de leur application. Ces dispositions juridiques ouvrent la voie à des abus, comme le montrent les causes des requérants. Ainsi, l’un d’eux a été condamné à verser une amende pour une manifestation qui avait eu lieu devant l’administration de la ville de Saint-Pétersbourg, lieu public qui n’est pas spécialement réservé aux mineurs. Cela signifie apparemment que l’exposition fortuite ou potentielle à la vue d’un mineur dans un lieu quelconque peut constituer une infraction. En outre, même des déclarations telles que « l’homosexualité n’est pas une perversion » et « l’homosexualité est naturelle » ont été considérées comme non suffisamment neutres et comme revenant à promouvoir l’homosexualité. Par-dessus tout, la Cour estime qu’en adoptant de telles lois les autorités ont renforcé la stigmatisation et le préjugé et encouragé l’homophobie, qui est incompatible avec les valeurs – d’égalité, de pluralisme et de tolérance – d’une société démocratique. La Cour conclut donc que, en adoptant les différentes mesures générales en question et en les appliquant aux requérants, les autorités russes ont outrepassé la marge de manœuvre (« marge d’appréciation ») dont elles jouissaient, au regard de l’article 10, pour restreindre la liberté d’expression. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10.

Article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 10

La Cour a déjà eu l’occasion de souligner que les différences motivées uniquement par des considérations tenant à l’orientation sexuelle sont inacceptables au regard de la Convention. Le contenu du code des infractions administratives et la position de la Cour constitutionnelle indiquent spécifiquement que les relations entre deux personnes du même sexe sont d’un rang inférieur aux relations entre deux personnes de sexe opposé. Comme la Cour l’a constaté ci-dessus, cela traduit les préjugés d’une majorité hétérosexuelle envers une minorité homosexuelle. Dès lors, le Gouvernement n’a pas fourni de raisons solides et convaincantes pour justifier le traitement différent qui a été réservé aux requérants, et il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 10.

Décision d'irrecevabilité du 29 mars 2012

Axel Springer AG c. Allemagne requête no 44585/10

La Cour considère qu'on ne saurait tirer de la Convention un droit pour la presse d'avoir accès à une source d'information particulière.

Elle rappelle que, sur le terrain de l'article 10, les Etats contractants disposent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de la nécessité et de l'ampleur d'une ingérence dans la liberté d'expression et que l'article 14 n'interdit pas toute distinction de traitement dans l'exercice des droits et libertés reconnus. Une distinction n'est discriminatoire et ne constitue une violation de l'égalité de traitement que si elle manque de justification objective et raisonnable, ce qui vaut en l'absence de but légitime ou lorsqu'il existe un rapport déraisonnable entre le but fixé et les moyens employés. Les Etats jouissent aussi d'une marge d'appréciation pour déterminer si des différences entre des situations analogues justifient des distinctions particulières de traitement.

Le fait que les accusés impliqués dans le procès en cause étaient mineurs à la date de commission des faits d'une partie des délits dont ils étaient accusés, avait pour conséquence que le procès devait se tenir à huis clos. L'article 6 § 1 de la Convention prévoit d'ailleurs que l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public lorsque les intérêts des mineurs l'exigent.

Le président de la chambre du tribunal régional avait néanmoins admis un nombre restreint de représentants de la presse, considérant l'intérêt particulier qu'avait suscité le meurtre et le fait que les accusés étaient majeurs au moment de celui-ci. Il avait tenu pour légitime l'intérêt des médias à pouvoir rendre compte de ce procès pénal. Le président de la chambre était parfaitement conscient de l'intérêt pour la presse de suivre ce procès et pour le public de recevoir des informations. La société Axel Springer AG le reconnaît, ne contestant pas la restriction de l'accès de la salle mais seulement le mode de sélection des journalistes retenus. Il y aurait eu une discrimination à l'encontre des journalistes qui n'ont pas été retenus, alors qu'une autre solution aurait évité le problème.

La Cour observe que la limitation des places, et partant, la possibilité que certains journalistes ne fussent pas retenus, constituaient un but légitime, à savoir la protection des intérêts des accusés mineurs à l'époque d'une partie des faits. Quant à la question de la proportion raisonnable entre le but visé et les moyens employés, la Cour relève que le mode de sélection retenu - le tirage au sort - n'était pas de nature à favoriser indûment un représentant de la presse par rapport à un autre. Ce moyen permettait un accès égal à tous les journalistes intéressés pour prendre part à cette procédure neutre d'attribution des places disponibles.

En dernier lieu, la Cour observe que la société Axel Springer AG n'était pas empêchée formellement de rendre compte du procès en cause, car le tribunal régional publiait des communiqués de presse à l'issue des jours d'audience. Elle remarque qu'un correspondant d'agence de presse avait été admis parmi les journalistes habilités, dont le rôle est de mettre des informations à la disposition de tous les médias. On ne saurait par conséquent soutenir que la société Axel Springer AG n'a pas été en mesure d'informer ses lecteurs de ce procès.

Compte-tenu du fait que l'accès à la salle d'audience était nécessairement limité, qu'un système de tirage au sort permettait l'égalité d'accès pour demander l'habilitation de presse, et eu égard à la marge d'appréciation laissée aux Etats en matière de liberté d'expression couverte par l'article 10 de la Convention, la Cour estime que la société Axel Springer AG n'a pas fait l'objet d'une différence de traitement injustifiée.

VGT Vereingegen Tierfabriken contre Suisse du 28/06/2001 Hudoc 2679 requête 24699/94

La Cour constate la violation de l'article 10 de la Convention du fait que l'association de défense des animaux n'a pu faire passer des spots publicitaires à la télévision suisse pour inciter les consommateurs à ne pas manger de viande.

La Cour examine le grief sous l'angle des articles 14+10 de la Convention:

"§27: La Cour prend note de l'arrêt du tribunal fédéral du 20 août 1997 selon lequel les annonces personnelles de l'industrie de la viande étaient économiques par nature en ce qu'elles visaient à augmenter son chiffre d'affaire alors que la publicité de l'association requérante qui exhortait les téléspectateurs à réduire leur consommation de viande, exprimait une opposition à l'élevage en batterie et concernait la protection des animaux.

§88: En conséquence, l'association requérante et l'industrie de la viande ne sauraient être considérées comme étant "placées dans une situation comparable", leurs publicités ayant un objet différent.

§89: Dès lors, il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention"

ARTICLE 14 COMBINE AVEC L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

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- LES DROITS FINANCIERS ET SOCIAUX DES DÉTENUS

- LES DROITS SUCCESSORAUX DES ÉPOUSES ET FEMMES

- L'AFFAIRE MACKX et ses suites : LES DROITS DE SUCCESSION DES ENFANTS NATURELS

- L'AFFAIRE FABRIS et ses suites : LES DROITS SUCCESSORAUX DES ENFANTS ADULTERINS

- LES PENSIONS ALIMENTAIRES EN MATIÈRE DE DIVORCE

- LE PAIEMENT DES SALAIRES

- LES PENSIONS DE RETRAITE OU D'HANDICAPE, LES ALLOCATIONS LOGEMENTS ET LES ASSURANCES SANTÉ

- L'INDEMNISATION DES FAUTES DE L'EMPLOYEUR

- LES DROITS DE CHASSE.

LES DROITS FINANCIERS ET SOCIAUX DES DÉTENUS

Décision d'irrecevabilité du 21 mai 2015

SS et FA et autres C. Royaume Uni requêtes n°40356/10 et 54466/10

Non violation de l'article 14 combiné à l'article 1 du Protocole 1 : Les détenus ne peuvent pas réclamer des droits sociaux comme les personnes libres

L’affaire porte sur le droit de cinq détenus à percevoir des prestations sociales alors qu’ils purgeaient des peines pénales dans des hôpitaux psychiatriques. De nouvelles règles furent introduites en 2006 pour garantir que les détenus internés dans des établissements psychiatriques ne puissent pas percevoir les prestations sociales versées aux autres patients, jusqu’à la date à laquelle ils pouvaient prétendre à être libérés. Les requérants se plaignaient notamment que le refus de leur verser les prestations sociales perçues par tous les autres patients hospitalisés dans des établissements psychiatriques générait une discrimination injustifiée.

La Cour souligne que les États jouissent d’une ample marge d’appréciation pour prendre des décisions relevant de leurs politiques socioéconomiques, par exemple pour déterminer les personnes ayant droit à des prestations sociales. Elle conclut en conséquence que l’affaire est irrecevable, la différence de traitement n’étant pas déraisonnable, eu égard au fait que les requérants, tout en ayant la qualité de patients, sont également des détenus condamnés à des peines d’emprisonnement.

ARTICLE 14 ET ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

Selon la jurisprudence de la Cour, il est discriminatoire de traiter des personnes se trouvant dans une situation comparable de manière différente sans justification objective et raisonnable.

Conformément aux observations formulées par les juridictions britanniques, la Cour estime que les requérants ont des éléments importants en commun avec les autres patients mais également avec les autres détenus, et qu’une comparaison peut être valablement établie aussi bien avec les premiers qu’avec les seconds. Notamment, bien que la situation des requérants puisse être comparée avec celle d’autres patients, leur statut de détenu demeure très pertinent s’agissant d’apprécier si le refus de leur verser des prestations sociales a entraîné une discrimination. Les requérants ont le statut de patients en hôpitaux psychiatriques puisqu’ils ont besoin d’un traitement pour des problèmes mentaux relativement sévères, mais ils sont avant tout des détenus, étant donné qu’ils ont été placés dans des établissements psychiatriques après que des juges les aient condamnés pour des infractions graves et aient estimé qu’ils méritaient d’être incarcérés à titre de sanction.

La Cour ne voit pas en quoi la différence de traitement était disproportionnée. Elle réitère que les États jouissent d’une grande latitude (« d’une ample marge d’appréciation ») pour prendre des décisions relevant de leurs politiques socioéconomiques nationales, par exemple pour déterminer les personnes ayant droit à des prestations sociales. Cette latitude s’applique également en matière pénitentiaire et pénale, et notamment à la décision d’appliquer une règle générale déniant aux détenus condamnés le droit de percevoir des prestations sociales. La Cour relève que les requérants étaient toujours sous le coup d’une peine d’emprisonnement pendant leur hospitalisation, et que le temps passé à l’hôpital était imputable sur leur peine. Si un détenu continuait à être interné dans un hôpital après le terme de sa peine d’emprisonnement, il serait rétabli dans ses droits, mais s’il était autorisé à sortir de l’hôpital avant le terme de sa peine, il devrait retourner en prison.

La Cour accorde également du poids aux deux justifications avancées par le Gouvernement pour refuser de verser des prestations aux requérants. Le Gouvernement soutient que le versement de prestations équivaudrait à un double avantage, étant donné que l’État répond déjà aux besoins fondamentaux des détenus internés dans des établissements psychiatriques. La Cour relève en outre que les requérants ne seraient donc pas laissés sans moyen de subsistance en raison du non versement des prestations. Ils percevaient de toute façon une allocation discrétionnaire. Le Gouvernement estime également que le non-versement de prestations doit être vu comme un aspect de la sanction.

La Cour observe que les détenus, bien que privés de leur liberté, ne perdent pas leurs autres droits au titre de la Convention. Toutefois, la jouissance de ces autres droits est inévitablement influencée par le contexte de la prison. La Cour conclut que la différence de traitement relève des choix autorisés ouverts aux autorités internes, et ne constitue pas une discrimination contraire à l’article 14. Dès lors, elle rejette les requêtes pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 et 4 (critères de recevabilité) de la Convention.

Arrêt Van der Mussele contre Belgique du 23/11/1983 Hudoc 174 requête 8919/80

La Cour constate qu'il n'y a pas de violation de l'article 14 de la Convention et P1-1 puisque le détenu obligé de travailler durant sa détention, reçoit à sa sortie de prison, son pécule accumulé pour aider à "recommencer sa vie".

LES DROITS SUCCESSORAUX DES ÉPOUSES ET FEMMES

DİMİCİ c. TURQUIE du 5 juillet 2022 Requête no 70133/16

Art 14 (+ Art 1 P1) • Discrimination • Obligations positives • Tribunaux appliquant, au détriment d’une femme et de ses héritiers, le statut d’une fondation privée du 16e siècle réservant un revenu aux descendants masculins du fondateur • Acte constitutif de la fondation appliqué par les tribunaux sans vérifier sa conformité à la Convention, à la Constitution ou aux lois

Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

121.  Pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (voir, parmi beaucoup d’autres, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 125, CEDH 2012, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 98, CEDH 2013, et Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, 24 janvier 2017).

122.  Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de l’article 14. Seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable, ou « situation », sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 (Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 113, 5 septembre 2017, et les affaires qui y sont citées).

123.  La Cour rappelle aussi que dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Au regard de cette disposition, une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Fabris, précité, § 56).

124.  Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 88, CEDH 2011).

125.  La Cour rappelle en outre que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe (voir paragraphes 58 et 61 ci-dessus) et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement. En particulier, des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Par exemple, les États ne peuvent imposer des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille (Konstantin Markin, précité, § 127).

126.  En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 85, CEDH 2013 (extraits), D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 177, et Molla Sali, précité, § 137).

127.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 14 peut aussi imposer aux États membres des obligations positives visant à assurer le respect du principe de non-discrimination dans les relations entre personnes privées. Elle a en effet considéré qu’elle ne pouvait rester inerte lorsque l’interprétation faite par une juridiction nationale d’un acte juridique – qu’il s’agisse d’une clause testamentaire, d’un contrat privé, d’un document public, d’une disposition légale ou encore d’une pratique administrative – apparaît comme étant déraisonnable, arbitraire ou en flagrante contradiction avec l’interdiction de discrimination établie à l’article 14, et plus largement avec les principes sous-jacents à la Convention (voir Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 59, CEDH 2004‑VIII, où une juridiction interne appelée à interpréter le testament d’une personne avait considéré que celle-ci avait voulu exclure les enfants adoptifs du bénéfice de sa succession).

128.  Par ailleurs, les États sont tenus de prendre des mesures suffisantes pour protéger les individus contre le traitement discriminatoire dont ils allèguent avoir fait l’objet, notamment la mise en place d’un système judiciaire qui garantisse une protection réelle et effective contre la discrimination (voir Danilenkov et autres c. Russie, no 67336/01, §§ 124, 125 et 136, CEDH 2009 (extraits), affaire qui concernait une discrimination fondée sur l’appartenance à un syndicat).

b)    Application au cas d’espèce

  • Sur l’existence d’une différence de traitement fondée sur le sexe

  • 129.  La Cour observe que la de cujus des requérants s’est vu refuser le droit de bénéficier de l’excédent de revenu de la fondation Örfioğlu alors que, parce qu’elle était une descendante en ligne directe, elle y aurait eu droit si elle avait été de sexe masculin.

    130. Elle a également été privée de la possibilité de « transmettre » à ses enfants la qualité de bénéficiaire de l’excédent de revenu (lorsque l’ordre générationnel le leur aurait permis), contrairement aux descendants de sexe masculin se trouvant dans une situation non pas simplement analogue mais strictement identique à la sienne.

    131.  Quant à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la situation dont se plaignent les requérants n’était pas préjudiciable à leur de cujus dans la mesure où les sommes versées aux descendants de sexe masculin sont celles qui restent après le versement de l’aide vestimentaire et de la pension alimentaire aux descendantes, la Cour estime, compte tenu notamment de l’indication selon laquelle la fondation disposerait de plusieurs millions de livres turques de revenus (voir paragraphe 7 ci-dessus), qu’elle est spéculative et qu’elle ne correspond aucunement à la situation ici en cause. L’éventualité que les sommes versées aux descendants au titre de l’excédent de revenu puissent éventuellement être inférieures à celles versées aux descendantes ne change rien à l’existence d’une discrimination.

    132.  Au demeurant, cette thèse n’a aucune incidence sur le second point de la différence de traitement (voir paragraphe 130 ci-dessus). En effet, en vertu de l’acte constitutif de la fondation, si les femmes ne peuvent accéder à la qualité d’ayant droit à l’excédent de revenus, leurs enfants ne peuvent eux non plus bénéficier de cette qualité, quand bien même l’ordre générationnel le permettrait.

    133.  Quant à l’argument que le Gouvernement tire de ce second point (voir paragraphe 118 ci-dessus), la Cour estime qu’il est spécieux. En effet, si certains hommes se trouvent privés de la qualité de bénéficiaire des revenus, c’est en raison non pas d’une absence de discrimination mais précisément de la discrimination subie par leurs mères.

    134.  Par conséquent, la Cour estime qu’il ne fait aucun doute que la de cujus des requérants avait fait l’objet d’une différence de traitement fondée sur le sexe.

    1. Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

    α) Sur la nature des obligations en jeu

    135.  La Cour observe que le Gouvernement soutient que le grief devrait être examiné sur le terrain des obligations positives, qu’il insiste sur la circonstance que la fondation Örfioğlu est administrée non pas par les autorités publiques mais par les descendants du fondateur et qu’il estime que le différend en cause est d’ordre purement privé.

    136.  La Cour relève toutefois que la mesure constitutive de la discrimination en cause n’est pas une décision adoptée par la fondation mais par un jugement du TGI. Celui-ci n’a pas été rendu dans le cadre d’un contentieux visant à faire annuler un quelconque refus de la fondation de reconnaître à la de cujus la qualité d’ayant droit à l’excédent puisque les fondations n’ont pas compétence pour ce faire. En effet, en vertu du droit interne (voir paragraphes 48 à 50 ci-dessus), le pouvoir de reconnaître cette qualité appartient aux seules autorités judiciaires. En d’autres termes, l’atteinte au droit de la de cujus des requérants que constitue le refus de l’admettre au bénéfice de la qualité d’ayant droit découle d’un acte de l’autorité judiciaire.

    137.  Toutefois, si les tribunaux ont décidé de ne pas reconnaître à l’intéressée la qualité d’ayant droit à l’excédent de revenu, ils l’ont fait en se fondant sur les dispositions de l’acte constitutif de la fondation. La Cour observe d’ailleurs que le grief est précisément tiré de la circonstance que les tribunaux n’ont pas écarté les dispositions discriminatoires de cet acte, c’est-à-dire d’une omission ou d’une passivité des tribunaux. Dès lors, elle estime que la question soulevée doit être examinée sur le terrain des obligations positives (voir, à contrario, Molla Sali, précité, où les tribunaux avaient écarté, pour un motif discriminatoire, les dispositions testamentaires de l’époux de la requérante favorables à cette dernière et où la Cour avait examiné le grief sous l’angle des obligations négatives).

    138.  À cet égard, la Cour souligne que la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État ne se prête pas à une définition précise, mais que les principes applicables n’en sont pas moins comparables. Que l’on analyse l’affaire sous l’angle de l’obligation positive de l’État ou sous celui de l’ingérence des pouvoirs publics, qui doit être justifiée, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans un cas comme dans l’autre, il faut avoir égard au « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, mutatis mutandis, Saraç et autres c. Turquie, no 23189/09, § 71, 30 mars 2021).

    β) Sur le respect des obligations

    139.  La Cour observe que le refus des tribunaux de reconnaître à la de cujus des requérants la qualité d’ayant droit à l’excédent de revenu en raison de son sexe découle des dispositions de l’acte constitutif. L’examen des décisions judiciaires fait apparaitre que la discrimination subie par l’intéressée ne reposait sur aucune justification autre que la volonté du fondateur, laquelle procède de considérations sociales et d’une vision de la femme qui prévalaient à l’époque de la création de la fondation, c’est-à-dire au début du 16e siècle.

    140.  La Cour relève que l’ensemble des arguments avancés par le Gouvernement pour justifier l’approche des tribunaux convergent essentiellement vers le même point, lequel consiste à affirmer que dans le cadre de ce qu’il considère comme un litige privé, c’est la volonté du fondateur qui devrait primer, et ce au nom de la liberté contractuelle et des prérogatives attachées au droit de propriété et au droit d’association.

    141.  Il est évident que le fait de suivre cette logique reviendrait à vider de leur substance et même à nier l’existence d’obligations positives imposant aux États le devoir de prévenir, de faire cesser et de sanctionner la discrimination. En effet, la circonstance que le litige relevait d’une relation entre personnes privées n’est pas en soi de nature à exonérer l’État de ses obligations d’adopter certaines mesures nécessaires en vue de prévenir et de sanctionner la discrimination entre des personnes privées, et notamment de mettre en œuvre une protection judiciaire effective contre la discrimination.

    142.  La Cour rappelle que ni le principe de l’autonomie de la volonté et la liberté contractuelle qui en découle, ni la liberté d’association et le droit de disposer librement de ses biens ne sont absolus. Bien au contraire, ils sont encadrés et délimités par le droit et ne peuvent déroger à la loi, notamment aux règles d’ordre public, et encore moins à la Constitution. Ainsi le veut la hiérarchie des normes.

    143.  La Cour constate que les tribunaux se sont contentés d’établir puis d’appliquer la volonté du fondateur, tel qu’exprimée dans l’acte constitutif, sans chercher à la confronter aux règles d’ordre public. Ainsi, ils ne semblent nullement s’être souciés de vérifier la conformité de la volonté du fondateur à la Convention, à la Constitution ou aux lois, alors même qu’elle soulevait manifestement une question au regard du principe de non-discrimination et du principe de l’égalité entre hommes et femmes.

    144.  Ni les tribunaux, ni le Gouvernement n’ont avancé le moindre argument susceptible de justifier que la volonté discriminatoire d’un individu faisant usage des prérogatives découlant du droit de propriété puisse bénéficier d’un niveau de protection supérieur et prévaloir sur le principe de non-discrimination, lequel non seulement est d’ordre constitutionnel mais, de surcroît, fait partie des principes qui sous-tendent l’instrument de l’ordre public européen qu’est la Convention.

    145.  En ce qui concerne l’argument selon lequel la volonté du fondateur était conforme au droit en vigueur à l’époque où elle a été exprimée, la Cour estime que celui-ci ne saurait être considéré comme décisif en l’espèce. En effet, la légalité d’une pratique au moment de son adoption ne saurait en soi garantir une quelconque primauté ou immunité face aux normes actuelles relatives à l’ordre public et face à la Convention. D’ailleurs, la loi relative à l’entrée en vigueur du code civil semble elle aussi aller en ce sens (voir paragraphe 53 ci-dessus). Cela est d’autant plus vrai lorsque, comme en l’espèce, cette pratique procède de conceptions sociales et morales et d’une vision archaïque du rôle de la femme qui n’ont plus cours dans la société turque et plus largement dans les sociétés européennes.

    146.  Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel les modalités de répartition de l’excédent de revenus de la fondation découlant de la volonté du fondateur devraient être protégées dans la mesure où la fondation contribue à des activités d’intérêt général, la Cour n’aperçoit aucun lien entre lesdites modalités et la réalisation d’activités relevant de l’intérêt général.

    147.  En effet, si la fondation utilise ses revenus en priorité pour l’entretien de son patrimoine immobilier, et notamment des biens offerts à un usage commun du public, et pour la distribution de nourriture aux nécessiteux pendant une période donnée, et si ces activités relèvent effectivement de l’intérêt général, la répartition de l’excèdent de revenu n’a aucune incidence sur la capacité de la fondation à réaliser ces missions puisque que ladite répartition ne concerne que les sommes qui restent une fois ces missions accomplies.

    148.  Il découle de l’ensemble de ce qui précède que les autorités ne se sont pas dûment acquittées de leur obligation positive de protéger la de cujus des requérants contre une discrimination fondée sur le sexe.

    149.  Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    150.  La Cour estime utile de préciser la portée du présent arrêt dans le temps.

    151.  Si elle interprète la Convention à la lumière des conditions d’aujourd’hui, la Cour n’ignore pas que des différences de traitement entre descendants d’une fondation dans le domaine patrimonial ont durant de longues années passé pour licites en Turquie.

    152.  Elle considère que le principe de sécurité juridique, nécessairement inhérent au droit de la Convention, dispense l’État défendeur de remettre en cause des actes ou situations juridiques antérieurs au présent arrêt (voir Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 58, série A no 31, et, mutatis mutandis, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 314, 1er décembre 2020).

    Grande Chambre Molla Sali c. Grèce du 19 décembre 2018 requête n° 20452/14

    Violation de l'article 14 combiné à l'article 1 du Protocole 1 : Application de la charia à un litige successoral malgré la volonté du testateur, un grec issu de la minorité musulmane. Son épouse s'est vue imposée la charia sous l'interprétation du mufti, à la place du code civil grec, alors que son mari défunt voulait l'application du droit grec.

    L’affaire concerne l’application, par les juridictions nationales, de la loi sacrée de l’Islam (charia) à un litige successoral entre des ressortissants grecs issus de la minorité musulmane, malgré la volonté du testateur (un grec issu de la minorité musulmane, le mari défunt de Mme Molla Sali) qui avait légué l’ensemble de ses biens à son épouse par un testament établi selon le droit civil grec. Les juridictions estimèrent que le testament ne produisait pas d’effet car le droit applicable en l’espèce était le droit successoral musulman. En Grèce, ce droit s’applique spécifiquement aux grecs de confession musulmane. Mme Molla Sali, qui fut privée des trois quarts de son héritage, estimait avoir subi une différence de traitement fondée sur la religion car si son époux n’avait pas été de confession musulmane, elle aurait hérité de la totalité de la succession. La Cour juge en particulier que la différence de traitement subie par Mme Molla Sali en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur grec de confession musulmane, par rapport au bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur grec n’étant pas de confession musulmane, n’avait pas de justification objective et raisonnable. Entre autres, la Cour précise que la liberté de religion n’astreint pas les États contractants à créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers. Néanmoins, un État qui a créé un tel statut doit veiller à ce que les critères pour que ce groupe bénéficie de ce statut soient appliqués d’une manière non discriminatoire. Par ailleurs, le fait de refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir non seulement aboutit à un traitement discriminatoire, mais constitue également une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification. Enfin, la Cour relève que la Grèce est le seul pays en Europe qui, jusqu’à l’époque des faits, appliquait la charia à une partie de ses citoyens contre leur volonté. Cela est d’autant plus problématique que dans le cas d’espèce cette application a provoqué une situation préjudiciable pour les droits individuels d’une veuve qui avait hérité de son mari selon les règles de droit civil, mais qui s’est par la suite trouvée dans une situation juridique que ni elle ni son mari n’avaient voulue.

    LES FAITS

    À la mort de son époux, Mme Molla Sali hérita de tous les biens de son mari, par testament établi par ce dernier devant notaire. Par la suite, les deux sœurs du défunt contestèrent la validité du testament, alléguant que leur frère appartenait à la communauté musulmane de Thrace et que toute question relative à la succession de leurs biens était soumise à la loi musulmane et à la compétence du « mufti » et non aux dispositions du code civil grec. Elles se prévalaient notamment du traité de Sèvres de 1920 et du traité de Lausanne de 1923 qui prévoyaient l’application des coutumes musulmanes et de la loi sacrée musulmane aux ressortissants grecs de confession musulmane. Les deux sœurs furent déboutées par les juridictions de première instance et d’appel : en septembre 2011, la cour d’appel de Thrace estima que le choix du défunt, citoyen grec de confession musulmane et membre de la minorité religieuse de Thrace, de s’adresser à un notaire et de lui demander d’établir un testament public, en déterminant lui-même les personnes auxquelles il léguait ses biens et la manière de le faire, constitue son droit prévu par la loi de disposer de ses biens après son décès dans les mêmes conditions que les autres citoyens grecs. La Cour de cassation infirma cependant cet arrêt, jugeant que les questions d’héritage au sein de la minorité musulmane grecque devaient être réglées par le « mufti » selon les règles de la loi islamique. L’affaire fut ensuite renvoyée devant la cour d’appel qui, le 15 décembre 2015, jugea que le droit applicable à la succession du défunt était la loi musulmane sacrée et que le testament litigieux ne produisait pas d’effet juridique. Le pourvoi en cassation de Mme Molla Sali fut rejeté le 6 avril 2017.

    LE DROIT SUCCESSORAL DU CODE CIVIL GREC

    33. Les articles pertinents du code civil disposent :

    Article 1724

    « Le testament public est établi sur la déclaration de dernière volonté du testateur, reçue par un notaire en présence de trois témoins, ou d’un second notaire et d’un témoin, et conformément aux dispositions des articles 1725 à 1737.» 

    Article 1769

    « Tout notaire dépositaire d’un testament, doit, dès qu’il a pris connaissance du décès du testateur, en envoyer copie au greffier du tribunal de première instance compétent s’il s’agit d’un testament public (...)

    (...) Le testament public adressé au greffier est ouvert à la première audience du tribunal [postérieurement à la réception du testament].»

    Article 1956

    « Le tribunal de la succession délivre à l’héritier, sur la requête de celui-ci, un certificat attestant de son droit d’héritier et la part successorale qui lui revient (certificat d’héritier – « »).»

    LE DROIT SUCCESSORAL MUSULMAN

    35. En droit successoral musulman (Farâ’idh), la succession ab intestat est le mode de succession le plus courant. Le décès entraîne l’extinction définitive des rapports juridiques entre le défunt et les tiers. Parmi les tiers figurent les héritiers du défunt, qui sont considérés comme des créanciers de celui-ci. Les créanciers autres que les héritiers ont un rang supérieur à ces derniers et doivent être satisfaits en premier lieu, faute de quoi toute succession aux héritiers est nulle.

    36. La part successorale des héritiers de sexe masculin est double de celle des héritiers de sexe féminin. Les premiers sont considérés comme des héritiers « autonomes » et ont droit à la masse de la succession qui reste une fois que les ayants droit à des parts ont reçu celles-ci. L’épouse survivante et les filles du défunt sont considérées comme des détentrices de parts. Les parts sont au nombre de six : une moitié, un quart, un huitième, un tiers, deux tiers et un sixième. Ainsi, l’épouse survivante recevra un huitième de la succession, en présence d’enfants, et un quart en l’absence d’enfants. Si le défunt a pour seul enfant une fille, celle-ci aura droit à la moitié de la succession. Si le défunt a aussi des frères et une mère, sa fille recevra un sixième.

    37. Par un jugement no 152/1991, le tribunal de première instance de Rhodope a dit que le régime des parts successorales inégales lors de la succession ab intestat était contraire à l’article 4 § 2 de la Constitution, qui garantit l’égalité entre les deux sexes.

    38. La charia prévoit aussi un testament islamique mais celui-ci s’apparente plutôt à un legs. Un tel testament est rédigé par le mufti luimême ou est établi oralement devant deux témoins. Il permet à l’intéressé de transmettre jusqu’à un tiers de ses biens à des tiers (qui ne sont pas ses héritiers) dans un but caritatif.

    39. Le mufti est un fonctionnaire grec qui a rang de directeur général de l’administration et qui est nommé par décret présidentiel sur proposition du ministre de l’Éducation nationale et des Affaires religieuses (à propos du rôle du mufti, voir aussi les paragraphes 50 et 77 ci-dessous).

    ARTICLE 14 COMBINE A L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

    b. Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

    i) Principes généraux

    123. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. L’article 14 n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites dispositions. L’interdiction de la discrimination que l’article 14 consacre dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique aussi aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (voir, parmi beaucoup d’autres, E.B. c. France [GC], no 43546/02, §§ 47-48, 22 janvier 2008 ; Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 63, CEDH 2010 ; İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 158, 26 avril 2016 ; Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 88, 24 mai 2016, et Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017).

    124. Par ailleurs, la notion de « bien » évoquée à la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 211, CEDH 2015 et les affaires y citées).

    125. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (ibidem, § 211 ; voir aussi Brosset-Triboulet c. France [GC] no 34078/02, § 65, 29 mars 2010, et Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 51, CEDH 2013).

    126. Le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme « droit », voire comme « droit de propriété », ne s’oppose pas à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Brosset-Triboulet, précité, § 71). Un intérêt patrimonial reconnu par le droit interne – même s’il est révocable dans certaines circonstances – peut s’analyser en un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 105, CEDH 2000‑I).

    127. Enfin, la Cour rappelle que dans les cas où la Cour examine sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel un requérant a été privé, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une valeur patrimoniale, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été ce motif discriminatoire, l’intéressé aurait eu un droit, sanctionnable par les tribunaux internes, sur cette valeur patrimoniale (Fabris, précité, § 52 ; voir aussi, mutatis mutandis, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 55, CEDH 2005-X).

    ii) Application des principes en l’espèce

    128. En la présente espèce, il convient d’établir si les faits de la cause, à savoir l’impossibilité pour la requérante de tirer bénéfice d’un testament en sa faveur, conformément au code civil, tombe sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1.

    129. La Cour a déjà été saisie d’affaires dans lesquelles un décès survenu dans une famille avait automatiquement transféré aux proches parents, selon les termes du droit pertinent, des droits héréditaires sur la succession (Mazurek c. France, no 34406/97, § 42, CEDH 2000-II, et Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 32, 22 novembre 2004). Or, en l’occurrence, il est question de l’acquisition de droits successoraux par l’effet d’un testament établi conformément au code civil.

    130. En l’espèce, il y a lieu de noter que, par une décision du 10 juin 2008 (paragraphe 10 ci-dessus), le tribunal de première instance de Komotini a homologué le testament et que, le 6 avril 2010, la requérante a établi devant notaire un acte d’acceptation de la succession. Cet acte a été notifié au Trésor public. La requérante a ensuite fait enregistrer les biens transmis auprès du bureau de cadastre de Komotini et a payé les droits correspondants. Le tribunal de première instance de Rhodope et la cour d’appel de Thrace se sont prononcés sur l’action des sœurs du défunt en validant le testament, que son auteur avait librement choisi de rédiger selon les dispositions pertinentes du code civil. Si la requérante ne disposait pas du certificat d’héritier prévu par l’article 1956 du code civil, c’est parce que les sœurs du défunt avaient contesté la validité du testament tout de suite après l’ouverture de celui-ci par le tribunal de première instance (paragraphe 11 ci-dessus). Dès lors, la requérante aurait hérité de la totalité de la succession de son époux testateur si ce dernier n’avait pas été de confession musulmane.

    131. Dans ces conditions, la Cour considère que l’intérêt patrimonial de la requérante à succéder à son mari était suffisamment important et reconnu pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (voir mutatis mutandis, Fabris, précité, § 54).

    132. Il en résulte que les intérêts patrimoniaux de la requérante tombent sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 et du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit à rendre l’article 14 de la Convention applicable.

    c. Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

    i) Principes généraux

    133. Pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (voir, parmi beaucoup d’autres, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 125, CEDH 2012 ; X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 98, CEDH 2013 ; Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, 24 janvier 2017, et Fábián, précité, § 113). En d’autres termes, l’obligation de démontrer l’existence d’une « situation analogue » n’implique pas que les catégories comparées doivent être identiques.

    134. Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de l’article 14. Seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable, ou « situation », sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 (Fábián, précité, § 113, et les affaires qui y sont citées). Sur ce point, la Cour rappelle que, dans sa jurisprudence, elle entend généralement en un sens large l’expression « autre situation » (Carson et autres, précité, § 70) et que l’interprétation de celle-ci ne se limite pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, §§ 56-59, 13 juillet 2010). Par exemple, un problème de discrimination a surgi dans des affaires où la situation des requérants, qui selon eux avait servi de fondement à un traitement discriminatoire, avait été déterminée au regard de leurs circonstances familiales, par exemple le lieu de résidence de leurs enfants (Efe c. Autriche, no 9134/06, § 48, 8 janvier 2013). Dès lors, au vu de sa finalité et de la nature des droits qu’il est censé protégé, l’article 14 s’étend aussi aux circonstances dans lesquelles le traitement défavorable d’un individu est lié à la situation ou aux caractéristiques protégées d’une autre personne (Guberina c. Croatie, no 23682/13, 78, 22 mars 2016, et Škorjanec c. Croatie, no 25536/14, § 55, 28 mars 2017, ainsi que Weller c. Hongrie, no 44399/05, § 37, 31 mars 2009).

    135. La Cour rappelle aussi que dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Au regard de cette disposition, une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Fabris, précité, § 56).

    136. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 88, CEDH 2011).

    137. En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 65, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 85, CEDH 2013 (extraits), et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 177).

    ii) Application des principes en l’espèce

    a) Existence d’une situation analogue ou comparable et d’une différence de traitement

    138. Il convient avant tout de rechercher si la requérante, une femme mariée bénéficiaire du testament de son mari musulman, se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle d’une femme mariée bénéficiaire du testament d’un mari non musulman.

    139. La Cour note que de son vivant, le mari de la requérante, lui aussi membre de la communauté musulmane de Thrace, avait établi par devant notaire, et conformément aux dispositions du code civil, un testament public par lequel il léguait la totalité de ses biens à son épouse. Il est hors de doute que celle-ci, à l’instar de toute autre citoyenne grecque, s’attendait à ce qu’au décès de son mari, la transmission des biens du défunt se fasse selon les termes du testament ainsi passé.

    140. Or, par son arrêt du 7 octobre 2013, la Cour de cassation a infirmé l’arrêt de la cour d’appel de Thrace du 28 septembre 2011, lequel avait confirmé le jugement du tribunal de première instance de Rhodope. Pour la cour d’appel, le testateur étant libre de choisir le type de testament dans l’exercice de ses droits et donc de faire établir un testament public, conformément à l’article 1724 du code civil, il n’avait pas à se soumettre au droit islamique, qui ne régissait pas les questions de testament public (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour de cassation a néanmoins considéré que la cour d’appel avait violé la loi, au motif que la loi applicable à la succession du défunt était le droit successoral musulman, qui faisait partie du droit interne et qui, en Grèce, s’appliquait spécifiquement aux musulmans grecs. Elle a dit plus particulièrement que les biens successoraux concernés appartenaient à la catégorie des moulkia, en conséquence de quoi le testament public litigieux ne produisait aucun effet juridique. En statuant ainsi, elle a placé la requérante dans une situation différente par rapport à une femme mariée bénéficiaire du testament d’un mari non musulman. À cet égard, la Cour note aussi que plusieurs organes internationaux ont mis en relief cette question (paragraphes 71-77 ci-dessus).

    141. En conclusion, la requérante, en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur de confession musulmane, se trouvait dans une situation comparable à celle d’une bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, et elle a été traitée différemment sur le fondement d’une « autre situation », en l’occurrence la religion du testateur.

    b) Justification de la différence de traitement

    142. La Cour rappelle que son rôle n’est pas de se prononcer sur l’interprétation la plus correcte de la législation interne, mais de rechercher si la manière dont cette législation a été appliquée a enfreint les droits garantis au requérant par l’article 14 de la Convention. En l’espèce, elle est donc appelée à dire si la différence de traitement litigieuse, qui prenait sa source dans l’application du droit interne, avait une justification objective et raisonnable (voir, parmi beaucoup d’autres et mutatis mutandis, Fabris, précité, § 63, et Pla et Puncernau c. Andorre, CEDH 2004-VIII, § 46).

    – Sur la poursuite d’un but légitime

    143. Le Gouvernement soutient que la jurisprudence constante de la Cour de cassation sert un but d’intérêt public, en l’occurrence la protection de la minorité musulmane de Thrace. Bien qu’elle comprenne que la Grèce soit tenue par ses obligations internationales relativement à la protection de cette minorité, la Cour doute, au vu des circonstances particulières de l’espèce, que la mesure dénoncée concernant les droits successoraux de la requérante soit appropriée pour réaliser ce but. Cela étant, la Cour n’a pas à se forger une opinion définitive sur ce point puisqu’en tout état de cause cette mesure n’était pas proportionnée au but poursuivi.

    – Sur la proportionnalité entre les moyens employés et le but visé

    144. Il reste à examiner la question de la proportionnalité de ladite différence de traitement à ce but.

    145. La Cour relève tout d’abord que l’application de la charia à la succession en cause a eu de lourdes conséquences pour la requérante, qui s’est vu privée des trois quarts de l’héritage.

    146. La Cour de cassation et le Gouvernement justifient cette mesure en s’appuyant principalement sur le devoir pour la Grèce de respecter ses obligations internationales ainsi que la condition spécifique de la minorité musulmane de Thrace. La Cour note d’emblée que la Cour de cassation a appliqué le droit successoral musulman, dans les circonstances de l’espèce, en se fondant sur des dispositions de droit international, à savoir l’article 11 du traité d’Athènes de 1913, et sur des dispositions de droit interne, à savoir les articles 4 de la loi no 147/1914, 10 de la loi no 2345/1920 (votées en exécution du traité d’Athènes) et 5 § 2 de la loi no 1920/1991 (paragraphe 18 ci-dessus).

    147. La formation civile de la Cour de cassation dans sa jurisprudence a considéré que le statut instauré au bénéfice des musulmans grecs n’avait pas été abrogé par l’adoption du code civil en 1946 et que l’article 4 de la loi no 147/1994 n’avait été supprimé que dans sa partie concernant la communauté israélite et non dans celle concernant la communauté musulmane. Elle a ajouté que, si la loi no 1920/1991 avait supprimé l’article 10 § 1 de la loi no 2345/1920, elle en avait repris le contenu en son article 5 § 2. Elle a dit que les dispositions législatives précitées étaient protectrices des musulmans grecs, constituaient un droit spécial applicable aux relations interpersonnelles et n’étaient contraires ni à l’article 4 § 1 de la Constitution (principe d’égalité), ni à l’article 20 § 1 de celle-ci (droit à une protection judiciaire), ni à l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 45 cidessus).

    148. La conséquence principale de l’approche de la Cour de cassation, suivie en matière de successions depuis 1960 par celle-ci et par certaines juridictions du fond, selon laquelle les relations successorales des membres de la minorité musulmane sont régies par la charia, est que le testament rédigé devant notaire d’un ressortissant grec de confession musulmane n’a aucun effet juridique car la charia ne reconnaît, à l’exception du testament islamique, que la succession ab intestat.

    149. La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter la législation interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres, précité, § 149). Cela vaut aussi lorsque le droit interne renvoie à des règles de droit international général ou à des accords internationaux (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, § 72, CEDH 2008).

    150. La Cour relève d’emblée que, en l’espèce, la Cour de cassation a fait reposer l’application de la charia sur la nature de la succession, c’est-à-dire des biens « possédés en pleine propriété ». Or, la notion de mulkia, telle que la Cour la comprend, est une notion de droit islamique qui n’entre en jeu que lorsqu’un mufti règle la succession du défunt régie par la charia (paragraphe 18 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, la justification que la Grèce tire de la charia ou de ses obligations internationales n’est pas convaincante, pour les raisons suivantes.

    151. La Cour relève qu’il ne fait pas de doute qu’en signant et en ratifiant les traités de Sèvres et de Lausanne, la Grèce s’est engagée à respecter les usages la minorité musulmane. Or, eu égard à la formulation des articles concernés (paragraphes 64-65 ci-dessus), ces traités ne font pas obligation à la Grèce d’appliquer la charia. Le Gouvernement et la requérante sont du reste d’accord sur ce point. Plus particulièrement, le traité de Lausanne ne mentionne pas expressément la compétence du mufti mais garantit le particularisme religieux de la communauté musulmane grecque, qui était exclue de l’échange des populations prévu dans ses dispositions et était censée demeurer en Grèce, un pays dont la grande majorité des habitants est de confession chrétienne. Il n’a pas non plus conféré à un organe spécifique la moindre compétence juridictionnelle relativement à ces pratiques religieuses. Force est aussi de constater que, lors de l’audience, le Gouvernement a dit que les dispositions du traité d’Athènes relatives à la protection des droits des minorités ainsi que celles du traité de Sèvres n’étaient plus en vigueur, ce qu’il avait du reste déjà admis dans l’affaire Serif c. Grèce (no 38178/97, § 40, 14 décembre 1999).

    152. La Cour note aussi que l’article 5 § 2 de la loi no 1920/1991 qui énumère, entre autres, les compétences du mufti en matière successorale se réfère uniquement au testament islamique et à la succession ab intestat, et non pas à la compétence du mufti pour d’autres types de succession. Comme cela est souvent le cas en Grèce, le notaire auquel s’est adressé le mari de la requérante a d’ailleurs accepté d’établir le testament envisagé par ce dernier (paragraphe 9 ci-dessus).

    153. La Cour note par ailleurs qu’il existe – comme c’est du reste le cas en l’espèce – des divergences de jurisprudence entre les tribunaux en ce qui concerne notamment la question de la conformité de l’application de la charia au principe de l’égalité de traitement et aux normes internationales de protection des droits de l’homme. Ces divergences existent entre les tribunaux d’un même ordre de juridiction, comme entre la Cour de cassation et les juridictions civiles du fond (paragraphes 51-53 ci-dessus), entre la Cour de cassation et le Conseil d’État (paragraphe 44 ci-dessus) mais aussi au sein de la Cour de cassation elle-même (paragraphe 47 ci-dessus). Ces divergences créent une insécurité juridique qui est incompatible avec les exigences de l’état de droit (voir, mutatis mutandis, Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 56, CEDH 2000‑III et Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 39, 6 décembre 2007) et affaiblissent, par là-même, l’argument principal du Gouvernement évoqué plus haut (paragraphe 146 ci-dessus).

    154. En plus, la Cour ne peut que constater que plusieurs organes internationaux se sont dit préoccupés par l’application de la charia aux musulmans grecs de Thrace occidentale et par la discrimination ainsi créée notamment au détriment des femmes et des enfants, non seulement au sein même de la minorité par rapport aux hommes, mais également vis-à-vis des grecs non musulmans. Ainsi, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, dans son rapport sur les droits des minorités en Grèce, a relevé que l’application de la charia aux questions relevant du droit de la famille et des successions était incompatible avec les engagements internationaux contractés par la Grèce, surtout après la ratification par celle-ci des traités internationaux et européens postérieurs à 1948 en matière de protection des droits de l’homme, mais aussi des droits de l’enfant et des droits de la femme. Il a recommandé aux autorités grecques d’interpréter le traité de Lausanne et tout autre traité conclu au début du XXe siècle dans le respect des obligations découlant des instruments internationaux et européens de protection des droits de l’homme (paragraphe 75 ci-dessus). D’autres organes internationaux se sont prononcés dans le même sens (paragraphes 70-73 et 76-77 ci-dessus)

    155. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, la liberté de religion n’astreint pas les États contractants à créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers. Néanmoins, un État qui a créé un tel statut doit veiller à ce que les critères pour que ce groupe bénéficie de ce statut soient appliqués d’une manière non discriminatoire (İzzettin Doğan et autres, précité, § 164).

    156. En outre, rien ne permet de dire qu’un testateur de confession musulmane ayant établi un testament conformément au code civil renonce automatiquement à son droit, ou à celui de ses bénéficiaires, de ne pas faire l’objet d’une discrimination fondée sur sa religion. Les convictions religieuses d’une personne ne peuvent valablement valoir renonciation à certains droits si pareille renonciation se heurte à un intérêt public important (Konstantin Markin, précité, § 150). L’État ne peut quant à lui assumer le rôle de garant de l’identité minoritaire d’un groupe spécifique de la population au détriment du droit des membres de ce groupe de choisir de ne pas appartenir à ce groupe ou de ne pas suivre les pratiques et les règles de celui-ci.

    157. Refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir non seulement aboutit à un traitement discriminatoire, mais constitue également une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification. L’aspect négatif du droit de libre identification, c’est-à-dire le droit de choisir de ne pas être traité comme une personne appartenant à une minorité, n’est assorti d’aucune limite analogue à celle prévue pour l’aspect positif de celui-ci (paragraphes 67-68 ci - dessus). Le choix en question est parfaitement libre, pourvu qu’il soit éclairé. Il doit être respecté tant par les autres membres de la minorité que par l’État lui-même. C’est ce que confirme l’article 3 § 1 de la convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales, suivant lequel « aucun désavantage ne doit résulter de ce choix ou de l’exercice des droits qui y sont liés ». Le droit de la libre identification n’est pas un droit propre à la convention-cadre. Il constitue la « pierre angulaire » du droit international de la protection des minorités en général. C’est particulièrement vrai pour l’aspect négatif dudit droit : aucun instrument conventionnel – bilatéral ou multilatéral – ou non conventionnel n’oblige une personne à se soumettre contre sa volonté à un régime particulier en matière de protection des minorités.

    158. La Cour relève enfin que la présente affaire met en lumière le fait que la Grèce est le seul pays en Europe qui, jusqu’à l’époque des faits, appliquait la charia à une partie de ses citoyens contre leur volonté. Cela est d’autant plus problématique que dans le cas d’espèce cette application a provoqué une situation préjudiciable pour les droits individuels d’une veuve qui avait hérité de son mari selon les règles de droit civil, mais qui s’est par la suite trouvée dans une situation juridique que ni elle ni son mari n’avaient voulue.

    159. À cet égard, la Cour note que dans les États membres du Conseil de l’Europe la charia s’applique en général comme une loi étrangère dans le cadre du droit international privé. En dehors de ce cadre, seule la France appliquait la charia à la population du territoire de Mayotte mais cette pratique a pris fin en 2011. Quant au Royaume-Uni, l’application de la charia par les sharia councils n’est acceptée que dans la mesure où le recours à celle-ci reste volontaire (paragraphe 83 ci-dessus).

    160. La Cour note avec satisfaction que le 15 janvier 2018, la loi visant à abolir le régime spécifique imposant le recours à la charia pour le règlement des affaires familiales de la minorité musulmane est entrée en vigueur. Le recours au mufti en matière de mariages, de divorce ou d’héritage ne devient désormais possible qu’en cas d’accord de tous les intéressés (paragraphe 57 ci-dessus). Cela étant, les dispositions de la nouvelle loi n’ont aucune incidence sur la situation de la requérante, dont le cas a été tranché de manière définitive sous l’empire du régime antérieur à celui prévu par cette loi (voir, mutatis mutandis, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 107, CEDH 2013).

    161. En conclusion, au vu des considérations ci-dessus, la Cour estime que la différence de traitement subie par la requérante en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur de confession musulmane, par rapport à une bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, n’avait pas de justification objective et raisonnable.

    162. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette l’exception tirée par le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime de la requérante et estime qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

    LES SUCCESSIONS DES ENFANTS NATURELS

    Arrêt Marckx contre Belgique du 13/06/1979 Hudoc 119 requête 6833/74

    pour les faits; voir l'exposé plus haut sous la violation de l'article 14+8.

    LA DISCRIMINATION DES ENFANTS NATURELS DANS LES SUCCESSION EST AUSSI UNE VIOLATION DU DROIT DE PROPRIETE

    La Cour constate qu'un héritage est un droit de propriété:

    "§63: En reconnaissant le droit au respect de ses biens, l'article 1 (P1-1) garantit en substance le droit de propriété.

    Les mots "Biens", "Propriété", "Usage des biens", en anglais "possessions" et "use of property", le donnant nettement à penser; de leur côté, les travaux préparatoires confirment sans équivoque: les rédacteurs n'ont cessé de parler de "droit de propriété" pour désigner la matière des projets successifs d'où est sorti l'actuel article 1 (P1-1). Or le droit de disposer de ses biens constitue un élément traditionnel fondamental de droit de propriété.

    §64: En son deuxième alinéa, l'article P1-1 autorise pourtant les Etats contractants à "mettre en vigueur" les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à "l'intérêt général".

    Il les érige ainsi en seuls juges de la "nécessité" d'une telle loi, à "l'intérêt général", il peut dans certains cas conduire un législateur à "réglementer l'usage des biens" dans le domaine des libéralités entre vifs ou à cause de mort. La restriction attaquée par la première requérante (la mère) ne se heurte par conséquent pas au Protocole 1-1, en elle-même.

    §65: Toutefois, elle vaut uniquement pour les mères célibataires non pour les femmes mariées. La Cour estime que cette distinction, pour la défense de laquelle le Gouvernement n'avance aucun  argument particulier, revêt un caractère discriminatoire.

    Eu égard à l'article 14 de la Convention, elle n'aperçoit pas sur quel "intérêt général" ni sur quelle justification objective et raisonnable, un Etat pourrait se fonder en limitant le droit, pour une mère célibataire, de gratifier son enfant d'un don ou d'un legs tandis que la femme mariée ne rencontre aucune entrave analogue ()

    Dès lors il y a eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (article 14+P1-1) dans le chef de Paula Marckx.

    Mazurek contre France du 01/02/2000; Hudoc 1555; requête 34406/97

    La Cour confirme sa jurisprudence Marckx contre Belgique, en faveur des enfants adultérins.

    Le requérant se plaint qu'en qualité d'enfant adultérin, il ne reçoit en succession qu'une demi part par rapport à son demi frère né dans les liens du mariage.

    La Cour constate que la succession est un droit de la propriété: 

    "§46: La Cour rappelle que l'article14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. 

    §47: Il convient dès lors de déterminer si la différence de traitement allégué était justifié.

    §48: Au regard de l'article 14 de la Convention, une distinction est discriminatoire si elle "manque de justification objective et raisonnable" c'est à dire si elle ne poursuit pas un "but légitime" ou s'il n'y a pas de "rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé"

    La Cour expose le moyen du gouvernement concernant la femme mariée qui ne suit pas ses engagements moraux:

    "§54: Le seul problème soumis à la Cour concerne la question de la succession d'une mère par ses deux enfants, l'un naturel, l'autre adultérin.

    Or la Cour ne trouve en l'espèce, aucun motif de nature à justifier une discrimination fondée sur la naissance hors mariage. En tout état de cause, l'enfant adultérin ne saurait se voir reprocher des faits qui ne lui sont pas imputables: il faut cependant constater  que le requérant, de par son statut d'enfant adultérin, s'est trouvé pénalisé dans le partage de la masse successorale.

    § 55: Eu égard à tous ces éléments, la Cour conclut qu'il n'y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé"  

    Partant, il y a violation de l'article 14 combiné avec P1-1.

    Arrêt Merger et Cros contre France du 22/12/2004; requête 68864/01

    La C.E.D.H confirme sa jurisprudence Mazurek contre France:

    32.  La Cour rappelle tout d'abord que l'article 1 du Protocole no 1 garantit en substance le droit de propriété (Mazurek c. France, no 34406/97, § 40, CEDH 2000-II et Inze c. Autriche, arrêt du 28 octobre 1987, série A no 126, p. 17, § 38).

    Dans la mesure où le père de la première requérante était décédé au moment des faits, la Cour constate que celle-ci avait automatiquement acquis, en vertu des articles 745, 757 et 760 du code civil, des droits héréditaires sur la succession. Le patrimoine était donc la propriété conjointe de la première requérante et de ses demi-frères et soeurs. Dès lors, les faits de la cause relèvent de l'article 1 du Protocole no 1 et l'article 14 de la Convention peut s'appliquer en combinaison avec lui.

    33. La Cour rappelle qu'elle a déjà eu à se prononcer, dans l'affaire précitée Mazurek c. France, sur la question du partage d'une succession, régi par les mêmes textes de loi que le partage critiqué en l'espèce, entre un enfant légitime et un enfant naturel, conçu alors que son parent était engagé dans les liens d'un mariage avec une autre personne. Elle n'avait, alors, trouvé aucun motif de nature à justifier une discrimination fondée sur la naissance hors mariage. Elle avait alors souligné qu'en tout état de cause, un enfant ne saurait se voir reprocher des faits qui ne lui sont pas imputables et avait conclu à la violation de ces deux articles combinés (Mazurek c. France, précité, §§ 54 et 55).

    En l'espèce, la première requérante, de par son statut d'enfant naturel conçu alors que son père était engagé dans les liens d'un mariage avec une autre personne, s'est également trouvée pénalisée dans le partage de la masse successorale. La Cour n'aperçoit aucun élément permettant de s'éloigner de la jurisprudence précitée.

    34. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 combiné avec l'article 14 de la Convention.

    L'AFFAIRE FABRIS

    ET LES DROITS SUCCESSORAUX DES ENFANTS ADULTERINS

    Le refus d’accorder à un enfant «adultérin» les droits successoraux auxquels il pouvait prétendre en vertu d’une nouvelle loi était injustifié.

    QUILICHINI c. FRANCE du 14 mars 2019 requête n° 38299/15

    Non violation de l'article 14 et du Protocole 1 n° 1 : un enfant adultérin né hors lien du mariage n'a pas droit à un part normale de l'héritage, sous l'empire de la loi du 3 janvier 1972. Après la loi 3 décembre 2001, l'enfant adultérin a un droit équivalent aux autres enfants. La CEDH a dit que cette pratique est conforme. Il semble indispensable que Maître SPINOSI fasse appel devant la grande Chambre.

    "54. La Cour relève que le noyau de la controverse se trouve donc être l’interprétation faite par les juridictions internes de la loi applicable à la présente espèce, au travers des dispositions transitoires des lois des 3 janvier 1972 et 3 décembre 2001

    57.Comme le rappelle la cour d’appel, en excluant la remise en cause des donations entre vifs consenties avant l’entrée en vigueur de la loi de 1972, le législateur a entendu garantir la sécurité juridique que ces donations appelaient. Elle a ainsi relevé que les dispositions de l’article 14 de la loi du 3 janvier 1972, laquelle n’a pas été abrogée par la loi du 3 décembre 2001, présentaient une justification objective et raisonnable au regard du but légitime poursuivi, à savoir garantir une certaine paix des rapports familiaux en sécurisant des droits acquis dans ce cadre, parfois de très longue date. La Cour de cassation s’est également fondée sur la réalisation du partage successoral entre les deux enfants légitimes lors du décès de la mère avant l’intervention de la loi du 3 décembre 2001 pour en déduire que les dispositions de cette loi relatives aux nouveaux droits successoraux des enfants naturels n’étaient pas applicables en l’espèce. Cette interprétation des dispositions pertinentes effectuées par les juridictions internes poursuivait un but légitime, à savoir garantir le principe de sécurité juridique, lequel est « nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire »"

    1. Sur la recevabilité

    34. Au vu de l’arrêt Fabris précité, et pour les raisons exposées ci‑dessous (paragraphes 39 et 40 ci-dessous), la Cour considère que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. La Cour la déclare donc recevable.

    2. Sur le fond

    35. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Au regard de cette disposition, une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Fabris, précité, § 56, Mazurek, précité, §§ 46 et 48).

    36. La Cour rappelle également que dans l’affaire Fabris, qui concernait un partage successoral réalisé avant l’adoption de la loi de 2001 et dont le requérant avait été exclu en raison de son statut d’enfant « adultérin », elle a considéré que la différence de traitement subie, qui résultait des dispositions transitoires de cette loi, poursuivait le but légitime de la protection des droits acquis des autres héritiers. En revanche, elle a estimé que cette différence de traitement n’était pas proportionnée au principe de sécurité juridique pour les raisons suivantes. Premièrement, le demi-frère et la demi‑sœur du requérant savaient que ce dernier disposait d’une voie de recours susceptible de remettre en cause l’étendue des droits de chacun des héritiers (§ 68). Deuxièmement, l’action introduite par le requérant était pendante lors du prononcé de l’arrêt Mazurek et relativisait l’attente des autres héritiers de se voir reconnaître des droits incontestés sur la succession (§ 69). Troisièmement, le lien de filiation du requérant avec leur mère étant reconnu, les héritiers légitimes n’en ignoraient pas l’existence (§ 68). La Cour a déduit de ces éléments que la protection de ces derniers devait s’effacer devant l’impératif de l’égalité de traitement entre enfants nés hors mariage et issus du mariage.

    37. En l’espèce, la Cour considère, d’une part, que les intérêts patrimoniaux de la requérante, écartée d’une partie de la succession de son père par l’effet du caractère adultérin de sa filiation, entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1, ce qui suffit à rendre l’article 14 de la Convention applicable, et d’autre part, que la différence de traitement ainsi subie par l’intéressée a pour seul motif sa naissance hors mariage (mutatis mutandis, Fabris, précité, §§ 53 à 55 et 61 à 63). Elle observe que les parties ne contestent pas ces points. La Cour admet par ailleurs, avec le Gouvernement, que la protection des droits acquis par les héritiers peut servir les intérêts de la sécurité juridique, valeur sous-jacente à la Convention. La stabilité du règlement successoral décidé à l’amiable en l’espèce, prépondérant aux yeux du législateur et du juge saisi, constitue un but légitime susceptible de justifier la différence de traitement dénoncée (idem, § 65). Il reste à la Cour à vérifier si celle-ci est proportionnée au but poursuivi.

    38. À l’instar de l’affaire Fabris, la Cour observe en l’espèce que la cour d’appel, suivie par la Cour de cassation, a indiqué que les dispositions transitoires de la loi de 2001 commandaient de refuser à la requérante le bénéfice des nouveaux droits successoraux des enfants « adultérins ». Les juridictions nationales ont procédé de la sorte à une application stricte des dispositions transitoires de la loi de 2001 au regard de la répartition amiable de la succession à laquelle la requérante avait consenti par l’acte notarié de 1992, y compris sur le terrain en Corse détenu par G.Q. dans la succession de son père.

    39. Cela étant, la Cour note à titre liminaire que l’objet du grief de la requérante porte sur le partage du terrain situé en Corse, « actuellement en litige » selon la cour d’appel de Bastia (paragraphe 16 ci-dessus). Ce partage n’a pu être concrètement mis en œuvre qu’après que l’acte notarié du 22 août 2005 eut, au préalable, procédé au partage de l’indivision entre les héritiers du grand-père de la requérante. Cette opération a alors été réalisée par un acte juridique distinct de l’acte notarié du 13 mai 1992, intervenu après le prononcé de l’arrêt Mazurek et après la publication de la loi de 2001. Cet acte de partage a au surplus été contesté, dans le délai légal de recours, devant les juridictions nationales et la procédure s’est terminée en 2015. La Cour considère qu’au regard de l’appréciation du grief, l’ensemble de ces circonstances doivent être prises en compte, même si la cour d’appel et la Cour de cassation ont estimé qu’au regard du droit interne, les droits indivis du père de la requérante dans un bien situé en Corse avaient été partagés entre tous les héritiers par l’acte authentique du 13 mai 1992.

    40. En effet, la Cour retient que si le partage de la succession décidé en 1992 pouvait, à cette date, ne pas apparaître comme étant en flagrante contradiction avec l’interdiction de discrimination énoncée à l’article 14 de la Convention, tel n’était pas le cas en revanche du recours à cette répartition discriminatoire des droits, en 2005, pour attribuer à la requérante une part du bien en cause très inférieure à celle allouée à ses demi-frère et sœur. À cette date en effet (voir le rappel de la jurisprudence érigeant l’interdiction de discrimination fondée sur le caractère naturel du lien de parenté en norme de protection de l’ordre public européen dans l’arrêt Fabris, § 57), seules de très fortes raisons pouvaient amener à estimer compatible avec la Convention une distinction fondée sur la naissance hors mariage (Fabris, § 59 et les affaires qui y sont citées).

    41. Par ailleurs, la Cour relève, en premier lieu, que si la requérante a consenti à un partage inégalitaire en 1992, qu’elle a réitéré en 2005 en signant l’acte de partage du terrain litigieux, elle disposait de la possibilité d’exercer un recours en nullité de ce dernier, à l’instar de tout copartageant qui estimerait son consentement au partage vicié à raison d’une erreur sur la quotité des droits (paragraphe 21 ci-dessus). Elle a alors introduit une action et demandé la rectification de l’acte de partage de 2005, en assignant en particulier le notaire devant le tribunal, arguant de la faute qu’il avait commise en faisant prévaloir, au mépris de son devoir de conseil, la convention transactionnelle sur les dispositions nouvelles de la loi de 2001. La Cour n’est pas convaincue au regard des circonstances de l’espèce que la requérante a librement consenti à un partage inégalitaire ou renoncé à des droits équivalents à ceux des héritiers légitimes sur le terrain litigieux.

    42. La Cour observe en second lieu que les héritiers légitimes connaissaient parfaitement l’existence de la requérante, qui avait été reconnue par leur père en 1972 et qui avait été partie à l’acte de partage de la succession de celui-ci, en 1992. Ils ne pouvaient exclure qu’elle saisisse l’occasion d’un nouvel acte nécessaire pour concrétiser celui de 1992, plusieurs années après la loi de 2001 et alors que la jurisprudence européenne avait montré une tendance claire vers la suppression de toute discrimination des enfants nés hors mariage s’agissant de leurs droits héréditaires, pour remettre en cause la quotité des droits de chacun. La Cour estime que le recours en rectification de l’acte de 2005 exercé par la requérante sept ans après la loi de 2001 et rejeté, en 2015, deux ans après l’arrêt Fabris qui déclarait incompatible avec la Convention la vocation successorale d’un enfant « adultérin » déterminée par l’application des dispositions transitoires de cette loi, pèse lourd dans l’examen de la proportionnalité de la différence de traitement. Contrairement au Gouvernement, la Cour estime que les héritiers légitimes savaient ou se doutaient que leur vocation successorale, telle qu’elle avait été préalablement définie et acceptée sur le terrain litigieux en 1992, pourrait être partiellement remise en cause du fait des éléments précités.

    43. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour considère que le but légitime de la protection des droits successoraux des demi-frère et sœur de la requérante n’était pas d’un poids tel qu’il dût l’emporter sur la prétention de la requérante d’obtenir une part égale dans le partage du terrain.

    44. La Cour observe, enfin, comme dans l’affaire Fabris, que la Cour de cassation n’a pas répondu, à tout le moins explicitement, au moyen tiré de la Convention et a exclu, de ce fait, la possibilité qu’elle avait de prévenir, le cas échéant, une violation semblable à celles qu’elle avait déjà constatées. Une motivation plus développée aurait permis à la Cour de mieux prendre en considération le raisonnement de la Cour de cassation.

    45. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’existait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but légitime poursuivi. La différence de traitement dont la requérante a fait l’objet n’avait donc pas de justification objective et raisonnable. Partant, il y a une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole n°1.

    FABRIS C. FRANCE du 21 JUILLET 2011 Requête N° 16574/08

    LA CEDH limite l'application de la jurisprudence Mazurek aux faits issus de la loi française du 3 janvier 1972, pour ne pas remettre en cause la sécurité juridique des situations privées.

    Le requérant, Henry Fabris, est un ressortissant français, né en 1943 et résidant à Orléans (France). Il est né de la liaison que son père entretenait avec une femme mariée, déjà mère de deux enfants issus de son mariage.

    En 1970, la mère de M. Fabris et son époux, Monsieur M., firent une donation-partage de leurs biens entre leurs deux enfants légitimes, se réservant toutefois l’usage des biens jusqu’à leur décès (« réserve d’usufruit »).

    Monsieur M. décéda en 1981 et la mère de M. Fabris le 28 juillet 1994.

    Le 24 novembre 1983, le Tribunal de grande instance de Montpellier déclara M. Fabris enfant naturel de Madame M..

    En 1998, M. Fabris assigna les deux enfants issus du mariage de sa mère devant le Tribunal de grande instance de Béziers, sollicitant la réduction de la donation-partage afin de prétendre à sa part dans la succession de sa mère. A cette époque, la loi du 3 janvier 1972 prévoyait que les enfants adultérins pouvaient prétendre à la succession de leur père ou de leur mère à hauteur de la moitié de la part d’un enfant légitime.

    Après sa condamnation par la Cour en 2000 dans l’affaire Mazurek c. France (atteinte discriminatoire au droit de propriété d’un enfant adultérin dont la part d’héritage avait été réduite en application de la loi du 3 janvier 1972), la France modifia, par la loi du 3 décembre 2001, sa législation et accorda aux enfants adultérins des droits identiques aux enfants légitimes dans le cadre du règlement des successions.

    Par un jugement du 6 septembre 2004, le tribunal de grande instance de Béziers déclara M. Fabris recevable à exercer l’action en réduction de la donation-partage réalisée par les époux M. en 1970, et lui donna raison sur le fond.

    Les enfants issus du mariage de la mère de M. Fabris firent appel. Par un arrêt du 14 février 2006, la cour d’appel de Montpellier infirma le jugement du tribunal de Béziers.

    Elle se fonda notamment sur l’article 14 de la loi de 1972, qui interdisait de remettre en cause les donations entre vifs consenties avant cette loi, ce qui était le cas ici, selon elle, vu que la donation-partage des biens de la mère de M. Fabris datait de 1970, Selon la cour d’appel, cette règle présentait une justification objective et raisonnable au regard du but légitime poursuivi, à savoir une certaine paix des rapports familiaux en sécurisant des droits acquis dans ce cadre, parfois de très longue date.

    Le requérant forma un pourvoi en cassation. Par un arrêt du 14 novembre 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, ajoutant à la motivation de l’arrêt de cour d’appel que le partage successoral entre les deux enfants légitimes, lors du décès de la mère en 1998, était intervenu avant l’entrée en vigueur de la loi de 2001, raison pour laquelle les dispositions de cette loi relatives aux nouveaux droits successoraux des enfants naturels n’étaient pas applicables à M. Fabris. En effet, l’article 25 de la loi du 3 décembre 2001 prévoyait que les dispositions de cette loi n’étaient pas applicables aux successions ayant déjà donné lieu à un partage avant l’entrée en vigueur de la loi.

    LA CEDH

    50.  La Cour estime que, la succession étant déjà ouverte lors de l’introduction de la requête, il convient d’examiner au premier chef la requête sous l’angle de l’atteinte alléguée au droit au respect des biens du requérant combiné avec le principe de non-discrimination (Mazurek, précité, § 24).

    51.  La Cour souligne qu’elle a déjà eu à se prononcer, dans les affaires Mazurek et Merger et Cros précitées, sur la question du partage d’une succession, entre un enfant légitime et un enfant naturel, conçu alors que son parent était engagé dans les liens d’un mariage avec une autre personne. Elle n’avait, alors, trouvé aucun motif de nature à justifier une discrimination fondée sur la naissance hors mariage. Elle avait souligné qu’en tout état de cause, un enfant ne saurait se voir reprocher des faits qui ne lui sont pas imputables et avait conclu à la violation de ces deux articles combinés (Mazurek, précité, §§ 54 et 55).

    52.  La Cour rappelle que, concernant les droits successoraux des enfants adultérins, la législation française pertinente fut modifiée par les lois du 3 janvier 1972 et du 3 décembre 2001 modernisant le droit successoral. La loi de 1972 prévoyait alors que les enfants adultérins pourraient désormais prétendre, au même titre que les enfants légitimes, à la succession de leur père ou de leur mère qui était, au temps de leur conception, engagé dans les liens d’un mariage. Elle énonçait cependant qu’un enfant adultérin ne recevrait que la moitié de la part d’un enfant légitime. La loi du 3 décembre 2001 fut adoptée à la suite de la condamnation de la France par la Cour dans l’affaire Mazurek précitée. Depuis cette loi, les enfants adultérins disposent des mêmes droits successoraux que les enfants légitimes.

    53.  Les lois du 3 janvier 1972 et du 3 décembre 2001 avaient mis en place, par des dispositions transitoires, des règles précises quant à leur application respective aux successions en cours. L’article 14 de la loi de 1972 disposait que « les droits des réservataires institués par la loi ou résultant des règles nouvelles concernant l’établissement de la filiation ne pourront être exercés au préjudice des donations entre vifs consenties avant son entrée en vigueur ». Dès lors, cette disposition transitoire interdisait de remettre en cause les donations entre vifs consenties avant cette loi. L’article 25 de la loi du 3 décembre 2001 disposait quant à lui que cette loi était applicable aux successions ouvertes à compter de sa mise en application. L’article 25-II, 2o, ajoutait en outre que, sous réserves des accords amiables déjà intervenus et des décisions judiciaires irrévocables, les dispositions de cette loi étaient applicables aux successions ouvertes à la date de la publication de la loi au Journal Officiel de la République française dans la mesure où ces successions n’avaient pas donné lieu à un partage avant cette date.

    54.  En l’espèce, la loi du 3 décembre 2001 est intervenue postérieurement à l’action en réduction exercée par le requérant, initiée en 1998. Il s’en est cependant prévalu devant les juridictions internes, lesquelles se sont expressément fondées sur ces dispositions pour accepter, en première instance, ou rejeter, en appel, son action en réduction.

    55.  La Cour relève que le noyau de la controverse se trouve donc être l’interprétation faite par les juridictions internes de la loi applicable à la présente espèce, au travers des dispositions transitoires des lois des 3 janvier 1972 et 3 décembre 2001 (paragraphes 18 à 21 ci-dessus).

    A cet égard, si les autorités jouissent d’une grande latitude dans l’examen des divers droits et intérêts concurrents (De Diego Nafría c. Espagne, no 46833/99, § 39, 14 mars 2002), la tâche de la Cour se circonscrit à dire si, dans les circonstances de l’espèce, le requérant a été victime d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention (Pla et Puncernau, précité, § 57). Certes, la Cour n’est pas appelée, en principe, à régler des différends purement privés. Cela étant, dans l’exercice du contrôle européen qui lui incombe, elle ne saurait rester inerte lorsque l’interprétation faite par une juridiction nationale d’un acte juridique, qu’il s’agisse d’une clause testamentaire, d’un contrat privé, d’un document public, d’une disposition légale ou encore d’une pratique administrative, apparaît comme étant déraisonnable, arbitraire ou, comme en l’espèce, en flagrante contradiction avec l’interdiction de discrimination établie à l’article 14 et plus largement avec les principes sous-jacents à la Convention (Larkos c. Chypre [GC], no 29515/95, §§ 30-31, CEDH 1999-I).

    56.  En l’espèce, la Cour note que selon la cour d’appel et la Cour de cassation, il existait en 1998, au moment de l’introduction de l’action en réduction de la donation-partage par le requérant, une situation juridique acquise depuis 1970, à savoir la donation des biens appartenant aux époux M. à leurs deux enfants légitimes et leur partage entre ceux-ci.

    57.  Comme le rappelle la cour d’appel, en excluant la remise en cause des donations entre vifs consenties avant l’entrée en vigueur de la loi de 1972, le législateur a entendu garantir la sécurité juridique que ces donations appelaient. Elle a ainsi relevé que les dispositions de l’article 14 de la loi du 3 janvier 1972, laquelle n’a pas été abrogée par la loi du 3 décembre 2001, présentaient une justification objective et raisonnable au regard du but légitime poursuivi, à savoir garantir une certaine paix des rapports familiaux en sécurisant des droits acquis dans ce cadre, parfois de très longue date. La Cour de cassation s’est également fondée sur la réalisation du partage successoral entre les deux enfants légitimes lors du décès de la mère avant l’intervention de la loi du 3 décembre 2001 pour en déduire que les dispositions de cette loi relatives aux nouveaux droits successoraux des enfants naturels n’étaient pas applicables en l’espèce. Cette interprétation des dispositions pertinentes effectuées par les juridictions internes poursuivait un but légitime, à savoir garantir le principe de sécurité juridique, lequel est « nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire » (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 58, série A no 31 ; E.S. c. France (déc.), 10 février 2009, no 49714/06). A l’inverse des affaires Mazurek, Merger et Cros précitées dans lesquelles le partage successoral n’était pas encore réalisé, la Cour estime que la différence de traitement entre les enfants légitimes des époux M. et le requérant, quant à la succession de leur mère, était proportionnée à ce but. A cet égard, la Cour est d’avis que les juridictions nationales ont correctement mis en balance les intérêts en présence, à savoir les droits acquis de longue date par les enfants légitimes des époux M. et les intérêts pécuniaires du requérant, en appliquant les dispositions transitoires prévues par les lois de 1972 et de 2001 dans cette situation spécifique.

    58.  Partant, l’interprétation faite par la cour d’appel et la Cour de cassation des dispositions légales applicables au litige en cause n’apparaît pas comme étant déraisonnable, arbitraire ou en flagrante contradiction avec l’interdiction de discrimination établie à l’article 14 et plus largement avec les principes sous-jacents à la Convention.

    Eu égard à tous ces éléments, la Cour conclut qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

    59.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1.

    60.  En l’absence d’arguments distincts, la Cour est d’avis qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 (mutatis mutandis, Mazurek, précité, § 56).

    NOUS NOUS ETIONS EMUS DE CETTE DECISION INCOMPREHENSIBLE. HEUREUSEMENT LE REQUERANT A FAIT APPEL.

    ARRET DE GRANDE CHAMBRE

    FABRIS C. FRANCE du 7 février 2013 Requête N° 16574/08

    C.  Appréciation de la Cour

    1.  Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention

    a)  Principes généraux

    47.  Selon une jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Van Raalte c. Pays‑Bas, 21 février 1997, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I ; Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil 1998‑II ; Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 42, CEDH 2006‑VIII, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 124, CEDH 2012 (extraits)).

    b)  Sur la question de savoir si les faits de l’espèce tombent sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1

    48.  En la présente espèce, il convient donc d’établir si le grief du requérant, portant sur l’impossibilité de faire valoir ses droits successoraux au moyen d’une action en réduction de la donation-partage faite par sa mère en méconnaissance de sa part réservataire, tombe sous l’empire, c’est-à-dire dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1.

    49.  La Cour rappelle que la notion de « bien » évoquée à la première partie de cette disposition a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000‑I).

    50.  L’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas le droit d’acquérir des biens (Slivenko et autres c. Lettonie (déc.) [GC], no 48321/99, § 121, CEDH 2002-II (extraits), et Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex République yougoslave de Macédoine (déc.), no 60642/08, § 52, 17 octobre 2011), en particulier par voie de succession ab intestat ou de libéralités (voir, mutatis mutandis, Marckx, précité, § 50, et Merger et Cros, précité, § 37). Cependant, la notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir, entre autres, Pressos Companía Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 31, série A no 332 ; Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004-IX, et Association nationale des pupilles de la Nation c. France (déc.), no 22718/08, 6 octobre 2009). L’espérance légitime doit reposer sur une « base suffisante en droit interne » (voir Kopecký, précité, § 52 ; Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 63, CEDH 2010, et Saghinadze et autres c. Géorgie, no 18768/05, § 103, 27 mai 2010). De même, la notion de « biens » peut s’étendre à une prestation donnée dont les intéressés ont été privés en vertu d’une condition d’octroi discriminatoire (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 79, CEDH 2009). Par contre, l’espoir de voir reconnaître la survivance d’un ancien droit de propriété qu’il est depuis bien longtemps impossible d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (voir le rappel des principes pertinents dans Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000-XII, avec des références ultérieures à la jurisprudence de la Commission ; voir aussi Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 85, CEDH 2001‑VIII ; Nerva et autres c. Royaume-Uni, no 42295/98, § 43, CEDH 2002‑VIII ; Stretch c. Royaume-Uni, no 44277/98, § 32, 24 juin 2003).

    51.  Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfi c. Turquie, nos 37639/03, 37655/03, 26736/04 et 42670/04, § 41, 3 mars 2009 ; Depalle, précité, § 62 ; Plalam S.P.A. c. Italie (fond), no 16021/02, § 37, 18 mai 2010, et Di Marco c. Italie (fond), no 32521/05, § 50, 26 avril 2011). Dans cette optique, la Cour estime qu’il y a lieu de tenir compte des éléments de droit et de fait suivants.

    52.  En l’espèce, la Cour relève que c’est uniquement en considération du caractère « adultérin » de sa filiation que le requérant s’est vu refuser le droit de demander la réduction de la donation-partage faite par sa mère, cette qualification de sa filiation étant à l’origine de la décision de la Cour de cassation – interprétant les dispositions transitoires de la loi de 2001 – d’exclure l’application à son égard des dispositions relatives aux nouveaux droits successoraux reconnus par cette loi. Or, dans des cas où, comme en l’espèce, un requérant formule sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel il a été privé, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une valeur patrimoniale, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été ce motif discriminatoire, l’intéressé aurait eu un droit, sanctionnable par les tribunaux internes, sur cette valeur patrimoniale (voir, mutatis mutandis, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 55, CEDH 2005‑X ; Andrejeva, précité, § 79). Tel est le cas en l’espèce.

    53.  Le Gouvernement soutient que le requérant ne pouvait prétendre à aucun droit héréditaire sur la donation-partage de 1970 car celle-ci avait eu pour effet de distribuer, immédiatement et de manière irrévocable, les biens de sa mère, et ce antérieurement à sa filiation maternelle judiciairement constatée (paragraphe 39 ci-dessus). La Cour ne saurait cependant souscrire à cette thèse. Elle relève que si la donation‑partage a pour effet immédiat de réaliser un transfert de propriété, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, elle ne devient un partage successoral que lors du décès du donateur. La succession est à la fois ouverte et définitivement liquidée ou partagée au jour du décès de l’ascendant (paragraphe 24 ci-dessus), qui en l’espèce n’est survenu qu’en 1994. Or, à cette date, la filiation du requérant était établie. C’est donc bien par l’effet du caractère « adultérin » de celle-ci que le requérant a été écarté de la succession de sa mère.

    54.  A cet égard, la présente affaire se rapproche des affaires Mazurek et Merger et Cros précitées, et se distingue de l’affaire Alboize-Barthes et Alboize-Montezume c. France (précitée), dans laquelle il a été décidé que le règlement de la succession du père des requérantes, survenu en 1955 et donc bien avant l’établissement de leur filiation, les empêchait de disposer de droits héréditaires sur la succession du de cujus et de se prétendre titulaires d’un « bien ».

    55.  Il en résulte que les intérêts patrimoniaux du requérant entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit à rendre l’article 14 de la Convention applicable.

    2.  Sur le fond

    a)  Principes généraux

    56.  La Cour rappelle que dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Au regard de cette disposition, une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Mazurek, précité, §§ 46 et 48). Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement (Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 51 et 52, CEDH 2006‑VI). L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Celle-ci étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les Etats contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Konstantin Markin, précité, § 126).

    57.  Selon une jurisprudence constante depuis l’arrêt Marckx, précité, la distinction établie en matière successorale entre enfants « naturels » et enfants « légitimes » pose problème sous l’angle de l’article 8 de la Convention pris isolément (Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, série A no 112) ainsi que sous celui de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8 (Vermeire c. Belgique, 29 novembre 1991, série A no 214‑C ; Brauer c. Allemagne, no 3545/04, 28 mai 2009) et 1 du Protocole no 1 (Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, série A no 126 ; Mazurek, précité, et Merger et Cros, précité). La Cour a étendu cette jurisprudence aux libéralités en confirmant la prohibition de la discrimination dans le domaine testamentaire (Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, CEDH 2004‑VIII). Ainsi, dès 1979, dans l’arrêt Marckx, la Cour affirmait l’incompatibilité avec la Convention des limitations aux droits successoraux des enfants fondées sur la naissance. Elle n’a eu de cesse de réaffirmer ce principe fondamental, érigeant l’interdiction de discrimination fondée sur le caractère « naturel » du lien de parenté en norme de protection de l’ordre public européen.

    58. La Cour rappelle également que la communauté de vue entre les Etats membres du Conseil de l’Europe quant à l’importance de l’égalité de traitement entre enfants issus du mariage et enfants nés hors mariage est établie depuis longtemps, ce qui a d’ailleurs conduit aujourd’hui à l’uniformité des législations nationales en la matière – le principe d’égalité faisant disparaître les notions même d’enfant légitime et naturel – ainsi qu’à une évolution sociale et juridique qui entérine définitivement l’objectif d’égalité entre les enfants (paragraphes 28, 34 et 35 ci-dessus).

    59.  Aussi, seules de très fortes raisons peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une distinction fondée sur la naissance hors mariage (Inze, précité, § 41 ; Camp et Bourimi c. Pays-Bas, no 28369/95, § 38, CEDH 2000‑X, et Brauer, précité, § 40).

    60.  La Cour n’est pas appelée, en principe, à régler des différends purement privés. Cela étant, dans l’exercice du contrôle européen qui lui incombe, elle ne saurait rester inerte lorsque l’interprétation faite par une juridiction nationale d’un acte juridique, qu’il s’agisse d’une clause testamentaire, d’un contrat privé, d’un document public, d’une disposition légale ou encore d’une pratique administrative, apparaît comme étant déraisonnable, arbitraire ou en flagrante contradiction avec l’interdiction de discrimination établie à l’article 14 et plus largement avec les principes sous-jacents à la Convention (Larkos c. Chypre [GC], no 29515/95, §§ 30‑31, CEDH 1999-I ; Pla et Puncernau, précité, § 59, et Karaman c. Turquie, no 6489/03, § 30, 15 janvier 2008).

    b)  Application en l’espèce

    i.  Sur l’existence d’une différence de traitement fondée sur la naissance hors mariage

    61.  En l’espèce, nul ne conteste le fait que le requérant s’est vu privé d’une part de réserve héréditaire et placé définitivement dans une situation différente de celle des enfants légitimes quant à la succession de leur mère. Il s’est en effet trouvé empêché d’obtenir la réduction de la donation‑partage dont il avait été exclu et une part réservataire en raison de son statut d’enfant « adultérin ».

    62.  Cette différence de traitement entre le requérant et ses demi-frère et demi-sœur résulte de l’article 25-II de la loi de 2001 qui met comme condition à l’application des nouveaux droits successoraux des enfants « adultérins » aux successions ouvertes avant le 4 décembre 2001 qu’elles n’aient pas donné lieu à un partage avant cette date (paragraphe 30 ci‑dessus). Or, interprétant la disposition transitoire concernée, la Cour de cassation a estimé que le partage successoral avait eu lieu en 1994, au moment du décès de la mère du requérant (paragraphe 23 ci-dessus), suivant en cela une jurisprudence ancienne selon laquelle en matière de donation‑partage, la succession est à la fois ouverte et partagée par le décès du donateur (paragraphe 24 ci-dessus). Un enfant légitime, omis de la donation-partage ou non encore conçu lors de celle-ci, ne se serait pas vu opposer un tel obstacle pour obtenir sa réserve ou sa part héréditaire conformément aux articles 1077-1 et 1077-2 du code civil (paragraphe 25 ci-dessus). Il n’est dès lors pas contesté que la différence de traitement subie par le requérant a pour seul motif sa naissance hors mariage.

    63.  La Cour rappelle que son rôle n’est pas de se prononcer sur l’interprétation la plus correcte de la législation interne, mais de rechercher si la manière dont cette législation a été appliquée a enfreint les droits garantis au requérant par l’article 14 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres et mutatis mutandis, Padovani c. Italie, 26 février 1993, § 24, série A no 257-B, et Pla et Puncernau, précité, § 46). En l’espèce, elle est donc appelée à établir si la différence de traitement litigieuse, ayant sa source dans une disposition de la loi interne, avait une justification objective et raisonnable.

    ii.  Sur la justification de la différence de traitement

    α)  Sur la poursuite d’un but légitime

    64.  Le Gouvernement n’avance plus aucune justification à la discrimination entre enfants légitimes et « adultérins ». La Cour constate en effet que l’Etat français a accepté de modifier sa législation à la suite de l’arrêt Mazurek, précité, et a réformé le droit des successions en abrogeant l’ensemble des dispositions discriminatoires à l’égard de l’enfant « adultérin » moins de deux ans après son prononcé. Elle se félicite d’ailleurs de cette mise en conformité du droit français avec le principe conventionnel de non-discrimination.

    65.  Toutefois, selon le Gouvernement, il n’était pas possible de porter atteinte aux droits acquis par les tiers, en l’occurrence les autres héritiers, et cela a justifié de limiter l’effet rétroactif de la loi de 2001 aux seules successions qui étaient ouvertes à la date de sa publication et n’avaient pas donné lieu à partage à cette date. Les dispositions transitoires auraient ainsi été aménagées pour garantir la paix des familles en sécurisant les droits acquis des bénéficiaires de successions déjà partagées.

    66.  La Cour n’est pas convaincue que la négation des droits héréditaires de l’un ou de plusieurs de ses membres puisse contribuer à renforcer la paix au sein d’une famille. En revanche, elle admet que la protection des droits acquis peut servir les intérêts de la sécurité juridique, valeur sous-jacente à la Convention (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII ; Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 39, CEDH 2007‑V (extraits) ; Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 56-57, 20 octobre 2011 ; Albu et autres c. Roumanie, no 34796/09 et suivants, § 34, 10 mai 2012). Ainsi, à propos d’une succession acceptée par un enfant « adultérin » à l’ouverture de celle-ci, en 1993, et liquidée en 1996, la Cour a déjà jugé que l’irrecevabilité de l’action décidée par la Cour de cassation au motif que la succession avait déjà fait l’objet d’un partage – ce qui ne lui permettait pas de bénéficier des droits nouveaux en application des dispositions transitoires de la loi de 2001 – était conforme au principe de sécurité juridique tel que rappelé dans l’arrêt Marckx. En effet, « l’on ne saurait exiger que l’institution judiciaire annule un partage librement accepté au vu d’un arrêt de la Cour intervenu après ledit partage » (E.S. c. France (déc.), no 49714/06, 10 février 2009). La Cour en conclut que le souci d’assurer la stabilité des règlements successoraux achevés, lequel était prépondérant aux yeux du législateur et du juge saisi en l’espèce, constitue un but légitime susceptible de justifier la différence de traitement dont il s’agit en l’occurrence. Encore faut-il que celle-ci fût proportionnée par rapport à ce but.

    β) Sur la proportionnalité entre les moyens employés et le but visé

    67.  La Cour observe qu’en l’espèce, sous la réserve de l’action en réduction prévue par la loi, le demi-frère et la demi-sœur du requérant ont obtenu des droits patrimoniaux par l’effet de la donation‑partage de 1970, celle-ci opérant partage successoral lors du décès de Mme M., survenu en juillet 1994. Cette circonstance permet de distinguer la présente affaire des affaires Mazurek et Merger et Cros, précitées, où le partage successoral n’avait pas encore été réalisé.

    68.  Cependant, la Cour rappelle que « la protection de la « confiance » du de cujus et de sa famille doit s’effacer devant l’impératif de l’égalité de traitement entre enfants nés hors mariage et enfants issus du mariage » (Brauer, précité, § 43). A cet égard, elle estime que le demi-frère et la demi‑sœur du requérant savaient – ou auraient dû savoir – que leurs droits pouvaient se voir remis en cause. En effet, lors du décès de leur mère en 1994, la loi prévoyait un délai de cinq ans pour exercer une action en réduction de la donation-partage. Les héritiers légitimes devaient donc savoir que leur demi-frère pouvait demander sa part héréditaire jusqu’en 1999 et que cette action était susceptible de remettre en cause, non pas le partage comme tel, mais l’étendue des droits de chacun des descendants. Par ailleurs, l’action en réduction que le requérant avait finalement engagée en 1998 était pendante devant les juridictions nationales au moment du prononcé de l’arrêt Mazurek, qui déclarait incompatible avec la Convention une inégalité successorale fondée sur la naissance hors mariage, et de la publication de la loi de 2001, qui donnait exécution à cet arrêt en incorporant en droit français les principes qui y étaient affirmés. Enfin, le requérant n’était pas un descendant dont ils ignoraient l’existence, car il avait été reconnu comme fils naturel de leur mère par un jugement rendu en 1983 (paragraphe 12 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Camp et Bourimi, précité, § 39). Ceci suffisait à nourrir des doutes justifiés sur la réalité du partage successoral réalisé par le décès de Mme M. en 1994 (voir les conclusions de l’avocat général, paragraphe 22 ci-dessus).

    69.  Sur ce dernier point, la Cour relève que, selon le Gouvernement, la spécificité de la donation-partage empêchait une quelconque remise en cause d’une situation juridique existante, en l’occurrence le partage des biens opéré en 1970 et devenu définitif au décès du de cujus, nonobstant le recours juridictionnel en cours (paragraphes 40 et 41 ci-dessus). Le requérant s’oppose à cette thèse (paragraphe 46 ci-dessus). Dans les circonstances particulières de l’espèce, où la jurisprudence européenne et les réformes législatives nationales montraient une tendance claire vers la suppression de toute discrimination des enfants nés hors mariage s’agissant de leurs droits héréditaires, la Cour estime que le recours exercé par le requérant en 1998 devant le juge national et rejeté par celui-ci en 2007 pèse lourd dans l’examen de la proportionnalité de la différence de traitement (voir paragraphes 22 et 68 ci-dessus, et paragraphe 72 ci‑dessous). Le fait que ce recours était toujours pendant en 2001 ne pouvait, en effet, que relativiser l’attente des autres héritiers de Mme M. de se voir reconnaître des droits incontestés sur la succession de celle-ci.

    70.  Aussi, à la lumière de ce qui précède, la Cour considère-t-elle que le but légitime de la protection des droits successoraux du demi-frère et de la demi‑sœur du requérant n’était pas d’un poids tel qu’il dût l’emporter sur la prétention du requérant d’obtenir une part de l’héritage de sa mère.

    71.  Au demeurant, il semble que, même aux yeux des autorités nationales, les attentes des héritiers ayant bénéficié d’une donation-partage ne sont pas à protéger en toutes circonstances. En effet, si la même action en réduction de la donation-partage avait été exercée au même moment par un autre enfant légitime, né après celle-ci ou volontairement exclu du partage, cette fin de non-recevoir ne lui aurait pas été opposée.

    72.  A cet égard, la Cour juge contestable qu’en 2007, des années après les arrêts Marckx et Mazurek précités, le juge national ait pu moduler différemment la protection de la sécurité juridique selon qu’elle était opposée à un enfant légitime ou à un enfant « adultérin ». Elle note aussi que la Cour de cassation n’a pas répondu au moyen principal invoqué par le requérant et tiré de la méconnaissance du principe de non-discrimination tel que garanti par l’article 14 de la Convention. Or, elle a déjà jugé que les tribunaux doivent examiner avec rigueur les moyens ayant trait aux « droits et libertés » garantis par la Convention dont ils sont saisis et qu’il s’agit là d’un corollaire du principe de subsidiarité (Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, § 96, 28 juin 2007, et Magnin c. France (déc.), no 26219/08, 10 mai 2012).

    γ)  Conclusion

    73.  A la lumière de toutes ces considérations, la Cour conclut qu’il n’existait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but légitime poursuivi. La différence de traitement dont le requérant a fait l’objet n’avait donc pas de justification objective et raisonnable. Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    74.  Cette conclusion ne met pas en cause le droit des Etats de prévoir des dispositions transitoires lorsqu’ils adoptent une réforme législative en vue de s’acquitter de leurs obligations découlant de l’article 46 § 1 de la Convention (voir, par exemple, Antoni c. République tchèque, no 18010/06, 25 novembre 2010 ; Compagnie des gaz de pétrole Primagaz c. France, no 29613/08, § 18, 21 décembre 2010 ; Mork c. Allemagne, nos 31047/04 et 43386/08, §§ 28 à 30 et 54, 9 juin 2011, et Taron c. Allemagne (dec.), no 53126/07, 29 mai 2012).

    75.  Toutefois, si le caractère essentiellement déclaratoire des arrêts de la Cour laisse à l’Etat le choix des moyens pour effacer les conséquences de la violation (Marckx, précité, § 58, et Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 61, CEDH 2009), il y a lieu de rappeler en même temps que l’adoption de mesures générales implique pour l’Etat l’obligation de prévenir, avec diligence, de nouvelles violations semblables à celles constatées dans les arrêts de la Cour (voir, par exemple, Salah c. Pays-Bas, no 8196/02, § 77, CEDH 2006‑IX (extraits)). Cela entraîne l’obligation pour le juge national d’assurer, conformément à son ordre constitutionnel et dans le respect du principe de sécurité juridique, le plein effet des normes de la Convention, telles qu’interprétées par la Cour. Or, tel n’a pas été le cas en l’espèce.

    LES PENSIONS ALIMENTAIRES EN MATIÈRE DE DIVORCE

    ARRÊT JM C. ROYAUME UNI DU 28 SEPTEMBRE 2010 REQUÊTE 37060/06

    La législation sur les pensions alimentaires applicable avant l’entrée en vigueur de la loi sur le partenariat civil était discriminatoire à l’égard des partenaires de même sexe

    La requérante, J.M., est une ressortissante britannique mère de deux enfants nés en 1991 et 1993 respectivement. Après avoir divorcé de son mari, elle quitta le domicile conjugal. Au regard de la législation britannique sur les pensions alimentaires, l’ex-mari de l’intéressée fut considéré comme le titulaire de la garde des enfants et la requérante comme étant le parent non gardien, tenue à ce titre de contribuer financièrement à leur éducation. Depuis 1998, la requérante vit avec une femme. La pension alimentaire due par elle fut fixée en septembre 2001 sur la base des dispositions applicables à cette époque. Celles-ci prévoyaient que le parent non gardien ayant noué une nouvelle relation – qu’il se soit remarié ou non – pouvait obtenir une réduction du montant de la pension dont il était débiteur, mais pas dans le cas où il vivait avec une personne de même sexe. Constatant qu’il existait une importante différence entre le montant de la pension alimentaire dont elle était débitrice – environ 47 livres sterling (GBP) par semaine – et la somme qu’elle aurait dû payer si elle avait vécu avec un homme – environ 14 GBP par semaine –, la requérante se plaignit de cette situation.

    Elle obtint gain de cause devant trois degrés de juridiction, mais la chambre des lords la débouta de son action par un arrêt rendu à la majorité de ses membres en 2006. Le grief de l’intéressée tiré de l’article 8 de la Convention fut rejeté, notamment en ce qu’il portait sur le droit au respect de sa vie familiale. Deux des juges majoritaires estimèrent que la situation de la requérante ne relevait pas du champ d’application de l’article 8 faute de lien suffisant entre les dispositions critiquées et la relation qu’elle avait avec sa compagne et que, en tout état de cause, la législation britannique applicable jusqu’en 2004 – année ou était entrée en vigueur la loi sur le partenariat civil qui avait supprimé la différence de traitement litigieuse – demeurait dans les limites de la marge d’appréciation dont disposait le Royaume-Uni. Les deux autres juges majoritaires déclarèrent que la jurisprudence de Strasbourg applicable à l’époque pertinente ne reconnaissait pas les relations entre deux personnes du même sexe comme une forme de vie familliale au sens de l’article 8. Les membres de la majorité rejetèrent la thèse selon laquelle l’affaire de la requérante relevait de l’article 1 du Protocole no 1. Estimant que cette disposition s’appliquait essentiellement aux expropriations pour cause d’utilité publique et non aux obligations personnelles des parents non gardiens, ils jugèrent qu’il aurait été artificiel de qualifier le versement d’une pension alimentaire de privation des biens du parent débiteur.

    Décision de la Cour

    La Cour considère que l’affaire relève naturellement du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1. La pension alimentaire due par la requérante pour subvenir aux besoins de ses enfants constitue une « contribution » (au même titre que les prestations sociales ou les impôts) puisque son versement est imposé par les dispositions légales pertinentes et contrôlé par l’organisme de protection de la jeunesse. L’article 14 s’applique donc à la situation dont J.M. se plaignait. La Cour n’estime pas devoir examiner la question de savoir si l’affaire relève aussi de l’article 8 de la Convention.

    Article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole n˚ 1

    Pour qu’une question se pose sous l’angle de l’article 14, il doit y avoir une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations comparables. Lorsqu’est alléguée une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, l’Etat doit fournir des raisons particulièrement graves et convaincantes pour justifier une différence de traitement.

    La Cour estime que J.M. se trouve dans une situation comparable à celle d’un parent non gardien ayant noué une nouvelle relation avec une personne du sexe opposé. L’orientation sexuelle de l’intéressée est la seule caractéristique par laquelle sa situation se distingue de celle de cette catégorie de parents. Force est donc de conclure qu’en raison de la nature de sa nouvelle relation, J.M. a fait l’objet d’un traitement différencié en ce qui concerne la fixation de la pension alimentaire dont elle est débitrice.

    Or, eu égard au but poursuivi par les dispositions nationales pertinentes, qui visent à éviter aux parents non gardiens une charge financière excessive en cas de changement de leur situation, la Cour n’aperçoit aucune raison justifiant la différence de traitement subie par la requérante. A cet égard, on ne comprend guère pourquoi ses frais de logement n’ont pas été pris en compte de la même manière que si elle avait noué une relation avec un homme. Dans ces conditions, la Cour estime que la requérante a été victime, de 2001 à 2002, d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle. Quoique louable, la réforme instaurée par la loi sur le partenariat civil quelques années plus tard n’a pas modifié cet aspect des choses.

    En conséquence, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    ARRÊT GRANDE CHAMBRE

    SERIFE YIGIT CONTRE TURQUIE DU 2 NOVEMBRE 2010 REQUÊTE 3976/05

    NE CONSIDÉRER QUE LE MARIAGE CIVIL ET PAS LE MARIAGE RELIGIEUX N'EST PAS UNE DISCRIMINATION AU SENS DES ARTICLES 14 et P1-1

    Mme Yiğit, mariée sous le régime religieux, soutenait avoir été traitée différemment qu’une femme mariée conformément au code civil et qui aurait demandé à bénéficier des droits sociaux de son défunt mari. La question que doit trancher la Cour est celle de savoir si, le cas échéant, cette différence de traitement était discriminatoire, ou si au contraire elle était objective et raisonnable, et donc acceptable.

    La Cour rappelle que l’article 14 interdit, dans le domaine des droits et libertés garantis par la Convention, toute discrimination basée sur une caractéristique personnelle par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres. Or, la

    nature - civile ou religieuse - du mariage conclu entre deux personnes constitue assurément une telle caractéristique. Par conséquent, une « différence de traitement » telle que celle dont Mme Yiğit a fait l’objet pourrait être prohibée par l’article 14.

    Examinant si cette différence de traitement avait une justification objective et raisonnable, la Cour relève tout d’abord que la décision prise par les autorités turques dans son cas poursuivait des buts légitimes, à savoir le maintien de l’ordre public (le mariage civil ayant notamment pour but de protéger la femme) et la protection des droits et libertés d’autrui. Elle examine ensuite s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre le refus des autorités turques de permettre à Mme Yiğit de bénéficier des droits sociaux de son défunt compagnon et les buts visés par les autorités. Sur ce point essentiel, la Cour juge déterminant que, vu les règles pertinentes du droit turc, Mme Yiğit ne pouvait avoir aucune espérance légitime de bénéficier des droits sociaux de son concubin. Le code civil est clair s’agissant de la prééminence du mariage civil et, consciente de sa situation, Mme Yiğit savait qu’elle devait régulariser son union conformément au code civil pour être l’ayant droit de son concubin. Cet aspect distingue nettement la présente affaire d’une autre affaire récente2, dans laquelle une femme mariée uniquement selon les rites de la communauté Rom avait obtenu de la part des autorités espagnoles le statut d’ « épouse » de son compagnon (elle avait obtenu, entre autres, des prestations sociales en sa qualité d’épouse et un livret de famille). Enfin, la Cour note que les règles et modalités relatives à la conclusion d’un mariage civil sont claires, simples et n’imposent pas de charge excessive aux intéressés ; Mme Yiğit – qui avait 26 années pour contracter un mariage civil - n’est donc pas fondée à soutenir que des démarches qu’elle dit avoir entamées pour régulariser sa situation ont été entravées par de lourdes procédures administratives.

    La « différence de traitement » dont Mme Yiğit a fait l’objet ayant eu une justification objective et raisonnable, la Cour conclut, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    LE PAIEMENT DES SALAIRES

    GIAVI C. GRECE requête 25816/09 du 3 octobre 2013

    UN DELAI DE PRESCRIPTION ABREGE, IMPOSE UNIQUEMENT AUX FONCTIONNAIRES

     POUR DEMANDER UN RAPPEL DE SALAIRES, N'EST PAS UNE VIOLATION DE LA CONVENTION

    29.  En premier lieu, le Gouvernement soutient que la requérante n’est pas titulaire d’un « bien » au sens de la Convention et qui serait reconnu par le droit interne. Les prétentions de celle-ci à l’encontre de l’hôpital pour la période du 1er juin au 31 décembre 1994 ont été rejetées comme prescrites par les juridictions internes. Ces prétentions ne peuvent être fondées ni sur le droit interne ni sur la jurisprudence, notamment après l’adoption de l’arrêt de la Cour spéciale suprême qui est contraignant pour toutes les juridictions.

    30.  En deuxième lieu, le Gouvernement prétend que le choix du législateur de prévoir pour les prétentions des employés des personnes morales de droit public un délai de prescription plus court que celui applicable aux employés du secteur privé ou aux créances des personnes morales elles-mêmes ne constitue pas une atteinte au droit au respect des biens. L’article 48 § 3 du décret 496/1974 ne prive pas le fonctionnaire de son bien, mais fixe d’avance un délai suffisant dans lequel l’intéressé doit tenter le recouvrement de ses créances par voie judiciaire ou extrajudiciaire. En l’espèce, cet article existait avant la naissance des prétentions de la requérante et celle-ci devait le connaître.

    31.  Selon le Gouvernement, l’établissement d’une prescription biennale poursuit un but légitime d’intérêt public : la liquidation rapide, judiciaire ou extrajudiciaire, des prétentions découlant des allocations accordées par les personnes morales de droit public, est nécessaire pour la protection du patrimoine et de la situation financière de celles-ci. Une telle liquidation rapide est justifiée tant par le montant élevé des prétentions cumulées d’un grand nombre de fonctionnaires, qui sont souvent introduites collectivement, que par les conséquences néfastes que l’introduction intempestive de ces prétentions pourrait avoir sur le budget des personnes morales. L’article 48 § 3 s’applique à l’ensemble des fonctionnaires, en activité ou à la retraite, et à la majorité écrasante des prétentions de ceux-ci ; il s’agit donc non pas d’une exception introduite par le législateur au droit civil ou au droit du travail, mais d’une réglementation concernant une grande catégorie de prétentions. Devoir réserver des deniers publics pour couvrir des obligations pouvant se concrétiser de manière imprévisible plusieurs années après les faits générateurs des prétentions y afférentes serait source d’importants dysfonctionnements pour les personnes morales de droit public et introduirait des aléas dans leur gestion financière.

    32.  Enfin, le Gouvernement affirme qu’il est compatible avec le droit communautaire de prévoir dans le droit interne des règles moins favorables pour l’introduction des voies de recours contre l’Etat par rapport à celles qui concernent les particuliers (arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes, Aprile (C-228/1996, § 19), Dillexport (C-343/1996, § 26) et Marks et Spencer (C-62/2000), §§ 35, 41-42)).

    33.  Sous l’angle de l’article 14 de la Convention, le Gouvernement réitère pour l’essentiel les mêmes arguments.

    34.  La requérante soutient que son droit à percevoir la différence des salaires pour la période du 1er juin au 31 décembre 1994 a été reconnu par l’arrêt de la cour d’appel du 5 juillet 2001 et que si elle a été privée de cette somme, c’est parce que cette même cour a appliqué dans son cas l’article 48 § 3.

    35.  Elle se prévaut, en outre, de l’arrêt Zouboulidis c. Grèce (no 2) (no 36963/06, 25 juin 2009), dans lequel la Cour a jugé que l’application par les juridictions internes de dispositions spéciales accordant à l’Etat des privilèges avait porté atteinte au droit du requérant au respect de ses biens et rompu le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général. Elle souligne que l’arrêt de la Cour suprême spéciale qui a été rendu avant l’arrêt Zouboulidis précité n’est pas dirimant car il n’a pas pris en compte l’article 1 du Protocole no 1.

    36.  Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 1 du Protocole nº 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapports entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 78, CEDH 2006‑V, et Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 48, 19 février 2009).

    37.  La Cour rappelle que la notion de « bien », évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole nº 1, a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole nº 1 (Iatridis c. Grèce [GC], nº 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, Beyeler c. Italie, [GC], nº 33202/96, § 100, CEDH 2000-I, et Broniowski c. Pologne [GC], nº 31443/96, § 129, CEDH 2004-V).

    38.  De plus, une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14, si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre situations analogues à d’autres égards justifient des distinctions de traitement (Zeïbek c. Grèce, no 46368/06, § 46, 9 juillet 2009).

    39.  Dans la présente affaire, la Cour note que par son arrêt du 5 juillet 2001, la cour d’appel a accordé à la requérante une somme de 22 244 224 drachmes qui correspondait à des compléments de salaires et indemnités non versés. Elle a refusé de lui accorder des intérêts moratoires sur la somme accordée au motif que l’action avait un caractère déclaratoire et a jugé que les prétentions de la requérante pour la période du 1er juin au 31 décembre 1994 étaient éteintes par prescription.

    40.  Il en résulte que les prétentions de la requérante entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit à rendre l’article 14 de la Convention applicable (Fabris c. France [GC], no 16574/08, §§ 48-55, 7 février 2013).

    41.  La Cour constate que cet aspect de la requête n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

    42.  La Cour rappelle que le seul fait que les prétentions de la requérante étaient soumises à un délai de prescription ne pose aucun problème à l’égard de la Convention. L’institution de délais de prescription est un trait commun aux systèmes juridiques des Etats contractants, visant à garantir la sécurité́ juridique en fixant un terme aux actions et à empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé (J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 68, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

    43.  En général, la Cour rappelle qu’une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’Etat pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir par exemple, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98 ; National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII). De plus, la Cour jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne (Håkansson et Sturesson c. Suède, 21 février 1990, § 47, série A no 171‑A) et elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I).

    44.  Néanmoins, le rôle de la Cour est de rechercher si les résultats auxquels sont parvenues les juridictions nationales sont compatibles avec les droits garantis par la Convention et ses Protocoles. La Cour relève que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 134, CEDH 2005‑XII (extraits) ; Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 36, 4 octobre 2011).

    45.  La Cour note que le Gouvernement réitère et développe ses arguments de l’affaire Zouboulidis selon lesquels c’est dans un but d’intérêt général que les personnes morales de droit public bénéficient de délais de prescription plus courts, en l’occurrence deux ans, afin de pouvoir rapidement apurer leurs comptes. Pour répondre au reproche que la Cour lui avait adressé dans l’arrêt précité et selon lequel il ne fournissait pas d’éléments concrets sur l’impact sur la situation financière de l’Etat qu’aurait une décision favorable aux prétentions de personnes dans la même situation que le requérant (ibid. § 35), le Gouvernement apporte des éléments pour démontrer dans la présente affaire que les sommes revendiquées par les fonctionnaires des personnes morales de droit public atteignent des montants très importants, ce qui compromettrait sérieusement la réalisation des buts de service public de ces personnes morales si le délai de prescription était de cinq ans, tenant compte de la situation économique et financière actuelle.

    46.  Ainsi le Gouvernement indique que sont actuellement pendants devant le Conseil d’Etat les pourvois de 257 employés du même hôpital que celui où travaille la requérante et dont les prétentions s’élèvent à 2 570 000 euros. Il indique aussi qu’en exécution de décisions judiciaires, l’Etat a versé aux employés de 34 hôpitaux de l’Attique une somme globale de 38 247 297,50 euros, intérêts inclus. Les sommes accordées aux fonctionnaires de l’Etat pour la période 2003-2009 à titre de salaires et allocations, en vertu de décisions judiciaires, s’élèvent à 224 418 473,77 euros dont 101 280 045,93 euros pour le seul ministère de la Santé et de la Solidarité sociale. Le Gouvernement soutient que si les fonctionnaires bénéficiaient d’un délai de prescription de cinq ans, le montant de ces sommes serait de plus du double.

    47.  La Cour note que la présente affaire se distingue de l’affaire Zouboulidis par au moins deux aspects. D’une part, à l’époque des circonstances de fait de l’arrêt Zouboulidis, il existait une divergence de jurisprudence entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation qui n’avait pas encore été levée par la Cour suprême spéciale (paragraphe 22 ci-dessus). D’autre part, les arguments invoqués par le Gouvernement à l’appui de sa thèse dans cette affaire, étaient de nature générale et abstraite (§§ 35-36 de l’arrêt précité). Or, la situation n’est plus la même dans le cadre de la présente affaire, étant donné les précisions apportées par le Gouvernement et résumées au paragraphe précédent.

    48.  La Cour ne met pas en doute le droit des Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (voir, parmi beaucoup d’autres, Meïdanis c. Grèce, no 33977/06, § 26, 22 mai 2008) ni le droit des juridictions nationales d’interpréter les dispositions du droit interne, droits soulignés par le Gouvernement en l’espèce. Or, les prétentions des salariés des personnes morales de droit public peuvent justifier une réglementation dans le sens de l’intérêt de la trésorerie, de la gestion efficace des deniers publics et de la continuité du service public. La Cour constate à cet égard que le délai de prescription de deux ans a été institué par le décret législatif no 496/1974 du 19 juillet 1974, relatif à la comptabilité des personnes morales de droit public, aux contrats et aux délais de prescription. Selon les hautes juridictions nationales (Cour de cassation, Conseil d’Etat et Cour spéciale suprême), l’intérêt public visé par le délai spécial de deux ans est, notamment, le besoin d’un prompt règlement des créances découlant des allocations mensuelles accordées par les personnes morales de droit public, une liquidation rapide étant nécessaire à la protection du patrimoine et de la situation financière de ces personnes morales auxquels contribuaient les citoyens par le paiement des impôts. Cet intérêt est à rapprocher de celui mis en exergue par la Cour spéciale suprême, dans son arrêt 1/2012 visant la prescription des prétentions des fonctionnaires contre l’Etat, d’éviter toute modification des données économiques sur le fondement desquels l’Etat prévoyait le fonctionnement de l’administration, les dépenses, la préparation et l’exécution correcte du budget. L’intérêt de prévoir les recettes et les dépenses sans qu’il soit entravé par des dettes non réglées justifiait l’établissement d’un délai de prescription de deux ans pour l’introduction des actions judiciaires, afin d’éviter les conséquences néfastes que pourraient avoir sur l’exécution du budget la satisfaction des prétentions accumulées au fil des années par de nombreuses actions de fonctionnaires portées contre l’Etat (paragraphe 25 ci-dessus). Il en va de même pour le budget des personnes morales, selon le Gouvernement, qui relève le montant élevé des prétentions cumulées, souvent introduites collectivement, d’un grand nombre de fonctionnaires contre celles-ci.

    49.  Les données fournies par le Gouvernement (paragraphe 46 ci-dessus) illustrent le caractère imprévisible que pourraient avoir, pour des personnes morales, des prétentions introduites plusieurs années après les faits générateurs y afférent, les obligeant à réserver des deniers publics pour couvrir des obligations pouvant se concrétiser de manière imprévisible, ainsi que les conséquences néfastes de pareilles prétentions sur leur budget. Il est, en outre, indubitable que la détermination du bien-fondé de ces actions relèverait des tribunaux et risquerait d’encombrer davantage leur rôle.

    50.  Le Gouvernement explique encore que l’article 48 § 3 s’applique à l’ensemble des fonctionnaires, en activité ou à la retraite, et à la majorité écrasante des prétentions de ceux-ci ; il s’agit donc non pas d’une exception introduite par le législateur au droit civil ou au droit du travail, mais d’une réglementation concernant une grande catégorie de prétentions à l’échelle de la fonction publique tout entière. La Cour relève sur ce point que, pour la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, la différenciation entre fonctionnaires des personnes morales et employés des entreprises privées se justifie non seulement par la nécessité de protéger le patrimoine des personnes morales, mais aussi du fait du statut spécial des fonctionnaires et du régime juridique différent qui s’appliquait aux rapports des fonctionnaires publics et des employés privés avec leurs employeurs respectifs. Un raisonnement analogue a été fait dans l’arrêt 1/2012 précité de la Cour suprême spéciale en ce qui concerne les prétentions des fonctionnaires contre l’Etat. La Cour suprême spéciale a considéré notamment que la différenciation que comportait l’article 90 § 3 par rapport aux prescriptions prévues aux articles 90 § 1 et 86 §§ 2 et 3 de la même loi, se justifiait aussi par les différences existantes entre fonctionnaires publics et employés de droit privé ainsi que par le statut juridique différent qui régissait les relations de ces deux catégories de professionnels avec leurs employeurs (paragraphe 25 ci-dessus).

    51.  Il appartient à l’ordre juridique interne de l’Etat concerné de régler les modalités procédurales des recours en justice de manière à assurer la sauvegarde des droits des fonctionnaires pour autant que ces modalités ne rendent pas en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique interne. Un délai de prescription de deux ans ne limite pas excessivement, de l’avis de la Cour, la possibilité pour les fonctionnaires de revendiquer en justice des salaires et des allocations qui leur sont dus par l’administration. En l’occurrence, la requérante n’a pas invoqué d’éléments concrets qui l’auraient empêchée ou dissuadée d’une manière quelconque d’exercer son recours dans les deux ans depuis que sa prétention a pris naissance.

    52.  Enfin, la Cour relève que contrairement à l’arrêt Zouboulidis précité, en l’espèce, la requérante focalise son grief plutôt sur la différence de traitement qui existerait entre les fonctionnaires publics, d’une part, et les salariés du secteur privé ou les créanciers de l’Etat autres que ses propres fonctionnaires d’autre part. La Cour considère qu’il s’agit là des situations qui ne sont pas comparables : il n’y a aucune analogie entre fonctionnaires publics et salariés du secteur privé et quant aux autres créanciers, il s’agit pour la plupart des fournisseurs de l’Etat qui ont une relation ponctuelle avec celui-ci, à l’occasion de l’exécution d’un contrat, et non une relation salariale qui est constante, comme c’est le cas des fonctionnaires. Du reste, la Cour note, en l’occurrence, que la Cour spéciale suprême a mis en évidence le statut juridique différent qui régissait les relations de ces deux catégories de professionnels avec leurs employeurs (paragraphes 24-25 ci-dessus). Il en va ainsi tout particulièrement du fait que les fonctionnaires publics sont inamovibles en vertu de la Constitution (paragraphe 27 ci-dessus). Ces différences de statut pourraient justifier des périodes plus longues en faveur des salariés du secteur privé pour qu’ils puissent porter en justice leurs différends salariaux.

    53.  A la lumière de ce qui précède, la Cour constate que l’application par les juridictions internes des dispositions spéciales qui prévoient un délai de prescription de deux ans pour les prétentions des employés des personnes morales de droit public contre celles-ci n’a pas rompu le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général.

    54.  Il n’y a donc pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 en combinaison avec l’article 14 de la Convention.

    LES PENSIONS DE RETRAITE OU D'HANDICAPÉ

    LES ALLOCATIONS LOGEMENTS ET LES ASSURANCES SANTÉ

    Savickis et autres c. Lettonie du 9 juin 2022 requête n o 49270/11

    Art 14 (+ Art 1 P1) • Discrimination • Exclusion des périodes de travail accumulées dans d’autres États de l’ex-URSS du calcul des pensions des non-citoyens résidents permanents, non applicable aux citoyens lettons, justifiée par des considérations très fortes • Différence de traitement litigieuse justifiée par les buts légitimes que sont la protection de l’identité constitutionnelle de la Lettonie, fondée sur la doctrine de la continuité de l’État, et la préservation de l’économie nationale • Importance du contexte particulier résultant de décennies d’occupation et d’annexion illégales et des choix politiques difficiles opérés après le rétablissement de l’indépendance • Ample marge d’appréciation non outrepassée • Importance accordée aux choix personnel des requérants de demeurer des « non-citoyens résidents permanents » alors qu’ils auraient pu acquérir la nationalité lettone • Affaire distincte de l’affaire Andrejeva c. Lettonie en ce qu’elle porte sur des périodes de travail accumulées en dehors de la Lettonie, avant l’établissement de tout lien avec ce pays • Absence de perte des prestations de base et de celles fondées sur des cotisations

    Une différence de traitement relative à des droits à la retraite accumulés à l’époque soviétique est justifiée

    L’affaire porte sur les modalités de calcul des pensions de retraite versées en Lettonie aux « noncitoyens résidents permanents », lesquelles ne tiennent pas compte, contrairement à celles applicables aux citoyens lettons, des périodes de travail accumulées dans d’autres républiques soviétiques à l’époque de l’occupation de la Lettonie par l’URSS. La Cour juge que les autorités internes ont agi dans les limites de leur pouvoir d’appréciation en calculant les droits à pension des requérants. Elle relève notamment que si cette différence entre les modalités de calcul des pensions est exclusivement fondée sur la nationalité, il était loisible aux requérants d’acquérir la nationalité lettone, d’autant qu’ils ont disposé d’un laps de temps considérable pour ce faire. Elle estime que les gouvernements bénéficient d’une grande latitude pour mettre en place des régimes de sécurité sociale et que la reconstruction nationale de la Lettonie à la suite du rétablissement de son indépendance suffit à justifier la différence de traitement litigieuse.

    FAITS

    Les requérants, Jurijs Savickis, Genādijs Ņesterovs, Vladimirs Podoļako, Asija Sivicka et Marzija Vagapova sont des ressortissants lettons nés entre 1938 et 1942 et résidant dans différentes régions de la Lettonie. En 1996, la Lettonie créa un régime de sécurité sociale qui tenait compte des périodes de travail accumulées en Lettonie avant le rétablissement de son indépendance. Ce régime tenait également compte des périodes de travail accumulées par les citoyens lettons dans d’autres républiques de l’ex-URSS. En revanche, il ne tenait compte que dans une certaine mesure des périodes de travail accumulées dans d’autres républiques par la catégorie des « non-citoyens résidents permanents » (nepilsoņi) – des migrants venus d’autres républiques qui s’étaient installés en Lettonie pendant l’occupation de celle-ci par l’URSS – dont les requérants font partie. M. Savickis est né dans l’oblast de Kalinin (Russie), où il travaillé pendant vingt et un ans. Une décision rendue en sa faveur a inclus cette période dans le calcul de sa pension, mais sans effet rétroactif. Il est décédé au cours de la procédure, et aucun proche ne s’est manifesté pour exprimer le souhait de la poursuivre en son nom.

    M. Nesterovs est né à Bakou (Azerbaïdjan).

    Après avoir travaillé en URSS et avoir été appelé à accomplir son service militaire en Allemagne de l’Est, il a commencé à travailler en Lettonie à l’âge de trente ans. Les périodes de travail accumulées par lui en dehors de la Lettonie n’ont pas été prises en compte aux fins du calcul de sa pension.

    M. Podoļako est né à Vladivostok (Russie).

    Il a commencé à travailler en Lettonie en 1968, après avoir accompli son service militaire obligatoire en Russie. La durée de son service militaire n’ayant pas été prise en compte aux fins du calcul de sa pension, sa demande de pension de retraite anticipée fut rejetée.

    Mme Sivicka est née à Termez (Ouzbékistan).

    Elle a d’abord travaillé en Ouzbékistan, en Allemagne, en Russie et au Bélarus. Elle a également accompli une période de service militaire en tant que volontaire. Elle a commencé à travailler en Lettonie à l’âge de quarante et un ans. Le calcul initial de la pension de la requérante ne tenait pas compte des périodes de travail accumulées par elle en dehors de la Lettonie. Par la suite, cette pension fit l’objet de deux révisions, la première tenant compte des périodes de travail accumulées au Bélarus, la seconde des périodes de travail accomplies en Russie.

    En revanche, les périodes de travail accumulées en Ouzbékistan demeurèrent exclues du calcul de la pension de l’intéressée.

    Celle-ci ne se plaint pas de l’exclusion des périodes de travail accumulées par elle en Allemagne et de la période de son service militaire.

    Mme Vagapova est née à Syzran (Russie).

    Après avoir travaillé en Russie, en Ouzbékistan, au Turkménistan et au Tadjikistan, elle s’est installée en Lettonie à l’âge de quarante-quatre ans. Le calcul initial de la pension de la requérante ne tenait pas compte des périodes de travail accumulées par elle à l’étranger.

    Par la suite, cette pension fit l’objet d’une révision tenant compte des seules périodes de travail accumulées en Russie. Après l’introduction de sa requête devant la Cour, la requérante a acquis la nationalité russe. Quatre des cinq requérants n’ont pas pu bénéficier d’une retraite anticipée à cause des modalités de calcul de leurs pensions.

    Décisions judiciaires pertinentes

    En 2001, la Cour constitutionnelle lettone rendit un arrêt par lequel elle jugea que les pensions reposaient sur le principe de solidarité, qu’il n’y avait en conséquence aucun lien entre les cotisations et le montant des pensions futures, et que celles-ci ne pouvaient donc pas être considérées comme un droit patrimonial. Elle jugea par ailleurs que la Lettonie n’était pas tenue d’assumer les obligations contractées par d’autres États relativement aux pensions en question. En 2009, la Grande Chambre de la Cour européenne rendit un arrêt dans l’affaire Andrejeva c. Lettonie (55707/00). Elle jugea que la différence de traitement opérée entre les citoyens lettons et les « non-citoyens résidents permanents » n’était pas justifiée, et que l’État ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité malgré l’absence d’accords internationaux dans le domaine considéré. Elle rejeta l’argument du Gouvernement selon lequel il aurait suffi à Mme Andrejeva d’acquérir la nationalité lettone pour bénéficier des droits qu’elle revendiquait et elle conclut à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention.

    Faute d’avoir obtenu la révision de leurs pensions à la suite de l’arrêt Andrejeva, MM. Savickis et Ņesterovs ainsi que Mmes Sivicka et Vagapova exercèrent des recours administratifs. Ces recours furent rejetés en 2009 au motif, selon le tribunal interne compétent, que l’arrêt en question ne concernait que Mme Andrejeva et que la réouverture des procédures concernant les requérants était subordonnée à une modification législative. Ces quatre requérants saisirent la Cour constitutionnelle d’un recours en annulation de ce jugement, alléguant que la différence de traitement litigieuse opérée entre les citoyens lettons et les « non-citoyens résidents permanents » dans le calcul de leurs pensions de retraite respectives était contraire à la Constitution et à la Convention. Le recours séparé introduit par M. Podoļako fut par la suite joint à celui des quatre requérants.

    La Cour constitutionnelle jugea que la Lettonie n’avait pas succédé aux droits et obligations de l’exURSS et qu’« en vertu de la doctrine de la continuité de l’État, l’État qui a[vait] recouvré son indépendance n’[était] [donc] pas tenu de reprendre à son compte les engagements découlant des obligations de l’État occupant ». Elle jugea par ailleurs que « les différences opérées dans le calcul des pensions respectives des citoyens lettons et des [« non-citoyens résidents permanents »] de Lettonie repos[ai]ent sur des motifs objectifs et raisonnables. » Estimant que les requérants n’avaient pas été privés de leurs pensions et que la différence de traitement litigieuse était justifiée et proportionnée, la Cour constitutionnelle les débouta de leur recours.

    CEDH

    Prenant acte du décès de M. Savickis et relevant qu’aucun de ses proches n’a manifesté le souhait de poursuivre la procédure en son nom, la Cour décide de rayer du rôle cette partie de la requête. Les griefs des quatre autres requérants portent uniquement sur les périodes de travail accomplies en dehors de la Lettonie qui auraient été prises en compte dans le calcul des pensions des citoyens lettons et sur l’impossibilité de se voir accorder une retraite anticipée en raison de leur situation.

    La Cour rappelle que la Convention ne garantit aucun droit à une quelconque pension ou à une pension d’un montant donné. Dès lors toutefois qu’un État décide de créer un régime de pensions, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention. La Cour juge que l’article 1 du Protocole n o 1 et l’article 14 trouvent à s’appliquer en l’espèce. Elle relève en particulier que tous les requérants, à l’exception de M. Podoļako, se sont installés en Lettonie à l’âge adulte, que l’absence de traités bilatéraux avec l’Azerbaïdjan et l’Ouzbékistan a eu des répercussions sur les pensions de certains d’entre eux, qu’aucun traité ne régit les périodes de service militaire et que la situation de certains des requérants s’est améliorée après la révision de leurs pensions consécutive à la conclusion d’un traité bilatéral conclu entre la Lettonie et la Russie. Rappelant sa conclusion formulée dans l’arrêt Andrejeva – selon laquelle la nationalité constituait le seul critère de la distinction opérée en Lettonie entre les pensions de différentes catégories de personnes, la Cour estime qu’elle s’applique aussi à la présente affaire. En conséquence, seules des considérations très fortes sont susceptibles de justifier pareille différence de traitement, étant entendu que la Cour doit tenir compte des particularités de l’espèce et de la latitude (« marge d’appréciation ») dont bénéficient les États membres. La Cour considère que les requérants se trouvent dans une situation comparable à celle des citoyens lettons en ce qui concerne les pensions. Elle estime par ailleurs que les buts avancés par l’État – la reconstruction nationale après le rétablissement de l’indépendance et la protection du système économique national – sont légitimes. S’agissant de la proportionnalité des mesures prises par les autorités lettones, la Cour juge que la Lettonie n’est pas tenue d’assumer les obligations en matière de pensions découlant de l’époque soviétique ou résultant l’annexion de la Lettonie. Elle estime que le traitement plus favorable accordé aux citoyens lettons concorde avec le but de reconstruction nationale. Elle relève que le statut juridique des requérants participe essentiellement d’une aspiration personnelle plutôt que d’une situation immuable, compte tenu, en particulier, du laps de temps considérable dont ils ont disposé pour acquérir la nationalité lettone, ce qui n’était pas le cas de Mme Andrejeva. Les requérants n’ont pas été privés de la pension de retraite de base et n’ont pas subi de perte de prestations fondées sur des cotisations salariales versées au titre des périodes de travail litigieuses. La Cour rappelle que le régime letton de pensions de retraite professionnelle s’appuie sur des cotisations sociales, qu’il repose sur le principe de solidarité et que les États jouissent dans ce domaine d’une ample marge d’appréciation. Elle estime que la différence de traitement incriminée poursuit les buts invoqués, et que les raisons avancées par le Gouvernement pour la justifier sont suffisamment solides. En conséquence, la Cour conclut que les autorités internes ont agi dans les limites de leur pouvoir d’appréciation en calculant les droits à pension des requérants et qu’il n’y a pas eu violation de la Convention.

    Article 14 et article 1 du protocole 1

    a)  Principes généraux

    180.  La Cour rappelle d’emblée que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit, en tant que tel, aucun droit à une pension d’un montant donné, ni aucun droit de recevoir une pension au titre d’activités s’étant déroulées dans un État autre que l’État défendeur, ni même un droit à une quelconque pension. Dès lors toutefois qu’un État décide de créer un régime de pensions, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention (Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 53, CEDH 2006‑VI, et Andrejeva, précité, § 77).

    181. Dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (voir, parmi beaucoup d’autres, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008). Toutefois, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire au sens de l’article 14 (Carson et autres, § 61, Fábián, § 113, et Molla Sali, § 134, tous précités). En outre, toute différence de traitement n’emporte pas automatiquement violation de l’article 14. Une différence de traitement fondé sur un motif prohibé est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Andrejeva, précité, § 81, Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013, Fábián, précité, § 113, et Molla Sali, précité, § 135).

    182.  La Cour rappelle également que les dispositions de la Convention n’empêchent pas les États contractants d’introduire des programmes de politique générale au moyen de mesures législatives en vertu desquelles une certaine catégorie ou un certain groupe d’individus sont traités différemment des autres, sous réserve que l’ingérence dans l’exercice des droits de l’ensemble de cette catégorie ou de ce groupe définis par la loi puisse se justifier au regard de la Convention (Andrejeva, précité, § 83, et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 112, CEDH 2006‑IV). De fait, les mesures de politique économique et sociale impliquent souvent l’introduction et l’application de critères nécessitant d’opérer des distinctions entre des catégories ou des groupes d’individus (J.D. et A. c. Royaume-Uni, précité, § 81). En outre, l’article 14 de la Convention n’interdit pas aux Parties contractantes de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux (Guberina c. Croatie, no 23682/13, § 70, 22 mars 2016, et les références qui s’y trouvent citées).

    183. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement. L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Stummer, précité, § 88). D’abord et avant tout, la nature de la situation sur laquelle repose la différence de traitement pèse lourdement dans l’évaluation de l’étendue de cette marge (Bah c. Royaume-Uni, no 56328/07, § 47, CEDH 2011). Celle-ci est très étroite lorsque la différence de traitement repose sur une caractéristique personnelle intrinsèque et immuable, telle que la race ou le sexe (voir, par exemple, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 196, CEDH 2007‑IV, et J.D. et A. c. Royaume-Uni, précité, § 89). La Cour applique également ce principe au critère de la nationalité, jugeant que seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (Gaygusuz, § 42, Andrejeva, § 87, et Ribać, § 53, tous précités). À l’inverse, lorsque la situation considérée procède en partie d’un choix individuel, telle que la situation au regard du droit des étrangers, la marge d’appréciation est nettement plus large, et les motifs justifiant la différe nce de traitement n’ont pas à être aussi solides (Bah, précité, § 47, ibidem, et, mutatis mutandis, Makarčeva c. Lithuanie (déc.), no 31838/19, § 68, 28 septembre 2021).

    184. En deuxième lieu, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 – pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention, la Cour a jugé que la Convention laisse d’ordinaire à l’État une ample marge d’appréciation dans le domaine des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Andrejeva, § 83, Fábián, § 115, Guberina, § 73, et British Gurkha Welfare Society et autres, § 62, tous précités). Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont le législateur conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Andrejeva, § 83, Carson et autres, § 61, et Fábián, § 115, tous précités).

    185. Toutefois, comme la Cour l’a souligné dans le contexte de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, malgré l’ample latitude qui est en principe laissée à l’État pour définir des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale, ces mesures doivent néanmoins être mises en œuvre d’une manière non discriminatoire conforme à la Convention et satisfaire à l’exigence de la proportionnalité (Fábián, précité, § 115, et les références qui s’y trouvent citées). Ce principe général s’applique notamment dans le domaine des pensions (Stec et autres, précité, § 55, et Jurčić c. Croatie, no 54711/15, § 64, 4 février 2021). Dès lors, dans ce contexte, pour que la Cour admette que le choix de politique publique opéré par le législateur n’est pas « manifestement dépourvu de base raisonnable », il faut que la différence de traitement alléguée résulte d’une mesure transitoire s’inscrivant dans un programme destiné à corriger une inégalité (Stec et autres, §§ 61-66, British Gurkha Welfare Society et autres, § 81, et J.D. et A. c. Royaume-Uni, § 88, tous précités).

    186.  Indépendamment de la marge d’appréciation dévolue à l’État, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 126, CEDH 2012).

    187.  Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations comparables, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 177, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 389, CEDH 2012, et Guberina, précité, § 74).

    188.  Appelée à examiner des griefs de discrimination concernant des régimes de prestations sociales ou de pensions de retraite, la Cour a dit qu’elle avait principalement pour tâche d’apprécier la compatibilité des aspects critiqués de ces régimes avec l’article 14, et non les faits ou circonstances propres à des requérants bien précis ou à d’autres personnes affectées par la législation litigieuse ou susceptibles de l’être (voir, par exemple, Carson et autres, § 62, Stec et autres, §§ 50-67, Burden, §§ 58‑66, et Andrejeva, §§ 74‑92, tous précités). La Cour a plutôt pour rôle de se prononcer sur une question de principe, celle de savoir si, en tant que telle, la législation incriminée opère une discrimination illicite entre des personnes se trouvant dans une situation analogue (Carson et autres, § 62, et British Gurkha Welfare Society et autres, § 63, tous deux précités).

    b)  Application en l’espèce des principes susmentionnés

    189.  La Cour a déjà jugé que les faits de l’espèce relevaient du champ d’application d’une disposition matérielle de la Convention – en l’occurrence, l’article 1 du Protocole no 1 – et que l’article 14 de la Convention était en conséquence applicable au grief des requérants (paragraphes 121-122 ci‑dessus). Il lui faut encore rechercher, premièrement, si la différence de traitement litigieuse est fondée sur l’un au moins des motifs de discrimination interdits par l’article 14 de la Convention, deuxièmement, si les requérants se trouvent dans une situation comparable à celle des personnes auxquelles ils se comparent, c’est-à-dire les citoyens lettons, troisièmement, si la différence litigieuse poursuit un but légitime et, quatrièmement, si elle est proportionnée au but visé et satisfait à l’exigence d’une « justification raisonnable et objective » (voir, mutatis mutandis, Vrountou c. Chypre, no 33631/06, § 61, 13 octobre 2015).

    190.  Les situations factuelles respectives des requérants peuvent se résumer comme suit. Tous les intéressés sont arrivés en Lettonie et s’y sont installés à l’âge adulte, à l’exception du troisième requérant, qui y est arrivé à l’âge de trois ans. En ce qui concerne le deuxième requérant, les conséquences de l’exclusion de la totalité des périodes de travail qu’il avait accumulées en Azerbaïdjan avant son installation en Lettonie n’ont été atténuées par aucune mesure ultérieure, faute d’un accord bilatéral applicable. Il en va de même des périodes de service militaire accomplies par lui avant son installation en Lettonie (paragraphes 21-24 ci-dessus). La quatrième requérante, qui a pris sa retraite en 2008, a obtenu par la suite la révision de sa pension de retraite, après la conclusion de l’accord bilatéral avec la Russie, ce qui a permis la prise en compte, à compter de juin 2011, des périodes de travail qu’elle avait accomplies en Russie. Partant, les conséquences résiduelles de la différence de traitement litigieuse portent sur le montant de la pension de retraite que l’intéressée a perçue pendant environ trois ans et trois mois, c’est-à-dire entre son départ à la retraite en 2008 et la révision de sa pension effectuée en 2011, ainsi que sur le montant correspondant à la période de travail accomplie par elle dans son pays d’origine, l’Ouzbékistan (environ huit ans), qui est restée exclue du calcul (paragraphes 29-33 ci‑dessus). La cinquième requérante, qui a commencé à percevoir sa pension de retraite en 2005, en a également obtenu la révision en 2011 pour ce qui concernait les périodes de travail accumulées par elle en Russie. Partant, les conséquences résiduelles de la différence de traitement litigieuse portent sur le montant de la pension de retraite que l’intéressée a perçue pendant près de sept ans, c’est-à-dire entre son départ à la retraite en 2005 et la révision de sa pension effectuée en 2011, ainsi que sur le montant correspondant aux périodes de travail accomplies par elle en Ouzbékistan, au Turkménistan et au Tadjikistan (environ huit ans), qui sont restées exclues du calcul (paragraphes 34-37 ci-dessus). Enfin, le troisième requérant a passé presque toute sa vie en Lettonie, à l’exception d’une période d’environ deux ans au cours de laquelle il a effectué son service militaire obligatoire en dehors de ce pays (paragraphes 25-28 ci-dessus).

    1. Sur le motif de discrimination invoqué

    191.  Dans l’arrêt Andrejeva, précité, la Cour s’est exprimée ainsi :

    « 87. (...) [L]a Cour relève qu’en tant que « non-citoyenne résidente permanente », la requérante séjourne en Lettonie légalement et à titre permanent et qu’elle bénéficie de la pension de retraite au titre de son travail « en Lettonie », c’est-à-dire pour le compte d’organismes situés sur le territoire letton. Quant au refus des autorités nationales de prendre en charge ses années de travail « en dehors de la Lettonie », il repose exclusivement sur le constat qu’elle ne possède pas la nationalité lettone. En l’espèce, il n’est pas contesté qu’un citoyen letton se trouvant dans les mêmes conditions que la requérante et ayant travaillé dans la même entreprise pendant la même période se verrait accorder la part litigieuse de la pension de retraite. Qui plus est, les parties s’accordent à dire que, si la requérante devenait lettone par voie de naturalisation, elle recevrait automatiquement la pension au titre de toute sa vie professionnelle. La nationalité constitue donc le seul et unique critère de la distinction en cause (...) »

    192.  La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion en l’espèce. Il apparaît que les termes « nationalité » et « citoyenneté » ont le même sens dans l’ordre juridique letton (voir, pour un exemple d’emploi interchangeable de ces deux termes, Kurić et autres, précité). Le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi sur les pensions d’État énonce clairement que la différence de traitement litigieuse est opérée entre les citoyens lettons et les autres catégories de personnes, à savoir les étrangers, les apatrides et les non-citoyens résidents permanents de Lettonie (paragraphe 66 ci-dessus). Tant la Cour constitutionnelle, dans son arrêt du 17 février 2011, que le gouvernement letton dans ses observations ont en substance reconnu cet état de chose et justifié cette différence de traitement par l’idée que l’État a une responsabilité particulière à l’égard de ses citoyens. En outre, comme l’a souligné le gouvernement défendeur, si les requérants avaient acquis la nationalité lettone par voie de naturalisation, leurs pensions auraient fait l’objet d’une révision tenant compte des périodes de travail et des périodes de service militaire obligatoire accomplies en dehors de la Lettonie, et le montant de ces pensions aurait été identique – quoique seulement ex nunc – à celui des pensions servies aux citoyens lettons ayant eu la même carrière professionnelle (paragraphe 172 ci-dessus).

    193.  Cela étant, la Cour ne peut que réitérer la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Andrejeva, selon laquelle la « nationalité » – ou plutôt l’absence de citoyenneté lettone des requérants – constitue le seul critère de la distinction incriminée (Gaygusuz, précité, §§ 40 et 47, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, §§ 41 et 47, CEDH 2003‑X, et voir, mutatis mutandis, Rangelov c. Allemagne, no 5123/07, § 99, 22 mars 2012). En conséquence, seules des considérations très fortes sont susceptibles de justifier une différence de traitement en pareil cas. Il convient néanmoins de tenir compte des circonstances propres au cas d’espèce pour déterminer l’étendue de la marge d’appréciation du gouvernement défendeur.

    1. Sur la question de savoir si les requérants se trouvent dans une situation comparable à celle des citoyens lettons

    194.  Selon le gouvernement défendeur, les requérants ne se trouvent pas dans une situation analogue ou comparable à celle des citoyens lettons aux fins de la présente affaire, car ces derniers ont des liens spéciaux de loyauté, d’allégeance et d’obligations mutuelles avec l’État letton, qui a en contrepartie une responsabilité particulière à leur égard, alors que les requérants, qui ont été transférés en Lettonie dans le cadre d’une politique démographique imposée par une puissance occupante en violation du droit international, ne possèdent pas tels liens avec cet État. Dans cette perspective, l’octroi, par le législateur letton, d’une pension aux personnes telles que les requérants au titre des périodes de travail accumulées sur le territoire letton à l’époque soviétique constitue une gratification raisonnable justifiée par le fait que ces personnes ont aussi contribué au développement économique de la Lettonie dans la mesure où elles y ont travaillé (paragraphes 170-171 ci‑dessus). Pour leur part, les requérants défendent une position qui met l’accent sur l’identité, du point de vue factuel, de leur situation et de celle des citoyens lettons ayant eu la même carrière professionnelle, soulignant à cet égard que le fait de posséder ou non la nationalité lettone est la seule différence objective entre eux et ces derniers (paragraphe 159 ci-dessus). À l’instar des requérants, le tiers intervenant met en avant l’égalité de tous les ex-ressortissants soviétiques en matière d’emploi et de pensions de retraite à l’époque soviétique (paragraphe 178 ci-dessus).

    195.  à ce stade de son examen, la Cour se bornera à observer qu’en ce qui concerne le calcul de leurs pensions de retraite dans le cadre du régime de retraite professionnelle en vigueur en Lettonie, les requérants peuvent être considérés comme se trouvant dans une situation comparable à celle des personnes qui ont eu la même carrière professionnelle mais qui possèdent la citoyenneté lettone. En conséquence, la Cour recherchera si la différence de traitement litigieuse poursuit un ou plusieurs buts légitimes et si elle est proportionnée aux buts poursuivis.

    1. Sur la légitimité des buts poursuivis

    196.  S’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 17 février 2011, le gouvernement défendeur soutient que la différence de traitement litigieuse instaurée par le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi sur les pensions d’État entre les citoyens lettons et les autres catégories de personnes poursuit non pas un mais deux buts, consistant d’une part à protéger le système économique national, et d’autre part à préserver l’identité constitutionnelle de l’État par la mise en œuvre de la doctrine de la continuité de l’État, étant entendu que ce dernier but est plus important que le premier.

    197.  Dans l’affaire Andrejeva, précitée, la Cour s’est exprimée ainsi :

    « 86. La Cour admet que la distinction litigieuse poursuit au moins un but légitime généralement compatible avec les objectifs généraux de la Convention, à savoir la protection du système économique du pays. Nul ne conteste qu’après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie et l’éclatement subséquent de l’URSS, les autorités lettones ont dû faire face à une multitude de problèmes liés, d’une part, à la nécessité de créer un système viable de sécurité sociale et, d’autre part, aux capacités réduites du budget national. Par ailleurs, le fait que la disposition en cause n’ait été adoptée qu’en 1995, soit quatre ans après le rétablissement définitif de l’indépendance de la Lettonie, n’est pas décisif en l’espèce. Il n’est pas surprenant qu’un corps législatif démocratique nouvellement établi, se trouvant dans une phase de tourmente politique, ait besoin d’un temps de réflexion pour examiner quelles mesures il lui faut envisager pour assurer le bien-être économique du pays. Dès lors, on ne saurait voir dans le fait que la Lettonie ait introduit la distinction en question seulement en 1995 une preuve que l’État lui‑même n’estimait pas une telle mesure nécessaire à la protection de son économie nationale (voir, mutatis mutandis, Ždanoka, précité, § 131). »

    198.  La Cour relève que la Cour constitutionnelle lettone a rendu son deuxième arrêt relatif aux droits à pension en 2011, c’est-à-dire après le prononcé de l’arrêt Andrejeva, qu’elle a pris en compte et analysé. Il ressort du raisonnement suivi par la Haute juridiction que la différence de traitement litigieuse poursuit au moins deux buts légitimes. Le premier d’entre eux – et le plus important selon les autorités internes – consiste à préserver l’identité constitutionnelle de la République de Lettonie, fondée sur le principe de la continuité de l’État tel qu’exposé dans la Déclaration sur le rétablissement de l’indépendance ainsi que dans des dispositions et dans la doctrine constitutionnelles ultérieures. À cet égard, la Cour observe que la question essentielle n’est pas tant la doctrine de la continuité de l’État en soi que celle du fondement constitutionnel de la République de Lettonie après le rétablissement de son indépendance. Les arguments sur lesquels repose la doctrine lettone de la continuité de l’État trouvent leur origine dans le contexte historique et démographique général qui, selon le Gouvernement, a en conséquence aussi influé sur la mise en place du régime contesté de pensions de retraite après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie. Plus précisément, la Cour reconnaît qu’il s’agissait alors d’éviter d’entériner rétroactivement les effets de la politique migratoire mise en œuvre pendant l’occupation et l’annexion illégales du pays. Dans ce contexte historique particulier, ce but poursuivi par le législateur letton lors de l’élaboration du régime de pensions de retraite est cohérent avec l’effort de reconstruction nationale entrepris à la suite du rétablissement de l’indépendance, et la Cour reconnaît sa légitimité. Comme la Cour l’a admis dans l’affaire Andrejeva (précitée, § 86) le second but légitime consiste à protéger le système économique national.

    199.  Partant, reste à établir s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les buts légitimes susmentionnés et les moyens employés par les autorités lettones.

    1. Sur la proportionnalité de la différence de traitement litigieuse

    α)        Considérations préliminaires

    200.  La Cour relève d’emblée qu’elle a eu à connaître par le passé de plusieurs affaires portant sur les obligations des États successeurs de l’ex‑Yougoslavie relativement aux droits et intérêts patrimoniaux de particuliers après la dissolution de cet État (voir, par exemple, Kurić et autres, précité, et Kovačić et autres c. Slovénie ([GC], nos 44574/98 et 2 autres, § 256, 3 octobre 2008). Toutefois, elle estime que les normes et principes de droit international relatifs à la succession d’États ne sont guère – voire pas du tout – pertinents en l’espèce, puisque que la Lettonie défend une position juridique officielle et invariable fondée sur la doctrine de la continuité de l’État, qui consiste à rejeter catégoriquement et systématiquement tout rapport de succession d’États entre l’ex-Union soviétique et l’État letton.

    201.  La Cour rappelle également que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit aucun droit à percevoir des prestations sociales ou une pension de retraite de quelque type et de quelque montant que ce soit lorsque pareil droit n’est pas prévu par le droit interne (voir, par exemple, Damjanac c. Croatie, no 52943/10, § 87, 24 octobre 2013). En outre, dès lors que le législateur letton a décidé d’accorder des pensions de retraite professionnelle au titre du travail accompli au cours de la période historique ici en cause, la Cour ne voit aucune objection raisonnable à opposer, au regard du droit de la Convention, à une politique excluant de manière générale les périodes de travail accumulées par des personnes pendant qu’elles résidaient et travaillaient en dehors du territoire de la Lettonie. Toutefois, la question essentielle qui se pose en l’espèce consiste à savoir si les buts légitimes poursuivis par la Lettonie peuvent justifier non pas le refus d’accorder une quelconque pension – ou l’octroi d’une pension uniquement au titre des périodes de travail accumulées en Lettonie – mais plutôt la différence opérée à cet égard entre les citoyens lettons et les « non-citoyens résidents permanents », et si cette différence de traitement est suffisamment justifiée au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce.

    202.  La Cour observe par ailleurs qu’elle a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 dans l’affaire Andrejeva, précitée. Bien qu’elle ait tenu compte dans l’affaire Andrejeva de l’ample marge d’appréciation dont bénéficiait le Gouvernement en matière de sécurité sociale, la Cour n’a pas été convaincue de l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité s’agissant du but légitime consistant à protéger le système économique national (ibidem, § 89). À cet égard, elle rappelle que sans être formellement tenue de suivre l’un quelconque de ses arrêts antérieurs, elle considère qu’il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents (Martinie c. France [GC], no 58675/00, § 54, CEDH 2006-VI, et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 150, 8 novembre 2016). Elle doit en conséquence rechercher si de tels motifs existent en l’espèce, au regard notamment du raisonnement approfondi développé par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 17 février 2011.

    203.  La Cour souscrit à l’avis de la Cour constitutionnelle selon lequel la Lettonie n’était pas tenue d’assumer les responsabilités de l’URSS après le rétablissement de son indépendance. Un État qui a subi une occupation et une annexion illégales n’est pas obligé d’assumer les obligations de droit public contractées par les autorités publiques illégalement constituées de la puissance occupante ou annexante. La Lettonie n’était pas non plus automatiquement liée par les obligations découlant de la période soviétique ni tenue d’assumer les obligations correspondant aux engagements contractés par l’État occupant ou annexant. Toutefois, la Cour observe qu’après avoir instauré, en 1996, un régime de pensions de retraite professionnelle prévoyant l’inclusion des périodes de travail accumulées en dehors du territoire letton dans le calcul des pensions des ressortissants lettons, la Lettonie était tenue de se conformer à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à compter de la date à laquelle la Convention est entrée en vigueur à son égard, à savoir le 27 juin 1997.

    β) Considérations relatives à l’étendue de la marge d’appréciation

    204.  Bien qu’elle ait présenté ci-dessus un aperçu des principes généraux pertinents qui se dégagent de sa jurisprudence (paragraphes 183-185 ci‑dessus), et étant entendu que la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes varie selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu, la Cour estime qu’il importe en premier lieu d’affiner son analyse des différentes considérations à prendre en compte pour déterminer l’étendue exacte de cette marge d’appréciation au regard des particularités de la présente affaire. À cet égard, elle observe ce qui suit.

    205.  D’une part, la Cour a dit à maintes reprises que les États bénéficient d’une ample marge d’appréciation en matière de sécurité sociale et de fiscalité (paragraphe 184 ci-dessus). D’autre part, elle a aussi jugé en plusieurs occasions que seules des « considérations très fortes » peuvent justifier une différence de traitement fondée uniquement sur la nationalité aux fins de l’article 14 de la Convention, ce qui implique une marge étroite et un contrôle strict de la part de la Cour (Gaygusuz, § 42, Andrejeva, § 87, et Ribać, § 53, tous précités). Dans l’arrêt Stec et autres (précité, § 52), elle a mentionné l’exigence de l’existence de « considérations très fortes », puis elle a rappelé le principe de l’« ample latitude » laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale en faisant également référence au critère du « défaut manifeste de base raisonnable » (voir aussi, mais dans le contexte d’une « autre situation », Stummer, précité, §§ 101 et 109).

    206.  Cela dit, la Cour observe, en premier lieu, que si la marge d’appréciation ne peut évidemment pas avoir la même étendue selon qu’elle concerne l’adoption de mesures générales dans le domaine économique ou social ou l’introduction, dans ce domaine, de différences de traitement fondées uniquement sur des critères tels que la nationalité, elle estime raisonnable de considérer que dans un domaine où l’État bénéficie – et doit bénéficier – d’une ample latitude pour élaborer des mesures générales, l’appréciation de la question de savoir ce qui peut être qualifié de « considérations très fortes » aux fins de l’application de l’article 14 peut elle‑même varier selon le contexte et les circonstances.

    207.  Dans sa jurisprudence, la Cour a déjà reconnu qu’un pays peut avoir des motifs valables d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec lui découlent de leur naissance sur son territoire ou d’un autre lien particulier (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 88, série A no 94, et Ponomaryovi c. Bulgarie, no 5335/05, §§ 54-56, CEDH 2011). Ainsi, dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali, la Cour a reconnu la légitimité d’une mesure par laquelle le Royaume-Uni (pays où il existe, pour des raisons historiques, plusieurs catégories de « nationalités » dont les situations juridiques respectives diffèrent, notamment du point de vue du droit d’entrée et de séjour sur le territoire) avait imposé à certains « nationaux » des restrictions au droit au regroupement des conjoints fondées sur le lieu de naissance du conjoint déjà établi dans le pays.

    208.  En l’espèce, la Cour relève en particulier que le statut spécial de « non-citoyen résident permanent » a été créé par le législateur letton à la suite du rétablissement de l’indépendance de la Lettonie dans le but de remédier aux conséquences d’une situation qui découlait d’une occupation suivie d’une annexion contraires au droit international (paragraphes 105-106 ci-dessus).

    209.  Il faut également tenir compte d’un autre facteur relativement à l’étendue de la marge d’appréciation, à savoir la spécificité du champ temporel et du contexte de la mesure incriminée. À cet égard, il importe de souligner que la seule question qui se pose en l’espèce porte sur une différence de traitement établie lors de l’instauration du régime letton de pensions de retraite professionnelle, et qu’elle concerne uniquement les périodes de travail accomplies en dehors du territoire letton avant le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie.

    210. En conséquence, la Cour observe que la présente espèce est à distinguer de l’affaire Luczak c. Pologne, no 77782/01, 27 novembre 2007, dans laquelle le requérant s’était vu refuser son affiliation au régime de sécurité sociale agricole à cause de sa nationalité, raison pour laquelle il n’avait pas pu contribuer à l’assurance sociale et en bénéficier au titre des périodes de travail non encore accomplies en tant qu’agriculteur dans l’État défendeur. Au contraire, la question en litige dans la présente affaire porte sur des périodes de travail déjà accomplies en dehors du territoire de l’État défendeur avant l’instauration par celui-ci d’un régime de pensions de retraite professionnelle. À cet égard, il est à noter que dans l’affaire British Gurkha Welfare Society et autres (précitée, §§ 84-85), la Cour a reconnu la légitimité d’une différence de traitement fondée sur la nationalité pour des raisons tenant à la date à laquelle les requérants avaient commencé à nouer des liens avec l’État défendeur. Dans cette affaire, les requérants étaient des soldats népalais gurkhas dont les droits à pension étaient nettement inférieurs à ceux des soldats britanniques auprès desquels ils avaient servi dans les mêmes régiments dans différentes régions du monde. Le litige portait sur les différences opérées dans le calcul et le montant des pensions respectivement versées aux ressortissants népalais et aux ressortissants britanniques au titre de périodes de service accomplies hors du Royaume-Uni, à une époque où les Gurkhas n’avaient encore aucun lien avec ce pays. Bien que  les périodes litigieuses aient correspondu à des périodes de service accomplies par les Gurkhas au sein de l’armée britannique à l’étranger, dans les régiments auxquels ils étaient intégrés, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, car elle a admis que l’État défendeur n’avait pas outrepassé sa marge d’appréciation en adoptant les dispositions internes litigieuses qui égalisaient les droits à pension des ressortissants népalais et ceux des ressortissants britanniques, mais seulement pour les périodes postérieures au transfert de la brigade des Ghurkas au Royaume-Uni.

    211.  Comme l’ont souligné la Cour constitutionnelle et le gouvernement défendeur, les choix opérés par le législateur letton lors de l’élaboration du régime de pensions de retraite professionnelle et de la fixation des critères permettant d’en bénéficier étaient directement liés au contexte historique et démographique particulier qui était alors celui de la Lettonie et aux contraintes imposées par les graves difficultés économiques qu’elle connaissait à l’époque. Il s’ensuit que la présente affaire, qui porte uniquement sur des périodes de travail déjà accomplies et remontant à une époque antérieure au rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, se caractérise par le contexte particulier dans lequel s’inscrivaient les mesures transitoires litigieuses de ce régime de pensions. La Cour souligne qu’elle a déjà admis la nécessité de laisser aux États une ample marge d’appréciation lorsque sont en cause des modifications aussi fondamentales du système d’un pays que celles que représentent la transition d’un régime totalitaire à une forme démocratique de gouvernement et la réforme de la structure politique, juridique et économique de l’État, phénomènes qui entraînent inévitablement l’adoption de lois économiques et sociales à grande échelle (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, §§ 149 et 162-163, CEDH 2004‑V). En outre, elle rappelle qu’elle peut avoir égard à des faits antérieurs à la ratification de la Convention par l’État défendeur pour autant que l’on puisse les considérer comme étant à l’origine d’une situation qui s’est prolongée au-delà de cette date ou importants pour comprendre les faits survenus après cette date (voir, mutatis mutandis, Broniowski c. Pologne (déc.) [GC], no 31443/96, § 74, CEDH 2002-X, et Hoti c. Croatie, no 63311/14, § 85, 26 avril 2018).

    212.  Par ailleurs, la Cour relève que si la nature d’une prestation sociale, et en particulier la question de savoir si – et le cas échéant, dans quelle mesure – cette prestation est subordonnée au versement préalable de cotisations individuelles par ses bénéficiaires, n’est pas en soi décisive pour déterminer si celle-ci constitue un droit relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et tombant sous l’empire de cette disposition (Andrejeva, précité, § 76), la marge d’appréciation peut néanmoins dépendre de la question de savoir si la mesure critiquée entraîne une perte des cotisations individuelles versées par ou pour le compte de la personne affectée par la mesure (comparer avec Pichkur c. Ukraine, no 10441/06, § 51, 7 novembre 2013). La Cour doit également tenir compte du point de savoir si l’inéligibilité à la prestation en question laisse la personne concernée sans couverture sociale (Stummer, précité, § 108, et Janković, précité).

    213.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la question de savoir si la différence de traitement litigieuse est justifiée par des « considérations très fortes » doit être appréciée à l’aune de l’ample marge d’appréciation applicable en l’espèce.

    γ) Appréciation de la proportionnalité

    214.  La Cour relève en premier lieu que le motif sur lequel repose la différence de traitement litigieuse opérée dans les dispositions transitoires relatives au régime de pensions de retraite professionnelle instauré par le législateur letton est directement lié au but principal sur lequel la Cour constitutionnelle lettone s’est fondée (paragraphe 196 ci-dessus). Le traitement plus favorable accordé aux personnes possédant la citoyenneté lettone en ce qui concerne les périodes de travail accomplies par le passé en dehors du territoire letton correspond donc à ce but légitime.

    215.  La Cour observe en deuxième lieu que la différence de traitement incriminée est fondée sur la possession – ou plutôt sur l’absence de possession – de la citoyenneté lettone, statut juridique sans lien avec l’origine nationale des personnes concernées et auquel les requérants auraient pu accéder en leur qualité de « non-citoyens résidents permanents ». Renvoyant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, la Cour note à ce propos que le statut de « non- citoyen résident permanent » a été conçu comme un régime temporaire visant à permettre aux personnes concernées d’obtenir la nationalité lettone ou de choisir un autre État de rattachement (paragraphe 55 ci-dessus). À cet égard, elle admet qu’en ce qui concerne des différences de traitement fondées sur la nationalité, la part de choix personnel liée à ce statut juridique peut, dans certaines situations, avoir une incidence sur la détermination de la marge d’appréciation à laisser aux autorités internes, en particulier lorsque sont en jeu des privilèges, des prestations ou des avantages financiers (voir, mutatis mutandis, Bah, précité, § 47). Or il ne ressort pas du dossier de l’affaire que l’un quelconque des requérants ait jamais essayé de devenir citoyen de la Lettonie – pays où les intéressés ont leur résidence permanente depuis de nombreuses années – ou qu’il se soit heurté à des obstacles qui l’en auraient empêché. Il est vrai que la naturalisation suppose le respect de certaines conditions et peut exiger certains efforts. Toutefois, cela ne change rien au fait que la question du statut juridique – c’est-à-dire le choix de rester non‑citoyen résident permanent ou d’acquérir la nationalité lettone – procédait dans une large mesure d’une aspiration personnelle plutôt que d’une situation immuable, compte tenu, en particulier, du laps de temps considérable dont les requérants ont disposé pour exercer ce choix (paragraphe 190 ci-dessus).

    216.  En troisième lieu, la différence de traitement litigieuse ne porte que sur des périodes de travail passées, accomplies avant l’instauration du régime de pensions ici en cause. Les choix opérés par le législateur letton lors de la fixation des critères d’acquisition des droits à pension dans ce régime de pensions de retraite professionnelle étaient directement liés aux particularités du contexte historique, économique et démographique dans lequel celui-ci s’inscrivait, contexte qui se caractérisait par un demi-siècle d’occupation et d’annexion illégales ayant abouti à une situation particulièrement difficile au lendemain du rétablissement de l’indépendance de la Lettonie. Contrairement à la différence de traitement en cause dans l’affaire Andrejeva, celle dont il est ici question porte uniquement sur des périodes de travail accomplies par les requérants en dehors de la Lettonie à une époque où ils ne s’étaient pas encore installés dans ce pays et n’avaient noué aucun autre lien avec lui (British Gurkha Welfare Society et autres, précité, et paragraphe 210 ci‑dessus). Le troisième requérant était le seul d’entre eux à résider en Lettonie avant la période de service militaire dont il tire grief.

    217.  En quatrième lieu, la différence de traitement incriminée n’a pas non plus remis en cause le droit des requérants à la pension de retraite de base accordée en vertu du droit letton indépendamment de la carrière professionnelle des retraités, et elle n’a entraîné aucune privation, ou perte quelle qu’elle soit, de prestations fondées sur des cotisations versées par les intéressés au titre des périodes de travail litigieuses.

    218.  Par ailleurs, s’agissant en particulier du deuxième but légitime poursuivi (paragraphe 196 ci-dessus), la Cour relève que le régime letton de pensions de retraite professionnelle s’appuie sur des cotisations sociales et que son fonctionnement repose sur le principe de solidarité, en ce sens que l’intégralité des cotisations collectées est affectée au financement des pensions courantes dues à l’ensemble des bénéficiaires à un moment donné. Il s’ensuit que le fait de délimiter les périodes de travail ouvrant droit aux prestations influe nécessairement sur le montant de celles-ci et des cotisations nécessaires à leur financement. La Cour estime que ce genre d’arbitrage effectué dans les régimes de sécurité sociale appelle en principe une ample marge d’appréciation. Compte tenu des difficultés particulières et des choix politiques complexes auxquels les autorités lettones ont dû faire face après le rétablissement de l’indépendance, la Cour se doit d’accorder, dans son appréciation globale, une grande latitude au Gouvernement (voir, mutatis mutandis, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 113, 25 octobre 2012).

    219. En bref, eu égard à l’ensemble des circonstances susmentionnées et à la marge d’appréciation applicable en l’espèce, la Cour estime que la différence de traitement litigieuse correspond aux buts légitimes poursuivis et que les raisons invoquées par les autorités lettones pour la justifier peuvent être qualifiées de considérations très fortes.

    1. Conclusion

    220.  Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent et compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que l’État défendeur n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont il disposait en ce qui concerne la situation des requérants. En conséquence, elle estime devoir parvenir à une conclusion différente de celle adoptée dans l’affaire Andrejeva (voir, a contrario, Martinie, précité, § 54).

    221.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce.

    Jurčić c. Croatie du 4 février 2021 requête n° 54711/15

    Violation article 14 combiné à l'article 1 du Protocole 1 : Une femme enceinte victime de discrimination de la part des autorités d’assurance

    L’affaire concerne le refus d’accorder à la requérante une couverture d’assurance maladie professionnelle pendant la grossesse. Les autorités affirmèrent que son contrat de travail récemment signé était fictif et qu’elle n’aurait de toute façon pas dû commencer à travailler pendant qu’elle subissait un traitement de fécondation in vitro. La Cour juge en particulier que les autorités croates n’ont pas démontré l’existence d’une fraude et ont laissé entendre que les femmes enceintes ne devraient pas chercher du travail, ce qui constitue une discrimination à l’encontre de la requérante.

    FAITS

    La requérante, Kristina Jurčić, est une ressortissante croate, née en 1975 et résidant à Rijeka (Croatie). La requérante fut employée presque sans interruption de 1993 au 1 er novembre 2009. Le 17 novembre 2009, elle subit un traitement de fécondation in vitro (FIV). Le 27 novembre, la requérante prit un poste dans une société à Split, et fut ensuite inscrite au régime croate d’assurance maladie. En décembre, elle apprit qu’elle était enceinte, et un congé de maladie lui fut prescrit en raison de complications liées à sa grossesse. La requérante demanda le paiement de son salaire pendant son congé de maladie. Les autorités prirent alors l’initiative d’examiner la situation de la requérante en matière d’assurance maladie. L’intéressée se vit refuser l’assurance emploi, les autorités considérant que son emploi était fictif et visait uniquement à assurer le paiement de son salaire pendant sa grossesse. Elles estimèrent également que la requérante était médicalement inapte à travailler dans une ville éloignée en raison de la procédure de FIV. La requérante saisit les tribunaux, faisant valoir qu’elle avait été discriminée en tant que femme ayant eu recours à un traitement de FIV. La cour administrative d’appel rejeta le recours, ce qui fut ultérieurement confirmé par la Cour constitutionnelle. La requérante s’adressa également au médiateur pour la parité, qui estima que l’interprétation de la situation de la requérante parles autoritésse fondaitsurla prémisse selon laquelle toute femme ayant recours à un traitement de FIV ou enceinte ne serait en réalité employée par aucun employeur.

    CEDH

    La Cour observe tout d’abord qu’une décision de refus du statut d’assuré fondée sur un emploi déclaré fictif en raison de la grossesse de la requérante ne pouvait être prise qu’à l’égard d’une femme. Dans le cas de la requérante, une telle décision a donc constitué une différence de traitement fondée sur le sexe. La Cour souligne en outre que la grossesse elle-même ne pouvait pas être frauduleuse et que les obligations financières imposées à l’État pendant la grossesse d’une femme ne pouvaient pas en elles mêmes constituer des raisons suffisamment importantes pour justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Dans le cas de la requérante, la Cour relève que celle-ci a pris un emploi peu de temps après avoir subi un traitement de FIV et que les autorités étaient habilitées à vérifier la validité des faits sur lesquels elle avait été assurée. Dans le même temps, elle estime que la jurisprudence de la cour administrative présentée par le Gouvernement est problématique de manière générale, car elle indique que ces contrôles, dans la pratique, visent fréquemment les femmes enceintes. La Cour note que, en statuant sur le cas de la requérante, les autorités nationales se sont limitées à conclure que, en raison de la procédure de FIV, l’intéressée était médicalement inapte à prendre le poste en question, sous-entendant qu’elle devait s’abstenir de prendre le poste jusqu’à ce que sa grossesse soit confirmée. Cette approche était en contradiction directe avec le droit national et international et était de nature à décourager la requérante de chercher un emploi en raison de sa grossesse. Ce seul constat suffit, aux yeux de la Cour, pour conclure que la requérante a fait l’objet d’une discrimination en raison de son sexe. De plus, la Cour observe que les autorités croates n’ont pas démontré en quoi la prise d’emploi de la requérante aurait pu être frauduleuse, puisque l’intéressée ne pouvait pas savoir, en prenant ses fonctions, si la procédure de FIV allait aboutir, et qu’elle n’était pas légalement tenue d’informer son employeur au sujet de la procédure. Les autorités n’ont pas non plus examiné si la requérante avait effectivement commencé à travailler ou si le traitement de FIV qu’elle avait subi avait nécessité son absence du travail pour des raisons de santé.

    Enfin, la Cour fait remarquer que lesstéréotypesliés au sexe, dansle chef des autorités, tel qu’observé dans le cas de la requérante, constituent un obstacle sérieux à la réalisation d’une véritable égalité entre les sexes, l’un des principaux objectifs des États membres du Conseil de l’Europe. Soulignant que le refus d’employer ou de reconnaître une prestation liée à l’emploi à une femme enceinte en raison de sa grossesse constitue une discrimination directe fondée sur le sexe, la Cour conclut que la différence de traitement dont a fait l’objet la requérante n’était pas objectivement justifiée, entraînant une violation de ses droits au titre de la Convention.

    J.D. et A c. Royaume-Uni du 24 octobre 2019 requêtes nos 32949/17 et 34614/17

    Article 14 et article 1 du Protocole 1 La nouvelle réglementation britannique des aides au logement a emporté discrimination à l’égard d’une femme victime de violences domestiques

    Dans cette affaire, les requérantes soutenaient que la nouvelle réglementation des aides au logement dans le secteur du logement social (connue sous le nom informel de « taxe sur la chambre ») avait emporté discrimination à leur égard à raison de leur situation particulière : la première requérante vivait avec sa fille, lourdement handicapée, alors que la seconde était victime de violences domestiques. Elles habitaient toutes deux dans des logements spécialement aménagés. La Cour dit que les requérantes ont été particulièrement lésées par la mesure en cause, qui aboutit à une réduction des allocations versées aux locataires lorsque leur logement comporte une chambre de plus que le nombre autorisé par la réglementation, dans le but de les inciter à déménager. L’existence d’une aide facultative au logement (Discretionary Housing Payments), qui peut compenser la réduction de l’allocation logement, lui permet de conclure que la différence de traitement dans le cas de la première requérante était justifiée. Tel n’était toutefois pas le cas pour la seconde requérante : celle-ci bénéficiait en effet d’un programme différent qui avait pour but de permettre aux victimes de violences domestiques de rester dans leur logement, et l’aide facultative au logement ne pouvait en aucun cas résoudre le conflit entre cette finalité et l’objectif poursuivi par la taxe sur la chambre, qui visait à inciter l’intéressée à déménager.

    FAITS

    Elles vivent toutes deux dans des logements sociaux et perçoivent des allocations logement destinées au paiement de leurs loyers respectifs. L’application de la nouvelle réglementation adoptée en 2012 a abouti à une réduction des allocations versées aux intéressées au motif que leur logement comportait une chambre de plus que le nombre autorisé par la réglementation en question. La première requérante, J.D., vit avec sa fille, lourdement handicapée, et dispose à ce titre d’un logement spécialement aménagé comportant trois chambres.

    La deuxième requérante, qui vit sous la menace de violences domestiques extrêmement graves, bénéficie d’un « programme de protection » grâce auquel des aménagements particuliers furent apportés à son logement, notamment l’installation d’une « pièce sécurisée » dans les combles pour elle-même et son fils, avec qui elle partage une maison comportant trois chambres. Pour compenser la réduction de leur allocation logement découlant de l’application de la réglementation de 2012, les deux requérantes sollicitèrent le bénéfice de l’aide facultative au logement (Discretionary Housing Payments), laquelle leur fut attribuée à titre provisoire. Elles contestèrent en justice les décisions relatives aux allocations logement, alléguant que la réduction de celles-ci emportait discrimination à leur égard et les plaçait dans une situation de précarité à laquelle les versements perçus au titre de l’aide facultative au logement ne remédiaient pas. Leurs affaires furent portées devant la cour d’appel, puis devant la Cour suprême qui les débouta de leur action par un arrêt rendu en novembre 2016. La Cour suprême estima que les juridictions inférieures avaient à juste titre appliqué le critère du « défaut manifeste de base raisonnable » au traitement discriminatoire dont se plaignaient les requérantes et conclut en substance que l’aide facultative au logement constituait une réponse appropriée à la situation des intéressées.

    ART 14 ET ART 1 PROTOCOLE 1

    La Cour considère qu’au vu de la substance des griefs des requérantes, il convient de les examiner sous l’angle de l’article 14 et de l’article 1 du Protocole n o 1, plutôt que sur le terrain de l’article 8. Grandes lignes de la Convention et principes jurisprudentiels La Cour rappelle que les personnes qui s’occupent d’un enfant handicapé avec lequel elles entretiennent des liens personnels étroits ainsi que celles, essentiellement des femmes, victimes de violences sexistes peuvent prétendre à la protection de l’article 14.

    Elle note également que toute différence de traitement fondée sur l’un des motifs énoncés dans cette disposition est discriminatoire dès lors qu’elle ne repose sur aucune « justification objective et raisonnable ». Les États doivent non seulement se garder de toute discrimination mais également s’assurer que les personnes se trouvant dans des situations sensiblement différentes sont traitées différemment lorsque cela est nécessaire. Les États bénéficient d’une grande latitude (« ample marge d’appréciation ») pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale, lesquelles ne peuvent toutefois aboutir à une discrimination. Toute différence de traitement liée au handicap d’une personne ou fondée sur le sexe doit être justifiée par des « considérations très fortes » pour être jugée conforme à la Convention.

    Le cas d’espèce La Cour estime qu’à raison de leur situation, les requérantes ont été particulièrement lésées du fait de leur assimilation aux autres bénéficiaires des allocations logement dont le montant a été réduit. Elle observe notamment que les requérantes occupent des logements spécialement aménagés et qu’un déménagement entraînerait pour elles de grandes difficultés, voire un risque pour la sécurité personnelle de la deuxième requérante.

    La Cour examine ensuite si l’absence de prise en compte de la différence de situation des requérantes a emporté discrimination et recherche à cette fin si le traitement en question reposait sur une justification objective et raisonnable. En d’autres termes, il s’agit de déterminer si le traitement poursuivait un but légitime et s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La Cour rappelle que la mesure en cause devait être justifiée par des considérations très fortes. Elle observe que les juridictions internes ont admis que le but poursuivi par la mesure – réduire les dépenses de l’État en persuadant les personnes en âge de travailler qui vivent dans un logement social disposant d’un nombre de chambres supérieur à celui qui leur est nécessaire de déménager dans un logement plus petit – était légitime. Les requérantes ont également reconnu cette légitimité en général. Pour ce qui est de la question de la proportionnalité, la Cour examine la compatibilité du système dans son ensemble avec l’article 14, et pas seulement la situation particulière des requérantes.

    La première requérante

    La Cour observe que tout déménagement serait perturbant et fortement indésirable pour la requérante. Elle estime toutefois qu’un déménagement dans un logement plus petit spécialement aménagé ne serait pas fondamentalement contraire aux besoins reconnus d’une personne handicapée vivant dans un tel logement sans nécessité médicale d’avoir une chambre supplémentaire. La Cour juge également que le programme d’aide facultative, qui présente certes des inconvénients, notamment celui d’être facultatif, permet toutefois aux autorités locales de prendre des décisions sur la base d’un examen de la situation individuelle et offre diverses garanties, en particulier l’exigence de conformité de la mesure à la loi sur les droits de l’homme et l’obligation qui pèse sur les autorités de respecter le principe d’égalité dans le secteur public. Pour la Cour, ces exigences doivent être lues dans le sens que les autorités ne peuvent refuser l’aide facultative à la requérante si pareil refus signifierait que la nécessité pour elle de disposer d’un logement spécialement aménagé ne pourrait être satisfaite. De fait, la requérante perçoit l’aide facultative depuis plusieurs années. Le programme d’aide facultative constitue ainsi un motif suffisamment solide pour convaincre la Cour qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés pour mettre en œuvre la mesure en question et le but qu’elle visait. La différence de traitement à l’égard de la première requérante était dès lors justifiée et il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole n o 1.

    La deuxième requérante

    La Cour observe que le but poursuivi par la réglementation en cause, qui est d’encourager les personnes à déménager, est en conflit avec l’objectif du programme de protection qui vise à permettre aux victimes de violences sexistes de rester dans leur logement. Il était donc disproportionné de traiter la deuxième requérante, ou toute personne bénéficiant de programmes de protection, de la même manière que les autres personnes auxquelles la nouvelle réglementation des allocations logement était applicable, en ce que cela ne répondait pas au but légitime de la mesure. Le Gouvernement n’a fourni aucun motif impérieux d’accorder au programme contesté la priorité sur la nécessité de permettre aux victimes de violences domestiques de rester dans leur logement. Les dispositions relatives à l’aide facultative au logement, notamment à raison des inconvénients que la Cour a identifiés, ne pouvaient remédier à cette situation. Dans le contexte des violences domestiques, les États ont également une obligation de protéger les personnes contre les menaces d’autrui, notamment dans les situations où le droit d’une personne de jouir de son domicile sans subir de violences est en jeu. En conclusion, la Cour juge que la deuxième requérante a subi une violation de ses droits découlant de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole n o 1.

    Gouri c. France du 23 mars 2017 irrecevabilité no 41069/11

    Non violation de l'article 14 combiné à l'article 1 du Protocole 1 : Exiger la résidence en France pour accorder l’allocation supplémentaire d’invalidité n’est pas discriminatoire.

    19. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention ne fait que compléter les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Son application ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Carson et autres, précité, § 63).

    20. En la présente espèce, il convient donc d’établir si le grief de la requérante, portant sur l’impossibilité de faire valoir ses droits à l’ASI, tombe sous l’empire, c’est-à-dire dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1.

    21. À cet égard, la Cour rappelle en premier lieu que l’article 1 du Protocole no 1 ne crée pas un droit à acquérir des biens et n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime. En revanche, dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 54, CEDH 2005‑X, et Carson et autres, précité, § 64). La Cour a énoncé que si l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas, en tant que tel, un quelconque droit à une pension d’un montant donné, une réduction du montant d’une allocation ou la suppression de celle-ci peut constituer une atteinte à un bien qu’il y a lieu de justifier ; elle a toutefois précisé que lorsque l’intéressé ne satisfait pas ou cesse de satisfaire aux conditions fixées par le droit interne pour l’octroi de telle ou telle forme de prestation ou de pension, il n’y a pas d’atteinte aux droits découlant de l’article 1 du Protocole no 1 (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 84 et 86, CEDH 2016). Dans l’affaire Stec (précitée), la Cour a jugé qu’un droit à une prestation sociale non contributive relevait du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1. Dans des cas tels celui de l’espèce, où des requérants formulent sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel ils ont été privés, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, les intéressés auraient eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause. Si le Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un État décide de créer un régime de prestations, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 (Stec et autres, précité, § 65).

    22. En l’espèce, les faits tombent sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 et il n’est pas contesté que l’impossibilité de faire valoir ses droits à l’ASI est liée uniquement au fait que la requérante a sa résidence en Algérie. Il s’ensuit que les intérêts de la requérante entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1, et du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit pour rendre l’article 14 de la Convention applicable.

    23. Selon la jurisprudence établie de la Cour, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 de la Convention. En outre, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (voir Carson et autres, précité, § 61, ainsi que les références y citées).

    24. La Cour a eu l’occasion de conclure que le lieu de résidence d’une personne s’analyse en un aspect de sa situation personnelle et constitue par conséquent un motif de discrimination prohibé par l’article 14 de la Convention (Carson et autres, précité, § 71).

    25. Se pose ensuite la question de savoir si la requérante se trouvait dans une situation analogue à celle des personnes résidant en France percevant l’allocation litigieuse.

    26. Comme le Gouvernement l’indique dans ses développements, non contestés sur ce point par la requérante, l’ASI poursuit comme objectif de garantir un minimum de ressources à des personnes qui résident effectivement sur le territoire national en fonction du coût de la vie en France. C’est ainsi que le plafond de ressources à ne pas dépasser pour bénéficier de l’allocation est revu chaque année, ainsi que le montant alloué au titre de l’ASI. La Cour se doit d’ailleurs de noter à cet égard qu’un ressortissant français résidant à l’étranger n’aurait pas davantage droit à l’allocation litigieuse qu’un étranger, tel que la requérante.

    27. Il résulte de ces éléments que le fondement même de l’ASI est d’assurer un niveau de vie satisfaisant aux personnes résidant en France. Le système relatif à l’allocation litigieuse vise ainsi au premier chef à répondre aux besoins de ces personnes, en tenant compte de paramètres économiques propres au pays où ils vivent, de sorte qu’il est difficile d’établir une véritable comparaison avec la situation des personnes résidant à l’étranger, compte tenu des multiples disparités d’ordre socio-économique que l’on peut constater d’un pays à l’autre. Dans l’affaire Carson et autres (précitée, § 86), qui concernait la question de la revalorisation de la pension de personnes ayant cotisé à l’assurance nationale britannique mais ayant quitté le Royaume-Uni, la Cour a relevé que des différences pouvaient exister entre un ou plusieurs paramètres tels que le taux d’inflation, le coût de la vie, les taux d’intérêts, le taux de croissance économique, le taux de change entre la monnaie locale et la livre sterling (qui est la monnaie de paiement de toutes les pensions) ainsi que les mesures sociales et fiscales. Pareil raisonnement vaut, a fortiori, pour des situations, telle celle de l’espèce, qui concernent la question de l’attribution d’allocations alimentées par des subventions de l’État. Au regard de ce dernier point, la Cour estime que la présente affaire doit être distinguée de l’affaire Pichkur c. Ukraine (no 10441/06, § 52, 7 novembre 2013), dans laquelle les autorités nationales n’avaient avancé aucun élément pour justifier que le requérant, ayant travaillé et cotisé à la caisse de retraite pendant de nombreuses années, soit privé de l’intégralité de sa pension au motif qu’il ne résidait plus dans le pays. Dans la présente affaire, la Cour prend note, au contraire, des explications fournies par le Gouvernement, dont il résulte que l’ASI a été établie par le législateur dans le but de répondre spécifiquement à certains besoins de personnes résidant sur le territoire, dont la situation ne peut être comparée à celle d’autres personnes ayant choisi de s’installer à l’étranger (mutatis mutandis, Efe c. Autriche, no 9134/06, §§ 52 et 53, 8 janvier 2013). En outre, il n’est pas contesté en l’espèce que la requérante, même résidant hors de France, continue de recevoir une pension de veuve, seule l’ASI lui ayant été refusée en raison de la condition de résidence litigieuse.

    28. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à l’absence de discrimination contraire à l’article 14 de la Convention, la requérante, qui réside en Algérie, ne se trouvant pas dans une situation comparable à celle des personnes résidant sur le territoire français.

    29. Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    Koua Poivrez contre France du 30/09/2003 Hudoc 4588 requête 40892/88

    Le requérant se plaint de ne pas avoir droit à une pension invalidité sous la justification qu'il est citoyen ivoirien alors qu'il a toujours vécu en France depuis son adoption par un citoyen français.

    La Cour constate la Violation de l'article 14 et P1-1:

    "§49: Les arguments avancés par le Gouvernement défendeur ne sauraient convaincre la Cour. La différence de traitement, en ce qui concerne le bénéfice de prestations sociales, entre les ressortissants français ou de pays ayant signé une convention de réciprocité et les autres étrangers ne reposait sur aucune "justification objective et raisonnable" même si à l'époque des faits, la France n'était pas liée par des accords de réciprocité avec la Côte d'Ivoire, elle s'est engagée, en gratifiant la Convention, à reconnaître "à toute personne relevant de sa juridiction"

    §50: Partant, il y a eu méconnaissance de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n°1"

    ANDRLE CONTRE REPUBLIQUE TCHEQUE DU 17 NOVEMBRE 2011 REQUÊTE 6268/08

    LA DIFFERENCE DE L'AGE DE DEPART EN RETRAITE ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES N'EST PAS UNE DISCRIMINATION AU SENS DES ARTICLES 14 et P1-1

    LES HOMMES DOIVENT PARTIR A LA RETRAITE PLUS TARD QUE LES FEMMES EN REPUBLIQUE TCHEQUE

    Le requérant, Augustin Andrle, est un ressortissant tchèque né en 1946 et résidant à Vysoké Mýto (République tchèque).

    Divorcé, M. Andrle se vit confier en juillet 1998 la garde de ses deux enfants, nés en 1982 et 1985, et s’occupa d’eux jusqu’à leur majorité.

    En novembre 2003, à l’âge de 57 ans, il demanda à la Sécurité sociale tchèque à faire valoir ses droits à la retraite. Sa demande fut rejetée car il n’avait pas atteint l’âge auquel les hommes ont le droit de toucher une pension de retraité, fixé à l’article 32 de la loi sur les pensions de la Sécurité sociale (dans son cas, 61 ans et 10 mois). Contrairement à ce qui était prévu pour les femmes, cet âge ne pouvait être abaissé en fonction du nombre d’enfants élevés.

    En octobre 2007, les juridictions internes elles aussi le déboutèrent, en s’appuyant sur de récentes procédures devant la Cour constitutionnelle où celle-ci avait réexaminé l’article 32 de la loi et jugé qu’il ne donnait lieu à aucune discrimination.

    M. Andrle forma par la suite un pourvoi en cassation et des recours constitutionnels, qui furent rejetés.

    PAS DE VIOLATION DE L'ARTICLE 14 AVEC L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1

    La Cour estime que l’abaissement de l’âge auquel les femmes ont le droit de percevoir une pension en République tchèque, décidé en 1964 dans le cadre de la loi sur la Sécurité sociale, tire son origine de circonstances historiques particulières et reflète la réalité de ce qui était alors la Tchécoslovaquie socialiste. Cette mesure vise un « but légitime » puisqu’elle était destinée à contrebalancer les inégalités et difficultés que connaissaient les femmes dans le cadre du modèle familial mis en place à l’époque (et qui persiste à ce jour), où les femmes travaillaient à plein temps tout en s’occupant des enfants et du ménage. De fait, les salaires et pensions versés aux femmes étaient en général inférieurs à ceux touchés par les hommes.

    La perception du rôle respectif des hommes et des femmes a évolué, et le gouvernement tchèque modifie progressivement son système de pension pour l’adapter à l’évolution sociale et démographique. Toutefois, cette évolution est par nature graduelle et le Gouvernement ne saurait être critiqué pour ne pas avoir poussé à une complète égalisation de l’âge de départ à la retraite à un rythme plus rapide. De plus, la réforme est une tâche exigeante, surtout si l’on tient compte de toutes les méthodes parmi lesquelles choisir pour l’aplanissement des autres changements démographiques, comme le vieillissement de la population et les migrations, dont il faut tenir compte. De surcroît, la Cour souligne que les autorités nationales sont les mieux placées pour trancher des questions aussi complexes de politique économique et sociale, qui sont fonction de multiples variables nationales et dépendent de la connaissance directe de la société concernée.

    Dès lors, la Cour juge que l’attitude adoptée par la République tchèque au sujet de son régime de pension est raisonnablement et objectivement justifiée, et le demeurera jusqu’à ce que l’évolution sociale et économique du pays fasse disparaître la nécessité d’accorder un régime particulier aux femmes. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1.

    MANZANAS MARTÍN c. ESPAGNE Requête 17966/10 du 3 avril 2012

    Des différences de pensions de retraite entre prêtres catholiques et pasteurs évangéliques constituent une discrimination

    2.  Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

    32.  La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles (voir, parmi beaucoup d’autres, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 58, CEDH 2008-...). L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’un au moins des articles de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000-IV, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 36, CEDH 2003-X et Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 74, CEDH 2009-...). L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 40 CEDH 2005-X).

    33.  Il convient dès lors de déterminer si l’intérêt du requérant à percevoir de l’État une pension de retraite tombe « sous l’empire » ou « dans le champ d’application » de l’article 1 du Protocole no 1.

    34.  La Cour a affirmé que tous les principes qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence dans le domaine des prestations sociales (Andrejeva c. Lettonie, précité, § 77). Ainsi, cette disposition ne garantit, en tant que tel, aucun droit de devenir propriétaire d’un bien (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35 b), CEDH 2004-IX) ni, en tant que tel, aucun droit à une pension d’un montant donné (voir, par exemple, Domalewski c. Pologne (déc.), n34610/97, CEDH 1999-V, et Janković c. Croatie (déc.), no 43440/98, CEDH 2000-X). En outre, l’article 1 du Protocole no 1 n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre d’un tel régime. En revanche, dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (Stec et autres, décision précitée, § 54 ; Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 56, 2 novembre 2010).

    35.  Comme la Cour l’a dit dans la décision Stec et autres (précitée), « [d]ans des cas tels celui de l’espèce, où des requérants formulent sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel ils ont été privés, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, les intéressés auraient eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause (...). Si [l’article 1 du] Protocole no 1 ne comporte pas un droit de percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un État décide de créer un régime de prestations, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 » (ibidem, § 55 et Muñoz Díaz c. Espagne, no 49151/07, § 45, CEDH 2009-...).

    36.  En l’espèce, le requérant se plaint d’avoir été privé d’une pension de retraite pour un motif discriminatoire couvert, selon lui, par l’article 14, à savoir sa confession religieuse.

    37.  La Cour note qu’en application de la législation nationale en la matière, seuls les prêtres catholiques se sont vu reconnaître la possibilité de compléter la période de cotisation minimale de quinze ans requise pour avoir droit à une pension de retraite en versant le capital correspondant aux annuités manquantes.

    38.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les intérêts patrimoniaux du requérant entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit pour rendre l’article 14 de la Convention applicable.

    3.  Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

    a)  La jurisprudence de la Cour

    39.  Selon la jurisprudence établie de la Cour, la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Le « manque de justification objective et raisonnable » signifie que la distinction litigieuse ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Alujer Fernandez et Caballero Garcia c. Espagne (déc.), no 53072/99, CEDH 2001-VI, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 175 et 196, CEDH 2007-IV, et la jurisprudence y citée).

    40.  Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir, notamment, les arrêts Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, et Thlimmenos, précité, § 40). L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte. Ainsi, par exemple, l’article 14 n’interdit pas à un État membre de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c’est l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, sans justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (Thlimmenos, § 44, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], précité, § 51, et D.H. et autres, précité, § 175).

    41.  De même, une ample marge d’appréciation est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale. La Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (voir, par exemple, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, et Stec et autres, précité, §§ 51-52).

    42.  Enfin, dans la mesure où le requérant se plaint d’inégalités dans un régime de sécurité sociale, la Cour souligne que l’article 1 du Protocole no 1 ne comporte pas un droit à acquérir des biens. Il ne limite en rien la liberté qu’ont les États contractants de décider s’il convient ou non de mettre en place un quelconque régime de sécurité sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations devant être accordées au titre de pareil régime.

    43.  En tout état de cause, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres, § 177).

    b)  Application de la jurisprudence à la présente affaire

    44. Le requérant se plaint du refus de lui accorder une pension de retraite en raison du fait que, malgré l’intégration des pasteurs protestants dans le régime général de la Sécurité sociale, il n’a pas pu remplir la durée de cotisation minimale requise afin de bénéficier d’une telle pension en faisant prendre en compte ses années de ministère religieux alors que cette possibilité est reconnue aux prêtres catholiques. Il estime que cela constitue une discrimination fondée sur la religion contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    45. La Cour observe qu’avant même la promulgation de la Constitution de 1978, le décret royal 2398/1977 (voir paragraphe 17 ci-dessus) avait déjà prévu que les prêtres et les ministres du culte de toutes les Églises et confessions religieuses inscrites au registre du ministère de l’Intérieur devaient être assimilés à des travailleurs salariés et rattachés au régime général de la Sécurité sociale. L’assimilation des prêtres catholiques fut effectuée de manière immédiate. L’assimilation des pasteurs évangéliques fut effectuée vingt-deux ans plus tard en 1999, à la suite de la conclusion en 1992 de l’accord de coopération entre l’État et la FEREDE.

    46.  En 1991, lorsque le requérant atteignit l’âge de la retraite, aucun droit à une pension de retraite n’avait été reconnu aux pasteurs évangéliques conformément à la législation en vigueur ; en effet, d’une part le requérant ne se trouvait pas, en tant que pasteur évangélique, inclus dans le régime général de la Sécurité sociale et, d’autre part, comme l’INSS l’a précisé dans sa décision du 26 octobre 2004, il n’avait pas rempli la durée minimale de cotisation requise pour avoir droit à une pension de retraite, à savoir 15 ans, les années pendant lesquelles il avait travaillé en tant que salarié n’étant pas suffisantes pour atteindre ladite durée (voir paragraphes 7 et 8 ci-dessus).

    47.  Au vu de ce qui précède, la question qui se pose dans la présente affaire est celle de savoir si le fait pour le requérant de s’être vu dénier le droit de percevoir une pension de retraite révèle un traitement discriminatoire par rapport à la façon dont la législation traite de situations que le requérant estime analogues.

    48.  Le requérant base sa prétention, d’une part, sur le retard injustifié de vingt-deux ans pour procéder à l’assimilation des pasteurs évangéliques par rapport à la date d’assimilation des prêtres catholiques et, d’autre part, sur l’impossibilité pour les pasteurs évangéliques de compléter par la prise en compte de leurs services religieux leurs annuités manquantes pour atteindre la durée minimale de cotisation requise pour avoir droit à une pension de retraite comme c’était le cas pour les prêtres catholiques.

    49.  La Cour observe que le législateur espagnol a pris en effet beaucoup de retard pour intégrer les pasteurs évangéliques au régime général de la Sécurité sociale, et reconnaître ainsi leur droit à percevoir les mêmes prestations que les prêtres catholiques. Par ailleurs, à supposer même que le droit à percevoir une pension de retraite existât pour les pasteurs évangéliques au moment du départ à la retraite du requérant, ce dernier se serait vu toutefois dans l’impossibilité de compléter avec ses années d’activité pastorale les annuités manquantes pour atteindre la durée de cotisation minimale requise pour avoir droit à une pension de retraite en versant le capital correspondant aux années de cotisation manquantes.

    50. La Cour constate que, dans son jugement rendu le 12 décembre 2005, le juge du travail no 33 de Barcelone a interprété la législation applicable en faveur du requérant. Le juge y notait en effet que les prêtres et les ministres du culte de toutes les Églises et confessions religieuses inscrites devaient être rattachés au régime général de la Sécurité sociale, et que cette intégration était prévue même avant la promulgation de la Constitution. Cependant, cette intégration ne fut effectuée de façon immédiate que pour les prêtres catholiques et complétée, en 1998, par deux décrets royaux qui permettaient aux prêtres et aux religieux catholiques sécularisés ou ayant cessé d’exercer la profession religieuse, de faire prendre en considération les années de ministère pendant lesquelles ils n’avaient pas cotisé à la Sécurité sociale afin de remplir la durée de cotisation requise pour avoir droit à une pension de retraite, pourvu qu’ils aient 65 ans ou plus, à condition de verser le capital correspondant aux années de cotisation ainsi reconnues. Le juge constata dans son jugement qu’à la différence de ce qui était pour les prêtres catholiques, lorsque l’assimilation des pasteurs évangéliques fut effectuée vingt-deux ans plus tard, cette possibilité de compléter les annuités jusqu’à la durée de cotisation requise pour avoir droit à une pension de retraite n’avait toutefois pas été incluse.

    51.  Le juge du travail considéra que le fait de priver le requérant de l’accès à la pension de retraite dans les mêmes conditions que celles offertes aux prêtres catholiques portait atteinte à ses droits à l’égalité et à la liberté religieuse reconnus par la Constitution. Il estima que la législation applicable en l’espèce accordait un traitement de faveur aux prêtres catholiques face aux pasteurs évangéliques, ce qui était contraire au caractère aconfessionnel de l’État établi par la Constitution de 1978, et se référa à l’article 6 de la LOPJ selon lequel les juges doivent écarter l’application de tout règlement ou toute autre disposition contraires à la Constitution, à la loi ou au principe de hiérarchie des normes. Pour réparer les droits fondamentaux du requérant, le juge estima que les dispositions appliquées aux prêtres catholiques et, en particulier, les décrets royaux de 1998, pouvaient être appliquées par analogie au requérant, lui permettant ainsi de compléter la période de cotisation minimale avec ses années de ministère pastoral, à condition de verser le capital correspondant aux années de cotisation ainsi reconnues.

    52. Ce jugement fut toutefois infirmé par l’arrêt du 26 juillet 2007 rendu en appel. Le Tribunal supérieur de justice de Catalogne a en effet considéré (paragraphe 13 ci-dessus) que le requérant avait atteint l’âge de la retraite en 1991, avant l’entrée en vigueur de la loi 24/1992 qui lui aurait permis de cotiser à la Sécurité sociale pour se voir reconnaître le droit à une pension. Il estima que l’absence de prise en compte des années préalables d’activité pastorale du requérant n’était pas due à l’inactivité de l’État mais à l’absence de législation en raison du défaut d’accord entre l’État et les différents cultes évangéliques. Pour le Tribunal supérieur de justice, le requérant ne remplissait pas les conditions légales pour se voir accorder une pension de retraite, sans que ceci puisse être considéré comme discriminatoire par rapport à la situation des prêtres catholiques.

    53. En ce qui concerne le retard pour intégrer les pasteurs évangéliques dans le Régime général de la Sécurité sociale, la Cour constate, comme le Gouvernement l’indique dans ses observations, que les négociations en vue de parvenir aux accords avec les Églises évangéliques en vertu de la loi organique 7/1980 du 5 juillet 1980 ont été subordonnées à la création de la FEREDE et que l’accord de coopération entre l’État et la FEREDE ne fut adopté qu’en 1992 (paragraphe 20 ci-dessus). Ultérieurement, le décret royal 369/1999 fixa les conditions pour l’intégration des pasteurs évangéliques dans le Régime général de la Sécurité sociale. La Cour estime, avec le Gouvernement, que l’intégration des ministres du culte au régime général de la Sécurité sociale à des moments différents répond à des raisons objectives et non discriminatoires et rappelle que l’État dispose d’une ample marge d’appréciation pour introduire de façon progressive la pleine égalité des sujets dans le système des pensions, compte tenu des implications économiques et sociales de l’évolution des systèmes de sécurité sociale, qui doit prendre en compte les particularités de chaque collectif (arrêt Stec et autres [GC], précité, § 49).

    54.  Toutefois, le refus de reconnaître le droit pour le requérant de percevoir une pension de retraite et de compléter à cette fin ses annuités manquantes constitue néanmoins, -tel que l’a précisé le juge du travail dans son jugement du 12 décembre 2005 (paragraphe 12 ci-dessus)- une différence par rapport au traitement donné par la loi à d’autres situations dans lesquelles se trouvent les prêtres et anciens prêtres catholiques, qui apparaissent comme similaires et dont la seule différence est celle de la confession religieuse à laquelle ils appartiennent. En effet, la législation espagnole relative au droit du travail a prévu, par des voies diverses, que les prêtres catholiques ayant eu une activité pastorale avant leur intégration au régime de la Sécurité sociale puissent, contrairement aux pasteurs évangéliques, prendre en compte leurs années de ministère religieux aux fins du calcul de leur pension de retraite. Ainsi, selon la première disposition transitoire de l’ordre ministériel du 19 décembre 1977 (paragraphe 18 ci-dessus) relative à l’intégration des prêtres catholiques au régime de la Sécurité sociale, ces derniers peuvent, aux fins de compléter les annuités manquantes pour atteindre la durée de cotisation minimale requise pour avoir droit à une pension de retraite, prendre en compte (moyennant le paiement des montants pertinents) jusqu’à dix ans avant leur intégration à la Sécurité sociale (jusqu’au 1er janvier 1967), pour ceux qui étaient alors prêtres catholique ayant atteint l’âge de cinquante-cinq ans. Concernant les prêtres catholiques sécularisés ou qui avaient cessé d’exercer la profession religieuse, ils peuvent aussi prendre en compte aux fins de la pension de retraite, les années antérieures à leur intégration au régime de la Sécurité sociale, tel qu’il résulte de la possibilité donnée par les décrets royaux 487/1998 et 2665/1998, pouvant ainsi compléter les annuités manquantes afin de remplir le nombre minimal d’années de cotisation.

    55. Aucune de ces possibilités offertes aux prêtres catholiques pour la prise en compte, aux fins de pension de retraite, des années antérieures à leur intégration au régime de la Sécurité sociale n’a été accordée aux pasteurs évangéliques dans la législation espagnole. La Cour estime dès lors avéré, compte tenu des circonstances de l’espèce, que cette différence normative défavorable constitue une différence de traitement fondée sur la confession religieuse non justifiée vis-à-vis du requérant, par rapport au traitement réservé aux prêtres catholiques, dans la mesure où le requérant ne dispose d’aucun moyen pour que soient prises en compte, aux fins du calcul de sa pension de retraite, ses années d’activité pastorale en tant que pasteur évangélique avant l’intégration des pasteurs évangéliques au régime de la Sécurité sociale. La Cour relève en effet une disproportion dans le fait que l’État espagnol, qui avait reconnu en 1977 (paragraphe 17 ci-dessus) l’intégration des ministres des Églises et confessions religieuses autres que catholique au régime général de la Sécurité sociale, ne soit pas prêt à reconnaître, malgré l’intégration des pasteurs évangéliques effectuée vingt-deux ans plus tard, les effets d’une telle intégration en matière de pension de retraite dans les mêmes conditions que pour les prêtres catholiques, notamment lorsqu’il s’agit de la possibilité de compléter les annuités manquantes pour atteindre la durée de cotisation minimale moyennant le versement par le requérant du capital correspondant aux années de cotisation reconnues. Si les raisons du retard dans l’intégration des pasteurs évangéliques au régime général de la Sécurité sociale relèvent de la marge d’appréciation de l’État (paragraphe 53 ci-dessus), elle estime que le Gouvernement ne justifie toutefois pas les raisons pour lesquelles, une fois ladite intégration effectuée, une différence de traitement entre des situations similaires, fondée uniquement sur de raisons de confession religieuse, a été maintenue.

    56.  Pour ce qui est de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les décrets de 1998 visent le cas de la cessation de l’activité religieuse des prêtres catholiques pour des raisons personnelles ou de sécularisation, et non le cas de passage à la retraite, comme c’est le cas dans la présente affaire, la Cour estime, au vu de ce qui précède, qu’une telle différence n’est pas pertinente en l’espèce dans la mesure où la différence de traitement, aux fins de la pension de retraite, entre les prêtres catholiques et les pasteurs évangéliques, défavorable à ces derniers, ne se borne pas aux décrets cités par le Gouvernement. En tout état de cause, ni le juge du travail de Barcelone lorsqu’il fit droit au recours du requérant ni le Tribunal supérieur de justice lorsqu’il lui refusa la pension, n’ont fait référence à ce fait pour justifier le traitement différent donné, dans des situations similaires de manque d’années de cotisation pour remplir les durées de cotisation minimales ouvrant le droit à la pension de retraite, aux prêtres catholiques et aux pasteurs évangéliques. Ces décisions n’ont en effet aucunement exclu la situation du requérant de celles prévues in abstracto par la législation en cause qui établissait la possibilité de compléter les annuités de cotisation effective à la Sécurité Sociale.

    57.  En conséquence, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    Décision d'irrecevabilité

    Ramaer et van Willigen c. Pays-Bas du 29 novembre 2012, requête no 34880/12

    Le nouveau système d’assurance santé appliqué aux retraités néerlandais résidant dans d’autres pays de l’Union  européenne que les Pays-Bas n’est pas discriminatoire.

    Les requérants, Johan Coenraad Ramaer et Johannes Meindert van Willigen, sont des ressortissants néerlandais. M. Ramaer, né en 1926, réside à Alicante (Espagne). M. van Willigen, né en 1942, réside à Hoeilaart (Belgique). Tous deux perçoivent une pension de retraite relevant du régime néerlandais.

    Le 1er janvier 2006, la loi sur l’assurance santé (Zorgverzekeringswet) est entrée en vigueur aux Pays-Bas. Elle mettait en place un régime unique applicable à tous qui remplaçait les régimes séparés privé et public en vigueur jusqu’alors. En conséquence, les contrats d’assurance santé auxquels les requérants avaient souscrit aux Pays-Bas furent résiliés.

    En vertu du nouveau système, les ressortissants néerlandais percevant une pension des Pays-Bas mais résidant dans un autre pays de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen ou en Suisse ont droit à la couverture médicale de base du régime local de leur pays de résidence au lieu de la couverture médicale du régime néerlandais dont ils bénéficiaient auparavant. Ils doivent s’inscrire auprès de la Commission de l’assurance santé, qui perçoit une contribution qu’elle reverse à l’administration de l’assurance santé de leur pays de résidence.

    La Cour souligne d’emblée que, même si 40 000 personnes sont potentiellement concernées par cette question et si les requérants présentent leur affaire comme une «affaire test», elle n’a pris en considération dans sa décision que leurs cas individuels.

    Article 1 du Protocole no 1

    Les requérants soutenaient que leurs anciens contrats d’assurance, antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi sur l’assurance santé, étaient des « biens ». La Cour observe que, contrairement à d’autres affaires concernant des prestations sociales5, les espérances des requérants en l’espèce ne reposaient pas sur une disposition ou un texte de loi mais plutôt sur l’espoir de voir leurs contrats maintenus ou renouvelés en des termes aussi favorables. Elle rejette donc ce grief au motif que la présente affaire ne concerne pas des « biens » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1.

    Article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

    La Cour rappelle que l’article 14 complète les autres dispositions de la Convention et de ses Protocoles et n’a pas d’existence indépendante. Eu égard à sa conclusion selon laquelle l’article 1 du Protocole no 1 est inapplicable au cas des requérants, elle juge que l’article 14 ne peut pas en l’espèce s’appliquer en combinaison avec cet article. Ce grief est donc également rejeté.

    Article 1 du Protocole n°12

    Les requérants soutenaient que, indépendamment de l’applicabilité de l’article 14 de la Convention, ils pouvaient invoquer l’article 1 du Protocole no 12, l’applicabilité de cette disposition ne dépendant de celle d’aucune autre disposition de la Convention ou de ses Protocoles.

    La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter différemment, sans justification objective et raisonnable, des personnes se trouvant dans des situations analogues. Elle examine donc la question de savoir s’il y a eu en l’espèce une différence de traitement entre les requérants et des personnes se trouvant dans des situations analogues.

    Les requérants se plaignaient que le nouveau système ait remplacé leurs droits précédents par un simple droit à la couverture médicale de base de leur pays de résidence, généralement bien moins intéressante, et qu’il leur faille ainsi dépenser plus pour obtenir des soins équivalents à ceux dont disposent les résidents des Pays-Bas, en contractant une assurance complémentaire privée à leurs propres frais. La Cour observe qu’ils résident l’un en Belgique et l’autre en Espagne, et que l’entrée en vigueur de la loi sur l’assurance santé le 1er janvier 2006 a créé une situation dans laquelle ils sont traités différemment non seulement des résidents des Pays-Bas mais aussi l’un de l’autre, dès lors qu’ils ne résident pas dans le même pays.

    5 Par exemple Gaygusuz c. Autriche (no 17371/90), 16 septembre 1996.

    La Cour examine ensuite la question de savoir si chacun des requérants se trouve dans une situation comparable d’une part à celle des résidents des Pays-Bas et d’autre part à celle de l’autre. Elle note que le régime d’assurance santé standard des Pays-Bas est essentiellement territorial : il s’applique à tous les individus résidant légalement dans le pays, et ceux-ci sont tenus d’être assurés conformément aux normes établies par le Gouvernement. Les requérants, qui sont ce que l’on appelle des « bénéficiaires conventionnels » de la couverture médicale du fait de leur choix de résider dans un autre pays de l’Union européenne, ont droit, en vertu du Règlement no 1408/71 du Conseil de l’Union européenne, à la couverture médicale correspondant au régime de leur pays de résidence. La Cour juge donc qu’ils ne se trouvent pas dans une situation comparable à celle des résidents des Pays-Bas ni dans une situation comparable l’un avec l’autre.

    Partant, elle rejette ce grief pour défaut manifeste de fondement.

    Article 6

    La Cour conclut que la Commission centrale de recours, à l’issue d’une procédure inhabituellement longue et compliquée faisant notamment intervenir un arrêt préjudiciel de la Cour de justice de l’Union européenne, a répondu aux arguments des requérants dans des décisions contenant un raisonnement approfondi reposant sur le droit pertinent de l’Union européenne et sur l’historique de la rédaction de la loi sur l’assurance santé et des négociations avec les assureurs, et que ces décisions n’étaient donc pas arbitraires.

    Partant, elle rejette ce grief pour défaut manifeste de fondement.

    MONTOYA C FRANCE du 23 janvier 2014 requête 62170/10

    LES FAITS

    Ancien des formations supplétives civiles de l’armée française, durant la guerre d'Algérie, le requérant demande une « allocation de reconnaissance » destinée aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés. Elle lui est refusée car elle n'est accordée qu'aux maghrébins de souche et non pas à ceus d'origine européenne.

    La CEDH considère que cette distinction est légitime dans une société démocratiques les "supplétifs d’origine arabo-berbère ont été victimes d’un déracinement et connu des difficultés spécifiques et durables d’insertion lors de leur accueil et de leur séjour en France."

    LE DROIT

    26.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins de ces clauses (voir, par exemple, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 39, CEDH 2005‑X, Burden, précité, § 58, et X et autres c. Autriche [GC], n19010/07, § 94, CEDH 2013). L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (décision Stec et autres précitée, § 40).

    27.  Ainsi, dans l’affaire Stec précitée, la Cour a jugé qu’un droit à une prestation sociale non contributive relevait du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1. Elle a précisé que, dans des cas tels que celui-ci, où des requérants formulent sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel ils auraient été privés, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, les intéressés auraient eu un droit, « sanctionnable » devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause. Elle a ajouté que, si le Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un État décide de créer un régime de prestations il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 (décision précitée, § 55).

    28.  La Cour estime que ce raisonnement doit être suivi en l’espèce s’agissant de l’allocation de reconnaissance dont le requérant réclamait l’octroi. Elle observe en particulier qu’en sa qualité d’ancien membre d’une formation supplétive ayant servi en Algérie, âgé de plus de 60 ans, domicilié en France et de nationalité française, il aurait eu un droit « sanctionnable » à la percevoir s’il avait relevé, avant son rapatriement, du statut civil de droit local plutôt que du statut civil de droit commun. Elle note au surplus que le Gouvernement ne conteste pas que les faits tombent sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 18 ci-dessus) et que, comme la cour administrative d’appel de Bordeaux en l’espèce (paragraphe 8 ci-dessus), le Conseil d’Etat a jugé dans une affaire antérieure que cette allocation avait le caractère d’un bien au sens de cette dernière disposition (paragraphe 14 ci-dessus).

    29.  La Cour retient en conséquence que les intérêts du requérant entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et dans celui du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit pour rendre l’article 14 de la Convention applicable (voir Stec et autres, décision précitée, § 56).

    30.  Cela étant, la Cour rappelle que, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14 il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir, parmi d’autres, précités, Stec et autres, §§ 51-52, Burden, § 60, et X et autres, § 98). Cette marge est d’ordinaire ample lorsqu’il s’agit de prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir notamment, Stec et Burden, précités, mêmes références).

    31.  La Cour constate que la différence de traitement dénoncée par le requérant entre les anciens supplétifs qui relevaient du statut civil de droit local et les anciens supplétifs qui relevaient du statut civil de droit commun, révèle une distinction entre les anciens supplétifs d’origine arabe ou berbère et les anciens supplétifs d’origine européenne. Cette distinction s’opère au sein d’un groupe de personnes qui ont en commun d’être d’anciens membres des formations supplétives auxquelles les autorités françaises ont eu recours lors de la guerre d’Algérie et d’avoir été rapatriées en France à la fin de celle-ci. Qu’elles aient été d’origine européenne ou d’origine arabe ou berbère, elles se trouvent dans une situation comparable quant à la revendication de la reconnaissance par la France de leur dévouement à son égard – similitude que cette dernière a d’ailleurs admise en leur accordant à toutes, sans distinction, le statut d’ancien combattant – et des souffrances qu’elles ont endurées.

    32.  Il convient donc de vérifier si cette distinction poursuit un but légitime et s’il y a un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et ce but.

    33.  Le Gouvernement indique que tous les supplétifs rapatriés ont bénéficié d’aides visant à faciliter leur installation en France, puis se sont vus reconnaître la qualité d’ancien combattant, mais que le législateur a jugé nécessaire de mettre en sus en œuvre des aides spécifiques au profit des anciens supplétifs d’origine arabo-berbère eu égard aux difficultés et souffrances particulières qu’ils ont endurées.

    34.  La Cour constate que les explications du Gouvernement trouvent écho dans la décision du Conseil d’État du 30 mai 2007, qui retient notamment que les anciens supplétifs d’origine arabo-berbère ont été victimes d’un déracinement et connu des difficultés spécifiques et durables d’insertion lors de leur accueil et de leur séjour en France (paragraphe 14 ci-dessus). Les conclusions de la commissaire du gouvernement dans l’affaire qui a donné lieu à cette décision (paragraphe 15 ci-dessus) sont particulièrement explicites à cet égard.

    35.  Au vu de ces éléments, la Cour estime que la France a pu raisonnablement juger légitime de reconnaître spécifiquement le dévouement et la souffrance des anciens supplétifs d’origine arabe ou berbère. Par ailleurs, notant que l’allocation de reconnaissance n’est que l’une des modalités de la reconnaissance par la France du dévouement à son égard des anciens supplétifs et des souffrances qu’ils ont endurées, et prenant en compte la marge d’appréciation dont elle dispose, la Cour ne voit pas de raison de conclure qu’il est disproportionné de mettre en œuvre un dispositif réservé aux anciens supplétifs d’origine arabe ou berbère afin de réaliser ce but. On ne saurait donc retenir que la différence de traitement dont il est question manque de justification objective et raisonnable.

    36.  Il est vrai que dans sa décision du 4 février 2011, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution, notamment, une partie de l’article 9 de la loi no 87-549 du 16 juillet 1987 dans laquelle il y avait une référence à l’article 2 de l’ordonnance no 62-825 du 21 juillet 1962 (paragraphe 16 ci-dessus). Il s’ensuit, comme le Conseil d’État l’a relevé dans ses décisions du 20 mars 2013 (paragraphe 16 ci-dessus), que la limitation du bénéfice de l’allocation aux seuls anciens suppléants de statut civil de droit local a ainsi été abrogée, avec effet à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, c’est-à-dire au 5 février 2011. Toutefois, la décision du Conseil constitutionnel et les conséquences qui en découlent pour l’avenir ne changent rien à la conclusion de la Cour, qui concerne une situation jugée antérieurement à cette décision.

    37.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no1.

    L'INDEMNISATION DES FAUTES DE L'EMPLOYEUR

    SAUMIER C. FRANCE du 12 janvier 2017 requête n° 74734/12

    Non violation de l'article 14 combiné à l'article 1 du Protocole 1 : L’application de régimes juridiques distincts à des personnes placées dans des situations distinctes n’implique pas discrimination

    L’affaire concerne une personne dont la maladie a été causée par une faute de son employeur et qui n’a pu obtenir la réparation intégrale de son préjudice. La Cour relève que les salariés victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle causée par la faute de leur employeur ne se trouvent pas dans des situations analogues ou comparables à des individus victimes de dommages corporels ou d’atteintes à la santé causés par la faute d’une personne qui n’est pas leur employeur. Le régime spécial de responsabilité en cas d’accidents du travail ou de maladies professionnelles est différent du régime de droit commun en ce qu’il ne repose pas sur la preuve d’une faute et d’un lien de causalité entre la faute et le dommage, et sur l’intervention d’un juge, mais repose sur la solidarité et l’automaticité. De plus, la réparation du préjudice en raison de la faute inexcusable de l’employeur vient en complément de dédommagements automatiquement perçus par la victime, ce qui singularise là aussi la situation par rapport à la situation de droit commun. Ainsi, la situation d’un salarié victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle n’étant pas la même que celle d’une personne victime d’un dommage qui se produit dans un autre contexte, il n’y a pas eu de discrimination contraire à la Convention.

    1. Sur la recevabilité

    43. S’agissant de l’exception soulevée par le Gouvernement, la Cour rappelle que l’article 14 de la Convention ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention (voir, par exemple, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 39, et Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 88, CEDH 2016).

    44. Ainsi, en l’espèce, pour que l’article 14 puisse être combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, il faut et il suffit que les faits tombent sous l’empire de cette dernière disposition, c’est-à-dire, dans les circonstances de la cause, que la requérante puisse se dire titulaire d’un bien dans le contexte de ses prétentions indemnitaires.

    45. La Cour rappelle à cet égard que la notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu’une créance puisse être considérée comme une « valeur patrimoniale » tombant sous le coup de l’article 1 du Protocole no 1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une « base suffisante en droit interne », par exemple qu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux (voir, par exemple, Maurice c. France [GC], no11810/03, § 63, CEDH 2005‑IX, Draon c. France [GC], no 1513/03, § 68, 6 octobre 2005 et M.C. et autres c. Italie, no 5376/11, § 77, 3 septembre 2013) ; il doit démontrer qu’il a une « espérance légitime » de voir cette créance se concrétiser (voir, par exemple, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 31, série A no 332, ainsi que Maurice, précité, §§ 64-66). Comme le montre les affaires Pressos Compania Naviera S.A. et autres, Maurice et M.C. précitées, lorsque ces conditions sont réunies, un droit à réparation peut constituer un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 alors même que le montant de la réparation dépend de l’appréciation des juridictions. Ce qui importe c’est que les conditions d’engagement de la responsabilité sur le fondement du droit positif soient réunies (voir Maurice, précité, § 69), de sorte que l’intéressé puisse se prévaloir d’un « intérêt pécuniaire reconnu » en droit interne (Plechanow c. Pologne, no 22279/04, § 85, 7 juillet 2009) ; il peut alors se dire titulaire d’une « valeur patrimoniale » constitutive d’un bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

    46. La Cour renvoie en particulier, à titre d’illustration, à l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres. Cette affaire concernait des créances en réparation résultant d’accidents de navigation censés avoir été provoqués par la négligence de pilotes belges. En vertu du droit belge de la responsabilité, les créances prenaient naissance dès la survenance du dommage. La Cour a considéré qu’une créance de ce genre – dont, par définition, le montant, si ce n’est l’étendue, sont à établir – s’analysait en une valeur patrimoniale et avait donc le caractère d’un bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle a retenu à cet égard qu’en l’état du droit positif au moment des faits, les requérants pouvaient prétendre avoir une espérance légitime de voir concrétiser leurs créances quant aux accidents en cause conformément au droit commun de la responsabilité.

    47. Ceci étant souligné, la Cour constate qu’en France, les salariés victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles bénéficient d’un régime d’indemnisation automatique, sans faute, de leurs préjudices patrimoniaux, et qu’ils peuvent obtenir une indemnisation complémentaire lorsque l’accident qu’ils ont subi ou la maladie qu’ils ont contractée résulte d’une faute inexcusable de l’employeur. Elle relève ensuite que le caractère professionnel de la maladie dont souffre la requérante a été reconnu par les juridictions internes, tout comme le fait que cette maladie a pour cause une faute inexcusable de son employeur. Elle en déduit que les conditions d’engagement de la responsabilité de l’employeur de la requérante étaient réunies et que cette dernière avait une espérance légitime de voir son droit à réparation se concrétiser. Les juridictions internes ont du reste reconnu le droit à réparation de la requérante au titre non seulement du régime général des accidents du travail et des maladies professionnelles mais aussi – mêmes si elles n’ont pas accueilli l’intégralité de ses prétentions – de la faute inexcusable de l’employeur.

    48. Le droit à réparation de la requérante à raison de la maladie professionnelle qu’elle a contractée est certes limité dans son étendue par les prescriptions du droit interne. Il n’en reste pas moins que la requérante est, dans cette limite, en mesure de se prévaloir d’un intérêt pécuniaire reconnu en droit interne et donc d’une « valeur patrimoniale » constitutive d’un bien, au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

    49. L’existence d’un bien dont la requérante peut se dire titulaire est donc suffisamment établie pour qu’il puisse être considéré que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1, et pour que la requérante soit en mesure d’invoquer l’article 14 de la Convention en combinaison avec cette disposition. Partant, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement.

    50. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    2. Sur le fond

    a) Principes généraux

    51. Seules les différences de traitements fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 de la Convention. En outre, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (voir, par exemple, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010). La Cour a en particulier jugé que les États disposent d’une large marge d’appréciation dans le domaine de l’assurance sociale (voir, notamment, Ruszkowska c. Pologne, no 6717/08, §§ 52-53, 1er juillet 2014).

    52. Par ailleurs, s’agissant des différences de traitement qui ne sont pas fondées sur l’un des critères énumérés à l’article 14 de la Convention, seules celles qui sont fondées sur une caractéristique personnelle par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres sont susceptibles de relever de « toute autre situation » (other status, dans la version en anglais de la Convention), au sens de l’article 14 de la Convention, et de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de cette disposition (voir, notamment, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 56, série A no 23, et Carson et autres, précité, § 70).

    53. Enfin, dans la mesure où, en l’espèce, la requérante se plaint d’inégalités dans un régime de sécurité sociale, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 ne comporte pas un droit à acquérir des biens. Il ne limite en rien la liberté qu’ont les États contractants de décider s’il convient ou non de mettre en place un quelconque régime de sécurité sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations devant être accordées au titre de pareil régime. Dès lors toutefois qu’un État décide de créer un régime de prestations ou de pensions, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention (voir, notamment, précités, Stec et autres, § 53, et Ruszkowska, § 54).

    b) Application de ces principes

    54. La Cour relève que, comme indiqué précédemment, en France, un salarié victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle bénéficie d’un régime spécial de couverture et d’indemnisation. Ce régime comprend la prise en charge automatique par la CPAM des soins médicaux jusqu’à la date de la guérison ou de la consolidation de la blessure du salarié ainsi que, le cas échéant, le versement pendant la période d’incapacité temporaire l’obligeant à interrompre son travail, d’indemnités journalières destinées à compenser sa perte de salaire. Par ailleurs, lorsqu’en conséquence de la maladie ou de l’accident, il souffre d’une incapacité permanente de travail, il peut, sans avoir à démontrer une faute de son employeur, obtenir une indemnisation destinée à compenser la perte de salaire, constituée d’un capital quand le taux de l’incapacité est inférieur à 10 %, et d’une rente viagère lorsque le taux est égal ou supérieur à ce pourcentage. En contrepartie de la responsabilité sans faute de l’employeur, l’indemnité versée au salarié est forfaitaire et ne couvre pas les préjudices dits extrapatrimoniaux (paragraphes 20-21 ci-dessus).

    55. Quand l’accident ou la maladie professionnelle est due à une « faute inexcusable » de l’employeur, le salarié a droit à une indemnisation complémentaire, qui prend la forme d’une majoration du capital ou de la rente précités ; l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale ajoute qu’indépendamment de cette majoration de la rente, le salarié peut aussi obtenir la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales, du préjudice esthétique, du préjudice d’agrément et du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle (s’il est atteinte d’un taux d’incapacité permanent de 100 %, il peut en plus obtenir une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation) (paragraphes 22-24 ci-dessus). Il ressort de la décision no 2010-8 QPC du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010 (paragraphe 26 ci-dessus) que cette énumération n’est pas limitative, le salarié pouvant demander à l’employeur réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale (le livre IV concerne les prestations légales ainsi que les compléments prévus en cas de faute inexcusable). Inversement, dès lors qu’un préjudice est couvert par le livre IV, ne serait-ce que partiellement, le salarié ne peut obtenir plus que le montant des prestations légalement prévues.

    56. Comme cela ressort des paragraphes 8-9, 13 et 16 ci-dessus, la requérante s’est vu allouer par la CPAM une rente d’incapacité de 11 377,22 EUR par an, que le tribunal des affaires de sécurité sociale de Créteil a porté au maximum (12 749,64 EUR) après avoir constaté la « faute inexcusable » de l’employeur. Saisi par elle, ce même tribunal lui a accordé 745 042,81 EUR pour réparation intégrale de son préjudice (frais liés à l’assistance d’une tierce personne, incidence professionnelle, déficit fonctionnel temporaire, souffrances endurées, préjudice esthétique, préjudice d’agrément et préjudice patrimonial évolutif). La cour d’appel de Paris a cependant réduit ce montant à 91 266 EUR (il s’agit du montant indiqué par la requérante dans sa requête ; il ne correspond pas à celui auquel conduit l’addition des montants résultant de l’arrêt de la cour d’appel (paragraphe 16 ci-dessus)), dès lors que seuls les dommages ne donnant lieu à aucune indemnisation au titre du livre IV, même forfaitaire ou plafonnée, pouvaient faire l’objet d’une réparation en cas de faute inexcusable de l’employeur. Elle a en conséquence exclu l’indemnisation à titre complémentaire de l’incidence professionnelle et des frais relatifs à l’assistance d’une tierce personne permanente – tous deux étant couverts par le livre IV – mais a admis l’indemnisation au titre de la tierce personne temporaire et du déficit temporaire.

    57. Ainsi, alors que le régime de responsabilité pour faute de droit commun permet à la victime de la faute d’obtenir la réparation intégrale de son préjudice – sous réserve qu’elle démontre la faute de celui à qui elle demande réparation, le dommage et le lien de causalité entre ceux-ci –, la requérante, dont la maladie a été causée par une faute de son employeur, n’a pu obtenir réparation intégrale du préjudice lié à cette maladie.

    58. La Cour constate cependant que les salariés victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle causée par la faute de leur employeur et les individus victimes de dommages corporels ou d’atteintes à la santé causés par la faute d’une personne qui n’est pas leur employeur ne se trouvent pas dans des situations analogues ou comparables.

    59. Certes, les deux situations se rapprochent l’une de l’autre en ce qu’il s’agit dans tous les cas de personnes qui souffrent de dommages corporels ou d’atteintes à leur santé causés par la faute d’autrui, qui cherchent à obtenir réparation.

    60. On ne peut cependant ignorer dans ce contexte les spécificités de la relation entre un employeur et son employé. Il s’agit d’une relation contractuelle, assortie pour chacun de droits et d’obligations particulières, et caractérisée par un lien de subordination légale. Cette relation est régie par un régime juridique propre, qui se distingue nettement du régime général des relations entre individus. Le droit français de la responsabilité des employeurs en cas d’accident du travail ou de maladie professionnel des employés est l’expression de cette spécificité dans le contexte de la responsabilité civile.

    61. Le régime français de la responsabilité en cas d’accidents du travail ou de maladies professionnelles est ainsi très différent du régime de droit commun en ce que pour beaucoup, il ne repose pas sur la preuve d’une faute et d’un lien de causalité entre la faute et le dommage, et sur l’intervention d’un juge, mais sur la solidarité et l’automaticité. Il s’en distingue aussi en ce qu’il opère en trois phases : premièrement, la prise en charge automatique de l’incapacité temporaire ; deuxièmement, l’indemnisation automatique de l’incapacité permanente ; troisièmement, la possibilité d’obtenir une indemnisation complémentaire en cas de faute inexcusable de l’employeur (paragraphes 54-55 ci-dessus).

    62. Comme l’a souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2000-8 QPC précitée, les salariés victimes d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle bénéficient ainsi d’un droit à réparation dès lors que l’accident est survenu par le fait ou à l’occasion du travail, pendant le trajet vers ou depuis le lieu de travail ou en cas de maladie d’origine professionnelle, même s’ils ont eux-mêmes commis une faute inexcusable. Par ailleurs, quelle que soit la situation de l’employeur, les indemnités sont versées par la CPAM aux salariés, qui se trouvent de la sorte dispensés d’engager une action en responsabilité contre leur employeur et de prouver la faute de celui-ci. Selon le Conseil constitutionnel, ce régime spécial garantit l’automaticité, la rapidité et la sécurité de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles.

    63. De plus, pour ce qui est spécifiquement de la réparation du préjudice du salarié à raison de la faute inexcusable de l’employeur, il faut relever qu’elle vient en complément de dédommagements automatiquement perçus par le premier, ce qui singularise là aussi sa situation par rapport à la situation de droit commun.

    64. Il en ressort que, dans le contexte de la réparation du préjudice, la situation du salarié victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle n’est pas la même que celle d’une personne victime d’un dommage qui se produit dans un autre contexte. La situation du responsable du dommage est également différente, puisque, dans le cadre d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, la réparation du dommage est dans un premier temps à la charge non de l’employeur du salarié victime mais de la collectivité des employeurs (la branche accidents du travail et maladies professionnelles étant financée par des cotisations prélevées auprès des employeurs).

    65. En somme, il s’agit de l’application de régimes juridiques distincts à des personnes qui se trouvent dans des situations distinctes.

    66. Or, comme la Cour l’a rappelé précédemment (paragraphe 51 ci‑dessus), pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14 de la Convention, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables.

    67. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no1.

    L'OBLIGATION D'APPORTER LE DROIT DE CHASSE A UNE ASSOCIATION DE CHASSE

    VIOLE LA CONVENTION QUE SI LE PROPRIETAIRE EST CONTRE LA CHASSE

    La seule limite des ACCA (association communale de chasse agréée) est la conscience contre la chasse du propriétaire.

    Chassagnon et autres contre France du 29 avril 1999 Hudoc 1054 requêtes 25088/94 28331/95 et 28443/95

    Les requérants se plaignent que les petits propriétaires de terrains de chasse sont obligés d'adhérer à des ACCA (association communale de chasse agréée).

    Le Gouvernement oppose le fait que les ACCA sont des associations de DROIT PUBLIC. La Cour constate qu'elles sont régies par a loi du 1er juillet 1901 et par conséquent qu'elles doivent être considérées au sens de l'article 11 de la Convention.

    Première question: Y-a-t-il ingérence?

    "§103: Il n'est pas contesté par les comparants que l'obligation d'adhésion aux ACCA imposée aux requérants par la loi Verdeille est une ingérence dans la liberté d'association "négative"

    Partant, Il y a bien ingérence.

    deuxième question: Est-elle prévue par la loi?

    Oui, c'est la loi Verdeille reprochée par les requérants.      

    Troisième question: L'ingérence a-t-elle un but légitime?

    "§108: "Si la chasse est une activité ancienne pratiquée depuis des millénaires, il n'en demeure pas moins qu'avec le développement de l'agriculture, de l'urbanisation et l'évolution des modes de vie, elle ne vise aujourd'hui, pour l'essentiel, qu'à procurer plaisir et détente à ceux qui la pratiquent dans le respect des traditions. Toutefois, l'organisation et la réglementation d'une activité de loisirs peuvent aussi relever d'une responsabilité de l'Etat, notamment au titre de son obligation de veiller, au nom de la collectivité, à la sécurité des biens et des personnes.

    La Cour estime, en conséquence avec la Commission que la législation incriminée poursuivait un but légitime au sens du § 2 de l'article 11 de la Convention"

    Quatrième question: L'ingérence est-elle "nécessaire" dans une société démocratique?  

    "§117: Au vu de ce qui précède, les motifs avancé par le Gouvernement ne suffisent pas à montrer qu'il était nécessaire d'astreindre les requérants à devenir membres du ACCA de leurs communes, en dépit de leurs convictions personnelles.

    Au regard de la nécessité de protéger les droits et libertés d'autrui pour l'exercice démocratique de la chasse, une obligation d'adhésion aux ACCA qui pèse uniquement sur les propriétaires dans une commune sur quatre en France ne peut passer pour proportionnée au but légitime poursuivi.

    La Cour n'aperçoit pas d'avantage pourquoi il serait nécessaire de ne mettre en commun que les petites propriétés tandis que les grandes, tant publiques que privées, seraient mises à l'abri d'un exercice démocratique de la chasse.

    Contraindre de par la loi un individu à une adhésion profondément contraire à ses propres convictions et l'obliger, du fait de cette adhésion, à apporter le terrain dont il est propriétaire pour que l'association en question réalise des objectifs qu'il désapprouve va au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer un juste équilibre entre les intérêts contradictoires et ne sauraient être considérées comme proportionnée au but poursuivi.

    Il y a donc violation de l'article 11"

    Arrêt ASPAS et LASGREZAS c. France requête 29953/08 du 22 septembre 2011

    Comme suivant une procédure, les propriétaires peuvent quitter l'association de chasse, il n'y a pas violation de l'article 1 du protocole 1

    35.  Il ne prête pas à controverse entre les parties que les faits dénoncés constituent une ingérence dans le droit de la seconde requérante au respect de ses biens. La Cour constate que la mesure litigieuse s’analyse en une réglementation de l’usage des biens, prévue par le second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Chassagnou et autres, précité, § 71).

    36.  Les parties reconnaissent également que ladite mesure poursuit un but légitime, à savoir éviter une pratique anarchique de la chasse et favoriser une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique. Elles s’opposent en revanche sur la proportionnalité de cette ingérence.

    37.  Selon une jurisprudence bien établie, le second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 doit se lire à la lumière du principe consacré par la première phrase de l’article. En conséquence, une mesure d’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. La recherche de pareil équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 tout entier, donc aussi dans le second alinéa ; il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres, précité, § 75).

    38.  La Cour rappelle qu’elle a précédemment jugé que le système d’apport forcé de terrains privés aux ACCA, sans possibilité pour les propriétaires opposés à la pratique de la chasse d’en solliciter le retrait était contraire à la Convention (Chassagnou et autres, précité). A la suite de cette condamnation, une modification législative est intervenue permettant aux propriétaires qui le désirent de demander pendant un an, puis ensuite tous les cinq ans, à ce que leurs terrains soient retirés des zones de chasse. La Cour est donc appelée à examiner dans la présente affaire si ce délai ménage un « juste équilibre » entre l’intérêt général et le droit de propriété de la seconde requérante.

    39.  La Cour constate que les délais de cinq et six ans prévus par la loi du 26 juillet 2000 visent essentiellement à assurer une certaine stabilité dans la détermination du périmètre des zones de chasse. Elle partage l’analyse du Gouvernement lorsque celui-ci fait valoir qu’un délai trop court pourrait nuire à l’action des ACCA. Ces associations sont en effet chargées de gérer le développement du gibier et de la faune sauvage et de veiller à la bonne organisation technique de la chasse. Pour être efficaces, leurs missions nécessitent donc une certaine prévisibilité dans le temps du territoire des zones de chasse. En outre, des modifications trop fréquentes du périmètre de ce territoire, au gré des oppositions formulées par les propriétaires, pourraient avoir des conséquences néfastes en termes de sécurité pour les chasseurs et les tiers.

    40.  A ce titre, la seconde requérante fait valoir que ledit périmètre est déjà soumis à des modifications pouvant intervenir à tout moment, en fonction des apports nouveaux qui, eux, sont immédiatement pris en compte dans la délimitation des zones de chasse. La Cour observe cependant que les apports nouveaux ont pour effet d’augmenter ponctuellement le territoire des ACCA et permettent d’améliorer l’efficacité de ces associations en élargissant le périmètre de leur zone d’intervention. Elles favorisent donc la gestion du patrimoine cynégétique et ne sont pas de nature à nuire à la sécurité des personnes et notamment des chasseurs puisqu’elles ne peuvent en aucun cas réduire le périmètre des ACCA.

    41.  La Cour observe également que le législateur a pris soin de donner aux propriétaires concernés une possibilité de retirer immédiatement leurs parcelles des zones de chasse. En effet, la loi de 2000 prévoit la possibilité de former opposition à l’apport des terrains dans l’année qui suit son entrée en vigueur si ceux-ci sont compris dans le périmètre d’une ACCA déjà constituée et dans les trois mois qui suivent la constitution future d’une ACCA (voir la partie « droit interne pertinent »). Ainsi, tous les propriétaires de terrains concernés par cette législation ont eu la possibilité, soit immédiatement après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, soit lors de la création d’une ACCA, de demander à ce que leur parcelle ne figure pas dans le périmètre des zones de chasse.

    42.  En l’espèce, la Cour observe que la seconde requérante a bénéficié d’un délai d’un an pour demander le retrait de son terrain des zones de chasse et qu’elle n’a formulé sa demande que quinze jours après l’expiration de ce délai.

    43.  Compte tenu de ce qui précède et eu égard à la marge d’appréciation dont l’Etat jouit en pareille matière, la Cour estime que l’ingérence dans le droit au respect des biens de la seconde requérante a ménagé un « juste équilibre » entre l’intérêt général et ses intérêts particuliers.

    44.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

    Comme suivant une procédure, les propriétaires peuvent quitter l'association de chasse, il n'y a pas violation de l'article 11

    52.  La Cour rappelle que, comme elle l’a jugé dans l’affaire Chassagnou et autres (précité, § 103) auquel se réfèrent les parties, l’obligation d’adhérer à une ACCA est une restriction dans l’exercice de leur droit à la liberté d’association « négative », c’est-à-dire à la liberté de chacun de ne pas adhérer à telle ou telle association ou de s’en retirer. Pareille restriction enfreint l’article 11, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre (voir également Baudinière et Vauzelle c. France ((déc.), nos 25708/03 et 25719/03, 6 décembre 2007).

    53.  A l’évidence, cette restriction est prévue par la loi du 26 juillet 2000 (voir la partie « droit interne pertinent »). Concernant les buts poursuivis par la législation en cause, la Cour a déjà jugé que le regroupement des parcelles dans le périmètre d’ACCA et l’adhésion obligatoire des propriétaires concernés à ces dernières, s’inscrivent dans le cadre de « l’organisation et [de] la réglementation d’une activité de loisir » dans l’optique d’offrir au plus grand nombre l’accès au loisir cynégétique et d’assurer la sécurité des biens et des personnes (Chassagnou et autres, précité, § 108).

    54.  Reste à déterminer si cette restriction est « nécessaire dans une société démocratique ». Pour l’examen de la question de savoir s’il peut se justifier d’obliger des propriétaires opposés à la chasse d’adhérer à une association de chasseurs, la Cour prend en compte les éléments suivants.

    55.  La seconde requérante est une opposante éthique à la pratique de la chasse et la Cour considère que ses convictions à cet égard atteignent un certain degré de force, de cohérence et d’importance et méritent de ce fait le respect dans une société démocratique (Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, 25 février 1982, § 36, série A no 48). Partant, la Cour estime que l’obligation qui lui est faite d’adhérer à une association de chasse peut à première vue sembler incompatible avec l’article 11.

    56.  Elle rappelle cependant qu’un individu ne jouit pas de la liberté d’association si les possibilités de choix ou d’action qui lui restent se révèlent inexistantes ou réduites au point de n’offrir aucune utilité (Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 56, série A no 44). Or, en l’espèce, la Cour souligne que la requérante a disposé d’un délai d’un an à compter de la publication de la loi pour se soustraire de son adhésion à ladite association et qu’elle n’a pas fait usage de cette faculté. La Cour observe également que la requérante a fait usage de la possibilité qui lui a été donnée de sortir des ACCA de Chourgnac d’Ans et de Tourtoirac à l’expiration de la première période sexennale. Elle a ainsi quitté ces associations respectivement en 2002 et en 2005. La requérante a donc disposé de possibilités de choix réelles et efficaces, lui permettant de ne pas adhérer aux associations qui ne véhiculent pas les mêmes idéaux que les siens.

    57.  Partant, la Cour considère que l’article 11 de la Convention n’a pas été méconnu en l’espèce.

    ARRÊT GRANDE CHAMBRE

    CHABAUTY c. FRANCE du 4 novembre 2012 requête no 57412/08

    IRRECEVABILITE : LE TITULAIRE D'UN PERMIS DE CHASSER NE PEUT INVOQUER UNE CONSCIENCE ANTI-CHASSE

    9.  Le requérant a hérité de deux parcelles situées sur le territoire de la commune de Louin (département des Deux-Sèvres), d’une superficie totale d’environ dix hectares, lesquelles sont incluses dans le périmètre de l’association communale de chasse agréée (« ACCA ») de Louin. Il est titulaire du permis de chasser.

    10.  En France, le droit de chasse appartient en principe aux propriétaires fonciers sur leurs terres. La loi no 64-696 du 10 juillet 1964, dite « loi Verdeille », prévoit cependant le regroupement des territoires de chasse au sein d’ACCA. L’institution de telles associations est obligatoire dans toutes les communes de vingt-neuf des quatre-vingt-treize départements métropolitains autres que ceux du Rhin et de la Moselle, dont le département des Deux-Sèvres ; elle est facultative dans les autres communes de ces quatre-vingt-treize départements. Les propriétaires dont le fonds est ainsi inclus dans le périmètre d’une ACCA sont de droit membres de celle-ci ; ils perdent leur droit de chasse exclusif sur leur fonds, mais ont le droit de chasser sur toute la surface comprise dans ce périmètre.

    Les propriétaires disposant d’une surface supérieur à un certain seuil peuvent toutefois s’opposer à l’inclusion de leur fonds dans le périmètre de l’ACCA ou en demander le retrait (dans le département des Deux-Sèvres, ce seuil est de vingt hectares, ce qui correspond à la surface minimale de référence). Depuis l’entrée en vigueur de la loi no 2000-698 du 26 juillet 2000, les propriétaires fonciers « qui, au nom de convictions personnelles opposées à la pratique de la chasse, interdisent, y compris pour eux-mêmes, l’exercice de la chasse sur leurs biens », ont cette même faculté, quelle que soit la superficie de leur fonds (paragraphes 18-23 ci-dessous).

    11.  Par une lettre du 12 août 2002, le requérant informa le préfet des Deux-Sèvres de son souhait de « faire opposition à la pratique de la chasse de l’ACCA de Louin sur [ses] parcelles », « au nom de [ses] convictions personnelles ». Le 23 septembre 2002, le préfet l’informa des démarches à effectuer afin d’obtenir le retrait de ses terres du périmètre de l’ACCA dans le cadre d’une opposition de conscience à la chasse.

    12.  Le 17 décembre 2003, le requérant envoya une nouvelle lettre au préfet, dans laquelle il indiquait formuler une demande de retrait de ses terrains du périmètre de l’ACCA de Louin. Il précisait ce qui suit :

    « (...) Cette demande de retrait est fondée, non pas sur des convictions personnelles, mais en raison du fait que la Cour européenne des Droits de l’Homme, puis des juridictions administratives nationales, ont considéré (...) que « si le fait de traiter différemment des personnes placées dans un situation comparable peut être justifié par l’intérêt général résultant notamment de la nécessité d’assurer une gestion cynégétique cohérente et efficace, il n’apparaît pas que des raisons objectives et raisonnables justifient de contraindre, par la voie de l’apport forcé, ceux de ces propriétaires qui ne le souhaitent pas à adhérer aux associations communales de chasse agréées ». Il résulte de ces diverses décisions jurisprudentielles, qu’il ne peut être opéré de différence de traitement entre les grands et petits propriétaires, par des dispositions contraires à l’article 1er du Protocole [no 1] combiné avec l’article 14 de [la] Convention.

    N’étant propriétaire que de 10 hectares, 12 ares et 74 centiares, je sollicite qu’il vous plaise de bien vouloir, par décision administrative motivée, m’autoriser à retirer immédiatement du périmètre de l’ACCA de Louin, les parcelles cadastrées sous la section (...) »

    13.  Le 6 février 2004, le directeur départemental de l’agriculture et de la forêt de la préfecture des Deux-Sèvres informa le requérant de sa décision de rejeter la demande. Relevant que le requérant était revenu sur son motif initial tenant de convictions personnelles et qu’il invoquait désormais les articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1, le directeur départemental soulignait ce qui suit :

    « (...) les dispositions de la loi du 26 juillet 2000 et du code de l’environnement, notamment les articles L. 422-10 et L. 422-13, ont eu pour objet de mettre le droit interne en conformité avec la jurisprudence de la Cour (...) en reconnaissant un droit à l’opposition cynégétique aux seuls propriétaires non chasseurs, opposés à la pratique de la chasse par convictions personnelles, sans considération de superficie mais en maintenant l’obligation d’apport au territoire des ACCA, pour les chasseurs propriétaires de terrains dont la superficie reste en-deçà d’un certain seuil (20 hectares pour les Deux-Sèvres).

    Or, après enquête, il est avéré que vous êtes détenteur du permis de chasser validé pour la campagne de chasse en cours.

    En conséquence (...), en application de l’article L. 422-13 du code de l’environnement, je vous informe que je ne peux donner une suite favorable à votre demande et que les terrains dont vous sollicitez le retrait restent soumis à l’action de chasse de l’ACCA de Louin. (...) »

    APPRECIATION DE LA CEDH

    41.  Il ressort de l’arrêt Chassagnou et autres que les constats de violation auxquels la Cour est parvenue reposent de manière déterminante sur le fait que les requérants étaient des opposants éthiques à la chasse dont les choix de conscience étaient en cause.

    42.  A cet égard, la Cour rappelle qu’elle était spécifiquement saisie du cas des propriétaires fonciers opposés à la chasse pour des raisons éthiques qui, avant l’entrée en vigueur de la loi du 26 juillet 2000, n’avaient la possibilité d’éviter la pratique de cette activité sur leurs terrains que si la surface de ceux-ci était supérieure au seuil d’opposition.

    43.  La Cour souligne ensuite qu’en conclusion de l’exposé des motifs de violation des articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1 combinés, l’arrêt Chassagnou et autres précise que la différence de traitement opérée entre les grands et les petits propriétaires constitue une discrimination fondée sur la fortune foncière au sens de l’article 14 « dans la mesure où [elle] a pour conséquence de réserver seulement aux premiers la faculté d’affecter leur terrain à un usage conforme à leur choix de conscience » (§ 95).

    Tel qu’il faut le comprendre, ce volet de l’arrêt Chassagnou et autres exprime certes aux paragraphes 92-94 des doutes quant au but invoqué par le Gouvernement (favoriser une gestion rationnelle des ressources cynégétiques en regroupant les petits territoires de chasse) pour justifier la différence de traitement entre petits et grands propriétaires que générait le droit français de la chasse. Ce n’est toutefois pas ce qui fonde la conclusion finale de violation des articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1 combinés. Il ressort du paragraphe 95 qu’elle repose sur le fait que, parmi les propriétaires opposés à la chasse pour des raisons éthiques, seuls les petits propriétaires se trouvaient obligés de supporter qu’il soit fait un usage de leurs biens contraire à leur choix de conscience ; c’est cet élément qui confère à l’obligation imposée aux seuls petits propriétaires de participer au système des ACCA, génératrice de la différence de traitement dénoncée entre grands et petits propriétaires, un caractère disproportionné par rapport au but poursuivi. Autrement dit, c’est le non-respect des convictions des propriétaires concernés qui in fine caractérise l’absence de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » révélatrice d’une violation de l’article 14 de la Convention.

    44.  Les motifs relatifs aux autres griefs confirment que la circonstance que les requérants se trouvaient obligés de participer à un système qui heurtait leurs convictions était déterminante. La Cour conclut en effet à la violation de l’article 1 du Protocole no 1, au motif qu’obliger les petits propriétaires à faire apport de leur droit de chasse sur leurs terrains pour que des tiers en fassent un « usage totalement contraire à leurs convictions » se révèle une charge démesurée qui ne se justifie pas sous l’angle du second alinéa de cette disposition (§ 85). Elle conclut ensuite à la violation de l’article 11 de la Convention, au motif que contraindre par la loi un individu à une « adhésion profondément contraire à ses propres convictions » et l’obliger, du fait de cette adhésion, à apporter le terrain dont il est propriétaire pour que l’association en question réalise « des objectifs qu’il désapprouve » va au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer un juste équilibre entre des intérêts contradictoires et ne saurait être considéré comme proportionné au but poursuivi (§ 117).

    45.  La Cour observe que tel est au demeurant ce que le législateur français et le Comité des Ministres ont retenu de l’arrêt Chassagnou et autres. En effet, en vue de l’exécution de cet arrêt, le Parlement a adopté la loi du 26 juillet 2000 précitée, qui donne aux propriétaires fonciers « qui, au nom de convictions personnelles opposées à la pratique de la chasse, interdisent, y compris pour eux-mêmes, l’exercice de la chasse sur leurs biens », la possibilité de s’opposer pour ce motif à l’inclusion de leur fonds dans le périmètre de l’ACCA ou d’en demander périodiquement le retrait, quelle que soit la superficie de celui-ci (paragraphe 22 ci-dessus). Le Comité des Ministre a considéré que l’arrêt était ainsi exécuté (paragraphe 24 ci-dessus) et la Cour a jugé au vu de ces dispositions internes nouvelles, qu’une opposante éthique à la chasse n’était plus en mesure de se plaindre d’une violation des articles 11 de la Convention et 1 du Protocole no 1 (A.S.P.A.S. et Lazgregas c. France, no 29953/08, 22 septembre 2011, §§ 38-44 et 56-57).

    46.  Enfin, les décisions Baudinière et Vauzelle (précitée), Piippo c. Suède (70518/01, 21 mars 2006) et Nilsson c. Suède (11811/05, 26 février 2008), et les arrêts Schneider c. Luxembourg (no 2113/04, 10 juillet 2007, §§ 51 et 82) et Herrmann c. Allemagne [GC] (no 9300/07, 26 juin 2012, § 93), qui constituent des cas d’application de la jurisprudence Chassagnou et autres, confirment – même si la Cour ne se prononce pas sur le respect de l’article 14 – le poids dans cette jurisprudence de la question du respect du choix de conscience des propriétaires fonciers opposés à la chasse.

    47.  Ainsi, le requérant n’étant pas un opposant éthique à la chasse, on ne peut en l’espèce déduire de l’arrêt Chassagnou et autres une violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    48.  Il reste à décider si le fait que seuls les propriétaires d’un fonds dépassant une certaine surface ont la possibilité d’échapper à l’emprise des ACCA afin de conserver leur droit exclusif de chasse sur leurs terres génère, au détriment du requérant, une discrimination contraire à la Convention entre petits et grands propriétaires.

    49.  La Cour rappelle à cet égard qu’une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas de « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé. Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement, étant entendu que l’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, le domaine et le contexte (voir, parmi de nombreux autres, l’arrêt Chassagnou et autres précité, § 91 et, pour une référence récente, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, 22 mars 2012, §§ 125-126).

    50.  Elle estime que, dans les circonstances de la cause, il convient de reconnaître une importante marge d’appréciation à l’Etat défendeur. D’abord parce que la différence de traitement dénoncée par le requérant dans l’exercice du droit de propriété s’inscrit dans le cadre de la « réglementation de l’usage des biens » au sens de l’article 1 du Protocole n1 (Chassagnou et autres précité, § 71), domaine dans lequel la Cour admet une large marge d’appréciation (voir, par exemple, la décision Nilsson précitée). Ensuite parce que, si le critère de différenciation que constitue la « fortune foncière » peut, dans certaines circonstances, générer une discrimination prohibée par la Convention, il ne figure pas parmi ceux que la Cour juge inacceptables par principe (tels que la race ou l’origine ethnique ; voir par exemple D.H. et autres c. République tchèque [GC], n57325/00, § 176, ECHR 2007‑IV, et Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 and 34836/06, §§ 43-44, ECHR 2009) ou inacceptables en l’absence de considérations très fortes (tels que le sexe et l’orientation sexuelle ; voir, par exemple, Konstantin Markin, précité, § 127, et Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 97, CEDH 2010).

    51.  Cela étant, la Cour relève qu’en l’espèce, le Conseil d’Etat a retenu que le régime des ACCA répondait à un « motif d’intérêt général, visant à prévenir une pratique désordonnée de la chasse et à favoriser une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique ».

    Il a ensuite constaté que les petits propriétaires se trouvaient placés devant l’alternative de renoncer à leur droit de chasse en invoquant des convictions personnelles opposées à la pratique de la chasse ou d’apporter leurs terrains à l’ACCA ; eu égard au fait que les propriétaires adeptes de la chasse qui apportent leurs terrains à une ACCA bénéficient en compensation d’une admission de droit et du droit de chasse sur l’ensemble du territoire de celle-ci, il a jugé que ce régime ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété. Il a en outre souligné que la différence de traitement entre petits et grands propriétaires dénoncée par le requérant était « objective et raisonnable » puisqu’elle était instituée dans l’intérêt des chasseurs propriétaires de petites parcelles, qui pouvaient ainsi se regrouper pour disposer d’un territoire de chasse plus grand, ajoutant que le système était compatible avec les exigences des articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1 dès lors que les propriétaires de petites parcelles avaient toujours la possibilité d’affecter leur terrain à un usage conforme à leur choix de conscience (paragraphe 17 ci-dessus).

    52.  La Cour constate que ce raisonnement s’inscrit dans la ligne de sa jurisprudence.

    53.  Certes, comme signalé précédemment, elle a indiqué dans l’arrêt Chassagnou et autres (§ 92) ne pas être convaincue par les explications alors données par le Gouvernement pour démontrer que contraindre les seuls petits propriétaires à participer au système répondait à la nécessité de regrouper les espaces de chasse dans le but de favoriser une gestion rationnelle des ressources cynégétiques.

    54.  Toutefois, d’une part, loin de mettre en cause la légitimité de ce but, la Cour a reconnu qu’il relevait de l’intérêt général, indiquant qu’ « il [était] assurément dans l’intérêt général d’éviter une pratique anarchique de la chasse et de favoriser une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique » (Chassagnou et autres, § 79). Elle a renforcé cette appréciation dans la décision Baudinière et Vauzelle précitée en soulignant qu’ « en visant ainsi à la maîtrise de l’impact de la chasse sur les équilibres naturels, [le droit français] tend (...) à la préservation de la nature, ce qui, comme la Cour l’a jugé à de nombreuses reprises, relève incontestablement de l’intérêt général (voir, par exemple, l’arrêt Lazaridi c. Grèce du 13 juillet 2006, no 31282/04, § 34) ».

    D’autre part, regrouper les espaces de chasse les plus petits afin de constituer des zones de chasse plus grandes sur lesquelles des modalités de gestion cynégétique communes sont définies repose sur une logique intelligible : cela permet de mieux maîtriser la pression de chasse et d’organiser la pratique de cette activité dans un sens favorable au maintien des ressources. A cet égard, la Cour juge convaincantes les explications données en l’espèce par le Gouvernement, selon lesquelles, en posant le principe du regroupement des petits espaces de chasse au sein d’ACCA, le législateur entendait remédier au problème de la raréfaction du gibier, tout particulièrement dans les régions où la propriété est très morcelée. Elle a d’ailleurs déjà reconnu dans la décision Baudinière et Vauzelle précitée que la constitution de grandes entités cynégétiques réglementées que permet le regroupement des territoires de chasse au sein d’ACCA était favorable à une gestion du gibier prenant en compte les équilibres naturels. Le but étant d’assurer une meilleure gestion cynégétique en favorisant la chasse sur de grands espaces, il est compréhensible que le législateur ait jugé inutile d’imposer la contrainte du regroupement à ceux qui disposent déjà d’un grand espace permettant d’atteindre ce but, même si cela génère une différence de traitement entre petits et grands propriétaires.

    55.  Le Cour relève ensuite que les propriétaires fonciers dont les terrains sont inclus dans le périmètre d’une ACCA perdent uniquement l’exclusivité de la chasse sur leurs terres : leur droit de propriété n’est pas autrement altéré. En outre, en contrepartie, ils sont de droit membres de l’ACCA, ce qui leur donne la possibilité non seulement de chasser sur l’espace constitué par l’ensemble des terrains réunis dans ce périmètre mais aussi de participer à la gestion collective de la chasse sur cet espace. Au surplus, les propriétaires qui tiraient des revenus de la chasse ou qui ont procédé à des aménagements cynégétiques avant leur affiliation à une ACCA peuvent obtenir une indemnisation à ce titre.

    56.  Dans ces conditions et eu égard à la marge d’appréciation qu’il convient de reconnaître aux Etats contractants, obliger les seuls petits propriétaires à mettre en commun leurs territoires de chasse dans le but – légitime et d’intérêt général – de favoriser une meilleure gestion cynégétique n’est pas en soi disproportionné par rapport à ce but.

    57.  En conclusion, le requérant n’étant pas un opposant éthique à la chasse, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    JURISPRUDENCE COUR DE CASSATION

    cour de cassation, chambre civile 2 arrêt du 11 juillet 2013 pourvoi n°12-15402 rejet

    Mais attendu que les dispositions des articles L. 451-1, L. 452-1 et L. 452-3 du code de la sécurité sociale, qui interdisent à la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle imputable à la faute inexcusable de l'employeur, d'exercer contre celui-ci une action en réparation conformément au droit commun et prévoient une réparation spécifique des préjudices causés, n'engendrent pas une discrimination prohibée par l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 1er du Protocole additionnel n° 1, à la Convention, du seul fait que la victime ne peut obtenir une réparation intégrale de son préjudice

    ARTICLE 14 COMBINE AVEC L'ARTICLE 3 DU PROTOCOLE 1

    ÖZGÜRLÜK VE DAYANIŞMA PARTİSİ (ÖDP) c.TURQUIE du 10 mai 2012 requête 7819/03

    Le refus d’accorder l’aide financière publique à un parti politique ne remplissant pas le critère de représentativité de 10%, n’a pas porté atteinte au droit à la libre expression du peuple

    26. La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables. Un traitement différencié est dépourvu de « justification objective et raisonnable » lorsqu’il ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’existe pas un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, parmi beaucoup d’autres, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 42, CEDH 2009). L’étendue de la marge d’appréciation dont les Parties contractantes jouissent à cet égard varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 82, 18 février 2009).

    27.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 consacre un principe fondamental dans un régime politique véritablement démocratique et revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 47, série A no 113). Le rôle de l’Etat, en tant qu’ultime garant du pluralisme, implique l’adoption de mesures positives pour « organiser » des élections démocratiques dans les « conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 54).

    28.  Des élections libres et la liberté d’expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l’assise de tout régime démocratique (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 47, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §§ 41-42, série A no 103). La « libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » met également en jeu l’article 11 de la Convention, qui garantit la liberté d’association et donc incidemment la liberté des partis politiques, lesquels représentent une forme d’association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie. Pareille expression ne saurait se concevoir sans le concours d’une pluralité de partis politiques représentant les courants d’opinion qui traversent la population d’un pays. En répercutant ceux-ci non seulement dans les institutions politiques mais aussi, grâce aux médias, à tous les niveaux de la vie en société, les partis politiques apportent une contribution irremplaçable au débat politique, lequel se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (Lingens, précité, § 42 ; Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 43, série A no 236 ; Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, § 44 ; et Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, § 107, CEDH 2008).

    29.  Comme la Commission européenne des Droits de l’Homme l’a précisé à plusieurs reprises, les mots « libre expression de l’opinion du peuple » signifient que les élections ne sauraient comporter une quelconque pression sur le choix d’un ou de plusieurs candidats et que, dans ce choix, l’électeur ne doit pas être indûment incité à voter pour un parti ou pour un autre (X. c. Royaume-Uni (déc.), no 7140/75, Décisions et rapports (DR) 7, p. 99). Le mot « choix » implique qu’il faut assurer aux différents partis politiques des possibilités raisonnables de présenter leurs candidats aux élections (ibidem ; voir aussi X c. Islande, no 8941/80, décision de la Commission du 8 décembre 1981, Décisions et rapports (DR) 27, p. 156 ; et Yumak et Sadak, précité).

    30.  Cela étant, les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 ne sont pas absolus. Il y a place pour des « limitations implicites » et les Etats contractants doivent se voir accorder une large marge d’appréciation en la matière (voir, parmi d’autres, Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 63, CEDH 1999-I, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 201, CEDH 2000-IV). Quant au droit de se présenter aux élections, c’est-à-dire l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, la Cour se montre encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte que lorsqu’elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c’est-à-dire l’élément « actif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1.

    31.  Cependant, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que les conditions auxquelles sont subordonnés les droits de vote ou de se porter candidat à des élections ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52).

    C.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

    1.  Existence d’une différence de traitement

    32.  En l’espèce, la Cour relève que le parti politique requérant allègue que, lors des élections législatives de 1999, 2002 et 2007, il a été défavorisé par rapport aux partis politiques bénéficiaires de l’aide financière de l’Etat puisque cette aide lui a été refusée au motif qu’il n’était pas représenté au Parlement (en raison du seuil de représentativité fixé à 10 % des suffrages exprimés au niveau national) ou qu’il avait obtenu moins de 7 % des suffrages exprimés lors des précédentes élections législatives.

    33.  La Cour constate que l’ÖDP, fondé en 1996, n’a pu prétendre à une aide financière de l’Etat qu’après les élections de 1999. Inférieurs au seuil de 7 % fixé par la loi nationale, les résultats obtenus par l’ÖDP aux élections suivantes – 0,8 % des suffrages valides exprimés aux élections législatives du 18 avril 1999, 0,34 % à celles du 3 novembre 2002 et 0,15 % à celles de 2007 (paragraphes 18-19 ci-dessus) – ne lui ont pas permis d’obtenir l’aide en question.

    34.  Toutefois, la Cour observe que, avant les élections générales de 1999, six partis politiques (dont un seul n’était pas représenté au Parlement) sur les vingt et un candidats à ces élections recevaient l’aide financière de l’Etat. Pour la période antérieure aux élections générales de 2002, six partis (dont un seul n’était pas représenté au Parlement) sur les quinze qui étaient candidats ont reçu une aide de l’Etat, et pour la période antérieure à celles de 2007, cette aide a été accordée à cinq partis (dont trois n’étaient pas représentés au Parlement) sur les quinze candidats.

    35.  De toute évidence, le système de financement public des partis politiques appliqué en l’espèce a défavorisé l’ÖDP, qui n’a reçu aucune aide, par rapport à ses concurrents bénéficiaires de l’aide qui ont pu financer beaucoup plus facilement la diffusion de leurs opinions à l’échelle nationale. Partant, le parti requérant a fait l’objet d’une différence de traitement dans l’exercice de ses droits électoraux au titre de l’article 3 du Protocole no 1 du fait de l’application du système en question.

    36.  A la lumière des principes exposés ci-dessus, la Cour doit vérifier en premier lieu si le système mis en cause poursuit un but légitime. En second lieu, elle doit rechercher s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. L’application de ces deux critères lui permettra de répondre à la question de savoir si les mesures litigieuses ont causé une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention « et/ou ont porté atteinte à la substance même du droit à la libre expression du peuple au sens de l’article 3 du Protocole no 1 ».

    2.  But légitime de la différence de traitement

    37.  En matière de financement des partis politiques, la Cour reconnaît que les cotisations des adhérents, source traditionnelle de financement, ne suffisent plus à faire face à des dépenses en augmentation constante dans un contexte marqué par la concurrence politique ainsi que par la complexité et le coût des moyens de communication modernes. Elle observe que, dans les pays européens, comme partout ailleurs dans le monde, le financement public des partis politiques est conçu comme un moyen d’empêcher la corruption et d’éviter une dépendance excessive des partis à l’égard des donateurs privés. Aussi vise-t-il à renforcer le pluralisme politique et contribue-t-il au bon fonctionnement des institutions démocratiques.

    38.  Il ressort de l’examen des systèmes appliqués dans la majorité des Etats européens qu’il n’existe pas de réglementation uniforme en la matière. A cet égard, la Cour observe que les dotations accordées aux partis politiques à l’occasion d’une élection sont réparties entre eux d’une manière strictement égale ou selon le principe d’allocation équitable, c’est-à-dire en fonction de leurs résultats respectifs aux élections précédentes.

    39.  On peut également observer que les lois nationales des Etats contractants qui ont opté pour le système d’allocation équitable du financement public exigent presque toujours un niveau minimum de soutien électoral. Sans ce niveau minimum de représentativité, il est probable que le système en question aurait pour effet pervers d’inciter les milieux politiques à multiplier les candidatures pour bénéficier d’un revenu plus important et de causer ainsi une « inflation de candidatures », puisque chaque voix obtenue rapporte tous les ans une certaine somme d’argent au titre du financement public.

    40.  Dans les Etats membres autres que la Turquie, le niveau minimum de représentativité qu’un parti politique doit atteindre pour pouvoir bénéficier de l’aide publique varie entre 0,5 % et 5 % des suffrages exprimés lors des précédentes élections et est souvent inférieur au seuil électoral requis pour l’attribution de sièges au Parlement. Il s’ensuit que, outre les partis représentés au Parlement, les partis politiques nouveaux bénéficiant d’un niveau minimum de soutien auprès des citoyens reçoivent l’aide de l’Etat en fonction de leur représentativité électorale.

    41.  La Cour constate également qu’aucun des textes portant sur les partis politiques dans un régime démocratique pluraliste adoptés par les organes du Conseil de l’Europe ne déclare déraisonnable l’exigence imposée par les lois nationales aux partis bénéficiaires de fonds publics de disposer d’un niveau minimum de soutien de l’électorat, ni ne fixe un taux précis en la matière. A cet égard, elle renvoie aux observations de certaines institutions spécialisées d’où il ressort, d’une part, qu’il convient de veiller à ne pas fixer un seuil excessivement élevé sous peine de porter atteinte au pluralisme politique et aux petits partis (« Lignes directrices sur la réglementation des partis politiques » préparées par l’OSCE/BIDDH et la Commission de Venise, adoptées les 15-16 octobre 2010, CDL-AD(2010)024, § 185 – paragraphe 22 ci-dessus) et, d’autre part, que la formule d’attribution des fonds ne devrait pas non plus permettre que les deux plus grands partis politiques monopolisent la réception des fonds publics (idem, § 187).

    42.  Au vu de ce qui précède, la Cour reconnaît que le financement public des partis politiques selon un système d’allocation équitable exigeant un niveau minimum de soutien électoral poursuit le but légitime de renforcer le pluralisme démocratique tout en évitant une fragmentation excessive et non fonctionnelle des candidatures, et donc de renforcer l’expression de l’opinion du peuple quant au choix du corps législatif (voir, dans le même sens, pour ce qui est du remboursement des frais de propagande et du cautionnement qu’au profit des candidats ou listes ayant obtenu un certain pourcentage des suffrages exprimés, Fournier c. France, no 11406/85, décision de la Commission du 10 mars 1988, Décisions et Rapports 55, p. 130 et, mutatis mutandis, Cheminade c. France (déc.), no 31559/96, 26 janvier 1999).

    3)  Proportionnalité de la différence de traitement

    43.  La Cour observe que le niveau minimum de représentativité exigé en Turquie des partis prétendant à un financement public, à savoir 7 % des suffrages exprimés lors des précédentes élections législatives, est le plus élevé d’Europe (paragraphe 40 ci-dessus). Afin de s’assurer que le seuil en question n’est pas disproportionné, la Cour entend d’abord en évaluer la portée. Elle examinera ensuite les correctifs dont il se trouve assorti.

    44.  La Cour observe en premier lieu que le seuil de 7 % est inférieur au seuil électoral minimum requis – à savoir 10 % des suffrages exprimés au niveau national – pour l’attribution de sièges au Parlement turc. Lors des élections législatives en cause dans la présente affaire, les partis politiques non représentés au Parlement qui avaient atteint le seuil de 7 % des suffrages exprimés pouvaient recevoir l’aide de l’Etat jusqu’aux élections suivantes. Aux élections de 1999, l’un des six partis bénéficiaires de fonds publics n’était pas représenté au Parlement. A celles de 2002, cette proportion était identique, et à celles de 2007, trois partis non représentés au Parlement et deux partis représentés ont bénéficié d’un financement public. Autrement dit, pendant les périodes en cause dans la présente affaire, les partis politiques représentés au Parlement n’ont pas monopolisé à eux seuls l’aide publique, non plus d’ailleurs que le parti au pouvoir et le principal parti d’opposition.

    45.  La Cour prend aussi en considération les résultats de l’ÖDP aux élections législatives antérieures aux périodes d’attribution des aides publiques en cause. Les voix obtenues par le parti requérant représentaient entre 0,8 et 0,15 % des suffrages valides exprimés lors de ces élections. Largement inférieurs au seuil de représentativité exigé par la législation turque pour l’attribution de fonds publics, ces taux auraient également été considérés comme insuffisants pour l’attribution d’un tel financement dans plusieurs autres Etats européens. Si le grief du parti requérant ne s’analyse pas en une actio popularis, puisque celui-ci a été touché de manière directe et immédiate par le seuil minimum de représentativité litigieux, il n’en demeure pas moins que l’ÖDP n’est pas parvenu à démontrer devant la Cour qu’il bénéficiait auprès de l’électorat turc d’un soutien lui conférant une représentativité non négligeable.

    46.  Il convient également de tenir compte du fait que l’Etat fournit aux partis politiques d’autres formes de soutien public que le financement direct. Parmi les correctifs apportés au système de financement public en vigueur en Turquie, selon lequel tous les partis politiques ne bénéficient pas d’un financement direct, on peut citer les exemptions d’impôt qu’ils se voient accorder sur certains de leurs revenus ainsi que l’allocation d’un temps d’antenne lors des périodes de campagne électorale. Il n’est pas contesté devant la Cour que l’ÖDP avait bénéficié de ces formes de soutien public correctif.

    47.  Au vu des conclusions auxquelles elle est parvenue quant au défaut de l’ÖDP d’avoir disposé d’un niveau minimum de soutien auprès des citoyens et à l’effet compensatoire des autres formes d’appui public dont ce parti disposait, la Cour estime que la différence de traitement litigieuse s’avère raisonnablement proportionnée au but visé.

    48.  La Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, le refus de l’Etat d’accorder à l’ÖDP une aide financière directe au motif que ce parti n’avait pas atteint le niveau minimum de représentativité de 7 % requis par la loi reposait sur une justification objective et raisonnable, qu’il n’a pas porté atteinte à la substance même du droit à la libre expression du peuple et qu’il n’était donc pas contraire à l’article 14 combiné avec l’article 3 du Protocole no 1.

    49.  Partant, il n’y a pas eu violation de ces dispositions.

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